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LES DILEMMES DE LA JUSTICE SOCIALE

Rencontre avec Nancy Fraser, propos recueillis par Catherine Halpern


in Véronique Bedin, Philosophies et pensées de notre temps

Editions Sciences Humaines | « Petite bibliothèque »

2011 | pages 111 à 116


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ISBN 9782361060152
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Rencontre avec Nancy Fraser

Nancy Fraser n’a rien de la philosophe dans sa tour d’ivoire. Elle


n’a de cesse de comprendre les luttes sociales et d’inscrire sa rélexion
théorique dans le combat pour la justice. Cette grande igure de la
philosophie américaine s’attache à rendre productive la tension qui
l’habite entre son intérêt pour les questions les plus abstraites et son
engagement chevillé au corps. Née à Baltimore dans le Maryland
après la guerre, elle lutte très tôt contre la ségrégation raciale qui
sévit dans cette ville du Sud. Encore lycéenne, elle se bat pour que les
coifeurs, les autobus, les restaurants… soient tous ouverts aux Noirs.
C’est le début d’un long parcours militant, typique de la génération
1968 américaine, qui la conduit à s’engager dans le mouvement
étudiant, à lutter contre la guerre du Vietnam, et à épouser la cause
féministe. Après le premier cycle, elle quitte même l’université pour
militer à temps plein en faveur des mal-logés durant cinq ans. Mais
cet engagement ne la satisfait pas pleinement : elle retourne donc sur
les bancs de l’université, obtient son doctorat de philosophie avant
de devenir universitaire.
« Je ne suis pas un penseur purement conceptuel », nous explique-
t-elle. « J’ai toujours cherché à comprendre les enjeux politiques et
sociaux de notre temps ainsi que les possibilités d’émancipation. »
Elle s’est beaucoup attachée à l’analyse renouvelée de l’espace public
et à la théorisation de la justice sociale. Si elle admet l’importance
de la question de la reconnaissance, elle estime que la justice ne
s’y réduit pas. Assurément complexe et multidimensionnelle, cette
dernière pose de nouveaux déis. Comment articuler les dimensions
économiques, culturelles, politiques de la justice dans un monde glo-
bal où les problèmes sont de plus en plus transnationaux et où les
diférentes parties ne s’entendent pas sur les termes du débat ? Nous

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Penser l’individu et la société aujourd’hui

sommes entrés, pour reprendre son expression, dans l’ère d’une « jus-
tice anormale » où plus rien ne va de soi.

Dans les débats sur la justice, vous vous êtes attachée à articu-
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ler redistribution et reconnaissance. Pouvez-vous nous éclai-
rer sur le contexte qui vous y a conduit ?
J’ai commencé à travailler sur cette question au milieu des
années 1990. Il y avait surtout aux États-Unis un divorce au sein
de la gauche entre ceux qui adoptaient une perspective écono-
mique ou distributive et un nouveau courant qui s’intéressait
aux « politiques de reconnaissance », en focalisant l’attention sur
les questions d’identité et de diférence, en particulier celles des
minorités. Les premiers avaient une vue marxiste de la justice
sociale, et s’attachaient aux aspects économiques de la domina-
tion et aux rapports de classes sociales. Les seconds, les tenants
de la reconnaissance, s’intéressaient davantage aux dimensions
culturelles et symboliques de la domination qui pesaient for-
tement sur un certain nombre de groupes, tels les Noirs, les
femmes, les gays et les lesbiennes… Il y avait entre ces deux cou-
rants une forte méiance. Les premiers estimaient que les seconds
perdaient de vue l’essentiel, à savoir la réalité économique de la
question sociale, les «  culturalistes  », eux, percevaient les pre-
miers comme démodés, réducteurs, des marxistes qui n’avaient
rien compris à l’importance de la domination symbolique. Je me
suis convaincue que cette division était improductive et qu’il y
avait du vrai des deux côtés. J’ai donc cherché à intégrer ces deux
paradigmes  : la redistribution et la reconnaissance. Mon idée
était qu’aucun des deux ne pouvait saisir tous les types d’injus-
tices de notre monde. Les marxistes avaient tort de penser que
l’on pouvait tout réduire à l’économie et les culturalistes avaient
tort de penser qu’on pouvait tout réduire à l’ordre symbolique.

C’est pourtant la question de la reconnaissance qui semble


avoir pris le dessus, en particulier aux États-Unis…
Oui. Il y a eu un changement important au début des années
1990 dans le langage utilisé par les mouvements qui luttaient
pour plus de justice. Alors qu’auparavant, le langage dominant

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Les dilemmes de la justice sociale

était celui de la redistribution, c’est désormais le langage de


l’identité, de la diférence, de la reconnaissance qui prévaut. Ce
qui m’a conduite à faire deux sérieuses critiques. Il y a d’abord
ce que j’appelle le problème de « l’évincement ». Les multicultu-
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ralistes ont fait une critique légitime et valide de l’économisme.
Mais au lieu qu’émerge de cette critique une représentation
enrichie de la justice, qui aurait intégré les deux dimensions,
la reconnaissance a évincé la question de la redistribution des
richesses. D’où le slogan que j’ai adopté : « Pas de reconnaissance
sans redistribution ».
Le second problème que j’ai dénoncé est celui de la réiica-
tion. Qu’il s’agisse du féminisme, de l’antiracisme, des mouve-
ments gays et lesbiens, dès lors qu’ils sont pris dans une politique
identitaire, ils airment une identité de groupe qu’ils igent et ils
renforcent les stéréotypes. La lutte pour la reconnaissance selon
moi n’est pas une revendication destinée à valoriser l’identité
spéciique d’un groupe (qu’il s’agisse d’une identité féminine, ou
noire, etc.), mais plutôt la revendication d’un statut égal, celui
de pair dans les interactions sociales. C’est ce que j’appelle un
modèle statutaire de la reconnaissance que j’oppose au modèle
identitaire.

Vous avez été plus loin encore dans votre théorie de la jus-
tice en ajoutant un troisième terme : celui de représentation.
Pourquoi ?
Il y a une dizaine d’années, j’ai été peu à peu convaincue que
ce modèle à deux dimensions, distribution-reconnaissance, était
insuisant. Je me suis inspirée de Max Weber qui dans Économie
et Société fait une célèbre distinction entre trois modes de strati-
ication : la classe, le statut et ce qu’il appelle le « parti », l’ordre
politique. La distribution correspond chez moi à la classe sociale,
la reconnaissance au statut. Il me manquait donc une troisième
dimension qui serait proprement politique et se distinguerait
de l’économique (la classe), et du culturel (le statut) : j’ai donc
introduit la question de la représentation.
Pour comprendre pourquoi cette dimension politique est
indispensable, il suit de faire une petite expérience de pensée.

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Penser l’individu et la société aujourd’hui

Supposons que nous parvenons à éliminer toutes les injustices


liées à la distribution des richesses et supposons que nous par-
venons à surmonter toutes les injustices liées au déni de recon-
naissance, est-ce qu’il resterait encore de l’injustice, un obstacle
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qui empêcherait une partie des gens d’être représentés comme
les autres dans la vie sociale ? Oui. C’est le cas lorsqu’un système
politique dénie systématiquement l’accès à la représentation
politique de certains groupes, qui par conséquent ne peuvent
jamais voir leurs idées débattues au Parlement. Par exemple,
dans le système américain où comme l’on dit « the winner takes
all » (le gagnant emporte tout), autrement dit dans un système
politique qui n’est pas proportionnel. Mais c’est surtout la ques-
tion de la globalisation et des injustices transnationales qui m’a
guidée. Car la question de la représentation ne se pose pas seule-
ment dans le cadre national.

Vous en êtes inalement venue à parler de «  justice anor-


male ». Que désignez-vous par là ?
Je travaille sur ce que j’appelle les injustices de « malcadrage »
(misframing) qui surviennent quand on utilise le mauvais cadre
pour aborder une question de justice. Je vous donne un exemple.
Certains syndicats canadiens insistent pour que leur État n’auto-
rise pas l’importation de produits fabriqués dans des pays qui
n’ont pas de solides lois pour la protection de l’environnement
et des travailleurs. Mais d’autres syndicats représentant des tra-
vailleurs de pays du tiers-monde rétorquent que leurs pays ne
peuvent pas respecter les normes qu’ils exigent. Insister sur le
respect de ces normes équivaut, selon eux, à promouvoir un pro-
tectionnisme injuste et à les léser. On le voit, cette question est
débattue en Amérique du Nord mais aussi dans un espace public
transnational. Tandis que les premiers insistent sur le fait qu’il
s’agit d’une question politique, les autres insistent sur le fait qu’il
s’agit d’un problème économique qui ne concerne pas seulement
la communauté nationale canadienne mais plus largement les
travailleurs du monde entier. Qui sont alors les représentants
légitimes de la justice ? Les Canadiens ou le monde entier ? Il n’y

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Les dilemmes de la justice sociale

a pas d’accord sur les termes mêmes de la justice. C’est ce que


j’appelle la « justice anormale ».
Nous sommes dans une situation nouvelle qui réclame
d’autres manières de penser. Dans les démocraties sociales de
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l’après-Seconde Guerre mondiale, on présupposait que la jus-
tice était d’abord un problème de distribution et qu’elle était
une afaire nationale concernant les citoyens de l’État-nation.
Aujourd’hui, beaucoup de désaccords portent sur « ce qu’est »
la justice (reconnaissance, redistribution, représentation poli-
tique…), et aussi sur « qui » doit être pris en compte.

Est-ce une théorie tragique qui marquerait qu’il y a des


positions inconciliables et qu’il est peut-être impossible de
construire une théorie unique de la justice ? Ou bien est-elle
en attente d’une résolution ?
Il y a un bon côté et un mauvais côté dans la justice anormale.
Le bon côté de cette situation, c’est l’ouverture à des conceptions
diférentes de la justice, à plusieurs échelles, même si c’est sur un
mode conlictuel. Le mauvais côté de la justice anormale, c’est
que nous avons une capacité réduite de parvenir réellement à
une solution légitime et eicace des injustices. Mon but n’est ni
de célébrer l’anormalité comme un nouvel espace de liberté ni
de m’empresser de trouver une nouvelle norme. Toute nouvelle
norme tend à exclure quelque chose. Mais nous avons la chance
aujourd’hui de pouvoir développer une pensée plus rélexive de
la justice.

Propos recueillis par Catherine Halpern

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Penser l’individu et la société aujourd’hui

Quarante ans de débats sur la justice


La parution en 1971 de héorie de la justice est l’un des grands événe-
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ments de la philosophie politique contemporaine. Le philosophe américain
John Rawls y soutenait notamment que les inégalités socio-économiques ne
sont acceptables que si elles induisent en compensation des avantages pour
les membres les plus défavorisés et si l’on respecte le principe d’égalité des
chances. Il posait à nouveaux frais les critères de la redistribution des biens.
Sa théorie suscita de nombreux débats. Les communautariens en par-
ticulier lui reprochèrent d’avoir une approche trop abstraite de l’individu,
le pensant indépendamment de la communauté et des valeurs auxquelles
il est attaché. Le philosophe canadien Charles Taylor lui opposa ainsi une
théorie multiculturaliste privilégiant la question de la reconnaissance des
identités culturelles.
à partir des années 1990, la reconnaissance devint l’un des concepts
clés de la pensée politique au point de faire parfois de l’ombre à la question
de la redistribution. Axel Honneth défend pour sa part une conception
beaucoup plus ouverte de la reconnaissance que celle des multiculturalistes
soucieux surtout des identités collectives. Pour le philosophe allemand,
la reconnaissance est plus fondamentalement ce dont chaque individu a
besoin pour s’épanouir. En ce sens, se sentir aimé, respecté par le droit
ou utile à la collectivité sont autant de principes indispensables qui déter-
minent les attentes légitimes de chacun.
Si Nancy Fraser reconnaît l’importance de la reconnaissance, elle n’en-
tend pas pour autant en faire la clé de voûte de sa théorie sociale. Elle
partage avec A. Honneth le souci d’ofrir une conception assez large pour
prendre en compte les considérations économiques, culturelles, juridiques
et politiques, mais elle n’entend pas proposer comme lui une théorie de ce
qu’est une vie bonne, seulement ofrir à chacun la possibilité de déterminer
ses propres aspirations.

Catherine Halpern

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