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LA SAGESSE DU PIRE

Rencontre avec Jean-Pierre Dupuy, propos recueillis par Catherine Halpern


in Véronique Bedin, Philosophies et pensées de notre temps

Editions Sciences Humaines | « Petite bibliothèque »

2011 | pages 77 à 83
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ISBN 9782361060152
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Rencontre avec Jean-pierre Dupuy

Polytechnicien, ingénieur des mines et versé dans la science des


systèmes, Jean-Pierre Dupuy est également un philosophe dont les
maîtres à penser sont de grands inspirés. Tout au long de son œuvre
en apparence dispersée, il n’a cessé d’examiner la même question :
comment les hommes peuvent-ils s’accorder dans un monde débar-
rassé de toute transcendance ? Des feux de la pensée d’Ivan Illich, il
a retenu la critique des absurdes gâchis de la modernité industrielle
et l’éloge de l’amitié. De René Girard, il a hérité le principe du désir
mimétique et l’adieu au sacriice. D’Adam Smith et John Rawls, la
menace que fait peser sur les sociétés marchandes le démon de l’envie.
Homme de convictions enthousiastes, J.-P. Dupuy n’en est pas
moins doté d’un solide esprit de géométrie, qui le porte à l’examen
raisonné des problèmes qui l’occupent et de leurs impasses logiques.
Le principe responsabilité du philosophe Hans Jonas tirait, il y a
plus de trente ans, la leçon d’une menace inédite  : la possibilité
désormais avérée des sociétés technologiquement avancées de s’auto-
détruire. Aujourd’hui, au-delà du mal que les hommes peuvent se
causer entre eux, nous vivons sous le signe d’une grande catastrophe
environnementale.
Quelles leçons devons-nous tirer de celles, plus limitées, qui
périodiquement émaillent l’avancement des sociétés industrialisées ?
Pouvons-nous les passer par pertes et proits ?

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Penser le monde à l’heure de la globalisation

Depuis de nombreuses années, vous réléchissez aux dan-


gers qui pèsent sur l’environnement. Face à l’éventualité de
la catastrophe, vous jugez que la prévention tout comme le
principe de précaution sont insuisants et vous estimez non
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pertinent le recours incessant fait au terme de «  risques  ».
Pourquoi ?
Le péché originel du principe de précaution est d’avoir cru
que ce qui justiiait l’obligation d’inventer une nouvelle maxime
de prudence était une condition épistémique – ce que l’on sait
ou ne sait pas au sujet du « risque » en question – et non pas
l’énormité des enjeux. C’est parce que nous sommes devenus
capables de produire et de détruire, avec une puissance inouïe
qui dépasse notre capacité d’imagination et de pensée, que nous
devons concevoir de nouvelles formes de prudence et de préven-
tion. Ce n’est pas le manque de savoir qui est la situation inédite,
mais l’incapacité de penser et d’imaginer les conséquences et les
implications de nos actions. Lorsque le « risque » se réalise en
catastrophe, il a toutes les apparences de la fatalité. Un risque,
cela se « prend ». Les catastrophes, elles, nous tombent sur la tête
comme si elles venaient du ciel – et pourtant, nous en sommes
seuls responsables.

À force de crier à la catastrophe, n’émousse-t-on pas la sensi-


bilité aux dangers ? Que peut vraiment le philosophe face aux
menaces ?
Même si c’est un cas particulier, c’est la discussion philoso-
phique de la dissuasion nucléaire qui m’a ouvert les yeux sur le
problème que vous posez. Plusieurs dizaines de fois au cours de
la guerre froide, il s’en est fallu de très peu que l’humanité dispa-
raisse en vapeurs radioactives. Chaque fois ou presque, un acci-
dent, c’est-à-dire quelque chose que personne n’avait voulu, en
était responsable. Échec de la dissuasion ? C’est tout le contraire :
ce sont précisément ces incursions dans le voisinage du trou noir
qui ont donné à la menace d’anéantissement mutuel son pou-
voir dissuasif. C’est ce lirt répété avec l’apocalypse qui, en un
sens, nous a sauvés. Il faut des accidents pour précipiter le destin
catastrophique mais, contrairement au destin, un accident peut

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La sagesse du pire

ne pas se produire. D’où cette partie de poker contre l’aléa, qui


consiste à jouer constamment avec le feu : pas trop près, de peur
que nous y périssions carbonisés ; mais pas trop loin non plus,
de peur d’oublier le danger. C’est dans la juste distance entre
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l’insouciance et le catastrophisme que se situe la rationalité.
Si cette leçon peut être transposée à l’écologie, c’est que
là aussi les menaces ne semblent résulter d’aucune intention
maligne. J’ai proposé de nommer « mal systémique » ce nouveau
régime du mal.

Vous défendez un « catastrophisme éclairé » à la fois cohérent


et rationnel. N’est-ce pas paradoxal ? Quelle forme prend-il ?
Lorsque les conséquences d’une action que l’on envisage
d’entreprendre sont grevées d’une très forte incertitude, que la
nature de celle-ci interdit ou rend dérisoire le calcul probabi-
liste des conséquences, et que l’on ne puisse exclure une issue
catastrophique, alors il n’est pas déraisonnable d’admettre que
le jugement à porter sur l’action ne puisse être que rétrospec-
tif – c’est-à-dire qu’il doive prendre en compte les événements
postérieurs à l’action dont il était impossible de prévoir, même
en probabilité, la survenue au moment d’agir. Pour bien com-
prendre pourquoi cette position est scandaleuse pour toute
éthique qui se réduit à une pesée des gains et des pertes – et le
principe de précaution n’est qu’une version sophistiquée de cette
démarche –, imaginons une urne contenant des boules noires et
blanches dans un rapport de deux noires pour une blanche. On
tire une boule au hasard, que l’on replace ensuite dans l’urne.
Il s’agit de parier sur sa couleur. Il faut évidemment parier sur
noir. Soit un nouveau tirage, il faudra encore parier sur noir. Il
faudra toujours parier sur noir, alors même que l’on anticipe que
dans un tiers des cas en moyenne on est condamné à se trom-
per. Supposons qu’une boule blanche sorte et que l’on découvre
donc que l’on s’est trompé. Cette découverte a posteriori est-elle
de nature à altérer le jugement que l’on porte rétrospectivement
sur la rationalité du pari que l’on a fait ? Non, bien sûr, on a eu
raison de choisir noir, même s’il se trouve que c’est blanc qui
est sorti. Dans le domaine des paris, il n’y a pas de rétroactivité

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Penser le monde à l’heure de la globalisation

concevable de l’information devenue disponible sur le jugement


de rationalité que l’on porte sur une décision passée faite en
avenir incertain ou risqué. C’est là une limitation du jugement
probabiliste dont on ne trouve pas l’équivalent dans le cas du
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jugement moral. On parle de « fortune morale » lorsque cet efet
rétroactif est présent.
Si le concept de fortune morale n’a pas toujours eu bonne
presse, c’est qu’il a servi à justiier les pires abominations. L’avocat
d’Eichmann au procès de Jérusalem disait de son client : « Il a
commis ce type de crimes qui vous valent les plus hautes décora-
tions si vous gagnez et vous expédient au gibet si vous perdez. »
On peut cependant raisonner ainsi  : l’humanité prise comme
sujet collectif a fait un choix de développement de ses capaci-
tés virtuelles qui la fait tomber sous la juridiction de la fortune
morale. Il se peut que son choix mène à de grandes catastrophes
irréversibles ; il se peut qu’elle trouve les moyens de les éviter, de
les contourner ou de les dépasser. Personne ne peut dire ce qu’il
en sera. Le jugement ne pourra être que rétrospectif. Cependant,
il est possible d’anticiper, non pas le jugement lui-même, mais le
fait qu’il ne pourra être porté que sur la base de ce que l’on saura
lorsque le voile de l’avenir sera levé. Il est donc encore temps de
faire que jamais il ne pourra être dit par nos descendants : « Trop
tard ! », un trop tard qui signiierait qu’ils se trouvent dans une
situation où aucune vie humaine digne de ce nom n’est possible.
«  Nous voici assaillis par la crainte désintéressée pour ce qu’il
adviendra longtemps après nous – mieux, par le remords antici-
pateur à son égard », écrit le philosophe allemand Hans Jonas.
C’est l’anticipation de la rétroactivité du jugement qui fonde et
justiie cette forme de « catastrophisme » que j’ai nommée, par
goût de la provocation, le catastrophisme éclairé. Sa signature
formelle est cette boucle remarquable qui rend solidaires l’avenir
et le passé.

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La sagesse du pire

Quel peut être le volet politique de ce catastrophisme ? Hans


Jonas, qui a profondément marqué votre pensée, était parti-
san d’un régime fort et autoritaire pour préserver la survie
de l’humanité. Peut-on faire l’économie d’une rélexion poli-
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tique sur l’environnement ?
On ne le peut évidemment pas. S’il y a une solution, elle
sera politique. Les démocraties modernes sont-elles à même de
prévenir les catastrophes annoncées ? Ne faudrait-il pas un tout
autre régime politique, du genre technocrate éclairé ou, pire,
une forme d’écofascisme, pour assurer la survie  ? Les peuples
démocratiques, assoupis dans le confort individuel et la consom-
mation, trouveront-ils les ressorts nécessaires pour se transfor-
mer en citoyens responsables, prêts à organiser une mutation
profonde de leur mode de vie ? En cas de catastrophe majeure,
les démocraties résisteraient-elles aux vents de la barbarie ? Ces
questions sont en efet fondamentales.
Je suis persuadé qu’il n’y a pas d’incompatibilité intrinsèque
entre les exigences de la survie et l’assomption pleine et entière
des valeurs de la modernité démocratique, libérale, laïque, scien-
tiique et technique. Ceux qui airment le contraire le font en
général pour mieux ridiculiser et écarter les préoccupations éco-
logiques. Il me paraît hélas non moins clair que nos démocra-
ties actuelles, écervelées par les médias, gouvernées par des élites
incultes en matière scientiique et technique, ne sont pas prêtes.
Le risque d’écofascisme est bien réel.

Votre discours a souvent des accents apocalyptiques. Dans


votre livre la Marque du sacré, vous faites le lien entre le
«  désenchantement du monde  » dont parlait Max Weber,
autrement dit le recul des croyances religieuses, et l’incapacité
à voir la catastrophe écologique qui guette. Pourquoi ? Seule
la foi pourrait-elle sauver le monde ?
Je crains que votre question ne repose sur un malentendu
au sujet du religieux. Je crois en efet que la crise présente est
apocalyptique, au sens étymologique du mot : elle nous révèle
quelque chose de fondamental au sujet du monde humain. Et ce

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Penser le monde à l’heure de la globalisation

dévoilement porte, comme dans les apocalypses de la Bible, sur


la violence des hommes. Des hommes et non pas de Dieu.
On accuse souvent l’éthique environnementale d’être une
morale et une religion. Les hommes ayant dépassé les limites
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sacrées que la nature, ou Dieu, leur assignait, ils seraient punis
spectaculairement pour cela – à la manière dont les dieux de
l’Olympe dépêchaient Némésis pour châtier leur démesure.
Mais cela, c’est une histoire grecque qui n’a rien à voir avec le
judéo-christianisme. Il y a en efet des rapports profonds entre
la catastrophe écologique qui s’annonce et l’apocalypse, mais
le combat écologique n’implique pas de sacraliser la nature, et
l’apocalypse, ce n’est pas le châtiment divin.
Dans l’Apocalypse de Marc (13. 1-37), un disciple de Jésus
lui fait admirer la splendeur du Temple. Jésus lui répond : « Tu
vois ces grandes constructions ? Il ne restera pas pierre sur pierre :
tout sera détruit. » Les disciples demandent quand cela se pro-
duira, et quels seront les signes annonciateurs. Mais Jésus refuse
de se laisser entraîner dans l’excitation apocalyptique. Il désacra-
lise tant le Temple que l’événement de sa destruction. Tout cela
n’a aucune signiication divine : « Quand vous entendrez parler
de guerres et de rumeurs de guerres, ne vous alarmez pas : il faut
que cela arrive, mais ce ne sera pas encore la in. » La conclu-
sion : « Prenez garde, restez éveillés, car vous ne savez pas quand
ce sera le moment. »
Ce texte admirable use du langage apocalyptique pour désa-
craliser l’apocalypse. C’est une ruse qui subvertit l’apocalypse de
l’intérieur. Le catastrophisme éclairé n’est que la transposition
de cette ruse à notre crise présente. Croire au destin pour éviter
qu’il se réalise, telle est la rationalité paradoxale que je cherche à
promouvoir. Cette croyance est tout le contraire d’une fascina-
tion car elle implique une essentielle mise à distance.
Nous trouvons dans cette autodémystiication de l’apoca-
lypse tous les ingrédients de ce que devrait être le combat éco-
logique, fût-il, comme il doit l’être, complètement laïque. Il
n’existe aucune limite que le sacré ou la nature, ou la nature
sacralisée, nous imposent. Or il n’y a de liberté et d’autonomie
que par et dans l’autolimitation. Nous ne pourrons trouver les
ressources de celle-ci que dans notre seule volonté d’être libre.
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La sagesse du pire

Mais garde à la tentation de l’orgueil ! Si nous nous contentions


de dire que l’homme est responsable de tous les maux qui l’as-
saillent, jusques et y compris les catastrophes naturelles, à l’ins-
tar de Jean-Jacques Rousseau après le tremblement de terre de
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Lisbonne, nous perdrions la dimension de transcendance, celle-
là même que préserve l’apocalypse désacralisée. Ain de nous
inciter à veiller, le catastrophisme éclairé, au sens où je l’entends,
consiste à se projeter par la pensée dans le moment de l’après-
catastrophe et, regardant en arrière en direction de notre présent,
à voir dans la catastrophe un destin – mais un destin que nous
pouvions choisir d’écarter lorsqu’il en était encore temps.
J’assume entièrement cette dimension religieuse de l’écolo-
gie, pour la bonne raison que toute pensée des questions der-
nières est inévitablement prise dans le religieux. Mais l’erreur
à dénoncer est la confusion du religieux et du sacré. Il en va de
la possibilité d’une écologie politique qui ne verse pas dans le
moralisme voire dans le fascisme.

Propos recueillis par Catherine Halpern

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