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La puissance et la grâce
La théorie proudhonienne du mariage
Frédéric Brahami
EHESS — cespra (UMR 8 036)
3. Proudhon, De la justice dans la Révolution et dans l’Église, Paris, Marcel Rivière, 1930-1935,
volume ii, p. 164 (cité désormais Justice suivi du numéro du volume et de la page) : « Hélas! on s’est vite
aperçu qu’en substituant l’investiture du peuple à celle de l’Église on tombait dans une superstition
pire ; qu’au lieu d’améliorer le pouvoir et de le consolider on le dépravait : de sorte qu’on se trouvait
avoir sacrifié le fruit de dix siècles d’élaboration politique aux hallucinations d’une démagogie sans
tradition, sans idée, et livrée à la fureur de ses instincts. Religion pour religion, l’urne populaire est
encore au-dessous de la sainte ampoule mérovingienne. Tout ce qu’elle a produit a été de changer la
méfiance en dégoût, et le scepticisme en haine. »
4. Proudhon, Qu’est-ce que la propriété?, Paris, LGF, « Le Livre de Poche », 2009, p. 426.
5. Justice, II-271 : « En principe, la société est ingouvernable ; elle n’obéit qu’à la Justice, à peine de
mort. En fait, les soi-disant gouvernements, libéraux et absolus, avec leur arsenal de lois, de décrets,
d’édits, de statuts, de plébiscites, de règlements, d’ordonnances, n’ont jamais gouverné qui ou quoi
que ce fût. Vivant d’une vie tout instinctive, agissant au gré de nécessités invincibles, sous la pression
de préjugés et de circonstances qu’ils ne comprennent point, le plus souvent se laissant aller au cou-
rant de la société qui de temps à autre les brise, ils ne peuvent guère, par leur initiative, faire autre chose
110 que du désordre. Et la preuve, c’est que tous finissent misérablement. »
La puissance et la grâce. La théorie proudhonienne du mariage
Quelle que soit la puissance de l’être collectif, elle ne constitue pas pour cela,
au regard du citoyen, une souveraineté : autant vaudrait presque dire qu’une
machine dans laquelle tournent cent-mille broches est la souveraine des cent-
mille fileuses qu’elle représente. Nous l’avons dit, la Justice seule commande et
gouverne, la Justice, qui crée le pouvoir, en faisant de la balance des forces une
obligation pour tous. Entre le pouvoir et l’individu, il n’y a donc que le droit :
toute souveraineté répugne 8 […].
Entre le pouvoir et l’individu il n’y a donc que le droit, ce droit qui, séparé
de tout fondement transcendant comme de toute sanction souveraine,
trouve son expression rationnelle la plus aboutie dans le contrat. Une société
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Un contractualisme intégral
La pensée juridique de Proudhon aboutit ainsi à un contractualisme inté-
gral, dont il voit certes les limites – l’individualisme et le volontarisme qu’il
enveloppe – mais qu’il ne constitue pas moins en modèle du droit. Le contrat
formalise un échange juste pour autant que s’y réalise ce qu’il présuppose,
la liberté et l’égalité des contractants. On pourrait croire que l’intérêt bien
entendu en est le ressort intime. Il n’en est rien. Car, si chacun suit unique-
ment son intérêt propre, même « bien entendu », le contrat sera à coup sûr
6. Justice, II-281. Voyez sur le mathématisme de Proudhon Qu’est-ce que la propriété?, op. cit., p. 392 :
« La société marche d’équation en équation ; les révolutions des empires ne présentent aux yeux de
l’observateur économiste, tantôt que la réduction de forces algébriques qui s’entre-détruisent ; tantôt
que le dégagement d’une inconnue, amenée par l’opération infaillible du temps. »
7. Justice, I-268.
8. Justice, II-271 (répugne, c’est-à-dire ici implique contradiction). 111
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violé. Tout homme avisé cherchera dès que possible à profiter du dispositif.
Le conflit et la violence continueront alors jusque dans le contrat, et il fau-
dra un tiers qui en garantisse l’exécution. Nous voici au rouet, revenus à la
nécessité catastrophique d’un État garant du droit. Du reste, pas plus que l’in-
térêt bien entendu, la sympathie ne suffit à fonder l’obligation qu’enveloppe
le respect du contrat. Car, le plus souvent, la justice exige le sacrifice de la
bienveillance ; elle ne peut atteindre son but qu’en ne faisant acception de
personne, et pour cela elle doit mettre hors circuit les relations affectives et
leur partialité. Justice et bienveillance étant par nature hétérogènes, on ne
saurait fonder celle-là sur celle-ci.
Pour que le contrat devienne la forme même de la Justice et qu’il supplante
enfin la contrainte étatique, il faut qu’il oblige moralement. Il présuppose l’ef-
fectivité antécédente de la conscience morale, qui repose sur un fondement
anthropologique que Proudhon appelle dignité, expression la plus profonde
de la manière d’être des hommes :
quelle que soit la variété des mœurs, il existe chez tous les êtres moraux un
trait dominant, par lequel se manifeste ce qu’on nomme le caractère, et qui
consiste en ce que le sujet, s’honorant lui-même et avant tout autre, affirme, avec
plus ou moins d’énergie, son inviolabilité parmi ses pairs, son accord avec lui-
même, et sa suprématie sur tout le reste. C’est ce que nous appellerons, si vous
voulez, la dignité. Sans dignité, point de mœurs 9.
13. Proudhon, qui fut dans sa jeunesse sensible à la pensée contre-révolutionnaire, se souvient ici
de l’axiome bonaldien : « Là où tous les hommes veulent nécessairement dominer avec des volontés égales
et des forces inégales, il est nécessaire qu’un seul homme domine ou que tous les hommes se détruisent »,
Théorie du pouvoir politique et religieux, Migne, 1859, vol. 1, p. 151 (l’auteur souligne). Sur la formation
de Proudhon, voir la thèse (non publiée) d’Edward Castelton, The Education of Pierre-Joseph Proudhon,
1836-39 (Cambridge, 2006).
14. Justice, IV-263.
15. Justice, IV-262. 113
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qui entrent en jeu dans le contrat présuppose des rapports sociaux qui ne
peuvent pas eux-mêmes reposer sur l’égalité puisque des êtres égaux ou sem-
blables ne sauraient en aucune manière constituer une société à proprement
parler, mais seulement une meute ou une fourmilière 16.
16. Il est remarquable que les saint-simoniens comme les positivistes avaient opposé la morale au
droit, et récusé celui-ci au motif qu’il désocialisait les hommes. Proudhon tente d’articuler les deux
registres, en plaçant la morale au fondement du droit.
17. Justice, IV-319.
18. Justice, IV-321 (je souligne).
19. Publiée à titre posthume en 1875, La pornocratie répond aux objections faites par Juliette
La Messine et Jenny d’Héricourt aux thèses de De la Justice dans l’Église et la Révolution. Si je choisis
de ne pas m’appuyer sur cette « réponse », ce n’est pas seulement parce que le livre n’apporte rien
de nouveau sur le fond, mais aussi parce que sa virulence verbale, où s’accumulent presque toutes
ses haines, joue comme un obstacle épistémologique. L’abattement qu’on éprouve à la lecture de ce
livre risque de minorer la cohérence de ses thèses en conduisant le lecteur à les psychologiser, sinon
à les psychiatriser. « Le mignon qui affecte les grâces féminines est aussi dégoûtant que le nègre à face
de gorille », La pornocratie, éditions Tops/Trinquier, Antony, 2013, p. 174. On trouve dans ce volume les
114 textes de J. La Messine et J. d’Héricourt auxquels Proudhon répond.
La puissance et la grâce. La théorie proudhonienne du mariage
Le mariage : un méta-pacte
Quelles sont donc les vicissitudes de l’amour? L’amour trouve son origine
dans le rut animal, où il est un pur moyen de génération. Mais chez l’homme,
l’amour s’idéalise par la beauté de la femme, qui enflamme l’imagination
masculine. Le plaisir sexuel se double d’un plaisir de représentation. La fonc-
tion génératrice du couple s’en trouve secondarisée. À la suite de Rousseau et
de Comte, Proudhon pense le couple non pas sous la catégorie de la repro-
duction, mais à partir de la dualité amoureuse de l’homme et de la femme.
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le plus grand, le seul bien de la vie, un bien sans lequel la vie n’apparaît plus
que comme une longue mort 23. » Tout irait bien si les choses en restaient là,
et les hommes n’auraient jamais inventé spontanément cette institution
contraignante et mystérieuse qu’est le mariage si l’amour n’était miné de l’in-
térieur par une antinomie : l’amour a besoin de la relation sexuelle physique,
qui pourtant le détruit. Après qu’il a satisfait sa pulsion sexuelle, l’homme
cesse d’aimer, au point que son amour se renverse en dégoût et en haine.
Telle est donc l’antinomie à laquelle l’amour, comme toute passion, est sou-
mis : de même qu’il ne peut se passer de l’idéal, il ne peut pas non plus se passer
de possession. Le premier le pousse invinciblement à la seconde, mais celle-ci
obtenue, l’idéal est souillé et l’amour expire, à moins qu’une grâce supérieure
ne le ranime et ne lui rende l’équilibre 24.
Si quelque chose peut, en effet, ranimer l’amour assouvi, relever la femme qui
s’est donnée, recréer cette idéalité toujours prête à périr dans la possession,
c’est la pensée, inhérente au sacrement, et qui s’empare de la conscience des
époux, qu’entre eux il existe autre chose que de l’amour, quelque chose qui
dépasse autant l’amour que celui-ci dépasse le rut des animaux. Ce quelque
chose, nous le connaissons : c’est le culte que l’homme et la femme se rendent
l’un à l’autre, culte qui, chez le premier, s’adresse à la grâce, à la pudeur et à la
beauté, chez la seconde à la puissance 27.
Le sacrement dont parle ici Proudhon ne se réfère pas à celui des religions
instituées ; c’est une sorte de sacrement transcendantal, si je puis dire, dont
l’histoire n’offre pas d’exemple mais que nous devons postuler pour pouvoir
rendre raison de l’expérience. Le mariage tel qu’il existe dans les sociétés
historiques n’est qu’un pseudo-mariage, obscène, hypocrite et vouant les
époux au malheur achevé. Il faut partir de la construction conceptuelle abs-
traite et non de la réalité instituée : dans la pureté de son concept, le mariage
est la relation juste de l’homme et de la femme. Il est bien une institution, un
sacrement même, mais une institution indépendante en elle-même des États
et des religions établies.
Proudhon fait du mariage un pacte. Non pas pourtant un pacte synal-
lagmatique, car puisque « les qualités de l’homme et de la femme sont des
valeurs incommutables ; les apprécier les unes par les autres, c’est les réduire
également à rien 28 ». Plus précisément, le mariage est un pacte qui se trouve
au fondement de tout pacte, quelque chose comme un méta-pacte, « sans
lequel les autres seraient comme de plein droit résiliés, et qui n’aura jamais son
pareil 29. » Ce qui fait la matière de ce pacte, ce n’est pas l’échange de ser-
vices ; le pacte conjugal n’est pas un pacte de domesticité : « les honoraires
de l’épouse ne peuvent s’estimer ni en marchandises ni en espèces 30 ».
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Le mariage est un pacte sans pareil parce qu’on n’y échange pas, on s’y
donne entièrement ; et telle est la nature singulière de la réciprocité qu’il ins-
titue, qu’elle n’a pas d’objet matériel. « Des deux parts, sacrifice complet de la
personne, abnégation entière du moi, la mise en jeu de la vie et de l’être pour
32. Justice, IV-278. On songe inévitablement ici au contrat social de Rousseau qui exige l’aliénation
totale de chaque contractant au tout, ce qui scelle un processus de dénaturation et enclenche la mora-
lisation des individus.
33. Justice, IV-46.
34. Définition du concubinat : « Le concubinage, ou concubinat, est une conjonction naturelle,
contractée librement par deux individus, sans intervention de la société, en vue seulement de la jouis-
sance amoureuse et sous réserve de séparation ad libitum. À part quelques exceptions, que produisent
les hasards de la société et les difficultés de l’existence, le concubinat est la marque d’une conscience
faible, et c’est avec raison que le législateur lui refuse les droits et les prérogatives du mariage. » (Justice
IV-298, l’auteur souligne).
35. Système des contradictions économiques, Paris, Marcel Rivière, 1923, vol. II, p. 197. 119
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Mais, pour que le droit soit non seulement effectif mais déjà possible,
il faut qu’il s’enracine dans une réalité sociale qui rende raison du fait que
l’homme dépasse sa « personnalité absorbante », c’est-à-dire son égoïsme
absolu, et reconnaisse la dignité de l’autre. Cette simple opération, que l’on
s’imagine, trop facilement peut-être, relever du face-à-face immédiat de deux
consciences individuelles qui s’envisagent l’une l’autre, requiert en réalité un
processus de moralisation qui naît de cet organe social naturel premier qu’est
le couple, lequel n’échappe lui-même à l’antinomie de l’amour que s’il se
dépasse et se transfigure dans le mariage. Le mariage est l’institution origi-
nelle, le seul vrai pacte originel, fondement mystique de la justice et de la
moralité.
Considéré dans sa matérialité, le système social repose tout entier sur la dis-
tinction des sexes : par là, l’Éthique fait suite à l’Histoire naturelle ; le règne social
continue les trois règnes antérieurs, minéral, végétal et animal : et le mariage,
constitution à la fois physiologique, esthétique et juridique, se révèle comme
le sacrement de l’univers 46.
Résumé
Les thèses que Proudhon développe sur
les femmes, l’amour et le mariage n’ex-
priment pas seulement sa misogynie
personnelle, elles remplissent aussi une
fonction centrale dans sa théorie de la Abstract
justice. Le mariage en effet, qui suppose The arguments Proudhon develops
la supériorité de l’homme sur la femme, about women, love, and wedlock are not
est l’institution originelle sans laquelle only the expression of his misogyny, but
la dignité humaine aboutirait à la guerre they also fulfill a crucial function in his
de tous contre tous. Condition de leur theory of justice: marriage, which pre-
complémentarité, l’inégalité foncière supposes the superiority of men over
entre femmes et hommes sanctifiée dans women, is the original institution with-
le mariage rend seule possible l’émer- out which human dignity would end
gence d’une société d’hommes libres et in a war of everyone against everyone.
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