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CHASSER LE NATUREL, MAÎTRISER LE VIVANT

Rencontre avec François Dagognet, propos recueillis par Catherine Halpern


in Véronique Bedin, Philosophies et pensées de notre temps

Editions Sciences Humaines | « Petite bibliothèque »

2011 | pages 92 à 99
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ISBN 9782361060152
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CHASSER LE NATUREL,
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MAÎTRISER LE VIVANT
Rencontre avec François Dagognet

Diicile d’appréhender l’œuvre multiforme de François


Dagognet, qui prend aussi bien pour objet la biologie, la géogra-
phie, la chimie, le droit, l’État, l’art, la morale… Pas très sérieux,
diront certains. Contre ceux-là, F.  Dagognet revendique le droit
d’embrasser le réel, tout le réel : « Nous ne voyons pas le philosophe
à la manière d’un mineur qui doit forer le sol, mais plutôt comme
un voyageur qui se soucie de l’ensemble du paysage. » (Une nou-
velle morale). Élargir les perspectives plutôt que creuser. Son travail
témoigne de son insatiable curiosité et de son enthousiasme toujours
renouvelé pour le réel sous toutes ses formes.
Contrairement à une tradition philosophique tenace qui depuis
Platon valorise le spirituel, F. Dagognet montre un intérêt tout par-
ticulier pour la matérialité : les objets, les matériaux, les construc-
tions, les corps… Il se déinit comme « matériologue », pour éviter
le terme de « matérialiste » qu’il juge trop réducteur et dogmatique.
Il faut en efet selon lui surmonter le dualisme entre l’esprit et la
matière  : «  Je suis moniste puisque je dis que l’esprit est dans les
choses et que les choses disent l’esprit. » Il n’est qu’à regarder les struc-
tures moléculaires pour voir l’extraordinaire richesse et complexité
du réel. Cette position est bien sûr très polémique  : «  Pour moi,
l’ennemi, c’est la subjectivité, airme-t-il avec vigueur. Il ne faut pas
se cantonner à la conscience, à l’ego. »
Volontiers provocateur, F.  Dagognet s’insurge contre une phi-
losophie conservatrice et timorée toujours en porte-à-faux avec les
évolutions et les nouveautés. Il faut «  changer la vie et ne pas se
plier à elle » (La Maîtrise du vivant). C’est pourquoi il salue les
prouesses de la biotechnologie, l’eicacité de l’agriculture producti-
viste ou les miracles réalisés par les diverses techniques de procréa-
tion médicalement assistée… L’intervention sur le vivant ne l’efraie

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Chasser le naturel, maîtriser le vivant

pas : « Ce n’est pas la vie qu’il faut respecter en tant que telle, mais
sa logique sourde, sa recherche de la maximalité et de l’ampleur ;
elle y échoue parfois, on la redresse donc, on l’agrandit, aussi devra-
t-on dépasser le biologique et le “manipuler”   » (La Maîtrise du
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vivant). Personnage bien dérangeant sans doute et qui détonne
dans le paysage des idées. F. Dagognet se passionne pour la morale
et notamment pour les problèmes que posent sans cesse les progrès de
la biologie et de la médecine. Mais la morale ne constitue pas pour
lui une discipline éthérée qui déterminerait simplement de grands
principes universels. Des principes, elle doit bien sûr en poser. Mais
ce n’est pas parce qu’elle s’occupe de « ce qui doit être » qu’elle peut
faire l’impasse sur « ce qui est ». « La morale ne se trouve pas là où
certains la situent, dans la hauteur des idées ou le domaine de la
pure rélexion. Sans relâche, la morale s’applique  : elle ne saurait
donc quitter le sol de la réalité où elle doit s’inscrire. » (Questions
interdites). C’est pourquoi F.  Dagognet préfère s’attacher à entrer
dans le détail et à analyser des cas limites plutôt que de bâtir un
système moral très abstrait.
La rencontre avec l’historien des sciences Georges Canguilhem
dont il fut l’étudiant et l’ami s’avéra déterminante pour F. Dagognet.
Sous son impulsion, il s’engage après l’agrégation de philosophie
dans de longues études de médecine et de neuropsychiatrie sans pour
autant renoncer à l’enseignement. Ses premiers travaux portent donc
naturellement sur l’histoire des sciences : « J’ai toujours été choqué
par le fait que les enseignants, certains d’ailleurs remarquables, se
préoccupaient plus des résultats que des méthodes par lesquelles on les
avait obtenus. Il me semblait plus intéressant pour un philosophe de
s’arrêter aux stratégies. Pourquoi par exemple Lavoisier a-t-il révo-
lutionné la chimie alors qu’il y avait déjà tant de chimistes en son
temps et qu’il n’était pas d’ailleurs lui-même un chimiste ? Pourquoi
Mendeleïev, pourquoi Pasteur ? En quoi consistait leur démarche et
pourquoi a-t-elle été si fructueuse ? C’était la matérialité même de
leur ruse qui m’intéressait plus que ce qu’ils avaient obtenu. »
F.  Dagognet s’impose comme un spécialiste du vivant. Sa soif
de savoir l’amène à acquérir de solides connaissances scientiiques.
Ce ne sont pourtant pas les sciences expérimentales en elles-mêmes
qui l’intéressent, mais les questions philosophiques qu’elles soulèvent.

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Penser le monde à l’heure de la globalisation

Et s’il voue une admiration éperdue à G. Canguilhem, ce n’est pas


seulement pour l’historien des sciences, mais aussi pour l’homme
qui avait su dire non au pétainisme en démissionnant en 1940
et qui avait œuvré aux côtés du philosophe Jean Cavaillès dans
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la Résistance. F.  Dagognet ne pense pas que la rélexion philoso-
phique puisse faire l’économie d’une rélexion morale et politique.
Philosophe engagé, farouche républicain, il est attaché à la place de
l’État qui seul peut protéger l’intérêt général et la cité contre toutes
les déviances. Il manque selon lui à sa mission en laissant perdurer
des inégalités insupportables. F. Dagognet n’a pas oublié ses origines
modestes qui ne lui ont pas permis d’aller au lycée. Obtenir dans ces
conditions le baccalauréat a été, nous conie-t-il, «  un supplice  ».
C’est pourquoi, après avoir publié 100 mots pour commencer
à philosopher (Les Empêcheurs de penser en rond, 2003), il fera
paraître Philosophie à l’usage des réfractaires. Initiation aux
concepts (Les Empêcheurs de penser en rond, 2004), petit manuel
de philosophie rudimentaire, simple et accessible à tous, à l’usage des
«  élèves déshérités  », qui n’ont pas la chance de fréquenter les grands
lycées parisiens : «  Il y a un devoir pour le philosophe de travailler à
la diminution des injustices.  »

Votre champ d’investigation est immense. Quel a été votre


projet philosophique, votre démarche ?
Vous savez, il y a pour moi deux types de philosophie : une
philosophie érudite qui va s’attacher à un auteur et l’approfon-
dir et que je juge un peu morte, et une philosophie qui veut
prendre en compte tout ce qui se passe dans le monde présent.
Ce qui m’intéresse, ce sont les problèmes actuels. Les boulever-
sements qui touchent la biologie, le droit, l’art, la production
sont tels que le philosophe se doit de les reconnaître et de les
penser, sinon il démissionne. Or je ne suis pas sûr qu’il y ait
actuellement un apport de la philosophie. J’aimerais qu’il y ait
un philosophe partout dans la société, pour l’analyser, pour pro-
mouvoir des choses, pour la penser dans son histoire, dans son
patrimoine, pour dénoncer ses injustices lagrantes. Même dans
un conseil municipal ou en entreprise, le philosophe devrait être

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Chasser le naturel, maîtriser le vivant

l’homme des problèmes, le questionneur, pas spécialement pour


détruire, mais aussi pour moderniser.

En ces temps où l’on valorise la nature et où l’on cherche à la


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protéger des dégâts provoqués par le monde industriel, vous
soutenez une position plutôt atypique. Contre les nostalgiques
d’une nature perdue, vous défendez en efet l’artiiciel et l’in-
novation technique.
Le mot «  artiice  » est un mot malheureux parce qu’il est
connoté de manière négative. Mais l’artiiciel, c’est l’art. L’homme
se reconnaît en son pouvoir démiurgique de tout changer, de
tout renouveler, de tout reconstruire. Ceux qui veulent limiter
cette prouesse me semblent livrer une bataille perdue d’avance.
Il n’y a rien qui soit vraiment naturel. Ce qui nous paraît naturel
est bien souvent artiiciel. La nature, dans ses formes les plus
typiques pour nous, porte l’empreinte de l’homme. La campagne
telle que nous la voyons aujourd’hui est le fruit de longues trans-
formations : les champs, les forêts, les sentiers ont été modelés
par l’homme. Considérez les fruits et les légumes  : ils ne sont
pas naturels ; l’agronomie les a sélectionnés, les a croisés pour
les améliorer. La révolution verte en intervenant sur la nature a
été très proitable à l’homme et lui a permis d’échapper à bien
des servitudes. L’agronome américain Norman Ernest Borlaug,
prix Nobel de la paix en 1970, a ainsi pu dénaturer le blé pour
le rendre plus résistant à la sécheresse et à des conditions cli-
matiques très diiciles. Grâce à cela, des pays quasi désertiques
ont pu cultiver le blé et échapper aux disettes. Bénissons donc
ces artiices. La nature n’a jamais existé sauf comme idéologie
permettant de condamner les changements. Que peut-il y avoir
de naturel ? L’homme a tout façonné, tout modelé, repris à son
compte, assumé, transformé.
Cela n’empêche pas que l’environnement doive être protégé.
Ce serait ridicule de dire le contraire. Mais à partir de là, il faut
limiter le droit au respect des lieux. Certains tombent dans une
philosophie de la nature excessive. Or, il s’agit d’une bataille qui
est plus idéologique que réelle au sens où certains défendent
par là une mythologie. Ce qui me navre le plus, c’est que cette

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Penser le monde à l’heure de la globalisation

mythologie est exploitée, notamment par la publicité. Elle est


aussi devenue un slogan politique : or si elle est vraie sur certains
points, on n’a pas le droit de la généraliser. Je regrette vraiment
cette technophobie ambiante.
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Pour ce qui est de l’homme, le culturalisme a fait la preuve
pour moi que le naturalisme est une mythologie. Nous avons
certes un patrimoine génétique, mais les expériences portant sur
des vrais jumeaux séparés à la naissance et élevés dans des milieux
diférents montrent que l’immersion culturelle est déterminante.

Pourtant vous vous préoccupez des conséquences morales des


innovations technologiques sur le vivant…
Je crois que la morale est la discipline philosophique majeure.
Bien que je me sois tourné vers la philosophie des sciences, vers
la méthodologie ou vers l’art contemporain, c’est la morale qui
me semble être l’axe cardinal. En tant que médecin, je me suis
naturellement intéressé à la bioéthique. Les progrès de la biolo-
gie et de la médecine posent des problèmes cruciaux qui boule-
versent les bases même de notre existence : la famille, le corps,
la procréation. Il y a quelque chose qui m’a particulièrement
choqué dans ce domaine : les philosophes de la bioéthique et
les médecins sont tous très respectueux de la nature et du bio-
logique. Ma position au contraire est de privilégier tout ce qui
est culturel.
Je suis donc favorable à l’avortement. Non pas celui de com-
modité ou de facilité. Ce qui compte, c’est la force et la volonté
d’accueillir l’enfant. Si les parents ne l’accueillent pas, cet enfant
sera malheureux. La naissance n’est plus une fatalité. Mais c’est
à la loi de ixer le moment de la mort mais également celui où
une vie naît. En France, on autorise l’interruption volontaire de
grossesse jusqu’à la in de la douzième semaine (la loi Veil de
1975 l’autorisait jusqu’à la in de la dixième semaine, en 2000 ce
délai a été un peu allongé). Quel est le sens de ce délai butoir ?
La question sous-jacente est : quand commence l’existence ? Je
ne crois pas, comme les natalistes d’ailleurs, qu’il y ait des stades
objectifs au cours de l’embryogénèse. Mais après ce délai, l’IVG
est plus diicile à réaliser et peut provoquer des séquelles pour la

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Chasser le naturel, maîtriser le vivant

fertilité de la mère. Et, surtout, cela coïncide avec le moment où


l’enfant commence à avoir des mouvements autonomes et où la
mère commence à sentir l’enfant et à le percevoir comme tel. Je
préfère en fait les signes anthropologiques aux signes physiques
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ou biologiques.

Quelle est votre position sur l’insémination post mortem, qui


est actuellement interdite ?
Je ne suis pas du tout hostile à l’insémination post mortem.
Dans certains cas, elle me semble tout à fait légitime. Prenons
un exemple  : un homme est atteint d’un cancer, il subit des
radiations et il a pris la précaution auparavant d’aller porter du
sperme au Cecos (Centre d’étude et de conservation du sperme),
un organisme paramédical habilité à la cryoconservation du
sperme. Cet homme meurt. La loi de 1994 sur la bioéthique
interdit à sa femme de recourir à une insémination qui donnera
lieu à une naissance car il n’y a plus une famille. Il faut pour
que l’insémination soit possible l’assentiment des deux époux
vivants. Tout repose donc sur une conception biologique. Mais
la famille n’est pas qu’une donnée biologique. Pour moi, le mort
n’est pas absent et ce sont ses volontés qui comptent. Il a voulu
déposer son sperme au Cecos, il a voulu cette naissance et sa
femme aussi.

Le principe qui fonde votre conception bioéthique est donc la


volonté humaine et non le caractère plus ou moins naturel des
actes considérés ?
Il faut selon moi considérer d’abord la volonté individuelle. La
contraception constitue un progrès : une naissance n’est plus une
fatalité, elle exprime un vouloir. Il y a de nombreuses situations
médicales où il me semble préférable de considérer la volonté
plutôt que de respecter une improbable nature. L’approche bio-
logique est souvent incapable de fournir un critère. Un fœtus
est gravement malformé. Allez-vous tolérer l’avortement théra-
peutique ? La médecine va chercher des critères biologiques et
va être embarrassée. Où passe la ligne de démarcation entre ce
qui est supportable ou non ? Avoir une main en moins, est-ce

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Penser le monde à l’heure de la globalisation

acceptable ? Et le nanisme, la trisomie ? Vous voyez, avec une


approche seulement biologique, on ne s’en sort pas. C’est pour-
quoi je cherche toujours un critère anthropologique. Dans le cas
de la procréation, ce qui me paraît important, c’est la capacité
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familiale à accueillir ou à ne pas accueillir l’enfant. Bien sûr, ce
critère peut être mis en diiculté, par exemple dans le cas où un
enfant attaque en justice ses parents parce qu’il estime que ses
malformations lui sont insupportables. La volonté d’accueillir
l’enfant était là, mais cela n’a pas sui à le rendre heureux. Il y
a donc des impasses, mais je préférerai toujours invoquer des
motifs humains plutôt que des principes de nature.

Pourquoi êtes-vous si sévère vis-à-vis des comités de bioéthique ?


Parce que, qu’ils disent blanc ou noir, ils parviennent diici-
lement à un accord et changent de doctrine selon les situations.
Les comités d’éthique réunissent des spécialistes et des repré-
sentants des principales familles spirituelles et morales présentes
dans la société. De ce fait, ils ne parviennent qu’à des consensus
par défaut. Du fait des divergences, ils ne se mettent d’accord
que sur des décisions faibles et ne donnent que des réponses
minimales. Bien souvent, ils se contentent de temporiser sans
résoudre les problèmes. Surtout, ils ont un critère dont je suis
l’adversaire, le critère biologique, et ils se réfèrent trop souvent à
une « nature immuable » de l’homme.

Vous faites souvent appel dans vos considérations morales aux


problèmes soulevés par certaines décisions juridiques beau-
coup plus qu’aux morales philosophiques traditionnelles.
Qu’apporte le droit à votre rélexion morale ?
J’adore le droit parce qu’il nous permet de toucher le fond
de l’individu et de la société en portant sur des situations très
concrètes. Certaines orientations juridiques bouleversent en
efet des conceptions morales traditionnelles qui ne sont plus
adaptées au monde actuel. Considérons par exemple la notion
de responsabilité. Notre monde technicisé oblige à penser le pro-
blème de manière diférente qu’il l’a été traditionnellement. En
droit du travail, c’est l’employeur qui porte la responsabilité de

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Chasser le naturel, maîtriser le vivant

tout incident survenant sur le lieu de travail et non le fautif qui


par négligence ou par inattention l’aura directement provoqué.
L’employeur n’est pas à proprement parler coupable, mais il est
responsable. Cela peut sembler absurde. Pourquoi celui qui n’a
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pas participé à l’accident et qui n’était peut-être même pas pré-
sent serait-il le responsable ? Tout simplement parce que l’em-
ployeur est le seul à pouvoir empêcher par la suite que des acci-
dents de ce type se reproduisent en investissant dans l’hygiène
et dans la sécurité. Prévenir, plutôt que guérir. Voilà qui boule-
verse les conceptions morales classiques. Le problème n’est pas
uniquement de savoir qui a commis la « faute » mais qui saura
faire en sorte de l’éviter et de protéger les hommes à l’avenir. Le
droit est donc une discipline qui nous met en présence de pro-
blèmes concrets et de questions conlictuelles. C’est pourquoi je
l’apprécie.

Réléchir sur le monde contemporain nécessite donc une bonne


connaissance scientiique et juridique ?
En efet, c’est pourquoi j’aimerais que le philosophe ait une
formation très large qui ne se réduise pas à l’analyse de textes,
même si celle-ci est indispensable. Il faudrait qu’il ait de ce fait
une initiation au droit, aux sciences humaines en général, aux
sciences expérimentales… Ce n’est pas au-dedans que se joue
pour moi la philosophie, mais au-dehors.

Propos recueillis par Catherine Halpern

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