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AUGUSTIN BERQUE, LA MÉSOLOGIE, POURQUOI ET POUR QUOI FAIRE ?

Armand Colin | « Annales de géographie »

2015/5 N° 705 | pages 567 à 579


ISSN 0003-4010
ISBN 9782200930011
DOI 10.3917/ag.705.0567
Article disponible en ligne à l'adresse :
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UNE RENCONTRE AVEC...

Augustin Berque, La mésologie, pourquoi et


pour quoi faire ?1
1 Compte rendu de l’ouvrage par Isabelle Lefort

L’ouvrage d’A. Berque, La mésologie pourquoi et pour quoi faire ? reconstitue les
questions, enjeux et prises intellectuelles avec lesquels ce géographe, orientaliste et
philosophe, a progressivement élaboré son appareillage conceptuel mésologique.
Ce texte court (78 pages), scandé en 7 brefs chapitres, resitue la genèse d’une
des propositions contemporaines les plus originales de la géographie. L’opuscule,
synthétique et éclairant, met précisément à jour les lectures séminales et les
espaces-temps intimes de leur « travail » intellectuel qui ont conduit son auteur à
un approfondissement herméneutique des interrogations (quid, successivement,
de l’aménagement culturel, du « paysage », de l’écoumène ?) et de leur embrayage
sur les questions vives de notre Anthropocène qui « pourrait bien être bref ».
De la médiance à la trajection, de la mésologie aux chaînes trajectives,
A. Berque déplie méthodiquement les voies qui furent et sont les siennes pour
déplacer les lignes de la binarité cartésienne du POMC, des couples objet/sujet,
nature/culture et de leurs apories pour penser ensemble les sciences de la nature
et celles de l’humain. Récusant le dualisme moderne occidental, il propose une
triangulation par le rapport à, le en tant que. Ce tiers est la trajection, dont la
nature phénoménologique lui permet de saisir l’intermédiation vécue et vivante
entre un sujet et une extériorité et de fonder la mésologie sur un principe
relationnel (r = S/P) où le réel minuscule - « r » et non « R » - résulte toujours
d’une relation prédicative. Les chaînes trajectives mettent alors ces relations en
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mouvement, les historicisent et les localisent.
Ce texte, s’il permet une mise en perspective de la proposition géographique
d’A. Berque donne aussi à lire et à réfléchir les cheminements d’un « je » - sensible
et distancié - qui reconstruit/reconstitue a posteriori, les cheminements suivis, les
lectures séminales (Fûdo de Watsuji Tetsuro dont il fut le traducteur, Jakob von
Uexküll) et leur maturation progressive. Cette belle tension réflexive autour de
questionnements géographiques exprime la puissance heuristique du détour et
du décentrement, surtout quand, comme ici avec le Japon, l’altérité graphique
alimente l’effort herméneutique.
On saura gré à A. Berque d’avoir couché sur le papier une conférence qui
apporte des clefs de lecture à une proposition disciplinaire qui a pu souffrir de son
exotisme intellectuel, du moins dans la communauté géographique française. On
lui saura gré aussi d’avoir situé la chronologie et les temporalités de sa trajectoire
intellectuelle dont il ne tait pas les temps de la maïeutique, parce que le chemin
se fait en marchant. On lui saura gré enfin, et ce n’est pas peu, de s’atteler à

1 Augustin Berque (2014), La mésologie, pourquoi et pour quoi faire ?, Presses universitaires de Paris-Ouest,
80 p.

Ann. Géo., n° 705, 2015, pages 567-579,  Armand Colin


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« fonder la réalité phénoménale dans les sciences de la nature ». L’ambition est


grande, mais les enjeux durablement nécessaires.

2 Entretien avec l’auteur du livre, Augustin Berque

L’entretien avec A. Berque a été réalisé par Isabelle Lefort et Olivier Lazzarotti le
19 mars 2015, à l’Institut de géographie (Paris). Il a été retranscrit par Véronique
Fourault-Cauët et Christophe Quéva.
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Isabelle Lefort, Augustin Berque et Olivier Lazzarotti.

Olivier Lazzarotti (OL) – Notre réflexion, au cours de cet entretien, s’appuie


essentiellement sur l’ouvrage, La Mésologie, mais déborde largement ce cadre.
Ce qui m’a plu, c’est qu’il s’agit d’un petit livre par la taille mais qui permet
d’accéder à la pensée globale de l’auteur, à l’image de L’espace ensemble de
Jacques Lévy (2006)2 . Pour ma part, je vais plus particulièrement parler de la
question de l’écriture. Vous évoquez, enfant, la relation à votre père, notamment
dans Poétique de la Terre. Comment agencez-vous la question du sensible, le
biographique (votre parcours, la référence à votre père) et la production de savoirs
scientifiques ?

2 Lévy, J. (2006). L’espace ensemble, une odyssée. Disponible à l’adresse : http://jahia-prod.epfl.ch/files/


content/sites/choros/files/shared/Communication/Texte fondateur/L’espace ensemble_une odyssee.pdf.
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Augustin Berque (AB) – Il n’y a pas d’articulation systématique. En l’occur-


rence, la collection veut que l’auteur raconte à la fois son itinéraire et l’aboutisse-
ment de celui-ci, ses idées principales. Cela touche à la fois au biographique et
au scientifique.
OL – N’y a-t-il pas une contradiction entre le ressenti, lié à une histoire, et
l’idée que la science est ce qui est partageable par d’autres ?
AB – C’est un point d’achoppement car la science moderne, par son principe,
consiste à « objectifier » la réalité (abstraire le sujet), et c’est ce qui a fait la
nouveauté extraordinaire de la science moderne, mais qui contient quelque
chose de très dangereux et de fatal dans son essence : à force d’abstraire l’être
humain de la réalité, on produit un monde inhabitable et peut-être mortel.
L’expression concrète de cette interprétation, c’est la crise de l’environnement
que nous connaissons et qui va s’aggraver, sauf à changer de paradigme. C’est
ce que cherche à faire la mésologie, en prenant en compte une complexité
bien supérieure à la science moderne, en réintroduisant l’existence humaine par
principe au lieu de l’abstraire.
Isabelle Lefort (IL) – C’est comme cela que j’ai lu les quatre dernières lignes
de l’ouvrage (2014, p. 77) : « [...] en somme, il y a toujours déjà S en tant que P
pour I. Telle est la méso-logique de la mésologie. ». Quand vous décomposez le
terme de mésologie dans les dernières lignes de l’ouvrage : c’est la nécessaire et
impossible mise à distance, et mise en abyme.
AB – C’est en effet impossible dans la logique d’Aristote, mais possible dans
d’autres cadres. C’est notamment le cas dans la logique indienne du tétralemme.
Celui-ci comporte quatre étapes dont les deux dernières sont inaccessibles,
inacceptables dans notre tradition logique, car ils correspondent à ce que nous
avons appelé le « tiers exclu » (ni A ni non-A, et à la fois A et non-A). Un texte m’a
beaucoup inspiré, Le Timée de Platon (avec la chôra, qui est à la fois une empreinte
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et une matrice, et qui est pour moi l’ancêtre de la question du milieu). Avec
mon ami J. Bonnemaison, nous avions monté un séminaire « Paysage empreinte,
paysage matrice » au début des années 1980. Cela correspond au moment où j’ai
commencé à mettre sur pied cette problématique des milieux – pour laquelle j’ai
repris le terme de mésologie (étude des milieux). J’ai alors cherché à comprendre
pourquoi, d’un côté, le paysage est quelque chose d’universel, qu’en principe on
peut voir partout, alors que d’un autre côté il est apparu à un certain moment
de l’histoire, en Chine puis en Europe. Du point de vue de la biogéographie, on
peut même parler des paysages du Jurassique, alors que dans l’histoire humaine,
la notion de paysage n’apparaît qu’au IVe siècle en Chine.
En lisant Le Timée par la suite, j’ai vu que Platon se posait déjà cette question,
mais aussi qu’il renonçait à se la poser. Il renonce à penser rationnellement la
chôra, qu’il attribue à un « troisième et autre genre », et compare à un rêve, un
raisonnement bâtard.
IL – Est-ce que votre cheminement intellectuel, avec un excentrement depuis
la matrice géographique initiale vers la matrice philosophique vous a amené
à écrire à autrement ? Est-ce que cette intelligence, cette compréhension du
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tiers, de la relation, de la troisième dimension, se sont traduits dans votre souci


d’écriture ?
AB- Le souci d’écrire, je l’ai eu très tôt en étant confronté à d’autres langues
que la mienne, avec les mouvements de ma famille, qui a vécu dans divers pays,
puis par mes études et mes recherches au Japon. Au début, je trouvais le japonais
illogique, alors qu’il a sa logique propre, comme n’importe quelle autre langue.
Je l’ai découverte peu à peu, en travaillant notamment sur la traduction. Quand
on traduit, en particulier à partir d’une langue aussi différente de la nôtre que
le japonais, on est obligé de penser dans les deux langues. C’est un plaisir car
j’aime les langues, et ce passage d’un monde à un autre m’aide à construire ma
problématique des milieux.
IL – Et quand vous écrivez en japonais ?
AB – L’existence des logiciels, qui donnent tous les caractères possibles, permet
d’aller beaucoup plus vite. Mais cela me prend toujours quatre ou cinq fois plus
de temps qu’en français quand même. Et même si c’est correct grammaticalement,
cela reste éloigné des propos d’un Japonais. Je dois donc me faire relire ensuite.
IL – Le souci de l’écriture dans la langue japonaise, mobilise-t-il autrement
votre rapport au sensible ?
AB – Oui, certainement. Il ne s’agit pas de traduire quelque chose que l’on
aurait d’abord formulé en français. Pour écrire en japonais ou en anglais, il
faut écrire directement dans cette langue-là, et non commencer par une version
française. Il faut se mettre d’emblée dans ce monde-là. Et là, ça vient. Il y a des
manières de dire qui ne sont pas les miennes en français. Je pense différemment,
cela relève de la concrétude de la réalité. J’aime l’étymologie de « concret » :
ce qui croît ensemble. Au lieu d’abstraire les mots des choses, tout cela croît
ensemble.
IL – En vous relisant, je repensais à un ouvrage Les mots sans les choses, écrit
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par le sociologue E. Chauvier (2014)3 , et qui évoque la nécessité dans laquelle
nous sommes de réarticuler les mots avec les choses.
AB – Tout à fait. Je ne le connais pas, mais ça m’intéresse.
OL – Votre texte est conçu, d’une certaine manière, avec une intrigue (comme
l’indique la 4e de couverture de La rizière et la banquise), et vous vous étonnez
naïvement, au sens fort de ce terme. Il est parsemé de références, y compris
sensibles, voire de souvenirs personnels (vous évoquez notamment Jean Delvert).
Au fond, il y a là une certaine manière d’articuler l’épistémologie et l’esthétique
dans la manière d’écrire. Est-ce que cela vous paraît compatible ?
AB – Esthétique dans les deux sens, oui, dans le sens où l’on cherche une
écriture qui serait belle, et au sens d’aisthesis, le sensible. Dans le principe de la
science moderne, il faut s’abstraire du « sentiment » (comme disait Descartes,
c’est-à-dire la faculté de sentir), et l’on aboutit à un monde simple, simpliste.
Moi, ce que j’entends par mésologie, c’est plus complexe que ça ; car la réalité

3 Chauvier, É. (2014). Les Mots sans les choses, Paris, Allia, coll. « Petite Collection », 128 p.
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concrète, c’est le monde sensible, et c’est bien cela que j’entends étudier dans sa
complexité.
IL – D’où votre usage de la littérature poétique, par exemple quand vous
citez Mallarmé ?
OL – Vous-même, quand vous faites un texte codé « scientifique », cherchez-
vous à proposer une esthétique de la pensée, un texte pascalien, avec une
argumentation et un souffle ? Cherchez-vous à écrire un texte dans son esthétique,
qu’il y ait du mouvement ? Est-ce pour vous une forme d’écriture scientifique ?
AB – Oui, pour des raisons que j’essaie de justifier logiquement. L’idéal de la
science, qui est de saisir l’objet en soi, est au fond absurde, car l’atteindre signifie
nécessairement le rapporter à nous. Certes, c’est un idéal qui a ses justifications,
mais qui comporte aussi le danger que je signalais tout à l’heure. Or la mise en
relation de l’objet avec notre existence a sa formulation logique dans la trajection,
mon concept central, qui surmonte la séparation instaurée par la science moderne
entre l’objet en soi et ce qu’il est pour notre existence, en retrouvant logiquement
ce « tiers exclu » que le rationalisme moderne a voulu cacher, forclore. Je veux
dépasser cette forclusion. Ce tiers exclu, c’est en particulier le symbole, qui est à
la fois A et non-A. Or il n’y a pas de monde humain sans systèmes symboliques,
à commencer par la parole. Tout cela débouche sur le poétique, dans le double
sens de création et de poésie. Il faut faire le lien avec l’attitude et le propos de la
science. Il faut dépasser l’absurdité de l’exclusion du tiers, en en ayant conscience
et en produisant les concepts et les pratiques qui vont avec ce dépassement.
Ma première trajection, qui a été une transgression, a été de sortir du cadre
ordinaire de ma discipline, la géographie, ce qui n’a pas été facile. Par exemple,
l’un des livres qui est devenu un maître-livre pour moi est celui de Dardel (1952)4 ,
qui est auourd’hui une référence de la géographie culturelle. Or, quand je l’avais
lu dans les années 1960, il m’avait semblé que ce n’était pas de la géographie5 .
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Notre discipline a évolué. Dans mon cas, la transgression avait commencé par
le fait d’être à la fois étudiant ici, à l’Institut de Géographie, et parallèlement
à l’école des Langues orientales. J’étais un peu « assis entre deux chaises ». Ce
genre de double appartenance peut déboucher sur un échec des deux côtés. Mais
l’intérêt heuristique réside justement dans l’entre-deux.
IL – À propos du titre de l’ouvrage, Poétique de la Terre, deux réflexions.
Pour moi, il y a quelque part une référence à la poétique de l’espace, de Bachelard6 .
Par ailleurs, dans le développement, je me suis demandé pourquoi poétique et pas
poïétique, car dans une certaine mesure, vous évoquez une effectuation de quelque
chose. Votre intérêt réside-t-il dans la coproduction entre les deux polarités ?

4 Dardel É. (1990). L’Homme et la Terre, Paris, Éditions du Comité des Travaux historiques et scientifiques,
1952, 200 p.
5 NDLR : à ce sujet, voir Raffestin C. (1987). « Pourquoi n’avons-nous pas lu Dardel ? », Cahiers de
géographie du Québec, vol. 31, n° 84, 1987, p. 471-481. Disponible à l’adresse suivante : http://id.
erudit.org/iderudit/021898ar.
6 Bachelard G. (1957). La Poétique de l’espace, Paris, PUF, coll. « Bibliothèque de Philosophie contem-
poraine », 216 p.
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AB – C’est bien cela, il s’agit en réalité de poïétique, mais je n’ai pas pris le
terme comme titre parce qu’il est trop savant, et pas assez poétique.
IL – Et la référence à Bachelard, à la poétique de l’espace ? Vous avez fait le
choix d’une transgression vers la philosophie et non vers l’anthropologie.
AB – Au début, cela n’a pas été systématique. La référence à la philosophie
s’est faite de manière contingente par et à cause du Japon : pénétrer une culture
différente pose des questions différentes, philosophiques. Par ailleurs quand je
suis arrivé pour faire ma thèse d’état sur le Japon en 1969, je suis allé voir le
professeur Kobori sur le conseil de J. Beaujeu-Garnier, qui avait dirigé ma thèse
de 3e cycle. Il m’a prêté un livre de Watsuji, Fûdo, que j’ai plus tard traduit
en français7 . C’est un livre écrit par un philosophe, sur les milieux. C’est un
livre auquel je n’avais rien saisi à l’époque, car il m’avait paru non scientifique,
impressionniste. En outre, la traduction anglaise du livre était mauvaise : le
concept central de fûdosei (médiance), qui est posé et défini dès la première ligne
de l’ouvrage, n’était même pas traduit, car le traducteur ne l’a pas compris. Ce
n’est que petit à petit que j’ai pu pénétrer cette problématique, et cela justement
à l’époque où on commençait à parler en France de l’espace vécu.
IL – Donc le grand décentrement de la géographie, qui s’est fait par la
philosophie, aurait pu se faire autrement, par l’anthropologie notamment ?
AB - Faire une thèse sur le Japon, sur la colonisation agricole d’une île
pose évidemment des questions anthropologiques ; j’avais lu des anthropologues
japonais, notamment pour construire le chapitre de ma thèse relatif à la culture
aïnoue. Il y a aussi que dans ces années-là, au Japon, la mode était à la
nippologie, un discours identitaire dans lequel les Japonais se posent comme
fondamentalement différents des Occidentaux. Lire des nippologies m’a aidé à
comprendre comment les Japonais se perçoivent, et m’a ouvert sur des tas de
champs anthropologiques, philosophiques, sociologiques, etc.
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IL – J’ai aussi des questions plus centrées sur la mésologie à vous poser.
Entre la mésologie historique (du XIXe siècle) et la proposition que vous faites
à la communauté géographique, comment lisez-vous l’insuccès de la greffe
mésologique au XIXe , alors même que l’écologie a « pris » dans la géographie
vidalienne naissante ?
AB – Il faut savoir que la notion de mésologie date de 1848. Un disciple
d’Auguste Comte, Charles Robin, médecin, la propose pour prendre en compte le
vivant en général, y compris l’humain. Cette mésologie aurait été une médecine
et en même temps ce que sont devenues l’écologie et la sociologie. Si cette
mésologie a échoué, c’est à mon avis parce qu’elle s’était donné un champ trop
vaste pour cette science qui se voulait positiviste, ce qui ne pouvait manquer de
déboucher sur un déterminisme, une simplification outrancière. Et effectivement,
cette mésologie a débouché sur un déterminisme, cela au moment où Larousse
accordait une place éminente à la notion de milieu dans son grand dictionnaire,

7 Watsuji T., Fûdo, le milieu humain, Paris, Éditions du CNRS, 2011 (Fûdo, 1935).
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au début de la III° République. L’écologie naît aussi à cette époque (1866), mais
en tant que science de la nature cette fois, tandis que se développait également
l’école française de géographie, dont l’orientation principale est le possibilisme,
un anti-déterminisme donc (voir L. Febvre8 ). La géographie naissante ne pouvait
donc pas adopter cette mésologie déterministe. Il est instructif de voir comment
la mésologie disparaît petit à petit des dictionnaires (elle est en 1906 dans le
premier Petit Larousse, qui la définit comme « partie de la biologie qui traite
des rapports des milieux et des organismes »). Le milieu, dans cette acception-là,
est un objet pour la science que l’on approche par l’abstraction du sujet. Ce
n’est pas du tout l’optique dans laquelle je me place, et qui suit les deux pères
fondateurs que sont Uexküll et Watsuji. Le sujet vivant, et plus particulièrement
le sujet humain, se place ici au centre de la problématique, car c’est en fonction
de lui que les choses apparaissent comme ce qu’elles sont concrètement. Cela
renverse le paradigme moderne du XVIIe , qui a au contraire abstrait l’existence
du sujet de la réalité des choses, pour en faire de purs objets. Ce recentrement,
Uexküll l’a accompli avec les méthodes de la science, en montrant que les animaux
ne sont pas des machines mais des mécaniciens. Il a développé ses recherches au
moment même où régnait le behaviorisme, auquel il s’est opposé frontalement,
car le behaviorisme ne considère dans le vivant qu’une mécanique, mue par un
jeu de stimuli/réponses, au lieu d’une interprétation spécifique de la réalité
environnante.
IL – Au sujet de votre proposition mésologique, comment identifier les
rapports, les tensions entre cette proposition et les grands discours sur la durabilité,
en termes de distance critique ?
AB - Mon propos se place dans ce contexte. La mésologie n’étant pas
l’écologie, science d’objets, va replacer le sujet vivant, en particulier le sujet
humain, dans ce qu’il perçoit de l’environnement pour en faire son milieu propre,
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dans les valeurs qu’il lui donne et dans le tissu des liens évolutionnaires et
historiques qu’il a avec lui. Cela implique entre autres des questions éthiques.
Dans Être humains sur la terre (1996)9 , je partais en guerre contre les éthiques
directement dérivées de l’écologie, c’est-à-dire d’une science de la nature, ce
qui, de mon point de vue, ne peut conduire qu’à un contresens sur la réalité
humaine. Alors comment fonder une éthique dans les milieux et dans l’écoumène ?
En montrant, à partir des travaux d’Uexküll, que tout être vivant, comme il
élabore son milieu (Umwelt) à partir du donné environnemental (l’Umgebung),
mène une action axiologique. Comment est-ce que le vivant apprécie son
milieu ? Il l’apprécie en s’y adaptant, et en l’adaptant réciproquement. Uexküll
emploie l’expression « environnement pessimal, milieu optimal » : jusque dans
les pires environnements on trouve des êtres vivants. C’est le cas par exemple de

8 Febvre L. (1922). La Terre et l’Évolution humaine. Introduction géographique à l’histoire , Paris, A. Michel,
coll. « Bibliothèque de synthèse historique, l’Évolution de l’humanité », 470 p.
9 Berque A. (1996). Être humains sur la terre. Principes d’éthique de l’écoum,ène. Paris, Gallimard, coll.
« Le Débat », 212 p.
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Thermococcus gammatolerans, une bactérie championne, qui prospère dans des


eaux quasi bouillantes (jusqu’à 95°) et supporte une irradiation de 5 000 grays (5
grays tuent un humain). De même, tout groupe humain peut se sentir bien dans
un environnement qui ne paraîtrait pas vivable ou serait pénible pour d’autres
cultures.
J’ai rapproché cela d’une idée qu’exprime Platon, à la fin du Timée : « le
monde (kosmos) est né très grand, le meilleur, le plus beau, et parfait ». Comment
lire ça ? L’interprétation que j’en ai est ce que montre Uexküll : nous autres,
êtres humains, apprécions le monde parce que c’est notre monde, notre lecture
de l’univers ; c’est une adaptation réciproque.
IL – La mésologie permet-elle de dépasser les discours entre spécistes et
antispécistes ?
AB – Un autre des auteurs qui m’ont inspiré, est un américain, John Baird
Callicott, philosophe de l’environnement, notamment pour l’un de ses livres
rédigé avec un orientaliste et qui bâtit une comparaison entre la nature en Asie
orientale et en Occident. Si sa philosophie aboutit de mon point de vue à
certaines impasses, il reconnaît quand même que ce qui compte le plus pour
nous est ce qui est le plus proche. Tout en tenant compte de tous les êtres
vivants, certains nous intéressent plus que d’autres. C’est une conception assez
géométrique, dans laquelle c’est l’inverse de la distance qui fait l’importance. La
mésologie dépasse cela. Heiddeger distingue l’Entfernung (distance) de l’Ent-
fernung (Dé-loignement). Dans les milieux humains intervient nécessairement
le symbole, qui abolit la distance objective dans l’espace comme dans le temps.
Cela relativise toute l’éthique, qui n’est pas une affaire de géométrie mais de
valeur. L’idéal de la mésologie est bien de refonder l’éthique dans la nature, mais
une nature concrètement prédiquée, traduite dans des cultures différentes, ce
qui revient au possibilisme vidalien, à la notion de contingence. Même dans un
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milieu identique, on peut avoir des sociétés et des genres de vie différents, et des
éthiques très différentes donc, mais qui sont toutes fondées. Or depuis Vidal et
Lucien Febvre, notre civilisation nous permet un écart technique et mental de
plus en plus excessif avec ce fondement. C’est ce que j’ai nommé le métabasisme,
l’attitude qui semble dire qu’on en a fini avec la base, que l’être humain crée
son propre monde, qu’il n’est pas déterminé par la nature. C’est une forme de
déterritorialisation. Cela aboutit à l’acosmie, à la perte de possibilité de mettre
dans un ordre commun la nature et la culture, donc de fonder l’éthique. En effet,
lorsque les deux sont déconnectées, aucune éthique n’est possible et cela aboutit
à un déboussolage.
IL – D’où votre volonté de « recosmiser » ? Cela renvoie à la question d’O.
Lazzarotti, la question de l’agencement et de l’esthétique, d’un rapport à quelque
chose qui pourrait être du beau ?
AB – Oui. L’attitude revendiquée des Japonais devant la nature a été justement
une esthétique dans les deux sens, aisthesis et recherche du beau, notamment par la
poésie, et cela m’a beaucoup influencé. Au moment où nous autres systématisions
Une rencontre avec... Augustin Berque, La mésologie, pourquoi et pour quoi faire ? • 575

l’abstraction, les Japonais au contraire ont systématisé cette concrétude (cet


aller-ensemble).
IL - Cela va aussi vers le Kalos kagathos...
AB - Tout à fait. J’ai été associé au DEA « Jardins, paysage, territoires », la
première formation doctorale sur le paysage. À l’époque, en tant que directeur de
la Maison franco-japonaise au Japon (1984-1988), j’avais lancé un programme
de recherche sur la qualité de l’environnement urbain au Japon, et dans ce cadre,
j’étais en contact avec Lucien Chabason, le directeur de cabinet du ministre
de l’Environnement, Brice Lalonde ; c’est par lui que j’ai fait la connaissance
du paysagiste Bernard Lassus, qui a mis sur pied ce DEA en 1991 à l’école
d’architecture de Paris La Villette. Et comme celle-ci ne pouvait délivrer de
doctorat, nous avons fondé ce DEA en association avec l’EHESS, où j’enseignais
moi-même.
IL – Je suis arrivée à la géographie après avoir fait de l’histoire et de la
philosophie. Je suis toujours dubitative face au jugement esthétique porté par
des géographes dans des expressions comme « c’est un beau paysage » ou « c’est
une belle carte ». Pourquoi avoir fait un pas de côté par rapport à l’artialisation ?
AB – J’ai été très inspiré par la thèse d’Alain Roger, Nus et paysages10 . Je
tiens compte de l’artialisation, mais ce principe me semble partiel, parce que
la naissance du paysage fut un processus typiquement mésologique, c’est-à-dire
onto-géographique, et pas seulement esthétique.
OL – Vous avez parlé tout à l’heure de déboussolement de la société
contemporaine : à quels indices le voyez-vous ? Est-ce la seule lecture que l’on
peut faire ?
AB – J’ai employé ce terme à partir d’un colloque de Montpellier, il y a plus de
20 ans, consacré à l’éducation des jeunes délinquants. Une des solutions proposées
pour « reboussoler » ces jeunes était de les sensibiliser à l’environnement, ce qui
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s’avérait plus efficace que de leur parler d’ordre social.
IL – Vos indices relèvent des dysfonctionnements politiques ou sociaux ?
AB – Quand je parle d’acosmie, je m’inspire de l’anomie de Durkheim. La
cause en est la même, c’est fondamentalement le dualisme moderne, qui, en
dichotomisant nature et culture, a coupé la source des valeurs sociales. Croire que
la société fonde ses valeurs en elle-même, indépendamment de tout fondement
dans la nature, c’est une illusion – je l’appelle le métabasisme – qui aboutit à
effacer les valeurs.
OL - Peut-on chercher dans cette raison-là toutes les causes de dysfonction-
nements de la société contemporaine ?
AB - Non, bien sûr. Cela ne peut se résumer dans la seule notion d’acosmie.
C’est toute l’histoire qui explique la situation actuelle.

10 Roger A. (2001), Nus et Paysages, Paris, Aubier, 1978, édition revue et augmentée, 322 p.
576 • ANNALES DE GÉOGRAPHIE, N° 705 • 2015

OL – Quel est votre point de vue sur Fukushima qui se situe pourtant dans
une société qui aurait moins opéré la rupture « moderne » entre humains et
environnement ?
AB – Dans toute société, il y a des contradictions. Fukushima en est un
exemple, une contradiction entre un système moderne et un héritage incompatible.
La question des liens entre le système politique japonais et le système militaro-
industriel américain est également importante.
OL – Le rôle des États-Unis a été important, notamment face à l’attitude des
Japonais pendant la guerre, n’est-ce pas ?
AB – C’est le problème du monde contemporain. L’Allemagne, qui a enfanté
tant de génies, est aussi devenue ce qu’elle a été dans les années 1930, allez
l’expliquer ! Comment le Japon, à la culture si délicate, a-t-il produit ces brutes
parties massacrer les Chinois dans les années 1930-1945 ? Le Japon de ces
années-là est évidemment un contre-modèle. Mais contrairement aux collègues
occidentaux qui se sont intéressés à la pensée de Nishida, et qui ne reconnaissent
pas que Nishida est devenu un collaborateur de ce régime ultra-nationaliste,
ou cherchent à l’excuser à cause de la terreur policière qui régnait alors, mon
approche consiste à s’interroger sur ce qui pouvait dans son système philosophique
même pousser à cette dérive. Au cœur de ce système, il y a l’absolutisation du
monde, ce qui est foncièrement un ethnocentrisme à quoi tendent toutes les
ethnies humaines, et que certaines ont traduit d’ailleurs candidement en s’appelant
elles-mêmes « les humains », comme si les autres peuples ne l’étaient pas. C’est
ce qui s’est passé avec cette philosophie-là. Il s’agissait, dans l’école de Kyoto, de
« dépasser la modernité » en prenant l’envers de la logique aristotélicienne (qui
est une logique de l’identité du sujet) par une logique de l’identité du prédicat,
appelée aussi « logique du lieu ». Cela revient en fait à une « paléologique »,
qu’on retrouve dans la schizophrénie, et qui, pour le dire simplement, privilégie le
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sentiment par rapport à la raison. Or, l’être humain n’est pas seulement sensible,
il est rationnel aussi. Ce que veut faire la mésologie en réhabilitant le sentiment
n’est évidemment pas d’exclure la raison. Il s’agit de faire tenir les deux ensemble.
Un livre américain m’a beaucoup inspiré : Philosophy in the flesh (1999)11 .
Écrit par un linguiste et un cogniticien, il montre que nos concepts les plus
abstraits n’ont de sens que parce que la chair (au sens merleau-pontien) les
interprète dans ses propres catégories. Cela aboutit toutefois à une thèse que je
juge excessive. Elle fait tomber dans un holisme environnemental que je récuse,
parce qu’en réalité l’être humain ne cesse d’échanger entre sa dimension charnelle
et sa dimension spirituelle.
IL – Y a-t-il dérive de biologisation ?
AB- Effectivement, or reprendre la question du sens en le refondant dans la
chair ne doit pas mener à le réduire à la biologie.
IL –... mais la crête, intellectuellement, est étroite...

11 Lakoff G. et Johnson M. (1999). Philosophy in the Flesh: The Embodied Mind & its Challenge to Western
Thought, Basic Books, 640 p.
Une rencontre avec... Augustin Berque, La mésologie, pourquoi et pour quoi faire ? • 577

AB – Certes...
IL – Une autre question : faut-il mettre un qualificatif derrière votre proposi-
tion géographique ? Culturelle ? Phénoménologique ? Ou pas ?
AB – La mésologie peut être une attitude qu’on applique dans toute discipline,
et je l’ai personnellement mise en pratique dans la géographie culturelle. Mais
une autre dimension consiste à voir la mésologie en tant que remise en cause
du paradigme moderne, et ça concerne tout notre savoir : remettre l’existence
humaine au cœur de la réalité – et ne plus faire de celle-ci un simple objet. C’est
bien plus complexe, et en ce sens, la mésologie concerne toutes nos manières de
penser, en particulier notre logique.
IL – Mais les géographes ont eu des débats sur les apories de la binarité
moderne. Vous faites des propositions pour aller au delà. Pourriez-vous nous
aider à qualifier cette proposition ?
AB - L’idée serait de se forcer à penser ternairement plutôt que binairement.
Il existe une binarité mécanique dans le langage binaire des ordinateurs, mais
aussi dans notre logique. La binarité implique que ça passe ou ça ne passe pas.
En logique, elle se lit dans le binôme S-P (sujet-prédicat) : « S est P », ou « S en
tant que P ». Ce que l’on oublie dans l’affaire, c’est que, concrètement, un tel
énoncé ne peut être émis que par un interprète (I) ; soit la ternarité S-I-P : « S
est P pour I ».
C’est la langue japonaise qui m’en a fait prendre conscience. J’en donne
un exemple : en français, vous pouvez dire « Marie est triste » sans être Marie.
En japonais, c’est impossible parce que vous n’êtes pas Marie, et vous pouvez
simplement dire « Marie a l’air triste ». En japonais, on observe une tendance
à phénoménaliser : c’est la tristesse de Marie qui semble m’apparaître, et je vais
juger que Marie est triste. La ternarité veut dire aussi concrétude.
IL – Vous revenez souvent sur les limites de la catégorisation de l’En-soi. Le
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Pour-soi, c’est une manière de réinjecter du ternaire ?
AB – Oui, c’est cela, mais en précisant qu’il ne s’agit pas d’un dualisme
entre l’objet (l’en-soi) et la représentation subjective (le pour-soi), car dans la
concrétude ou plutôt la concrescence (le croître-ensemble, cum-crescere) des
milieux humains, il y a construction réciproque des choses et des êtres qui sont
en relation avec les choses. C’est ce qu’ont montré Uexküll au niveau du vivant,
et Watsuji au niveau de l’humain. C’est ce que j’appelle la trajectivité.
IL – OL – Votre approche est finalement davantage heideggérienne qu’hus-
serlienne ?
AB – Oui, car je l’ai davantage lu, par le hasard de la vie. Et c’est d’avoir lu
Watsuji qui me l’a fait découvrir.
IL – Ma dernière question porte sur les chaînes trajectives. Les chaînes
trajectives disent, traduisent la nécessité d’une historicité, d’une historicisation de
la distance par rapport à la relation. À partir de quels matériaux, de quels indices,
cette définition qui se fait d’abord à l’échelle de l’individu peut-elle passer de
cette échelle phénoménologique, donc individuelle à des échelles de fabrication
cumulatives, fabrication de rapports collectifs ?
578 • ANNALES DE GÉOGRAPHIE, N° 705 • 2015

AB – Vous dites « phénoménologique donc individuelle », mais non, juste-


ment. L’idée de base est qu’il y a plusieurs niveaux de phénoménalité. Il y a celui
où les choses m’apparaissent à moi individuellement, celui où elles apparaissent
au niveau de ma culture, à celui de mon espèce, à celui du vivant... Il y a toutes
ces couches qui se nourrissent les unes les autres. Il y a des boucles entre les
niveaux les plus profonds, inconscients, et la pointe de notre conscience. Il y a
articulation entre ces différents niveaux, des boucles évolutives entre ces niveaux.
C’est un point qui me distingue d’Uexküll. Lui parle d’un cercle fonctionnel,
mais pour moi on ne revient jamais à la position initiale. D’où son désaccord avec
le darwinisme, qui pense l’évolution. Un cercle ne pense pas l’évolution. Moi, je
pense de manière spiralaire, et ce qu’exprime la notion de chaîne trajective, où il y
a indéfiniment saisie de S en tant que P, d’où la réalité S/P, et repositionnement
de S/P en S’ par rapport à un nouveau prédicat P’. Autrement dit, il y a indé-
finiment substantialisation (ou réification) de l’insubstantiel (les représentations
que sont les prédicats) ; et c’est ainsi que, en trois mille ans d’histoire, un mythe
comme celui de l’Âge d’Or a pu aboutir au réchauffement climatique, comme
j’ai essayé de le montrer dans Histoire de l’habitat idéal12 .
IL - Comment ces expériences et rapports phénoménologiques à l’échelle
individuelle (Da sein), comment les construisez-vous dans leur rapport au
collectif ?
AB – Tout simplement par les sciences humaines et sociales et par l’histoire ;
je ne dissocie jamais l’histoire de la géographie. Watsuji m’a inspiré cette formule :
le milieu est ce qui donne chair à l’histoire, et l’histoire est ce qui donne sens
au milieu. En France, on associe traditionnellement l’histoire et la géographie
fait que nous y a prédisposés. Ma thèse sur Hokkaïdo était en réalité une étude
historique. C’est de la géohistoire, car j’essayais de comprendre un processus, qui
était une colonisation, qui m’obligeait à remonter dans le temps, jusqu’au Moyen
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Âge, surtout sur la période meijienne. Avec l’histoire vous voyez les grandes
lignes du comportement d’une société, comment les témoignages individuels
se situent dans ce cadre collectif, et je faisais des comparaisons avec ma propre
société. Tout cela donne l’échelle des questions. Le paysage concrétise tout cela,
car c’est en même temps ce que je vois, – c’est individuel, mais aussi pourquoi
est-ce que je le regarde (et là je reviens sur l’histoire collective de la notion),
pourquoi est-ce que je peux le voir comme cela (cela m’emmène vers la capacité
biologique de mon espèce), et la base physique de cela (la géographie physique).
Tout cela donne l’échelle. Tout cela donne le sens de l’échelle, et, je le répéterai
après Yves Lacoste, l’échelle est essentielle en géographie.
IL – Est-ce que les échelles s’emboîtent de ce point de vue ?
AB – Elles sont mouvantes et spatio-temporelles, donc elles évoluent. Forcé-
ment. L’échelle des déplacements évolue par exemple avec le progrès technique.
Cela vaut pour tous les aspects de la vie humaine.

12 Berque A. (2010) Histoire de l’habitat idéal, de l’Orient vers l’Occident, Paris, Le Félin, 400 p.
Une rencontre avec... Augustin Berque, La mésologie, pourquoi et pour quoi faire ? • 579

OL – Certains auteurs comme Thierry Paquot défendent l’idée que l’on


habite essentiellement sa langue et pas un lieu. Comment vous situeriez-vous
par rapport à ce choix de priorité ? Habite-t-on d’abord sa langue, ses lieux, les
deux ? Comment les choses s’articulent-elles ?
AB – Ce propos de T. Paquot est assez heideggérien. Pour les questions
d’échelles, je suis plutôt dans le sillage de Leroi-Gourhan, qui a montré que nous
avons un corps social – que j’appelle un corps médial - qui va au-delà de la limite
physique de notre corps animal, et qui est constitué de systèmes techniques et
symboliques (et j’ajoute écologiques), donc éco-techno-symboliques. Le langage
est évidemment essentiel dans l’humanité, dans le fait d’être humain, puisque
nous sommes le seul animal qui parle, les seuls qui soyons formateurs de monde
d’après Heidegger, car, par la technique et le symbole, il y a un déploiement
incommensurable du monde humain par rapport au monde des autres êtres
vivants. Cela n’abolit pas pour autant tout le reste. Les techniques sont plus
limitées que le symbole, car elles restent prises dans un espace-temps physique,
et puis il y a toute la base matérielle, biologique sans lesquelles on ne pourrait
pas parler. Donc j’habite mon milieu, ce qui fait ma médiance, concept que
je n’ai pas encore utilisé aujourd’hui et qui dit que dans l’humain il y a deux
dimensions, l’individuelle et l’extra-individuelle, la seconde (le milieu) étant non
moins nécessaire à l’existence humaine. On retrouve une problématique qui joue
sur le terme d’existence comme ek-sistence, ce qui est aussi très heideggérien.
IL – Vous habitez donc davantage votre corps médial que votre langue ?
AB – Effectivement. La langue, système symbolique, fait partie du corps
médial, système éco-techno-symbolique, et en outre ne peut exister sans le corps
animal qui la prononce physiquement.
IL/OL – Un grand merci de vous être prêté à cet exercice, Augustin Berque.
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