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SH Colle 2011 01 0077
SH Colle 2011 01 0077
2011 | pages 77 à 83
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ISBN 9782361060152
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https://www.cairn.infophilosophies-et-pensees-de-notre-temps---page-77.htm
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Rencontre avec Jean-pierre Dupuy
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Penser le monde à l’heure de la globalisation
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pertinent le recours incessant fait au terme de « risques ».
Pourquoi ?
Le péché originel du principe de précaution est d’avoir cru
que ce qui justiiait l’obligation d’inventer une nouvelle maxime
de prudence était une condition épistémique – ce que l’on sait
ou ne sait pas au sujet du « risque » en question – et non pas
l’énormité des enjeux. C’est parce que nous sommes devenus
capables de produire et de détruire, avec une puissance inouïe
qui dépasse notre capacité d’imagination et de pensée, que nous
devons concevoir de nouvelles formes de prudence et de préven-
tion. Ce n’est pas le manque de savoir qui est la situation inédite,
mais l’incapacité de penser et d’imaginer les conséquences et les
implications de nos actions. Lorsque le « risque » se réalise en
catastrophe, il a toutes les apparences de la fatalité. Un risque,
cela se « prend ». Les catastrophes, elles, nous tombent sur la tête
comme si elles venaient du ciel – et pourtant, nous en sommes
seuls responsables.
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La sagesse du pire
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l’insouciance et le catastrophisme que se situe la rationalité.
Si cette leçon peut être transposée à l’écologie, c’est que
là aussi les menaces ne semblent résulter d’aucune intention
maligne. J’ai proposé de nommer « mal systémique » ce nouveau
régime du mal.
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Penser le monde à l’heure de la globalisation
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jugement moral. On parle de « fortune morale » lorsque cet efet
rétroactif est présent.
Si le concept de fortune morale n’a pas toujours eu bonne
presse, c’est qu’il a servi à justiier les pires abominations. L’avocat
d’Eichmann au procès de Jérusalem disait de son client : « Il a
commis ce type de crimes qui vous valent les plus hautes décora-
tions si vous gagnez et vous expédient au gibet si vous perdez. »
On peut cependant raisonner ainsi : l’humanité prise comme
sujet collectif a fait un choix de développement de ses capaci-
tés virtuelles qui la fait tomber sous la juridiction de la fortune
morale. Il se peut que son choix mène à de grandes catastrophes
irréversibles ; il se peut qu’elle trouve les moyens de les éviter, de
les contourner ou de les dépasser. Personne ne peut dire ce qu’il
en sera. Le jugement ne pourra être que rétrospectif. Cependant,
il est possible d’anticiper, non pas le jugement lui-même, mais le
fait qu’il ne pourra être porté que sur la base de ce que l’on saura
lorsque le voile de l’avenir sera levé. Il est donc encore temps de
faire que jamais il ne pourra être dit par nos descendants : « Trop
tard ! », un trop tard qui signiierait qu’ils se trouvent dans une
situation où aucune vie humaine digne de ce nom n’est possible.
« Nous voici assaillis par la crainte désintéressée pour ce qu’il
adviendra longtemps après nous – mieux, par le remords antici-
pateur à son égard », écrit le philosophe allemand Hans Jonas.
C’est l’anticipation de la rétroactivité du jugement qui fonde et
justiie cette forme de « catastrophisme » que j’ai nommée, par
goût de la provocation, le catastrophisme éclairé. Sa signature
formelle est cette boucle remarquable qui rend solidaires l’avenir
et le passé.
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La sagesse du pire
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tique sur l’environnement ?
On ne le peut évidemment pas. S’il y a une solution, elle
sera politique. Les démocraties modernes sont-elles à même de
prévenir les catastrophes annoncées ? Ne faudrait-il pas un tout
autre régime politique, du genre technocrate éclairé ou, pire,
une forme d’écofascisme, pour assurer la survie ? Les peuples
démocratiques, assoupis dans le confort individuel et la consom-
mation, trouveront-ils les ressorts nécessaires pour se transfor-
mer en citoyens responsables, prêts à organiser une mutation
profonde de leur mode de vie ? En cas de catastrophe majeure,
les démocraties résisteraient-elles aux vents de la barbarie ? Ces
questions sont en efet fondamentales.
Je suis persuadé qu’il n’y a pas d’incompatibilité intrinsèque
entre les exigences de la survie et l’assomption pleine et entière
des valeurs de la modernité démocratique, libérale, laïque, scien-
tiique et technique. Ceux qui airment le contraire le font en
général pour mieux ridiculiser et écarter les préoccupations éco-
logiques. Il me paraît hélas non moins clair que nos démocra-
ties actuelles, écervelées par les médias, gouvernées par des élites
incultes en matière scientiique et technique, ne sont pas prêtes.
Le risque d’écofascisme est bien réel.
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Penser le monde à l’heure de la globalisation
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sacrées que la nature, ou Dieu, leur assignait, ils seraient punis
spectaculairement pour cela – à la manière dont les dieux de
l’Olympe dépêchaient Némésis pour châtier leur démesure.
Mais cela, c’est une histoire grecque qui n’a rien à voir avec le
judéo-christianisme. Il y a en efet des rapports profonds entre
la catastrophe écologique qui s’annonce et l’apocalypse, mais
le combat écologique n’implique pas de sacraliser la nature, et
l’apocalypse, ce n’est pas le châtiment divin.
Dans l’Apocalypse de Marc (13. 1-37), un disciple de Jésus
lui fait admirer la splendeur du Temple. Jésus lui répond : « Tu
vois ces grandes constructions ? Il ne restera pas pierre sur pierre :
tout sera détruit. » Les disciples demandent quand cela se pro-
duira, et quels seront les signes annonciateurs. Mais Jésus refuse
de se laisser entraîner dans l’excitation apocalyptique. Il désacra-
lise tant le Temple que l’événement de sa destruction. Tout cela
n’a aucune signiication divine : « Quand vous entendrez parler
de guerres et de rumeurs de guerres, ne vous alarmez pas : il faut
que cela arrive, mais ce ne sera pas encore la in. » La conclu-
sion : « Prenez garde, restez éveillés, car vous ne savez pas quand
ce sera le moment. »
Ce texte admirable use du langage apocalyptique pour désa-
craliser l’apocalypse. C’est une ruse qui subvertit l’apocalypse de
l’intérieur. Le catastrophisme éclairé n’est que la transposition
de cette ruse à notre crise présente. Croire au destin pour éviter
qu’il se réalise, telle est la rationalité paradoxale que je cherche à
promouvoir. Cette croyance est tout le contraire d’une fascina-
tion car elle implique une essentielle mise à distance.
Nous trouvons dans cette autodémystiication de l’apoca-
lypse tous les ingrédients de ce que devrait être le combat éco-
logique, fût-il, comme il doit l’être, complètement laïque. Il
n’existe aucune limite que le sacré ou la nature, ou la nature
sacralisée, nous imposent. Or il n’y a de liberté et d’autonomie
que par et dans l’autolimitation. Nous ne pourrons trouver les
ressources de celle-ci que dans notre seule volonté d’être libre.
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La sagesse du pire
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Lisbonne, nous perdrions la dimension de transcendance, celle-
là même que préserve l’apocalypse désacralisée. Ain de nous
inciter à veiller, le catastrophisme éclairé, au sens où je l’entends,
consiste à se projeter par la pensée dans le moment de l’après-
catastrophe et, regardant en arrière en direction de notre présent,
à voir dans la catastrophe un destin – mais un destin que nous
pouvions choisir d’écarter lorsqu’il en était encore temps.
J’assume entièrement cette dimension religieuse de l’écolo-
gie, pour la bonne raison que toute pensée des questions der-
nières est inévitablement prise dans le religieux. Mais l’erreur
à dénoncer est la confusion du religieux et du sacré. Il en va de
la possibilité d’une écologie politique qui ne verse pas dans le
moralisme voire dans le fascisme.
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