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Les études postcoloniales sont-elles bonnes à penser ?

Jackie Assayag
Dans Références 2007, pages 229 à 260
Éditions Presses de Sciences Po
ISBN 9782724610406
DOI 10.3917/scpo.smout.2007.01.0229
© Presses de Sciences Po | Téléchargé le 17/09/2023 sur www.cairn.info via Université Louis Lumière Lyon 2 (IP: 159.84.143.22)

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Chapitre 5 / PROMESSES ET EMBÛCHES
DU POSTCOLONIAL
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Intervention – Les études postcoloniales sont-elles bonnes à penser ?
par Jackie Assayag Discussion – Georges Balandier Intervention – Entre
pétulance désastreuse et humilité pénible par Giovanni Levi
Discussion – Georges Balandier Intervention – Questions de méthode
par Georges Balandier, Jean-François Bayart Discussion – Georges Balandier,
Denis-Constant Martin Intervention – Faire parler les subalternes ou le
mythe du dévoilement par Romain Bertrand Discussion – Georges Balandier,
Éric Maigret, Giovanni Levi, Jackie Assayag, Jacques Pouchepadass

Les études postcoloniales sont-elles bonnes à penser ?


Jackie Assayag
« Seules les traces font rêver »
René Char
Dans les années 1970, l’appellation « sociétés postcoloniales »
désignait la période qui a succédé à la décolonisation : elle ne
renvoyait pas à une spécialisation du savoir dans le champ universi-
taire. Aujourd’hui, la « postcolonialité » est un concept idéologique lié
à un moment historique, dans lequel s’inscrivent des auteurs qui se
définissent en termes de communauté d’origine, d’identité ou d’iden-
tification. En 1990, le « postcolonial » a cessé d’être une catégorie
historique. Il n’est plus un projet ni une politique, mais une représen-
tation sociale de soi comme « autre » étayée sur une critique idéolo-
gique du discours de la modernité européenne en tant que champ
académique spécialisé (à « déconstruire ») au sein des universités
principalement occidentales.
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La crise de la représentation
Écrire sur les postcolonial studies n’est pas une tâche aisée, du
moins si l’on en croit l’une de ses principales représentantes, Gayatri
Chakravorty Spivak, et cela pour au moins deux raisons. Première-
ment, parce que selon cet auteur, « il est impossible pour les intel-
lectuels français (qui se réfèrent principalement à Gilles Deleuze et
Michel Foucault) d’imaginer un pouvoir et un désir qui abriteraient
l’Autre sujet sans nom de l’Europe1 ». Ce jugement, fort nuancé,
soulignons-le, intime aux Européens de se taire. Comme si l’assi-
gnation au territoire européen et à cette « identité » afférente
disqualifiait d’emblée leur discours, enfermés qu’ils sont dans la
seule narration de l’histoire européenne masculinisée. Ces intellec-
tuels mâles non colonisés furent victimes des modèles occidentaux
de la conscience de classe et de la subjectivité occidentale : croyant
légitimement pouvoir « parler pour autrui », ils s’approprièrent en
réalité la voix des sans-voix pour mieux les étouffer à leur tour2.
En revanche, les non-Européens seraient habilités à pouvoir
s’exprimer et à se représenter, en tant que « subalternes3 », s’ils

1. Gayatri Spivak, « Can the Subaltern Speak ? », art. cité,


p. 273.
2. Cette perspective disqualifiante des penseurs occiden-
taux été périodiquement reprise, mais sa forme aboutie a été
consignée dans le chapitre 3 de son opus magnus : Gayatri
Spivak, A Critique of Postcolonial Reason, op. cit.
3. Pour une présentation générale et critique des études
« subalternes », on lira l’ouvrage de David Ludden (ed.), Reading the
Subaltern Studies. Critical History, Contested Meaning, and the
Globalization of South Asia, Londres, Anthem Press, 2002 et, en
français, l’article de Jacques Pouchepadass, « Les subaltern studies
ou la critique postcoloniale de la modernité », dans Jackie Assayag
et Véronique Bénéï (dir.), « Intellectuels en diaspora et
théories nomades », L’Homme, 156, 2000, p. 161-186, ainsi que le
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n’échappaient pas de fait à la représentation par définition ! Reste
qu’ils détiennent ce droit exclusif au titre d’être les sujets « autres »
de l’Europe qui incarnent l’« altérité radicale ». Exclus de l’histoire
et privés de nom et de voix, ils ont été enfouis dans ce que Victor
Hugo appelait « l’infini d’en bas » ou la « caverne sociale ». Mais
Gayatri Spivak préfère les qualifier de « subalternes » parce qu’ils
sont toujours « objets de discours, jamais sujets » – littéralement
irreprésentables4 – à l’instar d’une différence fétichisée sous la
rubrique de l’incommensurabilité.
Sachant que les « damnés de la terre » et les « peuples sans
histoire » vivent en majorité dans le Sud, il revient à l’avant-garde
« diasporique » éclairée de donner voix tant bien que mal à ce
« reste » (muet de l’humanité opprimée). Après tout, ce sont les
penseurs postcoloniaux qui disputent l’idée qu’il n’y aurait d’histoire
qu’européenne et de capacité d’agir (agency) qu’occidentale. Leur
contre-discours omniscient dévoile aujourd’hui la vérité de cette
méta-histoire : une épopée qui a scellé l’oppression, la subjugation,
la relégation, l’aliénation, la privation, voire l’extermination.
Victimes de l’hégémonie occidentale, les « écrasés » du Sud ont été
réduits en cendres par l’écriture du « grand récit » concocté par les
vainqueurs, c’est-à-dire les Occidentaux ; et ce fut pire encore pour
les femmes, restées définitivement dans le noir. À charge cependant

recueil de traduction de Mamadou Diouf (dir.), L’Historiogra-


phie indienne en débat, op. cit.
4. L’impossibilité de représenter le « subalterne » doit
beaucoup à la crise de la représentation et aux travaux de
Hayden White, Metahistory. The Historical Imagination in
Nineteenth-Century Europe, Baltimore (Md.), The Johns
Hopkins University Press, 1973 et de Dominick LaCapra,
Rethinking Intellectual History. Texts, Contexts, Language,
Ithaca (N. Y.), Cornell University Press, 1983.
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pour les théoriciens postcoloniaux automandatés de pister leurs
traces ou d’éclairer leurs ombres, de rendre visible leur geste estompé
et les formes de résistance oubliée ou refoulée, enfin de faire affleurer
leux voix et d’entendre leurs paroles étouffées (qui grondent déjà…).
L’élite postcoloniale est en somme le dépositaire de la mémoire meur-
trie des « subalternes » parce que leurs membres décrivent, éclairent,
dénoncent les ressorts de l’injustice et de la violence du monde
(informé par l’Occident). La conscience claire de leur condition subal-
terne procure le sens, et annonce la fin de l’histoire.
La seconde raison est également formulée par Gayatri Spivak :
« l’exclusion de l’Autre subalterne de l’Europe est si centrale à la
production des régimes épistémiques que les “subalternes” ne peuvent
pas parler » (1988). Certes, la citation réitère l’injonction à la mutité.
Mais ce qui est ici précisément dénoncé, c’est moins le silence prescrit
aux individus du « Sud » (par les gens du « Nord ») que l’imposition
d’un dispositif en amont qui fait barrage à l’expression de leur parole
ou de leur souffrance. L’exclusion des sujets non européens de
l’histoire mondiale a simultanément réduit à néant la possibilité
d’énoncer un discours propre aux « subalternes ». Empêchés d’accéder
à la visibilité, les hommes et (surtout) les femmes du Sud se virent
privés de voix et d’existence à cause d’un régime « épistémique » ! Les
motifs de leur silence et de leur disparition dans les oubliettes de
l’histoire ne sont pas sociaux, ni politiques ou économiques, mais bel
et bien l’expression de la ruse de la raison symbolique – européenne.
Est-il besoin de mentionner qu’aucun Européen n’échappe à cette
critique radicale, y compris l’auteur de cette communication ? Mea
Culpa ! Mais grâce à la complicité de l’écrivain (postcolonial ?)
Kwame Anthony Appiah5, citoyen britannique d’origine ghanéenne,

5. Kwame Anthony Appiah, « Is the Post- In Postmodernism


the Post- in Postcolonial ? », art. cité.
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on rappellera que faire dépendre l’idée de vérité d’une « identité »,
qu’elle soit territoriale ou ethnique est une forme de « racisme
culturel » (inversé). Non seulement l’adoption d’un point de vue
« autochtone » réifie l’Autre (avec une majuscule)6, mais cette
posture instrumentalise l’indigène dans le dessein de l’incarner ou de
le représenter, alors même que sa figuration est impossible. Comme
si l’intellectuel « diasporique », niché dans une prestigieuse univer-
sité américaine, se proclamait le porte-voix non eurocentré des sans-
voix invisibles et non « figurables », c’est-à-dire de tous ceux qui
sont restés là-bas… De sorte que pour Homi K. Bhabba, le « post-
colonial » reste un instrument de combat, un « bouclier théorique »
dans les débats, en vue de résister aux diverses constructions intel-
lectuelles liées au nationalisme et à la colonisation. Ce pour quoi il
exalte à front renversé la migration, la liminalité, l’hybridité et le
multiculturalisme7.
Fort de ces réflexions liminaires, je m’autorise donc à débattre
des études postcoloniales au risque d’encourir l’accusation
d’« impensé eurocentré machiste » des idées et en dépit de mon
« provincialisme » français. Dans la foulée, je laisse à d’autres la
question de décider de mon statut (équivoque) de « subalterne »…

Acteurs et périmètre
Le vaste champ de connaissance et de démarches hétérogènes
que constituent les études postcoloniales renvoie à une myriade de
travaux et de recherches dont l’industrie éditoriale est devenue

6. Sur la thématique de l’« autochtonie », on lira l’essai


percutant et décapant de Marcel Detienne, Comment être autoch-
tone. Du pur Athénien au Français raciné, Paris, Seuil, 2003.
7. Homi K. Bhabba, The Location of Culture, op. cit.,
p. 173 et suiv.
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diluvienne8. Sous la pression de ce type d’études, on a vu s’effacer
les frontières disciplinaires et se croiser la littérature, l’anthropo-
logie, la sociologie et l’histoire dans le champ universitaire anglo-
phone au cours des deux ou trois dernières décennies. Malgré la
diversité des approches et des méthodes, l’intention commune était
d’éclairer une tâche aveugle dans l’étude des sociétés, celle de la
colonisation. Le paradoxe temporel est patent : c’est au moment où
les empires et les colonies ont perdu de leur légitimité internatio-
nale, et cessé d’être une forme d’organisation politique viable que
les études postcoloniales se sont développées dans les universités et
épanouies bien au-delà des institutions éducatives. La chouette de
Minerve, on le sait, ne prend son envol qu’au crépuscule…
Pour qui s’intéresse à la généalogie, on peut faire remonter les études
postcoloniales aux travaux d’Hannah Arendt qui choisit délibérément
la défense du droit des peuples plutôt que celle des droits de l’homme9.
La philosophe (devenue américaine) fut en effet la première à considérer

8. Parmi les meilleures anthologies : Bill Ashcroft et al., The


Post-Colonial Studies Reader, Londres, Routledge, 2006 [1re éd.,
1994] ; Padmini Mongia (ed.), Contemporary Postcolonial
Theory. A Reader, Londres, Arnold, 1996 ; Gyan Prakash (ed.),
After Colonialism, Princeton (N. J.), Princeton University Press,
1995 ; Keith Ansell-Pearson, Benita Parry et Judith Squirres
(eds), Cultural Readings of Imperialism. Edward Said and the
Gravity of History, Londres, Lawrence & Wishart, 1997 ; Neil
Lazarus (dir.), Penser le postcolonial. Une introduction critique,
Paris, Éditions Amsterdam, 2006. Sur un mode critique et viru-
lent, on se reportera à Frederick Cooper et Laura A. Stoler (eds),
Tension of Empire. Colonial Cultures in a Bourgeois World,
Berkeley (Calif.), California University Press, 1997 ; Frederick
Cooper, Colonialism in Question. Theory, Knowledge, History,
Berkeley (Calif.), University of California Press, 2005.
9. Hannah Arendt, Les Origines du totalitarisme. L’impé-
rialisme, Librairie Arthème Fayard, 1982 [1re éd., 1951].
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l’impérialisme comme le banc d’essai du colonialisme et à l’instar d’une
répétition de la « solution finale ». Elle interpréta la déshumanisation
raciale et l’extermination des peuples colonisés comme une préfigura-
tion du nazisme, puisque les méthodes de la conquête impériale hors
de l’Europe servirent de laboratoire aux violences dites « extrêmes » qui
se sont déployées au XXe siècle10. De surcroît, Hannah Arendt n’a cessé
de souligner qu’en dépit des proclamations solennelles des démocraties
occidentales, les droits de l’homme s’arrêtaient de fait aux frontières
européennes des colonies. N’est-ce pas d’ailleurs au nom des Lumières
et du Progrès qu’on a convoqué, justifié et entretenu le colonialisme
jusqu’à très récemment ?
Mais c’est au maître livre d’Edward Said, intitulé Orientalism et
paru en 1978, qu’on doit la réouverture en fanfare postmoderne de la
question coloniale aux États-Unis. Inspiré des travaux de Michel
Foucault sur la productivité matérielle et sociale du discours et des
rapports entre savoirs et pouvoirs, cet ouvrage talentueux a provoqué
une polémique virulente en soutenant que l’Orient n’existait pas, et
qu’il n’était qu’une fiction élaborée par les Occidentaux au XIXe siècle.
La vision des sociétés moyen-orientales et de l’islam (et par extension
l’ensemble des sociétés non-occidentales) a été façonnée par l’imagi-
nation et les littératures européennes ; ce faisant, elles ne nous rensei-
gnent en rien sur ces cultures ou ces sociétés. Mais, en épistémologue
réaliste, Edward Said souligne (contre les postcolonialistes nomina-
listes) qu’il y avait et qu’il y a des cultures et des nations situées à l’Est,
et que leurs vies, leurs histoires, leurs coutumes, ont une réalité maté-
rielle évidemment plus forte que tout ce qui pourrait être dit à leur
propos par les commentateurs de l’Ouest11.

10. Enzo Traverso, La Violence nazie, une généalogie euro-


péenne, Paris, La Fabrique, 2002, chapitre 2.
11. Edward Said, Orientalism, op. cit., p. 5.
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L’affirmation qu’il n’y a pas d’« essence » orientale, ni d’« Orient
éternel », est devenue à la fois le credo épistémologique et le fer de
lance des études postcoloniales. En dépit de simplifications et nombre
d’amalgames – outre la propension de Said à traiter l’Occident comme
une essence ! –, cette intervention a revigoré un champ de recherche
qui était apparemment déserté ou en passe de disparaître. L’ouvrage
fit en tout cas prendre conscience à beaucoup que la colonisation
n’était pas cantonnée à l’espace exotique, et que son impact conti-
nuait de produire des effets délétères au cœur des sociétés et des
cultures européennes et non européennes, y compris en situations
postcoloniales. La colonie n’est pas extérieure à la métropole, mais un
espace qui affecte idées, représentations, mouvements sociaux et poli-
tiques, et vice-versa. L’expérience historique de l’empire est commune
au colonisateur et au colonisé – une espèce de joint-venture12.
Ponctuellement, on date fréquemment l’avènement de l’ère des
études postcoloniales de 1989 avec la publication de The Empire
Writes Back : Theory and Practice in Postcolonial Literatures de Bill
Ashcroft, Gareth Griffiths et Helen Tiffin. C’est au début des
années 1990, à travers le monde anglophone, que les départements
universitaires de littérature – écrite en anglais ou étudiée en traduc-
tions anglaises – se sont arrogés la littérature mondiale sous
l’appellation de world fiction. Le gommage de la spécificité des
cultures d’origine, autrement dit la diversité des langues vernacu-
laires, fut le plus souvent radical.
On soulignera aussi que la chute du communisme dans les pays
de l’Est a coïncidé avec la théorisation du « fait postcolonial » par
une trinité d’intellectuels anglophones nés sujets britanniques :

12. Peter Van de Veer, Imperial Encounters. Religion and


Modernity in India and Britain, Princeton (N. J.), Princeton
University Press, 2001.
PROMESSES ET EMBÛCHES DU POSTCOLONIAL 237
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Homi K. Bhabba13 et Gayatri Chakravorty Spivak (tous deux origi-
naires d’Inde) et bien sûr Edward Said (né au Caire dans une famille
palestinienne chrétienne). Tous sont issus de grandes familles et ont
fait carrière dans les universités réputées de Grande-Bretagne et des
États-Unis, où leur pensée s’est épanouie dans le climat dit
« poststructuraliste » des années 1970-1980. Leurs travaux furent
stimulés par la French theory, un label dont la pléiade a pour noms :
Jean-François Lyotard, Jacques Derrida, Michel Foucault, Jean
Baudrillard, Gilles Deleuze, Felix Guatari et quelques autres14.
Encore faut-il mentionner deux autres courants qui ont fait le lit de
la problématique de l’« identité politique ». D’une part, le
« mouvement de défense des droits civiques » aux États-Unis qui
avait émergé dans les années 1950, et qui se radicalisa au cours de
la décennie suivante avec le combat des « Noirs » contre la ségréga-
tion raciale, l’accès à l’éducation et la reconnaissance de l’égalité
des droits ; d’autre part, le courant des cultural studies, cette fois
d’origine britannique (sous la houlette notamment de Stuart Hall)
qui a contribué à revitaliser la réflexion sur le préjudice racial et les

13. Auteur qui résume assez bien, dans sa rhétorique


épaisse, la définition de la culture en contexte postcolonial :
« What is theoretically innovative, and politically crucial, is
the need to think beyond narrative of originary and initial
subjectivities and to focus on those moments or processes that
are produced in the articulation of cultural differences. These
« in-between-spaces » provide the terrain for elaborating stra-
tegies of selfhood – singular or communal – that initiate new
signs of identity, and innovative sites of collaboration, and
contestation, in the act of defining the idea of society itself »,
Homi Bhabba, The Location of Culture, op. cit., p. 1 et suiv.
14. François Cusset, French Theory. Foucault, Derrida,
Deleuze et Cie et les mutations de la vie intellectuelle aux
États-Unis, Paris, La Découverte, 2003.
238 La situation postcoloniale
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études ethniques dans leurs rapports aux médias et aux modes de
réception. Cette conjonction de pratiques de lutte et de réflexions
théoriques fut donc relayée et prise en charge par les études post-
coloniales (afro-american studies, chicano studies, diasporic
studies, etc.) à la faveur de la montée en puissance du questionne-
ment concernant l’exil et le nationalisme, la « globalisation » et le
transnational, mais aussi le retour paradoxal de la colonisation et
de l’empire (même si tous les empires ne sont forcément coloniaux
comme nous l’apprend l’histoire).
L’institutionnalisation progressive de cette vaste configuration
du savoir soit ébranla, soit renouvela sur le plan épistémologique
l’histoire, la sociologie, l’anthropologie (et l’art). La production
éditoriale s’amplifia grâce à de nouveaux entrants dans le milieu
universitaire dont une majorité se recruta chez les émigrants ou au
sein des diasporas de l’Afrique, de l’Asie15, de l’Amérique du Sud,
mais également d’Australie – pensons notamment à ces deux pion-
niers prestigieux que furent Bill Ashcroft et Ranajit Guha. Cette
entreprise de conquête intellectuelle s’est largement diffusée dans
l’ensemble des savoirs universitaires et bien au-delà. L’objectif était
de renouveler le questionnaire et les thématiques avec pour ambi-
tion la volonté de traverser les frontières disciplinaires ou de les
croiser autrement pour forger d’éventuelles nouvelles disciplines.
Sous l’inspiration conjuguée de penseurs comme Antonio Gramsci,
E. P. Thompson, Michel Foucault, les études postcoloniales privilé-
gièrent l’analyse des « dominés » et des « opprimés » ; bref,
l’ensemble des exclus du monde entier au sein desquels il faut
inclure les femmes. Leurs praticiens adoptèrent la « vision des

15. À propos des « intellectuels en diaspora et des théories


nomades » s’agissant de l’Asie du Sud, on se permet de
renvoyer aux travaux de Jackie Assayag et Véronique Bénéï.
PROMESSES ET EMBÛCHES DU POSTCOLONIAL 239
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vaincus », et optèrent pour une perspective d’analyse dite « par le
bas », tout en soulignant l’intérêt des histoires oubliées, effacées ou
refoulées (concernant un passé qui ne passe pas…). On fit donc de
l’histoire à ras du sol, en épousant les regards des acteurs disparus
et non plus en posant sur eux un regard vertical, comme les obser-
vateurs sociaux (désormais considérés comme des antiquaires).
À partir des années 1980, la série internationale des « études
subalternes » que conduisirent les historiens dits « subalternistes »
indiens (sous la direction de Ranajit Guha pour les cinq premiers
volumes) joua un rôle structurant dans la constitution du para-
digme de la conscience des « écrasés » (dalits) sur la base d’une
historiographie coloniale (d’obédience marxiste) largement ouverte
sur le présent. La relecture de cet impressionnant chantier par
Gayatri Spivak infléchit toutefois l’orientation des tomaisons
suivantes vers la sémiotique, le symbolique, le féminisme. Cette
réduction idéaliste du social au sémiotique a minoré la violence
plus ou moins brutale en se focalisant sur la domination symbo-
lique, dont les passeurs culturels furent Jacques Derrida et Jacques
Lacan. « Les damnés de la terre » furent ainsi massivement
« déconstruits » ou installés sur le divan analytique, sinon les
deux : moment propice à la rêverie et la fantaisie, on le sait.
Cette entreprise à la fois intellectuelle, militante et cathartique
fut donc majoritairement conçue et mise en œuvre par des intellec-
tuels « colonisés » ou dits « transnationaux ». À leurs yeux, peu
importait que cette colonisation soit réelle ou imaginaire, d’inspi-
ration messianique ou compassionnelle, voire victimaire. À lire
leurs textes, on subodore d’ailleurs une revendication de réparation
et de justice. Mais quel que fut le cahier des charges, la grande ques-
tion était de savoir ce qui demeurait « colonial » à l’âge postcolo-
nial. Question que l’on peut dédoubler de la manière suivante :
comment furent forgées les catégories utilisées pour appréhender
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(ou instrumentaliser) les colonies passées ou présentes ? De quelle
manière les processus coloniaux ont-ils coproduit l’Europe ? Ce
type de questionnaire revêt évidemment une dimension cognitive
et éducative. Mais il autorise aussi l’édification à travers la critique
de la place de la (dé) colonisation dans une histoire mondiale,
laquelle est généralement brutale pour tous les « déshérités ». De là,
cette tentation des protagonistes postcoloniaux de donner une
leçon à l’Europe, notamment en sapant sa prétention hégémonique
dont la mainmise s’appuie sur l’ethnicité ou le racisme. Pour preuve
l’hypocrisie des puissances coloniales qui ont partout hiérarchisé
les « (a) sujets », les « citoyens16 » et les dévoiements économiques,
politiques et humains des États et des empires qu’illustrent les
promesses non tenues et toujours différées, l’écart abyssal entre les
faits et la norme, l’imposition d’un état d’exception quasi perma-
nent, la forfaiture quant à l’usage de l’idéal ou de l’universel, sans
parler des massacres de masse17.
Assez peu préoccupés par l’accumulation du savoir ou l’exploration
de la « bibliothèque impériale » ou de la « bibliothèque coloniale »18, les
penseurs postcoloniaux se tournèrent vers des interrogations quali-
fiées de « fondamentales ». L’expression renvoie, par exemple, aux
rapports qu’entretiennent le « colonisé » et le « colonisateur », le
multiculturalisme et le racisme, mais elle concerne également l’inte-
raction métropole-colonie. L’approche procède généralement à

16. Mahmoud Mamdani, Citizen and Subject. Contempo-


rary Africa and the Legacy of Late Colonialism, Princeton
(N. J.), Princeton University Press, 1996.
17. Jackie Assayag, « Leçons de ténèbre. Violence, terreur,
génocides », Les Temps modernes, 626, 2004, p. 275-304.
18. Valentin-Yves Mudimbe, The Invention of Africa.
Gnosis, Philosophy, and the Order of Knowledge, Bloomington
(Ind.), Indiana University Press, 1988.
PROMESSES ET EMBÛCHES DU POSTCOLONIAL 241
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l’interprétation soupçonneuse des formes narratives afin de débus-
quer les préjugés coloniaux par le biais de la relecture d’ouvrages
« classiques » qu’un traitement « essentialiste » transforme ipso facto
en lieux communs ; chacun de ces topoï sert ensuite à « déconstruire »
les discours mystifiants produits par les colonisateurs de tout poil. Il
s’agit moins d’accroître la connaissance sur les cinq parties du monde
que de questionner, au moyen d’un contre-discours offensif, le
rapport (raciste, mimétique, métisse) du colon et du colonisé et la
place (centrale ou non) qu’occupe l’Europe dans la production des
« identités imaginées ».
Dans l’une et l’autre perspective, l’on peint des médaillons ou
l’on décrit des cas de figure en évaluant leur signification, fonction,
légitimité, afin de mesurer surtout la violence des déclinaisons de
l’« imaginaire colonial ». De là cette focalisation des recherches sur
les contextes multiculturels et hybrides, l’intérêt porté aux
situations conflictuelles, outre les appels répétés à rendre l’Europe
« provinciale » en fourbissant les armes intellectuelles qui
permettent de la « décentraliser » et de la « dés-orientaliser », selon
le jargon en usage19. De là aussi cette façon de considérer l’euro-
centrisme comme une atmosphère intellectuelle hégémonique
plutôt qu’à la manière d’une idéologie dont on peut faire la critique
systématique. De là, enfin, ce désaveu de la modernité, de l’Europe,
de la rationalité, parce que toutes trois seraient intrinsèquement
impérialistes et totalitaires. Or, comme Jürgen Habermas l’a
souligné, ce n’est pas seulement la rationalité mais la raison elle-
même, pas seulement la pensée européenne mais l’Europe elle-même,
pas seulement le mode de penser moderniste mais la modernité

19. Jacques Pouchepadass, « Pluralizing Reason », History


and Theory, 41, 2002, p. 381-391.
242 La situation postcoloniale
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elle-même qui sont condamnés20. Et tout se passe comme si
« provincialiser » la Weltangschuung occidentale allait accoucher
d’une « transvaluation des valeurs » (liées à l’héritage des
Lumières), pour reprendre une notion nietzschéenne.
En deux ou trois décennies, l’écriture postcoloniale a eu un
double impact sur les humanités et les sciences sociales. Le
premier est d’avoir radicalisé la critique du récit linéaire d’un
« progrès » qui se diffuserait depuis un centre (supposé) européen
jusqu’aux multiples « périphéries » ou « semi-périphéries », pour
emprunter le vocabulaire d’Immanuel Wallerstein. Le second est
d’avoir mis en relief la diversité des centres de diffusion des
savoirs et des « manières de faire » en soulignant l’amplitude et la
variété des circulations qu’elles induisent et le type de pratiques
qu’elles génèrent, outre la créativité des acculturations et la
prégnance des appropriations qui accompagnent les formes de
résilience ou de lutte armée, voire les modes contrastés de
l’esquive ou de l’indifférence. L’objectif est de graduer le large
spectre qui va de l’adhésion au refus. Cette brèche a permis de
faire passer au premier plan les « modernités multiples21 » ou dites
parfois « alternatives22 », les zones hégémoniques oubliées ou
sous-estimées, enfin les réseaux ou les rhizomes mal repérés mais
dont attestent des formes singulières d’écrire ou de raconter :
l’histoire ne fut jamais le monopole d’une seule culture. Dans
l’intervalle, l’emploi de l’argument relativiste conforte l’idée que

20. Jürgen Habermas, The Philosophical Discourse of


Modernity. Twelve Lectures, Cambridge (Mass.), The MIT
Press, 1987, p. 4.
21. Samuel N. Eisenstadt, « Multiple Modernity », Daedalus,
129, 2000, p. 1-29.
22. Dilip Parameswar Gaonkar (ed.), Alternative Moderni-
ties, Durham (N. C.), Duke University Press, 2001.
PROMESSES ET EMBÛCHES DU POSTCOLONIAL 243
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les sociétés, les cultures et les populations interagirent depuis
toujours les unes sur les autres par le biais des (dé) colonisations
sur fond de formation des États-nations et des empires.

La critique des critiques


Après quelque deux décennies de croissance, beaucoup s’accordent
cependant à penser que les études postcoloniales n’ont pas toujours su
éviter la routinisation et le discours réitératifs, fussent-ils justifiés par
l’intertextualité ; quand elles n’invitent pas à l’ironie – catégorie dont
se réclament pourtant les penseurs postmodernes. La critique de ce
champ de controverses adossé aux rapports entre Nord et Sud, appelle
donc une « lecture contrapuntique » – l’expression est de Said23 – en
vue de repérer les travers et les lubies propres à ce champ d’études24.

23. Selon la définition d’Edward Said, il s’agit d’une lecture


en contrepoint, qui n’est pas univoque, dont le dessein est de
faire émerger l’idéologie et les pratiques de l’impérialisme.
24. On ne critique ici que certains aspects des études postco-
loniales (dont la liste serait évidemment fort longue) en retenant
l’emploi inflationniste de méta-catégories chimériques : les Euro-
péens, les non-Européens, les Occidentaux, les non-Occidentaux,
etc. ; les études poscoloniales tendent à scotomiser les régimes
des violences non symboliques ; elles célèbrent les diasporas en
négligeant l’explication en termes de sociologie, d’économie poli-
tique, de démographie – ignorant la plupart du temps les inéga-
lités et la pauvreté ; elles substituent les images ou la
représentation à l’agir et aux pratiques ; elles privilégient les
médias ou la sémiotique plutôt que l’histoire ou l’anthropologie ;
elles indexent leurs discours sur les « grands auteurs » aux dépens
des enquêtes et de l’ethnographie. Et lorsqu’elles se veulent philo-
sophiques, elles brocardent volontiers les Lumières (au pluriel),
l’Europe et l’Occident (au singulier), les « modernités » (avec ou
sans majuscule), sans toujours s’apercevoir que « rendre provin-
ciale l’Europe » aboutit surtout à la diaboliser.
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En s’installant dans l’« esthétique de la différence », les études
coloniales ont privilégié la pensée binaire, et multiplié les antinomies
en gravitant sans relâche autour de l’« identité politique ». Certes,
leurs praticiens pistent les traces et les indices des « absents de
l’histoire », et traquent obstinément les « sans-voix » ; mais, la
plupart du temps, c’est à seule fin d’idéaliser les « subalternes » ou les
« communautés » en vantant leur « capacité d’action » ou de réaction
toujours assimilée à une forme de « résistance » – la dite « arme du
faible25 ». Certes, ces recherches expérimentent une histoire orale et
sans documents, assez audacieuse parce que soucieuse des traces et à
l’écoute des silences. Mais ce type d’historiographie risque de verser
dans le « présentisme » en reconstruisant ex post la période précolo-
niale – entre nostalgie coloniale et « mélancolie postcoloniale »26.
C’est dire que l’entreprise céda fréquemment à l’abstraction en
arasant la multiplicité des colonisations sous l’espèce de ladite
« postcolonie » (Mbembe). Cette catégorie est volontiers utilisée
sans limites historiques ou géographiques, de 1492 à nos jours, et
indépendamment des géographies culturelles et des régimes
distincts de colonisation de l’Amérique à l’Asie, de l’Australie au
Pacifique, etc. L’anachronisme le dispute alors à la réification. Et,
dans l’intervalle, le psychologisme prend le relais. L’étude de types
ou de figures de l’esprit, comme l’« hybridité », l’« ambivalence », la
« mimesis », la « subalternité », etc., se substitue en conséquence à
l’enquête historiographique. Dès lors, on s’intéresse moins à la

25. L’expression « Weapons of the Weak » est de l’anthropo-


logue James Scott. On retrouve cette nostalgie de la commu-
nauté (traditionnelle) chez des « subalternistes » indiens aussi
différents que Partha Chatterjee, Ashish Nandy et Sudipto
Kaviraj.
26. Paul Gilroy, After Empire. Melancholia or Convivial
Culture, Londres, Rooutlege, 2005.
PROMESSES ET EMBÛCHES DU POSTCOLONIAL 245
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multiplicité des trajectoires coloniales étudiées dans leur contexte
en termes économiques, politiques, culturels ou sociaux, qu’à un
stéréotype anhistorique qui cristallise une posture subjective dont
on détaille les traits rhétoriques ou sémiotiques sur la base d’une
confusion entre le chercheur et le militant ; ce dernier hésitant
entre la nostalgie du « bon vieux temps » (précolonial), qu’enchan-
taient les cultures « autochtones », et l’hypocondrie morale ou épis-
témologue qu’induit la réflexion en situation postcoloniale.
De fait, les pourfendeurs postmodernes de la « grande narration »
ou les adeptes de la « fragmentation » ont à leur tour conçu un méta-
récit postcolonial27 dont la trajectoire linéaire et téléologique peut se
résumer de la façon que voici : l’expansion impériale européenne, au
travers de la colonisation des régions non occidentales, n’a pas seule-
ment conduit à une conquête matérielle et à l’exploitation des popu-
lations en installant une relation de dépendance qui perdure sous le
chef de la « situation coloniale ». Cette expansion a simultanément
produit une « soumission épistémique » et une « subjugation
cognitive » des peuples colonisés envers les Occidentaux et leurs
savoirs étrangers et aliénants. Cet assujettissement a contribué à
détruire leur société et leur a fait perdre une culture « autochtone »
qu’incarne la communauté idéale et protectrice (dont on découvre le
bonheur à travers sa perte28). Comme si l’irréalisme magique
« nativiste » était la promesse d’un retour vers le futur.

27. Excellentes remarques de Barbara Weinstein sur les


paradoxes et les contradictions du méta-récit postcolonial,
notamment à partir d’une perspective américaniste, Barbara
Weinstein, « History Without a Cause ? Grand Narratives,
World History, and the Postcolonial Dilemma », International
Review of Social Sciences, 50, 2005, p. 71-93.
28. Zygmunt Bauman, Community. Seeking Safety in an
Insecure World, Cambridge, Polity Press, 2001.
246 La situation postcoloniale
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Radicalité
Une fois ces critiques rappelées, la question se pose de savoir ce
qu’il faut faire des études postcoloniales, sachant qu’elles sont arri-
mées à l’université et contribuent désormais au « canon ». En dépit
des carences et de critiques justifiées à leur endroit, je considère
néanmoins qu’elles posent parfois des questions intéressantes
(même si elles n’y répondent pas de façon pertinente). À leur
manière les études postcoloniales sont donc bonnes à penser ! Elles
le sont non seulement pour les sciences sociales mais également
pour la philosophie, la politique et l’éthique. Parmi toutes les raisons
qui m’inclinent à lire certains ouvrages propres à ce champ, la prin-
cipale est que les acteurs de cette nébuleuse intellectuelle pointent
les paradoxes et soulèvent nombre de dilemmes heuristiques.
La prémisse de l’interrogation postcoloniale est l’« impératif de
localisation29 ». Selon ce principe, toute connaissance est située,
marquée en termes d’identité et de culture, de classe et de sexe,
économiquement ou socialement. Toutes les connaissances doivent
être interprétées à ce titre dans la mesure où les idées, les représen-
tations et les normes se fabriquent localement, sur un mode à la fois
vernaculaire et intéressé. Cette règle ne souffre aucune exception.
Elle s’applique aussi bien aux valeurs qu’aux notions, jusques et y
compris celle de l’universel. Ce qui revient, soulignons-le, à réduire
l’universel à un point de vue travesti en absolu. Comme l’écrit
Gayatri Spivak, « l’universalisme abstrait (de l’Europe) a toujours
été utilisé dans le dessein d’étendre la conception colonialiste et
raciste de l’homme civilisé, excluant du même coup certaines
populations du domaine de l’humain ». De sorte que les études

29. Akhil Gupta et James Ferguson (eds), Anthropological


Locations. Boundaries and Grounds of a Field Sciences,
Berkeley (Calif.), University of California Press, 1997.
PROMESSES ET EMBÛCHES DU POSTCOLONIAL 247
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postcoloniales contribuent à montrer que le roi (plutôt blanc) est nu,
et que les idéaux proclamés (blancs) s’avancent toujours masqués.
La seconde raison tient à leur forte charge critique vis-à-vis des
savoirs installés et de cette faculté de repenser des champs laissés
en déshérence ou désertés. Certes, leur institutionnalisation réussie
a d’autant plus conduit ses opposants à dénoncer leur propension
au « cannibalisme » et à l’« impérialisme » que leur pratique de
relecture de l’histoire est marginale30. Mais c’est oublier qu’être à la
marge est une vertu dans l’univers académique américain, puisque
cela permet de se placer à l’avant-scène. Il n’en reste pas moins qu’à
la fin des années 1970, les protagonistes des études postcoloniales
avaient anticipé que l’empire était de retour, que la colonisation
n’était pas derrière nous, que le multiculturalisme allait s’imposer
partout. Qu’en somme la race, le colonialisme, le genre sexuel, le
politique et le langage seraient au cœur du grand débat interna-
tional. De fait, loin d’être un état dépassé de l’histoire, la (dé)colo-
nisation reste illusoire et à jamais inachevée dans un monde où
l’impérialisme et le nationalisme, comme d’ailleurs le racisme et
l’ethnocentrisme, persistent et se renouvellent au diapason de la
restructuration de la division internationale du travail et des formes
réinventées de ségrégation ou d’exclusion. De toute façon, l’inter-
dépendance des relations entre groupes ou individus et les fabrica-
tions mutuelles des subjectivés dans des sociétés et des cultures où
coexistent des « identités » multiples rendent inimaginable la cons-
titution d’une sphère culturelle autonome et pacifiée.
La troisième raison renvoie à une volonté systématique d’étudier
les rapports entre « savoir » et « pouvoir », en réinvestissant une

30. Benita Parry, « The Institutionalization of Postcolonial


Studies », dans Neil Lazarus (ed.), Postcolonial Literary Studies,
Cambridge, Cambridge University Press, 2004, p. 66-80.
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histoire sociopolitique de la domination plus ou moins consentie
jusque dans les corps et les subjectivités, comme dans les rapports
entre le Sud et le Nord. La question de l’hégémonie est sur ce plan
fondamentale parce qu’« elle est toujours protégée par l’armure de
la coercition », pour reprendre une formule de Gramsci. En souli-
gnant que le colonialisme est affaire de culture et d’hégémonie, et
que l’analyse doit considérer les enjeux à la fois culturels et subjec-
tifs, les penseurs postcoloniaux ont replacé au centre des préoccu-
pations deux interrogations radicales. La première, déjà évoquée,
est philosophique : elle concerne les promesses universalistes de
l’Europe, c’est-à-dire les valeurs et les principes sur lesquels les
Lumières se sont engagées : égalité, liberté, fraternité, humanité,
progrès, modernité. La seconde est politique : elle dispute les natio-
nalismes et les « imaginaires communautaires » au travers desquels
s’expriment les mouvements d’émancipation du Tiers Monde
pendant et après la colonisation.
Mais il convient ici de nuancer le propos. Les études postcolo-
niales ne cherchent pas toujours à contester la place donnée aux
progrès de la raison et de l’humanité. Elles visent plutôt à insister
sur l’idée que la revendication à l’universalité issue des Lumières
obscurcit la manière dont le colonialisme imposa un type de
pouvoir et d’exploitation et un mode d’expression définissant les
termes « démocratie », « libéralisme », « rationalité » dans la vie
politique ; et cela de telle manière que ces principes devraient
être imposés de façon uniforme partout dans le monde. Principes
douteux et d’ailleurs voués à l’échec, comme en atteste, par
exemple, la « démocratisation (aux forceps) du Moyen-Orient ».
En contrastant ironiquement la modernité universalisante
radieuse et la singularité ethnique hideuse du colonialisme, les
théoriciens postcoloniaux attaquèrent billes en tête la méta-
narration célébrant les empires victorieux et les vertus du « grand
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jeu31 ». Au regard des pratiques coloniales sans vergogne, qui
peut encore croire qu’une telle narration illustre la répudiation
progressive de l’oppression et de l’intolérance du passé occidental
en le transformant en modèle pour le reste de la planète ? Comme
si la « civilisation des mœurs » épandait son œuvre alors que la
« brutalisation » est de fait à la manœuvre32. Malgré tout, on a
effectivement fait accroire que la démocratie et le libéralisme
sont les modèles privilégiés pour organiser toutes les formes poli-
tiques de la vie collective, y compris au moyen de la colonisation
manu militari.
La quatrième raison, c’est que les études postcoloniales ont
réouvert la problématique de l’interaction entre métropole et
colonie – traduisons les rapports qu’entretiennent nations,
empires et mondialisations. Ce « forum hybride » a favorisé
l’analyse des relations entre l’Europe et le monde au-delà des
modèles existants en s’affranchissant (autant que faire se peut) de
l’orientalisme, du culturalisme, de l’historicisme, de l’économisme,
du marxisme ou de la théorie du « système monde ». Une telle

31. Sur les effets épistémologiques des études portant sur la


question des empires concurrents, notamment en phase de
« globalisation », on se permet de renvoyer à l’article de Jackie
Assayag, « La caste entre histoire et anthropologie. Le “grand
jeu” interprétatif », Annales histoire sciences sociales, 4, 2003,
p. 815-830.
32. Cette notion (anti-Elias) fut élaborée par l’historien
George L. Mosse, De la Grande Guerre au totalitarisme. La
brutalisation des sociétés européennes, Paris, Hachette, 1999
[1re éd. anglaise, 1990] ; voir les commentaires sur ce thème de
Jackie Assayag, « Leçons de ténèbre », art. cité, 626, 2004,
p. 275-304 et « “Prendre le XXe siècle à la gorge”. Le partage des
génocides : spectres, comparaison, colonialisme », L’Homme,
177-178, 2006, p. 467-486.
250 La situation postcoloniale
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réorganisation de l’économie des connaissances de l’ensemble des
sociétés et des cultures, aussi bien au Sud qu’au Nord, a permis de
repenser l’étude des territoires et des populations conquis par les
Européens et de leurs institutions afférentes, y compris en métro-
pole. Elle a simultanément fourni l’occasion de s’interroger sur les
« opérations discursives » de l’empire ou de ladite « bibliothèque
coloniale », ainsi que des dispositifs de discours des sujets et des
subjectivités coloniales. Plus décisif encore, on a pris conscience
de la diversité des réponses aux intrusions réciproques entre
l’Europe et la « non-Europe », lesquelles furent généralement
couplées avec l’absorption ou la réinvention des héritages cultu-
rels au sein des nations et des « communautés imaginées ».
L’intérêt de ce recadrage fut de complexifier le paysage en impo-
sant les « regards croisés », le principe de symétrie, l’analyse des
« interconnexions », la critique de la relation (mécanique) établie
entre « centre » et « périphérie ». Ainsi l’étude des relations entre
colonie et métropole démonétise le « grand partage » (qu’on sait
toutefois périodiquement renaissant).
Au fil des enquêtes, les frontières des disciplines et de l’altérité
en sortent d’autant mieux redessinées que la démarche fait retour
sur deux propositions corrélées : le colonialisme affecta et continue
d’affecter l’Europe en son cœur même ; la colonisation éclaire les
configurations nationales, étatiques ou impériales parce qu’elle
jette des rais de lumière sur leurs dynamiques respectives, y compris
pour l’histoire du présent. À l’instar de la Grèce qui, vaincue par
Rome, triompha, les régions colonisées dans les cinq parties du
monde furent colonisatrices de leurs colonisateurs. Non seulement
ces expériences interactives et partagées furent mutuellement cons-
titutives, mais elles restent aujourd’hui décisives pour rendre intel-
ligibles les fabriques des « modernités multiples », par définition,
inachevées.
PROMESSES ET EMBÛCHES DU POSTCOLONIAL 251
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L’universel
Un présupposé voudrait qu’il y ait une figure irréductible de la
vie ou de l’expérience humaine dont les effets constitutifs transcen-
deraient les conditions matérielles et culturelles. C’est justement ce
qu’on appelle l’universel ; entendons une vue hégémonique de
l’existence à travers laquelle l’expérience, les valeurs et les espé-
rances d’une culture (généralement) dominante seraient tenues
pour vraie par toute l’humanité.
Or les études postcoloniales ont rappelé, après bien d’autres il
est vrai, que la question de l’universalité émergea de façon aiguë
lorsque la doctrine de l’universel fut mise au service de la justifi-
cation du colonialisme et de l’impérialisme ; et ce constat atteste
de leur cinquième intérêt. La crainte est grande en effet que ce
qu’on nomme universel soit en réalité une propriété particulière de
la culture dominante et que cette universalisation soit indisso-
ciable de l’expansion impériale. L’appel a un quelconque universa-
lisme, surtout lorsqu’il s’identifie avec le vrai et la raison, n’est la
plupart du temps que le slogan de ceux qui se sentent assez forts
pour l’imposer aux autres. « Il est parfois nécessaire », comme
Marshall Sahlins l’écrit, « de se rappeler que notre discours à
prétention rationaliste est prononcé dans un dialecte culturel
particulier33 ». Qui ne voit que les mondes sociaux sont singuliers
et pluriels, et que les acteurs sociaux les considèrent comme
incomparables ? Qui ne sait que nos vies s’informent à des cultures
diverses, marquées par des environnements dissemblables et déter-
minées par des histoires propres ? Qui ne sent que la signification
de l’idée d’égalité diffère en fonction des cultures et des sociétés,

33. Marshall Sahlins, « Goodbye to Tristes Tropiques :


Ethnography in the Context of Modern World History »,
Journal of Modern History, 65, 1993, p. 1-25.
252 La situation postcoloniale
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des classes sociales et des statuts ? Et que signifie l’universalité
dans le contexte américain, moyen-oriental, nord ou sud-euro-
péen, mélanésien, sud-africain, etc., ou parmi les couches supé-
rieures, les cadres, les exclus ou en milieu ouvrier ? Ou encore, que
recouvre l’idée d’universalité dans tel pays, État-nation, société,
mais aussi pour les femmes d’hier ou d’aujourd’hui ?
Certes, on peut toujours énoncer l’idée d’universalité. Mais en
réalité, nous ne savons pas à l’avance ce que cette notion peut
signifier dans un contexte donné ou une époque déterminée :
l’universalité est une abstraction, à laquelle un contenu et des
significations concrets sont donnés par des acteurs sociaux in situ.
Certes encore, on peut toujours et partout invoquer l’universel.
Mais le contenu de la notion reste vide aussi longtemps qu’il n’est
pas défini, employé et déployé dans des configurations qui ne
peuvent guère être anticipées par ceux qui les mobiliseront sur un
mode polémique ou stratégique. Cela ne signifie pas que la traduc-
tion des universels en sociétés ou dans les cultures est impossible.
Mais bien plutôt que l’on doit constater qu’il subsiste toujours un
reste, que les malentendus sont possibles et probables.
Questionner les « ontologies » à partir du constat empirique qu’il
y a des « universels compétitifs » s’avère déterminant pour
comprendre le dispositif et la visée des études postcoloniales34. Car si
leur vocation est de penser les ruptures de la narrativité inscrites
dans les violences fondatrices de l’« épistémè », on comprend
l’importance qu’elles confèrent aux « sites de la culture » à partir
desquels s’énoncent hic et nunc les formes de l’universel. Dans la

34. Judith Butler, « Competing Universalities », dans Judith


Butler, Ernesto Laclau et Slavoj Zizek, Contingency, Hege-
mony, Universality. Contemporary Dialogues on the Left,
Londres, Verso, 2000, p. 136-181.
PROMESSES ET EMBÛCHES DU POSTCOLONIAL 253
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mesure où la forme et le contenu de l’universalité sont fortement
contestés, ils ne peuvent être articulés hors de la scène de leur énon-
ciation, comme ils ne peuvent être pensés que dans un champ de
bataille agité. L’universalité relève du combat sans fin pour l’hégé-
monie. Dans le langage de l’archéologie foucaldienne, l’universalité
est une émergence qui se donne comme un « non-lieu » – qu’elle
n’est pas ! L’universalité est une pure distance qui montre que les
adversaires n’appartiennent pas à un monde commun. De fait,
aucun concept d’universalité ne peut tout englober ni inclure tous
les contenus possibles, ni en signifier la clôture.
La compréhension qu’ont les sociétés d’elles-mêmes à travers
leurs valeurs et leurs idéaux s’avère donc relative, y compris
lorsque ceux-ci véhiculent une conception homogène et hégémo-
nique du savoir et du pouvoir. Si l’on admet que les universels
varient en fonction de l’espace et du temps, il faut également
constater qu’ils entrent en compétition – dépositaires qu’ils sont
de la diversité culturelle mais également de la « mésentente »
sinon la violence35. L’attestent les conflits de valeur ou d’intérêt
aussi bien que les antagonismes entre formes d’organisation et
d’institutions locales, régionales ou nationales, ou encore les
expressions idéologiques ou eschatologiques fréquemment consi-
dérées comme incompatibles.
La question de l’énonciation de l’universel ne s’exprime que dans
le débat ou le conflit : toute prétention à l’universel s’avère par défi-
nition polémique. Il y a des incompatibilités entre les universels.
L’essence du conflit se déploie entre des universels incompatibles.
Mais l’essence du conflit n’oppose pas le « particulier » à

35. Jacques Rancière, La Mésentente : politique et philoso-


phie, Paris, Galilée, 2002.
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l’« universel » – de type hégélien. Dans les faits, la légitimité d’un
universel n’implique pas l’illégitimité d’un autre universel, de cet
universel qui lui fait face. En ce sens, le monde est cet espace où
règne le « différend », selon la notion forgée par Jean-François
Lyotard ; celui-ci soulignait ainsi l’incommensurabilité entre les
universels ou ce que Max Weber qualifiait de « polythéisme des
valeurs », c’est-à-dire l’expression de « la guerre des dieux » dans un
monde humain, trop humain.
Refusant de s’arrêter sur ce constat de fait, la philosophe Judith
Butler36 avance que toute conception de l’universel est fondée sur
une « forclusion » : quelque chose doit être nécessairement exclu et
rester en dehors de l’universel pour qu’il fasse sens, quelque chose
doit être particulier pour pouvoir être assimilé en tant qu’universel.
Et c’est justement cet « en dehors » propre à l’universel qui le rend à
la fois indéterminé et ouvert. L’universel en ce sens n’est pas forcé-
ment violent ou totalisant. Mais, pour ne pas le devenir, il doit
rester ouvert. La tâche et la dignité du politique seraient de main-
tenir cette ouverture, de s’assurer que l’universel reste un site de
contestation permanent ou un espace en crise périodique de telle
manière qu’on empêche sa clôture. C’est dire combien le recours à
l’universel devrait être toujours pragmatique.
Si la revendication universaliste reste insensible à la diversité
culturelle, comment les droits de l’homme, par exemple, sont-ils
compatibles avec la tolérance, le multiculturalisme ou une société
mondiale hétérogène ? Quand on tente de déterminer quels droits
sont universels ou devraient l’être, on doit s’efforcer de saisir la
signification qu’ont ces droits pour une grande diversité de gens.
Ces droits ne peuvent rester complètement abstraits. Nous devons

36. Ibid.
PROMESSES ET EMBÛCHES DU POSTCOLONIAL 255
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éclairer comment ils sont vécus, pratiqués, amendés, voire refusés.
Découvrir leurs significations, ainsi que l’idiome dans lequel ils
sont compris en des lieux culturels variés, fait partie de l’universa-
lisation elle-même. Si nous ne voulons pas que le droit universel se
réduise à l’imposition d’une culture occidentale à tout le monde, on
doit comprendre que l’« universel » est l’objet d’une élaboration
continue, d’une reformulation périodique dans le cadre défini par la
« traduction culturelle ».
Pour les gouvernements et les organisations non gouvernemen-
tales, il ne s’agit pas d’examiner des questions sur un mode abstrait.
Mais bien plutôt de savoir ce que pourrait être le droit à la liberté de
la personne, ou le droit à l’intégrité corporelle, ou le droit à la
protection contre la violence dans telle ou telle culture donnée.
Comment le droit doit-il être appliqué et, dans ce cas, quels en
seront les effets ? Quel genre de tension surgit entre l’affirmation de
ce droit et les traditions locales ou les lois nationales ? Cette lutte
qui oppose des conceptions rivales ou des cadres de références
concurrents est inhérente au processus visant à rendre certains
droits universels. Ce qui revient à dire, répétons-le, que la pratique
de la « traduction culturelle » est l’alternative à l’imposition brutale
de la culture dominante sur les « autres ».
La question difficile à laquelle s’affrontent donc les études post-
coloniales est celle de l’ontologie ; ou plutôt celles des « ontologies
différentielles » dans le sens que donna Gilles Deleuze, lorsqu’il
expliquait que la « vraie ontologie, c’était la politique ». Il s’agit des
manières contrastées dont on se représente à la fois l’universel,
l’humanité ou les inhumanités, tels qu’ils découlent des pratiques et
des régimes de discours en sociétés, c’est-à-dire au sein des États-
nations, des empires, des cultures et des communautés. Pour le dire
autrement : comment les rapports entre ontologie, universel, démo-
cratie et éthique s’articulent-ils ?
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La démocratie
L’un des intérêts des études postcoloniales est à la fois d’accom-
pagner et de mettre en crise les démocraties ; voilà donc leur
sixième intérêt. Celles-ci sont en effet promptes à l’autosatisfaction
et à l’arrogance en revendiquant le monopole de l’universalité, une
universalité constituée et indépassable qui lui vaudrait le privilège
d’être exportable nec varietur sur l’ensemble de la planète. Après
tout, le processus démocratique n’est-il pas l’action de sujets qui
reconfigurent les distributions du privé et du public, de l’universel
et du particulier, en travaillant sur l’intervalle des identités ?
En réalité, la démocratie ne peut jamais s’identifier à la simple
domination de l’universel sur le particulier. Car selon la logique
des pouvoirs en place, souvent traduite dans le lexique de la civi-
lité ou du « processus de civilisation », l’universel est en réalité
sans cesse privatisé, sans cesse ramené à un partage du pouvoir
entre naissance, richesse ou compétence qui joue dans l’État
comme dans la société. Cette privatisation de l’universel, pour le
privilège de quelques-uns, s’effectue volontiers au nom même de
la « Civilisation ». La défense du particulier s’autorise toujours de
l’universel. Avec le recul, on peut même considérer que l’emprise
des grandes oligarchies est le fil rouge de la démocratie – une
« démocratie (toujours) manquée » au cours des âges. Cette confis-
cation est un trait général des systèmes démocratiques dans
l’histoire37. Cet argument confirme ce qu’il présuppose, c’est-à-
dire la séparation entre ceux qui sont ou ne sont pas « destinés » à
s’occuper de la vie publique et des affaires du monde, c’est-à-dire
de la distribution du public et du privé.

37. Luciano Canfora, La Démocratie. Histoire d’une idéo-


logie, Paris, Seuil, 2006.
PROMESSES ET EMBÛCHES DU POSTCOLONIAL 257
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C’est justement cela que le processus démocratique doit remettre
perpétuellement en question. La démocratie doit constamment
remettre en jeu l’universel sous une forme polémique. Le processus
démocratique est le processus de cette remise en jeu perpétuelle, de
cette invention de formes de subjectivation face à la perpétuelle
privatisation de la vie publique et de l’accaparement des richesses
matérielles et symboliques. L’intérêt des études postcoloniales est
de radicaliser la question des pseudo-représentants de l’universel,
de disqualifier la prétention des gouvernements à incarner un prin-
cipe unique de la vie publique, et à circonscrire le périmètre que
d’aucuns s’arrogent au nom d’un principe dit « universel ». Remar-
quons, en passant, que ce déplacement est refusé par l’idéologie
républicaine indifférente à toutes les particularités parce qu’elle
réclame la stricte application de la loi, et promeut son règne ou son
principe de manière abstraite. Contre le monopole de l’idéologie
dite républicaine, il faut louer les déplacements qui récusent la
prétention d’incarner l’universel38.

Passage à l’éthique
Il est significatif que cette confiscation toujours répétée de la
démocratie s’accompagne, dans les faits, d’une ontologie privative.
L’absent du pouvoir ou de l’histoire se voit simultanément déshu-
manisé (à des degrés divers). Comment les gens sont-ils humanisés,
et de quelle manière en venons-nous à les considérer comme des
êtres humains, plutôt que des entités éloignées ou étrangères,
lesquelles ne pourront jamais être comprises ou désirées parce que
tellement éloignées de « nous » ? Il semble que les seules vies

38. Jacques Rancière, La Haine de la démocratie, Paris, La


Fabrique, 2005, p. 69-70.
258 La situation postcoloniale
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considérées comme de « véritables vies » sont celles qui se conforment
à certaines normes : plutôt celles des Occidentaux ou Européens –
blancs, chrétiens, patriotes, hétérosexuels, consommateurs. Ces vies
sont pleinement reconnues, voire célébrées parce qu’il existe un
certain cadre qui définit ce qu’est la vie d’un « Occidental », et que
celles-ci entrent dans ce cadre.
Or l’objet des études postcoloniales est de rappeler le tracé sans
cesse redéfini qui sépare l’humain de l’inhumain, comme le révèlent
les difficultés constitutives de la politique qui transpose la question
du conflit dans celle de la norme ; ce qui constitue leur septième
intérêt. De là cette nécessité de ne pas reconduire ce qui tend
toujours, sous des formes variables, à constituer la norme de
l’humain, à la fixer, et à la rendre par là même intolérable39. De fait,
les rapports sociaux s’articulent en posant des différences réelles ou
imaginaires au sein de l’espèce ou en établissant des différences de
« nature » ou de « valeur » dans le vivant, dans les populations
humaines ; ce qui, soit dit en passant, pourrait bien être une des
principales dimensions du « biopolitique ».
De ce point de vue, la question de l’irréductibilité de la politique
semble bien être celle de la violence – entendons de la violence
normative ou parfois dite « extrême » produite par le jeu de la diffé-
rence anthropologique. De fait, la notion d’universel sert paradoxa-
lement à graduer les humanités et à étalonner la dignité que l’on
confère à leurs membres. C’est d’ailleurs de la sorte que s’évaluent,
de façon explicite ou contournée, les vies qui méritent d’être

39. Patrice Bourdelais et Didier Fassin offrent des pistes


utiles pour comprendre ce qu’ils appellent les « constructions
de l’intolérable », dans Les Constructions de l’intolérable.
Études d’anthropologie et d’histoire sur les frontières de
l’espace moral, Paris, La Découverte, 2005.
PROMESSES ET EMBÛCHES DU POSTCOLONIAL 259
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vécues ; quelques-unes reconnues et valorisées, d’autres rendues
méprisables ou invisibles, certaines opprimées, d’autres ou les mêmes
devant être à leur tour supprimées. De là, ces trois questions inextri-
cablement mêlées : qu’est-ce qu’être humain ? Qu’est-ce qu’un
droit ? Qu’est-ce qu’une universalité ou que devrait-elle être40 ?
Tant qu’on n’aura pas appris que les autres vies méritent égale-
ment d’être vécues, reconnues, aimées, partagées, voire pleurées
parce qu’elles exigent également de nous que nous fassions le deuil
– en particulier les vies que nous avons contribué à éliminer – nul
n’est certain que nous soyons vraiment en passe de surmonter le
problème de la déshumanisation, ou plutôt de ce mécanisme
terrible qu’est la « déspécification naturaliste41 » qui prépare le
crime, la torture, la terreur, le massacre, le génocide42. « Nous »
avons échoué à élargir notre conception des droits de l’homme pour
inclure ceux dont les valeurs et les affiliations pourraient bien
mettre à l’épreuve les limites des nôtres. Ce qui pose la question de
savoir ce qui est intelligible dans notre cadre à la fois législatif et
judiciaire. Appliquer notre conception dite universelle des droits de
l’homme, y compris à ceux qui ont agi en dehors du cadre que nous
considérons généralement comme la sphère du comportement
humain, met à l’épreuve les limites de notre humanité.

40. Judith Butler, Vie précaire. Les pouvoirs du deuil et de


la violence après le 11 septembre 2001, Paris, Éditions
Amsterdam, 2005.
41. Domenico Losurdo, Le Révisionnisme en histoire.
Problèmes et mythes, Paris, Albin Michel, 2006.
42. À propos des violences dites « extrêmes », on lira
l’ouvrage de Jacques Semelin, Purifier et détruire. Usages poli-
tiques des massacres et génocides, Paris, Seuil, 2005 ; voir
également les remarques de Jackie Assayag, dans « Leçons de
ténèbres » et « “Prendre le XXe siècle à la gorge”. Le partage des
génocides : spectres, comparaison, colonialisme », art. cités.
260 La situation postcoloniale
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Empruntant la route d’Emmanuel Levinas, pour quitter les
études postcoloniales, on pourrait dire qu’être avec les autres,
appartenir à une même communauté, ne suffit pas à définir une
véritable position éthique, mais qu’il faut « être-pour-l’Autre ».
Par-delà la raison, ceci exige un engagement de l’émotion à tous les
instants : « Le fait que je sois attaché à l’Autre par des moyens
émotionnels signifie que je suis responsable de lui, par-dessus tout
de ce que mon action ou mon inaction peut lui faire43. »

Georges Balandier : Il nous était demandé de savoir si les postcolonial


studies étaient bonnes à penser. Je dirai que le discours qui vient d’être
tenu, lui, est bon à penser bien qu’il me fasse souffrir à certains moments
(tout en ayant raison très souvent), lorsqu’il prend l’universel dans sa ligne
de mire. Il est vrai que l’universel peut être la figure du totalitaire. Il est vrai
que dans certaines réactions présentes, il y a ce que l’on pourrait appeler
une « révolte des différences contre l’imposition de l’universel ». Dans
certaines de ses réalisations historiques, l’universel est un universel doulou-
reux qu’il soit totalitaire ou qu’il renvoie, lorsqu’il est habillé de religion, à
des fondamentalismes incompatibles et qui s’affrontent dans l’histoire
présente. Comme vous, je suis frappé par les usages que l’on fait de
l’universel. Malgré tout, je me sens très largement lié à ce qu’a été le
e
XVIII siècle européen, à sa philosophie, à ce qu’il a apporté, à ce qu’il a dit,

à ce qu’il a tenté de changer dans le monde.

Entre pétulence désastreuse et humilité pénible


Giovanni Levi
Au XVe siècle, à Florence, les intellectuels politiques disaient : « Il
faut renoncer à la spéculation et à l’otium pour se dédier à l’activité

43. Zygmunt Bauman, La Vie en miettes. Expérience postmo-


derne et moralité, Rodez, Éditions Du Rouergue/Chambon, 2004.

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