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Frédéric Keck
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3. Cf. A. C, Lettre à Valat du 24 septembre 1819 : « Ce n’est donc point a priori, dans
sa nature, que l’on peut étudier l’esprit humain et prescrire des règles à ses opérations ; c’est
uniquement a posteriori, c’est-à-dire d’après ses résultats, par des observations sur ses faits, qui
sont les sciences. »
4. Cf. P. M, Comte, la philosophie et les sciences, Paris, PUF, 1989, p. 75-119.
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9. Nous nous donnons les conventions d’écriture suivantes : SEP (Les Structures élémen-
taires de la parenté, Paris, Mouton-La Haye, 1949), TT (Tristes tropiques, Paris, Plon, 1955),
AS I et AS II (Anthropologie structurale I et II, Paris, Plon, 1958 et 1972), TA (Le totémisme
aujourd’hui, Paris, PUF, 1962), PS (La pensée sauvage, Paris, PUF, 1962), CC (Le cru et le cuit,
Paris, Plon, 1964), MC (Du miel aux cendres, Paris, Plon, 1967), OMT (L’origine des manières
de table, Paris, Plon, 1968), HN (L’homme nu, Paris, Plon, 1971), RE (Le regard éloigné, Paris,
Plon, 1983), HL (Histoire de Lynx, Paris, Plon, 1991).
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fait de l’échange des femmes l’occasion d’établir des relations entre les clans.
Comme la prohibition de l’inceste qui leur a donné naissance, ces relations
sont donc en droit universelles, c’est-à-dire qu’elle peuvent unir un nombre
infini de sociétés sans jamais se refermer sur leur particularité. Autrement
dit, la structure d’un système de parenté l’emporte au-delà de lui-même vers
d’autres sociétés. C’est là ce qui justifie qu’on parle de structures mentales et
non seulement sociales : l’esprit humain se manifeste par la capacité des
sociétés à s’ouvrir indéfiniment à d’autres sociétés. De même qu’une langue
doit pouvoir être parlée par tout individu doué d’esprit, de même une
structure de parenté doit pouvoir inclure tous les groupes. Une structure
n’est donc pas une totalité fermée sur elle-même dans l’agencement de ses
éléments : c’est une totalité ouverte, un mouvement de totalisation, qui peut
inclure un nombre indéfini d’éléments à condition de suivre toujours pour
cela les mêmes règles.
Ce point est éclairé par la distinction entre échange restreint et échange
généralisé sur laquelle repose toute la construction des Structures élémen-
taires de la parenté. L’échange restreint regroupe les systèmes dits classi-
ques d’Australie (Kariera et Aranda) observés par Radcliffe-Brown 10. Il est
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10. Radcliffe-Brown est salué à plusieurs reprises par Lévi-Strauss comme le précurseur du
structuralisme (cf. TA, p. 123-135) car il a le premier insisté, sous l’influence du concept de
solidarité mécanique chez Durkheim, sur le caractère structural des systèmes de parenté. Mais
il garde une conception fermée de la structure comme noyau de parenté, alors que Lévi-Strauss
développe une conception ouverte de la structure comme atome de parenté pris dans des
combinaisons : c’est l’enjeu de l’article de Lévi-Strauss, « L’analyse structurale en linguistique
et en anthropologie » (AS I, p. 43-69), qui discute la théorie radcliffe-brownienne du rôle de
l’oncle maternel en Afrique du Sud (« The Mother’s Brother in South Africa », South African
Journal of Science, 1924, trad. franç. « Le frère de la mère en Afrique du Sud » in Structure et
fonction dans la société primitive, Paris, Minuit, 1976, p. 83-102). C’est aussi l’enjeu de la
distinction entre l’échange restreint, structure close, et l’échange généralisé, structure ouverte.
11. Pour cette raison, M. Hénaff propose de parler de « mouvement de réciprocité » plutôt
que de « principe de réciprocité » (cf. Claude Lévi-Strauss et l’anthropologie structurale, Paris,
Belfond, 1991, p. 59).
12. L’échange généralisé est la véritable invention conceptuelle de Lévi-Straus, bien qu’il
soit proche du concept de « connubium circulaire » chez les anthropologues hollandais (cf.
J J, Lévi-Strauss’s theory on kinship and marriage, Mededlingen van het
Rijksmuseum voor Volkenkunde, no10, Leiden, Brill, 1952 et T. B, « La Hollande,
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17. La métaphore du « tour du monde » est centrale chez Lévi-Strauss. Elle ne définit pas
seulement la position de l’ethnologue qui revient du bout du monde et tente de raconter son
expérience (cf. TT, p. 44 : « il a fallu vingt années d’oubli pour m’amener au tête-à-tête avec une
expérience ancienne dont une poursuite aussi longue que la terre m’avait jadis refusé le sens et
ravi l’intimité »). Elle permet de relier entre eux les phénomènes les plus éloignés à partir des
formes de l’esprit humain, et justifie ainsi le projet des Mythologiques : « la terre de la
mythologie est ronde » (Avant-Propos de MC). Le « tour du monde » n’est donc jamais vérita-
blement effectué, mais il est seulement indiqué comme la condition de possibilité de l’analyse
structurale.
18. SEP, p. 509.
19. C’est ce que Lévi-Strauss dit très clairement dans un article ultérieur : « Le principe
fondamental de mon livre, Les structures élémentaires de la parenté, consistait en une distinc-
tion entre deux formes de réciprocité, auxquelles j’avais donné le nom d’échange restreint et
d’échange généralisé. (...) Cette distinction m’apparaît aujourd’hui naïve, parce que trop proche
encore des classifications indigènes. D’un point de vue logique il est plus raisonnable, et plus
économique à la fois, de traiter l’échange restreint comme un cas particulier de l’échange
généralisé. » (AS I, p. 175).
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cycle d’échange ; il peut alors exiger de l’argent en spéculant sur la valeur des
femmes qu’il donne suivant l’élargissement du cycle d’échange et le rallon-
gement du temps d’attente. Si le système Murngin était un système repré-
sentatif, le système Kachin est donc un système spéculatif, au double sens
théorique et pratique du terme.
C’est donc à cause de la pratique que la théorie ne se présente jamais de
façon pure : la mise en pratique du système d’échange généralisé oblige à
modifier sa forme théorique. L’échange généralisé est parfait en théorie
(chez les Murngin) mais il doit se transformer pour être mis en pratique chez
les Katchin. La pratique est alors l’introduction de la contingence et de la
temporalité dans une forme théorique atemporelle. A travers l’instauration
d’un cycle de confiance et de crédit, le temps s’introduit dans une structure
qui se disposait jusque-là dans l’espace ; un délai s’instaure qui retarde et
diffère le moment où le système se ferme sur lui-même. La tendance à la
généralisation est comme freinée par des menaces venues de l’extérieur, et la
pratique est l’intégration de ces menaces dans la structure :
« L’échange généralisé peut fournir une formule d’organisation d’une clarté et
d’une richesse exceptionnelle, susceptible d’un élargissement indéfini, et propre
à traduire les besoins d’un groupe social aussi complexe qu’on voudra l’imagi-
ner ; sa loi théorique peut fonctionner sans interruption et sans défaillance. Mais
c’est du dehors, des caractères concrets, et non de la structure formelle du
groupe, que surviennent les dangers qui la menacent. Le mariage par achat
d’une société fermée sur elle-même dans son identité telle qu’elle avait été acceptée par les
fondateurs de l’école britannique, Malinoswki et Radcliffe-Brown.
24. Cf. SEP, p. 276 : « La raison pour laquelle j’attribue une instabilité foncière au système
Katchin (...) ne tient pas à la nature économique d’une prétendue contrepartie aux prestations
de femmes, mais à la distorsion des échanges matrimoniaux dans un système d’échange
généralisé. »
25. On peut formuler le problème autrement : si le système Murngin n’est qu’une repré-
sentation de contraintes formelles, qu’est-ce qui garantit son adéquation au réel, c’est-à-dire à
une pratique ? Jean Cuisenier rappelle ainsi que plusieurs explications ont été données du
système Murngin (modèle à quatre lignées, sept lignées, huit lignées...). « Ainsi, quand les
données ethnographiques sont à ce point confuses que plusieurs modèles sont concevables,
comme c’est le cas pour les lignées Murngin, tout critère d’adéquation devient inapplicable.
Comment dans ces conditions décider qu’un modèle théorique est vraiment explicatif ? Il n’est
qu’une seule procédure : recourir au critère purement logique de la simplicité, c’est-à-dire
apprécier l’économie des moyens mobilisés pour l’explication. » (« Formes de parenté et formes
de pensée », Esprit, 1963, p. 560).
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Lévi-Strauss, il refuse tout autant qu’ils aient une réalité seulement pratique,
ce qui serait la position de Radcliffe-Brown. Pour Radcliffe-Brown, en effet,
que la structure soit réelle signifie qu’elle est constituée par l’ensemble des
relations sociales concrètes observées par l’anthropologue. Pour Leach, cette
position conduit à ignorer la pluralité des structures mobilisées dans chaque
société au niveau proprement mental. Leach pointe donc un niveau de réalité
entre le théorique et la pratique qui permet d’insérer les structures dans le
réel sans pour autant les ramener à leur seule réalité pratique 26.
Or Lévi-Strauss pose le problème de la réalité de la structure dans un
article contemporain des Structures élémentaires de la parenté, « La notion
de structure en ethnologie », qui discute notamment les travaux de Radcliffe-
Brown. Au rabattement de la notion de structure sur celle de relations
sociales chez Radcliffe-Brown, Lévi-Strauss oppose la distinction entre
modèle et réalité, c’est-à-dire entre les relations sociales concrètes et la façon
dont elles sont codifiées par les groupes sociaux 27. Mais cette distinction en
appelle une autre, entre modèle et structure ; car si le modèle est construit
d’après les interprétations que donnent les indigènes de leurs relations
sociales, il risque de refléter les illusions et les déformations qui affectent
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inévitablement ces interprétations 28. Il faut donc distinguer non plus deux
niveaux de structures, la structure mentale et la structure sociale, mais bien
trois niveaux : la structure théorique inconsciente, atteinte par l’ethnologue,
la structure théorique consciente formulée par les indigènes, et sa réalité
pratique dans des relations sociales observables. Mais cette distinction pose
alors un problème : quelle est la réalité de cette structure théorique incons-
ciente ? En quoi est-elle plus réelle que les deux autres niveaux de structure ?
C’est sans doute dans l’Introduction à l’œuvre de Marcel Mauss que
Lévi-Strauss donne la formulation la plus audacieuse de ce problème, qui
permet ainsi un dépassement de ses premières positions. On sait en effet que,
selon Lévi-Strauss, Mauss n’est pas parvenu dans l’Essai sur le don à la
structure inconsciente de l’échange parce qu’il a été leurré par la théorie
indigène du hau, qui se réfère à l’esprit de la chose donnée : Mauss en est
donc resté au modèle théorique sans atteindre la réalité sous-jacente 29. Mais
la notion de hau n’est précisément pas une notion exclusivement théorique
L’étude des contradictions sociales doit alors venir compléter celle des
structures de réciprocité, et Lévi-Strauss propose de chercher une anthropo-
logie généralisée 32 qui rende compte à la fois des exigences de la réciprocité
telles qu’elles avaient été observées par Mauss et de la réalité des asymétries
et des contradictions sociales, dont il attribue la paternité à ce fondateur de
l’anthropologie britannique que fut Rivers 33 ¢ comme pour reconnaître que
ses discussions avec ses collègues anglais ont porté leurs fruits. L’insertion
des structures dans les pratiques est donc le gage d’un élargissement de
l’analyse structurale. Mais cet élargissement est en réalité l’occasion d’une
véritable inversion de point de vue, puisqu’il ne s’agit plus de partir de la
structure idéale pour voir comment elle se mêle aux contingences de la
pratique, mais de s’installer dans la contradiction interne à chaque structure
pour comprendre comment elle produit des formes théoriques. C’est un tel
déplacement qu’opère le passage de l’étude de la parenté à l’étude des
mythes. On passe alors du modèle Nambikwara de la réciprocité, sur lequel
Lévi-Strauss avait bâti l’analyse des Structures élémentaires de la parenté ¢
les Murngin en constituant un splendide développement ¢ au modèle Bororo
de la contradiction, que Lévi-Strauss avait d’abord rencontré dans l’art 34, et
dont il fait le point de départ des Mythologiques 35 ¢ simple point de départ
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32. « La théorie de la réciprocité n’est pas en cause. Elle reste aujourd’hui, pour la pensée
ethnologique, établie sur une base aussi ferme que la théorie de la gravitation l’est en astrono-
mie. Mais la comparaison porte en elle une leçon : en Rivers, l’ethnologie a trouvé son Galilée ;
et Mauss fut son Newton. » AS I, p. 188. Notons que le projet d’une anthropologie généralisée au
sens einsteinien apparaît dès Les Structures élémentaires de la parenté, dont le couple échange
généralisé/échange restreint est clairement une référence à la relativité restreinte puis généra-
lisée chez Einstein.
33. William Rivers (1864-1922), médecin de formation, fit de nombreuses enquêtes ethno-
graphiques en Mélanésie et en Inde du Sud (dont la plus connue est The Todas, Londres,
Macmillan, 1914) et fut le premier à relancer les études de parenté depuis Morgan : contre
Kroeber, il affirma que les systèmes de parenté étaient déterminés par les conditions sociales et
non seulement par des catégories linguistiques, ce qui l’amène à redonner sa place à la
généalogie dans les études de parenté (Kinship and Social Organization, Londres, Constable,
1920).
34. Cf. l’analyse des peintures Caduveo dans TT p. 173 sq : les peintures faciales sont
interprétées comme la solution artistique à la contradiction entre une symétrie sociale rêvée
et une asymétrie réelle, les dessins composant une symétrie axiale avec asymétrie dans les
motifs.
35. Rappelons que les Mythologiques se présentent comme un développement d’un
« mythe de référence » issu de la société Bororo, le « mythe du dénicheur d’oiseaux ».
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des contraintes externes, celles des pratiques sociales, l’étude des mythes
mettrait au jour des contraintes internes de l’esprit humain, l’esprit s’y
contemplant lui-même dans ses productions idéologiques sans se mêler à la
pratique 38. Mais une telle explication du passage de la parenté au mythe
comme élévation dans la théorie manquerait ce qu’il y a de profondément
paradoxal dans l’étude des mythes : alors que l’esprit semble y être le plus
libre et livré à lui-même, il est en fait le plus enchaîné et le plus contraint.
Autrement dit, l’esprit produit ses propres règles et ses propres pratiques au
moment même où il s’arrache aux contraintes de la pratique ¢ ce que
Lévi-Strauss formule ainsi : l’esprit, « échappant à l’obligation de composer
avec les objets, se trouve en quelque sorte réduit à s’imiter lui-même comme
objet » 39.
36. Le passage de la parenté au mythe est lié chez Lévi-Strauss à un déplacement théorique
mais aussi institutionnel : il est nommé directeur d’études à l’Ecole Pratique des Hautes Etudes
en 1951 à la chaire des « Religions comparées des peuples sans écriture » où avaient enseigné
Mauss et Leenhardt (cf. AS II, p. 77-85), et commence des études sur le mythe dont l’article « La
structure des mythes », publié en 1955, est le premier écho public.
37. Esprit, 1963, p. 630. Ce passage et repris et modifié dans Le Cru et le Cuit, p. 18.
38. C’est ce que semble entendre Luc de Heusch lorsqu’il affirme que l’analyse des mythes
est une véritable analyse des signes, susceptible à ce titre d’une application du modèle linguis-
tique, alors que l’étude de la parenté achoppait toujours sur le problème de savoir si les femmes
sont seulement des signes ou des valeurs participant à une praxis (cf. Pourquoi l’épouser ?,
p. 102 : « Si les Structures élémentaires de la parenté relèvent d’abord de l’univers des valeurs,
les Mythologiques ressortissent évidemment à l’univers des signes »).
39. CC, p. 18.
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40. La postface à l’article « La notion de structure en ethnologie », rédigée en 1956, est une
réponse aux critiques marxistes de Gurvitch et Rodinson contre cet article. Lévi-Strauss y cite
une lettre à Rodinson dans laquelle il affirme : « J’essaie de réintégrer dans le courant marxiste
les acquisitions ethnologiques de ces cinquante dernières années » (AS I, p. 390-391). Lévi-
Strauss avait lu Marx dès l’âge de seize ans, sur le conseil d’un ami belge de son père : « Marx m’a
tout de suite fasciné. (...) je me suis mis très vite à lire le Capital. » (De près et de loin, Paris,
Odile Jacob, 1988, p. 16). Cf. aussi ibid., p. 151-152 : « Marx fut le premier à utiliser systémati-
quement dans les sciences sociales la méthode des modèles. (...) Je trouvais aussi chez Marx cette
idée fondamentale qu’on ne peut comprendre ce qui se passe dans la tête des hommes sans le
rapporter aux conditions de leur existence pratique : ce que j’ai essayé de faire tout au long des
Mythologiques. »
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dans sa version finale : il ne s’agit pas d’une totalité théorique qui s’ajoute
aux pratiques, mais d’une totalisation interne aux pratiques à travers
laquelle elles apparaissent selon leur esprit propre. Le jeu de transformation
par lequel les pratiques se rapportent les unes aux autres est « la manifesta-
tion élémentaire d’une puissance intrinsèque où prend son origine toute
l’activité de l’esprit. » 42 Les possibles mythiques ne préexistent pas aux
pratiques comme dans l’esprit d’un Dieu leibnizien, ils apparaissent en
même temps que les pratiques, dans le mouvement par lequel les pratiques
se réfèrent les unes aux autres à travers les tensions qui les animent. Les
mythes prennent donc une dimension pratique en tant qu’ils s’insèrent dans
un jeu de transformations 43.
La logique du mythe est prise ainsi dans un double mouvement en
spirale : le mythe monte du pratique au théorique, selon un schéma d’ascen-
sion verticale du concret vers l’abstrait, et il s’élargit horizontalement en se
référant aux autres mythes élaborés dans d’autres sociétés, ceux-ci prenant
indigène pour rejoindre les pratiques, l’analyse des mythes la retrouve, mais
au niveau le plus abstrait et le plus vide de ce qui constitue en un sens fort
l’activité mythique 45. Aux philosophes qui cherchent une signification
ultime du mythe, comme dans la mythologie générale, Lévi-Strauss répond
que cette signification serait vide : au niveau le plus abstrait, les mythes ne
signifient rien. « Les philosophes donnent des verges pour se faire battre
quand ils reprochent à l’analyse structurale un discours qui ne dit rien. Car
de l’observatoire qu’ils élisent ¢ le plus haut perché, où les mythes ont perdu
tout contact avec la réalité ethnographique ¢, les mythes ne disent effective-
ment rien. » 46 Se trouve donc radicalement écartée l’attitude proprement
théorique sur les mythes : c’est seulement dans la pratique de l’analyse
structurale, c’est-à-dire dans les croisements entre des niveaux de significa-
tion du champ mythique, que de la signification apparaît. Si une position
théorique est possible à l’horizon de l’analyse structurale, c’est celle de cet
« ultime signifié » qu’est l’esprit humain 47, dont Lévi-Strauss avait déjà
affirmé dans un de ses premiers articles qu’il s’agissait d’un « fantôme
imprévu » dont l’invocation est nécessaire à l’analyse structurale mais qui ne
peut être donné positivement 48. On pourrait ainsi caractériser l’analyse des
mythes comme une anthropologie négative, au sens où il s’agit d’approcher
par un ensemble de pratiques cet esprit humain dont toute saisie théorique
est impossible. L’esprit n’est plus ce qui apparaît dans les constructions
théoriques pures des systèmes de parenté, mais ce qui peut être invoqué à
l’horizon du tissu mythique comme sa condition de possibilité.
On comprend alors en quel sens Lévi-Strauss peut affirmer que l’analyse
des mythes est immanente à la mythologie elle-même et qu’elle n’en consti-
tue qu’un nouveau développement 49 : c’est que tout point de vue extérieur
au mythe est impossible, au risque de ne trouver aucune signification.
L’anthropologue est partie prenante du tissu mythique, qui l’entraîne tou-
jours plus loin de lui-même sans jamais se fermer sur la figure d’une
subjectivité close. Pris dans le mouvement de l’analyse mythique, tout
retour à soi est cette fois impossible 50 : l’enquête anthropologique implique
un processus « interminable » 51 qui découvre sans cesse de nouveaux
mythes et de nouvelles significations par exploration d’aspects laissés
jusque-là de côté. Si, dans les Structures élémentaires de la parenté, le
système des Murngin constituait un point central où l’esprit de l’anthropo-
logue pouvait coïncider avec la structure théorique de l’échange, chaque
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analyse de mythe n’est qu’une coupe dans une nébuleuse sur laquelle toute
vision englobante est impossible 52.
Cela signifie-t-il pour autant que tout travail théorique soit impossible,
c’est-à-dire que tout recul soit impossible par rapport à l’ensemble des
mythes ? Lévi-Strauss a-t-il finalement renoncé à l’entreprise théorique en
faveur d’une pure dissolution dans les mythes ? Une telle interprétation
manquerait le travail théorique propre au mythe, c’est-à-dire le mouvement
par lequel le mythe ne cesse de prendre distance par rapport à lui-même pour
élaborer sa propre théorie. En quoi la structure propre du mythe permet-elle
alors d’inventer une position originale entre théorie et pratique ?
une nouvelle fois à Mauss auquel il avait d’abord opposé l’idée d’une struc-
ture sous-jacente, Lévi-Strauss rappelle que la structure doit être conçue
comme « feuilletée, pourrait-on dire, et comme composée d’une multitude
de plans distincts et accolés. » 54
La grande découverte de Lévi-Strauss dans l’analyse des mythes, c’est en
effet qu’un mythe est à la fois un langage et un métalangage. C’est pourquoi
le mythe résout les problèmes de la parenté : la distinction entre la réalité et
ce qui en est dit n’est plus à faire. Commentant de l’intérieur de lui-même sa
propre structure, il peut se lire à plusieurs niveaux. Un mythe prend ainsi la
forme d’une « matrice de significations », expression qu’il faut entendre au
sens mathématique, comme ensemble de lignes et de colonnes, autant que
générique : un mythe juxtapose plusieurs codes pour constituer son arma-
ture, il utilise différents niveaux logiques pour résoudre le problème qui est
le sien. Lévi-Strauss s’est opposé à Propp et au formalisme russe précisément
sur la forme mathématique à donner à la structure du récit : pour Propp, la
morphologie du conte trouve un ensemble de formes qui se superposent aux
contenus selon un schéma linéaire ; pour Lévi-Strauss, ce qui est forme dans
un mythe peut devenir contenu pour un autre mythe qui se situe à un niveau
d’abstraction supérieur, en sorte que le modèle de la matrice s’impose. « La
structure feuilletée du mythe permet de voir en lui une matrice de significa-
tions rangées en lignes et en colonnes, mais où, de quelque façon qu’on lise,
Il n’en reste pas moins qu’il est décisif pour la compréhension du phéno-
mène considéré de savoir à quel niveau on se situe. » 56 Pour autant, une telle
structure n’échappe pas à l’entreprise théorique : elle l’oblige à la relancer de
l’intérieur de la structure et non de l’extérieur, afin de trouver des positions
théoriques où l’ensemble de la structure puisse apparaître. « C’est la chaîne
entière de ces transformations qui, au-delà des multiples interférences
secondaires, devra nous permettre d’atteindre le système intellectuel qui a
commandé les changements en question ; en ce sens, tout fait idéologique
appelle une question initiale : à quel niveau dois-je me placer pour que la
chaîne toute entière me soit donnée ? » 57 Lucien Sebag pointe ainsi l’inno-
vation conceptuelle propre au structuralisme dans les rapports entre théorie
et pratique : il n’existe pas de position théorique extérieure à la structure
mais il y a des positions théoriques qui accèdent de l’intérieur des pratiques
à la totalité de la structure.
Une telle innovation permet de mesurer le rôle central de La pensée
sauvage dans l’œuvre de Lévi-Strauss, puisque cet ouvrage fait précisément
transition entre les analyses de la parenté et du mythe. Lévi-Strauss y voit
une « pause » permettant d’ « embrasser du regard le panorama étalé devant
nous, saisissant l’occasion ainsi offerte de mesurer le trajet parcouru, de
repérer la suite de l’itinéraire, et de nous faire une idée sommaire des
ture dynamique qui se déploie sur plusieurs niveaux. Une place est ainsi
laissée à la théorie scientifique en tant qu’elle vient couper et recouper la
structure dynamique des mythes, selon des trajectoires à chaque fois diffé-
rentes, mais elle doit savoir que de la structure elle ne découpe toujours
qu’une partie 61.
On pourrait aller jusqu’à voir dans ces analyses de La pensée sauvage
une critique des insuffisances de la théorie de la parenté : celle-ci cherchait
sur un seul plan, celui de l’inconscient structural, une structure qui se donne
en réalité sur une multiplicité de plans. Lévi-Strauss reconnaît lui-même
cette insuffisance, en recourant au vocabulaire marxiste de la praxis : « Nous
avons paru trop souvent être à la recherche d’une genèse inconsciente de
l’échange matrimonial (...) Il aurait fallu distinguer davantage entre
l’échange (fait de praxis) et les règles conscientes par le moyen desquelles ces
mêmes groupes s’emploient à le codifier et à le contrôler. » 62 Le recours à la
notion kantienne de « schème conceptuel » lui permet alors de dépasser la
simple opposition entre théorie et praxis, en décrivant la pluralité des
niveaux où des pratiques s’élaborent de façon théorique. « Entre praxis et
pratiques s’intercale toujours un médiateur, qui est le schème conceptuel
par l’opération duquel une matière et une forme, dépourvues l’une et l’autre
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61. Cf. HN, p. 540 : « A chaque niveau d’opposition correspondront d’autres entreprises
spéculatives pour conférer un sens à autant de coupes pratiquées dans le réel. »
62. PS, p. 33.
63. PS, p. 160.
L’ESPRIT HUMAIN 31
réussira jamais à être une science aussi désintéressée que l’astronomie, dont
l’existence même tient au fait qu’elle contemple de loin ses objets. L’anthro-
pologie est née d’un devenir historique au cours duquel la majeure partie de
l’humanité fut asservie par une autre. » 64 L’abandon du modèle de l’astro-
nomie doit ici être souligné car il jouait un rôle crucial dans l’affirmation de
la possibilité théorique de l’analyse structurale des systèmes de parenté 65 :
ceux-ci pouvaient être considérés à distance comme des objets froids, alors
que le tissu mythique amérindien porte encore la marque de l’événement de
la conquête. Dans les Mythologiques, Lévi-Strauss montre que la logique
des mythes révèle toute une historicité interne dans le mouvement des
transformations et des reprises 66, et une ouverture aux autres sociétés, le
mythe ménageant toujours une place pour de nouveaux venus 67. L’anthro-
pologue pénètre ainsi dans le tissu mythique non pas par son niveau le plus
théorique mais par un des multiples niveaux où le mythe s’ouvre à d’autres
mythes. C’est seulement parce que l’événement de la conquête a en quelque
sorte refroidi le tissu mythique qu’il le livre comme une totalité figée que
l’ethnologue peut reconstituer progressivement.
Cette implication historique de l’anthropologue dans son objet a des
répercussions affectives : elle se vit sur le mode de la tristesse. L’affect n’est
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pas alors ce qu’il faut éliminer de l’analyse structurale mais ce dont on doit
partir pour retrouver la structure dans la pluralité de ses niveaux. C’est le
rôle que Lévi-Strauss attribue dans La pensée sauvage à l’art, qui, à
mi-chemin entre la pratique du bricoleur, qui joue sur différents niveaux du
sensible pour les connecter entre eux, et la pratique de l’ingénieur, qui se
projette sur un seul plan, produit un objet matériel qui donne immédiate-
ment la clé de sa structure dans une émotion esthétique 68. L’émotion
esthétique vient ainsi indiquer une saisie de la structure dans la pluralité de
ses niveaux que l’analyse théorique poursuit selon ses modalités propres. Si
La pensée sauvage se réfère au modèle de la peinture, c’est-à-dire encore à
une saisie globale par la vue, la référence à la musique dans les Mythologi-
ques va encore plus loin dans l’abandon de la posture théorique totalisante,
car la musique relie différents niveaux intellectuels de façon partielle. La
musique, dit Lévi-Strauss, mélange deux sortes d’émotion : le rire, qui
provoque une décharge affective en établissant un court-circuit entre plu-
sieurs niveaux sémantiques, et l’angoisse, qui contracte les viscères du fait
du blocage sur un seul niveau sémantique. La musique participe à la fois du
rire et de l’angoisse en ce que, comme le rire, elle accomplit un trajet qui unit