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L'ESPRIT HUMAIN, DE LA PARENTÉ AUX MYTHES, DE LA THÉORIE À LA

PRATIQUE

Frédéric Keck

Centre Sèvres | « Archives de Philosophie »

2003/1 Tome 66 | pages 9 à 32


ISSN 0003-9632
Article disponible en ligne à l'adresse :
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https://www.cairn.info/revue-archives-de-philosophie-2003-1-page-9.htm
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L’esprit humain,
de la parenté aux mythes,
de la théorie à la pratique
F RÉ D É R I C K E C K
Université Lille III

L’anthropologie de Lévi-Strauss se présente comme une psychologie :


elle relie les pratiques sociales observées sur le terrain à des contraintes
mentales présentant la forme de structures d’oppositions logiques. D’où
deux critiques fréquemment adressées à cette œuvre : d’une part, d’ignorer
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le fonctionnement réel de l’esprit, qui devrait être cherché par d’autres


moyens que l’analyse structurale, notamment ceux des sciences cogniti-
ves 1 ; d’autre part de méconnaître le fonctionnement réel des pratiques, qui
devraient être replacées dans leur logique propre sur le terrain et non
rapportées à une logique théorique qui leur est étrangère 2. Ces deux criti-
ques se situent sur deux niveaux différents : la première se place à un niveau
théorique pour remplacer le concept lévi-straussien d’esprit par un autre
concept d’esprit, la seconde se situe au niveau des pratiques pour opposer à
ce concept des réalités sociales qu’il ne peut totaliser. Or tout l’intérêt du

1. Cf. D. S, « Le structuralisme en anthropologie », in F. W et O. D,


Qu’est-ce que le structuralisme, Paris, Seuil, 1988 ; Le savoir des anthropologues, Paris,
Hermann, 1972 et Le symbolisme en général, Paris, Hermann, 1974. Sperber propose de
remplacer le modèle sémiologique de Lévi-Strauss, inspiré de Saussure, par un modèle cognitif,
inspiré de Turing et Chomsky : « si Lévi-Strauss a pensé les mythes comme un système
sémiologique, les mythes se sont pensés en lui, à son insu, comme un système cognitif » (Le
symbolisme en général, p. 96).
2. Cf. P. B, Le sens pratique, Paris, Minuit, 1981, chap. 1, « Objectiver l’objectiva-
tion ». Bourdieu reproche à Lévi-Strauss « une philosophie de l’esprit qui revient à une forme
d’idéalisme » (p. 69). C’est sur la notion de règle que se concentre la critique de Bourdieu :
Lévi-Strauss prend cette notion en un sens théorique, en supposant que les agents suivent des
règles qui sont formulées quelque part, au niveau de l’inconscient structural, alors que des
règles peuvent être suivies sans formulation théorique : le fait que des pratiques suivent des
règles n’a pas pour principe des règles qui gouvernent les pratiques. Bourdieu note cependant
que la logique du mythe est une « logique pratique » (p. 22), piste que nous suivons ici.

Archives de Philosophie 66, 2003


10 F. KECK

concept d’esprit humain chez Lévi-Strauss apparaît dans la tension par


laquelle il cherche à rendre compte des pratiques en les rapportant à une
totalité d’ordre théorique, tension qui consiste, en un mouvement inverse, à
insérer l’esprit dans les choses au lieu de le maintenir dans un pur rapport à
soi. La question que pose l’œuvre de Lévi-Strauss peut alors se formuler
ainsi : comment des pratiques peuvent-elles se totaliser de façon théorique
au niveau de l’esprit humain ? Plus précisément : en quoi la façon dont les
pratiques se rapportent les unes aux autres, en produisant ainsi un sens qui
leur est propre, peut-elle être caractérisée comme une certaine modalité de
l’esprit ? La question mérite alors d’être posée en sens inverse : en quoi
l’insertion de l’esprit dans les pratiques transforme-t-elle le concept de sujet
théorique ? A quel niveau de relations entre théorie et pratique peut-on
décrire les formes de subjectivation qui s’opèrent dans l’anthropologie, en
fonction des objets qui s’offrent à l’analyse ? Cette double question permet
de comprendre en quel sens l’anthropologie s’est définie comme la recherche
d’une logique de la pratique, en retrouvant dans le même mouvement le sens
d’une telle recherche, ses difficultés et ses alternatives. Elle oblige à ressaisir
aussi son lien interne et tendu avec la philosophie, si celle-ci accepte de
rejouer son concept d’esprit au contact de pratiques sociales qui mettent en
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question la posture théorique qui est la sienne.


Cette question trouve en effet sa source dans l’histoire des sciences
sociales en France, en tant qu’elles se sont précisément constituées comme
des sciences de l’esprit. En fondant la sociologie, Auguste Comte rompt avec
la méthode d’introspection psychologique qui prétendrait accéder à l’esprit
de façon subjective et immédiate : la science des phénomènes sociaux étudie
l’esprit à travers les formes objectivées qu’il a prises au cours du développe-
ment historique, c’est-à-dire dans sa relation dynamique d’interaction avec
le monde 3. Dans cette perspective, les différentes conceptions théoriques
élaborées au cours du développement progressif de l’humanité apparaissent
comme autant de façons pour l’esprit d’agir dans le monde, la théorie étant
toujours suivie de son application pratique selon la formule « Science d’où
prévoyance, prévoyance d’où action ». Mais la possibilité d’une saisie totale
de l’esprit humain est ainsi seulement repoussée au terme du progrès
scientifique : à ce point, la théorie du sociologue est au plus près de l’esprit
humain dans la totalité de son développement, et devient elle-même une
pratique 4. Ce point, c’est celui dont Comte a indiqué la possibilité lorsqu’il
instaura une septième et dernière science, l’anthropologie ou morale,

3. Cf. A. C, Lettre à Valat du 24 septembre 1819 : « Ce n’est donc point a priori, dans
sa nature, que l’on peut étudier l’esprit humain et prescrire des règles à ses opérations ; c’est
uniquement a posteriori, c’est-à-dire d’après ses résultats, par des observations sur ses faits, qui
sont les sciences. »
4. Cf. P. M, Comte, la philosophie et les sciences, Paris, PUF, 1989, p. 75-119.
L’ESPRIT HUMAIN 11

science en laquelle théorie et pratique en viennent à coïncider, et qui


accomplit le projet d’une politique positive sur lequel s’appuie toute la
pensée comtienne.
Une telle coïncidence se retrouve alors dans les derniers travaux de
Durkheim sur la religion, c’est-à-dire au moment où la sociologie durkhei-
mienne devient science de l’esprit humain, triomphant ainsi dans sa rivalité
avec la psychologie par la découverte du statut de la société comme « indivi-
dualité psychique d’un genre nouveau » 5. A travers la religion, en effet, c’est
la façon dont les hommes élaborent des catégories et des concepts imposant
une contrainte sur leur pensée qui trouve une explication sociologique 6. Il
faut alors souligner que l’analyse théorique de la religion prend toute son
importance dans la pensée de Durkheim en ce que la religion n’est pas
seulement une spéculation théorique sur l’ordre du monde mais une
contrainte mentale qui fait agir les individus. Le sociologue trouve ainsi dans
la religion le lieu où théorie et pratique viennent à coïncider, ce qui résout le
problème pratique dont il est parti, celui de l’éducation 7.
Or la possibilité d’une telle unification de la théorie et de la pratique se
trouve singulièrement mise en question par la situation ethnologique, en
tant qu’elle découvre une séparation du moi et de l’autre : l’ethnologue est
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mis à distance des pratiques qu’il observe et découvre des manifestations de


l’esprit humain fondamentalement diverses, en sorte que tout retour à une
unité à la fois théorique et pratique de l’esprit apparaît comme impossible.
Une telle conclusion avait été tirée en marge de la sociologie durkheimienne
par Lévy-Bruhl dans La morale et la science des mœurs : l’étude scientifique
de la morale, si elle se confronte à la diversité des mœurs, ne peut aboutir à
une application pratique qu’une fois la connaissance de son objet achevée 8 ;
or l’esprit humain apparaît si divers que ce moment est indéfiniment
repoussé. La théorie des pratiques sociales ne peut donc trouver aucune
unité dans l’esprit humain : elle peut seulement étudier des « mentalités »
radicalement séparées les unes des autres.
Lévy-Bruhl introduit ainsi l’inquiétude ethnologique dans une science
de l’esprit humain ; mais il la condamne à une dispersion théorique. Il fallait
alors, pour Lévi-Strauss, retrouver une unité théorique de l’esprit humain

5. E. D, Les règles de la méthode sociologique, Paris, Flammarion, 1988, p. 196.


6. Cf. E. D, Les formes élémentaires de la vie religieuse, Paris, Alcan, 1912.
7. On sait en effet que l’éducation est une des questions majeures pour la sociologie
française, comme l’atteste le livre de Durkheim, L’éducation morale, issu de cours de pédago-
gie à Bordeaux, ou la tenue par Comte d’un « Cours de philosophie positive ». Or l’éducation
vise précisément à construire un discours théorique qui prenne des effets dans les pratiques.
8. Cf. L. L-B, La morale et la science des mœurs, Paris, Alcan, 1903, chap. 1. Cet
ouvrage, en même temps qu’il annonce les thèmes ultérieurs de la pensée de Lévy-Bruhl dans
une proximité avec Durkheim, est une grande réflexion sur les rapports de la théorie et de la
pratique en sociologie.
12 F. KECK

indépendante de toute application pratique. Ce lieu, c’est l’inconscient tel


que l’a découvert la linguistique structurale, c’est-à-dire un ensemble
d’oppositions phonétiques antérieures à toute énonciation. En ce lieu,
l’esprit humain apparaît comme divers, puisqu’il est constitué de différen-
ces, mais il acquiert une unité théorique forte, puisque il fait l’objet d’une
science déjà constituée. Tout le problème consiste alors à retrouver la
diversité des pratiques à partir de ce lieu théorique. Or ce retour s’avère des
plus difficiles, car l’anthropologie structurale ne s’appuie plus sur des
phénomènes dans lesquels l’unité de la théorie et de la pratique est déjà
donnée, ce qu’on pourrait appeler des phénomènes « chauds », comme les
phénomènes moraux et religieux, mais elle porte sur des systèmes qui
apparaissent d’abord comme des constructions théoriques « froides », la
parenté et le mythe. Il est alors remarquable que Lévi-Strauss rencontre sur
la voie de ce retour deux interlocuteurs qui ont fait le chemin inverse en
partant résolument des pratiques : les anthropologues britanniques pour la
parenté, les penseurs marxistes pour le mythe. C’est cet itinéraire qui
conduit de l’étude de la parenté à celle des mythes que nous nous proposons
de retracer ici, en ressaisissant les rapports entre théorie et pratique qu’ils
supposent et les modes de subjectivation qu’ils produisent.
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L  :      

Rappelons le point de départ de l’immense démonstration des Structures


élémentaires de la parenté 9 : on peut rattacher la multiplicité apparemment
anarchique des systèmes de parenté notés par les ethnologues à un petit
nombre de principes ou de structures, en suivant le modèle théorique de la
phonologie structurale qui ramène la diversité des langues à un nombre
réduit d’oppositions phonétiques. Qu’est-ce en effet qu’une structure de
parenté ? C’est un ensemble de relations qui s’établissent entre des individus
ou des clans à l’occasion de l’échange des femmes. La prohibition de
l’inceste, commune à toutes les sociétés, rend l’échange des femmes obliga-
toire en un sens fort : en interdisant d’épouser une femme de son clan, elle

9. Nous nous donnons les conventions d’écriture suivantes : SEP (Les Structures élémen-
taires de la parenté, Paris, Mouton-La Haye, 1949), TT (Tristes tropiques, Paris, Plon, 1955),
AS I et AS II (Anthropologie structurale I et II, Paris, Plon, 1958 et 1972), TA (Le totémisme
aujourd’hui, Paris, PUF, 1962), PS (La pensée sauvage, Paris, PUF, 1962), CC (Le cru et le cuit,
Paris, Plon, 1964), MC (Du miel aux cendres, Paris, Plon, 1967), OMT (L’origine des manières
de table, Paris, Plon, 1968), HN (L’homme nu, Paris, Plon, 1971), RE (Le regard éloigné, Paris,
Plon, 1983), HL (Histoire de Lynx, Paris, Plon, 1991).
L’ESPRIT HUMAIN 13

fait de l’échange des femmes l’occasion d’établir des relations entre les clans.
Comme la prohibition de l’inceste qui leur a donné naissance, ces relations
sont donc en droit universelles, c’est-à-dire qu’elle peuvent unir un nombre
infini de sociétés sans jamais se refermer sur leur particularité. Autrement
dit, la structure d’un système de parenté l’emporte au-delà de lui-même vers
d’autres sociétés. C’est là ce qui justifie qu’on parle de structures mentales et
non seulement sociales : l’esprit humain se manifeste par la capacité des
sociétés à s’ouvrir indéfiniment à d’autres sociétés. De même qu’une langue
doit pouvoir être parlée par tout individu doué d’esprit, de même une
structure de parenté doit pouvoir inclure tous les groupes. Une structure
n’est donc pas une totalité fermée sur elle-même dans l’agencement de ses
éléments : c’est une totalité ouverte, un mouvement de totalisation, qui peut
inclure un nombre indéfini d’éléments à condition de suivre toujours pour
cela les mêmes règles.
Ce point est éclairé par la distinction entre échange restreint et échange
généralisé sur laquelle repose toute la construction des Structures élémen-
taires de la parenté. L’échange restreint regroupe les systèmes dits classi-
ques d’Australie (Kariera et Aranda) observés par Radcliffe-Brown 10. Il est
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apparemment l’illustration parfaite de ce que Lévi-Strauss appelle le prin-


cipe de réciprocité : un groupe A donne une femme à un groupe B qui donne
en échange une femme au groupe A. Mais il ne rend pas compte de certains
systèmes, comme le système Murngin, dans lequel A donne une femme à B
qui donne une femme à C, et ainsi de suite jusqu’à ce que le groupe A reçoive
une femme du dernier groupe preneur de femmes 11. Pour rendre compte de
ce système, Lévi-Strauss introduit une autre forme d’échange, qu’il appelle
échange généralisé 12. Or cet échange est particulièrement instable, si on

10. Radcliffe-Brown est salué à plusieurs reprises par Lévi-Strauss comme le précurseur du
structuralisme (cf. TA, p. 123-135) car il a le premier insisté, sous l’influence du concept de
solidarité mécanique chez Durkheim, sur le caractère structural des systèmes de parenté. Mais
il garde une conception fermée de la structure comme noyau de parenté, alors que Lévi-Strauss
développe une conception ouverte de la structure comme atome de parenté pris dans des
combinaisons : c’est l’enjeu de l’article de Lévi-Strauss, « L’analyse structurale en linguistique
et en anthropologie » (AS I, p. 43-69), qui discute la théorie radcliffe-brownienne du rôle de
l’oncle maternel en Afrique du Sud (« The Mother’s Brother in South Africa », South African
Journal of Science, 1924, trad. franç. « Le frère de la mère en Afrique du Sud » in Structure et
fonction dans la société primitive, Paris, Minuit, 1976, p. 83-102). C’est aussi l’enjeu de la
distinction entre l’échange restreint, structure close, et l’échange généralisé, structure ouverte.
11. Pour cette raison, M. Hénaff propose de parler de « mouvement de réciprocité » plutôt
que de « principe de réciprocité » (cf. Claude Lévi-Strauss et l’anthropologie structurale, Paris,
Belfond, 1991, p. 59).
12. L’échange généralisé est la véritable invention conceptuelle de Lévi-Straus, bien qu’il
soit proche du concept de « connubium circulaire » chez les anthropologues hollandais (cf.
J  J, Lévi-Strauss’s theory on kinship and marriage, Mededlingen van het
Rijksmuseum voor Volkenkunde, no10, Leiden, Brill, 1952 et T. B, « La Hollande,
14 F. KECK

le compare à la stabilité de l’échange restreint, puisque le nombre de


groupes qu’il relie n’est pas fixé 13 ; mais c’est précisément pour cette raison
qu’il convient aux sociétés dont le volume démographique est en expan-
sion 14.
Du fait de cette instabilité, l’échange généralisé pose cependant un
problème, qui est résolu dans le système Murngin de façon théorique,
c’est-à-dire comme un problème de représentation. Le problème est formulé
comme suit : si l’échange constitue une chaîne linéaire qui relie un nombre
toujours croissant de groupes, comment concevoir que cette chaîne puisse se
boucler sur elle-même pour revenir au premier groupe qui doit recevoir une
femme du dernier groupe preneur 15 ? Autrement dit, si l’échange généralisé
peut inclure un nombre infini de groupes en droit, comment concevoir qu’il
prenne fin en fait ? La difficulté, note Lévi-Strauss, est la même que celle qui
se présente au cartographe qui doit représenter sur un plan le globe terres-
tre : il doit montrer qu’ « on peut aller de Paris à Moscou, de Moscou à
Shanghai, de Shanghai à New York, et de New York enfin revenir à Paris »,
c’est-à-dire qu’il doit montrer la continuité réelle de ce qui se présente sur le
plan comme discontinu. Cette difficulté proprement cartographique expli-
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que la complexité du système Murngin qui juxtapose quatre sections et huit


sous-sections. « Tout s’est passé, écrit Lévi-Strauss, comme si l’esprit indi-
gène avait vainement cherché à figurer simultanément une même structure
dans l’espace à trois dimensions et sur le plan, et à l’imaginer sous la double
perspective de la continuité et de l’altération. (...) En cherchant à se repré-
senter dans le plan cette structure orientée dans l’espace, la pensée indigène
a donc naturellement dédoublé, à droite et à gauche du sujet, ces deux
itinéraires qui se trouvent revêtus de significations si différentes. » 16

l’autre pays du structuralisme (présentation, traduction et commentaire d’une conférence de J.


P. B. de Josselin de Jong) », Gradhiva, 1997, 21, p. 97-116). Mais les disciples de Josselin de Jong
(Van Wouden, Held) considéraient l’échange généralisé comme un élargissement de l’échange
restreint alors que pour Lévi-Strauss c’est l’échange restreint qui est une réduction de l’échange
généralisé (cf. C. L-S, Postface au numéro spécial de L’Homme, Questions de parenté,
154-155, 2000, p. 715).
13. Jean Pouillon en tire cette conséquence importante : « Il faut donc admettre que
l’échange généralisé est, si l’on peut dire, une structure flexible, et, plus généralement, dissocier
les notions de structure et de stabilité » (Fétiches sans fétichisme, Paris, Maspéro, 1975, p. 52).
14. Cf. SEP, p. 247-250.
15. Ce problème est celui que Lévi-Strauss ne cesse de rencontrer dans toute son œuvre, et
qu’il résoud par des moyens logiques différents : groupe de Klein, anneau de Möbius, formule
canonique du mythe... Le problème est celui-ci : comment concevoir qu’une structure se boucle
sur elle-même alors qu’elle doit toujours s’élargir ? C’est ce qui conduira Lévi-Strauss à
concevoir une structure feuilletée en plusieurs niveaux, en sorte que la structure se boucle à un
niveau en passant au niveau supérieur. Sur ce point, cf. Lucien S, Lire Lévi-Strauss, Paris,
Odile Jacob, 1998.
16. SEP, p. 219-220.
L’ESPRIT HUMAIN 15

Avec cette analyse vertigineuse du système Murngin, apparaissent pour


la première fois dans l’étude de la parenté des formes de l’esprit ; pour
autant, il ne faut pas voir là l’esprit du peuple Murngin, comme une
représentation du monde qui lui serait propre, mais bien l’esprit humain
lui-même comme exigence de totalisation. On pourrait dire que l’échange
généralisé manifeste l’esprit humain en ce qu’il relève d’une tendance à la
généralisation qui est à la fois une montée vers l’abstraction et une extension
géographique. A travers l’esprit des Murngin, l’esprit de l’anthropologue
parcourt l’esprit humain, c’est-à-dire qu’il fait le tour du monde en théorie,
à défaut de le faire en pratique 17, puisque c’est depuis ce système australien
que l’anthropologue peut revenir du Nouveau Monde (New York) à l’Ancien
(Paris). Le système Murngin représente ainsi visuellement le dépassement
de l’opposition du moi et de l’autre, du proche et du lointain, que le principe
de réciprocité doit opérer. Si l’échange restreint résout cette opposition par
une fermeture « entre soi », par la négation de l’autre, l’échange généralisé
présente la formule d’un retour à soi, par intégration de l’autre dans la forme
générale de l’esprit.
Ainsi décrit, le système Murngin fournit le pivot de toute l’analyse des
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Structures élémentaires de la parenté. L’échange généralisé tel qu’on peut le


voir à l’œuvre chez les Murngin constitue, dit Lévi-Strauss, un « système
pur » qui joue le rôle de « principe régulateur » pour tous les systèmes de
parenté 18. L’échange restreint apparaît dans cette perspective comme une
forme réduite de l’échange généralisé, qui n’aurait pas encore atteint son
degré d’élargissement maximal et qui se serait en quelque sorte refermé sur
lui-même dans la tendance vers la généralisation. Il n’y a donc pas du point
de vue logique deux systèmes de parenté mais un seul, l’échange généralisé,
qui se dilate ou se rétracte selon les sociétés qui y ont recours 19. Mais alors

17. La métaphore du « tour du monde » est centrale chez Lévi-Strauss. Elle ne définit pas
seulement la position de l’ethnologue qui revient du bout du monde et tente de raconter son
expérience (cf. TT, p. 44 : « il a fallu vingt années d’oubli pour m’amener au tête-à-tête avec une
expérience ancienne dont une poursuite aussi longue que la terre m’avait jadis refusé le sens et
ravi l’intimité »). Elle permet de relier entre eux les phénomènes les plus éloignés à partir des
formes de l’esprit humain, et justifie ainsi le projet des Mythologiques : « la terre de la
mythologie est ronde » (Avant-Propos de MC). Le « tour du monde » n’est donc jamais vérita-
blement effectué, mais il est seulement indiqué comme la condition de possibilité de l’analyse
structurale.
18. SEP, p. 509.
19. C’est ce que Lévi-Strauss dit très clairement dans un article ultérieur : « Le principe
fondamental de mon livre, Les structures élémentaires de la parenté, consistait en une distinc-
tion entre deux formes de réciprocité, auxquelles j’avais donné le nom d’échange restreint et
d’échange généralisé. (...) Cette distinction m’apparaît aujourd’hui naïve, parce que trop proche
encore des classifications indigènes. D’un point de vue logique il est plus raisonnable, et plus
économique à la fois, de traiter l’échange restreint comme un cas particulier de l’échange
généralisé. » (AS I, p. 175).
16 F. KECK

la diversité réelle des systèmes de parenté est l’indice d’un problème :


pourquoi l’échange généralisé ne se présente-t-il pas de façon pure mais
toujours uni à son contraire ? Qu’est-ce qui vient ainsi se mêler à la forme
pure de l’échange généralisé, c’est-à-dire aux exigences de l’esprit ? Autre-
ment dit, pourquoi la tendance à la généralisation est-elle conduite à s’arrê-
ter ?
La démonstration des Structures élémentaires permet de répondre à
cette question, puisqu’elle passe de la mise au jour de la « nécessité théori-
que » de l’échange généralisé chez les Murngin à son étude « dans les
faits » 20. Lévi-Strauss étudie alors le système des Katchin de Birmanie, qui
ajoute à l’échange des femmes un échange de biens, et qui se caractérise donc
comme un mariage par achat. Ce qui s’introduit ainsi dans la structure
théorique de l’échange généralisé, ce sont les problèmes de la pratique. Les
Katchin formulent en effet de façon pratique le problème que les Murngin
résolvaient de façon théorique : le problème n’est pas de savoir comment
représenter le retour de la dernière femme, il est d’établir la valeur qu’elle
prendra. Du fait de la longueur de l’échange généralisé, le premier groupe
donneur de femmes n’est pas certain qu’il retrouvera une femme à l’issue du
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cycle d’échange ; il peut alors exiger de l’argent en spéculant sur la valeur des
femmes qu’il donne suivant l’élargissement du cycle d’échange et le rallon-
gement du temps d’attente. Si le système Murngin était un système repré-
sentatif, le système Kachin est donc un système spéculatif, au double sens
théorique et pratique du terme.
C’est donc à cause de la pratique que la théorie ne se présente jamais de
façon pure : la mise en pratique du système d’échange généralisé oblige à
modifier sa forme théorique. L’échange généralisé est parfait en théorie
(chez les Murngin) mais il doit se transformer pour être mis en pratique chez
les Katchin. La pratique est alors l’introduction de la contingence et de la
temporalité dans une forme théorique atemporelle. A travers l’instauration
d’un cycle de confiance et de crédit, le temps s’introduit dans une structure
qui se disposait jusque-là dans l’espace ; un délai s’instaure qui retarde et
diffère le moment où le système se ferme sur lui-même. La tendance à la
généralisation est comme freinée par des menaces venues de l’extérieur, et la
pratique est l’intégration de ces menaces dans la structure :
« L’échange généralisé peut fournir une formule d’organisation d’une clarté et
d’une richesse exceptionnelle, susceptible d’un élargissement indéfini, et propre
à traduire les besoins d’un groupe social aussi complexe qu’on voudra l’imagi-
ner ; sa loi théorique peut fonctionner sans interruption et sans défaillance. Mais
c’est du dehors, des caractères concrets, et non de la structure formelle du
groupe, que surviennent les dangers qui la menacent. Le mariage par achat

20. SEP, p. 270.


L’ESPRIT HUMAIN 17

fournit alors, en se substituant à l’échange généralisé, une nouvelle formule qui,


tout en sauvegardant son principe, donne en même temps le moyen d’intégrer ces
facteurs irrationnels issus de la chance et de l’histoire, dont l’évolution de la
société humaine montre qu’ils succèdent ¢ plutôt qu’ils ne les devancent ¢ aux
structures logiques qu’élabore la pensée inconsciente, et dont des formes d’orga-
nisation très primitives nous offrent souvent plus facilement l’accès. » 21

On voit alors s’insérer dans la structure formelle non seulement la


dimension pratique mais aussi la dimension du politique. Comme le premier
groupe est créancier des autres groupes, il acquiert un pouvoir sur ses
débiteurs tant qu’il n’a pas récupéré une femme. Une asymétrie s’introduit
ainsi dans une structure qui est en droit symétrique : le système devient
aristocratique alors qu’il devrait être égalitaire. C’est donc sous l’effet d’une
déformation de la structure égalitaire qu’une pratique inégalitaire s’établit :
le politique est vu comme une forme d’existence seconde de la structure. Or
c’est précisément sur la question du politique que Lévi-Strauss se confronte
à l’interprétation d’Edmund Leach, qui a pu observer le système Katchin sur
le terrain et en a proposé une interprétation radicalement différente 22. Ce
qu’observe Leach en Birmanie, c’est l’opposition entre deux systèmes poli-
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tiques, aristocratique (gumsa) et égalitaire (gumlao), qui ne déterminent


pas de façon stricte les comportements des individus, puisque ceux-ci peu-
vent se référer à l’un ou l’autre système pour définir leur identité sociale 23.

21. SEP, p. 308.


22. E. L, Political Systems of Highland Burma. A Study of Kachin Social Structure,
Londres, Bell and Sons, 1954 (trad. franç : Les systèmes politiques des hautes terres de
Birmanie, Paris, Maspéro, 1972). Alors que Lévi-Strauss s’était appuyé sur des sources écrites
pour décrire la structure du système de parenté Katchin (Hodson, Granet, Wehrli, Gilhodes...),
Leach a pu voir la structure à l’œuvre dans des relations sociales existantes, et ainsi insister sur
le rôle des stratégies, de la contingence et du conflit dans l’utilisation de ces structures. Il
critique ainsi l’interprétation de Lévi-Strauss dans un article d’abord publié en 1951, « Les
implications structurales du mariage matrilatéral des cousins croisés » (republié dans Critique
de l’anthropologie, Paris, PUF, 1968, p. 97-178), auquel répond Lévi-Strauss dans les SEP.
Cette discussion est reprise par Luc de Heusch dans « Signes, réciprocité et marxisme » in
Pourquoi l’épouser ? et autres essais, Paris, Gallimard, 1971, p. 107-129 et par Jean Pouillon
dans « Leach, Lévi-Strauss et les Katchin », in Fétiches sans fétichismes, p. 38-60, qui prennent
tous deux largement parti pour Lévi-Strauss. Ces deux textes montrent l’importance de cette
discussion pour les lecteurs français de Lévi-Strauss qui cherchent à le concilier avec Marx (Luc
de Heusch) ou avec Sartre (Jean Pouillon), c’est-à-dire à réconcilier l’analyse structurale avec
celle de l’infrastructure ou de la praxis.
23. L’opposition est en vérité gumlao/gumsao/Shan. Leach observe en effet que les
Katchin ont la plupart du temps une idéologie anarchique et égalitaire liée à une organisation
politique segmentaire, alors que leurs voisins Shan ont une organisation féodale et une idéologie
aristocratique. Les Katchin peuvent ainsi soit se dire Shan soit intégrer dans leur propre
système une idéologie de compromis, gumsa, entre le système gumlao égalitaire et le système
Shan inégalitaire. Leach insiste à ce titre sur la flexibilité des catégories indigènes et sur la
possibilité de passer d’une idéologie à une autre, ce qui met radicalement en question l’idée
18 F. KECK

Selon Leach, la tension entre les dimensions égalitaires et aristocratiques du


système Katchin n’est donc pas due à l’opposition entre une théorie égali-
taire et une pratique aristocratique, mais à la juxtaposition de deux idéolo-
gies, terme qu’il ne faut pas entendre au sens marxiste d’une déformation de
la pratique dans la théorie, mais au sens de constructions théoriques qui
peuvent être mobilisées suivant les nécessités de l’action : un Katchin
utilisera l’idéologie gumlao s’il doit justifier un comportement égalitaire, et
l’idéologie gumsa s’il doit avoir un comportement aristocratique. Le pro-
blème que pose Lévi-Strauss n’est donc qu’un problème qui se pose à
l’idéologie gumlao, mais qui est résolu dans l’idéologie gumsa. Autrement
dit, pour Leach, les individus se posent des problèmes pratiques et les
résolvent en recourant à des théories ; alors que pour Lévi-Strauss, les
systèmes de parenté sont le résultat de spéculations théoriques qui intègrent
ensuite les contingences de la pratique. C’est pourquoi Leach décrit le
système Katchin comme un mariage par achat résultant d’un système poli-
tique aristocratique, alors que Lévi-Strauss y voit une déformation de
l’échange généralisé qui prend ensuite une forme politique 24.
La discussion entre Leach et Lévi-Strauss se clôt sur un désaccord
irréductible, mais elle révèle cependant une tension interne à l’analyse
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structurale des systèmes de parenté : si le but de cette analyse est de parvenir


à des structures mentales pures, comment peut-elle rendre compte de leur
insertion dans des pratiques ? L’enjeu est celui de la réalité de la structure :
les structures mentales ont-elles une réalité en soi ou bien seulement en tant
qu’elles agissent dans la pratique ? Autrement dit, qu’est-ce qui garantit que
la structure de réciprocité, élaborée par la théorie Murngin, est plus réelle
que la structure d’asymétrie ajoutée par les Katchin 25 ? Or Leach a ici une
position particulièrement intéressante : s’il refuse que les systèmes idéolo-
giques aient une existence strictement mentale, ce qui serait la position de

d’une société fermée sur elle-même dans son identité telle qu’elle avait été acceptée par les
fondateurs de l’école britannique, Malinoswki et Radcliffe-Brown.
24. Cf. SEP, p. 276 : « La raison pour laquelle j’attribue une instabilité foncière au système
Katchin (...) ne tient pas à la nature économique d’une prétendue contrepartie aux prestations
de femmes, mais à la distorsion des échanges matrimoniaux dans un système d’échange
généralisé. »
25. On peut formuler le problème autrement : si le système Murngin n’est qu’une repré-
sentation de contraintes formelles, qu’est-ce qui garantit son adéquation au réel, c’est-à-dire à
une pratique ? Jean Cuisenier rappelle ainsi que plusieurs explications ont été données du
système Murngin (modèle à quatre lignées, sept lignées, huit lignées...). « Ainsi, quand les
données ethnographiques sont à ce point confuses que plusieurs modèles sont concevables,
comme c’est le cas pour les lignées Murngin, tout critère d’adéquation devient inapplicable.
Comment dans ces conditions décider qu’un modèle théorique est vraiment explicatif ? Il n’est
qu’une seule procédure : recourir au critère purement logique de la simplicité, c’est-à-dire
apprécier l’économie des moyens mobilisés pour l’explication. » (« Formes de parenté et formes
de pensée », Esprit, 1963, p. 560).
L’ESPRIT HUMAIN 19

Lévi-Strauss, il refuse tout autant qu’ils aient une réalité seulement pratique,
ce qui serait la position de Radcliffe-Brown. Pour Radcliffe-Brown, en effet,
que la structure soit réelle signifie qu’elle est constituée par l’ensemble des
relations sociales concrètes observées par l’anthropologue. Pour Leach, cette
position conduit à ignorer la pluralité des structures mobilisées dans chaque
société au niveau proprement mental. Leach pointe donc un niveau de réalité
entre le théorique et la pratique qui permet d’insérer les structures dans le
réel sans pour autant les ramener à leur seule réalité pratique 26.
Or Lévi-Strauss pose le problème de la réalité de la structure dans un
article contemporain des Structures élémentaires de la parenté, « La notion
de structure en ethnologie », qui discute notamment les travaux de Radcliffe-
Brown. Au rabattement de la notion de structure sur celle de relations
sociales chez Radcliffe-Brown, Lévi-Strauss oppose la distinction entre
modèle et réalité, c’est-à-dire entre les relations sociales concrètes et la façon
dont elles sont codifiées par les groupes sociaux 27. Mais cette distinction en
appelle une autre, entre modèle et structure ; car si le modèle est construit
d’après les interprétations que donnent les indigènes de leurs relations
sociales, il risque de refléter les illusions et les déformations qui affectent
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inévitablement ces interprétations 28. Il faut donc distinguer non plus deux
niveaux de structures, la structure mentale et la structure sociale, mais bien
trois niveaux : la structure théorique inconsciente, atteinte par l’ethnologue,
la structure théorique consciente formulée par les indigènes, et sa réalité
pratique dans des relations sociales observables. Mais cette distinction pose
alors un problème : quelle est la réalité de cette structure théorique incons-
ciente ? En quoi est-elle plus réelle que les deux autres niveaux de structure ?
C’est sans doute dans l’Introduction à l’œuvre de Marcel Mauss que
Lévi-Strauss donne la formulation la plus audacieuse de ce problème, qui
permet ainsi un dépassement de ses premières positions. On sait en effet que,
selon Lévi-Strauss, Mauss n’est pas parvenu dans l’Essai sur le don à la
structure inconsciente de l’échange parce qu’il a été leurré par la théorie
indigène du hau, qui se réfère à l’esprit de la chose donnée : Mauss en est
donc resté au modèle théorique sans atteindre la réalité sous-jacente 29. Mais
la notion de hau n’est précisément pas une notion exclusivement théorique

26. PS, p. 333.


27. Cf. AS I, p. 361-363.
28. AS I, p. 337.
29. Cf. « Introduction à l’œuvre de Marcel Mauss » in M. M, Sociologie et anthro-
pologie, Paris, PUF, 1950, p. XXXIX : « Mais, indigène ou occidentale, la théorie n’est jamais
qu’une théorie. Elle offre tout au plus une voie d’accès, car ce que croient les intéressés est
toujours fort éloigné de ce qu’ils pensent ou font effectivement. Après avoir dégagé la concep-
tion indigène, il fallait la réduire par une critique objective qui permette d’atteindre la réalité
sous-jacente. »
20 F. KECK

puisqu’elle fait référence à l’insertion de l’esprit dans les choses. On com-


prend alors que Lévi-Strauss se tourne vers le phénomène de la magie,
notamment à travers les analyses maussiennes du mana, car ce phénomène
oblige à transformer radicalement le rapport entre théorie et pratique. La
notion de mana se réfère à une « situation de l’esprit en présence des
choses » 30, où le monde signifie quelque chose sans que nous sachions ce
qu’il signifie. C’est le produit d’un décalage entre le signifiant et le signifié au
niveau même des pratiques, qui atteste en elles la présence d’un esprit qui
leur donne une signification. Ce que Lévi-Strauss découvre dans la discus-
sion critique de Mauss, et dans les articles sur l’efficacité symbolique qui lui
sont contemporains 31, c’est donc une théorie qui n’est plus antérieure aux
pratiques mais qui apparaît en même temps qu’elles. Théorie et pratique,
qui avaient été dissociées dans les Structures élémentaires de la parenté pour
les convenances de la démonstration, sont ainsi réunies dans l’analyse de la
magie. Que la structure soit découverte par une analyse théorique ne signifie
pas qu’elle soit exclusivement théorique : prise dans son processus interne
de fonctionnement découvert par l’analyse de la magie, la structure est à la
fois théorique et pratique, et c’est ce qui en fait la réalité propre. La réalité de
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la structure inconsciente vient du mouvement interne qui la décale par


rapport à elle-même et lui fait produire des effets pratiques.
Un tel déplacement conduit Lévi-Strauss à l’analyse des mythes ; mais il
est déjà lisible dans le recours au concept de contradiction sociale à travers
deux articles contemporains des analyses de la magie. Une contradiction
sociale, c’est en effet un désaccord entre la façon dont une société se dit ou se
pense et sa réalité ; c’est donc ce qui introduit un décalage dans la structure
analogue à celui qui produit la magie. Dans l’article intitulé « La notion
d’archaïsme en ethnologie », Lévi-Strauss montre que la société la plus
simple, celle des Nambikwara, fondée sur le principe de réciprocité,
« abonde en discordances et en contradictions ». La structure découverte par
l’analyse théorique, fondée sur le principe de réciprocité dans les organisa-
tions dualistes, se trouve ainsi replacée dans les pratiques avec lesquelles elle
est en décalage. Une telle analyse se retrouve dans l’article intitulé « Les
organisations dualistes existent-elles ? », où l’on comprend que la société
Bororo masque derrière une idéologie égalitaire et dualiste une réalité
sociale hiérarchisée en trois classes. La contradiction apparaît ainsi comme le
moteur d’un décalage entre la théorie et la pratique ; mais ce décalage ne doit
pas être compris comme une tension qui apparaît dans la pratique et doit
être résolue par la théorie, mais comme un effet de l’esprit dans les pratiques
qui les démultiplie en plusieurs niveaux logiques.

30. Ibid., p. XLIII.


31. Cf. « Le sorcier et sa magie » et « L’efficacité symbolique » in AS I, p. 191-233.
L’ESPRIT HUMAIN 21

L’étude des contradictions sociales doit alors venir compléter celle des
structures de réciprocité, et Lévi-Strauss propose de chercher une anthropo-
logie généralisée 32 qui rende compte à la fois des exigences de la réciprocité
telles qu’elles avaient été observées par Mauss et de la réalité des asymétries
et des contradictions sociales, dont il attribue la paternité à ce fondateur de
l’anthropologie britannique que fut Rivers 33 ¢ comme pour reconnaître que
ses discussions avec ses collègues anglais ont porté leurs fruits. L’insertion
des structures dans les pratiques est donc le gage d’un élargissement de
l’analyse structurale. Mais cet élargissement est en réalité l’occasion d’une
véritable inversion de point de vue, puisqu’il ne s’agit plus de partir de la
structure idéale pour voir comment elle se mêle aux contingences de la
pratique, mais de s’installer dans la contradiction interne à chaque structure
pour comprendre comment elle produit des formes théoriques. C’est un tel
déplacement qu’opère le passage de l’étude de la parenté à l’étude des
mythes. On passe alors du modèle Nambikwara de la réciprocité, sur lequel
Lévi-Strauss avait bâti l’analyse des Structures élémentaires de la parenté ¢
les Murngin en constituant un splendide développement ¢ au modèle Bororo
de la contradiction, que Lévi-Strauss avait d’abord rencontré dans l’art 34, et
dont il fait le point de départ des Mythologiques 35 ¢ simple point de départ
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d’un itinéraire et non plus clé de voûte d’une construction théorique.

32. « La théorie de la réciprocité n’est pas en cause. Elle reste aujourd’hui, pour la pensée
ethnologique, établie sur une base aussi ferme que la théorie de la gravitation l’est en astrono-
mie. Mais la comparaison porte en elle une leçon : en Rivers, l’ethnologie a trouvé son Galilée ;
et Mauss fut son Newton. » AS I, p. 188. Notons que le projet d’une anthropologie généralisée au
sens einsteinien apparaît dès Les Structures élémentaires de la parenté, dont le couple échange
généralisé/échange restreint est clairement une référence à la relativité restreinte puis généra-
lisée chez Einstein.
33. William Rivers (1864-1922), médecin de formation, fit de nombreuses enquêtes ethno-
graphiques en Mélanésie et en Inde du Sud (dont la plus connue est The Todas, Londres,
Macmillan, 1914) et fut le premier à relancer les études de parenté depuis Morgan : contre
Kroeber, il affirma que les systèmes de parenté étaient déterminés par les conditions sociales et
non seulement par des catégories linguistiques, ce qui l’amène à redonner sa place à la
généalogie dans les études de parenté (Kinship and Social Organization, Londres, Constable,
1920).
34. Cf. l’analyse des peintures Caduveo dans TT p. 173 sq : les peintures faciales sont
interprétées comme la solution artistique à la contradiction entre une symétrie sociale rêvée
et une asymétrie réelle, les dessins composant une symétrie axiale avec asymétrie dans les
motifs.
35. Rappelons que les Mythologiques se présentent comme un développement d’un
« mythe de référence » issu de la société Bororo, le « mythe du dénicheur d’oiseaux ».
22 F. KECK

L  :      

Le passage de Lévi-Strauss de l’analyse de la parenté à l’analyse des


mythes n’est donc pas un simple changement d’objet auquel s’appliquerait
indifféremment la méthode structurale 36, mais bien une avancée de cette
méthode qui résout ainsi les problèmes qu’elle a d’abord rencontrés. Il
semble pourtant à première vue que l’étude des mythes soit encore plus
théorique que celle de la parenté ; Lévi-Strauss justifie en effet ce passage en
disant qu’une analyse des contraintes de l’esprit humain est plus facile dans
l’étude des mythes que dans celle de la parenté : « En ce qui concerne la
parenté et les règles de mariage, on pouvait encore se poser la question de
savoir si les contraintes viennent du dehors ou du dedans ; le doute ne sera
plus possible en ce qui concerne la mythologie : si, dans ce domaine, l’esprit
est enchaîné et déterminé dans toutes ses opérations, a fortiori, il doit l’être
partout. » 37 Alors que l’étude de la parenté risque toujours de ne relever que
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des contraintes externes, celles des pratiques sociales, l’étude des mythes
mettrait au jour des contraintes internes de l’esprit humain, l’esprit s’y
contemplant lui-même dans ses productions idéologiques sans se mêler à la
pratique 38. Mais une telle explication du passage de la parenté au mythe
comme élévation dans la théorie manquerait ce qu’il y a de profondément
paradoxal dans l’étude des mythes : alors que l’esprit semble y être le plus
libre et livré à lui-même, il est en fait le plus enchaîné et le plus contraint.
Autrement dit, l’esprit produit ses propres règles et ses propres pratiques au
moment même où il s’arrache aux contraintes de la pratique ¢ ce que
Lévi-Strauss formule ainsi : l’esprit, « échappant à l’obligation de composer
avec les objets, se trouve en quelque sorte réduit à s’imiter lui-même comme
objet » 39.

36. Le passage de la parenté au mythe est lié chez Lévi-Strauss à un déplacement théorique
mais aussi institutionnel : il est nommé directeur d’études à l’Ecole Pratique des Hautes Etudes
en 1951 à la chaire des « Religions comparées des peuples sans écriture » où avaient enseigné
Mauss et Leenhardt (cf. AS II, p. 77-85), et commence des études sur le mythe dont l’article « La
structure des mythes », publié en 1955, est le premier écho public.
37. Esprit, 1963, p. 630. Ce passage et repris et modifié dans Le Cru et le Cuit, p. 18.
38. C’est ce que semble entendre Luc de Heusch lorsqu’il affirme que l’analyse des mythes
est une véritable analyse des signes, susceptible à ce titre d’une application du modèle linguis-
tique, alors que l’étude de la parenté achoppait toujours sur le problème de savoir si les femmes
sont seulement des signes ou des valeurs participant à une praxis (cf. Pourquoi l’épouser ?,
p. 102 : « Si les Structures élémentaires de la parenté relèvent d’abord de l’univers des valeurs,
les Mythologiques ressortissent évidemment à l’univers des signes »).
39. CC, p. 18.
L’ESPRIT HUMAIN 23

Il est en effet paradoxal de constater qu’au moment où il affirme la


nature proprement théorique du mythe, Lévi-Strauss introduise résolument
l’étude des contradictions sociales dans l’analyse structurale. S’il intègre
ainsi dans l’étude des mythes le rôle des contradictions sociales dans la
formation des productions idéologiques, c’est sans doute pour répondre à ses
interlocuteurs marxistes 40 mais aussi pour les raisons internes que nous
avons vues. Le concept marxiste d’idéologie permet en effet de comprendre
comment des productions discursives telles que les mythes résultent de
contradictions dans l’organisation sociale qui, ne pouvant être affrontées
comme telles dans la pratique, se projettent à un niveau théorique où elles
peuvent être résolues idéalement. Il faut noter cependant que Lévi-Strauss
parle plus volontiers d’infrastructure et de superstructure que de pratique et
d’idéologie, car la contradiction n’est pas résolue par son passage de la
pratique à la théorie, mais elle est seulement déplacée à un autre niveau de
structure. C’est pourquoi Lévi-Strauss utilise plus souvent la notion de
problème que celle de contradiction : la contradiction se noue entre deux
niveaux, la réalité pratique et sa déformation théorique, alors que la notion
de problème se réfère au travail proprement théorique par lequel une tension
est déplacée et rejouée à un niveau logique supérieur. Pour affronter un
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problème, le mythe tente de réduire une discontinuité perçue dans le réel en


introduisant des médiateurs, qui sont souvent des animaux mythiques de
nature double, et dont la dualité posera d’autres problèmes à des niveaux
supérieurs du mythe. C’est là un premier moment dans la logique des
mythes, celui par lequel on passe de la contradiction pratique à des forma-
tions théoriques.
Mais Lévi-Strauss introduit un deuxième moment qui vient compliquer
ce modèle : la contradiction ne produit pas le mythe, elle vient seulement
actualiser une nébuleuse mythique virtuelle qui lui préexistait. A lire cer-
tains textes de Lévi-Strauss, on a à nouveau l’impression que la pratique est
une simple déformation d’une structure théorique ; mais c’est manquer la
fécondité du concept de problème, qui permet de voir dans ce deuxième
moment un nouveau rapport entre théorie et pratique. C’est qu’un mythe a

40. La postface à l’article « La notion de structure en ethnologie », rédigée en 1956, est une
réponse aux critiques marxistes de Gurvitch et Rodinson contre cet article. Lévi-Strauss y cite
une lettre à Rodinson dans laquelle il affirme : « J’essaie de réintégrer dans le courant marxiste
les acquisitions ethnologiques de ces cinquante dernières années » (AS I, p. 390-391). Lévi-
Strauss avait lu Marx dès l’âge de seize ans, sur le conseil d’un ami belge de son père : « Marx m’a
tout de suite fasciné. (...) je me suis mis très vite à lire le Capital. » (De près et de loin, Paris,
Odile Jacob, 1988, p. 16). Cf. aussi ibid., p. 151-152 : « Marx fut le premier à utiliser systémati-
quement dans les sciences sociales la méthode des modèles. (...) Je trouvais aussi chez Marx cette
idée fondamentale qu’on ne peut comprendre ce qui se passe dans la tête des hommes sans le
rapporter aux conditions de leur existence pratique : ce que j’ai essayé de faire tout au long des
Mythologiques. »
24 F. KECK

deux voies pour résoudre un problème posé par l’infrastructure : soit il


l’attaque de façon directe, en le déplaçant à des niveaux de plus en plus
abstraits, soit il l’aborde de façon indirecte, en le considérant comme la
figure inverse d’un problème qui se pose dans une autre société. Lévi-
Strauss introduit alors le concept de transformation : un mythe n’est pas
seulement le reflet déformé d’une structure sociale, il est aussi une transfor-
mation d’autres mythes. La réponse théorique au problème pratique
« s’insère dans un jeu de transformations où toutes les autres réponses
possibles s’engendrent ensemble ou successivement » 41, c’est-à-dire qu’une
société ne peut affronter les problèmes de son infrastructure sans se référer
en même temps, et le plus souvent inconsciemment, aux formules théori-
ques élaborées par toutes les autres sociétés. Le concept de transformation
prend ici tout son sens si on l’oppose à celui de déformation qui avait cours
dans les analyses de la parenté : alors que le concept de déformation
indiquait une opposition entre la pureté de la structure mentale et ses
applications pratiques, celui de transformation opère une insertion de
l’esprit dans les pratiques qui envisage toutes les solutions d’un problème.
Ici apparaît toute l’originalité du concept lévi-straussien d’esprit humain
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dans sa version finale : il ne s’agit pas d’une totalité théorique qui s’ajoute
aux pratiques, mais d’une totalisation interne aux pratiques à travers
laquelle elles apparaissent selon leur esprit propre. Le jeu de transformation
par lequel les pratiques se rapportent les unes aux autres est « la manifesta-
tion élémentaire d’une puissance intrinsèque où prend son origine toute
l’activité de l’esprit. » 42 Les possibles mythiques ne préexistent pas aux
pratiques comme dans l’esprit d’un Dieu leibnizien, ils apparaissent en
même temps que les pratiques, dans le mouvement par lequel les pratiques
se réfèrent les unes aux autres à travers les tensions qui les animent. Les
mythes prennent donc une dimension pratique en tant qu’ils s’insèrent dans
un jeu de transformations 43.
La logique du mythe est prise ainsi dans un double mouvement en
spirale : le mythe monte du pratique au théorique, selon un schéma d’ascen-
sion verticale du concret vers l’abstrait, et il s’élargit horizontalement en se
référant aux autres mythes élaborés dans d’autres sociétés, ceux-ci prenant

41. « De la possibilité mythique à l’existence sociale », RE, p. 233.


42. RE, p. 236.
43. Il faut aborder ici la vexata quaestio des rapports entre mythe et rite. Pour Lévi-
Strauss, un rite n’est pas l’application pratique d’un mythe : le rite a une structure qui peut être
redondante par rapport à celle du mythe ou l’inverser ; le rite est donc une transformation du
mythe (cf. « Rapports de symétrie entre rites et mythes de peuples voisins » in AS II, p. 281 sq.).
Mais le rite est plus répétitif et plus désespéré que le mythe, car il tolère moins bien la pluralité
des niveaux logiques (cf. HN, p. 607). Le rite est donc une modalité d’activité logique moins
intense que le mythe.
L’ESPRIT HUMAIN 25

une dimension à la fois théorique et pratique. On peut alors introduire un


troisième moment : celui où, en se détachant progressivement de leurs
conditions pratiques, les mythes en viennent à « dialoguer » entre eux et à
élaborer toute une philosophie. En s’élevant de problèmes concrets à des
problèmes abstraits, et en se référant les uns aux autres pour élaborer des
solutions à ces problèmes, les mythes en viennent à se commenter entre eux
et constituent ainsi leur propre métalangage. « Le système mythologique
peut, en quelque sorte, dialoguer avec lui-même et s’approfondir dialecti-
quement : c’est-à-dire commenter toujours, mais parfois sous forme de
plaidoyer ou de dénégation, ses modalités plus directes d’insertion dans le
réel. » 44 La notion de dialectique prend alors tout son sens, car elle implique
que la progression ne se fait pas par simple passage à l’abstraction mais par
négation, puisqu’un mythe transforme un autre mythe en l’inversant, c’est-
à-dire en reprenant ses traits en négatif. Le processus de montée vers
l’abstraction est donc en droit infini, car il procède par négation de la
négation, sans se clore sur un terme final positivement constitué.
On voit alors l’évolution de la pensée de Lévi-Strauss depuis les Structu-
res élémentaires de la parenté : l’analyse de la parenté partait de la théorie
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indigène pour rejoindre les pratiques, l’analyse des mythes la retrouve, mais
au niveau le plus abstrait et le plus vide de ce qui constitue en un sens fort
l’activité mythique 45. Aux philosophes qui cherchent une signification
ultime du mythe, comme dans la mythologie générale, Lévi-Strauss répond
que cette signification serait vide : au niveau le plus abstrait, les mythes ne
signifient rien. « Les philosophes donnent des verges pour se faire battre
quand ils reprochent à l’analyse structurale un discours qui ne dit rien. Car
de l’observatoire qu’ils élisent ¢ le plus haut perché, où les mythes ont perdu
tout contact avec la réalité ethnographique ¢, les mythes ne disent effective-
ment rien. » 46 Se trouve donc radicalement écartée l’attitude proprement
théorique sur les mythes : c’est seulement dans la pratique de l’analyse
structurale, c’est-à-dire dans les croisements entre des niveaux de significa-
tion du champ mythique, que de la signification apparaît. Si une position
théorique est possible à l’horizon de l’analyse structurale, c’est celle de cet
« ultime signifié » qu’est l’esprit humain 47, dont Lévi-Strauss avait déjà
affirmé dans un de ses premiers articles qu’il s’agissait d’un « fantôme
imprévu » dont l’invocation est nécessaire à l’analyse structurale mais qui ne

44. CC, p. 338.


45. S’il peut apparaître une « philosophie indigène » au terme de ce processus, c’est une
philosophie négative telle que celle qui se dégage de la geste d’Asdiwal : « le seul mode positif de
l’être consiste en une négation du non-être. » (AS II, p. 212).
46. HL, p. 252.
47. CC, p. 346
26 F. KECK

peut être donné positivement 48. On pourrait ainsi caractériser l’analyse des
mythes comme une anthropologie négative, au sens où il s’agit d’approcher
par un ensemble de pratiques cet esprit humain dont toute saisie théorique
est impossible. L’esprit n’est plus ce qui apparaît dans les constructions
théoriques pures des systèmes de parenté, mais ce qui peut être invoqué à
l’horizon du tissu mythique comme sa condition de possibilité.
On comprend alors en quel sens Lévi-Strauss peut affirmer que l’analyse
des mythes est immanente à la mythologie elle-même et qu’elle n’en consti-
tue qu’un nouveau développement 49 : c’est que tout point de vue extérieur
au mythe est impossible, au risque de ne trouver aucune signification.
L’anthropologue est partie prenante du tissu mythique, qui l’entraîne tou-
jours plus loin de lui-même sans jamais se fermer sur la figure d’une
subjectivité close. Pris dans le mouvement de l’analyse mythique, tout
retour à soi est cette fois impossible 50 : l’enquête anthropologique implique
un processus « interminable » 51 qui découvre sans cesse de nouveaux
mythes et de nouvelles significations par exploration d’aspects laissés
jusque-là de côté. Si, dans les Structures élémentaires de la parenté, le
système des Murngin constituait un point central où l’esprit de l’anthropo-
logue pouvait coïncider avec la structure théorique de l’échange, chaque
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analyse de mythe n’est qu’une coupe dans une nébuleuse sur laquelle toute
vision englobante est impossible 52.
Cela signifie-t-il pour autant que tout travail théorique soit impossible,
c’est-à-dire que tout recul soit impossible par rapport à l’ensemble des
mythes ? Lévi-Strauss a-t-il finalement renoncé à l’entreprise théorique en
faveur d’une pure dissolution dans les mythes ? Une telle interprétation
manquerait le travail théorique propre au mythe, c’est-à-dire le mouvement
par lequel le mythe ne cesse de prendre distance par rapport à lui-même pour
élaborer sa propre théorie. En quoi la structure propre du mythe permet-elle
alors d’inventer une position originale entre théorie et pratique ?

48. AS, p. 87.


49. CC, p. 20.
50. On peut lire en ce sens le Finale de l’Homme Nu qui s’interroge sur le mode de
subjectivité produit par l’analyse structurale des mythes.
51. Cf. CC, p. 14 : « La pensée mythique n’effectue pas des parcours entiers : il lui reste
toujours quelque chose à accomplir. Comme les rites, les mythes sont in-terminables. » Cette
citation est le point de départ de la lecture de P. M, « L’humanisme interminable de
Lévi-Strauss », Les temps modernes, été 2000, no609.
52. En ce sens, la critique de V. Descombes dans Grammaire d’objets en tout genre (Paris,
Minuit, 1983, p. 230) ne nous semble s’appliquer qu’aux Structures élémentaires de la parenté
et aux premières déclarations théoriques de Lévi-Strauss : « La langue est comme une carte, les
choses signifiées sont comme le territoire représenté par cette carte. (...) L’humanité n’apprend
pas quel est son domaine en lisant la carte, elle apprend à lire sa carte en visitant son domaine. »
Si le premier Lévi-Strauss lit une carte avant de découvrir le territoire, le Lévi-Strauss des
Mythologiques explore le territoire avant d’établir la carte.
L’ESPRIT HUMAIN 27

P    

Si l’on reprend l’itinéraire que l’on vient de tracer, on comprend que ce


qui s’opère dans le passage de la parenté au mythe, c’est un changement dans
la notion même de structure. On a vu que, dans les Structures élémentaires
de la parenté, la structure est une « réalité sous jacente » 53 aux théories
indigènes et aux relations sociales, en sorte qu’on peut alors toujours douter
qu’on ait atteint la structure elle-même et non quelque conception déformée
qu’en donnent les indigènes. Dans les Mythologiques, la structure est ce qui
met en rapport des contradictions sociales et leurs solutions théoriques : est
ainsi résolu le problème qui restait posé par l’analyse de la parenté, puisqu’il
n’y a plus à se demander si l’ethnologue accède à la structure sociale ou
seulement aux théories indigènes, la théorie indigène faisant partie de la
structure. Il n’y a alors plus deux plans, le conscient et l’inconscient,
l’apparence et la réalité, mais une multiplicité de plans entre lesquels se
produisent des rapports à la fois conscients et inconscients. En se référant
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une nouvelle fois à Mauss auquel il avait d’abord opposé l’idée d’une struc-
ture sous-jacente, Lévi-Strauss rappelle que la structure doit être conçue
comme « feuilletée, pourrait-on dire, et comme composée d’une multitude
de plans distincts et accolés. » 54
La grande découverte de Lévi-Strauss dans l’analyse des mythes, c’est en
effet qu’un mythe est à la fois un langage et un métalangage. C’est pourquoi
le mythe résout les problèmes de la parenté : la distinction entre la réalité et
ce qui en est dit n’est plus à faire. Commentant de l’intérieur de lui-même sa
propre structure, il peut se lire à plusieurs niveaux. Un mythe prend ainsi la
forme d’une « matrice de significations », expression qu’il faut entendre au
sens mathématique, comme ensemble de lignes et de colonnes, autant que
générique : un mythe juxtapose plusieurs codes pour constituer son arma-
ture, il utilise différents niveaux logiques pour résoudre le problème qui est
le sien. Lévi-Strauss s’est opposé à Propp et au formalisme russe précisément
sur la forme mathématique à donner à la structure du récit : pour Propp, la
morphologie du conte trouve un ensemble de formes qui se superposent aux
contenus selon un schéma linéaire ; pour Lévi-Strauss, ce qui est forme dans
un mythe peut devenir contenu pour un autre mythe qui se situe à un niveau
d’abstraction supérieur, en sorte que le modèle de la matrice s’impose. « La
structure feuilletée du mythe permet de voir en lui une matrice de significa-
tions rangées en lignes et en colonnes, mais où, de quelque façon qu’on lise,

53. IMM, p. XXXIX.


54. AS II, p. 14.
28 F. KECK

chaque plan renvoie toujours à un autre plan. De la même façon, chaque


matrice de significations renvoie à une autre matrice, chaque mythe à
d’autres mythes. » 55 Le structuralisme rencontre donc peut-être dans le
formalisme une tentation qu’il a ensuite rejetée : celle de partir des formes
pour rejoindre les contenus, alors qu’il faut analyser des contenus qui
deviennent des formes à des niveaux différents.
L’enjeu philosophique de cette structure feuilletée en une pluralité de
niveaux a été bien perçu par Lucien Sebag, qui y voit la réponse au défi posé
par les sciences humaines à une philosophie prétendant encore posséder sur
les phénomènes humains la position théorique du savoir absolu. Cette
position était encore celle de Lévi-Strauss lorsqu’il analysait les systèmes de
parenté depuis une structure inconsciente sous-jacente ; mais le caractère
feuilleté de la structure amène à dépasser l’opposition entre le conscient et
l’inconscient en remplaçant la dualité de ces niveaux par une pluralité de
niveaux : « l’opposition entre conscient et inconscient n’est pas essentielle à
l’analyse structurale. Une méthodologie unique s’appliquera aussi bien au
fonctionnement d’un ordre qui s’ignore comme tel qu’à un agencement
d’éléments poursuivi en toute lucidité en fonction de certaines contraintes.
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Il n’en reste pas moins qu’il est décisif pour la compréhension du phéno-
mène considéré de savoir à quel niveau on se situe. » 56 Pour autant, une telle
structure n’échappe pas à l’entreprise théorique : elle l’oblige à la relancer de
l’intérieur de la structure et non de l’extérieur, afin de trouver des positions
théoriques où l’ensemble de la structure puisse apparaître. « C’est la chaîne
entière de ces transformations qui, au-delà des multiples interférences
secondaires, devra nous permettre d’atteindre le système intellectuel qui a
commandé les changements en question ; en ce sens, tout fait idéologique
appelle une question initiale : à quel niveau dois-je me placer pour que la
chaîne toute entière me soit donnée ? » 57 Lucien Sebag pointe ainsi l’inno-
vation conceptuelle propre au structuralisme dans les rapports entre théorie
et pratique : il n’existe pas de position théorique extérieure à la structure
mais il y a des positions théoriques qui accèdent de l’intérieur des pratiques
à la totalité de la structure.
Une telle innovation permet de mesurer le rôle central de La pensée
sauvage dans l’œuvre de Lévi-Strauss, puisque cet ouvrage fait précisément
transition entre les analyses de la parenté et du mythe. Lévi-Strauss y voit
une « pause » permettant d’ « embrasser du regard le panorama étalé devant
nous, saisissant l’occasion ainsi offerte de mesurer le trajet parcouru, de
repérer la suite de l’itinéraire, et de nous faire une idée sommaire des

55. CC, p. 346.


56. « Le mythe : code et message », Les temps modernes, 1965, p. 1621. Je souligne.
57. L. S, Marxisme et structuralisme, Paris, Payot 1964, p. 132. Je souligne.
L’ESPRIT HUMAIN 29

contrées étrangères qu’il nous faudrait traverser. » 58 C’est qu’il s’agit de


tirer toutes les conséquences du caractère feuilleté de la structure découvert
à travers les difficultés de l’analyse de la parenté, et d’en mesurer l’étendue
avant de s’y plonger pour une analyse des mythes que l’on sait interminable.
La pensée sauvage invente donc véritablement une position théorique
nouvelle : il ne s’agit plus d’observer la forme générale de la structure de
l’extérieur, mais de la deviner en quelque sorte depuis son milieu. C’est la
raison pour laquelle Lévi-Strauss reprend le problème du totémisme pour
lui donner une solution nouvelle, fondée sur la notion d’opérateur totémique
comme connecteur logique dans une structure de différences. Ce que mon-
trent en effet les systèmes totémiques, c’est l’existence d’une pensée classi-
ficatoire qui se déploie à des niveaux d’abstraction différents en jouant sur
les possibilités d’agencement du sensible. Dans ce cadre, l’importance des
espèces animales dans la pensée mythique tient à leur caractère intermé-
diaire entre l’abstrait et le concret : elles jouent le rôle d’opérateur permet-
tant de passer d’un niveau d’abstraction à un autre dans la structure.
Lévi-Strauss découvre ainsi dans la notion d’opérateur totémique ce qui
permet de passer d’un niveau à un autre de la structure sans que pour autant
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une vision surplombante soit nécessaire.


Il faut rappeler que La pensée sauvage est une critique des théories du
totémisme, et peut-être de toute théorie qui prétend saisir la pensée sans
tenir compte de la pluralité de ses formes d’actualisation : « l’erreur des
tenants du totémisme fut de découper arbitrairement un niveau de classifi-
cation : celui formé par référence aux espèces naturelles, et de lui donner la
valeur d’une institution. Mais comme tous les niveaux, celui-ci n’est qu’un
parmi d’autres. » 59 L’erreur de la théorie du totémisme est l’erreur de toute
théorie, qui doit se tenir sur un seul niveau pour étudier rigoureusement la
réalité, se donnant ainsi une position de surplomb sur son objet du fait d’en
avoir aplani toutes aspérités, alors que le propre de la pensée sauvage est de
vouloir saisir tous ces niveaux en une seule fois dans une vision qui restitue
à l’objet la pluralité de ses aspects. Dire que la pensée est « sauvage », c’est en
effet dire qu’elle est animée par une ambition spéculative qui résiste à toute
domestication théorique. On peut lire ainsi la discussion sur la magie et la
science qui ouvre La pensée sauvage : « Entre magie et science, la différence
première serait (...) que l’une postule un déterminisme global et intégral,
tandis que l’autre opère en distinguant des niveaux dont certains seulement
admettent des formes de déterminisme tenues pour inapplicables à d’autres
niveaux. » 60 La théorie apparaît comme une coupe statique dans une struc-

58. CC, p. 17-18.


59. PS, p. 165.
60. PS, p. 24.
30 F. KECK

ture dynamique qui se déploie sur plusieurs niveaux. Une place est ainsi
laissée à la théorie scientifique en tant qu’elle vient couper et recouper la
structure dynamique des mythes, selon des trajectoires à chaque fois diffé-
rentes, mais elle doit savoir que de la structure elle ne découpe toujours
qu’une partie 61.
On pourrait aller jusqu’à voir dans ces analyses de La pensée sauvage
une critique des insuffisances de la théorie de la parenté : celle-ci cherchait
sur un seul plan, celui de l’inconscient structural, une structure qui se donne
en réalité sur une multiplicité de plans. Lévi-Strauss reconnaît lui-même
cette insuffisance, en recourant au vocabulaire marxiste de la praxis : « Nous
avons paru trop souvent être à la recherche d’une genèse inconsciente de
l’échange matrimonial (...) Il aurait fallu distinguer davantage entre
l’échange (fait de praxis) et les règles conscientes par le moyen desquelles ces
mêmes groupes s’emploient à le codifier et à le contrôler. » 62 Le recours à la
notion kantienne de « schème conceptuel » lui permet alors de dépasser la
simple opposition entre théorie et praxis, en décrivant la pluralité des
niveaux où des pratiques s’élaborent de façon théorique. « Entre praxis et
pratiques s’intercale toujours un médiateur, qui est le schème conceptuel
par l’opération duquel une matière et une forme, dépourvues l’une et l’autre
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d’existence indépendantes, s’accomplissent comme structures, c’est-à-dire


comme des êtres à la fois empiriques et intelligibles. » 63 Il ne s’agit donc pas
de partir de la structure théorique posée d’emblée, ni de son reflet inversé
que serait la praxis, mais de se tenir au milieu de la structure, dans le
processus par lequel des pratiques se rapportent les unes aux autres selon
des schèmes. En étudiant des schèmes conceptuels permettant de passer
d’un niveau logique à un autre, l’ethnologue ne se donne pas toute la
structure pour objet mais parvient à saisir le mouvement par lequel elle se
construit comme une totalité.
On peut enfin repérer une telle mutation dans l’analyse structurale, de la
structure dans sa totalité à une position théorique à l’intérieur de la struc-
ture, à travers l’introduction de deux thèmes qui restaient absents dans les
Structures élémentaires de la parenté : l’histoire et l’affectivité. La position
théorique par laquelle l’ethnologue s’insère dans la structure est en effet à la
fois historique et affective : elle correspond à un temps et à un lieu dans
lesquels la structure se rencontre.
Dans un article publié en 1965, Lévi-Strauss reconnaît que l’anthropo-
logue doit renoncer à tout surplomb théorique sur son objet parce qu’il le
rencontre sur le fond de la violence de l’histoire. « L’anthropologie ne

61. Cf. HN, p. 540 : « A chaque niveau d’opposition correspondront d’autres entreprises
spéculatives pour conférer un sens à autant de coupes pratiquées dans le réel. »
62. PS, p. 33.
63. PS, p. 160.
L’ESPRIT HUMAIN 31

réussira jamais à être une science aussi désintéressée que l’astronomie, dont
l’existence même tient au fait qu’elle contemple de loin ses objets. L’anthro-
pologie est née d’un devenir historique au cours duquel la majeure partie de
l’humanité fut asservie par une autre. » 64 L’abandon du modèle de l’astro-
nomie doit ici être souligné car il jouait un rôle crucial dans l’affirmation de
la possibilité théorique de l’analyse structurale des systèmes de parenté 65 :
ceux-ci pouvaient être considérés à distance comme des objets froids, alors
que le tissu mythique amérindien porte encore la marque de l’événement de
la conquête. Dans les Mythologiques, Lévi-Strauss montre que la logique
des mythes révèle toute une historicité interne dans le mouvement des
transformations et des reprises 66, et une ouverture aux autres sociétés, le
mythe ménageant toujours une place pour de nouveaux venus 67. L’anthro-
pologue pénètre ainsi dans le tissu mythique non pas par son niveau le plus
théorique mais par un des multiples niveaux où le mythe s’ouvre à d’autres
mythes. C’est seulement parce que l’événement de la conquête a en quelque
sorte refroidi le tissu mythique qu’il le livre comme une totalité figée que
l’ethnologue peut reconstituer progressivement.
Cette implication historique de l’anthropologue dans son objet a des
répercussions affectives : elle se vit sur le mode de la tristesse. L’affect n’est
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pas alors ce qu’il faut éliminer de l’analyse structurale mais ce dont on doit
partir pour retrouver la structure dans la pluralité de ses niveaux. C’est le
rôle que Lévi-Strauss attribue dans La pensée sauvage à l’art, qui, à
mi-chemin entre la pratique du bricoleur, qui joue sur différents niveaux du
sensible pour les connecter entre eux, et la pratique de l’ingénieur, qui se
projette sur un seul plan, produit un objet matériel qui donne immédiate-
ment la clé de sa structure dans une émotion esthétique 68. L’émotion
esthétique vient ainsi indiquer une saisie de la structure dans la pluralité de
ses niveaux que l’analyse théorique poursuit selon ses modalités propres. Si
La pensée sauvage se réfère au modèle de la peinture, c’est-à-dire encore à
une saisie globale par la vue, la référence à la musique dans les Mythologi-
ques va encore plus loin dans l’abandon de la posture théorique totalisante,
car la musique relie différents niveaux intellectuels de façon partielle. La
musique, dit Lévi-Strauss, mélange deux sortes d’émotion : le rire, qui
provoque une décharge affective en établissant un court-circuit entre plu-
sieurs niveaux sémantiques, et l’angoisse, qui contracte les viscères du fait
du blocage sur un seul niveau sémantique. La musique participe à la fois du
rire et de l’angoisse en ce que, comme le rire, elle accomplit un trajet qui unit

64. AS II, p. 69.


65. Cf. par exemple AS II, p. 80.
66. Cf. HN, p. 184.
67. Cf. HL, « Mythes indiens, contes français ».
68. Cf. PS, p. 37.
32 F. KECK

différents niveaux sémantiques, mais, comme dans l’angoisse, ce trajet est


lent et laborieux 69. Si le rire propose une saisie immédiate de l’esprit ¢ c’est
le « mot d’esprit » qui établit des connexions entre le conscient et l’incons-
cient ¢ l’angoisse bloque les possibilités de l’esprit. La musique est alors
l’accomplissement d’un trajet qui suit l’esprit humain dans la multiplicité
des niveaux où il se manifeste ¢ et en cela elle produit, dit Lévi-Strauss, de la
joie. L’analyse structurale vise ainsi à convertir la tristesse, liée à une position
qui ne voit de la structure que des parties ou des fragments, en joie de
parcourir la structure dans la pluralité de ses niveaux.
Il s’agissait ici de restituer l’itinéraire qui a conduit Lévi-Strauss de
l’affirmation d’une saisie théorique de l’esprit humain dans les Structures
élémentaires de la parenté au trajet infini des Mythologiques, qui suit
l’esprit à travers les pratiques dans lesquelles il est inséré, en passant par La
pensée sauvage, qui repère, en recourant aux notions d’opérateur totémique
et de schème conceptuel, la position théorique à partir de laquelle est
possible une description de l’esprit dans la pluralité des niveaux logiques où
il s’actualise. Un tel itinéraire nous semble redonner sens à tout ce que
l’analyse structurale semble d’abord avoir exclu : la pratique, l’histoire,
l’affectivité. Qu’en conclure pour la question de l’esprit dont nous sommes
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partis ? D’une part, qu’une théorie de l’esprit, si elle se donne d’abord un


modèle unifiant cohérent, est conduite à insérer l’esprit dans les pratiques et
à modifier ainsi les hypothèses théoriques dont elle est partie. D’autre part,
qu’une théorie de l’esprit, en fonction des objets qu’elle se donne, est
amenée à se poser la question du sujet et de sa position dans la théorie. La
philosophie trouve ainsi dans l’anthropologie non pas le modèle d’une
théorie de l’esprit mais les questions qui se posent à une telle théorie
lorsqu’elle s’installe sur le terrain de la logique de la pratique.

69. Cf. HN, p. 589.

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