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La découverte de Tombouctou : déconstruction et

reconstruction d'un mythe géographique


Isabelle Surun
Dans L’Espace géographique 2002/2 (tome 31), pages 131 à 144
Éditions Belin
ISSN 0046-2497
ISBN 2701131278
DOI 10.3917/eg.312.0131
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2002-2
p. 131-144

La découverte de Tombouctou :
déconstruction et reconstruction
d’un mythe géographique
Isabelle Surun
doctorante, détachée au CNRS, UMR 8560,
Centre Alexandre Koyré

ans Space and Place, Yi-Fu Tuan (1979) consacre un chapitre aux
RÉSUMÉ.— Cet article se propose
d’étudier les interactions qui s’établissent
entre découverte géographique et
D espaces et lieux mythiques, dans lequel il propose plusieurs approches
de la dimension mythique de la relation des hommes à l’espace : il évoque
représentation mythique du lieu, à travers
l’exemple de Tombouctou. L’analyse des
d’abord le cas d’espaces qui n’existent pas dans la réalité, mais qui struc-
récits des quatre voyageurs européens qui turent plus ou moins fortement la représentation qu’on se fait de la Terre
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ont atteint cette ville au cours du XIXe siècle (tels le paradis terrestre ou le passage du Nord-Ouest) ; puis il aborde les
alimente une réflexion sur le problème conceptions mythiques de l’espace, qui renvoient plutôt à une géographie
suivant : à partir du moment où le lieu
mythique apparaît aux yeux du voyageur,
mythique qu’à des mythes géographiques. Le cas de Tombouctou ne cor-
le mythe s’efface-t-il devant l’expérience ou respond à aucune de ces approches : Tombouctou existe et, si l’on peut
subsiste-t-il sous une autre forme ? parler de mythe géographique, ce n’est pas à l’intérieur d’une géographie
mythique, mais au contraire, paradoxalement, au moment même où la
DÉCOUVERTE, EXPLORATION, HAUT LIEU,
MALI, MYTHE, TOMBOUCTOU, VOYAGE
géographie entend soumettre, par le truchement de l’exploration et de la
carte, l’ensemble des lieux du monde à une approche scientifique. Préci-
ABSTRACT.— The discovery of sons qu’on abordera ce discours de l’intérieur, sans chercher à l’opposer à
Timbuktu: deconstruction and une réalité, et sans oublier qu’il s’agit d’un mythe surtout européen, donc
reconstruction of a geographical myth.—
This paper seeks to study interactions
exogène par rapport à l’espace concerné1.
between geographical discovery and Il faut alors se tourner vers une autre piste suggérée par Yi-Fu Tuan
mythical representation of a place, using the (p. 86), pour qui le mythe surgit des espaces restés mal connus, entoure et
case of Timbuktu. The accounts of four encadre l’expérience du monde connu. Cette approche permet de rendre
European travellers who reached Timbuktu
in the 19th century raise a question:
compte de la représentation qu’ont les Européens, au début du XIXe siècle,
did experience supplant myth when des espaces africains, dont la connaissance est encore très lacunaire.
travellers laid eyes on Timbuktu for the first
time, or did the myth persist in travellers’
1. Ce travail a été mené à bien dans le cadre de l’équipe EHGO (UMR 8504, Géographie-cités), à
descriptions of the city? laquelle j’étais associée en tant que doctorante au moment de son élaboration. Il a fait l’objet
d’une contribution au Symposium organisé par la commission d’Histoire de la pensée
DISCOVERY, EXPLORATION, MYTHICAL géographique de l’Union géographique internationale (Yaoundé, janvier 2000), sur le thème
PLACE, MALI, TIMBUKTU, TRAVEL « Mythe et connaissance scientifique dans l’histoire de la pensée géographique ».

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2. J.-L. Rivière, Cartes et


L’inconnu ne se situe plus alors autour du monde connu, mais à l’intérieur des conti-
Figures de la Terre. Paris : nents : l’inconnu n’est plus périphérique, mais « nucléaire2 ».
Centre Georges Pompidou, Au début du XIXe siècle, les espaces jusqu’alors inconnus sont l’objet d’un projet
1980, p. 135, cité dans
Palsky, 1995, p. 134. d’exploration qui peut se définir en termes de désir : désir d’atteindre un lieu, de le
3. Caillié, 1830, rééd. 1965, p. 2. voir, d’en rendre compte, de lui attribuer une place exacte sur la carte du monde. La
4. Debarbieux, 1995. tache blanche de la carte, qui matérialise l’espace inconnu, stimule les explorateurs,
5. Signalons pour mémoire
comme en témoigne René Caillié, dans l’introduction à son récit de voyage, où le
que René Caillié fut le désir devient passion : « On me prêta des livres de géographie et des cartes : celle de
premier explorateur qui se l’Afrique, où je ne voyais que des pays déserts ou marqués inconnus, excita plus que
soit rendu à Tombouctou
dans le cadre d’un projet toute autre mon attention. Enfin ce goût devint une passion pour laquelle je renonçai
délibéré de découverte à tout : je cessai de prendre part aux jeux et aux amusemens [sic] de mes camarades ;
et en soit revenu vivant.
Peu avant lui, en 1826, je m’enfermai les dimanches pour lire des relations et tous les livres de voyages que je
le britannique Laing parvint pouvais me procurer3. »
à s’y rendre, mais il fut tué
à la sortie de la ville, victime
À l’intérieur de l’inconnu, on ne se lance pas tout à fait au hasard : certains lieux
d’une embuscade. acquièrent un tel pouvoir attractif qu’ils mobilisent les énergies ; ils deviennent des
Cf. Monod, 1977, ainsi que « hauts lieux4 ». Dans le mythe d’origine européenne qui lui est attaché, Tombouctou ne
Pitte, 1973.
structure pas un territoire propre, mais l’espace d’un « ailleurs » ; comme espace dis-
6. Barth se signale par une
formation d’historien et de socié de son environnement, Tombouctou devient dans l’imaginaire européen un pôle
géographe acquise à d’attraction, un lieu de « condensation » qui concentre les qualités d’un continent tout
l’université de Berlin et par
la maîtrise de nombreuses entier. On peut ainsi considérer que la manière dont on évoque alors Tombouctou en
langues indigènes, acquise fait la synecdoque d’une Afrique à explorer, l’usage de cette figure de rhétorique étant
pour l’essentiel sur le
terrain, au cours d’un
identifié comme la marque de fabrique du haut lieu par B. Debarbieux, qui considère
voyage qui dura cinq ans. la rupture de continuité opérée par le lieu symbolique comme « la condition de sa capa-
Il se joint à l’expédition du cité à supporter un récit, la condition de son efficacité ».
pasteur britannique
Richardson, qui se proposait Ainsi apparaît d’emblée un paradoxe : le moment de l’exploration est celui où un
de convaincre les chefs discours plus ou moins scientifique, à tout le moins un discours porteur de connais-
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d’États africains de renoncer
à la traite transsaharienne. sance, est amené à remplacer un discours porteur de désir ; mais l’exploration, dans
De retour en Europe en ses motivations, a partie liée avec le mythe, elle peut même apparaître à maints égards
1855, Barth est le seul
survivant de cette
comme le moment de son éclosion, celui où le désir du lieu est poussé à son
expédition partie de Tripoli paroxysme. C’est bien ce paroxysme qu’exprime encore Caillié : « […] la ville de Tem-
fin 1849. Il a traversé le boctou devint l’objet continuel de toutes mes pensées, le but de tous mes efforts ; ma
Sahara, visité l’Aïr, les États
voisins du lac Tchad, résolution fut prise de l’atteindre ou de périr. » À la dimension du désir s’ajoute ici
l’Adamawa, l’empire de celle de la mort, qui confirme l’appartenance de ce type de discours au registre du
Sokoto, les États de la
boucle du Niger. Il met à mythe, balisé par Éros et Thanatos. L’exploration, lorsqu’elle réussit, c’est-à-dire
profit sa connaissance des lorsque l’explorateur parvient à se rendre sur les lieux de son désir, expose à la dispa-
langues indigènes et sa
familiarité avec les lettrés et
rition brutale du mythe, à l’instant même où il est remplacé par une connaissance
les chefs d’État soudanais réelle. Le danger qui guette alors l’explorateur, pire que les dangers de la route, est
pour rapporter une ample celui de la déception, de la mort brutale de l’objet du désir, dont on découvre qu’il
moisson d’observations
touchant à la géographie, n’a peut-être jamais existé.
à l’histoire, à l’ethnographie, C’est à reconstituer ce moment du dévoilement de l’objet mythique, de l’appari-
à la botanique des régions
situées entre les bassins du tion de Tombouctou aux premiers regards du voyageur, que voudrait s’attacher cet
lac Tchad et du Niger. Le article, pour évaluer ensuite les processus qui permettent au voyageur qui a vu, mais
récit de voyage de Barth
sera cité ici d’après l’édition
aussi au géographe informé par le voyageur, de construire un nouveau discours sur le
allemande (Reisen und lieu, et éventuellement de donner au mythe de nouveaux avatars. Cette étude s’appuie
Entdeckungen in Nord- und sur les textes de quatre voyageurs qui ont séjourné à Tombouctou au XIXe siècle et ont
Zentral-Afrika, …, Gotha,
J. Perthes, 5 vol.) et traduit donné un récit de cette expérience : René Caillié, le « découvreur » solitaire5, en 1828 ;
par mes soins, ou, plus le voyageur allemand Heinrich Barth, en 18536 ; le géologue allemand Oscar Lenz, en

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1880 ; enfin le journaliste français Félix Dubois7, qui y séjourne en 1896, quelques
mois à peine après la prise de la ville par les Français, et donne de son voyage un récit
intitulé « Tombouctou, la Mystérieuse ».

Saisir le mythe
Sans proposer une réelle archéologie du mythe de Tombouctou, il convient de donner
quelques repères sur sa genèse. L’approche en est malaisée, dans la mesure où les
voyageurs eux-mêmes ne s’étendent pas sur le sujet, se contentant d’évoquer la
renommée ou la notoriété du lieu, les légendes tirées des livres, sans imputer à un
ouvrage ou à un auteur en particulier la responsabilité de l’élaboration ou de la trans-
mission de la légende. Les voyageurs n’envisagent à aucun moment la nécessité de se
livrer à un exposé préalable du mythe et de ses sources. Barth évoque à peine les
données « isolées et éparses8 » concernant l’histoire de la ville et de sa région, récoltées
avant lui par le géographe anglais Cooley dans les productions des auteurs arabes du
Moyen Âge. Il fixe une origine récente aux déformations légendaires dont Tom-
bouctou a été l’objet en attribuant à Jackson9, consul britannique à Mogador, une
« description exagérée » d’après laquelle « on s’est fait de l’importance de cette ville une
représentation qui n’a rien à voir avec la réalité10 ». Les propos de Barth sont repris
rarement, d’après l’édition
par Vivien de Saint-Martin : depuis Jackson, l’Europe se figure Tombouctou comme française (Voyages et
« une ville immense, renfermant de fabuleuses richesses11. » découvertes dans l’intérieur
Élisée Reclus mentionne la prospérité plus ancienne de Tombouctou et la de l’Afrique septentrionale
et centrale pendant les
connaissance qu’en avaient alors les Européens : « Lors de la domination des rois man- années 1849 à 1855, Paris,
dingues de Mali ou Mellé, au quatorzième siècle, Tombouctou était une ville riche et 1860, 4 vol., traduit par
P. Ithier) très lacunaire.
prospère, dont la renommée se répandait au loin, grâce au commerce du sel et de
7. Dubois a déjà l’expérience
l’or ; les Européens même en entendirent parler : le nom de Timboutch apparaît pour
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du reportage en Afrique :
la première fois sur une carte catalane de 137312. » Mais il n’en fait pas le point de en 1890, il avait suivi les
départ du mythe pluriséculaire, mentionnant au contraire les pillages dont la ville fut travaux de la mission
Brosselard-Faidherbe,
victime de la part des Songhaï au XVe et des Marocains au XVIe siècle, avant ceux des chargée d’examiner la
Touaregs, Foula et Toucouleurs qui mirent en péril son commerce au XIXe siècle. La possibilité de construire une
voie de chemin de fer en
ville de Tombut, capitale d’un « royaume » du même nom, est pourtant régulièrement Guinée. En 1896, le journal
portée sur les cartes des XVIIe et XVIIIe siècles (Blaeu, Sanson, Delille) dont les infor- Le Temps l’envoie à
Tombouctou, où il reviendra
mations sont tributaires de Léon l’Africain (début du XVIe siècle), sans qu’il en soit encore dix ans plus tard.
fait explicitement mention. Quant aux auteurs du XIXe siècle, ils semblent largement Chacun de ces voyages
ignorer cet héritage cartographique ancien. donne lieu à la publication
d’un ouvrage. On a puisé ici
Tout se passe comme si le mythe, au moment de son paroxysme, refusait de se dans : Tombouctou la
laisser saisir dans ses origines, à la manière des noms attribués par les Grecs aux conti- Mystérieuse, Paris, 1897.

nents, dont Hérodote nous dit que chacun les connaît, mais que nul ne serait capable 8. Barth, édition allemande,
t. IV, p. 414.
d’en décliner l’origine. Il se serait donc subrepticement installé, pour éclore véritable-
9. Jackson, 1797. Cet ouvrage
ment dans le monde scientifique au moment où il devenait envisageable d’envoyer des retrace le récit d’un
voyageurs dans l’intérieur depuis les côtes du Sénégal ou de Guinée. C’est ce à quoi commerçant marocain qui a
s’emploie l’African Association, fondée à Londres en 1788, en envoyant en vain vers visité ces régions en 1787.

Tombouctou huit voyageurs, qui meurent en route ou sont obligés de rebrousser che- 10. Barth, éd. allemande., t. IV,
p. 442.
min. Le prix proposé par la Société de Géographie de Paris en 1824 en Encouragement
11. Vivien de Saint-Martin,
pour un Voyage à Temboctou et dans l’intérieur de l’Afrique semble avoir eu quelque effet 1894 : article
sur un voyageur isolé comme Caillié, de son aveu même : « Une espérance tranquillisait « Tombouctou »
mon esprit, occupé du sort de ma pauvre sœur : j’avais eu connaissance du prix que la 12. Élisée Reclus, 1887, p. 571.

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Société de géographie de Paris avait promis au premier Européen qui pénétrerait à


Temboctou, et je me disais : Mort ou vif, je l’obtiendrai ; si je n’en jouis pas, ma sœur le
recueillera13. » Pourtant, le texte qui accompagne la publication de ce prix ne men-
tionne à aucun moment les raisons particulières qui s’attachent à cette découverte et ne
fait aucune allusion à un mythe ou à une renommée. Il précise seulement qu’il a
semblé opportun à la Société de Géographie, au moment où de nouvelles tentatives de
pénétration dans l’intérieur de l’Afrique étaient entreprises, d’encourager les initiatives :
l’unique motivation apparente semble être l’actualité de l’exploration.
Si la discrétion des géographes surpasse encore celle des voyageurs sur le mythe
de Tombouctou et sa genèse, c’est finalement plutôt en creux, à travers tous les efforts
consentis par les voyageurs pour atteindre Tombouctou, qu’il se laisse saisir. Sur ce
point, en effet, les voyageurs comme les institutions scientifiques (African Association,
Société de Géographie) ou les autorités consulaires (à Mogador, Saint-Louis, Free-
town ou Tripoli) sont nettement plus diserts. Seuls les efforts déployés témoignent de
la vivacité du désir d’atteindre Tombouctou : les actes parlent pour le mythe.

Le mythe et la vue de l’objet


L’approche
Les quatre voyageurs qui ont fait l’objet de cette étude, mentionnent tous, en général
à maintes reprises, en amont de l’arrivée à Tombouctou, les difficultés innombrables
qu’ils ont dû affronter pour poursuivre leur chemin. Lenz rappelle à son retour, au
moment de raconter l’arrivée dans « ce Tombouctou objet de tant d’efforts14 », les
souffrances endurées dans le désert au cours des quarante-trois étapes de marche for-
cée de nuit. Trois des quatre récits mentionnent sous une forme ou une autre la pré-
sence de la mort dans l’ultime approche de la ville mythique. Ainsi, après la perte
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d’un serviteur probablement mort de soif, Lenz signale les traces de lions qui effraient
ses guides dans les derniers instants du trajet, les restes de murs et de décombres qu’il
faut franchir avant d’arriver à la ville, jadis plus étendue en direction du nord. Barth
et Dubois, arrivant par Kabara, le port de Tombouctou sur le Niger, notent les dan-
gers de la route qui joint Kabara à Tombouctou, lieu de prédilection des coupeurs de
route et pillards Touaregs. Tous deux notent le lieu-dit Oum Aïmara, qui signifie « On
n’entend pas », car il est impossible d’y percevoir les cris et les appels du malheureux
qu’on attaque. L’un comme l’autre témoignent de l’assassinat de voyageurs à cet
endroit peu avant leur propre passage. Dubois décrit les nombreuses carcasses d’ani-
maux de bât qu’il faut enjamber dans le terrain sableux et déjà désertique qui entoure
la ville, et renchérit en proposant une vue de la ville qui s’étire à l’horizon alors
qu’une énorme carcasse d’animal occupe le premier plan15. On ne peut mieux donner
l’impression qu’une ceinture de mort défend l’accès à la ville.

L’apparition
13. Caillié, 1830, rééd. 1965, t. I, Assez curieusement, le moment où la ville apparaît pour la première fois aux yeux du
p. 216.
voyageur ne donne pas lieu à une véritable description, à un véritable panorama sur la
14. Lenz, 1881, p. 213. ville. Caillié arrive « au moment où le soleil touchait à l’horizon » ; il est trop submergé
15. Dubois, 1897, gravure par l’émotion pour observer : « En entrant dans cette cité mystérieuse […] je fus saisi
p. 248-249, intitulée
Panorama extérieur d’un sentiment inexprimable de satisfaction ; je n’avais jamais éprouvé une sensation
de Tombouctou. pareille et ma joie était extrême. » Il s’agit d’un transport quasi mystique : « Mais il fallut

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en comprimer les
élans : ce fut au sein
de Dieu que je
confiai mes trans-
ports ; avec quelle
ardeur je le remer-
ciai de l’heureux
succès dont il avait
couronné mon entre-
prise! Que d’actions
de grâce j’avais à lui
rendre pour la pro-
tection éclatante
qu’il m’avait accor-
dée, au milieu de
tant d’obstacles et
de périls, qui parais-
saient insurmon-
tables16 ! » Puis brus-
quement, la vue
revient au voyageur
qui, tout en retrou-
vant ses esprits,
déchante : « Revenu
de mon enthou- Fig. 1/ « Vue d’une partie de la ville de Temboctou, prise du sommet d’une colline, à l’est-nord-est »
(René Caillié, Journal d’un voyage à Temboctou et à Jenné dans l’Afrique centrale, Paris, 1830 : Atlas de
siasme, je trouvai
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planches, Pl. 6). Cliché BNF.
que le spectacle que
j’avais sous les yeux
ne répondait pas à mon attente ; je m’étais fait de la grandeur et de la richesse de cette
ville une tout autre idée : elle n’offre, au premier aspect, qu’un amas de maisons en
terre, mal construites ; dans toutes les directions, on ne voit que des plaines immenses
de sable mouvant, d’un blanc tirant sur le jaune, et de la plus grande aridité. Le ciel, à 16. Caillié, 1830, réed. 1965,
t. II, p. 300-301.
l’horizon, est d’un rouge pâle ; tout est triste dans la nature ; le plus grand silence y
17 17. Idem, ibidem, p. 301.
règne ; on n’entend pas le chant d’un seul oiseau . ». La mort, qui n’était pas présente
chez Caillié lors de l’approche de la ville, surgit de sa découverte : Tombouctou est 18. Id., Atlas de planches, pl. 6,
voir fig. 1.
une ville de silence et de mort, bâtie sur des sables mouvants. La gravure proposée par
19. Barth, édition française,
l’éditeur d’après un dessin de Caillié traduit l’impression du voyageur : elle montre des t. III, p. 335 ; édition
maisons en assez petit nombre pour que l’on puisse les compter, non alignées, non allemande, t. IV, p. 412.
Il est d’ailleurs assez
jointives, comme posées sur l’espace vide18. remarquable que le
Chez Barth aussi, la ville, à peine apparue, disparaît : « Le ciel étant très couvert traducteur français ait cru
bon d’ajouter « Je vis enfin
et l’air étant rempli de sable, les masses d’argile, sombres et malpropres, de la ville, ne apparaître à mes regards la
recevant pas les rayons du soleil, ne se distinguaient pratiquement pas du sable et des ville de Tombouctou », alors
débris gisant aux alentours. Je n’eus, du reste, pas le temps de me retourner, une que Barth ne fait pas du
tout appel à la vue pour
quantité de gens étant venus de la ville, pour saluer l’étranger et lui souhaiter la bien- décrire le moment, mais dit
venue19. » La ville disparaît dans le ciel, ne se distingue pas de l’horizon, tandis que la simplement : « Ainsi nous
approchions de la ville,
foule de ses habitants, aspirant le voyageur, lui ôte la possibilité de la contempler vrai- mais le ciel étant très
ment, lui fait manquer la « vue » de sa propre arrivée. C’est un effet de trop-plein qui couvert… »

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engloutit la perception de la ville. Comme chez Caillié cependant, la présence du


sable, sur lequel repose la ville ou qui la submerge de toutes parts, suggère l’idée
d’une construction mal assurée, évanescente, presque un mirage tributaire des
caprices de la lumière.
La ville est confisquée à Barth, dès le lendemain de son arrivée, pour des raisons
politiques : dès son réveil, il est averti que le chef peul du Macina l’assigne à résidence
et lui interdit toute sortie dans la ville et tout contact avec ses habitants. L’énergie qui
avait animé Barth disparaît dans un accès de fièvre : « La présence d’esprit et la
vigueur corporelle ne m’étaient plus d’aucun usage, et dès la première nuit que je pas-
sai à Tombouctou, je fus envahi par l’agitation et par de sérieux soucis20. ». Il n’appré-
hende Tombouctou que de la terrasse de sa maison, durant plusieurs mois d’une
claustration presque totale.
Chez Lenz, on retrouve le même sentiment de très vive satisfaction que chez
Caillié et la même absence de description : « J’aperçois dans le lointain les maisons et
les tours des mosquées, connues depuis les descriptions de Barth21 », dit-il seulement.
Tombouctou s’efface même métaphoriquement : « Ce n’est plus aujourd’hui que
l’ombre de ce qu’elle a dû être autrefois. […] Avant de pénétrer dans la ville, on passe
une large ceinture de terrains déserts où des ruines de vieilles murailles permettent de
juger de l’étendue du Timbouktou d’autrefois.22 » Tombouctou oblige ainsi le voya-
geur qui veut l’atteindre à marcher sur ses ruines, à fouler d’abord les espaces qu’elle
occupait naguère et d’où elle a disparu ; c’est une ville à marée basse, rétractée, dont
la vie s’en est allée au loin.
Dubois, au contraire, met en scène à grand renfort de procédés rhétoriques le
dévoilement de Tombouctou, en plusieurs étapes successives qui sont aussi celles de
la mort apparente du mythe. L’apparition de la ville se fait brusquement, du haut
d’un pli du terrain que le voyageur vient d’escalader. Cette première vision permet
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d’identifier Tombouctou à la ville du mythe, imaginée et désirée : « un fin et grand
profil de ville, une silhouette sombre, régulière et longue, c’est ainsi qu’apparaît la
Reine du Soudan, image de la grandeur dans l’immensité. […] Elle trône sur l’ho-
rizon dans une majestueuse attitude, comme une reine. C’est bien là la cité imaginée,
la Tombouctou des séculaires légendes d’Europe23. » L’étape suivante, celle de l’entrée
dans la ville et d’un premier coup d’œil sur ce qu’elle recèle, engendre une série de
disparitions. L’existence du mur d’enceinte, comme la continuité du bâti, se révèle
illusoire : « […] des maisons désertes, éventrées, dont les plafonds se sont effondrés,
dont les portes sont absentes ; des pans de murs ébréchés et croulants ; puis des tertres
de ruines informes, amoncellements de terre, de briques crues et de morceaux de
bois. Et, au milieu de tout cela, des espaces libres, sans doute les chaussées des mai-
sons défuntes24. » Même le marché, où l’on s’attendait à trouver le « commerce univer-
sel de Tombouctou », ne vend que « de ces infimes petites choses rouges, vertes,
20. Barth, édition allemande,
IV p. 447. blanches, fauves, noires […] pour d’infiniment petites sommes en coquillages ». Ce
21. Lenz, 1886, t. II, p. 119. qui apparaît alors, c’est ce que Dubois appelle des « taches lépreuses » : des terrains
22. Lenz, 1881, p. 215.
vagues, et surtout des huttes de paille, déjà mentionnées par Caillié. « Les sables du
23. Dubois, 1897, p. 239.
désert prêtent évidemment aux conceptions architecturales des matériaux insuffisants.
Mais des huttes en paille ! Peu nombreuses, il est vrai, mais en pleine ville ! […] Et,
24. Idem, p. 240. Voir aussi la
gravure intitulée «Une rue à d’une extrémité à l’autre de la ville, c’est toujours le même spectacle : des rues
l’entrée de Tombouctou». malades, des rues mourantes et des rues mortes, au milieu desquelles on enfonce dans
25. Idem, p. 244-245. le sable mouvant comme en plein Sahara25. » Le sable a pris possession des lieux,

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signe que la ville n’a pas su garder son caractère urbain, n’a pas su se prémunir des
outrages de l’environnement. Et, comme chez Caillié et Barth, le sable sous les pieds
suggère l’impression d’une ville instable, qui manque à la fois de fondations et de fon-
dement, menacée d’engloutissement ou de submersion.
C’est Dubois qui va le plus loin dans la déconstruction du mythe. Arrivé au
terme du dévoilement de Tombouctou, Dubois met explicitement en cause l’illusion
dont il estime avoir été l’objet et va jusqu’à parler d’un « mirage », attribué au « soleil,
ce terrible illusionniste ». Il oppose ainsi extérieur et intérieur, vision de loin et vision
de près. Mais le plus difficile à admettre, ce n’est pas le délabrement de Tombouctou,
c’est la déception, qui s’accompagne de « l’effondrement de tout le prestige que le
nom de Tombouctou évoque à l’esprit d’un européen » : « La déroute est complète26. »
Pourtant, au delà de cette disparition de la ville rêvée, une réalité nouvelle prend peu
à peu corps sous les yeux des voyageurs, et chacun rapporte une image plus ou moins
restaurée de la ville.

Que reste-t-il de Tombouctou ?


Une lecture impossible
L’image que retient finalement Caillié est celle de la gravure, qui figure une ville bâtie
sur du sable : « Il y a je ne sais quoi d’imposant à voir une grande ville élevée au milieu
des sables, et l’on admire les efforts qu’ont eus à faire ses fondateurs27. » Mais ce qui
lui rend Tombouctou incompréhensible, c’est l’absence de terroir propre : Tombouc-
tou est une ville qui « n’a d’autres ressources que son commerce de sel, son sol n’étant
aucunement propre à la culture ». « Si les flottilles venant à Cabra étaient arrêtées en
route par les Touaricks, les habitants de Tombouctou seraient dans la plus affreuse
disette. […] Ces malheureux habitent un sol entièrement stérile, qui fournit à peine
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un peu de fourrage pour leurs chameaux28. » Caillié le terrien ne peut pas comprendre
qu’une ville ait pu bâtir sa prospérité sur un commerce de transit, trop fragile à ses
yeux ; le caractère saisonnier de ce commerce lui échappe. Djenné, la métropole du
delta intérieur du Niger, située au cœur d’un terroir agricole fertilisé par les crues, et
dont le commerce est plus constant quoique de plus faible amplitude, reste son point
de référence ; il dit de Tombouctou : « Je ne la trouvai ni aussi grande ni aussi peuplée
que je m’y étais attendu ; son commerce est bien moins considérable que ne le publie
la renommée ; on n’y voit pas, comme à Jenné, ce grand concours d’étrangers venant
de toutes les parties du Soudan. J’étais surpris du peu d’activité, je dirais même de
l’inertie qui régnait dans la ville. […] La chaleur étant excessive, le marché ne se tient
que le soir, vers trois heures […] mais ce marché est presque désert, en comparaison
de Jenné29. »
Il concède pourtant l’existence d’un commerce fructueux à Tombouctou (« Il y
a […] beaucoup de Maures établis à Tombouctou ; ils ont les plus belles maisons de
la ville. Le commerce les enrichit tous très promptement. ») et ne manque pas
d’énumérer les marchandises sur lesquelles il porte : tabac, marchandises d’Europe
parmi lesquelles des fusils français, sel de Taoudéni, ivoire, plumes d’autruche, sans 26. Dubois, 1897, p. 245.

compter les denrées alimentaires déjà mentionnées, venues par flottille de Djenné à 27. Caillié, op. cit., t. II, p. 301.

Kabara. Il reconnaît finalement que « Tombouctou peut être considéré comme le 28. Caillié, op. cit., t. II, p. 313.
principal entrepôt de cette partie de l’Afrique30 », mais, dans la mesure où il ne 29. Caillié, op. cit., t. II, p. 303.
décèle pas une grande activité autour de cet entrepôt, il le présente comme un lieu 30. Caillié, op. cit., t. II, p. 309.

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de stockage de marchandises dormantes. Chez Caillié, la déception face à la


Tombouctou réelle n’est finalement pas surmontée. Et, bien qu’il ait déclaré Tombouctou
objet de tous ses efforts, il lui préféra toujours Djenné, et s’en souvint au moment
de donner un titre à son ouvrage : Voyage à Temboctou et à Jenné dans l’intérieur de
l’Afrique.

Ce qui avait étonné Caillié devient au contraire un élément structurant des descrip-
tions de Tombouctou à partir de Barth : la situation de Tombouctou, entre Sahara et
Soudan, au point de rencontre des pistes caravanières venues du Nord et du réseau de
navigation du delta intérieur du Niger, est alors considérée comme le principal facteur
d’explication de la prospérité de la ville. On ne s’étonnera plus désormais de voir une
ville fonder son existence sur un commerce lointain. Dès lors, la description que pro-
pose Barth de Tombouctou parvient à la fois à en restaurer l’image et à en prendre en
compte les spécificités.

Le mythe historique
Comme en témoigne la gravure qui montre la partie nord de la ville vue de la terrasse
de la maison du voyageur31, Tombouctou retrouve avec Barth l’apparence d’une vraie
ville, aux « rues bordées de maisons alignées et jointives32 », même si elle n’a pas tout à
fait l’animation d’une grande métropole commerciale comme Kano33. En décrivant
l’aspect général de la ville, Barth s’étonne de l’inexactitude de l’image qu’en a donnée
Caillié avant lui. L’un des reproches formulés par Barth à l’encontre de Caillié est
d’avoir fait de Tombouctou une ville « ordinaire », bien qu’il admette que Tombouctou
ne devait guère être florissante au moment de la visite du Français, qui eut lieu peu de
temps après la conquête de la ville par les Peuls, — et que Caillié, dont la qualité
d’explorateur et de chrétien devait rester clandestine, n’eut pas la possibilité de lever
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lui-même, sur place, une esquisse des lieux.
31. Voir gravure (fig. 2).
Barth établit ce qui fait l’identité de Tombouctou : elle n’a jamais été la capitale
32. Éd. allemande, IV, p. 451.
d’un empire, elle n’a jamais joué un rôle politique de premier plan, contrairement à ce
qu’on avait longtemps cru : « Nous voyons prouvé à l’évidence […] que c’est à tort que
33. C’est à cette métropole
de l’Empire de Sokoto, cette ville a été considérée en Europe comme le centre politique et la capitale d’un
au Nigeria actuel, et non grand État nègre, attendu qu’elle n’a joué à aucune époque, et surtout à celle de
pas à Djenné, que Barth
attribue ce rôle. l’antique splendeur du pays, qu’un rôle politique tout à fait secondaire. »34 C’est une
34. Éd. française, IV, p. 30 ; cité dont la prospérité appartient essentiellement au passé, car son activité commer-
éd. allemande, IV, p. 441. ciale a été très perturbée par l’environnement politique au XIXe siècle. Barth mène une
35. Coquery-Vidrovitch, 1993, enquête historique sur Tombouctou et sa région, comme il le fait pour toutes les
p. 108-109 et 123. régions traversées, et collecte des manuscrits arabes datant des époques songhaï ou
36. C. Coquery-Vidrovitch marocaine (XVIe et XVIIe siècles). Insistant sur le caractère arabe de Tombouctou, exa-
signale que ces chroniques,
les Tarikhs, ont été écrites gérant sans doute l’influence marocaine, il la nomme medina35. On touche là à un
à un moment où l’activité autre aspect du mythe, en partie endogène : l’image d’une Tombouctou connaissant à
commerciale de
Tombouctou était entrée la fois l’apogée de sa prospérité et de l’arabisation de la culture, du mode de vie de ses
dans une phase de déclin, habitants, est très présente dans les manuscrits des lettrés du XVIIe siècle36. Ce regard
ce qui a pu contribuer à
faire naître la tentation de
qu’ils ont porté sur leur ville et sur eux-mêmes a ensuite été repris, contribuant ainsi à
célébrer le « souvenir des en faire une caractéristique intemporelle de la ville. Avec Barth, on quitte ainsi l’uni-
fastes d’antan », dont la vers du mythe géographique : la splendeur de Tombouctou n’est pas une illusion, mais
ville ne retrouva jamais
l’éclat : op. cit., p. 124-126 elle appartient au passé. Elle ne se laisse saisir que par le biais de l’enquête historique.
et note 53. De géographique, le mythe est devenu historique.

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Fig.2/ « Tumbutu. La partie nord de la ville vue de la terrasse de la maison du voyageur »


(Heinrich Barth, Reisen und Entdeckungen in Nord- und Zentral -Afrika, Gotha, J. Perthes). Cliché BNF.
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Un bien cher souvenir
Lenz, qui se démarque peu de Barth lorsqu’il donne des informations générales sur la
ville, rend à son séjour à Tombouctou un hommage qui fourmille d’impressions sen-
sibles. Il décrit la « jolie maison » qui lui a été attribuée, la « nourriture abondante et
saine » offerte par son protecteur : « Peut-être sera-t-on surpris d’apprendre qu’on
trouve dans cette ville d’excellent pain de froment, de bon beurre, du miel et des
viandes variées37… » Il énumère les mets qui composent l’ordinaire des repas (cous-
cous, viande, riz, pain) et en tire des observations beaucoup plus générales : « Par ce
menu on peut voir que Tombouctou est un grand centre de civilisation au milieu de la
population noire du Soudan et des Touareg du désert », bref, « on ne peut méconnaître
à Tombouctou un certain bien-être38 ». Il témoigne de l’agrément que constitue la pré-
sence d’animaux divers (autruches, chevaux, bœufs à bosse), parmi lesquels les
oiseaux, dont Caillié soulignait au contraire l’absence : « C’est un joli spectacle que ce
monde d’oiseaux, quand on vient d’une longue traversée du désert39 ». Le départ est
encore l’occasion pour Lenz de faire un bilan positif de son séjour dans la ville : « Je
quittai Tombouctou, qui m’était déjà devenu bien cher, après y avoir passé dix-huit
jours seulement. […] Les adieux qu’on nous fit lors de notre départ de Tombouctou
eurent un caractère absolument cordial et même grandiose […] Nulle part un mot 37. Lenz, 1881, p. 217.

hostile ou un visage haineux40. ». 38. Lenz, 1887, t. 2, p. 128-129.


On est bien loin du séjour de tristesse et de désolation que décrivait Caillié. Si 39. Lenz, 1887, t. 2, p. 129.
Tombouctou peut désormais être considérée comme une étape très agréable, c’est 40. Lenz, 1887, t. 2, p. 176-177.

139 Isabelle Surun


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qu’elle est envisagée relativement aux espaces saharien et soudanais à la jonction des-
quels elle se situe, et dont elle semble à la fois cumuler les avantages et éviter les
inconvénients. Cette relativité exclut le témoignage de Lenz de la catégorie du mythe.
À la différence de ses prédécesseurs, Lenz affirme n’avoir gardé « qu’un bon souvenir41 »
de Tombouctou. Aussi pourrait-on se demander s’il ne propose pas les éléments d’un
discours touristique, dans la mesure où il fait référence aux éléments essentiels d’un
voyage d’agrément : un peu d’histoire, mais surtout bon logement, bonne chère et des
habitants accueillants. Cependant, par l’insistance sur les dangers traversés,
l’ensemble du récit relève du registre de l’exploration. On saisit aussi chez Lenz un
tournant, sensible dans la banalisation de la ville qu’opère le ton général de la descrip-
tion où, plus qu’une ville, c’est un séjour qui est décrit, comme expérience non pas
unique, mais presque familière. Lenz ne peut se résoudre, cependant, à faire de la
ville un simple souvenir parmi d’autres : au moment de donner un titre à son récit, il
choisit de faire de Tombouctou, où il n’a séjourné que dix-huit jours, la ville éponyme
d’un voyage qui dura presque deux ans. Les géographes ne s’y trompent pas qui, dans
la foulée de Lenz, révisent à la baisse les chiffres qu’ils donnent pour évaluer la popu-
lation de Tombouctou. Élisée Reclus évoque « la prospérité relative » que Tombouctou
a su conserver dans l’adversité : nette rupture avec le discours du mythe.

Du mystère au mythe colonial


Dubois, après avoir ostensiblement mis à mort le mythe de Tombouctou, parlant de
« mirage » et d’« illusion », procède à une certaine résurrection et à la mise en abîme du
mythe. Après avoir décrit et décrié une ville délabrée, il nous conduit à l’intérieur de
la maison qu’il occupe, où il reçoit nombre d’habitants dont il recueille les récits.
C’est l’histoire de Tombouctou qui vient à lui, en ressuscite la splendeur, en explique
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la dégradation. Mais Dubois ne se contente pas d’opérer le transfert d’un mythe géo-
graphique à un mythe historique : il affirme que les habitants, en proie aux pillages et
aux exactions des Touareg, ont résolu de cacher délibérément leurs richesses et leur
prospérité sous des dehors misérables. Ainsi les maisons, délabrées à l’extérieur, sont-
elles très confortables, presque luxueuses à l’intérieur ; les habitants ne sortent qu’en
boubous élimés pour ne pas attirer sur eux l’attention et l’envie, tandis qu’ils gardent
leurs riches vêtements pour l’intérieur. Le commerce lui-même se fait sans qu’il n’en
paraisse rien à l’extérieur, à la nuit tombée, et des maisons en apparence ruinées abri-
tent en fait de riches magasins. D’après Dubois, la ruine, plus qu’une simple appa-
rence, est un maquillage que la ville s’est imposé. Elle se cache aux regards non initiés,
elle est un secret bien gardé, le secret que Dubois a compris et entreprend de nous
révéler, et qui l’autorise à appeler Tombouctou « la Mystérieuse » : « J’étais initié au
secret de Tombouctou. La désastreuse vision de l’arrivée m’était expliquée. Avec mes
narrateurs pour guides je commençai alors à parcourir les mêmes rues et les mêmes
places que lors de mon arrivée. Ils me montrèrent de plus près les petites masures
cubiques et les grandes maisons croulantes, me firent ouvrir les portes bardées et
closes, me révélèrent tout ce que cachaient les décors de ruines42. »
Par deux fois, Dubois aura donc été le jouet d’une illusion, de grandeur la pre-
mière fois, de ruine la seconde. Pourtant, il ne considère pas la réalité comme une
41. Lenz, 1881, p. 217. succession de décors de théâtre. Ce qu’il met implicitement en cause, c’est sa per-
42. Lenz, 1881, p. 279. ception défectueuse de voyageur trop prompt à se contenter d’une appréhension

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superficielle de la réa- « Imaginez les caravanes du Maroc, du Touat, de Tripoli, cheminant et des semaines et des
lité, pour avoir eu la mois à travers l’immensité des sables, où l’oiseau lui-même se perd.
présomption de vouloir
Les plaines de stérilité succèdent aux paysages de désolation. Le sol brûle. Le ciel flamboie.
la maîtriser trop rapide-
La peau se fendille. Les lèvres sont craquelées. L’eau, même chaude et impure, ne leur
ment : la première fois il
parvient jamais à satiété. Sur le chemin, rappelant la vie, glisse parfois une vipère cornue, ou
la voyait de trop loin ; la passe la rapide silhouette d’une antilope. À la grande étape, la vision de Taoudenni,
seconde fois, croyant l’horrescente ville de sel. L’œil n’a eu, pour se réjouir, que le néant des mirages, durant des
être parvenu dans Tom- semaines, durant des mois.
bouctou, il n’en voyait
Un matin, trois petites taches noires pointent dans l’horizon incandescent. Les chameaux ne
encore que l’extérieur.
grognent plus. Ils rugissent. Les trois minarets se précisent. Tombouctou découpe son profil
C’est le point de vue du
majestueux. Voici ses jardins, ses palmiers, ses mares scintillantes. La ville est trois fois
voyageur qui est en grande comme aujourd’hui. Ses rues, fraîches et bleues sous de grands arbres, grouillent de
cause. La réalité, selon la vie de cinquante mille habitants.
Dubois, exige de celui
qui veut l’atteindre une Au lieu de la solitude, de l’abandon et de la misère inéluctable, c’est tout à coup pour le
voyageur la satiété en toutes choses. C’est l’abondance de l’eau et de l’ombre, c’est le secours
accoutumance, une
de la parole de Dieu, c’est le charme de la parole des hommes, c’est la richesse de l’ivoire et
accommodation du
de l’or, c’est la table plantureuse et la douceur du miel, c’est aussi l’abondance des sourires...
regard, mais aussi un
détour par l’intérieur On m’a conté que d’aucuns, subitement, devenaient fous...
des maisons et l’inti- Comprend-on qu’après avoir ressenti, même un seul jour de leur vie, une secousse pareille,
mité des gens, qui per- les hommes de Tripoli, de Tunis, d’Alger et de Fez aient célébré jusqu’à leur heure dernière
met d’adopter le point la splendeur et les délices de Tombouctou ? Conçoit-on que leurs récits parvenant en Europe
de vue des habitants. y aient créé la légende d’une cité fabuleuse ? »
Ce détour passe par
Fig. 3/ Extrait de Félix Dubois, Tombouctou la mystérieuse. Paris, 1897, p. 361-362
l’écoute de récits, par
une transmission orale.
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Même si l’on fait la part de la mise en scène à laquelle Dubois soumet son expé-
rience et des procédés de dramatisation qui président à l’effeuillage ostentatoire de
Tombouctou, qu’il dépouille successivement de tous ses voiles jusqu’à en atteindre
l’intimité, il semble qu’il faille dans une certaine mesure prendre au sérieux son dis-
cours. Le parcours que nous propose Dubois, qui va de l’extérieur à l’intérieur de la
ville, s’accompagne d’un passage du mythe exogène de « Tombouctou la Grande » à un
mythe endogène révélé par les habitants au terme d’une initiation. Et Dubois a beau
forcer le trait en parlant de Mystère et de Révélation, il n’en reste pas moins qu’il est
venu puiser à la source du mythe, non pour le faire disparaître devant une pâle réalité,
mais pour le revivifier.
Pourtant, Dubois ne se contente pas de s’approprier le mythe endogène. Il 43. Il y aurait tout un
éprouve aussi le besoin d’en expliquer l’existence. Il met en abîme le récit de commentaire à faire sur
cette représentation du
l’approche et de l’arrivée à Tombouctou, en les transposant dans le passé (voir enca- désert comme lieu de mort.
dré, fig. 3). Ce voyage dans le temps nous plonge aux racines du mythe en faisant Cette image constitue
en effet un cliché
revivre le temps où le mythe était réalité. En jouant sur l’opposition entre le désert et la passablement éculé au
43
ville, entre la mort et la vie , entre le néant et le tout, Dubois fait de Tombouctou, moment où Dubois écrit
dans l’impression du voyageur maghrébin, un concentré de vie, la ville où tous les ces lignes, alors que
de grands voyageurs
désirs accumulés durant la traversée du désert seront brusquement satisfaits, en une « sahariens », comme
secousse quasiment orgasmique. Tombouctou est le mirage qui, éprouvé par tous les Charles de Foucault par
exemple, ont entrepris
sens à la fois, devient réalité. C’est bien dans l’impression de satiété de tous les sens et de renouveler l’image
de toutes les aspirations que réside pour Dubois l’origine du mythe, puisqu’il nous dit du désert.

141 Isabelle Surun


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que cette impression si forte exigeait du voyageur qu’il rendît hommage à la ville qui
l’avait provoquée par une célébration de tous les instants, une sorte de culte constitué de
récit. Dubois en propose donc dans ce texte une genèse, en même temps qu’il établit,
par le truchement de ce voyageur venu de Tripoli, de Tunis ou d’Alger, un lien entre
mythe endogène et mythe exogène.
Mais cette fiction a une autre fonction. Elle fait aussi le lien entre le passé et un
futur dont Dubois espère la résurrection de la splendeur de Tombouctou. Le voyage
dans le passé trouve son symétrique dans une évocation du futur. L’ouvrage de
Dubois ne comporte ni départ ni bilan ; Dubois ne semble pas quitter Tombouctou,
il lui interdit de devenir un souvenir. Puisque la structure de l’ouvrage emmène le
lecteur, par étapes successives, jusqu’au cœur de Tombouctou, qui n’est véritable-
ment atteint que par une plongée dans le passé, la seule ouverture possible est une
envolée vers l’avenir. Dubois confie cet avenir à la puissance coloniale qui vient de
prendre possession de la ville, la France, à laquelle il assigne la mission de réparer ce
qui a été détruit. Il croit d’ailleurs vivre « les premiers jours de l’ère nouvelle dans
laquelle est entrée Tombouctou » : « Le long cauchemar Touareg se dissipe lentement.
On commence à rebâtir les maisons, à entrebâiller les portes, à porter de nouveau les
belles robes brodées44. »
La présence de la France, dépeinte comme une puissante mais bienveillante pro-
tection, rend déjà inutile le Mystère dont se parait Tombouctou. Elle efface le mythe
endogène. Mais « l’ère nouvelle » projetée par Dubois efface aussi le mythe européen,
d’origine maghrébine, de la Grande Tombouctou du passé. Le projet de dépasser la
splendeur du passé en imposant à la ville les marques du génie européen, que Dubois
assigne à la puissance coloniale, passe d’abord par la résurrection de la ville des jar-
dins, au moyen de travaux d’aménagement hydrauliques. Car, pour Dubois, l’arrivée
de l’eau s’accompagnera du retour de la civilisation : « Une fraîche ceinture entourera
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la ville de toutes parts. Elle aura retrouvé ses jardins, ses verdures, ses palmiers
d’autrefois […] Striée d’avenues ombragées, elle sera une plaisante et active cité cos-
mopolite […]45 » Tombouctou retrouverait alors la fonction que lui dictait sa position
géographique, une fonction de port du Sahel aux portes du désert, de « trait d’union
entre le monde blanc et le monde noir ». Simplement, dans cette nouvelle configura-
tion, le « monde blanc » est celui de l’Europe, qui a supplanté le Maghreb. Très
confiant dans la maîtrise technique détenue par ses compatriotes, Dubois imagine
même un nouveau moyen d’arriver à Tombouctou, qui efface complètement la cara-
vane transsaharienne qu’il plaçait à l’origine du mythe : « Le Sahara aura été dompté.
Une chaîne d’acier lui aura été imposée dont les anneaux seront des rails. Les loco-
motives électriques auront permis de réaliser le chemin de fer transsaharien. Avec une
vitesse de foudre les convois circuleront entre Alger et Tombouctou, les flots de la
Méditerranée seront unis aux flots du Niger. »
Ce mode de traversée du désert qui renouvelle l’approche de Tombouctou, ce
44. Lenz, 1881, p. 414. chemin de fer transsaharien dont on ne posera pas la première traverse, constitue le
45. Lenz, 1881, p. 417, ainsi que
noyau du nouveau mythe destiné à remplacer l’ancien. C’est tout un système d’appré-
la citation suivante. hension de l’espace et du temps qui se met ainsi en place, niant les obstacles que
46. Ce souci est une constante pourraient constituer les hommes, l’espace et les éléments, utilisant les ressources de
qui préside aux vues la technique dans le but de relier entre elles les possessions françaises d’Afrique46
géopolitiques de la France
en Afrique au moment du au nom de la restauration d’une splendeur passée. La nouvelle représentation de
partage colonial . Tombouctou, dont Dubois se fait le héraut, peut être considérée, dans la mesure où

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elle adhère à ce système, comme un mythe colonial de Tombouctou. D’ailleurs, il pro-


pose de « réparer de douloureuses injustices » en célébrant par des monuments les mili-
taires et les explorateurs qu’il considère comme les pères fondateurs de cette nouvelle
Tombouctou47. Le mythe est d’emblée pourvu de son propre système d’autocélébra-
tion, de ses lieux de mémoire. Et Dubois d’achever son ouvrage sur une phrase qui
opère la fusion de tous les mythes de Tombouctou en un seul, le mythe colonial d’une
ère nouvelle : « Dans le lointain des temps futurs, je vois Tombouctou apparaître
superbe, lettrée, riche, Reine du Soudan, telle qu’elle se dessine dans le lointain des
temps passés, telle que son panorama donne l’illusion au voyageur des temps
présents. »

Conclusion
Chacun de ces voyageurs aura finalement illustré à sa façon l’articulation entre mythe
et découverte géographique. Au-delà des différences de sensibilités et des inflexions
apportées par le contexte, on aura relevé, en privilégiant le moment de l’apparition de
l’objet mythique aux yeux du voyageur, quelques constantes. La première, qui relève
de la perception, ou plus exactement d’un trouble qui semble l’affecter, est cette
cécité généralisée, cette incapacité à voir l’objet tant attendu lorsque, enfin, il se pré-
sente à la vue48. La seconde, qui semble faire écho à ce trouble tout en le transposant
dans l’ordre de l’affectif, est la déception généralement ressentie par le voyageur
lorsqu’il parvient à voir un objet qui ne se présente pas sous la forme attendue. Et l’on
peut se demander si la cécité momentanée que subissent les voyageurs n’est pas plutôt
l’effet anticipé de cette déception : tout se passe comme si le voyageur, qui arrive por-
teur d’une certaine représentation de Tombouctou, se trouvait dépourvu d’image
parce que l’objet qu’il a soudain sous les yeux ne peut être saisi à travers cette repré-
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sentation. Il lui faut alors du temps pour en prendre acte et réorganiser ses observa-
tions selon un point de vue unificateur qui lui sera propre.
Mais le fait que la déception se présente comme une constante pose aussi le pro-
blème de sa réédition : si la déception du voyageur, qui s’était produite une première fois
en 1828, se reproduisit en 1853, puis en 1880 et encore en 1896, cela signifie que per-
sonne n’avait rien appris sur Tombouctou entre-temps. On sait pourtant que chacun des
voyageurs avait lu ses prédécesseurs ; mais il semble que l’accumulation de connais-
sances objectives sur la ville, ses formes architecturales, son histoire, ses habitants, ne
soit pas parvenue à imposer au cours du siècle une nouvelle image de Tombouctou.
L’émergence d’un discours scientifique ne sonne pas le glas de l’attente provoquée par
la représentation mythique, décidément indétrônable, alors que le sentiment de
déception, partagé par tous les voyageurs, ne peut se frayer un chemin dans la mémoire
collective et ébranler le mythe trop solidement ancré dans les représentations : aucun
voyageur ne prend en compte la déception de ses prédécesseurs. 47. Lenz, 1881, p. 418, comme
la citation suivante.
Au-delà du mythe, les discours dont Tombouctou est le support suggèrent aussi 48. Bernard Lepetit (1999)
une évolution des pratiques et des conceptions de l’espace africain au cours du remarquait de la même
façon à propos de Volney la
XIXe siècle : tandis que l’on rencontre essentiellement chez Caillié un espace du par- confusion des sens et
cours, où ce qui compte est la traversée d’une fraction de continent, celui de Barth est l’émotion qui assaille le
voyageur lorsque
un espace à comprendre, ce qui implique qu’on lui restitue, dans une démarche quasi Alexandrie se présente à lui
archéologique, sa profondeur chronologique ; l’espace de Lenz est celui d’une pour la première fois.

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rencontre, qui se joue dans le moment partagé avec les habitants ; celui de Dubois,
enfin, est l’objet d’une appropriation, autant matérielle que symbolique.
Si l’on jette un rapide regard à ce que devient la représentation de Tombouctou au
e
XX siècle, on voit encore à l’œuvre la dialectique de la déception et de la résurrection
du mythe. Paul Morand, en 1928, ne trouve pas de mots assez durs pour dire sa
déception, décrit « une ville aplatie », « trois mosquées aux pylônes de nougat gris,
piqués de bois comme un fétiche de clous », « partout des ruines, des déchets, des
ordures », et se demande « où sont les coupoles rutilantes, les sacs de poudre d’or et
d’ivoire des caravanes dont parlaient les livres ». Albert Londres lui réplique : « Qu’ont
donc les Blancs contre la cité fameuse ? Tous y sont allés pour voir le mystère et paraît-
il ne l’ont point vu. Le mystère ne se voit pas, mes amis. Il se sent. Il s’exprime sans
voix, comme un sourd-muet. » Et l’on ne peut se défaire de l’impression de revenir à
notre point de départ. On retrouve là un mythe « mutique », qui ne peut pas rendre
compte de lui-même, mais qui a survécu à un siècle d’explorations et de voyages.
L’expérience n’a donc pas aboli le mythe. Elle ne l’a pas altéré. Il semble même que
le recours au mythe ait joué le rôle d’un schème cognitif, capable de modeler
l’expérience.

Références

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