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Philosophie du renseignement : logique et morale de

l'espionnage
Benoît Pelopidas
Dans Critique internationale 2005/2 (no 27), pages 201 à 205
Éditions Presses de Sciences Po
ISSN 1290-7839
ISBN 2724630270
DOI 10.3917/crii.027.0201
© Presses de Sciences Po | Téléchargé le 19/03/2023 sur www.cairn.info (IP: 82.65.21.98)

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Lectures
ISAAC BEN-ISRAËL
Philosophie du renseignement :
logique et morale de l’espionnage
Nîmes, Éditions de l’Éclat, 2004 [1999],
231 pages.

par Benoît Pélopidas


l
e premier ouvrage traduit en français
d’Isaac Ben-Israël, ancien général de
l’armée de l’air israélienne, est d’ordre à
la fois méthodologique et prescriptif. Il se caractérise tout d’abord par la prio-
rité accordée au premier élément du sous-titre : la philosophie du renseignement
dont il est question ici porte davantage sur la logique que sur la morale de
l’espionnage. À cet égard, le professeur d’histoire et de philosophie des
sciences de l’Université de Tel-Aviv soutient deux thèses principales. D’une
part, le renseignement – entendu comme pratique militaire et scientifique
visant à s’informer sur les agissements des autres États 1 – peut faire l’objet
d’une théorisation et ne pas seulement relever des catégories incertaines de
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l’expérience ou de l’intuition. D’autre part, même si cela n’apparaît qu’en fili-
grane dans l’ouvrage, la légitimité politique des services de renseignement
dépend de leur efficacité en matière de prévention des conflits. Au cœur de
l’analyse figure ce que Ben-Israël appelle « l’estimation », « cette part du
renseignement qui n’est pas connue avec certitude, bien qu’elle s’appuie
d’une manière ou d’une autre sur des informations » (p. 15). Il entend pro-
poser des préceptes susceptibles d’améliorer la qualité de la prévision et de la
décision qui en découle en prenant appui sur les acquis de l’épistémologie. Il
établit ainsi un parallèle entre la science et la pratique du renseignement, qu’il
définit, à la suite de Yehoshafat Harkavi, comme une « institution de clarifi-
cation de la réalité » (p. 17).
Cette définition renvoie néanmoins au problème que constitue la nécessaire
persistance du secret dans une société théoriquement « ouverte ». En effet,
non seulement les services de renseignement ont pour mission constitutive de
percer à jour les secrets de l’ennemi ou des autres États en général, mais ils
sont également censés sauvegarder ceux de l’État dont ils relèvent. Or
l’auteur évalue les résultats de l’estimation à l’aune de leur contribution au

1. L’auteur précise que sa définition peut être étendue de manière à inclure dans son orbite les activités qui, au-delà
de la dimension interétatique relèvent de la « lutte contre le terrorisme » (p. 53).
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caractère ouvert de la société, lequel se caractérise notamment par l’accepta-


tion – et la valorisation – de la critique 2. Et, dans la conception poppérienne
de la démocratie, le peuple se présente davantage comme un tribunal 3 que
comme un souverain : le processus électoral présuppose l’obligation des diri-
geants de rendre des comptes (accountability), tout secret résiduel relatif à
l’action gouvernementale au cours de la législature apparaissant alors comme
une distorsion du bilan présenté aux électeurs qui tendrait à invalider
l’ensemble de la procédure. C’est pourquoi Ben-Israël choisit de mettre
plutôt l’accent sur l’élucidation des secrets de l’ennemi et préconise une ins-
titutionnalisation renforcée du renseignement ainsi que la multiplication des
instances de contrôle, ce qui implique d’« étendre le périmètre dans lequel
circule l’information » (p. 131).
Pour théorique qu’elle soit, sa démarche ne verse cependant pas dans l’uto-
pisme. Selon une logique toute poppérienne, l’objectif ici n’est pas de pro-
duire une certitude sur l’avenir, une connaissance irréfutable, mais de réduire
au maximum les possibilités d’erreurs. Invoquant les mânes des pères de
l’épistémologie, de Francis Bacon et David Hume à Thomas Kuhn et Imre
Lakatos, l’auteur en vient ainsi à relativiser toute prétention prévisionnelle –
conformément à la critique de la méthode inductive de Bacon par Hume, qui
soulignait que l’expérimentation ne garantit pas la validité des prévisions qui
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en sont issues. Dans cette perspective, la légitimation d’une théorie du rensei-
gnement n’exige donc pas de réintroduire la possibilité de la certitude, mais
au contraire d’assumer le fait que le renseignement a pour point commun
avec l’activité scientifique une incapacité à l’atteindre. L’épistémologie pop-
périenne nous apprend en effet que toute connaissance scientifique ne peut
prétendre qu’au statut d’hypothèse provisoirement non invalidée – puisqu’une
hypothèse générale portant sur un ensemble infini requerrait une infinité de
mises à l’épreuve expérimentales, par définition irréalisables. En revanche, la
réfutation est possible. Autrement dit, la logique hypothético-déductive
ferait le lien entre les sciences de la nature et toute autre forme de recherche.

2. Cf. Karl R. Popper, La Société ouverte et ses ennemis, Paris, Le Seuil, 1979 [1949], 2 vol. Il ne s’agit là que de l’une
des quatre caractéristiques identifiées par Popper. La société ouverte est également une société laïque, capable de
distinguer ce qui est conventionnel de ce qui ne l’est pas et dans laquelle les institutions sont appréhendées comme
des créations humaines. C’est, par ailleurs, une société perpétuellement en mouvement et en quête de progrès, où la
remise en question est permanente et où l’on ne se donne pas pour horizon un état de repos. Enfin, c’est une société
différenciée, qui repose sur l’interdépendance et la communication entre ses membres au moyen d’organes d’inter-
médiation spécialisés. Elle laisse à chacun le soin de prendre les décisions qui le concernent et fait de l’individu la
valeur suprême. On y pratique systématiquement l’« esprit critique », dont la philosophie et la science sont deux des
principales manifestations.
3. Cf. Karl R. Popper, « Liberté et responsabilité intellectuelle », dans K. R. Popper, La leçon de ce siècle : entretien
avec Giancarlo Bosetti, Paris, Éditions Anatolia, 1993.
Lectures — 203

C’est sur ce fondement que Ben-Israël entend proposer une méthodologie de


l’estimation.
En ce qui concerne le traitement de l’information par les services de rensei-
gnement, la méthode hypothético-déductive permettrait ainsi de diminuer
les risques de dysfonctionnement en écartant successivement les hypothèses
interprétatives manifestement erronées. Quant aux autres, il convient éga-
lement de s’assurer qu’elles ne comportent pas de tautologies, de truismes ou
de propositions dont le crédit tiendrait à leur caractère irréfutable. Dans cette
perspective, l’incapacité des services de renseignement israéliens à prévoir
l’attaque conjointe des Égyptiens et des Syriens en octobre 1973 illustre la
séduction opérée par un schéma inductif : il a conduit à penser que les
manœuvres déjà observées se reproduiraient à l’identique et à accumuler les
informations corroborant l’hypothèse d’un simple exercice. Il aurait fallu, au
contraire, classer les informations en trois sous-ensembles définis en fonction
des deux scénarii envisageables : celles qui étaient incompatibles avec le scé-
nario des préparatifs de guerre ; celles qui étaient incompatibles avec le scé-
nario du simple exercice ; celles qui étaient compatibles avec les deux. La
plupart des informations recueillies au cours de la période précédant l’attaque
entraient dans la troisième catégorie et il ne s’agissait pas de formuler un troi-
sième scénario. On aurait donc dû se résoudre à invalider intégralement les
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éléments qui réfutaient l’une ou l’autre des hypothèses. Cela supposait
d’accepter que certaines informations recueillies avaient été biaisées. Or, « si
un pays sur le pied de guerre a toutes les raisons de tenter de dissimuler les
préparatifs d’une offensive, il n’en a aucune de recourir à la désinformation
en cas de simple entraînement » (p. 151). Aux dires de l’auteur, la prise en
compte de cette donnée fondamentale et le déroulement de ses implications
logiques auraient dû permettre d’anticiper l’attaque.
Plus généralement, si une certaine hardiesse génératrice d’hypothèses nou-
velles et l’aptitude à se libérer des schémas d’interprétation établis devraient
prévaloir lorsque les services de renseignement opèrent en situation
d’urgence, « c’est une forme d’opiniâtreté dogmatique qui est préconisée (…)
en ce qui concerne les investigations fondamentales » (p. 118). À cet égard,
Ben-Israël s’inspire globalement du schéma lakatossien 4 du « noyau ». Il pré-
conise en effet de ne pas rejeter immédiatement une hypothèse éventuelle-
ment valide au nom de faits qui se révéleraient n’être que des constructions
de l’observateur – ce qui est l’un des dangers de la conception poppérienne
dans sa version originelle –, tout en s’autorisant à ne pas demeurer prisonnier

4. Imre Lakatos, Histoire et méthodologie des sciences : programmes de recherche et reconstruction rationnelle, Paris, PUF,
1994.
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du cadre d’interprétation initial, à l’instar du savant décrit par Thomas Kuhn.


Cette méthode critique, qui raisonne exclusivement en termes de réfutation
des différents scénarii considérés, permet en outre d’intégrer l’hypothèse de
la désinformation, comme le montre l’exemple précité. Certes, l’objet même
du renseignement ainsi que le caractère hiérarchique du fonctionnement des
organes qui s’y consacrent rendent particulièrement malaisée une systémati-
sation de cette activité essentiellement critique – suivant le modèle de la
recherche scientifique. Celle-ci est pourtant d’autant plus indispensable que
la logique en jeu ne correspond pas au raisonnement naturel, qui serait plutôt
de type inductif (p. 153).
La structure de l’ouvrage, quant à elle, est assez étonnante, puisque l’essai de
Ben-Israël est suivi d’une seconde partie intitulée « Personnalités hors du
commun », dans laquelle on trouve, d’une part, un portrait de Reginald
Victor Jones – responsable de la mise au point du système radar britannique
lors de la seconde guerre mondiale –, qui formule des prescriptions proches
de celles de l’auteur quant au statut des hypothèses et à la circonspection dont
il conviendrait de faire preuve avant d’extrapoler à partir de l’une ou l’autre
d’entre elles (p. 184) ; d’autre part, le début de la correspondance entre Ben-
Israël et l’épistémologue anglais Paul Feyerabend 5, échange bienveillant qui
peut toutefois servir d’introduction à une lecture critique de l’ouvrage.
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En effet, Feyerabend soulève l’objection fondamentale selon laquelle l’ana-
logie entre le renseignement et l’activité scientifique ne constituerait pas le
meilleur moyen d’introduire la critique au sein des institutions concernées
– comme Ben-Israël se propose de le faire. Ce dernier, on l’a vu, fait appel à
l’épistémologie afin de dévoiler aux analystes que leurs méthodes de travail
dépendent de présupposés théoriques qu’il importe d’expliciter. Par ailleurs,
dans la perspective qui est la sienne, la démonstration de l’incapacité des
sciences, y compris des sciences dites « dures », à atteindre la certitude intro-
duit par analogie la possibilité d’un progrès dans la pratique du renseigne-
ment. Elle tend donc à invalider le rejet des efforts de systématisation fondé
sur l’affirmation d’une infirmité qui serait consubstantielle à ce champ spéci-
fique. Toutefois, ce plaidoyer pour la rigueur et l’esprit de système peut sans
doute être formulé indépendamment de son soubassement épistémologique,
et il n’est pas dit, souligne Feyerabend, que la mise en évidence de ce dernier
soit rhétoriquement efficace au-delà d’un cercle restreint de spécialistes. Par

5. Cette correspondance porte sur un article d’I. Ben-Israël intitulé « Philosophy and Methodology of Intelligence :
The Logic of Estimate Process » (Intelligence and National Security, 4 (4), octobre 1989, p. 660-718). Elle a déjà fait
l’objet d’une publication en anglais dans la revue Philosophia (28 (1-4), juin 2001, p. 71-101) sous le titre « Philosophy
and Methodology of Military Intelligence : Correspondance with Paul Feyerabend ».
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ailleurs, force est de constater que les controverses épistémologiques n’ont


guère eu d’impact sur les découvertes scientifiques du XXe siècle. Quant au
domaine qui nous concerne, on notera que la réforme du renseignement britan-
nique au cours de la seconde guerre mondiale – dont Ben-Israël fait l’apologie –
est due avant tout au renouvellement des équipes et au recrutement d’agents
plus chevronnés, et non à une quelconque réorientation méthodologique.
L’entreprise de clarification épistémologique à laquelle l’auteur entend contri-
buer constitue donc un cadre conceptuel sans doute fécond dans lequel les
réformes pourront ou non s’inscrire ; elle n’est pas une condition – nécessaire ou
suffisante – de leur déclenchement. 

Benoît Pélopidas est diplômé de l’IEP de Paris avec mention Summa Cum Laude, titulaire
d’un DEA de Pensée politique et doctorant rattaché au CERI. Sa thèse porte sur les
politiques nucléaires des démocraties. E-mail : benoit.pelopidas@sciences-po.org
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