Vous êtes sur la page 1sur 7

DES VALEURS PARTAGÉES PAR TOUTES LES CULTURES

Rencontre avec Monique Canto-Sperber, propos recueillis par Catherine Halpern


in Véronique Bedin, Philosophies et pensées de notre temps

Editions Sciences Humaines | « Petite bibliothèque »

2011 | pages 71 à 76
Document téléchargé depuis www.cairn.info - CERIST - - 193.194.76.5 - 14/10/2019 17:32 - © Editions Sciences Humaines

Document téléchargé depuis www.cairn.info - CERIST - - 193.194.76.5 - 14/10/2019 17:32 - © Editions Sciences Humaines
ISBN 9782361060152
Article disponible en ligne à l'adresse :
--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------
https://www.cairn.infophilosophies-et-pensees-de-notre-temps---page-71.htm
--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------

Distribution électronique Cairn.info pour Editions Sciences Humaines.


© Editions Sciences Humaines. Tous droits réservés pour tous pays.

La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les
limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la
licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie,
sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de
l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockage
dans une base de données est également interdit.

Powered by TCPDF (www.tcpdf.org)


DES VALEURS PARTAGÉES
Document téléchargé depuis www.cairn.info - CERIST - - 193.194.76.5 - 14/10/2019 17:32 - © Editions Sciences Humaines

Document téléchargé depuis www.cairn.info - CERIST - - 193.194.76.5 - 14/10/2019 17:32 - © Editions Sciences Humaines
PAR TOUTES LES CULTURES
Rencontre avec Monique Canto-sperber

Monique Canto Sperber a œuvré activement à faire renaître


la philosophie morale, discipline qui a connu une longue éclipse
en France. Fondatrice et directrice des collections «  Philosophie
morale   » et «  Questions d’éthique   » aux Presses universitaires de
France, elle a publié des philosophes étrangers alors inconnus en
France tels Bernard Williams, Ernst Tugendhat ou Charles Larmore.
Elle a contribué à promouvoir la rélexion morale appliquée à des
questions aussi concrètes que l’euthanasie, la naissance ou la por-
nographie. Elle a également dirigé le très complet Dictionnaire
d’éthique et de philosophie morale (Puf, 2001), maintes fois réé-
dité et qui est désormais l’ouvrage de référence dans ce domaine. Son
souci de faire connaître à un large public les grandes problématiques
de l’éthique l’ont également conduite à publier avec Ruwen Ogien
un «  Que sais-je ?  » consacré à la philosophie morale.
Ses propres recherches l’ont amenée à travailler principalement
sur la morale dans les relations internationales et dans la conduite
de la guerre. Mais elle s’est intéressée également aux questions de
procréation assistée avec René Frydman, ainsi qu’aux relations entre
hommes et femmes.

L’éthique est à la mode. Pourquoi selon vous un tel engoue-


ment pour l’éthique aujourd’hui ? Faut-il le déplorer ?
L’intérêt actuel pour l’éthique est en efet très grand. C’est
bien naturel. nos contemporains sont de plus en plus soucieux de
justiier leurs pratiques et les règles qu’ils se donnent. Par ailleurs,
les progrès des sciences biomédicales, les menaces environne-
mentales, le souci d’élaborer peu à peu une justice internationale
mènent à poser la question des normes morales qui peuvent per-
mettre de régler les diférents domaines des activités humaines.

71
Penser le monde à l’heure de la globalisation

Mais l’éthique sert aussi, parfois, de caution de crédibilité. On


constate la prolifération de comités d’éthique, on voit se dévelop-
per une éthique des afaires, et même une éthique de l’espace. À
coup sûr, l’éthique est plus en vogue aujourd’hui qu’à la in des
Document téléchargé depuis www.cairn.info - CERIST - - 193.194.76.5 - 14/10/2019 17:32 - © Editions Sciences Humaines

Document téléchargé depuis www.cairn.info - CERIST - - 193.194.76.5 - 14/10/2019 17:32 - © Editions Sciences Humaines
années 1980, mais cet engouement ne signiie pas nécessairement
un véritable approfondissement de la rélexion morale.

Votre constat sur la philosophie morale est donc beaucoup


plus mitigé…
La philosophie morale n’a pas vraiment bénéicié de cet
engouement pour l’éthique. Certes une sensibilité nouvelle s’est
créée, un intérêt est né, mais il reste encore beaucoup à faire. En
1992, j’avais publié dans Le Débat 1 un article consacré à la situa-
tion de la philosophie morale en France dans lequel je constatais
sa quasi-disparition, l’absence de publications en ce domaine et
l’inexistence de lieux de recherche et de discussions consacrés à la
philosophie morale. Il faut admettre qu’aujourd’hui la situation
a changé. En tout cas, en apparence : il existe des ouvrages, des
articles qui donnent un accès à la philosophie morale contem-
poraine. Mais celle-ci reste encore peu présente dans l’univer-
sité et le lien entre la philosophie morale et la rélexion éthique
concrète est encore largement ignoré. Les comités d’éthique
leurissent mais peu d’entre eux font l’efort de se tourner vers
la philosophie morale pour y puiser un enseignement, voire une
méthode quant à la manière dont leurs délibérations pourraient
être conduites. De tels comités se contentent souvent d’une
rélexion que l’on pourrait qualiier d’humaniste qui évoque les
valeurs – ce qui est déjà une excellente chose – mais qui reste
assez détachée des grands axes de la rélexion morale contem-
poraine ou même de la connaissance des problématiques et des
références traditionnelles en philosophie morale. Dans les pays
de langue anglaise en particulier, et à un moindre degré en Italie
et en Allemagne, la rélexion morale a fait l’objet de travaux inin-
terrompus. On ne constate pas dans ces pays la désafection que
la philosophie morale a connue pendant plusieurs décennies en
France. Il reste donc encore beaucoup à faire.
1- Le Débat, n° 72, nov.-déc. 1992.
72
Des valeurs partagées par toutes les cultures

Que peut apporter la philosophie morale ? Ne vise-t-elle qu’un


travail de clariication des problèmes et des principes ?
L’intérêt pour les questions morales que l’on observe
aujourd’hui a pour caractéristique d’être porté par une exigence
Document téléchargé depuis www.cairn.info - CERIST - - 193.194.76.5 - 14/10/2019 17:32 - © Editions Sciences Humaines

Document téléchargé depuis www.cairn.info - CERIST - - 193.194.76.5 - 14/10/2019 17:32 - © Editions Sciences Humaines
d’explicitation aussi bien dans la formulation que dans la jus-
tiication des règles et des principes que les êtres humains se
donnent pour agir. Le plus remarquable est qu’une telle exigence
n’est pas seulement réservée à une élite ou à quelques initiés mais
s’est étendue à l’ensemble de la société. Pareille exigence d’expli-
citation est à prendre au sens fort et ne désigne pas simplement
le fait de rendre publiques les raisons pour lesquelles on prend
telle ou telle décision, on autorise ou non telle ou telle technique
de reproduction comme le clonage. Elle correspond au besoin
de rendre accessibles, justiiables voire contestables les principes
sur lesquels ces décisions se fondent. C’est là que la philosophie
morale peut jouer son rôle le plus fécond. Elle peut faire en sorte
que les recommandations auxquelles la rélexion éthique aboutit
ne soient pas simplement une série de règles et de préceptes à
suivre – ce qui serait au sens strict une forme de moralisation
peu acceptable – mais qu’elles puissent être assorties de leurs
raisons, de leurs conditions, même de leurs contextes et faire
l’objet d’une véritable discussion. La philosophie morale per-
met d’encadrer la délibération morale parce qu’elle présente un
ensemble de textes de référence, de principes, de modes d’argu-
mentation. Les chartes d’éthique constituent une déontologie et
énoncent des règles. Mais le principal apport de la morale tient
à la présence des raisons et des justiications sur lesquelles ces
règles s’appuient.

La tradition philosophique occupe une grande place dans la


rélexion morale. Mais n’est-elle pas quelque peu dépassée par
les problèmes qui se posent aujourd’hui, liés à la mondialisa-
tion, aux risques écologiques ou aux avancées technologiques ?
Cette longue tradition philosophique dont se nourrit encore
aujourd’hui la philosophie morale s’avère très utile même lorsque
l’on aborde des problèmes moraux nouveaux. Les sciences
biomédicales ont ainsi donné aux êtres humains de nouvelles

73
Penser le monde à l’heure de la globalisation

capacités d’agir. Aujourd’hui, il est possible qu’un couple,


autrefois condamné à la stérilité, enfante. Mais sous quelles
conditions  ? Avec quelles garanties, quelles protections pour
l’enfant ? L’enfant à naître peut-il répondre totalement au désir
Document téléchargé depuis www.cairn.info - CERIST - - 193.194.76.5 - 14/10/2019 17:32 - © Editions Sciences Humaines

Document téléchargé depuis www.cairn.info - CERIST - - 193.194.76.5 - 14/10/2019 17:32 - © Editions Sciences Humaines
des parents ? L’intervention de la médecine doit-elle se limiter à
mimer la nature en réalisant in vitro une fécondation analogue à
celle qui se produit lors d’un accouplement ? Ou bien la méde-
cine peut-elle aller jusqu’à créer un embryon sans fécondation,
un embryon obtenu par transfert nucléaire, ce que l’on appelle
aujourd’hui le clonage ?
Face à de telles questions, l’histoire de la philosophie morale
peut, en dépit des apparences, être encore très utile. Car si le clo-
nage est une technique nouvelle, les problèmes philosophiques
que celle-ci engage sont en revanche très anciens. Ils ont trait à
une longue tradition de rélexion sur l’autonomie des individus
(ici, l’enfant à naître), sur la liberté et les limites de l’ingérence
des hommes dans la vie ou dans l’identité d’autrui : autrement
dit, des parents peuvent-ils «  programmer  » leur enfant en choi-
sissant son identité génétique ? Dans la mesure où nos sociétés
libérales et démocratiques reposent sur un principe de non-ingé-
rence dans l’identité d’autrui, ce principe devrait exclure que
des géniteurs pussent jamais décider de l’identité génétique de
l’enfant à naître. D’où la condamnation morale très générale du
clonage.
Prenons un autre exemple contemporain : les questions d’en-
vironnement. Là encore, la tradition philosophique est extrême-
ment fructueuse pour penser le type particulier de responsabilité
engagé dans la dégradation de la planète pour chacun de nous.
Il est évident qu’une personne qui prend sa voiture pour aller
au marché ne peut pas être considérée comme directement res-
ponsable de la pollution mondiale. Mais, d’un autre côté, si per-
sonne n’utilisait d’énergie polluante, il n’y aurait pas de pollu-
tion mondiale. Il y a donc un paradoxe qui soulève une question
philosophique fort ancienne. Comment déinir la responsabilité
de chacun dans des phénomènes qui n’existent que par agré-
gation. Personne n’est responsable individuellement de ce qui
arrive, mais nous en sommes tous responsables collectivement.

74
Des valeurs partagées par toutes les cultures

Dans l’un de vos ouvrages, le Bien, la guerre et la terreur2,


vous abordez la question de la morale dans les relations inter-
nationales. Mais s’agit-il vraiment de morale ?
Nombreux sont encore ceux qui considèrent que les règles
Document téléchargé depuis www.cairn.info - CERIST - - 193.194.76.5 - 14/10/2019 17:32 - © Editions Sciences Humaines

Document téléchargé depuis www.cairn.info - CERIST - - 193.194.76.5 - 14/10/2019 17:32 - © Editions Sciences Humaines
morales peuvent valoir à l’intérieur d’une communauté natio-
nale, mais pas à l’échelle internationale où seuls règnent les rap-
ports de force. Dès que l’on approfondit la question, on voit
qu’une telle opposition entre la morale à l’échelle des nations
et l’anomie à l’échelle du monde est en grande partie ictive.
Les diférents pays du monde ont de plus en plus conscience
de la nécessité de mettre en œuvre des règles partagées et de
faire valoir des préoccupations morales communes pour la mise
en œuvre desquelles ils doivent brider leurs intérêts. Si chacun
essaie seulement de maximiser ses intérêts, le monde court à la
catastrophe collective. En matière environnementale, sanitaire,
et même commerciale, se fait jour la conscience qu’il faut une
concertation mondiale sans laquelle l’équilibre mondial ne
pourra pas subsister. Et c’est à ce moment-là que l’éthique inter-
vient. Car il faut bien savoir selon quelles règles générales s’édiie
cette gouvernance mondiale. La chose n’est pas simple. On sait
que les mêmes pays qui s’engagent dans diférents traités inter-
nationaux se montrent en revanche très réticents lorsqu’il s’agit
d’en appliquer les efets à eux-mêmes. Mais il n’empêche que la
conscience de la nécessité de la morale dans les relations interna-
tionales est de plus en plus grande.

Mais est-il possible de dégager des normes universelles qui


s’appliqueraient à toutes les cultures ?
Non, je ne pense pas qu’il y ait des normes universelles abs-
traites qui puissent s’appliquer à toutes les cultures, mais plu-
tôt des normes universelles concrètes, fondées sur des valeurs
communes et partagées qui sont les mêmes pour tous. Oui,
de cela, je suis convaincue. J’essaie pour ma part de construire
le modèle philosophique d’une universalité mise en contexte.
L’idée peut sembler assez paradoxale mais il me semble qu’elle
constitue la seule forme d’universalité admissible. Je suis tout à
2- M. Canto-Sperber, Le Bien, la guerre et la terreur, Plon, 2005.
75
Penser le monde à l’heure de la globalisation

fait opposée au relativisme, autrement dit au fait d’accepter que


chaque culture déinisse pour elle-même ses normes, ses règles et
ses inacceptables. Mais on ne peut pas non plus considérer qu’il
existe une seule conception morale valable pour la Terre entière.
Document téléchargé depuis www.cairn.info - CERIST - - 193.194.76.5 - 14/10/2019 17:32 - © Editions Sciences Humaines

Document téléchargé depuis www.cairn.info - CERIST - - 193.194.76.5 - 14/10/2019 17:32 - © Editions Sciences Humaines
Il faut donc trouver une solution intermédiaire. En 2003, Shirin
Ebadi a reçu le prix Nobel de la paix pour sa défense des droits de
l’homme en Iran. Musulmane, vivant dans un pays de tradition
musulmane, elle n’en lutte pas moins pour la défense de droits
fondamentaux de la personne. Il y a donc un cœur de valeurs
qui, d’une certaine manière, sont partagées par toutes les cultures
même si ces valeurs s’expriment de manière diférente selon les
cultures. Je plaide donc pour l’idée d’un noyau dur de valeurs
universelles qui s’expriment diversement selon les cultures.

Quelle articulation faites-vous entre les philosophies morale


et politique ?
Pour moi, philosophie morale et philosophie politique sont
très liées. La philosophie morale s’intéresse aux principes des
actions, individuelles et collectives, et aux raisons qui les justi-
ient. La philosophie politique s’intéresse au mode d’existence
des communautés humaines et aux problèmes de liberté et de
justice au niveau collectif. Mais les exigences morales valent
pour les activités politiques. Et, inversement, la morale porte
souvent une dimension commune en particulier quand elle
engage la responsabilité de tous, par exemple pour les questions
environnementales.

Quel rôle peut jouer la rélexion morale dans la vie publique ?


La philosophie morale a beaucoup à apporter en matière
d’explicitation, de justiication ou de recherche de meilleures
raisons. Nous ne vivons plus dans un monde où les personnes
acceptent de faire les choses sans en connaître les raisons. La phi-
losophie morale a aussi une vertu plus concrète qui est de tracer
constamment les bornes de l’inacceptable, de l’injustiiable, de
l’intolérable, ain de protéger les droits de la personne humaine
qui, selon moi, constituent le noyau fondamental des valeurs et
des normes de la morale.
Propos recueillis par Catherine Halpern

Vous aimerez peut-être aussi