Vous êtes sur la page 1sur 16

La puissance et la grâce

La théorie proudhonienne du mariage


Frédéric Brahami
Dans Archives de Philosophie 2022/4 (Tome 85), pages 109 à 123
Éditions Centre Sèvres
ISSN 0003-9632
DOI 10.3917/aphi.854.0109
© Centre Sèvres | Téléchargé le 12/11/2023 sur www.cairn.info (IP: 90.0.160.228)

© Centre Sèvres | Téléchargé le 12/11/2023 sur www.cairn.info (IP: 90.0.160.228)

Article disponible en ligne à l’adresse


https://www.cairn.info/revue-archives-de-philosophie-2022-4-page-109.htm

Découvrir le sommaire de ce numéro, suivre la revue par email, s’abonner...


Flashez ce QR Code pour accéder à la page de ce numéro sur Cairn.info.

Distribution électronique Cairn.info pour Centre Sèvres.


La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le
cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque
forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est
précisé que son stockage dans une base de données est également interdit.
DOSSIER

La puissance et la grâce
La théorie proudhonienne du mariage
Frédéric Brahami
EHESS — cespra (UMR 8 036)

T héoricien de la liberté, Proudhon n’a eu de cesse de penser les condi-


tions d’un ordre social émancipé de l’autorité de l’Église comme du
pouvoir de l’État. Cette liberté infinie, absolue 1, qu’il s’attache à servir,
seul le droit peut et doit la réaliser. L’anarchie, qui vise selon lui à établir
une société bien ordonnée, met le droit au cœur des relations sociales libres
et égales. C’est que ni la loi du souverain ni la coutume sociale ne sont les
© Centre Sèvres | Téléchargé le 12/11/2023 sur www.cairn.info (IP: 90.0.160.228)

© Centre Sèvres | Téléchargé le 12/11/2023 sur www.cairn.info (IP: 90.0.160.228)


sources obligées du droit ; et Proudhon renvoie dos à dos le légicentrisme
(supposé) issu de la Révolution française et l’historicisme issu de l’école
de Savigny 2. D’orientation nominaliste, le légicentrisme fait de la loi une
abstraction qui violente les rapports sociaux. Quant à l’historicisme, pour-
tant soucieux de la durée, et donc de la réalité sociale, il en vient inévita-
blement à sacraliser l’état de fait, et conforte ainsi la servitude politique
et l’oppression sociale. Le conservatisme historiciste et le légicentrisme
révolutionnaire participent également du préjugé selon lequel la société
ne saurait subsister sans une instance souveraine qui promulgue la loi.
Mais, que la loi émane des coutumes ancestrales, de la raison abstraite ou
du bon plaisir du prince, elle est toujours pour Proudhon une contrainte
qui étouffe le développement social en même temps qu’elle détruit la liber-
té individuelle, produisant ainsi désordre et violence. De ce point de vue,

1. Pierre-Joseph Proudhon, « Programme révolutionnaire aux électeurs de la Seine » : « Voilà tout


mon système : liberté de conscience, liberté de la presse, liberté du travail, liberté du commerce, liberté
de l’enseignement, libre concurrence, libre disposition des fruits de son travail et son industrie, liberté
à l’infini, liberté absolue, la liberté partout et toujours! » (Le Représentant du Peuple, 31 mai, 1er et 5 juin
1848).
2. Sur ce point, et sur la pensée proudhonienne du droit, voir Anne-Sophie Chambost, Proudhon
et la norme. Pensée juridique d’un anarchiste, Presses universitaires de Rennes, 2004. 109
Frédéric Brahami

il ne pense pas mieux de la souveraineté du peuple que de celle de Dieu


défendue par Bonald et Maistre 3. C’est dès 1840 qu’il écrit dans Qu’est-ce
que la propriété ? que « la vérité ou la science politique est chose tout à fait
indépendante de la volonté souveraine, de l’opinion des majorités et des
croyances populaires 4 ». Telle qu’elle existe dans la France contemporaine,
comme système de gouvernement représentatif, la démocratie – même en
1848, avec le suffrage universel masculin – est en réalité la négation pure et
simple du droit du peuple.
Entendue dans toute sa rigueur, la démocratie – le pouvoir du peuple
sur le peuple – ne peut être que directe et permanente, ce qui suppose
l’auto-organisation de la société par le droit. Ce n’est pas à dire qu’il n’y ait
pas de pouvoir dans une société juste, car Proudhon distingue le pouvoir
social, qui résulte de l’équilibre des forces sociales, du pouvoir de l’État, qui
repose pour sa part sur l’usurpation de la force. Penseur des forces et de leurs
équilibres, Proudhon pose que toute substance étant une puissance, il est
nécessaire que le pouvoir appartienne à la force la plus grande. Si le droit
est l’expression juridique des rapports sociaux et si les rapports sociaux sont
déterminés par le jeu des forces en présence, alors il n’y a et ne peut jamais
y avoir qu’un seul droit : le droit de la force. C’est bien pourquoi, quand les
rapports économiques sont injustes, c’est-à-dire mal équilibrés, le pouvoir
appartient à la richesse, qui institue alors un État dont l’unique fonction
consiste à maintenir et consolider l’injustice. Mais le désordre, la violence des
guerres et des révolutions, les catastrophes politiques ne proviennent juste-
ment que de la faiblesse d’une société fondée sur l’exploitation 5. Une société
© Centre Sèvres | Téléchargé le 12/11/2023 sur www.cairn.info (IP: 90.0.160.228)

© Centre Sèvres | Téléchargé le 12/11/2023 sur www.cairn.info (IP: 90.0.160.228)


qui répartirait les biens selon la justice, c’est-à-dire par la mesure de la valeur
ajoutée produite par la force collective de travail, serait infiniment plus forte
que celle qui repose sur l’appropriation capitaliste de l’instrument de travail.
Si l’on examine la société du point de vue de son fonctionnement optimal, il
ressort avec évidence que la force collective est à son maximum d’efficience
quand les rapports sociaux atteignent à l’équilibre.

3. Proudhon, De la justice dans la Révolution et dans l’Église, Paris, Marcel Rivière, 1930-1935,
volume ii, p. 164 (cité désormais Justice suivi du numéro du volume et de la page) : « Hélas! on s’est vite
aperçu qu’en substituant l’investiture du peuple à celle de l’Église on tombait dans une superstition
pire ; qu’au lieu d’améliorer le pouvoir et de le consolider on le dépravait : de sorte qu’on se trouvait
avoir sacrifié le fruit de dix siècles d’élaboration politique aux hallucinations d’une démagogie sans
tradition, sans idée, et livrée à la fureur de ses instincts. Religion pour religion, l’urne populaire est
encore au-dessous de la sainte ampoule mérovingienne. Tout ce qu’elle a produit a été de changer la
méfiance en dégoût, et le scepticisme en haine. »
4. Proudhon, Qu’est-ce que la propriété?, Paris, LGF, « Le Livre de Poche », 2009, p. 426.
5. Justice, II-271 : « En principe, la société est ingouvernable ; elle n’obéit qu’à la Justice, à peine de
mort. En fait, les soi-disant gouvernements, libéraux et absolus, avec leur arsenal de lois, de décrets,
d’édits, de statuts, de plébiscites, de règlements, d’ordonnances, n’ont jamais gouverné qui ou quoi
que ce fût. Vivant d’une vie tout instinctive, agissant au gré de nécessités invincibles, sous la pression
de préjugés et de circonstances qu’ils ne comprennent point, le plus souvent se laissant aller au cou-
rant de la société qui de temps à autre les brise, ils ne peuvent guère, par leur initiative, faire autre chose
110 que du désordre. Et la preuve, c’est que tous finissent misérablement. »
La puissance et la grâce. La théorie proudhonienne du mariage

De même que plusieurs hommes, en groupant leurs efforts, produisent une


force de collectivité, supérieure en qualité et intensité à la somme de leurs
forces respectives ; de même plusieurs groupes travailleurs, mis en rapports
d’échange, engendrent une puissance d’un ordre plus élevé, que nous avons
considérée comme étant spécialement le pouvoir social.
Pour que ce pouvoir social agisse dans sa plénitude, pour qu’il donne tout le
fruit que promet sa nature, il faut que les forces en fonction dont il se compose
soient en équilibre. Or, cet équilibre ne peut être l’effet d’une détermination
arbitraire ; il doit résulter du balancement des forces, agissant les unes sur les
autres en toute liberté, et se faisant mutuellement équation 6.

Aussi, dans « l’ordre naturel, le pouvoir naît de la société, il est la résul-


tante de toutes les forces particulières groupées pour le travail, la défense et la
Justice 7 ». De cette analyse découle la disqualification du concept même de
souveraineté :

Quelle que soit la puissance de l’être collectif, elle ne constitue pas pour cela,
au regard du citoyen, une souveraineté : autant vaudrait presque dire qu’une
machine dans laquelle tournent cent-mille broches est la souveraine des cent-
mille fileuses qu’elle représente. Nous l’avons dit, la Justice seule commande et
gouverne, la Justice, qui crée le pouvoir, en faisant de la balance des forces une
obligation pour tous. Entre le pouvoir et l’individu, il n’y a donc que le droit :
toute souveraineté répugne 8 […].

Entre le pouvoir et l’individu il n’y a donc que le droit, ce droit qui, séparé
de tout fondement transcendant comme de toute sanction souveraine,
trouve son expression rationnelle la plus aboutie dans le contrat. Une société
© Centre Sèvres | Téléchargé le 12/11/2023 sur www.cairn.info (IP: 90.0.160.228)

© Centre Sèvres | Téléchargé le 12/11/2023 sur www.cairn.info (IP: 90.0.160.228)


dont les forces s’équilibrent selon la justice est une société dans laquelle toutes
les relations sociales sont régies par le contrat.

Un contractualisme intégral
La pensée juridique de Proudhon aboutit ainsi à un contractualisme inté-
gral, dont il voit certes les limites – l’individualisme et le volontarisme qu’il
enveloppe – mais qu’il ne constitue pas moins en modèle du droit. Le contrat
formalise un échange juste pour autant que s’y réalise ce qu’il présuppose,
la liberté et l’égalité des contractants. On pourrait croire que l’intérêt bien
entendu en est le ressort intime. Il n’en est rien. Car, si chacun suit unique-
ment son intérêt propre, même « bien entendu », le contrat sera à coup sûr

6. Justice, II-281. Voyez sur le mathématisme de Proudhon Qu’est-ce que la propriété?, op. cit., p. 392 :
« La société marche d’équation en équation ; les révolutions des empires ne présentent aux yeux de
l’observateur économiste, tantôt que la réduction de forces algébriques qui s’entre-détruisent ; tantôt
que le dégagement d’une inconnue, amenée par l’opération infaillible du temps. »
7. Justice, I-268.
8. Justice, II-271 (répugne, c’est-à-dire ici implique contradiction). 111
Frédéric Brahami

violé. Tout homme avisé cherchera dès que possible à profiter du dispositif.
Le conflit et la violence continueront alors jusque dans le contrat, et il fau-
dra un tiers qui en garantisse l’exécution. Nous voici au rouet, revenus à la
nécessité catastrophique d’un État garant du droit. Du reste, pas plus que l’in-
térêt bien entendu, la sympathie ne suffit à fonder l’obligation qu’enveloppe
le respect du contrat. Car, le plus souvent, la justice exige le sacrifice de la
bienveillance ; elle ne peut atteindre son but qu’en ne faisant acception de
personne, et pour cela elle doit mettre hors circuit les relations affectives et
leur partialité. Justice et bienveillance étant par nature hétérogènes, on ne
saurait fonder celle-là sur celle-ci.
Pour que le contrat devienne la forme même de la Justice et qu’il supplante
enfin la contrainte étatique, il faut qu’il oblige moralement. Il présuppose l’ef-
fectivité antécédente de la conscience morale, qui repose sur un fondement
anthropologique que Proudhon appelle dignité, expression la plus profonde
de la manière d’être des hommes :

quelle que soit la variété des mœurs, il existe chez tous les êtres moraux un
trait dominant, par lequel se manifeste ce qu’on nomme le caractère, et qui
consiste en ce que le sujet, s’honorant lui-même et avant tout autre, affirme, avec
plus ou moins d’énergie, son inviolabilité parmi ses pairs, son accord avec lui-
même, et sa suprématie sur tout le reste. C’est ce que nous appellerons, si vous
voulez, la dignité. Sans dignité, point de mœurs 9.

On le voit, la dignité n’est pas chez Proudhon d’inspiration kantienne,


loin s’en faut. Ce n’est pas parce que je suis porteur de l’universalité de la loi
morale que je suis une personne, c’est parce que je suis un moi : ma dignité
© Centre Sèvres | Téléchargé le 12/11/2023 sur www.cairn.info (IP: 90.0.160.228)

© Centre Sèvres | Téléchargé le 12/11/2023 sur www.cairn.info (IP: 90.0.160.228)


consiste bien à faire prévaloir ce que je suis. « La dignité, chez l’homme, est
une qualité hautaine, absolue, impatiente de toute dépendance et de toute
loi, tendant à la domination des autres et l’absorption du monde 10. » Il s’en-
suit que l’instinct acquisitif est par nature prédominant : « La tendance de
l’homme à l’appropriation est, comme la dignité dont elle émane, absolue
et sans limite 11. » La nature même de la dignité semble rendre impossible
la réciprocité, puisque « chez l’homme primitif, la dignité est brutale et la
personnalité absorbante 12 ». Si donc il n’y a ni Dieu ni État, ni loi morale uni-
verselle qui puissent donner au contrat son caractère obligatoire, comment
deux personnes dont les consciences sont essentiellement antagonistes
pourraient-elles en venir à se reconnaître? Il semble que la condition la plus
élémentaire du contrat – l’égalité ou la reconnaissance de la dignité, de la
liberté de l’autre – soit très exactement ce qui le rend impossible, s’il est vrai
que deux personnes,

9. Justice, I-294 (je souligne).


10. Justice, I-301.
11. Justice, I-302.
112 12. Justice, I-433 (la personnalité, c’est-à-dire l’égoïsme).
La puissance et la grâce. La théorie proudhonienne du mariage

semblables et en tout égales, ou bien, en variant les aptitudes, équivalentes,


mais dans tous les cas respectivement complètes et indépendantes l’une de
l’autre […] seront deux essences plus ou moins homogènes ou analogues
[…] qui, réunies, ne formeront pas un tout, et qu’on ne pourra considérer,
dans leur ensemble, comme formant un organisme. Une société, faible, plus
ou moins précaire, pourra en sortir : nous n’aurons pas la dualité cherchée.
L’organisme juridique, indispensable au fonctionnement de la conscience,
n’existant ni chez l’individu, ni dans la paire, le sentiment de la Justice
ne se peut produire […]. La conscience demeurant engourdie, l’homme
restera sauvage, ou ne formera que des sociétés imparfaites, des meutes
comme les chiens, des communautés à la façon des abeilles et des fourmis.
L’expérience confirme cette prévision. Entre individus de valeur égale et de
prétentions pareilles, il y a naturellement antagonisme 13, joute, agiotage, dis-
corde, guerre, peu de respect, peu d’affection, peu de dévouement 14.

La déduction proudhonienne du contrat établit, et même exacerbe, une


aporie radicale : le contrat n’est possible et effectif que comme égalité, mais la
liberté absolue de l’individu contredit frontalement la proposition de l’éga-
lité. Le contrat ne tient sa puissance d’obligation que de la conscience morale
mais la conscience morale « native », ultra-individualiste, pose une liberté
tout aristocratique et non démocratique. Pour qu’ils parviennent à la recon-
naissance de la dignité de tous, les individus doivent en passer d’abord par
des relations d’un tout autre ordre, où le moi puisse échapper à l’affirmation
de sa prévalence sur tous. Seule une généalogie de la morale est à même de
supprimer l’aporie. Proudhon est tellement conscient du problème qu’il dit
lui-même que toute sa théorie de la justice resterait hypothétique si l’on ne
© Centre Sèvres | Téléchargé le 12/11/2023 sur www.cairn.info (IP: 90.0.160.228)

© Centre Sèvres | Téléchargé le 12/11/2023 sur www.cairn.info (IP: 90.0.160.228)


parvenait à savoir comment naît et se développe le sentiment de la justice,
qui se trouve au principe de la reconnaissance de la dignité de l’autre, condi-
tion de possibilité du contrat, et par suite du droit. Il faut trouver le lieu où
la justice s’enracine dans la vie, et même dans la physiologie : « nous devons
[…] chercher encore la condition physiologique ou fonctionnelle [de la
justice], puisque sans cela elle reste pour nous comme un mythe, une hypo-
thèse de notre sociabilité, un commandement étranger à notre âme […] 15 ».
Si la justice n’est pas une utopie chimérique, mais un processus historique
effectif, elle doit, comme tout ce qui est réel, avoir un organe. Tant qu’on ne
l’inscrit pas dans une réalité sociale plus originelle que lui, le contrat reste
inintelligible. Il y a donc, pour Proudhon comme plus tard pour Durkheim,
du non-contractuel au fond du contrat. La dualité des personnes égales

13. Proudhon, qui fut dans sa jeunesse sensible à la pensée contre-révolutionnaire, se souvient ici
de l’axiome bonaldien : « Là où tous les hommes veulent nécessairement dominer avec des volontés égales
et des forces inégales, il est nécessaire qu’un seul homme domine ou que tous les hommes se détruisent »,
Théorie du pouvoir politique et religieux, Migne, 1859, vol. 1, p. 151 (l’auteur souligne). Sur la formation
de Proudhon, voir la thèse (non publiée) d’Edward Castelton, The Education of Pierre-Joseph Proudhon,
1836-39 (Cambridge, 2006).
14. Justice, IV-263.
15. Justice, IV-262. 113
Frédéric Brahami

qui entrent en jeu dans le contrat présuppose des rapports sociaux qui ne
peuvent pas eux-mêmes reposer sur l’égalité puisque des êtres égaux ou sem-
blables ne sauraient en aucune manière constituer une société à proprement
parler, mais seulement une meute ou une fourmilière 16.

Le couple, au fondement de la justice


Parce qu’il pense la société comme un organisme, Proudhon estime que
la Justice, loi de fonctionnement de l’organisme social, doit avoir son organe.
Cet organe est le couple que constituent l’homme et la femme, la « dualité
sexuelle » que Proudhon appelle, en reprenant la mythologie platonicienne
du Banquet, l’androgyne. La dualité sexuelle est le fondement naturel, plus
précisément biologique, de la Justice : « ces deux personnes, l’homme et la
femme, réunis, constituent par le fait même de leur union, aussi bien au
point de vue des âmes qu’à celui des corps, un organe 17 ». Or, si au point de
vue strictement physiologique, la fonction que remplit l’organe-couple est
chez l’animal la génération, chez les êtres humains la fonction reproductrice
passe au second plan. Car tant logiquement que chronologiquement sa fonc-
tion première, immanente à la « dualité personnelle » qu’il invente, consiste
à produire « par le contraste des attributs, un être complexe, l’embryon social,
duquel naîtra tout un nouveau règne, le règne de la raison ou de la Justice 18 ».
Les textes de Proudhon sur les femmes, l’amour et le mariage parcourent
toute son œuvre, mais c’est surtout dans les dixième et onzième études de De la
Justice dans la Révolution et dans l’Église qu’il en élabore pleinement la théorie.
© Centre Sèvres | Téléchargé le 12/11/2023 sur www.cairn.info (IP: 90.0.160.228)

© Centre Sèvres | Téléchargé le 12/11/2023 sur www.cairn.info (IP: 90.0.160.228)


C’est dans ces pages, bien mieux que dans La pornocratie 19, qu’on comprend
que sa haute misogynie ne se réduit pas à sa complexion personnelle, à ses
fantasmes ou à ses peurs. Car sa théorie de la femme, au principe de sa théorie
du couple, n’a rien de marginal ni d’accidentel ; tout au contraire, elle consti-
tue la clé de voûte de son système social. La nature a institué l’inégalité et la
dissemblance des femmes et des hommes pour que naisse leur complémen-
tarité, condition nécessaire à l’apparition du sentiment de justice. En effet,

16. Il est remarquable que les saint-simoniens comme les positivistes avaient opposé la morale au
droit, et récusé celui-ci au motif qu’il désocialisait les hommes. Proudhon tente d’articuler les deux
registres, en plaçant la morale au fondement du droit.
17. Justice, IV-319.
18. Justice, IV-321 (je souligne).
19. Publiée à titre posthume en 1875, La pornocratie répond aux objections faites par Juliette
La Messine et Jenny d’Héricourt aux thèses de De la Justice dans l’Église et la Révolution. Si je choisis
de ne pas m’appuyer sur cette « réponse », ce n’est pas seulement parce que le livre n’apporte rien
de nouveau sur le fond, mais aussi parce que sa virulence verbale, où s’accumulent presque toutes
ses haines, joue comme un obstacle épistémologique. L’abattement qu’on éprouve à la lecture de ce
livre risque de minorer la cohérence de ses thèses en conduisant le lecteur à les psychologiser, sinon
à les psy­chiatriser. « Le mignon qui affecte les grâces féminines est aussi dégoûtant que le nègre à face
de gorille », La pornocratie, éditions Tops/Trinquier, Antony, 2013, p. 174. On trouve dans ce volume les
114 textes de J. La Messine et J. d’Héricourt auxquels Proudhon répond.
La puissance et la grâce. La théorie proudhonienne du mariage

« deux personnes similaires et en tout égales ne formeraient pas un couple, ne


seraient pas une unité, un organe. La liberté, en chacune d’elles, déborderait
la Justice, qui dès lors resterait inefficace, et la société serait impossible 20 ».
On le voit, à la différence du contractualisme moderne qui s’enracine dans
une donnée biologique (la nécessité pour les individus de s’associer pour res-
ter en vie), le contractualisme de Proudhon s’enracine dans une donnée elle
aussi biologique, pourtant réfractaire à l’individualisme classique. L’élément
du social n’est ni l’individu isolé cherchant à s’associer pour conserver sa vie,
ni la famille ordonnée à la reproduction de l’espèce, c’est le couple appré-
hendé dans la relation amoureuse, qui n’est telle que d’être le rapport entre
deux personnes dissemblables (au point d’être hétérogènes) et complémen-
taires. Comprendre la société et son droit suppose que l’on connaisse la loi
constitutive du couple, puisqu’aussi bien c’est par le couple seul que les êtres
humains sont des êtres sociaux.
Proudhon procède en construisant d’abord le concept de son objet, fondé
sur la nature des choses. Une fois élaboré, le concept de mariage joue comme
une norme permettant d’évaluer la situation historique. Un concept adéquat
devant épouser la nature même de son objet, il est nécessaire de partir d’une
description de l’homme et de la femme. Tout repose sur un fait premier qu’il
est selon lui impossible de nier : l’homme est physiquement plus fort que la
femme. Sous ce rapport, l’homme est à la femme comme 3 est à 2. Il s’ensuit
(et c’est également une donnée de fait à ses yeux) que l’homme est supé-
rieur à la femme sous le rapport de l’intelligence. La supériorité physique de
l’homme implique en effet sa supériorité cérébrale, ce qui se trouve confirmé
empiriquement par l’histoire, où l’on ne voit guère que les femmes aient
© Centre Sèvres | Téléchargé le 12/11/2023 sur www.cairn.info (IP: 90.0.160.228)

© Centre Sèvres | Téléchargé le 12/11/2023 sur www.cairn.info (IP: 90.0.160.228)


été à l’initiative d’aucune découverte, d’aucune invention. Enfin, l’homme
est supérieur moralement à la femme, qui ne se soucie que d’amour (tel est
son destin physiologique), de charité, de bonté, de bienveillance, à quoi elle
sacrifiera toujours l’inflexible et rigide justice. Puisque, sur chacun des trois
plans de la force (physique, intellectuelle et morale), le rapport de l’homme
à la femme est comme celui de 3 à 2, il s’ensuit, quand on combine ces trois
supériorités viriles, que le rapport de l’homme à la femme est comme celui de
27 (3 x 3 x 3) à 8 (2 x 2 x 2).
Quels sont les traits positifs de la femme? Elle n’en a au fond qu’un : sa
beauté. Beauté physique, beauté intellectuelle (la grâce de l’esprit), beauté
morale (les femmes adoucissent la justice, car la justice, qui serait bannie du
monde sans les hommes, serait terreur sans les femmes). Du point de vue de
leur triple beauté, la supériorité de la femme sur l’homme est de 27 à 8. C’est
ainsi que s’exprime mathématiquement la complémentarité parfaite et orga-
nique de l’homme et de la femme.
L’inégalité entre la femme et l’homme est au principe de la « démons-
tration » proudhonienne. Si l’homme et la femme n’étaient dissemblables,

20. Justice, IV-323. 115


Frédéric Brahami

« ce seraient deux touts indépendants, sans action réciproque, incapables


pour cette raison de produire de la justice 21 ». Demander l’égalité des droits
revient à promouvoir l’injustice en dénaturant les rapports réels de l’équi-
libre naturel. La supériorité naturelle de l’homme sur la femme est ainsi
posée comme la condition de possibilité de la société. Mais l’inégalité de
droits, qui reflète « à raison » l’inégalité de nature, n’implique nulle guerre
entre la femme et l’homme – c’est au contraire la revendication de l’égalité
de droits qui engendre le conflit. L’homme est en effet puissance, et ce que la
femme aime en l’homme, c’est sa force même. Elle ne pourrait que mépriser
celui qui, la considérant comme son égale, se ferait femme.
L’amour est le rapport équilibré et par suite harmonieux de la force et
de la beauté. La nature complémentaire des sexes étant posée, il convient
de déterminer comment la Justice dans les rapports sociaux découle du bon
équilibre des rapports amoureux.

Le mariage : un méta-pacte
Quelles sont donc les vicissitudes de l’amour? L’amour trouve son origine
dans le rut animal, où il est un pur moyen de génération. Mais chez l’homme,
l’amour s’idéalise par la beauté de la femme, qui enflamme l’imagination
masculine. Le plaisir sexuel se double d’un plaisir de représentation. La fonc-
tion génératrice du couple s’en trouve secondarisée. À la suite de Rousseau et
de Comte, Proudhon pense le couple non pas sous la catégorie de la repro-
duction, mais à partir de la dualité amoureuse de l’homme et de la femme.
© Centre Sèvres | Téléchargé le 12/11/2023 sur www.cairn.info (IP: 90.0.160.228)

© Centre Sèvres | Téléchargé le 12/11/2023 sur www.cairn.info (IP: 90.0.160.228)


Aussi n’est-ce pas le soin de sa progéniture, mais la relation amoureuse
entre un homme et une femme qui crée le germe de la conscience morale,
et déclenche le processus d’humanisation.

L’homme et la femme forment, au moral comme au physique, un tout orga-


nique, dont les parties sont complémentaires l’une de l’autre ; c’est une
personne composée de deux personnes, une âme douée de deux intelligences
et de deux volontés. Et cet organisme a pour but de créer la Justice, en donnant
l’impulsion à la conscience, et de rendre possible le perfectionnement de
l’humanité par elle-même, c’est-à-dire la civilisation et toutes ses merveilles.
Comment s’accomplit cette justification? Par l’excitation de l’idéal, ce que les
théologiens nomment grâce, et les poètes amour. Voilà toute la théorie 22.

L’élément premier de l’amour réside dans l’appétit sexuel compliqué


d’idéalisation. « L’amour est un mouvement des sens et de l’âme, qui a son
principe dans le rut, fatalité organique et répugnante, mais qui, transfiguré
aussitôt par l’idéalisme de l’esprit, s’impose à l’imagination et au cœur comme

21. Justice, IV-295.


116 22. Justice, IV-277 (je souligne).
La puissance et la grâce. La théorie proudhonienne du mariage

le plus grand, le seul bien de la vie, un bien sans lequel la vie n’apparaît plus
que comme une longue mort 23. » Tout irait bien si les choses en restaient là,
et les hommes n’auraient jamais inventé spontanément cette institution
contraignante et mystérieuse qu’est le mariage si l’amour n’était miné de l’in-
térieur par une antinomie : l’amour a besoin de la relation sexuelle physique,
qui pourtant le détruit. Après qu’il a satisfait sa pulsion sexuelle, l’homme
cesse d’aimer, au point que son amour se renverse en dégoût et en haine.

Telle est donc l’antinomie à laquelle l’amour, comme toute passion, est sou-
mis : de même qu’il ne peut se passer de l’idéal, il ne peut pas non plus se passer
de possession. Le premier le pousse invinciblement à la seconde, mais celle-ci
obtenue, l’idéal est souillé et l’amour expire, à moins qu’une grâce supérieure
ne le ranime et ne lui rende l’équilibre 24.

C’est ainsi par nature que l’homme est infidèle : « L’inconstance en


amour est dans l’ordre même des choses, et tout homme sans exception
l’éprouve 25. » Certes, la femme aussi se dégoûte de l’homme ; sa fréquenta-
tion le désidéalise et le désamour se fait jour chez elle comme chez lui. Mais,
parce que la nature la destine à l’amour, elle est éprise plus longtemps. Se
dégrisant moins vite, c’est elle qui généralement se voit abandonnée. Par ail-
leurs, comme elle a la charge des enfants, qu’elle est matériellement moins
indépendante (parce que moins capable), il est inévitable qu’à mesure que le
temps passe elle plaira moins. C’est donc elle qui fera les frais du désamour.
La dynamique immanente de l’amour la voue à l’abandon, à la déchéance, et
lui promet le sort de la courtisane. Toute relation amoureuse fondée unique-
ment sur l’amour, ou plutôt sur un amour qui ne se dépasse pas, voue la femme
© Centre Sèvres | Téléchargé le 12/11/2023 sur www.cairn.info (IP: 90.0.160.228)

© Centre Sèvres | Téléchargé le 12/11/2023 sur www.cairn.info (IP: 90.0.160.228)


à la déréliction et à l’infamie. Or cette thèse selon laquelle on ne peut plus
aimer la femme qu’on a « possédée » explique l’institution du mariage, qui
explique à son tour le contractualisme généralisé qui définit la société juste.
Le mariage est cette institution qui protège la femme des conséquences
catastrophiques pour elle de la brutalité sexuelle des hommes. « Dans
le principe, c’est surtout la femme qu’a en vue l’instituteur du mariage 26. »
Le mariage vise à ce que l’homme n’abandonne pas la femme après en avoir
joui.

Si quelque chose peut, en effet, ranimer l’amour assouvi, relever la femme qui
s’est donnée, recréer cette idéalité toujours prête à périr dans la possession,
c’est la pensée, inhérente au sacrement, et qui s’empare de la conscience des
époux, qu’entre eux il existe autre chose que de l’amour, quelque chose qui

23. Justice, IV-22.


24. Justice, IV-67. Si quelque chose rend la vulgarité de Proudhon sur les femmes aussi obscène, ce
n’est pas tant ce qu’il dit de leur triple infériorité, qui les voue par nature au statut de ménagère (par où
il continue – certes en les outrant, comme souvent – les préjugés du xixe siècle) que ce qu’il dit de l’acte
sexuel, « possession » physique supposée détruire l’amour.
25. Justice, IV-24.
26. Justice, IV-29. 117
Frédéric Brahami

dépasse autant l’amour que celui-ci dépasse le rut des animaux. Ce quelque
chose, nous le connaissons : c’est le culte que l’homme et la femme se rendent
l’un à l’autre, culte qui, chez le premier, s’adresse à la grâce, à la pudeur et à la
beauté, chez la seconde à la puissance 27.

Le sacrement dont parle ici Proudhon ne se réfère pas à celui des religions
instituées ; c’est une sorte de sacrement transcendantal, si je puis dire, dont
l’histoire n’offre pas d’exemple mais que nous devons postuler pour pouvoir
rendre raison de l’expérience. Le mariage tel qu’il existe dans les sociétés
histo­riques n’est qu’un pseudo-mariage, obscène, hypocrite et vouant les
époux au malheur achevé. Il faut partir de la construction conceptuelle abs-
traite et non de la réalité instituée : dans la pureté de son concept, le mariage
est la relation juste de l’homme et de la femme. Il est bien une institution, un
sacrement même, mais une institution indépendante en elle-même des États
et des religions établies.
Proudhon fait du mariage un pacte. Non pas pourtant un pacte synal-
lagmatique, car puisque « les qualités de l’homme et de la femme sont des
valeurs incommutables ; les apprécier les unes par les autres, c’est les réduire
également à rien 28 ». Plus précisément, le mariage est un pacte qui se trouve
au fondement de tout pacte, quelque chose comme un méta-pacte, « sans
lequel les autres seraient comme de plein droit résiliés, et qui n’aura jamais son
pareil 29. » Ce qui fait la matière de ce pacte, ce n’est pas l’échange de ser-
vices ; le pacte conjugal n’est pas un pacte de domesticité : « les honoraires
de l’épouse ne peuvent s’estimer ni en marchandises ni en espèces 30 ».
© Centre Sèvres | Téléchargé le 12/11/2023 sur www.cairn.info (IP: 90.0.160.228)

© Centre Sèvres | Téléchargé le 12/11/2023 sur www.cairn.info (IP: 90.0.160.228)


Le mariage est l’union des deux éléments hétérogènes, la puissance et la grâce :
le premier représenté par l’homme, producteur, inventeur, savant, guerrier,
administrateur, magistrat ; le second, représenté par la femme, dont la seule
chose qu’on puisse dire est qu’elle est, par nature et destination, l’idéalité réa-
lisée, vivante, de tout ce dont l’homme possède en lui, à un degré supérieur,
la faculté, dans les trois ordres du travail, du savoir et du droit. Voilà pourquoi
la femme veut l’homme fort, vaillant, ingénieux : elle le méconnaît s’il n’est
que gentil et mignon ; pourquoi lui, de son côté, la veut belle, gracieuse, bien
disante, discrète et chaste 31.

Le mariage est un pacte sans pareil parce qu’on n’y échange pas, on s’y
donne entièrement ; et telle est la nature singulière de la réciprocité qu’il ins-
titue, qu’elle n’a pas d’objet matériel. « Des deux parts, sacrifice complet de la
personne, abnégation entière du moi, la mise en jeu de la vie et de l’être pour

27. Justice, IV-280 (je souligne).


28. Justice, IV-271.
29. Justice, IV-275 (je souligne).
30. Justice, IV-276.
118 31. Justice, IV-276 (l’auteur souligne).
La puissance et la grâce. La théorie proudhonienne du mariage

une récompense idéale : voilà le sacrement de Justice, voilà le mariage 32. »


Le mariage « dépasse » donc l’amour en ce sens qu’il le transfigure ; il est
l’idéal de l’idéal 33. Dans le mariage chacun s’engage à rester uni à l’autre
quand il n’y aura plus d’amour. Sanctification non de l’amour du couple
mais de l’amour de cet amour, il est d’essence sacrificielle, d’un sacrifice d’au-
tant plus mystérieux que l’homme, pourtant le plus fort (27/8) en est de toute
évidence selon Proudhon le grand perdant, comme la femme est la perdante
au jeu de l’amour. Que la relation en reste au plan érotique, et l’homme pos-
sède – et quitte quand il est satisfait. Il ne lui en coûte rien. Marié, il renonce
en revanche à toutes les femmes et travaille pour ses enfants, lui qui ne
consomme pour sa jouissance personnelle qu’une partie infime de son avoir.
Une fois en possession de l’idée juste du mariage, il est possible de lire
correctement la réalité sociale et historique. Les rapports de l’homme et de la
femme se déclinent selon trois cas de figure :
– Lorsque le plaisir des sens domine, les relations entre sexes s’ordonnent
à la luxure, dans la plus parfaite égalité de l’homme et de la femme. C’est
l’étape du rut. L’homme est ici séducteur-prédateur, la femme putain-proie,
et son indignité sociale est absolue.
– Lorsque c’est l’idéal qui domine, les relations, ordonnées à l’amour, sont
érotiques. La femme est alors concubine 34. Elle n’est plus l’égale de l’homme,
garde bien quelque liberté (elle peut ainsi avoir l’initiative de la rupture), et
souffre aussi de moins d’indignité que la courtisane.
– Lorsque, ordonnées à la conscience, les relations sont matrimoniales,
la femme est épouse. Obéissante et sujette, elle se trouve dans la dépendance
totale de son mari, mais jouit en retour d’une dignité parfaite.
© Centre Sèvres | Téléchargé le 12/11/2023 sur www.cairn.info (IP: 90.0.160.228)

© Centre Sèvres | Téléchargé le 12/11/2023 sur www.cairn.info (IP: 90.0.160.228)


Dans les Contradictions économiques, il avait écrit qu’entre la courtisane
et la ménagère, il n’y a pas de milieu 35. Ou bien ou bien : la femme est cour-
tisane ou ménagère, la concubine ayant un statut intrinsèquement instable
qui tend vers la prostitution ou le mariage. L’essence de la femme se mani-
feste au foyer ; ailleurs, elle fait violence à sa nature.
Où en est-on aujourd’hui, selon Proudhon? Si l’on retrace l’histoire
à grands traits, on voit que chez les Grecs, la femme est purement et sim-
plement exclue de l’amour. Les Grecs ont tant idéalisé Éros qu’ils l’ont
absolument séparé du sexe, et ces malheureux ont sombré dans la pédé-
rastie (pour employer le mot que Proudhon affectionne par-dessus tous).

32. Justice, IV-278. On songe inévitablement ici au contrat social de Rousseau qui exige l’aliénation
totale de chaque contractant au tout, ce qui scelle un processus de dénaturation et enclenche la mora-
lisation des individus.
33. Justice, IV-46.
34. Définition du concubinat : « Le concubinage, ou concubinat, est une conjonction naturelle,
contractée librement par deux individus, sans intervention de la société, en vue seulement de la jouis-
sance amoureuse et sous réserve de séparation ad libitum. À part quelques exceptions, que produisent
les hasards de la société et les difficultés de l’existence, le concubinat est la marque d’une conscience
faible, et c’est avec raison que le législateur lui refuse les droits et les prérogatives du mariage. » (Justice
IV-298, l’auteur souligne).
35. Système des contradictions économiques, Paris, Marcel Rivière, 1923, vol. II, p. 197. 119
Frédéric Brahami

Le christianisme, où le mariage repose sur la parole de Paul selon laquelle


il vaudrait mieux ne pas se marier à moins que le corps brûle tellement qu’il
y ait risque d’onanisme, propose une version du sacrement proprement
obscène. La femme ici n’est plus épouse, plus même concubine. Est-elle cour-
tisane? On ne sait trop ; elle est plutôt l’objet quelconque du rut, l’instrument
qui permet à l’homme d’échapper à la tentation de l’onanisme, un substitut
commode de la masturbation. C’est pourquoi dans le christianisme, la femme
n’existe spirituellement pas. La société bourgeoise enfin porte l’obscénité à
son comble puisque l’adultère y est la norme, et que tout dans le mariage est
corrompu par les intérêts matériels. En somme, seules les institutions des pre-
miers Romains avaient approché du concept, parce qu’ils avaient seuls une
idée de ce qu’est le paterfamilias. De fait, il n’y a que Rome qui puisse témoi-
gner, sur ses six premiers siècles, de la fidélité conjugale 36. Mais le mariage
y restait le privilège de l’aristocratie.
On peut donc être assuré que l’égalité juridique des hommes et des
femmes aurait des conséquences catastrophiques pour les deux sexes. Faire de
l’homme et de la femme des sujets égaux en droits, c’est faire du mariage un
contrat comme les autres. Tout contrat étant résiliable, le contrat de mariage
ainsi entendu enveloppe la légalité du divorce. Or le divorce détruit le mariage,
car il va sans dire que les hommes s’engouffreront dans la brèche et divorceront
dès lors qu’ils n’aimeront plus, ce qui ne peut manquer d’arriver. Appliqué
au mariage, le contrat synallagmatique en trahit la visée politique et morale,
puisqu’il en fait un concubinage qui ne dit pas son nom. Et le concubinat tend
logiquement à la pornocratie, la joute galante se dévelop­pant nécessairement
en course à la séduction, démultipliant tel­lement l’impudeur que les hommes
© Centre Sèvres | Téléchargé le 12/11/2023 sur www.cairn.info (IP: 90.0.160.228)

© Centre Sèvres | Téléchargé le 12/11/2023 sur www.cairn.info (IP: 90.0.160.228)


retourneront à la brutalité primitive, à la paresse égoïste, à la lâche tyrannie,
à la crapule, et que chez les femmes triompheront la légèreté, la folie, l’inso-
lence, l’ineptie et le bavardage, la mollesse, l’ordure sous la coquetterie 37.
Le mariage monogame et indissoluble enclenche, par les mœurs matri-
moniales qu’il engendre, le processus d’humanisation : « le mariage est
le point de transition du règne animal au règne social 38 ». Redoublement
de l’idéal amoureux dans la déchéance même de l’amour, il est au fond ce
qui seul permet à l’homme de continuer à respecter la femme sous la figure
de l’épouse, et l’empêche de retomber dans la barbarie. Car « l’homme tient
à la société par la femme, ni plus ni moins que l’enfant tient à sa mère par le
cordon ombilical 39 ». Si, de tous les êtres vivants, l’être humain seul possède
le sentiment de sa liberté et de sa dignité, il n’apprend la justice, n’éveille
sa conscience morale et n’accède ainsi au sentiment de la réciprocité que par
le mariage. « C’est par le mariage que l’homme apprend, de la nature même,

36. Justice, IV-46.


37. Voyez Justice, IV-279.
38. Justice, IV-320.
120 39. Justice, IV-259.
La puissance et la grâce. La théorie proudhonienne du mariage

à se sentir double : son éducation sociale et son élévation dans la Justice ne


seront que le développement de ce dualisme. 40 »
La dualité du couple instituée par le mariage produit la dualité intérieure
qui constitue l’essence de la conscience morale. C’est pourquoi le « mariage
est, de toutes les manifestations de la Justice la plus ancienne, la plus authen-
tique, la plus intime et la plus sainte 41 ». L’homme en effet n’est homme que
par l’idéalisation érotique de la femme, qui le moralise : « l’homme […] sans
la grâce féminine, ne serait pas sorti de la brutalité du premier âge : il vio-
lerait sa femelle, étoufferait ses petits, ferait la chasse à ses pareils pour les
dévorer 42 ». Le « véritable lot » de la femme « est d’être préposée à la garde de
nos mœurs et de nos caractères, chargée de nous représenter incessamment
dans sa personne notre conscience idéale 43 ». On mesure le poids du mariage
en considérant son importance dans le droit positif :

Les mœurs matrimoniales embrassent toute la partie de la législation rela-


tive à l’état civil, au domicile, à la puissance paternelle, au droit des femmes,
à la tutelle, à l’émancipation, au divorce, aux successions et testaments :
c’est la partie la plus considérable du droit civil. Et y regardant de plus près,
on n’est pas même loin de penser que, le mariage supprimé, le respect de
l’homme et du citoyen perdant sensiblement de son intensité, le système
social n’est plus, et telle avait été la conclusion de Platon, qu’une affaire de
police et de discipline, où la Justice se réduit à peu près à zéro 44.

Les mœurs, assises du droit


© Centre Sèvres | Téléchargé le 12/11/2023 sur www.cairn.info (IP: 90.0.160.228)

© Centre Sèvres | Téléchargé le 12/11/2023 sur www.cairn.info (IP: 90.0.160.228)


Selon Proudhon, « le mariage est la loi de l’humanité, à tous les degrés de
la civilisation et dans toutes les conditions sociales 45 ». Proudhon doit être
considéré comme un penseur du droit, car ce n’est que par le droit, dont le
contractualisme est la forme parachevée, que la société tend à son équilibre,
à son ordre immanent, et peut dépasser le stade provisoire où l’autorité de la
religion et de l’État s’impose à la société pour l’opprimer. C’est bien connu,
l’anarchie selon Proudhon est le contraire du désordre. Ce sont nos sociétés,
asservies à l’Église et au Trône, c’est-à-dire soumises à la souveraineté, qui sont
en désordre, comme l’enseigne plus que suffisamment l’histoire. Une société
juste est une société tout entière régie par le droit du contrat, que Proudhon
appelle le mutuellisme.

40. Justice, IV-295.


41. Justice, IV-28.
42. Justice, IV-277 ; « sans la femme, l’homme est obstiné et brutal, incapable de pardon et de repen-
tir » (Justice IV-274).
43. Justice, IV-293.
44. Justice, IV-12 (l’auteur souligne).
45. Justice, IV-280. 121
Frédéric Brahami

Mais, pour que le droit soit non seulement effectif mais déjà possible,
il faut qu’il s’enracine dans une réalité sociale qui rende raison du fait que
l’homme dépasse sa « personnalité absorbante », c’est-à-dire son égoïsme
absolu, et reconnaisse la dignité de l’autre. Cette simple opération, que l’on
s’imagine, trop facilement peut-être, relever du face-à-face immédiat de deux
consciences individuelles qui s’envisagent l’une l’autre, requiert en réalité un
processus de moralisation qui naît de cet organe social naturel premier qu’est
le couple, lequel n’échappe lui-même à l’antinomie de l’amour que s’il se
dépasse et se transfigure dans le mariage. Le mariage est l’institution origi-
nelle, le seul vrai pacte originel, fondement mystique de la justice et de la
moralité.

Considéré dans sa matérialité, le système social repose tout entier sur la dis-
tinction des sexes : par là, l’Éthique fait suite à l’Histoire naturelle ; le règne social
continue les trois règnes antérieurs, minéral, végétal et animal : et le mariage,
constitution à la fois physiologique, esthétique et juridique, se révèle comme
le sacrement de l’univers 46.

Produit des mœurs spontanées de l’humanité, le mariage à son tour


engendre des mœurs. Son alchimie particulière fait qu’il rend le sexe pudique.
La courtisane et la concubine rougissent de leurs plaisirs et ne peuvent échap-
per à la honte intérieure ; la matrone que son époux visite ne rougit pas. C’est
que, dans le mariage, la sexualité devient elle-même chaste. La pudeur est
le sentiment de la honte que nous éprouvons devant l’inévitable prépondé-
rance des fonctions animales : l’excrétion et le rut. Elle témoigne que nous
sommes destinés à nous en affranchir. La chasteté conjugale est ainsi la vic-
© Centre Sèvres | Téléchargé le 12/11/2023 sur www.cairn.info (IP: 90.0.160.228)

© Centre Sèvres | Téléchargé le 12/11/2023 sur www.cairn.info (IP: 90.0.160.228)


toire la plus haute de l’humanité sur sa propre bestialité.
On le voit, ce grand penseur du droit que fut Proudhon ne pouvait évi-
ter de faire appel aux mœurs, alors même qu’il développait une théorie du
droit comme contrat, c’est-à-dire comme ce qui est a priori le plus étranger
aux mœurs. La tension constitutive de sa position politique tient en ce qu’il
n’a pu tant prêter au droit – sous la forme pure d’un contrat indépendant
de la coutume, de la religion et de l’État – qu’en donnant tout à ce qu’il y a
de plus profond et de plus opaque dans les mœurs : la pudeur. Tout se passe
finale­ment comme si la récusation de la souveraineté de l’État et de l’autorité
de l’Église ne pouvait se dire qu’en ayant transféré tout l’empire à la pudeur
des femmes. « C’est surtout par la pudeur que la femme est souveraine 47. »
frederic.brahami@ehess.fr

46. Justice, IV-288.


122 47. Justice, IV-270.
La puissance et la grâce. La théorie proudhonienne du mariage

Résumé
Les thèses que Proudhon développe sur
les femmes, l’amour et le mariage n’ex-
priment pas seulement sa misogynie
personnelle, elles remplissent aussi une
fonction centrale dans sa théorie de la Abstract
justice. Le mariage en effet, qui suppose The arguments Proudhon develops
la supériorité de l’homme sur la femme, about women, love, and wedlock are not
est l’institution originelle sans laquelle only the expression of his misogyny, but
la dignité humaine aboutirait à la guerre they also fulfill a crucial function in his
de tous contre tous. Condition de leur theory of justice: marriage, which pre-
complémentarité, l’inégalité foncière supposes the superiority of men over
entre femmes et hommes sanctifiée dans women, is the original institution with-
le mariage rend seule possible l’émer- out which human dignity would end
gence d’une société d’hommes libres et in a war of everyone against everyone.
© Centre Sèvres | Téléchargé le 12/11/2023 sur www.cairn.info (IP: 90.0.160.228)

© Centre Sèvres | Téléchargé le 12/11/2023 sur www.cairn.info (IP: 90.0.160.228)


égaux. The fundamental inequality between
Mots-clés : amour, dignité, droit, femmes, women and men, which is a condition
justice, mariage, Proudhon. of their complementarity and is sanc-
tified by marriage, is the only way for a
society in which men are free and equal
to emerge.
Keywords: love, dignity, rights, women, jus-
tice, marriage, Proudhon.

123

Vous aimerez peut-être aussi