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Document téléchargé depuis www.cairn.info - CERIST - - 193.194.76.5 - 14/10/2019 17:33 - © Editions Sciences Humaines
ISBN 9782361060152
Article disponible en ligne à l'adresse :
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https://www.cairn.infophilosophies-et-pensees-de-notre-temps---page-111.htm
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Rencontre avec Nancy Fraser
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Penser l’individu et la société aujourd’hui
sommes entrés, pour reprendre son expression, dans l’ère d’une « jus-
tice anormale » où plus rien ne va de soi.
Dans les débats sur la justice, vous vous êtes attachée à articu-
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ler redistribution et reconnaissance. Pouvez-vous nous éclai-
rer sur le contexte qui vous y a conduit ?
J’ai commencé à travailler sur cette question au milieu des
années 1990. Il y avait surtout aux États-Unis un divorce au sein
de la gauche entre ceux qui adoptaient une perspective écono-
mique ou distributive et un nouveau courant qui s’intéressait
aux « politiques de reconnaissance », en focalisant l’attention sur
les questions d’identité et de diférence, en particulier celles des
minorités. Les premiers avaient une vue marxiste de la justice
sociale, et s’attachaient aux aspects économiques de la domina-
tion et aux rapports de classes sociales. Les seconds, les tenants
de la reconnaissance, s’intéressaient davantage aux dimensions
culturelles et symboliques de la domination qui pesaient for-
tement sur un certain nombre de groupes, tels les Noirs, les
femmes, les gays et les lesbiennes… Il y avait entre ces deux cou-
rants une forte méiance. Les premiers estimaient que les seconds
perdaient de vue l’essentiel, à savoir la réalité économique de la
question sociale, les « culturalistes », eux, percevaient les pre-
miers comme démodés, réducteurs, des marxistes qui n’avaient
rien compris à l’importance de la domination symbolique. Je me
suis convaincue que cette division était improductive et qu’il y
avait du vrai des deux côtés. J’ai donc cherché à intégrer ces deux
paradigmes : la redistribution et la reconnaissance. Mon idée
était qu’aucun des deux ne pouvait saisir tous les types d’injus-
tices de notre monde. Les marxistes avaient tort de penser que
l’on pouvait tout réduire à l’économie et les culturalistes avaient
tort de penser qu’on pouvait tout réduire à l’ordre symbolique.
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Les dilemmes de la justice sociale
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ralistes ont fait une critique légitime et valide de l’économisme.
Mais au lieu qu’émerge de cette critique une représentation
enrichie de la justice, qui aurait intégré les deux dimensions,
la reconnaissance a évincé la question de la redistribution des
richesses. D’où le slogan que j’ai adopté : « Pas de reconnaissance
sans redistribution ».
Le second problème que j’ai dénoncé est celui de la réiica-
tion. Qu’il s’agisse du féminisme, de l’antiracisme, des mouve-
ments gays et lesbiens, dès lors qu’ils sont pris dans une politique
identitaire, ils airment une identité de groupe qu’ils igent et ils
renforcent les stéréotypes. La lutte pour la reconnaissance selon
moi n’est pas une revendication destinée à valoriser l’identité
spéciique d’un groupe (qu’il s’agisse d’une identité féminine, ou
noire, etc.), mais plutôt la revendication d’un statut égal, celui
de pair dans les interactions sociales. C’est ce que j’appelle un
modèle statutaire de la reconnaissance que j’oppose au modèle
identitaire.
Vous avez été plus loin encore dans votre théorie de la jus-
tice en ajoutant un troisième terme : celui de représentation.
Pourquoi ?
Il y a une dizaine d’années, j’ai été peu à peu convaincue que
ce modèle à deux dimensions, distribution-reconnaissance, était
insuisant. Je me suis inspirée de Max Weber qui dans Économie
et Société fait une célèbre distinction entre trois modes de strati-
ication : la classe, le statut et ce qu’il appelle le « parti », l’ordre
politique. La distribution correspond chez moi à la classe sociale,
la reconnaissance au statut. Il me manquait donc une troisième
dimension qui serait proprement politique et se distinguerait
de l’économique (la classe), et du culturel (le statut) : j’ai donc
introduit la question de la représentation.
Pour comprendre pourquoi cette dimension politique est
indispensable, il suit de faire une petite expérience de pensée.
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Penser l’individu et la société aujourd’hui
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qui empêcherait une partie des gens d’être représentés comme
les autres dans la vie sociale ? Oui. C’est le cas lorsqu’un système
politique dénie systématiquement l’accès à la représentation
politique de certains groupes, qui par conséquent ne peuvent
jamais voir leurs idées débattues au Parlement. Par exemple,
dans le système américain où comme l’on dit « the winner takes
all » (le gagnant emporte tout), autrement dit dans un système
politique qui n’est pas proportionnel. Mais c’est surtout la ques-
tion de la globalisation et des injustices transnationales qui m’a
guidée. Car la question de la représentation ne se pose pas seule-
ment dans le cadre national.
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Les dilemmes de la justice sociale
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l’après-Seconde Guerre mondiale, on présupposait que la jus-
tice était d’abord un problème de distribution et qu’elle était
une afaire nationale concernant les citoyens de l’État-nation.
Aujourd’hui, beaucoup de désaccords portent sur « ce qu’est »
la justice (reconnaissance, redistribution, représentation poli-
tique…), et aussi sur « qui » doit être pris en compte.
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Penser l’individu et la société aujourd’hui
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ments de la philosophie politique contemporaine. Le philosophe américain
John Rawls y soutenait notamment que les inégalités socio-économiques ne
sont acceptables que si elles induisent en compensation des avantages pour
les membres les plus défavorisés et si l’on respecte le principe d’égalité des
chances. Il posait à nouveaux frais les critères de la redistribution des biens.
Sa théorie suscita de nombreux débats. Les communautariens en par-
ticulier lui reprochèrent d’avoir une approche trop abstraite de l’individu,
le pensant indépendamment de la communauté et des valeurs auxquelles
il est attaché. Le philosophe canadien Charles Taylor lui opposa ainsi une
théorie multiculturaliste privilégiant la question de la reconnaissance des
identités culturelles.
à partir des années 1990, la reconnaissance devint l’un des concepts
clés de la pensée politique au point de faire parfois de l’ombre à la question
de la redistribution. Axel Honneth défend pour sa part une conception
beaucoup plus ouverte de la reconnaissance que celle des multiculturalistes
soucieux surtout des identités collectives. Pour le philosophe allemand,
la reconnaissance est plus fondamentalement ce dont chaque individu a
besoin pour s’épanouir. En ce sens, se sentir aimé, respecté par le droit
ou utile à la collectivité sont autant de principes indispensables qui déter-
minent les attentes légitimes de chacun.
Si Nancy Fraser reconnaît l’importance de la reconnaissance, elle n’en-
tend pas pour autant en faire la clé de voûte de sa théorie sociale. Elle
partage avec A. Honneth le souci d’ofrir une conception assez large pour
prendre en compte les considérations économiques, culturelles, juridiques
et politiques, mais elle n’entend pas proposer comme lui une théorie de ce
qu’est une vie bonne, seulement ofrir à chacun la possibilité de déterminer
ses propres aspirations.
Catherine Halpern