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e n’est que récemment qu’a été intro-
duit en France le courant historiogra-
phique indien des Subaltern Studies
qui, pourtant, a connu depuis vingt ans une
fortune remarquable en Inde d’abord, puis
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(CEIAS) de l’École des hautes études en
sciences sociales (EHESS), les Subaltern Stu-
de l’Inde coloniale dies sont longtemps restées confinées dans
l’espace restreint des discussions confiden-
tielles menées entre les chercheurs spécialisés
Isabelle Merle sur l’Inde. Il rappelait à ce propos qu’il avait
tenté d’introduire les Subaltern Studies, dans
les années 1980, en traduisant l’introduction de
l’ouvrage du fondateur du projet, Ranajit
Guha, Elementary Aspects of Peasant Insur-
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du complexe « pouvoir-savoir » qu’elle pro-
pose, et de celle d’Edward Saïd 7 , dont
l’influence se diffuse rapidement dans l’histo-
riographie indienne en prenant, en particulier,
comme point d’ancrage, les Subaltern Studies.
J. Pouchepadass décrit avec soin les logiques
de ce glissement dont l’effet a été de déplacer
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risque de paraître décalé en osant revenir sur Retour sur le fondateur du projet:
les éléments clés du projet subalterniste tels Ranajit Guha
qu’ils ont été énoncés, il y a maintenant plus
de vingt ans, par le fondateur : l’historien Comme le rappelle une courte biographie
R. Guha. L’idée est d’éclairer les sources rédigée en l’honneur du fondateur des Subal-
d’une critique historiographique qui, prenant tern Studies dans le volume 8 de la série10,
naissance dans les années 1970, cherchait R. Guha est né en 1922 au Bengale (district de
alors à « dévoiler » une autre histoire de l’Inde Bakarganj), dans une famille de propriétaires
coloniale, occultée par les historiographies fonciers aisés et éduqués. Son père était avo-
dominantes, impériales ou nationalistes. En cat. Comme toute une génération d’Indiens
revenant sur la figure tutélaire des Subaltern des classes favorisées, il reçoit lui-même une
Studies, R. Guha, en parcourant son œuvre et éducation solide (qui articule la connaissance
son cheminement intellectuel, je voudrais du sanscrit, du bengali et de l’anglais) qui le
rendre compte des enjeux et des limites d’un conduit jusqu’au prestigieux Presidency Col-
projet qui fut, d’abord et pleinement, un pro- lege de Calcutta puis à l’université de cette
jet d’histoire sociale faisant, de fait, remarqua- même ville. Comme un certain nombre
blement écho à d’autres tentatives d’historio- d’hommes de sa génération, il devient très
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graphies critiques menées alors en Europe jeune membre du Parti communiste indien et
dans le domaine de l’histoire ouvrière, de se convertit au marxisme. Son militantisme
l’histoire rurale et plus généralement de l’his- actif le détourne des voies universitaires clas-
toire des classes populaires. Revenir sur siques (il ne soutiendra pas de Ph.D.) et
l’œuvre de R. Guha, c’est se donner les devient une activité à temps plein à partir de
moyens de comprendre les origines d’un pro- 1947, date à laquelle il quitte l’Inde pour
jet mais c’est aussi mieux appréhender les Paris, où il s’installe en tant que membre de la
pistes que celui-ci a permis d’ouvrir, qui ont Fédération mondiale de la jeunesse démocra-
pu être par la suite poursuivies, abandonnées tique (World Federation of Democratic
ou détournées. Le point de vue adopté, ici, est Youth). En 1953, après avoir sillonné
celui d’une historienne, extérieure au champ l’Europe et fréquenté les milieux les plus
indianiste, qui, travaillant sur d’autres mondes divers, R. Guha revient à l’enseignement de
coloniaux8, s’est intéressée à la problématisa- l’histoire à l’université de Calcutta. Suite à
tion que proposaient les Subaltern Studies l’invasion de la Hongrie, en 1956, il quitte le
sous l’angle de son interrogation centrale por- parti communiste. En 1959, il gagne l’Angle-
tant sur ce que Georges Balandier appelait terre où il restera vingt et un ans, enseignant
« la situation coloniale9 ». Ce sont, en effet, les d’abord à l’université de Manchester puis à la
enjeux d’une réflexion historique située en School of African and Asian Studies à Sussex
contexte colonial et la richesse d’un question- University.
nement extrêmement diversifié qui m’ont atti- De ses années militantes, il faut retenir trois
rée sur le terrain indien via les Subaltern Stu- éléments importants. D’une part, une adhé-
dies et, notamment, via les early Subaltern sion au marxisme qui marque les bases du pro-
Studies intéressées par l’exploration de « nou- gramme Subaltern qu’il lance en 1982 même
velles approches, nouveaux objets, nouveaux s’il s’agit alors d’un marxisme critique. D’autre
terrains » pour renouveler une histoire sociale part, un séjour en France qui le familiarise
de l’Inde contemporaine avec, au cœur du avec une production historique, linguistique,
questionnement, un avènement : la « moder- anthropologique et philosophique qui lui ser-
nité coloniale » et ses effets d’héritage. vira de source d’inspiration par la suite. Enfin,
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• History and the Limit of World History,
• Selected Subaltern Studies, New York, Oxford Columbia, Princeton, University Presses of
University Press, 1988 (en coll. Gayatri Chakra- California, 2003.
vorty Spivak, éd.).
• An Indian Historiography of India : A Nine-
teenth Century Agenda and its Implications,
Calcutta, K.P. Bagchi and Company, 1988.
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les linéaments d’une imagination coloniale travaux. On peut voir se dessiner dans la liste
nourrie par les réflexions philosophiques, en très riche d’auteurs que R. Guha revendique
particulier celles des physiocrates, qui circulent et qui dépasse largement les frontières de la
alors entre les deux capitales intellectuelles de discipline historique, l’intérêt de départ dont il
l’époque, Paris et Édimbourg, ainsi que par les témoigne pour l’étude du langage et la sémio-
premières visions orientalistes qui se confon- logie ainsi que l’anthropologie, en particulier
dent avec les prémisses de l’indologie. A Rule structuraliste, filiation que les tenants actuels
of Property for Bengal propose une analyse des Subaltern Studies ont tendance à occulter.
d’une grande finesse et révèle l’intérêt que Ces vingt années de gestation sont aussi mar-
porte R. Guha au monde de la terre et aux quées par le contexte politique dans lequel
sociétés rurales qui seront privilégiées par la R. Guha et ses étudiants s’inscrivent, celui
suite par les Subaltern Studies, le soin qu’il met d’une gauche marxiste dissidente, agitée par
à décrire l’univers culturel et intellectuel dans les désillusions que suscitent les régimes
lequel baignent les individus qu’il observe et, bureaucratiques du « socialisme réel », les
enfin, sa connaissance de l’Europe des dérives tiers-mondistes et les limites des théo-
Lumières. Cependant, ce premier ouvrage ries marxistes orthodoxes. Le marxisme reste
reste de facture classique au sens où l’Europe un horizon intellectuel essentiel pour les uns
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domine le propos en tant qu’acteur central de comme pour les autres, et le reste encore
l’enquête. Le Bengale apparaît comme un aujourd’hui chez certains, en particulier
objet de projections intellectuelles et politiques D. Chakrabarty, le plus fidèle d’entre tous,
pour des «réformateurs» britanniques chargés comme le montre la discussion qu’il engage
de penser une «nouvelle société» soumise à un avec les écrits de Karl Marx dans un livre
devenir impérial13. récent14. C’est dans l’œuvre d’Antonio Gram-
Vingt ans s’écoulent avant la publication du sci que R. Guha trouve la première armature
second ouvrage de R. Guha, Elementary théorique de son projet. Cherchant à se déga-
Aspects of Peasant Insurgency in Colonial ger d’une grille analytique exclusivement fon-
India, publié en 1983 dans la lancée du pre- dée sur les rapports de classes, les structures
mier volume des Subaltern Studies ; les deux sociales et les références aux strictes logiques
parutions participant étroitement d’un même économiques, il explore une ligne explicative
projet scientifique. Vingt ans donc, pour peau- faisant une place plus large à la culture, la
finer de nouvelles perspectives de recherches conscience, l’autonomie de l’action et la diffé-
et réunir autour de lui de jeunes historiens, rence15. Comme le souligne David Ludden,
indiens ou britanniques, dans un contexte l’œuvre de Gramsci, traduite en anglais au
intellectuel profondément influencé par les tournant des années 1950-1960, ne connaît un
grandes figures de l’histoire marxiste britan- véritable écho qu’à partir de 1977 avec la
nique, Edward P. Thompson, Christopher Hill publication du livre de Raymond William,
et Eric Hobsbawm mais aussi la lecture de Marxim and Litterature (Londres, Oxford Uni-
Claude Lévi-Strauss, Pierre Bourdieu, Roland versity Press) ; l’usage qu’en fait R. Guha
Barthes, Jack Goody, Clifford Geertz, Max constitue un moyen d’intervenir sous un angle
Gluckman et d’autres, sans oublier les tenants nouveau dans le débat en cours autour de
de l’histoire sociale française et plus particu- l’history from below qui s’est développé dans
lièrement, Georges Lefebvre. Tous ces le sillage des travaux d’E. P. Thompson.
auteurs sont cités dans la bibliographie d’Ele- R. Guha lui-même récuse toutefois cette for-
mentary Aspects. En revanche, Michel Fou- mule qu’il juge fondée sur un présupposé éli-
cault n’est jamais cité directement dans ses tiste. Les études portant sur les groupes
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années 1960-1970, aux États-Unis, en Grande-
Bretagne et en France, et ont trouvé leur équi-
valent sur le terrain de l’Asie du Sud avec le
développement des recherches rurales, des
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sonnelles au sein des instances représentatives les représentants d’un pouvoir colonial
indiennes pour la conquête du pouvoir et se honni20. Pour R. Guha, il s’agit d’une autre
trouve la cible de toutes les attaques et en par- version d’une histoire élitiste qui ne conçoit
ticulier celles de R. Guha et du programme l’action politique qu’à travers celle des lea-
des Subaltern. Dans son article publié dans le ders politiques et des partis en faisant fi des
volume 1 ainsi que dans l’introduction de Ele- mouvements populaires et en particulier des
mentary Aspects, R. Guha dénonce cette histo- résistances paysannes qualifiées, sur le
riographie élitiste qui réduit le nationalisme à modèle proposé par E. Hobsbawm, de « pré-
des conflits d’intérêts et des compétitions stric- politique ». Or cette notion utilisée pour qua-
tement internes aux groupes dominants ou qui lifier des formes « primitives » de révoltes
le conçoit seulement comme un « apprentis- caractérisées par l’absence de conscience de
sage» (learning process) grâce auquel les élites classe, de programme ou d’idéologie lui
indiennes s’impliquent progressivement dans semble inadéquate dans un contexte indien
la pratique politique en négociant leur position encore très largement dominé, jusqu’au
dans le cadre des institutions coloniales et en début du XX e siècle, par une organisation
apprenant à se servir peu à peu des leviers du politique, économique et sociale de type pré-
pouvoir qu’ont organisé les Britanniques et capitaliste et semi-féodale, légitimée par une
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selon les modalités qu’exige « la modernité culture traditionnelle encore souveraine ;
politique ». La Cambridge School symbolise, organisation que les Britanniques contri-
pour R. Guha, les limites d’une historiogra- buent à consolider en renforçant la stabilité
phie entièrement consacrée à l’analyse des d’un ordre de propriétaires fonciers en
«grands de ce monde», ignorante du peuple et charge de collecter les fermages et les
de ses actions. D’autres, comme l’historien impôts. Les révoltes paysannes ne peuvent
américain Bernard S. Cohn (qui sera associé pas être placées hors de la sphère du poli-
au programme subalterniste), fustigent la tique en Inde du fait de leur caractère
Cambridge School pour sa vision « politiste » archaïque ou « prémoderne » car elles ont,
de l’histoire et l’absence d’intérêt dont elle fait non seulement, participé pleinement à
preuve pour la culture indienne, les valeurs, les l’action politique mais elles ont aussi été
idées et les liens sociaux18. constitutives, au même titre que d’autres
L’heure est aussi à la critique d’une vision mouvements de la « modernité politique »21.
enchantée de l’histoire du nationalisme long-
temps décrit comme une longue aventure Retour sur les notions fondatrices:
idéaliste menée par des élites indiennes éclai- de la notion de «Subaltern»
rées extirpant le peuple d’une condition et de son domaine politique autonome
d’assujettissement et de misère pour le
conduire vers la liberté. Cette vision enchan- Pour D. Ludden, le second livre de R. Guha
tée, particulièrement représentée par un his- et le programme dans lequel il s’inscrit, inter-
torien comme Bipan Chandra19, insiste sur le vient à un moment où se creuse, dans l’histo-
rôle des leaders et parmi ceux-ci les plus riographie indienne, un fossé entre des pers-
connus, Jawaharlal Nehru ou Mohandas pectives d’une histoire nationale centrées sur
Gandhi, ou celui des organisations poli- l’analyse du domaine politique et institution-
tiques, en tout premier lieu l’Indian Nation nel et celles d’une histoire dite populaire
Congress et souligne l’opposition tranchée orientées de façon massive vers l’étude des
entre des élites indiennes, tout entières résistances. Selon lui, le programme des
consacrées à l’émancipation de la nation et Subaltern Studies, agrandit encore ce fossé en
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Le terme « subalterne » comme le signale
R. Guha, dans la préface du volume 1 de la
série, signifie de « rang inférieur » selon la
définition tirée du Concise Oxford Diction-
nary et sera utilisé – nous dit-il – « comme un
nom recouvrant tous les attributs de la
subordination dans les sociétés d’Asie du
Sud, que ceux-ci s’expriment en termes de
classe, caste, âge, genre, emploi ou de tout
autre manière23 ». Il s’agit d’insister d’abord
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Dans son texte publié en 198925 puis augmenté et étatiques mises en places par les Britan-
sous forme d’ouvrage en 1998, Dominance niques, le respect des institutions semi-féo-
without Hegemony and its Historiography, dales héritées de l’Inde précoloniale, le respect
R. Guha déploie une longue argumentation des hiérarchies bureaucratiques ou tradition-
pour décrire les formes particulières de l’exer- nelles. À cet univers politique des élites se rat-
cice du pouvoir dans l’Inde coloniale. Elles tachent des modes d’écriture de l’histoire
reposent sur la relation fondamentale entre indienne qui confortent leur position de lea-
domination et subordination, termes auxquels ders et de dominants par rapport au reste de la
sont attachées les notions de coercition/per- population, placée en état de subordination.
suasion, collaboration/résistance. En associant Analysant les formes plurielles de domination
les principes sur lesquels repose l’ordre colo- qu’exerce cet univers des élites britanniques et
nial – répression/coercition, loyauté/obéis- indiennes sur le reste de la population
sance, progrès ou improvement, opposition – fondé sur un ordre politique et économique
tolérée (rightful dissent) – avec des notions bourgeois et capitaliste autant que traditionnel –
indiennes revendiquées comme équivalentes R. Guha reprend à son compte le concept
(Danda, Bhakti, Dharma, Dharmique protest), d’hégémonie qu’utilise A. Gramsci au sens
R. Guha décrit un univers dans lequel les élites « d’une construction négociée d’un consensus
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indiennes et britanniques, sur le mode d’une idéologique et politique qui associe groupes
collaboration tendue et compétitive, se sont dominants et dominés27 ». Il s’écarte, cepen-
longtemps entendues pour soutenir l’ordre dant, d’une conception totalisante du concept
établi reposant sur l’assujettissement des «non pour affirmer, au contraire, l’existence d’un
élites», en d’autres termes, les subalternes. Le domaine autonome d’action politique dans
domaine politique de ces élites est pluriel, l’univers des subalternes. C’est même là, à ses
complexe et en proie à de profondes contra- yeux, que se situe l’une des singularités fonda-
dictions : un régime britannique qui s’appuie mentales des modalités de l’exercice du pou-
sur des valeurs démocratiques et universelles voir dans l’Inde coloniale. Il existe selon lui une
et prétend les promouvoir mais consolide, de dichotomie structurale entre domaine politique
fait, en Inde, des hiérarchies anciennes et pro- des élites et domaine politique des subalternes,
tège et perpétue des droits, privilèges et pra- liée à l’incapacité du régime à atteindre
tiques traditionnels tout en imposant un l’ensemble des couches de la population et à
régime autocratique ; les élites indiennes qui, provoquer l’adhésion à cause des contradic-
par un biais ou par un autre, sont les bénéfi- tions qui le minent. Le régime est pris en effet
ciaires du Raj26, présentant un ensemble extrê- entre l’illusion du projet démocratique univer-
mement diversifié et inégalitaire, certains seg- sel et la réalité des pratiques autocratiques, le
ments assis sur une légitimité ancienne et maintien des hiérarchies traditionnelles et
traditionnelle, d’autres, incarnant une bour- l’imposition d’un modèle étranger, le dévelop-
geoisie nouvelle, «moderne», qui cherchent à pement du capitalisme et l’archaïsme des
«imiter» les colonisateurs, tels de bons élèves, modes d’exploitation (travail forcé, corvées,
loyaux et obéissants; une bourgeoisie frustrée prestations), l’absence d’éducation généralisée,
cependant, qui, faute d’obtenir les droits les limites de l’improvement. Car le colonia-
qu’elle revendique, finira par rallier la cause lisme, nous dit R. Guha, «ne pouvait maintenir
nationaliste. Cet univers des élites, en tension, son pouvoir sur le sous-continent qu’à la condi-
agit dans un cadre politique qui repose sur un tion d’empêcher la bourgeoisie indienne de
consensus minimal fondé sur une relative mener à bien son propre projet universel. […]
confiance dans les institutions parlementaires Le résultat étant une société qui, sans aucun
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l’action politique des élites. Il s’agit au
contraire d’un univers politique de sens et
d’action original qui plonge ses racines dans
l’Inde précoloniale mais qui «loin d’être détruit
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d’émergence d’une conscience théorique à cripts and Hidden transcripts) et de ce que ceci
travers des expériences de luttes accumulées révèle des multiples nuances possibles, des
et encore inorganisées ; « l’insurrection étant formes de défiance et de résistance de ceux
le siège d’un rapport de force entre deux ten- que Scott appelle the subordinates36.
dances mutuellement contradictoires dans ce La réflexion que mène R. Guha dans Elemen-
qui est encore une conscience théorique très tary Aspects ne l’amène pas seulement à ten-
imparfaite, embryonnaire – une tendance ter de dessiner les contours d’un univers de
conservatrice nourrie par les influences héri- pratiques et de sens mais le conduit à interro-
tées ou acceptées de la culture dominante et ger les modalités même du savoir historique.
une tendance radicale orientée vers la trans- L’insurrection, la révolte, les pratiques
formation matérielle des conditions d’exis- déviantes, sont autant d’événements saillants
tence des rebelles 31 ». Le second livre de qui mettent en lumière certains aspects de ce
R. Guha, publié en 1983, se donne pour objec- continent occulté des subalternes et permet-
tif de décrire cette lutte non pas comme une tent d’entrevoir des logiques sous-jacentes.
série d’affrontements spécifiques mais dans sa Mais la connaissance que l’on en a, à partir de
forme générale en décrivant « les aspects élé- ce type d’événement, en contexte colonial en
mentaires » et les « similitudes structurelles »32 particulier, est, dans la majeure partie des cas,
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de l’insurrection paysanne à partir de cent dix tributaire de textes écrits par les élites, le plus
cas de mouvements de révolte paysanne ayant souvent britanniques et plus rarement indi-
eu lieu entre 1783 et 1900 en Inde. L’étude gènes. Au-delà de la critique documentaire,
porte d’abord sur des pratiques insurrection- somme toute classique, qui consiste à décryp-
nelles, partant des signes les plus anodins ou ter les biais de la description, R. Guha pro-
les moins visibles, les rumeurs, les insultes, le pose ce qu’il appelle « une analyse à contre-
renversement des codes de comportement de fil » (against the grain) qui, appuyée sur une
la mobilisation jusqu’aux actes ouverts de vio- perspective sémiologique largement inspirée
lence, incendies, destructions de bâtiments, de R. Barthes, consiste à travailler les diffé-
meurtres en passant par une analyse subtile rents niveaux de signification d’un texte pour
des phénomènes de banditisme comme entre- tenter de cerner l’histoire du pouvoir qu’il
deux, des liens de solidarités, des apparte- recèle 37. Cette histoire marque toutes les
nances de territoire et la façon dont se trans- étapes du processus de la fabrication du savoir
met la mémoire des évènements. La historique, de l’archive constituée au moment
« conscience rebelle » selon R. Guha s’appa- des événements aux historiographies les plus
rente alors à « une imagination collective récentes en passant par les récits semi-officiels
d’actions »33 en rupture avec les codes et sym- et rétrospectifs écrits pendant la période colo-
boles d’autorité et qui recouvre une palette niale. Revenir à la question de la fabrication
d’actions défiant plus ou moins ouvertement de l’archive et l’analyse du texte et ses pro-
le pouvoir en fonction du rapport de force en priétés, consiste pour R. Guha à déconstruire
vigueur. On reconnaît là un questionnement les logiques du savoir colonial (colonial know-
similaire à celui que James C. Scott développe ledge) et de la téléologie nationaliste qui per-
sur le terrain de l’Asie du Sud Est dans Wea- dure dans l’historiographie contemporaine
pons of the Weak34 ou encore Domination and pour rompre radicalement avec une interpré-
the Arts of Resistance35 à propos des relations tation des révoltes, extérieure aux révoltés
de pouvoir et des formes qu’elles prennent eux-mêmes. Ainsi faut-il resserrer l’analyse
lorsqu’elles se donnent à voir dans un sur les subalternes et le sens qu’ils donnent
contexte « public » ou « privé » (Public trans- aux événements auxquels ils participent, en
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40. David Hardiman, « Rebellious Hillmen. The Gudem-
au début des années 1980 ses jeunes collègues
Rampa Risings, 1839-1924 », in R. Guha (éd.), Subaltern à creuser les sillons qu’il a ouverts. L’enjeu est
Studies I, op. cit., pp. 88-142. David Hardiman, « Adivasi de poursuivre la reconnaissance du domaine
Assertion in South Gujarat. The Devi Movement of 1922-
1923 », in R. Guha (éd.), Subaltern Studies III, Delhi, politique autonome des subalternes dont on
Oxford University Press, 1984, pp. 196-230. Tanika Sarkar, voit déjà que l’étude des mobilisations pay-
« Jitu Santal’s Movement in Malda, 1924-1932. A Study of
a Tribal Protest », in R. Guha (éd.), Subaltern Studies IV,
sannes forme un gros chapitre, mais un cha-
Delhi, Oxford University Press, 1985, pp. 136-164. Dipesh pitre seulement. Si le monde paysan est mis en
Chakrabarty, « Conditions for Knowledge of Working- avant, c’est parce que, regroupant l’immense
class Conditions. Employers, Govenment and the Jute
Workers in Calcutta, 1890-1940 », in Ranajit Guha (éd.), majorité de la population indienne sous la
Subaltern Studies II, op. cit., pp. 259-310 ; « Trade Unions période coloniale, il est supposé offrir une
in a Hierarchical Culture. The Jute Workers in Calcutta,
1920-1950 », in R. Guhat (éd.), Subaltern Studies III, op.
«figure de la mobilisation» ou «un paradigme
cit., pp. 116-152. Gyanendra Pandey, « Rallying round the de l’insurrection paysanne» dont dériveraient
Cow. Sectarian Strife in the Bhojpur Region, 1888-1917 », les mobilisations ouvrières ou autres 39 .
in R. Guha (éd.), Subaltern Studies II, op. cit., pp. 60-129.
Shahid Amin, « Gandhi as Mahatma. Gorakhpur District, L’exploration large des formes d’actions et de
Eastern UP, 1921-1922 », in R. Guha (éd.), Subaltern résistances paysannes demeure donc domi-
Studies III, op. cit., pp. 1-61.
nante dans les premiers travaux des subalter-
41. David Arnold, « Famine in Peasant Consciouness and nistes avec une attention soutenue au registre
Peasant Action. Madras, 1876-1878 », in R. Guha (éd.),
Subaltern Studies III, op. cit., pp. 62-115 ; « Touching the des représentations, religieuses en particulier,
Body. Perspective on the Indian Plague, 1896-1900 », in ainsi que la circulation des rumeurs et les pres-
R. Guha (éd.), Subaltern Studies V, Delhi, Oxford
University Press, 1987, pp. 55-90. David Hardiman, « From
sions des révoltés sur les représentants officiels
Custom to Crime. The Politics of Drinking in Colonial des mouvements nationalistes. On notera que
South Gujarat », in R. Guha (éd.), Subaltern Studies IV, l’insistance que R. Guha porte dans Elemen-
op. cit., pp. 165-228.
tary Aspects à la description des formes pra-
42. Sumit Sarkar, « The Kalki-Avatar of Bikrampur. A
Village Scandal in Early Twentieth-Century Bengal », in
tiques de la révolte cède le pas, dans ses tra-
R. Guha (éd.), Subaltern Studies VI, op. cit., pp. 1-53. vaux ultérieurs et dans ceux de ses jeunes
Gyanendra Pandey, « « Encounters and Calamities». The collègues, à une perspective de plus en plus
History of a North Indian Quasba in the Nineteenth
Century », in R. Guha (éd.), Subaltern Studies III, op. cit., affirmée d’une analyse culturelle des évène-
pp. 230-270. ments, de la palette des représentations ainsi
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qu’une réflexion toujours poussée sur la fabri- et de son célèbre Moi Pierre Rivière est parti-
cation des traces documentaires et leur inter- culièrement prégnante dans ce texte, encore
prétation40. L’invitation est faite de dépasser le que R. Guha s’engage sur une autre voie que
seul cadre des mobilisations et résistances qui la seule déconstruction du discours judiciaire.
ne sont, au fond, que la face émergée de l’ice- Car son but est de reconstituer, par-delà le
berg. La notion de « politique du peuple » ou texte, le contexte autour de l’événement et
de domaine politique d’action évolue vers une d’éclairer les systèmes d’alliance territoriaux
acception large qui inclut les pratiques de la ou de parenté, les règles punitives coutu-
vie ordinaire et les luttes quotidiennes pour la mières, la pression patriarcale mais aussi les
survie41. R. Guha en donne un bel exemple solidarités et l’entraide féminine ; tout ceci
dans le texte qu’il publie en 1987 intitulé situé bien au-delà du système judiciaire colo-
Chandra’s Death, consacré à l’étude d’une nial, hors de son atteinte. Sumit Sarkar rap-
affaire judiciaire sur la mort, suite à un avorte- proche cette enquête, ainsi que d’autres tra-
ment, d’une femme issue d’une caste et classe vaux qui ont suivi la même perspective42, de
parmi les plus misérables de l’Inde. Les l’approche développée par la microhistoire ita-
minutes du procès qui sont parvenues jusqu’à lienne et en particulier l’œuvre de Carlo Ginz-
nous se présentent à l’historien comme les burg que Guha, à ce moment-là du moins,
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fragments décontextualisés d’une histoire dite semble ignorer. De fait, on ne peut être que
par des témoins mais médiatisée par un offi- frappé par la similarité des questionnements
cier de justice local dont le rôle est d’enfermer avancés dont témoigne particulièrement
le récit dans des catégories légales qui visent à l’introduction de l’ouvrage Le Fromage et les
la qualification des faits, en l’occurrence la vers de C. Ginzburg publié en 1980 qui ouvre
recherche du crime. L’influence de M. Foucault une réflexion sur la culture de ce que l’auteur
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réflexion sur les apports de l’œuvre
de Ranajit Guha
Il est devenu classique, aujourd’hui, d’intro-
duire le projet historiographique porté par
R. Guha dans les années 1980, par le rappel
de son affiliation à une histoire « vue d’en
bas », an history from below, que certains
représentants des late Subaltern Studies
jugent, non sans condescendance, familière44.
Il y aurait là, une sorte de préhistoire du pro-
jet, qui n’aurait trouvé sa forme véritablement
originale qu’avec l’avènement d’une orienta-
tion poststructuraliste et postmoderne.
D. Chakrabarty récuse, cependant, ce type de
rétrospective et s’emploie à dénoncer l’idée
d’un projet qui n’aurait été au départ qu’une
simple application en Inde, d’une méthodolo-
gie d’histoire sociale britannique déjà rodée
ailleurs. Il trouve, au contraire, dès l’origine,
dans le travail de R. Guha lui-même, les
caractères innovants d’une méthodologie au
service d’un programme « postcolonial ».
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des « sans titres », leurs faits, gestes et cou- encore par l’affirmation d’une interprétation
tumes, leurs pratiques et leurs croyances. En marxiste du monde. Ces récits compétitifs ont
cela, il participe d’un large mouvement de en commun une téléologie du progrès qui voit
réflexion qui, depuis les années 1960, a consi- dans l’intrusion de l’Europe, la mise en route
dérablement sophistiqué et diversifié d’un mouvement inéluctable de transforma-
l’approche historique des groupes et des cul- tion vers une modernité déterminée ailleurs.
tures que l’on appelle populaires, subordon- Une modernité d’origine européenne ébran-
nés, subalternes ou plébéiens. Les enjeux de lant l’Inde traditionnelle perçue trop souvent
sa recherche – la quête d’un domaine auto- comme rigidifiée dans ses « traditions ». En
nome des subalternes, la dialectique entre refusant ce type de lecture, R. Guha propose
l’efficacité historique des contraintes maté- une autre façon de penser la « modernité colo-
rielles et du pouvoir et l’agency, l’intérêt sou- niale ». Contre un clivage tradition/modernité,
tenu pour la dimension culturelle des phéno- Inde/Europe, colonisés/colonisateurs, il
mènes, pour le sens donné par les acteurs, au s’emploie à penser les spécificités d’une
langage des textes, le recours aux perspectives « situation », un « moment » historique, en pre-
foucaldiennes, pouvoir/savoir, leurs effets sur nant en compte l’ensemble des segments de la
l’interprétation des archives et plus largement société – les plus pauvres ou les plus éloignés
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des récits historiques – ont été explorés, dans des centres de pouvoirs ou des relais
le même temps, sur d’autres terrains et d’influences coloniales jusqu’aux élites elles-
d’autres thématiques. La critique de la moder- mêmes, britanniques ou indiennes – tous par-
nité, elle-même ou celle des « grands » récits ticipant, dans une dynamique tendue, à la
historiques accompagnent la réflexion portant « fabrication » d’une modernité indienne parti-
sur les marges. Car, comme les subalternes en culière qui ne doit pas être analysée à l’aune
Inde, les ouvriers, les femmes ou encore les d’autres modèles (par rapport auxquels elle
Noirs américains ont été longtemps systémati- resterait éternellement inachevée) mais à
quement exclus de l’horizon scientifique avec l’aune de ses caractéristiques propres. La
l’idée qu’ils étaient, de fait, exclus des proces- modernité coloniale en Inde, essentiellement
sus historiques essentiels. Il serait toutefois saisie sous l’angle politique et culturel par
réducteur de ne voir dans le programme fon- R. Guha, recouvre des situations très contras-
dateur des Subaltern Studies qu’un simple tées et une grande variété de type de confron-
transfert, en Inde, de méthodologies ou de tations entre différents systèmes de pensée, de
questionnements élaborés en Europe ou aux valeurs et de pratiques, à l’origine de nom-
États-Unis. Car l’originalité du projet consiste breuses contradictions. Le monde colonial
précisément à repenser les modalités de l’écri- que R. Guha décrit est un monde fragmenté
ture de l’histoire dans le contexte d’une situa- mais dynamique, fondé sur des rapports de
tion coloniale, ce qui en soi produit des ques- force et des relations de pouvoir dont il
tionnements nouveaux. Le travail de R. Guha convient de mesurer les forces et les limites.
ne peut être compris qu’au regard d’une histo- Certaines de ses parties échappent plus ou
riographie écrite au fil d’une conjoncture moins complètement à l’hégémonie euro-
coloniale puis postcoloniale marquée par péenne tandis que d’autres, au contraire,
l’entrée en scène très précoce d’une « volonté entrent dans un processus d’hybridation et de
de savoir » britannique, productrice d’un traduction (translational process) comme nous
savoir historique, par l’émergence progressive le rappelle D. Chakrabarty :
d’une contrehistoire nationaliste au service « Le problème de la modernité capitaliste ne
d’une cause « moderne et universelle » ou peut plus être vu comme un simple problème
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• Dipesh Chrakrabarty, Provincializing
Europe. Post-Colonial Thought and Historical
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laisse entrevoir. Ce texte fait l’effet, au fond, tourner le dos à la notion de contexte (qu’il
d’une expérience singulière et c’est là le para- revendique fortement dans Chandra’s Death)
doxe d’une œuvre qui se voulait avant tout et d’ignorer toute prise en compte des logiques
l’instrument d’un « dévoilement » de groupes sociales et des contraintes matérielles, écono-
occultés par l’historiographie dominante. Or miques et juridiques. Or c’est précisément ce
l’exploration historique et méthodologique paradigme historique qui a été progressive-
des « Subalternes » sous l’angle de la relation ment abandonné au cours des années 1980 et
de pouvoir ou sous l’angle de l’autonomie avec lui, tout un pan de la réflexion d’histoire
– enjeu central du programme théorique ini- sociale de R. Guha et finalement l’étude des
tial – reste finalement limitée. L’effort est subalternes en tant que groupes sociaux incar-
poursuivi par certains des élèves de R. Guha nés49. Le privilège est alors donné à l’étude des
mais il est, par la suite, progressivement aban- discours, à la critique des métarécits, de l’his-
donné. D’où le sentiment d’un travail toire en tant que savoir occidental, à la quête
inachevé dont l’effet est de produire un de la subalternité dans les fragments d’une lit-
concept suffisamment vague pour être récu- térature orale ou écrite indigène ou dans
péré par les tenants les plus durs du linguistic l’infratexte des archives coloniales. L’intérêt se
turn qui feront de la notion de « subalterne » porte sur le discours des élites, les nationalistes
une bannière désincarnée et décontextualisée ou les middle class bengali, poursuivant ainsi la
permettant l’élaboration d’un discours théo- réflexion stimulante sur les modes d’intériori-
rique ahistorique. Au fond, on peut émettre sation des valeurs et pratiques européennes
l’hypothèse que ce qui intéresse le plus qui obligent à une redéfinition de « l’être
R. Guha, au-delà de son projet programma- indien » (du moins pour la minorité bengali
tique, c’est la critique de l’historiographie « moderne » en question). Mais cela est aussi
dominante (nationaliste ou non), les modali- au prix d’une tendance à la « dématérialisa-
tés de l’écriture de l’histoire et le décodage du tion » d’un monde colonial que l’on observe
langage des archives avec une attention soute- sans contexte, sans structure, sans contrainte,
nue à la dialectique du pouvoir et du savoir sans norme, sans État, et au prisme unique du
qu’il mobilise sans pour autant faire explicite- discours de quelques-uns.
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