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Nosologie et classifications psychiatriques selon les

cultures : les « syndromes liés à la culture »


Roland Littlewood
Dans L'Autre 2001/3 (Volume 2), pages 441 à 466
Éditions La Pensée sauvage
ISSN 1626-5378
ISBN 2859191739
DOI 10.3917/lautr.006.0441
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Nosologie et classifications
psychiatriques selon
les cultures :
Les « syndromes liés à la culture »
Roland Littlewood*
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Introduction
Comme n’importe quel autre fait social, la maladie peut être comprise,
d’une certaine façon, comme caractéristique de la société particulière au
sein de laquelle on la rencontre : qu’elle vienne révéler, cristallisés par des
situations individuelles, des sentiments communément partagés, ou qu’el-
le témoigne de ce que des observateurs nommeraient des tensions entre
les groupes qui la constituent. Une telle spécificité s’est toujours révélée
problématique pour les études comparatives en psychiatrie. Ces modèles,
qualifiés par les médecins de syndromes liés à la culture1, peuvent-ils être
totalement expliqués à travers la compréhension d’une société particuliè-
re ? Doit-on les rattacher à des catégories plus universelles, ou bien faut-
il, plus modestement, tenter de regrouper ceux qui présentent une certai-
ne proximité ? Peut-on défendre à la fois ces deux positions (spécificité
locale et catégorie globale) quand il s’agit d’« un syndrome comporte-
mental apparaissant dans des contextes culturels très variés [qui] se char-
ge de significations locales à tel point qu’il apparaît adapté uniquement à
l’articulation de dimensions importantes de chaque culture locale, comme
s’il avait surgi naturellement de cet environnement » (Good & Good,
1992).
Savoir si une catégorie générale englobe de manière adéquate un cas
particulier est fondamental pour toutes les sciences humaines. Le cas de
la médecine est d’autant plus complexe que celle-ci cherche à démontrer
une réalité « biologique ». Les maladies individuelles sont ainsi considé-
rées comme des exemples de quelque catégorie naturelle qui serait pré-
sente dans l’environnement, indépendamment de toute intrication avec

* Départements d'anthropologie et de psychiatrie, University College of London, Gower


Street, London WC1E 6 BT.
Texte traduit de l’anglais par Thierry Baubet et Viva Iny.
1. Nous utiliserons cette locution pour traduire le terme de «Culture-Bound Syndrome»
(NdT).

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Penser/Classer/Soigner - « Les syndromes liés à la culture »

des intérêts locaux (les nôtres compris). La question rappelle certains


débats d’anthropologie sociale ; pas tant sur le mana ou les alliances seg-
mentaires (ces catégories transcendent-elles les particularités locales ?)
que sur l’éventuelle homologie entre l’évitement de la sexualité chez les
grands singes apparentés et la prohibition de l’inceste. S’agit-il d’une
homologie ou d’une analogie partielle, auquel cas le terme « évitement »
serait une extrapolation inappropriée de nos préoccupations humaines.
Savoir comment une maladie spécifique à une culture peut témoigner
de l’expérience locale partagée, ou la refléter, reste une question contro-
versée chez les théoriciens. Les maladies sont pourtant considérées fré-
quemment par les membres d’un groupe comme témoignant de la situa-
tion fâcheuse dans laquelle ils se trouvent. En 1734, le médecin George
Cheyne définissait le spleen comme « la maladie anglaise ». Au siècle
suivant, l’american nervousness était décrite de manière similaire : « la
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cause première et principale de l’augmentation très rapide de la "nervosi-
té" est la civilisation moderne2, qui se distingue de l’ancienne par ces cinq
caractéristiques : la machine à vapeur, la presse périodique, le télégraphe,
les sciences, et l’activité intellectuelle des femmes » (Beard, 1881).
Margaret Lock (1992) place le diagnostic de bunmeibyo («Troubles de
civilisation ») au sein des incertitudes japonaises d’aujourd’hui quant à
l’occidentalisation, et Elaine Showalter (1993) propose que la femme
hystérique représente la figure au travers de laquelle, à l’époque victo-
rienne, la question des rapports entre les sexes s’est déployée, et a été
contestée. Les anthropologues ont aussi lié tel ou tel fléau médical à des
problématiques cruciales de leur propre société. Selon Michael Kenny
(1986), par exemple : « la popularité actuelle du Trouble de la
Personnalité Multiple est le résultat des désordres de notre époque ».
C’est peut-être au sujet du latah que les débats sur la spécificité cultu-
relle de la psychopathologie ont été les plus approfondis. En 1968,
Hildred Geertz attira l’attention sur le « paradoxe du latah ». Alors que ce
phénomène3, à forte composante culturelle semblait « taillé sur mesure »
pour les Javanais, elle remarqua des modèles étonnamment similaires
dans de nombreuses sociétés d’Asie de l’Est, de la Sibérie aux archipels
malais et indonésien. Contre les explications médicales, selon lesquelles
le latah démontrait l’existence d’une réponse « pré-psychologique »
(c’est-à-dire physiologique et universelle), Geertz suggéra que ce tableau
pouvait être expliqué dans sa totalité par des préoccupations javanaises.
En réponse, Ronald Simons (1980), à partir de cas malais, suggéra que le
latah correspondrait à une expression, localement mise en forme, de la
réaction de sursaut commune aux mammifères. Sur cette base, chaque
société peut élaborer des caractéristiques additionnelles constituant un
répertoire partagé à partir duquel chaque individu (en général une femme

2. Souligné dans le texte original.


3. Au cours du latah le patient, généralement une femme, suite à un stimulus minime (mais
défini) présente une réaction de sursaut exagérée, avec des attitudes de soumission passi-
ve, écholalie, échopraxie, langage obscène.

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sous-dominante) développe son propre modèle, qu’il soit spontané ou
simulé. Il nota également des similarités entre différentes sociétés concer-
nant les mots obscènes utilisés et fit l’hypothèse qu’ils étaient « codés
neurologiquement d’une manière spéciale ». Simons fut critiqué à son
tour, par certains commentateurs issus du courant psychodynamique,
pour avoir ignoré le sens de la taquinerie dans l’éducation des enfants
malais. Kenny (1983), avançant que le latah représentait une inversion du
code symbolique, différenciait sa position - le latha serait l’explication
culturellement codée d’un sens potentiel implicite au sein d’un répertoire
humain limité de concepts ayant trait à l’ordre, au désordre et au senti-
ment identitaire - de celle de Simons : « l’exploitation spécifique à la cul-
ture d’un potentiel neurophysiologique ». Simons (1983) riposta, criti-
quant à la fois la nature invérifiable des interprétations psychodynami-
ques et la tendance des anthropologues à la sur-interprétation. Contre
Kenny, il citait des informateurs selon lesquels des sollicitations adéqua-
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tes pouvaient rendre latah pratiquement n’importe qui, et expliquait que
le modèle, une fois mis en place, pouvait être provoqué par un stimulus
neutre, indépendamment de son sens et de son contexte. Selon Simons,
les vérités symboliques étaient, plus souvent que ce que les anthropolo-
gues voulaient bien admettre, des élaborations de phénomènes biologi-
ques identifiés localement.
La question du latah me semble être de celles qui montrent combien
les propriétés sensorimotrices d’un « symbole naturel » incarné peuvent
limiter son sens et son déploiement (Littlewood, 1993). En psychiatrie
comparée, il est la plupart du temps difficile de proposer de façon
convaincante quelque modèle universel de trouble que ce soit. Cela nous
conduit à des débats circulaires sur l’intérêt de tenter des analyses multi-
variées de listes de « symptômes » recueillis dans différentes sociétés,
afin de déterminer une présumée spécification biologique de l’expression
vécue observée. D’autres problèmes se font jour lorsqu’un modèle de
trouble semble disparaître totalement d’une société (parfois pour y réap-
paraître plus tard comme pour les personnalités multiples), ou lorsqu’il se
transforme en ce que nous, observateurs, prenons pour un modèle diffé-
rent. Ceci représente une difficulté particulière lorsque la médecine occi-
dentale et sa procédure analytique participent localement du contexte
dans lequel le trouble est reproduit. Ainsi, selon Loudon, les rituels de
rébellion observés en Afrique du Sud avaient laissé la place, chez les fem-
mes zulu, à des troubles névrotiques pour lesquelles elles se présentaient
en consultation. Bien que l’expérience vécue par ces femmes, le contex-
te, les réponses locales et les descriptions des observations soient assez
différents, il était possible de comprendre leurs troubles comme témoi-
gnant de la même problématique d’opposition et de complémentarités
entre les sexes (Littlewood, 1990). L’amok, jadis considéré comme une
démonstration standardisée de justice rétributive, est maintenant devenu,
en Asie du Sud-Est, un problème purement médical. Que reste-t-il alors
de notre tableau clinique ? Dans quels aspects considère-t-on qu’il s’est
modifié et quels sont les déterminants de ce changement (ibid) ?

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Penser/Classer/Soigner - « Les syndromes liés à la culture »

Forme et contenu
La psychiatrie clinique s’est développée dans les hôpitaux du 19e siècle
en Europe. Un nouvel ordre industriel y avait confiné ceux que l’on qua-
lifiait de déments4 et qui présentaient des maladies au cours desquelles on
pouvait supposer la présence de changements pathologiques cérébraux,
même si ceux-ci ne pouvaient pas toujours être démontrés (Schneider,
1959). Ceci réduisait la responsabilité individuelle et pénale. Les ambi-
tions scientifiques de la médecine hospitalière, son identification d’une
maladie qui correspondait à ce qui était communément désigné comme la
folie (et qui a pris le nom de schizophrénie au début du XXe siècle) ont
eu tendance à faire en sorte que la maladie mentale soit considérée dans
une perspective essentiellement médicale. Quand les nouveaux « spécia-
listes des nerfs » et « aliénistes » ont eu affaire avec des manifestations de
détresse ou de comportements inhabituels, parmi des gens qu’on ne pou-
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vait pas qualifier d’aliénés mentaux ou physiques, ils furent face à une
nouvelle question pratique : décider de la responsabilité du patient dans
ses symptômes, de son aptitude à réaliser un legs, à élever ses enfants, de
sa responsabilité pénale. Avec certaines personnes de classes moyennes
ou élevées, d’autres catégories de maladies comme l’hystérie ou la pro-
stration nerveuse (neurasthénie) pouvaient être avancées, ce qui diminuait
la responsabilité du patient vis-à-vis de son trouble, mais pas de ses aut-
res actes (Beard, 1881). Les médecins de pratique privée réalisèrent que
s’ils remettaient en question trop radicalement les théories des patients
sur leur propre maladie, ils perdaient leurs clients, comme Molière et
Proust l’ont illustré de manière sardonique. Pour apprécier la responsabi-
lité d’un individu ayant commis des actes criminels et disant être malade,
les médecins devaient décider si la maladie était « réelle », causée par des
changements physiques indépendants de la volonté du sujet et rendant ses
actions involontaires, ou bien simulée comme cela peut être le cas chez
les personnes en attente de procès ou de condamnation.
Tous les patients qui recevaient un même diagnostic ne décrivaient pas
exactement les mêmes expériences. Pour traiter avec ces variations de
symptômes entre les individus, la psychiatrie clinique fait toujours une
distinction entre les déterminants essentiels, pathogéniques d’un désord-
re mental (les processus biologiques considérés nécessaires et suffisants
pour le causer) et les variations personnelles culturelles du tableau dites
pathoplastiques. Ces deux modèles sont aujourd’hui encore utilisés dans
la pratique quotidienne, à travers la distinction allemande du 19e siècle
entre forme et contenu qui était jadis une pratique omniprésente dans des
études comparatives en histoire de l’art, ethnologie, critique littéraire,
archéologie, et même dans les sciences humaines en général.
Aujourd’hui, des approches plus libres, thématiques, mimétiques ou
émergentes ont remplacé ces manières de faire : en partie du fait des

4. La plupart des patients hospitalisés restent encore diagnostiqués comme psychotiques.

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incertitudes sur ce qui relevait de la forme ou du contenu mais aussi du
fait de la difficulté à justifier ce qui, de l’un ou de l’autre, était le plus fon-
damental. Certains auteurs ont proposé que cette dichotomie forme/conte-
nu a été favorisée par la syntaxe indo-européenne sujet-prédicat, ou plus
spécifiquement, qu’elle a été caractéristique de la méthode scientifique
dont les avancées ont été basées sur l’analyse d’un « tout » apparent, à tra-
vers les propriétés naturelles sous-jacentes de ses parties présumées. Elle
a également été entretenue par une théorie empirique de la linguistique
selon laquelle les noms ne faisaient que désigner des entités distinctes –
comme les maladies – déjà présentes dans le monde extérieur (Yap, 1974 ;
Lewontin & al., 1984 ; Good & al., 1982). Nous pourrions enfin ajouter
la tendance moderne à réifier les éprouvés : ainsi, notre expérience de la
chaleur, traduite en « température », est devenue une sorte d’entité natu-
relle qui, comme l’idée de manie/dépression, peut être facilement conver-
tie en une échelle linéaire (Littlewood, 1994)5.
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Quoi qu’il en soit, la dichotomie forme/contenu demeure un moyen,
hérité de la médecine, de distinguer le culturel du biologique en psychia-
trie. Son application était aisée lorsqu’il s’agissait de décrire des expé-
riences et des activités anormales, associées à des maladies reconnaissa-
bles et supposées ubiquitaires, comme les tumeurs cérébrales ou de la thy-
roïde, l’anémie, les lésions cérébrales traumatiques et vasculaires. Les
hallucinations du delirium de l’alcoolique présentant des lésions cérébra-
les étaient comprises comme témoignant directement de la forme biolo-
gique, exprimée à travers un contenu finalement insignifiant, reflétant la
personnalité du patient et les préoccupations de la société dont il était
issu. Une étude, des années soixante sur les idées persécutives aux
Antilles, proposait la distinction suivante entre noirs et créoles blancs :
pour les premiers, les soupçons persécutifs (la forme) étaient dirigés cont-
re leurs familles et leurs voisins (contenu), selon la représentation locale
de la sorcellerie dans une communauté villageoise égalitaire, tandis que
pour les seconds, formant une élite précaire préoccupée par le maintien de
son pouvoir, les empoisonneurs fantômes étaient identifiés parmi la popu-
lation noire environnante (Weinsten, 1962).
Si la nature était forme et la culture contenu, le traitement devait être
dirigé vers la cause biologique sous-jacente, tâche relativement facile,
tout au moins en théorie, si la cause identifiée par le neuropsychiatre était
une tumeur ou une bactérie. Distinguer entre forme et contenu devenait
problématique pour les maladies psychiatriques. Il n’y avait pas, au cours
de ces dernières, de changement biologique évident. La distinction devait
ainsi être faite sur la base des symptômes présentés au praticien par le
patient. Les hallucinations et le délire, contraires à la réalité quotidienne
commune, étaient pratiquement toujours considérés comme primaires et
donc biologiques. Leur thème particulier avait encore moins d’impact sur

5. Sur l’impossibilité de distinguer rigoureusement entre forme et contenu voir : Schlick,


1938.

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la cause (et donc sur le traitement) de la maladie que la manière dont les
patients pouvaient concevoir la douleur n’en avait pour déterminer l’ori-
gine de cette douleur. Prenons un exemple du psychiatre allemand Emil
Kraepelin : qu’un patient se présente comme le Kaiser plutôt que comme
Napoléon (le contenu) était de bien maigre valeur clinique comparé au
fait qu’il souffrait d’un délire mégalomaniaque (la forme). Si les valeurs
culturelles pouvaient parfois causer des maladies en transformant des
causes naturelles, elles ne pouvaient pas être à l’origine de maladies men-
tales sérieuses, contrairement à ce qu’estimaient le christianisme, l’islam,
et les savoirs populaires pour qui la turpitude morale était la cause immé-
diate de troubles graves (Littlewood, 1993).
Le schéma forme/contenu fonctionnait plutôt bien dans les hôpitaux
psychiatriques européens : le champ de l’observation clinique y était limi-
té par le contexte institutionnel. Au début du siècle, toutefois, la psychia-
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trie commença à étendre sa pratique aux populations des empires colo-
niaux. Beaucoup de tableaux locaux, laissant supposer l’existence de nou-
veaux types de maladies mentales, avaient été décrits par des voyageurs,
des missionnaires, des administrateurs coloniaux, parfois comme des
maladies mais, le plus souvent, comme des exemples de la perversité cri-
minelle des autochtones, ou bien des curiosités pittoresques quelquefois
embarrassantes. L’un des plus remarquables était l’amok (Oxley, 1869),
mot malais repris en anglais pour désigner une violence aveugle et immo-
tivée contre les autres. Dans l’une des premières discussions sur la com-
paraison des maladies mentales dans différentes sociétés, Kraepelin
(1904), après un voyage à Java au cours duquel il avait recueilli des obs-
ervations d’amok et observé des patients hospitalisés, suggéra que les
symptômes caractéristiques d’une maladie donnée, ceux que l’on peut
retrouver partout dans le monde, sont essentiellement les éléments patho-
géniques, qui reflètent directement la cause physique de la maladie.
Cependant, nota-t-il : « la comparaison n’est valable que si nous sommes
capables de tracer des distinctions claires entre les différentes maladies
identifiables. » Ceci s’est avéré difficile, du fait de la multitude de varié-
tés locales de troubles et de l’intention, que Kraepelin partageait avec
enthousiasme, de leur assigner une place dans le nombre limité de caté-
gories déjà identifiées dans les hôpitaux européens.
Selon Eugen Bleuler, psychiatre suisse qui a proposé le terme de
« schizophrénie », les symptômes qui nous permettent de distinguer cette
maladie des autres traduisent immédiatement le processus biologique
sous-jacent (Bleuler, 1911). Ceci rejoint l’idée de Kraepelin selon laquel-
le les traits caractéristiques sont les traits universels, et aboutit au modè-
le, toujours en usage, qui pourrait être décrit comme une sorte de poupée
russe : les déterminants biologiques essentiels permettant de spécifier une
maladie sont entourés d’une série d’enveloppes culturelles et idiosyncra-
siques qui doivent être ôtées une à une, au cours de la procédure dia-
gnostique, afin que la « vraie » maladie puisse se révéler. Pour Karl
Birnbaum (1923), élève de Kraepelin, ces enveloppes pathoplastiques

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donnent « le contenu, la couleur et le contour d’une maladie individuali-
sée dont la caractère et la forme de base ont été biologiquement détermi-
nés ». Wittgenstein (1958) a critiqué la même approche en psychologie en
la comparant à quelqu’un qui effeuillerait un artichaut en cherchant dés-
espérément à découvrir quelque « vrai » artichaut, selon l’affirmation sui-
vante (pour utiliser l’aphorisme sarcastique de l’anthropologue Clifford
Geertz) : « La culture est le glaçage, la biologie est le gâteau… la diffé-
rence est superficielle, la ressemblance profonde » (Geertz, 1986).
L’observateur médical devait ainsi se centrer sur les symptômes discrimi-
nants et caractéristiques, donc biologiquement déterminés : symptômes
particulièrement insaisissables en psychiatrie où l’anxiété, l’irritabilité,
l’insomnie, l’anorexie, la dépression, le doute et les préoccupations suici-
daires sont communes à presque toutes les maladies identifiées et se fon-
dent dans l’expérience humaine ordinaire. Ces symptômes communs ten-
dirent à être ignorés dans la pratique diagnostique, plus par acte de foi
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dans le modèle de Kraepelin et Birnbaum, que par la prise en compte
empirique de données probantes disponibles. Dans les années quatre
vingt, les tentatives des épidémiologistes de constituer une nomenclature
basée sur des données statistiques continuaient de buter sur des discus-
sions sans fin autour de la catégorisation et de l’universalité. Les maladies
psychiatriques n’ont démontré aucune correspondance précise avec des
catégories pré-déterminées - celles qui pourraient « démembrer le réel
selon ses articulations naturelles » comme le dit Young (1985). Les ana-
lyses multivariées du grand nombre de symptômes possible produisent
des schémas classificatoires différents selon la procédure statistique utili-
sée, selon les symptômes partagés que l’on inclut ou exclut, et bien sûr
selon ce qu’on considère ou non comme un symptôme.
Les représentations de la maladie partagées par une société étaient
ignorées par les médecins coloniaux qui, comme ils le faisaient en
Europe, se contentaient de l’examen des personnes incarcérées, et, plus
tard, de celles admises en hôpital psychiatrique (Fisher, 1985 ; Mac
Cullock, 1994). Face à des patients d’une société ou d’un groupe minori-
taire qu’ils connaissaient mal, les psychiatres britanniques et américains
se plaignaient de facteurs culturels exotiques qui obscurcissaient le
tableau clinique et le rendaient insaisissable. Avec des patients européens,
dans une société principalement européenne, ils rencontraient moins de
difficultés à trouver des catégories universelles. La « culture » y étant
tacite, elle pouvait être implicitement omise dans l’établissement du dia-
gnostic : uniforme, elle ne contribuait pas à expliquer les variations retro-
uvées entre patients.
De fait, les différences à l’intérieur d’un même contexte culturel occi-
dental, par exemple entre hommes et femmes, ont été ignorées jusqu’à ces
dernières années, dans l’explication des variations inter-individuelles au
profit de causes biologiques ou bio-psychologiques. On ne pouvait donc
rien percevoir d’immédiatement culturel dans ces tableaux, particulière-
ment dans les pays occidentaux : troubles du comportement alimentaire,

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Penser/Classer/Soigner - « Les syndromes liés à la culture »

attaques de panique, phobies, auto-mutilations, kleptomanie (Littlewood


& al, 1987). On pouvait alors supposer qu’il s’agissait là de tableaux cli-
niques ubiquitaires. Les manières socialement admises de vivre et de
communiquer la détresse, comme les notions de personne et de responsa-
bilité, n’ont pas été considérées comme déterminantes, dans la mesure où
ce qui semblait être une constante ne pouvait être tenu pour expliquer une
variable comme la maladie. Ignorer la gamme des symptômes rencontrés
à travers les sociétés, leurs relations aux croyances et aux attentes per-
sonnelles du patient (et au contexte médical) ne paraissait pas inapproprié
à la pratique dans des sociétés homogènes, dans la mesure où les interac-
tions médecin/patient et les procédures diagnostiques constituaient des
éléments « acquis » et significatifs de la vie quotidienne. Les décisions
diagnostiques étaient généralement suivies de réponses socialement
acceptables : traitement médicamenteux, hospitalisation, et parfois
suspension des droits civiques.
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La psychiatrie impériale
C’est lorsqu’ils emportèrent leurs systèmes diagnostiques dans leurs colo-
nies, au début du 20e siècle, que les psychiatres commencèrent à rencon-
trer des difficultés de ce type. En Afrique et en Asie, les perturbations de
l’humeur ou du comportement n’étaient pas nécessairement attribuées à
une maladie organique. Elles pouvaient souvent témoigner d’un modèle
de classification des faits sociaux et d’un ordre totalement différents :
possession par un esprit, rituels de deuil ou d’initiation, sorcellerie et
guerre. Ces tableaux, rappelant les psychoses occidentales, semblaient
être localement considérés comme problématiques, mais pas toujours rat-
tachés à la maladie (Rivers, 1924). Lorsque les médecins coloniaux se
mirent à produire des rapports et des communications scientifiques, ils
décrivirent les modèles locaux de compréhension de soi et de la maladie
- modèles que l’on peut considérer aujourd’hui comme analogues aux
théories psychiatriques - non pas comme des conceptions fonctionnelles,
porteuses de sens et autonomes, mais plutôt comme des approximations
inadéquates par rapport aux connaissances scientifiques occidentales.
Cependant, les modes de compréhension de petites sociétés rurales
(comme les traditions chinoises et indiennes les plus proches de la méde-
cine) tranchaient parfois de manière très importante avec l’expérience
européenne. L’anthropologue Charles Seligman (1929), qui avait étudié
la médecine, nota qu’avant le premier contact avec les Européens, il n’y
avait rien en Nouvelle Guinée qui ressemblât à la schizophrénie. Des cas
analogues à ce tableau clinique ayant été identifiés plus tard par des psy-
chiatres, il fut critiqué pour ce qui est désormais connu sous le terme
« d’erreur de Seligman » : passer à côté d’une maladie universelle parce
que les modèles de compréhension et de réponse locaux ne permettent pas
de l’objectiver, à travers une expression sociale équivalente à celle qu’on
pourrait observer dans un hôpital occidental, alors qu’elle est présente et
institutionnalisée de manière telle qu’elle ne peut être remarquée par l’ob-
servateur médical. De même, dans les régions amérindienne et antarc-

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tique, certains considèrent que certaines modalités de soin d’inspiration
religieuse ou d’accession à une position de leader, pour lesquelles l’élec-
tion au rôle chamanique pouvait être marquée par une maladie soudaine,
un accident ou une autre expérience difficile, masqueraient éventuelle-
ment la schizophrénie (Devereux, 1956).
On considéra tout d’abord des tableaux cliniques tels que l’amok ou le
piblokto (hystérie arctique) comme des variants plutôt singuliers – géné-
ralement simples – des troubles psychiatriques décrits en Europe. La mal-
adie mentale à Java, selon Kraepelin, se présentait « globalement avec les
mêmes tableaux cliniques que ceux que nous observons dans notre
pays… les similarités sont bien plus importantes que les traits anor-
maux ». Les amok étaient donc en fait une épilepsie ou peut-être une schi-
zophrénie catatonique (Kraepelin, 1904). Mais que devait-on considérer
comme des « traits anormaux », en les comparant à quoi ? Sans doute à la
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forme de maladie, base de la catégorisation des troubles en entités clini-
ques. Prenons l’exemple d’une patiente malaise, injustement convaincue
d’être l’objet de persécutions de la part des voisins : son délire constitue
la forme, et les voisins fournissent le contenu, mais la persécution peut
être considérée comme forme ou contenu. Le fait qu’elle délire est impor-
tant pour affirmer qu’elle est malade mentalement, le thème des voisins
n’a pas d’importance diagnostique, mais la dimension persécutive de son
délire peut ou non conditionner le diagnostic qui lui sera attribué. Les
hypothèses, formulées par Kraepelin dans ses études sur Java, demeurent
le paradigme dominant de la psychiatrie comparative : jusqu’à quel point
des tableaux cliniques doivent-ils être similaires pour pouvoir affirmer
que nous parlons du même tableau clinique ? Comment distinguer les
traits qui restent les mêmes et ceux qui varient ? Comment construire nos
catégories en regard de la question du semblable et du différent, du nor-
mal et du pathologique ? Quelque chose comme la « dépression » existe-
t-elle partout ? Ou bien faut-il avoir recours à une expérience plus géné-
rale comme la « détresse » ou la « souffrance » ?
On peut généralement lire, dans les manuels de psychiatrie, que des
tableaux cliniques comme l’amok « ne constituent pas de nouvelles enti-
tés diagnostiques, mais qu’ils sont en fait similaires aux tableaux connus
en Occident » (Kiev, 1972). On a souvent fait preuve d’un optimisme
extraordinaire quant à cette équivalence. Prenons l’exemple du windigo,
le syndrome de « cannibalisme compulsif » des Ojibwa et Inuit nord-amé-
ricains, qui a fait l’objet de nombreux commentaires du fait de son remar-
quable exotisme. Le windigo, localement décrit comme une possession
par un vampire cannibale qui pousse le possédé à attaquer d’autres per-
sonnes, a été identifié par des psychiatres, sûrs d’eux, à des troubles aussi
disparates que la dépression, la schizophrénie, l’hystérie et l’anxiété. De
même l’amok n’a pas seulement été expliqué par les modèles de compré-
hension locaux de l’épilepsie ou de la schizophrénie, mais aussi par la
malaria, la syphilis, la psychose cannabinique, l’insolation, la manie,
l’hystérie, la dépression, la désinhibition de l’agressivité, et l’anxiété

L' au tr e , Cliniques, cultures et sociétés, 2001, Vol. 2, n°3 449


Penser/Classer/Soigner - « Les syndromes liés à la culture »

(ibid). Nous avons delà évoqué les latah, ces femmes de la péninsule mal-
aise qui tenaient des propos obscènes lorsqu’elles étaient surprises et sur-
sautaient, et qui parodiaient le langage et les actions des autres de maniè-
re apparemment non intentionnelle (O’Brien, 1883). Leurs troubles furent
identifiés comme témoignant « d’une psychose [ou] de l’hystérie, de
l’hystérie arctique, d’une psychose réactionnelle, d’une réaction de sur-
saut, d’une névrose d’effroi, d’une psychose hystérique [ou] d’un état
hypnoïde » (Kiev, 1972). Chercher à identifier les symptômes plutôt que
le contexte local a conduit à ce que l’amok et le latah ne soient pas consi-
dérés comme des modèles culturels autonomes, mais plutôt comme l’ex-
plication malaise erronée d’une maladie universelle, même si les psy-
chiatres étaient en total désaccord sur la maladie dont il aurait pu s’agir.
Dans quelle mesure ces tableaux pouvaient-ils correspondre à un système
de classification universel ? La réponse dépendait du point jusqu’auquel
les psychiatres étaient prêts à étendre leurs catégories, et donc de leurs
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préférences théoriques. Dans les années soixante-dix, Weston La Barre et
Georges Devereux, psychanalystes beaucoup moins attachés aux argu-
ments purement biomédicaux, élargirent le concept de schizophrénie, en
y incluant toute une variété de modèles locaux : la possession, le chama-
nisme, la prophétie, les religions millénaristes et même, pour La Barre, le
changement social en général. Ils n’avançaient pas seulement l’idée que
la schizophrénie pouvait apparaître au sein de ces modèles, mais aussi que
ceux-ci constituaient un exemple de l’expérience schizophrénique
(Littlewood, 1993) : les faits culturels de la vie quotidienne pouvaient être
compris comme des manifestations étendues de la maladie mentale.
Si les psychiatres de la période coloniale demeuraient généralement
perplexes sur les éléments culturels qu’ils percevaient comme adhérents
aux symptômes essentiels, ils pouvaient aussi être frappés par le contrai-
re : « l’aridité du tableau clinique… Dans les cultures les plus primitives,
la schizophrénie est une pauvre imitation des formes européennes » (Cité
par Yap, 1951). Obscurcie par les éléments culturels ou simple forme pri-
mitive, dans un cas comme dans l’autre, la culture ne déterminait rien,
elle agissait plutôt comme une soupe confuse qui remplissait passivement
ou bien distordait la matrice biologique. Le terme de « culture » pouvait
être une extension du terme de « race ». Profanes ou savantes, les caté-
gorisations de la maladie sont contiguës aux autres classifications socia-
les - caractère, ethnicité, genre, monde de la nature, faits historiques –
desquelles elles s’inspirent et qu’elles plagient. La distinction et même
l’opposition entre forme et contenu, dépendaient de la différence assez
claire entre le biologique universel, et le culturel, variant, qui exerçait des
contraintes sur le biologique. En cette fin du XIXe siècle, la psychiatrie
descriptive était de plus en plus influencée par les idées de biologie racia-
le du Darwinisme social. Les humains, bien qu’ayant une origine com-
mune, présentaient des variations biologiques, psychologiques, sociales,
morales, se reflétant les unes les autres à différents niveaux. Young (1995)
a parlé de « normalisation de la pathologie » à propos de la topologie vic-
torienne (associée en particulier au neurologue Hughlings-Jackson) selon

450 L' au tre , Cliniques, cultures et sociétés, 2001, Vol. 2, n°3


laquelle le système nerveux central était organisé en une série de niveaux
de contrôle dont les plus « élevés » pouvaient l’emporter sur les plus
« bas ». L’hystérie témoignait de dysfonctionnements « au plus bas
niveau », et pour Kraepelin (1904) la symptomatologie inhabituelle des
troubles mentaux chez les Javanais traduisait leur « plus bas niveau de
développement intellectuel ». Jusqu’à une période récente, les variations
de ce que les médecins nommaient la « présentation » de la maladie, qui
leur était faite dans différentes sociétés, n’ont pas été attribuées seulement
à des expériences historiques ou politiques, comme on aurait pu l’attend-
re du modèle « pathoplastique ». Elles ont également été reliées à l’exis-
tence d’une mentalité primitive assez uniforme (plus nature que culture)
que ces personnes partageaient avec les enfants européens et les « attar-
dés », et qui engendra de nouveaux variants : « réactions catastrophi-
ques », « anxiété maligne », « réponses simples accessibles à un individu
désorganisé », et « réactions primitives correspondant à des réactions
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explosives de psychopathes dans un pays développé » (Kiev, 1970). Des
explications quasi physiologiques rattachaient le piblokto (« hystérie arc-
tique ») et le kayac angst à des esprits peu développés, ces troubles repré-
sentant « le calme et le sentiment de catastrophe possiblement imminen-
te si caractéristique du climat arctique » (ibid.).
Cette psychologie typologique des niveaux de développement, et l’hy-
pothèse que les symptômes observés en Europe étaient plus vrais et moins
obscurcis par des systèmes de valeurs locaux, conduisirent à la proposi-
tion commune selon laquelle la dépression n’était pas encore apparue
chez les non-Européens, la caractéristique essentielle de la dépression en
Europe, l’auto-accusation, n’y ayant pas été repérée (Carothers, 1953).
L’absence de dépression était parfois directement liée à un cerveau moins
évolué où les « assises primitives » prédominaient (Vint, 1934). Cette
idée pouvait avoir des implications pour le Bureau Colonial lorsqu’il s’a-
gissait d’envisager la possibilité d’accès à l’indépendance pour l’Afrique
coloniale (Carothers, 1954). Auto-accusations et culpabilités du même
type que celles rencontrées en Europe avaient en fait été mises en évi-
dence en Afrique coloniale dès les années trente, non pas par des méde-
cins exerçant dans les hôpitaux coloniaux, mais par un anthropologue
menant des recherches sur la distribution des lieux saints (Field, 1960).
Des réactions, qui rappellent la dépression occidentale, sont actuellement
fréquemment décrites dans des petites communautés non industrialisées.
Certes cela dépend de la fréquence avec laquelle des gens, présentant un
problème socialement peu dérangeant, viennent à l’hôpital pour y être
soignés et donc étudiés, ainsi que du possible échec de la médecine à
développer une relation d’empathie avec l’autre, et de données épidémio-
logiques superficielles basées sur les statistiques d’hôpitaux coloniaux.
Mais cela dépend avant tout de ce qu’on appelle « dépression ». Est-ce
quelque chose comme la misère que l’on peut identifier dans certaines
situations de perte ou de deuil ? Ou bien de modes d’expression de la
souffrance davantage somatiques, comme le désintérêt, le réveil matinal
précoce, l’anorexie, généralement reconnus comme une dépression clini-

L' au tr e , Cliniques, cultures et sociétés, 2001, Vol. 2, n°3 451


Penser/Classer/Soigner - « Les syndromes liés à la culture »

que ? Ou quelque chose de plus spécifique, comme le sentiment judéo-


chrétien de culpabilité et le désir de mort ? La familiarisation progressive
avec l’expérience de détresse personnelle dans les anciennes colonies a
permis d’avancer que la dépression pouvait être une variante du tableau
répandu que l’on pourrait nommer « humeur dysphorique ». Cette
humeur dysphorique, dans la dépression, se manifesterait à travers des
caractéristiques psychologiques propres à l’Occident, où le soi, autono-
me, est perçu comme le lieu invariant des éprouvés, de la mémoire, et de
l’action. Lorsqu’on examine la question, à travers différentes sociétés,
une expérience de détresse plus répandue que la « dépression » (qui figu-
re le naufrage phénoménologique du soi jadis actif dans une inertie dont
nous demeurons responsables) est un sentiment de déplétion et de perte
de quelque chose d’essentiel qui a été emporté hors de soi. Ce modèle
correspond à de nombreuses dénominations idiomatiques en Amérique du
Sud, autour de la notion de « perte de l’âme » (Shweder, 1985).
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Syndromes Liés à la Culture
Dans les années cinquante, en réaction à l’eugénisme de la psychiatrie aca-
démique allemande de l’époque nazie, les sciences sociales et médicales
abandonnèrent peu à peu l’idée que l’évolution biologique et le dévelop-
pement psychologique expliquaient les différences, dans la manière d’é-
prouver et d’agir, entre les différentes sociétés contemporaines.
Toutes les sociétés étaient désormais considérées de manière similaire
comme détentrices d’une « culture ». Des différences biologiques entre
les groupes considérés comme un tout, ne pouvaient plus expliquer la
variété des maladies mentales, excepté entre hommes et femmes. Le fait,
que beaucoup de maladies non-occidentales ne puissent plus être réduites
à des formes primitives de catégories universelles, conduisit la psychia-
trie comparative (qu’on a nommé depuis « psychiatrie culturelle ») à pro-
poser une nouvelle sorte de maladie, pour laquelle la distinction mise en
forme biologique/contenu culturel n’était plus nécessaire.
Des modèles comme l’amok et le latah, qui avaient évoqué certaines
maladies européennes restées inclassables, furent qualifiés de Syndromes
Liés à la Culture6 (Yap, 1951 et 1967). Il s’agissait habituellement de
réactions spectaculaires et épisodiques, particulières à une société donnée
dans laquelle elles étaient identifiées comme un comportement spécifi-
que, très différent des comportements de la vie de tous les jours. Ces trou-
bles, pouvons-nous remarquer maintenant, étaient à même de préoccuper
les colonisateurs dans la mesure où ils étaient bizarres, scandaleux, voire
franchement gênants. Les modalités d’expressions de la souffrance moins
spectaculaires (retrait des activités communes, tourment, douleur chroni-
que, deuil, abattement) qui n’attirèrent pas l’attention de l’administration
et de la police coloniale furent ignorées, jusqu’au développement de l’an-
thropologie médicale dans les années quatre-vingt.

6. Dans la suite de ce texte, nous les appelerons SLC.

452 L' au tre , Cliniques, cultures et sociétés, 2001, Vol. 2, n°3


Ces troubles ont aujourd’hui été répertoriés en grand nombre (Simons
et Hughes, 1985). Ils représentent des modèles distincts et cohérents,
transmis de génération en génération, selon une tradition culturelle conti-
nue, et on considère qu’ils sont intimement liés à la manière qu’a chaque
société de comprendre l’individu et d’édicter ses propres normes. Ainsi,
aussi élevée qu’ait été l’incidence des réactions comme le deuil ou la ter-
reur dans les communautés déchirées par la guerre, elles n’ont pas été
considérées comme spécifiques à la culture, sauf si elles se perpétuaient
sous forme reconnaissable au cours des générations, comme une compo-
sante durable de l’identité. Finalement, qu’est-ce qui était « lié » dans les
Syndromes Liés à la Culture ? La « culture » avait-elle acquis la même
autorité que la « biologie » dans la nosologie internationale ?
Ce à quoi cette catégorie se réfère est l’objet d’un débat continu.
L’usage du terme de SLC est généralement limité à un modèle trouvé uni-
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quement dans une société donnée, qui symbolise et représente les préoc-
cupations fondamentales locales. Cette catégorie a parfois été utilisée
pour des maladies qui semblent universelles mais qui sont mises en
forme, distinguées des autres, et considérées selon des contenus locaux7.
On peut ainsi inclure dans les SLC le kifafa, le malkadi, ou le moth mad-
ness, catégories reconnues localement en Tanzanie, à Trinidad et chez les
Navaho, qui rappellent de près la description médicale de l’épilepsie
(Neutra et al, 1977 ; Littlewood, 1993). Le kuru, décrit en Nouvelle
Guinée, qui fut jadis considéré comme un SLC apparenté à l’hystérie, ne
l’est plus aujourd’hui étant donné le rôle probable d’un virus lent dans
son étiologie (la découverte de sa transmission possible par le cannibalis-
me l’a rendu encore plus exotique). On a parfois estimé comme caracté-
ristiques de certaines sociétés des tableaux tels que : le kuru, la restriction
des compétences liées à la sénescence, des comportements apparemment
intentionnels comme l’homicide et le viol, le syndrome confusionnel lié
à la malnutrition ou à l’ivresse éthylique, l’usage d’autres substances psy-
choactives.
Ces tableaux sont pourtant rarement qualifiés de SLC, dans la mesure
où ils apparaissent biologiquement possibles dans toute société et où ils
n’évoquent pas immédiatement des « maladies mentales » européennes.
Cependant, ces tableaux peuvent être considérés comme des SLC lors-
qu’ils persistent. Ainsi, l’abus d’alcool, la dépression anomique et le sui-
cide, conséquences du déplacement des Indiens d’Amérique du Nord vers
des réserves, ont été tenus pour des manifestations de leur culture, ce qui
revient à ignorer le contexte politique entre colonisateurs et autochtones,
et donc le contexte de l’observation psychiatrique. De « nouvelles mala-
dies », identifiées grâce à des techniques épidémiologiques plus sophisti-
quées au sein de populations urbaines, ou par l’observation psychiatrique

7. A propos de l’évolution des idées sur ce point, voir : Ritenbaugh (1982) ; Littlewood et al.
(1987).

L' au tr e , Cliniques, cultures et sociétés, 2001, Vol. 2, n°3 453


Penser/Classer/Soigner - « Les syndromes liés à la culture »

d’échantillons plus larges de la population, ont été dénommées « liées au


changement culturel » ou « liées à l’acculturation8 ». Un bon exemple en
est le brain fag syndrome identifié chez les étudiants d’Afrique de l’Ouest
(Prince, 1960).
Spécificité culturelle et D.S.M. IV
Qu’en est-il de l’opinion actuelle ? Bien que relativement négligé au
Royaume-Uni et en France, le Diagnostic and Statistical Manual of
Mental Disorders (D.S.M.) de l’Association Américaine de Psychiatrie a
été largement adopté tant en Occident que dans les pays non-occidentaux
(Spitzer et al, 1983).
L’approche descriptive et multiaxiale, utilisée dans le D.S.M.-III
(1980) et son édition révisée le D.S.M.III-R (1987), associée à l’intro-
duction de critères spécifiques pour l’établissement de chaque diagnostic,
pourrait sembler particulièrement utile pour comparer les syndromes psy-
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chopathologiques entre les sociétés. En plus des axes I, II, et III
(Syndromes Cliniques, Troubles du Développement de la Personnalité,
Troubles Somatiques), le manuel présente deux axes plus « sociaux » :
(IV) Sévérité des Facteurs de Stress Psychosociaux, (V) : Evaluation glo-
bale du fonctionnement.
La valeur comparative de l’approche multiaxiale réside dans le fait que
chaque classe d’informations est évaluée de manière indépendante. Ceci
permet de trouver un compromis, dans l’évaluation clinique, entre des
catégories diagnostiques nues et décontextualisées et une formulation
sociale et clinique encombrante, très liée aux pratiques médicales et aux
assomptions théoriques locales, et qui se révèle délicate à utiliser en épi-
démiologie comparative. Dans le travail clinique cependant, les deux der-
niers axes sont souvent oubliés. Seuls les trois premiers (qui forment
« l’évaluation diagnostique officielle ») sont utilisés. Ils ont maintenant
pris une importance particulière dans les considérations médico-légales et
les questions d’assurances aux États-Unis.
Certains se sont inquiétés de savoir dans quelle mesure le D.S.M.III-R
était un instrument vraiment approprié aux autres sociétés que celle des
États-Unis, pays pour lequel il fut initialement développé, dont provenait
l’essentiel des données épidémiologiques et phénoménologiques (Spitzer
et al, 1981) et les réponses au questionnaire sur lequel il était basé
(Hughes, 1985 ; Prince et al, 1987 ; Summerfield, 1999). Le manuel du
D.S.M.-III ou sa forme abrégée9, disponible en treize langues dont le
japonais, devint ainsi une sorte de manuel de psychiatrie dans les pays du
tiers monde, où les financements des bibliothèques sont limités. C’est
pour le moins inapproprié puisqu’il s’agit seulement d’une check-list des-
criptive, sans détail sur l’étiologie ou la conduite clinique.
Une convention entre l’Organisation Mondiale de la Santé et les États-
Unis oblige désormais ces derniers à maintenir un système de codage et
8. « Culture - change » et « acculturation illnesses »
9. Quick Reference to the Diagnostic criteria ou Mini-D.S.M.

454 L' au tre , Cliniques, cultures et sociétés, 2001, Vol. 2, n°3


de classification des maladies compatible avec celui de l’O.M.S : la
Classification Internationale des Maladies10. La première édition du
D.S.M., en 1952, utilisait un vocabulaire qui reflétait l’influence qu’avait
alors Adolf Meyer aux États-Unis. La seconde édition (1968) fut déve-
loppée en association avec la huitième édition de l’I.C.D. En 1980, il est
devenu possible d’établir une équivalence assez précise entre les trois
premiers axes du D.S.M. III et l’I.C.D. 9, en utilisant une extension à cinq
chiffres des codes à quatre chiffres de l’ICD. Cette classification, nom-
mée I.C.D. 9-CM (pour « Clinical Modification »), figure en appendice
du manuel, et depuis 1979, elle fait référence aux États-Unis pour l’enre-
gistrement des maladies mentales.
Le D.S.M. III-R essuya certaines critiques sur les questions de la cul-
ture et du genre11 (Loring et al, 1988). Le « Trouble dysphorique de la
phase lutéale tardive » et la « Personnalité à conduite d’échec » furent pla-
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cés dans un appendice séparé intitulé : « Propositions de catégories dia-
gnostiques demandant des études supplémentaires », du fait de leur « fort
potentiel d’usage inapproprié, particulièrement contre les femmes ».
L’homosexualité avait déjà été écartée à la suite du célèbre vote de
l’Association Américaine de Psychiatrie. Sous une tête de chapitre intitu-
lée « Précautions », un court paragraphe mettait en garde contre l’usage
du D.S.M. lors de « l’évaluation d’une personne d’un groupe ethnique
différent de celui du praticien » sauf si c’était « culturellement valide ».
Ce n’était pas clair, et de même il n’était pas dit comment chaque traduc-
tion aurait dû « fournir une équivalence de sens, au-delà de la traduction
fournie par le dictionnaire ».
La préoccupation des psychiatres culturalistes pour les Syndromes Liés
à la Culture était résolue en une simple phrase : « Les symptômes de souf-
france spécifiques d’une culture, comme certains symptômes somatiques
associés à la souffrance chez les membres des différents groupes ethni-
ques et culturels, peuvent entraîner des difficultés dans l’utilisation du
D.S.M. III-R, soit parce que la psychopathologie est spécifique à cette
culture, soit parce que les catégories du D.S.M. III-R ne sont pas basées
sur des recherches extensives avec des populations non occidentales. » Et
c’était tout : il n’y avait aucune recommandation pour l’évaluation de ces
situations « atypiques ».
La question de savoir ce que signifie « stress normal » dans la culture
américaine (la dépression mineure du deuil est-elle pathologique ?) a elle
été traitée de manière plus approfondie. Le diagnostic d’État de Stress
Post-Traumatique (E.S.P.T.), sur l’axe I, ne devait être posé que si « l’é-
vénement stressant allait au-delà de l’expérience humaine habituelle ».
Ces événements stressants « usuels » comprenaient « par exemple : le
deuil simple, les maladies chroniques, la perte d’un emploi, les conflits
conjugaux » et excluaient jusqu’alors expressément les conflits armés et

10. CIM ou en anglais : I.C.D.


11. Dans le sens américain de gender : masculin/féminin.

L' au tr e , Cliniques, cultures et sociétés, 2001, Vol. 2, n°3 455


Penser/Classer/Soigner - « Les syndromes liés à la culture »

les accidents de la circulation. L’échelle de sévérité des facteurs de stress


psychosociaux (axe IV) devait être cotée selon « le stress qu’éprouverait
une personne “moyenne” dans des circonstances similaires ». Entraient
dans ce cadre des problèmes comme le chômage, « la carence de guidan-
ce parentale, un contrôle parental trop sévère ou inconsistant ». Une fois
de plus, la façon dont devait être cotés ces items pour les sujets issus de
minorités n’était pas claire, alors que selon la perspective américaine
dominante, ils y étaient particulièrement fréquents. Devait-on en déduire
que, constituant une norme culturelle, ils n’étaient plus cotables, ou que
la population en question subissait simplement un niveau plus élevé de
stress ?
De même, l’axe V (Evaluation globale du fonctionnement) présuppose
que le sujet vit au sein d’une famille nucléaire, qu’il a un emploi et qu’il
a reçu une éducation. Le problème n’est pas seulement que ces deux axes
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sont inappropriés en dehors de la culture anglo-américaine : ils le sont et
il est aisé de les modifier ou de construire des échelles analogues ; mais
quand et comment, cela n’est pas précisé.
Des critiques sur le D.S.M. sont venues de certains anthropologues et
de psychiatres du tiers monde, inquiets devant cette volonté de conformer
des catégories locales à un schéma classificatoire qui présuppose une cer-
taine validité internationale, et qui est tacitement présenté comme l’ayant
(Chakraborty, 1990 ; Honda, 1983 ; Hughes, 1985 ; Lock, 1987 ;
Westermeyer, 1988 ; et cf. Wig, 1983). Reprenant également la critique
théorique de la psychiatrie, connue sous le nom de « nouvelle psychiatrie
transculturelle » (Kleinman, 1987 ; Littlewood, 1990), ils remirent en
question la pertinence qu’il y avait à ne s’intéresser à la “culture” que
pour les groupes non-européens ou minoritaires. L’attention portée à
l’aspect individuel et la forme purement descriptive du D.S.M. ne lais-
saient de place à la culture d’aucun patient. Selon le D.S.M., la psycho-
pathologie témoignait de différences entre des individus au sein d’une
culture considérée comme invariante et donc sans effet sur la pathogenè-
se. La question de l’E.S.P.T. dans un contexte de terreur politique est par-
ticulièrement frappante. Dans une situation où toute une population est
soumise aux assassinats et à la torture de manière arbitraire, où ce contex-
te moral et émotionnel de terreur est organisé par l’État, et ce pendant plu-
sieurs années, que peut-on appeler un stress « normal » et un facteur de
stress (Jenkins, 1991) ? Qu’en est-il du potentiel d’erreur lorsqu’on utili-
se le D.S.M. chez des sujets issus de minorités (Guarnaccia et al, 1990) ?
En utilisant ses catégories chez les enfants portoricains scolarisés, on a
ainsi trouvé l’extraordinaire prévalence de 46 %, tous troubles confondus
(Bird et al, 1987).
L’universalité de certains modèles du D.S.M., rencontrés principale-
ment dans les pays occidentaux, a également été remise en question : ano-
rexie mentale, trouble de la personnalité multiple (T.P.M.), et même
l’E.S.P.T. (Young, 1988 ; Littlewood, 1990). Pouvait-on considérer que
ces troubles étaient le fruit de contingences sociopolitiques locales, ou de

456 L' au tre , Cliniques, cultures et sociétés, 2001, Vol. 2, n°3


la médicalisation de « l’american way of life », au point de remettre en
cause leur place dans un système international de classification ? Si,
comme cela paraît vraisemblable, l’induction sociale du T.P.M. et des
états de possession est remarquablement similaire, doit-on aller jusqu’à
ne pas considérer comme un diagnostic la possession « normative » ? Ou
bien la distinction doit-elle être faite selon l’attitude sociale (désapproba-
tion dans certains cas, approbation – variable - dans d’autres) ? Mais cela
ne reviendrait-il pas finalement à trancher dans les intentions descriptives
et phénoménologiques qui sous-tendent le D.S.M. III ?
La conférence de 1991 sur les questions culturelles et le diagnostic psy-
chiatrique : un point de vue personnel.
En 1988, l’Association Psychiatrique Américaine (A.P.A.) réunit une
Commission de Révision pour le D.S.M. IV, afin de préparer une nouvel-
le version du manuel coïncidant avec la publication anticipée de l’I.C.D.-
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10 en 1993 (Widiger et al, 1997). L’intention sous-jacente était de passer
de la cohérence technique à une « comptabilité conceptuelle », ce qui était
facilité par l’intention de l’O.M.S. d’adopter une approche multiaxiale
pour l’I.C.D. 10, et par la participation de chaque organisation au groupe
de travail de l’autre. Une série de propositions de révisions pour chaque
groupe de syndromes du D.S.M. commença à circuler, pour être com-
mentée, les données existantes furent réanalysées, ainsi que les résultats
des études de terrain, financées par la National Institute for Mental Health
(N.I.M.H.). Bien que le « seuil de révision » pour le D.S.M. III-R ait été
placé plus haut que pour le D.S.M. II ou le D.S.M. III, le N.I.M.H. orga-
nisa à Pittsburgh, en avril 1991, une réunion dans le but « d’améliorer l’a-
déquation culturelle du D.S.M. IV » (Mezzich et al, 1996).
Cette conférence réunit plus de cinquante spécialistes, psychiatres du
courant de la psychiatrie culturelle et anthropologues, déjà engagés dans
le débat avec l’A.P.A., et les représentants de la Commission de Révision.
Seuls deux participants n’étaient pas originaires d’Amérique du Nord.
Malgré cela, on peut penser que cette réunion fut la plus importante, à ce
jour, sur l’examen de la pertinence de la prise en compte de données
sociologiques et anthropologiques dans l’établissement de critères for-
mels pour le diagnostic psychiatrique. Dans la mesure où les communi-
cations et les conclusions de cette conférence sont actuellement en cours
de publication, je donnerai brièvement une vue personnelle sur son dérou-
lement.
Les séances plénières alternaient avec des réunions parallèles, sur les
huit principaux groupes de syndromes du D.S.M., auxquelles on avait
ajouté une réunion sur les Syndromes Liés à la Culture. Des articles de
synthèse sur les différents thèmes, d’un haut niveau théorique, avaient
auparavant circulé, avec les réponses des tenants de la « culture » (les
anthropologues) et de ceux du « D.S.M. IV » (l’A.P.A.). De manière sur-
prenante, les anthropologues adoptèrent une position bienveillante vis-à-
vis du diagnostic psychiatrique, et si des tensions théoriques apparurent,

L' au tr e , Cliniques, cultures et sociétés, 2001, Vol. 2, n°3 457


Penser/Classer/Soigner - « Les syndromes liés à la culture »

ce fut entre le groupe formé par les psychiatres tenants de la psychiatrie


culturelle et les anthropologues d’une part12, et les membres de la
Commission de Révision de l’A.P.A. d’autre part, ces derniers se com-
portant en « gardiens », lors de chaque réunion parallèle et semblant
régner constamment sur les autres, leur rappelant que le travail mené pour
le D.S.M. IV et ses deux précédents avait été si extensif que seules de for-
tes preuves épidémiologiques pourraient avoir un quelconque effet sur les
propositions de modifications qui circulaient déjà. Ces révisions étaient
assez modestes, et toute ambition de se livrer à un assaut critique du
D.S.M. fut vite abandonnée.
Les documents de synthèse, élaborés chacun par des spécialistes de
premier rang, s’avérèrent de bien plus grande envergure que les discus-
sions qui suivirent. Celles-ci tournaient rapidement autour de questions
sur l’ajout ou la suppression de simples mots ou de phrases dans le texte
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des révisions proposées par l’A.P.A. Nous n’avons pas poursuivi dans le
sens de l’intéressante suggestion selon laquelle le D.S.M. III-R ne pouvait
pas justifier de sa prétention à être simplement descriptif et non pas étio-
logique13, dans la mesure où sa hiérarchie diagnostique présuppose une
distinction entre syndromes primaires et secondaires. Le sentiment d’être
chanceux d’avoir été convié à participer alternait, chez les anthropolo-
gues présents, avec une certaine anxiété : notre présence pouvait tout
aussi bien servir uniquement à donner une imprimatur pour la mise sur le
marché, dans le tiers monde, d’un manuel profondément « lié à la cultu-
re ». Les participants non-caucasiens travaillant tous aux États-Unis, les
anthropologues, inévitablement, étaient amenés à représenter de manière
totalement inappropriée les sociétés non-occidentales. Leurs contribu-
tions, bien que fréquemment politiques, étaient rarement enracinées dans
une pratique clinique quotidienne dans un pays en voie de développe-
ment. Les psychiatres, issus de minorités américaines, proposèrent cepen-
dant des documents sur la question des effets du racisme sur le diagnos-
tic et discutèrent de la pertinence des diagnostics du D.S.M. pour leur
communauté (Afro-Américains, Asiatiques, Hispaniques, et Amé-
rindiens). Il était évident que les psychiatres tenant de la psychiatrie cul-
turelle aussi bien que les anthropologues favorisaient une approche inter-
prétative plutôt qu’empirique. Il apparaissait clairement qu’il serait
nécessaire d’utiliser davantage la méthode quantitative, si l’on voulait
qu’un dialogue psychiatrie-anthroplogie se poursuive autour de la ques-
tion du diagnostic. Les anthropologues devaient poursuivre l’effort de
clarification du sens des modèles de maladie décrits localement : s’agis-
sait-il en fait d’objets complexes impliquant l’action et le comportement
ou bien seulement de modèles étiologiques locaux peu spécifiques ? Le
débat, que l’on pouvait attendre entre d’un côté les « lumpers » (psychia-

12. Psychiatres et anthropologues ayant préalablement débattu de ces différents sujets.


13. C’est pourtant cet argument qui s’oppose à l’introduction de catégories de maladies
« populaires » ou « profanes » dans le manuel.

458 L' au tre , Cliniques, cultures et sociétés, 2001, Vol. 2, n°3


tres, universalistes), et de l’autre les « splitters » (anthropologues et rela-
tivistes) n’eut pas lieu à cause de la longue et ennuyeuse histoire de cette
dichotomie. La plupart des participants estimait que cette distinction était
de niveau purement heuristique, et que nous étions maintenant sur un ter-
rain universaliste.
Certaines options radicales, comme l’idée de déplacer l’anorexie men-
tale vers le groupe des Syndromes Liés à la Culture furent vite abandon-
nées, de même que la suggestion d’introduction d’un nouvel « axe cultu-
rel » faite par Charles Hughes et Byron Good. De nombreux participants
pensaient qu’un « axe culturel », même s’il pouvait être opérationnalisé
avait peu de chance d’être introduit dans le manuel et que, même s’il l’é-
tait, il serait rarement utilisé. Ici, les nouvelles conceptions inspirées par
l’anthropologie, selon lesquelles toute catégorie psychiatrique (même au
niveau de l’axe I du D.S.M.) était une notion culturellement construite,
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faisaient plutôt bon ménage avec l’insistance de la Commission de
Révision de l’A.P.A. à maintenir, pour l’essentiel, le D.S.M. sous sa
forme existante. L’A.P.A., bien sûr, possédait ses propres hypothèses
épistémologiques, exprimées par exemple dans l’intervention de Melvin
Sabshin « L’interaction des facteurs culturels avec la maladie mentale ».
Par ailleurs, la question de savoir si ce nouvel axe devait être épidémio-
logique ou plutôt « EMIC »14 n’était pas tranchée.
Même si les effets de cette réunion sur la Commission de Révision de
l’A.P.A. et son Conseil Consultatif International restent à voir, il est pos-
sible que soient financés certains projets de terrain, portant spécifique-
ment sur des aspects culturels ou sur l’usage inapproprié de certaines
catégories diagnostiques chez les Afro-Américains et dans d’autres grou-
pes minoritaires. Une autre suggestion adoptée est l’insertion d’un chapi-
tre sur les questions culturelles (« Cultural statement ») au début du
D.S.M.-IV, assortie de courts paragraphes pour chaque syndrome expo-
sant brièvement les étiologies culturelles, ce qu’il peut y avoir d’univer-
sel ou de variable dans la prévalence du syndrome et ses critères dia-
gnostiques, une liste des variants et analogues locaux, des moyens de les
reconnaître et des réponses apportées (A.P.A., 1994). Il y a là, clairement,
le risque que cela devienne une sorte de petite ethnographie de chaque
syndrome, mais il y avait des précédents dans les courts paragraphes sur
chaque syndrome figurant dans le D.S.M. III qui détaillaient l’âge d’ap-
parition, les troubles associés, l’évolution, etc.
Durant la session sur les troubles alimentaires et les troubles sexuels,
par exemple, on vit des travaux indiens et chinois récents montrant que
l’anorexie mentale du D.S.M. III-R pouvait être rencontrée dans ces deux
pays, mais seulement à condition d’éliminer le critère « peur de grossir »,
qui est déterminant pour le D.S.M. III-R. Raymond Prince nota que le
pica était considéré comme un trouble du développement dans le D.S.M.

14. C'est à dire reflétant les conceptualisations, désignations et réponses locales.

L' au tr e , Cliniques, cultures et sociétés, 2001, Vol. 2, n°3 459


Penser/Classer/Soigner - « Les syndromes liés à la culture »

et défini par le fait « d’absorber de manière persistante une substance non


nutritive », et que cela posait bien des questions sur la validité culturelle
de ce diagnostic, notamment dans le contexte de rituels chez l’adulte. Au
cours des différentes éditions du D.S.M., il y avait eu un changement
opportun dans la manière d’envisager la catégorie des paraphilies15 : non
plus comme des variantes d’une psychologie universelle, mais comme
des possibilités culturelles, et localement renforcées par le contexte. Étant
donné la croissance de différents groupes activistes dans ce domaine aux
États-Unis, nous avons prédit que cette section sur les troubles sexuels
resterait controversée. Il est certain que ceux d’entre nous, qui étaient pré-
sents à cette session, accueillirent favorablement la proposition de la
Commission de Révision selon laquelle le diagnostic de paraphilie ne
pourrait être posé que s’il « en résultait une détresse marquée ou des dif-
ficultés interpersonnelles ». Les sessions sur les psychoses, les troubles de
l’humeur et l’utilisation de substances suivirent, sans surprise, les
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contours de l’épidémiologie psychiatrique. Si les symptômes négatifs et
l’évolution chronique étaient plus fréquents chez les Européens, fallait-il
pour autant modifier les critères diagnostiques ? Comment pouvions-nous
éviter des arguments aussi circulaires en étudiant l’évolution de cette mal-
adie dans différentes sociétés, alors que la schizophrénie du D.S.M. III-R
était justement définie en partie par son évolution ?
Au cours de la session sur les SLC, les tenants de la psychiatrie cultu-
relle firent état de leurs préoccupations plus radicales sur l’essence de ce
qui constituait la psychopathologie. Les psychiatres japonais avaient
objecté que le syndrome local dit taijin kyofusku, généralement traduit par
« phobie interpersonnelle », très commun (jusqu’à 40 % de leur patients
consultant en ambulatoire), n’avait pas d’équivalent dans le D.S.M. III
(Honda, 1983).
Contrairement à ce qui se passe dans la phobie sociale, le sujet ne
considère pas ses préoccupations comme exagérées. De plus celles-ci ne
concernent pas l’évitement des autres (en raison des sentiments pénibles
que cela génère) mais l’idée douloureuse que ce sont les autres qui l’évi-
tent. Faut-il alors ajouter à la description de la phobie sociale, dans le
D.S.M.-IV, une « note culturelle de bas de page » pour décrire ce tableau
comme un variant, ou bien l’influence grandissante du Japon sur la scène
internationale requiert-elle la création d’une catégorie séparée ? Devait-
on considérer le koro (et les différents syndromes liés à la perte de semen-
ce) comme des dysfonctionnements sexuels, ou, peut-être de manière plus
appropriée comme des troubles somatoformes ? Mitchell Weiss pointa le
fait que les troubles somatoformes sont actuellement compris comme
apparentés aux troubles dissociatifs, alors que les recherches transcultu-

15. « Survenue d’une excitation en réponse à des objets sexuels ou à des situations qui ne
font pas partie des modèles normatifs de stimulation et qui sont susceptibles d’interférer
avec la capacité du sujet à avoir une activité sexuelle empreinte d’affection et de réciproci-
té » (NDT).

460 L' au tre , Cliniques, cultures et sociétés, 2001, Vol. 2, n°3


relles conduisent à penser qu’ils sont plus proches des troubles de l’hu-
meur. Il ne s’agissait pas simplement de discuter du choix entre l’appro-
che médicale (ETIC) et les catégories profanes (EMIC) : la neurasthénie,
qui fut jadis un diagnostic médical commun dans les pays occidentaux, y
est aujourd’hui tombée en désuétude, alors que ce diagnostic reste utilisé
de manière extensive par les psychiatres de la région ouest du Pacifique.
Cela en faisait-il ou non un Syndrome Lié à la Culture ?
La question des SLC nous a finalement renvoyé à celle de l’étiologie,
comme une caractéristique déterminante. Dans quelle mesure la manière
locale de conceptualiser la souffrance faisait-elle partie de la symptoma-
tologie ? («Oui » pour Arthur Kleinman, « Non » pour Raymond Prince).
Y avait-il une place pour ces données sur un éventuel axe culturel ?
Certains, y compris moi, exprimèrent l’idée que ce que l’on pouvait fina-
liser au mieux, dans cette session sur les SLC, était d’obtenir un texte sur
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les aspects culturels (cultural statement) dans l’introduction du D.S.M. et
un appendice portant le titre (en langage D.S.M.) : « Syndromes
Généralement Spécifiques à des Sociétés Particulières, que peuvent ren-
contrer les médecins et qui nécessitent davantage de recherches » (A.P.A.,
1994). L’appendice listait les SLC les mieux connus, pour lesquels exis-
taient suffisamment de données épidémiologiques et phénoménologiques,
et qui pourraient ultérieurement gagner leur place dans le texte du
manuel, soit comme sous-types de syndromes existants, soit comme syn-
dromes séparés. Si cela pouvait sembler faire trop de concessions à la
psychiatrie occidentale, nous pouvions au moins pointer le statut douteux
de l’anorexie mentale et du trouble de la personnalité multiple. L’idée
d’une nouvelle édition du D.S.M. Case Book (Manuel d’utilisation et du
D.S.M.), qui contiendrait une large variété d’exemples cliniques issus de
différents contextes sociaux et culturels et, qui envisageait sérieusement
la question des difficultés diagnostiques en situation transculturelle, fut
très favorablement accueillie. Un « International Case Book » fut égale-
ment proposé.
L’impact majeur du D.S.M. dans le tiers monde faisait peser sur cette
conférence d’énormes responsabilités. Reste à savoir si les anthropolo-
gues peuvent maintenant conforter leurs perspectives avec des données
quantitatives, et si l’American Psychiatric Association est prête à choisir
entre minimiser la valeur de son manuel en situation transculturelle, ou
bien à le transformer radicalement pour en faire un instrument valide sur
le plan international.
CONCLUSION
Les anthropologues contemporains ont proposé que toute maladie puisse
être considérée comme « liée à la culture », dans la mesure où la réponse
humaine à la maladie est toujours socialement prescrite, la biologie ne
pouvant jamais être considérée indépendamment de l’action humaine.
Ces classiques syndromes culturels gardent un statut d’illustrations exci-
tantes dans les marges des manuels de psychiatrie britanniques des années
quatre-vingt-dix. Il s’agit souvent de la répétition, par ouï-dire, de des-

L' au tr e , Cliniques, cultures et sociétés, 2001, Vol. 2, n°3 461


Penser/Classer/Soigner - « Les syndromes liés à la culture »

criptions antérieures, de récits de voyageurs et d’anxiété de missionnai-


res, souvent dans leurs formes les plus bizarres. Ces descriptions défor-
ment significations locales et contextes tout en offrant une image voyeu-
riste de l’autre. La compulsion cannibalique des Indiens windigo a
aujourd’hui rejoint le « folklore psychiatrique », un « syndrome quasi-
mythique » en somme, dont seuls trois cas ont été reportés, dont un qui
n’a pas été observé directement par les Européens (Neutra et al, 1977). De
tels doutes ont également été émis sur l’existence de la « mort vaudou16 »
au cours de laquelle la prise de conscience, par le sujet de l’acte de sor-
cellerie dont il est victime, semble le précipiter vers une mort soudaine,
par le biais d’un « abattement fatal » (Jarves, 1872 cité par Mauss, 1926 ;
Eastwell, 1982).
Les psychiatres en charge de la mise en place des services de santé
mentale de base, en Afrique post-coloniale et en Asie, ont déploré la col-
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lecte sans fin de nouveaux syndromes « par une foule de visiteurs restant
très peu de temps, produisant des données sur quelque étrange rituel pra-
tiqué par une obscure tribu, analysées avec style et érudition, mais sans
aucun commentaire sur les tendances générales, surtout lorsqu’il s’agit
des aspects les plus terre-à-terre de la psychiatrie clinique » (German,
197217). Ceux qui tentent d’établir des services médicaux de base et de
fournir des soins humains dans des situations de pauvreté et d’exploita-
tion peuvent trouver les débats académiques sur la spécificité culturelle
de la souffrance bien inutiles à la pratique.
Et pourtant, les syndromes liés à la culture constituent des exemples
marquants des dilemmes particuliers à chaque communauté. Faire de tels
drames sociaux des affections médicales, sans tenir compte de la maniè-
re dont les autres expériences douloureuses sont vécues et comprises, ni
du contexte politique de notre observation, revient à les transformer en
curiosités exotiques. Les ignorer complètement c’est rendre l’adversité
humaine fade et banale, et affirmer que seul est vrai ce que peuvent res-
sentir les Européens. On en arrive finalement à universaliser les modèles
occidentaux de maladie, à affirmer qu’ils transcendent nos intentions,
comme des données nécessaires et immuables.

Remerciements
L’argument et certaines parties du texte de cet article ont été précédemment publiés
dans : D.S.M. IV & Culture, Psychiatric Bulletin, 1992, 16 : 257-61 ; Psychiatry’s
Culture, 1996, 42 : 245-68, Reason and Necessity in the specification of the multiple self,
London, Royal Anthropological Institute Occasional Paper n° 43, 1996.

16. « Voodoo death » ou « pointing the bone ».


17. Position à comparer avec De Jong (1987).

462 L' au tre , Cliniques, cultures et sociétés, 2001, Vol. 2, n°3


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RÉSUMÉ
Nosologie et classifications psychiatriques selon les cultures : les « syndromes
liés à la culture »
Le concept de culture reste assez équivoque pour la psychiatrie : à la fois dénigré car
considéré comme secondaire par rapport à la réalité biomédicale - mais aussi utilisé, dans
le sens où une certaine idée de la culture contribue à préserver l’opposition moderne/pri-

L' au tr e , Cliniques, cultures et sociétés, 2001, Vol. 2, n°3 465


Penser/Classer/Soigner - « Les syndromes liés à la culture »

mitif. La compréhension clinique contemporaine de la culture dérive de la distinction


entre forme biologique et contenu social introduite par la médecine coloniale pour quali-
fier les maladies locales. Le terme de « syndromes liés à la culture » désigne aujourd’hui
les pathologies extra-européennes. Les développements récents dans la nosologie anglo-
américaine seront évoqués.
Mots clefs
Nosologie psychiatrique, Syndromes liés à la culture, Anthropologie de la maladie menta-
le, D.S.M.

ABSTRACT
Nosology and psychiatric classifications : the persisting case of « culture-
bound »
The concept of culture is still used in an ambiguous way in psychiatry : on one hand it is
denigrated by considering it being secondary to a biomedical reality – on the other hand
it is used as a means of contributing to the preservation of the opposition of modern ver-
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sus primitive, through a particular idea of what is culture.
Contemporary clinical understanding of the concept of culture originates in the distinction
between biological form and social contents which was made by colonial medicine in
order to qualify local diseases.
Nowadays the term « culture-bound-syndroms » designates extra-european pathologies.
The article present the latest evolution in anglo-american nosology.
Key words
Nosology in psychiatry, Culture bound syndromes, Mental health anthropology, D.S.M.

RESUMEN
Nosología y clasificaciones siquíatricas según las culturas : los « síndromes
ligados a la cultura ».
El concepto de cultura sigue siendo bastante equívoco para la siquiatría : es a la vez deni-
grado puesto que considerado como secundario a la realidad bio-médica – y a la vez es
utilizado, en el sentido que una cierta idea de la cultura contribuye a preservar la oposi-
ción moderno/primitivo. La comprensión clínica comtemporanea de la cultura deriva de
la distinción entre forma biológica y contenido social, que fué introducida por la medici-
na colonial para calificar las enfermedades locales. El término de « síndrome ligado a la
cultura » designa hoy las patologías extra-européas. Serán evocados aquí los recientes
desarrolos de la nosología anglo-americana.
Palabras claves
Nosología siquíatrica, síndromes ligados a la cultura, antropología de la enfermedad men-
tal, D.S.M.

466 L' au tre , Cliniques, cultures et sociétés, 2001, Vol. 2, n°3

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