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POURQUOI LES CIVILISATIONS MEURENT-ELLES ?

Rencontre avec Jared Diamond, propos recueillis par Amos Esty


in Véronique Bedin, Philosophies et pensées de notre temps

Editions Sciences Humaines | « Petite bibliothèque »

2011 | pages 84 à 88
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ISBN 9782361060152
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https://www.cairn.infophilosophies-et-pensees-de-notre-temps---page-84.htm
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POURQUOI LES CIVILISATIONS
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MEURENT-ELLES ?
Rencontre avec Jared Diamond

Les cités englouties par la jungle, les civilisations abandonnées


au désert sont rarement les victimes de la seule violence de la nature.
Selon Jared Diamond, ces tragiques échecs portent tous la trace d’er-
reurs humaines et de dégâts inligés à l’environnement. Une leçon
d’histoire qui, en réalité, s’adresse aux sociétés modernes.
Lorsque, en 1790, les révoltés du Bounty débarquèrent sur l’île
Pitcairn, dans l’océan Paciique, ils n’y trouvèrent personne. Depuis,
l’étude des nombreux vestiges de temples, d’outillages et d’occupa-
tion humaine trouvés sur place a montré que, huit cents ans plus
tôt, cette île ainsi que celle d’Henderson étaient peuplées par des
Polynésiens qui y vécurent des siècles avant de s’envoler en fumée.
Pour quelle raison  ? La réponse est à chercher ailleurs. Ces socié-
tés d’agriculteurs jouissaient en efet de conditions favorables mais
dépendaient des produits (coquilles, embarcations, bétail) qu’ils se
procuraient en commerçant avec les habitants de l’île de Mangareva,
située à des centaines de kilomètres. C’est la chute de ces partenaires
d’échange, elle-même conséquence de la déforestation, de l’érosion
et des guerres, qui entraîna celle des îles Pitcairn et Henderson. Cet
enchevêtrement complexe de facteurs naturels et d’interventions
humaines est au cœur de la thèse que Jared Diamond développe
dans Efondrement1, son dernier ouvrage entièrement consacré à
l’analyse des cas avérés de civilisations disparues. Son précédent (De
l’inégalité parmi les sociétés. Essai sur l’homme et l’environne-
ment dans l’histoire) analysait le processus inverse, à savoir le suc-
cès expansionniste des civilisations issues du néolithique eurasien.
Son argument faisait appel à une somme de facteurs climatiques,
écologiques, zoologiques, technologiques, suggérant par là que, dans

1- J. Diamond, Efondrement, Gallimard, 2006.


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Pourquoi les civilisations meurent-elles ?

cette matière, seules des interactions ines entre l’homme et le milieu


peuvent apporter un début de réponse.
Le déclin des Mayas, la disparition des Pascuans, l’échec des
Vikings au Groenland sont cette fois autant d’occasions pour
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J.  Diamond de développer une analyse des échecs civilisationnels,
qu’il rapporte à cinq types de causes : « Les dégâts que la population
a inligés à son environnement ; les changements climatiques ; les
ennemis ; la perte de partenaires commerciaux amicaux ; et les réac-
tions politiques, économiques et sociales face à ces changements.  »
Évidemment, leur importance varie selon le cas, mais la leçon qu’il
tire est claire : l’homme, soit qu’il a mal agi, soit qu’il a mal réagi,
n’est jamais totalement étranger à ces désastres. En matière d’action
sur la nature et l’environnement, il y a donc de bonnes et de mau-
vaises décisions. A fortiori lorsque c’est l’ensemble des équilibres pla-
nétaires qui est en jeu.
Entre l’échec des Anasazis du désert et les incendies de forêt du
Montana, l’histoire des civilisations permet de tracer un lien, que
J. Diamond a résumé dans une entrevue avec Amos Esty, assistant à
l’American Scientist Magazine.

Qu’est-ce qui vous a amené à aborder le problème de la dispa-


rition brusque des civilisations ?
Tout simplement, c’est le sujet le plus fascinant et le plus
crucial que je puisse imaginer. C’est un sujet qui m’a toujours
intéressé, à la manière dont beaucoup de gens s’émeuvent pour
les ruines de sociétés disparues, celles des cités mayas envahies
par la jungle, celles des villages monumentaux des Anasazis du
désert américain. C’est ce côté mystérieux qui m’a attiré. Et puis
le phénomène soulève aussi une question intéressante : pourquoi
certaines sociétés s’efondrent-elles, alors que d’autres se main-
tiennent pendant des milliers d’années ? Enin, c’est un sujet très
important aujourd’hui. Beaucoup de nos problèmes actuels sont
les mêmes que ceux qui ont détruit les sociétés du passé. Quelles
leçons pouvons-nous en tirer  ? Nous n’avons pas forcément à
répéter les mêmes erreurs, nous pourrions apprendre à faire face.

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Penser le monde à l’heure de la globalisation

Vous écrivez en introduction que vous êtes parti avec l’idée


d’étudier les désastres écologiques. Mais n’avez-vous pas dû
changer d’orientation en cours de route ?
Oui, c’est un fait, j’ai dû changer. J’ai constaté en efet qu’il
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n’existait pas d’exemple de pur désastre écologique. Le cas de
l’île de Pâques est sans doute celui qui s’en rapproche le plus,
mais il reste qu’une question se pose  : pourquoi les Pascuans
ont-ils abattu les arbres de l’île ? Pourquoi ont-ils fait ce genre de
bêtise ? L’élément humain est toujours impliqué dans ces phé-
nomènes. Dans la plupart des cas, en dehors de l’île de Pâques,
on trouve un mélange d’action humaine, de changement clima-
tique et d’autres causes aussi : souvent, ce sont des ennemis qui
proitent de l’afaiblissement d’une société pour l’attaquer. Il y a
aussi des cas où ce sont des alliés ou des partenaires d’échanges
commerciaux qui déclinent et s’efondrent, de telle sorte que
même si une société gère bien son environnement, elle init par
être atteinte par les problèmes de ses voisins. Et puis, au bout
du compte, tout dépend de la manière dont les hommes par-
viennent ou non à maîtriser ces problèmes. En bref, plus j’ai
compris de choses, plus le tableau s’est compliqué.

Vous dites que le destin de l’île de Pâques est celui qui, plus
que tout autre, retient l’attention de vos lecteurs et de vos étu-
diants. Pourquoi cela ?
Parce que la métaphore est frappante. L’île de Pâques est
l’un des lambeaux de terre les plus isolés du monde. C’est une
île du Paciique, située à plus de 3 500 km des côtes du Chili,
et à 2 000 km de l’archipel polynésien le plus proche. Lorsque
les Pascuans ont commencé à avoir des problèmes, ils n’avaient
nulle part où se réfugier et n’avaient aucun voisin pour les aider.
Il y a une métaphore facile à voir : l’île de Pâques est à l’océan
Paciique ce que la planète Terre est à l’espace intersidéral. Si
cela tourne mal pour nous, Terriens, nous serions incapables de
gagner une autre planète, et on n’a pas encore trouvé de petits
hommes verts à qui demander de l’aide.

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Pourquoi les civilisations meurent-elles ?

Un des cas les plus frappants que vous rapportez est celui des
établissements vikings au Groenland, qui ont tenu pendant
quatre cent cinquante ans puis ont totalement disparu. En
revanche, leurs voisins les Inuits ont très bien survécu. Vous
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suggérez que les Vikings sont morts parce qu’ils n’ont pas
voulu renoncer à leurs « valeurs fondamentales », notamment
parce qu’ils refusaient de manger du poisson, très abondant
dans ces mers froides. Peut-on expliquer cela ?
C’est un cas fascinant et pathétique. Imaginez ces gens
en train de mourir de faim au milieu de ressources naturelles
abondantes, mais auxquelles ils s’interdisaient de toucher pour
des raisons culturelles. Le cas des Vikings illustre le fait que les
désastres ne sont pas inévitables, même dans un milieu diicile
comme celui du Groenland, puisque les Inuits ont réussi à y
vivre. Les Vikings y sont morts parce qu’ils refusaient d’imiter
les Inuits. Ce qui nous frappe, vous et moi, dans cette histoire,
c’est son allure de tragédie : les mêmes valeurs qui, pendant des
siècles, ont soutenu les Vikings et leur ont permis de survivre
dans cet avant-poste isolé, très éloigné des côtes européennes, ces
mêmes valeurs de cohésion et d’identité collective, fondées sur
la ierté d’être européens, ces valeurs sont celles-là mêmes qui les
ont perdus. Cette histoire éveille un écho très particulier chez les
Américains. Les valeurs qui ont porté les États-Unis pendant des
siècles – l’isolationnisme, le sentiment d’être à l’abri du reste du
monde et celui de vivre dans un pays de cocagne – ne sont plus
d’actualité. Et c’est angoissant d’avoir à réévaluer ses propres
valeurs fondamentales lorsqu’elles sont dépassées.

Vous écrivez que « la décision des Vikings n’était pas plus sui-
cidaire que celles que nous prenons aujourd’hui ». D’abord,
qui entendez-vous par « nous », ensuite, pensez-vous que nous
soyons empêchés d’avoir un mode de vie plus soutenable à
cause de certains tabous ?
Quand je dis «  nous  », ce sont les Américains auxquels je
pense, mais aussi le monde dans son entier. Que pensons-nous
aujourd’hui ? Nous trouvons que le refus des Vikings de man-
ger du poisson même en cas de famine était absurde. Mais

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Penser le monde à l’heure de la globalisation

supposons un instant que les États-Unis échouent à trouver


une solution aux problèmes actuels d’énergie, de pétrole, d’eau
et d’érosion. Que diront les gens – s’il en reste – dans quatre-
vingts ans, du fait que nous, Américains, consommons deux fois
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plus de pétrole par habitant que les Allemands  ? Ceux-ci ont
un niveau de vie aussi élevé que le nôtre mais ils usent deux fois
moins de pétrole par tête : notre gaspillage n’est-il pas absurde ?
N’est-il pas absurde qu’à Los Angeles, au cœur d’une zone quasi
désertique où l’eau est rare, nous entretenions des parcours de
golf et des jardins à grands coups d’arrosage ? Nous gaspillons
l’eau comme si nous n’étions pas étroitement dépendants du
débit des leuves Arizona et Colorado, que nous nous disputons
avec l’Arizona voisin, et des neiges de la Sierra Nevada, pour les-
quelles nous nous battons avec le Nord de la Californie. Toutes
ces choses paraîtront tout à fait insensées à nos descendants…

Quelles sont vos découvertes les plus inattendues ?


D’abord, la découverte que les peuples sont capables de faire
de graves erreurs, d’ignorer complètement les problèmes qui les
menacent de manière évidente. Ensuite, la découverte du monde
des grandes afaires. Il y a huit ans, comme beaucoup de gens,
je pensais que la grande entreprise était porteuse de désordre, de
nuisances, toujours à la poursuite de la réduction des coûts, sans
aucune considération pour autrui. Mais ces dernières années,
en travaillant avec des compagnies pétrolières, forestières et
minières, je me suis rendu compte que si certaines d’entre elles
étaient pires qu’on l’imagine, d’autres accomplissaient un bien
meilleur travail de protection de l’environnement, supérieur
même à celui de nos services des parcs nationaux. Évidemment,
ce n’est pas par charité mais par souci d’économie : ces compa-
gnies ont réalisé qu’il leur coûtait moins cher de protéger l’en-
vironnement que de payer des accidents de pollution à quatre
milliards de dollars, comme celui de l’Exxon Valdez ou de Santa
Barbara. Cela veut dire que la situation n’est pas sans issue.

Propos recueillis par Amos Esty2


2- American Scientist Online, mars-avril 2005, in Sciences Humaines, n° 160, mai 2005.

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