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L’ouvrage d’A. Berque, La mésologie pourquoi et pour quoi faire ? reconstitue les
questions, enjeux et prises intellectuelles avec lesquels ce géographe, orientaliste et
philosophe, a progressivement élaboré son appareillage conceptuel mésologique.
Ce texte court (78 pages), scandé en 7 brefs chapitres, resitue la genèse d’une
des propositions contemporaines les plus originales de la géographie. L’opuscule,
synthétique et éclairant, met précisément à jour les lectures séminales et les
espaces-temps intimes de leur « travail » intellectuel qui ont conduit son auteur à
un approfondissement herméneutique des interrogations (quid, successivement,
de l’aménagement culturel, du « paysage », de l’écoumène ?) et de leur embrayage
sur les questions vives de notre Anthropocène qui « pourrait bien être bref ».
De la médiance à la trajection, de la mésologie aux chaînes trajectives,
A. Berque déplie méthodiquement les voies qui furent et sont les siennes pour
déplacer les lignes de la binarité cartésienne du POMC, des couples objet/sujet,
nature/culture et de leurs apories pour penser ensemble les sciences de la nature
et celles de l’humain. Récusant le dualisme moderne occidental, il propose une
triangulation par le rapport à, le en tant que. Ce tiers est la trajection, dont la
nature phénoménologique lui permet de saisir l’intermédiation vécue et vivante
entre un sujet et une extériorité et de fonder la mésologie sur un principe
relationnel (r = S/P) où le réel minuscule - « r » et non « R » - résulte toujours
d’une relation prédicative. Les chaînes trajectives mettent alors ces relations en
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1 Augustin Berque (2014), La mésologie, pourquoi et pour quoi faire ?, Presses universitaires de Paris-Ouest,
80 p.
L’entretien avec A. Berque a été réalisé par Isabelle Lefort et Olivier Lazzarotti le
19 mars 2015, à l’Institut de géographie (Paris). Il a été retranscrit par Véronique
Fourault-Cauët et Christophe Quéva.
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3 Chauvier, É. (2014). Les Mots sans les choses, Paris, Allia, coll. « Petite Collection », 128 p.
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concrète, c’est le monde sensible, et c’est bien cela que j’entends étudier dans sa
complexité.
IL – D’où votre usage de la littérature poétique, par exemple quand vous
citez Mallarmé ?
OL – Vous-même, quand vous faites un texte codé « scientifique », cherchez-
vous à proposer une esthétique de la pensée, un texte pascalien, avec une
argumentation et un souffle ? Cherchez-vous à écrire un texte dans son esthétique,
qu’il y ait du mouvement ? Est-ce pour vous une forme d’écriture scientifique ?
AB – Oui, pour des raisons que j’essaie de justifier logiquement. L’idéal de la
science, qui est de saisir l’objet en soi, est au fond absurde, car l’atteindre signifie
nécessairement le rapporter à nous. Certes, c’est un idéal qui a ses justifications,
mais qui comporte aussi le danger que je signalais tout à l’heure. Or la mise en
relation de l’objet avec notre existence a sa formulation logique dans la trajection,
mon concept central, qui surmonte la séparation instaurée par la science moderne
entre l’objet en soi et ce qu’il est pour notre existence, en retrouvant logiquement
ce « tiers exclu » que le rationalisme moderne a voulu cacher, forclore. Je veux
dépasser cette forclusion. Ce tiers exclu, c’est en particulier le symbole, qui est à
la fois A et non-A. Or il n’y a pas de monde humain sans systèmes symboliques,
à commencer par la parole. Tout cela débouche sur le poétique, dans le double
sens de création et de poésie. Il faut faire le lien avec l’attitude et le propos de la
science. Il faut dépasser l’absurdité de l’exclusion du tiers, en en ayant conscience
et en produisant les concepts et les pratiques qui vont avec ce dépassement.
Ma première trajection, qui a été une transgression, a été de sortir du cadre
ordinaire de ma discipline, la géographie, ce qui n’a pas été facile. Par exemple,
l’un des livres qui est devenu un maître-livre pour moi est celui de Dardel (1952)4 ,
qui est auourd’hui une référence de la géographie culturelle. Or, quand je l’avais
lu dans les années 1960, il m’avait semblé que ce n’était pas de la géographie5 .
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4 Dardel É. (1990). L’Homme et la Terre, Paris, Éditions du Comité des Travaux historiques et scientifiques,
1952, 200 p.
5 NDLR : à ce sujet, voir Raffestin C. (1987). « Pourquoi n’avons-nous pas lu Dardel ? », Cahiers de
géographie du Québec, vol. 31, n° 84, 1987, p. 471-481. Disponible à l’adresse suivante : http://id.
erudit.org/iderudit/021898ar.
6 Bachelard G. (1957). La Poétique de l’espace, Paris, PUF, coll. « Bibliothèque de Philosophie contem-
poraine », 216 p.
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AB – C’est bien cela, il s’agit en réalité de poïétique, mais je n’ai pas pris le
terme comme titre parce qu’il est trop savant, et pas assez poétique.
IL – Et la référence à Bachelard, à la poétique de l’espace ? Vous avez fait le
choix d’une transgression vers la philosophie et non vers l’anthropologie.
AB – Au début, cela n’a pas été systématique. La référence à la philosophie
s’est faite de manière contingente par et à cause du Japon : pénétrer une culture
différente pose des questions différentes, philosophiques. Par ailleurs quand je
suis arrivé pour faire ma thèse d’état sur le Japon en 1969, je suis allé voir le
professeur Kobori sur le conseil de J. Beaujeu-Garnier, qui avait dirigé ma thèse
de 3e cycle. Il m’a prêté un livre de Watsuji, Fûdo, que j’ai plus tard traduit
en français7 . C’est un livre écrit par un philosophe, sur les milieux. C’est un
livre auquel je n’avais rien saisi à l’époque, car il m’avait paru non scientifique,
impressionniste. En outre, la traduction anglaise du livre était mauvaise : le
concept central de fûdosei (médiance), qui est posé et défini dès la première ligne
de l’ouvrage, n’était même pas traduit, car le traducteur ne l’a pas compris. Ce
n’est que petit à petit que j’ai pu pénétrer cette problématique, et cela justement
à l’époque où on commençait à parler en France de l’espace vécu.
IL – Donc le grand décentrement de la géographie, qui s’est fait par la
philosophie, aurait pu se faire autrement, par l’anthropologie notamment ?
AB - Faire une thèse sur le Japon, sur la colonisation agricole d’une île
pose évidemment des questions anthropologiques ; j’avais lu des anthropologues
japonais, notamment pour construire le chapitre de ma thèse relatif à la culture
aïnoue. Il y a aussi que dans ces années-là, au Japon, la mode était à la
nippologie, un discours identitaire dans lequel les Japonais se posent comme
fondamentalement différents des Occidentaux. Lire des nippologies m’a aidé à
comprendre comment les Japonais se perçoivent, et m’a ouvert sur des tas de
champs anthropologiques, philosophiques, sociologiques, etc.
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7 Watsuji T., Fûdo, le milieu humain, Paris, Éditions du CNRS, 2011 (Fûdo, 1935).
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au début de la III° République. L’écologie naît aussi à cette époque (1866), mais
en tant que science de la nature cette fois, tandis que se développait également
l’école française de géographie, dont l’orientation principale est le possibilisme,
un anti-déterminisme donc (voir L. Febvre8 ). La géographie naissante ne pouvait
donc pas adopter cette mésologie déterministe. Il est instructif de voir comment
la mésologie disparaît petit à petit des dictionnaires (elle est en 1906 dans le
premier Petit Larousse, qui la définit comme « partie de la biologie qui traite
des rapports des milieux et des organismes »). Le milieu, dans cette acception-là,
est un objet pour la science que l’on approche par l’abstraction du sujet. Ce
n’est pas du tout l’optique dans laquelle je me place, et qui suit les deux pères
fondateurs que sont Uexküll et Watsuji. Le sujet vivant, et plus particulièrement
le sujet humain, se place ici au centre de la problématique, car c’est en fonction
de lui que les choses apparaissent comme ce qu’elles sont concrètement. Cela
renverse le paradigme moderne du XVIIe , qui a au contraire abstrait l’existence
du sujet de la réalité des choses, pour en faire de purs objets. Ce recentrement,
Uexküll l’a accompli avec les méthodes de la science, en montrant que les animaux
ne sont pas des machines mais des mécaniciens. Il a développé ses recherches au
moment même où régnait le behaviorisme, auquel il s’est opposé frontalement,
car le behaviorisme ne considère dans le vivant qu’une mécanique, mue par un
jeu de stimuli/réponses, au lieu d’une interprétation spécifique de la réalité
environnante.
IL – Au sujet de votre proposition mésologique, comment identifier les
rapports, les tensions entre cette proposition et les grands discours sur la durabilité,
en termes de distance critique ?
AB - Mon propos se place dans ce contexte. La mésologie n’étant pas
l’écologie, science d’objets, va replacer le sujet vivant, en particulier le sujet
humain, dans ce qu’il perçoit de l’environnement pour en faire son milieu propre,
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8 Febvre L. (1922). La Terre et l’Évolution humaine. Introduction géographique à l’histoire , Paris, A. Michel,
coll. « Bibliothèque de synthèse historique, l’Évolution de l’humanité », 470 p.
9 Berque A. (1996). Être humains sur la terre. Principes d’éthique de l’écoum,ène. Paris, Gallimard, coll.
« Le Débat », 212 p.
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10 Roger A. (2001), Nus et Paysages, Paris, Aubier, 1978, édition revue et augmentée, 322 p.
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OL – Quel est votre point de vue sur Fukushima qui se situe pourtant dans
une société qui aurait moins opéré la rupture « moderne » entre humains et
environnement ?
AB – Dans toute société, il y a des contradictions. Fukushima en est un
exemple, une contradiction entre un système moderne et un héritage incompatible.
La question des liens entre le système politique japonais et le système militaro-
industriel américain est également importante.
OL – Le rôle des États-Unis a été important, notamment face à l’attitude des
Japonais pendant la guerre, n’est-ce pas ?
AB – C’est le problème du monde contemporain. L’Allemagne, qui a enfanté
tant de génies, est aussi devenue ce qu’elle a été dans les années 1930, allez
l’expliquer ! Comment le Japon, à la culture si délicate, a-t-il produit ces brutes
parties massacrer les Chinois dans les années 1930-1945 ? Le Japon de ces
années-là est évidemment un contre-modèle. Mais contrairement aux collègues
occidentaux qui se sont intéressés à la pensée de Nishida, et qui ne reconnaissent
pas que Nishida est devenu un collaborateur de ce régime ultra-nationaliste,
ou cherchent à l’excuser à cause de la terreur policière qui régnait alors, mon
approche consiste à s’interroger sur ce qui pouvait dans son système philosophique
même pousser à cette dérive. Au cœur de ce système, il y a l’absolutisation du
monde, ce qui est foncièrement un ethnocentrisme à quoi tendent toutes les
ethnies humaines, et que certaines ont traduit d’ailleurs candidement en s’appelant
elles-mêmes « les humains », comme si les autres peuples ne l’étaient pas. C’est
ce qui s’est passé avec cette philosophie-là. Il s’agissait, dans l’école de Kyoto, de
« dépasser la modernité » en prenant l’envers de la logique aristotélicienne (qui
est une logique de l’identité du sujet) par une logique de l’identité du prédicat,
appelée aussi « logique du lieu ». Cela revient en fait à une « paléologique »,
qu’on retrouve dans la schizophrénie, et qui, pour le dire simplement, privilégie le
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11 Lakoff G. et Johnson M. (1999). Philosophy in the Flesh: The Embodied Mind & its Challenge to Western
Thought, Basic Books, 640 p.
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AB – Certes...
IL – Une autre question : faut-il mettre un qualificatif derrière votre proposi-
tion géographique ? Culturelle ? Phénoménologique ? Ou pas ?
AB – La mésologie peut être une attitude qu’on applique dans toute discipline,
et je l’ai personnellement mise en pratique dans la géographie culturelle. Mais
une autre dimension consiste à voir la mésologie en tant que remise en cause
du paradigme moderne, et ça concerne tout notre savoir : remettre l’existence
humaine au cœur de la réalité – et ne plus faire de celle-ci un simple objet. C’est
bien plus complexe, et en ce sens, la mésologie concerne toutes nos manières de
penser, en particulier notre logique.
IL – Mais les géographes ont eu des débats sur les apories de la binarité
moderne. Vous faites des propositions pour aller au delà. Pourriez-vous nous
aider à qualifier cette proposition ?
AB - L’idée serait de se forcer à penser ternairement plutôt que binairement.
Il existe une binarité mécanique dans le langage binaire des ordinateurs, mais
aussi dans notre logique. La binarité implique que ça passe ou ça ne passe pas.
En logique, elle se lit dans le binôme S-P (sujet-prédicat) : « S est P », ou « S en
tant que P ». Ce que l’on oublie dans l’affaire, c’est que, concrètement, un tel
énoncé ne peut être émis que par un interprète (I) ; soit la ternarité S-I-P : « S
est P pour I ».
C’est la langue japonaise qui m’en a fait prendre conscience. J’en donne
un exemple : en français, vous pouvez dire « Marie est triste » sans être Marie.
En japonais, c’est impossible parce que vous n’êtes pas Marie, et vous pouvez
simplement dire « Marie a l’air triste ». En japonais, on observe une tendance
à phénoménaliser : c’est la tristesse de Marie qui semble m’apparaître, et je vais
juger que Marie est triste. La ternarité veut dire aussi concrétude.
IL – Vous revenez souvent sur les limites de la catégorisation de l’En-soi. Le
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12 Berque A. (2010) Histoire de l’habitat idéal, de l’Orient vers l’Occident, Paris, Le Félin, 400 p.
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