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De la question trans aux savoirs trans, un itinéraire

Maud-Yeuse Thomas
Dans Le sujet dans la cité 2010/1 (n° 1), pages 120 à 129
Éditions L'Harmattan
ISSN 2112-7689
ISBN 9782360850129
DOI 10.3917/lsdlc.001.0120
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120 le sujet dans la Cité

de la question trans aux savoirs trans, un itinéraire

Maud-Yeuse Thomas1

Résumé
La prise en charge du transsexualisme en France date des années 1980. Elle apparaît comme
un système héliocentrique dont l’instance chirurgicale, via le changement de sexe, serait le
centre. Mais à y regarder de près, c’est le système de santé mentale qui en constitue le point
nodal, véritable épicentre de société, et la psychiatrie l’instance décisionnaire. Traversant
notre société de part en part, ce système constitue un maillage serré de conceptions et
convictions, croyances et discours sur la santé, sujet-objet crucial de la modernité en
raison. Mais comment cette santé globale et générique s’immisce-t-elle dans le sujet
transsexuel, comme hier dans le sujet de l’homosexualité, via les représentations, normes,
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types d’interrelations, enquêtes et études érudites sur un qui êtes-vous/pourquoi l’êtes-vous
ainsi ? Le sujet souffrant que l’on dit écouter et prendre en charge serait-il devenu le noyau-
alibi de cette santé générique, par lequel elle constitue, via les réseaux d’expertises, une
régulation nouvelle des limites dans la société. Quelle place reste-t-il pour une biographie
subjective d’un devenir-minoritaire mais non minoré dans ce système ? Comment puis-je
me dire/me raconter ? Que signifie une prise en charge dans ce contexte ?

Abstract
In France, the management of transsexualism started in the 1980s. At first glance, it appears
as a heliocentric system revolving around its medical dimension, the sex change. But upon
closer inspection, it is the mental health system which is the nodal point, located at the core
of society. Psychiatry appears therefore as the institution in charge of the decision-making
process. Embedded in society, such a system is constituted by a dense network of conceptions,
convictions, beliefs and discourses about health, as a crucial subject-object of modernity. But
how such a global and generic conception of health is perceived by the transsexual subject? Is
it like it was for homosexuality? What is the role played by representations, norms, types of
interrelationships,inquiries, scholarly studies about the «Who are you? Why would you like to be

1.
Maud-Yeuse Thomas est présidente de l’association Sans Contrefaçon (association culturelle de débats sur les ques-
tions d’identité) : http://sans.contrefacon.free.fr/. Contact : 53 rue Belle de Mai - 13003 Marseille.
Courriel : deslynx@free.fr
écouter la souffrance, entendre la violence 121

like this?» in the way transsexualism is experienced ?Would the suffering subject – the one who
is supposed to be heard and taking care of – become the core alibi of a generic health system?
Would such a system, via networks of expertise, constitutes a new form of regulation of society’s
boundaries? How much space does it leave for a subjective biography telling the story of the way
one becomes a member of a minority without being oppressed by society? How can I tell the story
of myself? In such a context, what is the meaning given to the process of taking care of someone?

mots clés : transsexualisme, transidentité, souffrance, binarité

keywords : transsexualism, transidentity, suffering, binary

Introduction-interrogations
Comment écoute-t-on la souffrance pose une double question : Qui écoute-t-on et
qu’écoute-t-on dans quel contexte ? Comment « faire » avec une souffrance indéterminée,
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non localisée à un lieu et une cause ? Ce qui, rapporté au sujet trans, se décline en de
multiples questions : Y a t-il une souffrance spécifiquement trans ? Que/comment traite-
t-on, devient-on trans ? Qui définit le terme trans ? Quelle place pour ce sujet à l’heure
des discriminations ? Comment explique-t-on la psychiatrisation dont il est l’objet, quand
chacun sait désormais que nulle affection, au sens médical du terme, ne vient le marquer ?
Pour beaucoup, la classification, en recourant à la notion de souffrance psychique, détourne
la psychanalyse elle-même dans l’effort d’introspection nécessaire. La caractérisation dans
un cadre de référence précis, le Manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux (dsm
iiir, 1984), donne cette définition : « l’existence d’un désarroi cliniquement significatif
ou d’une altération du fonctionnement social ou professionnel ». La prise en charge des
individus dans la décennie 1980 en France s’accompagne de reformulations/réécritures du
sujet trans en vue de sa classification clinique par la psychiatrie légale, telle que le sujet,
tout en restant une exception à la loi de « l’indisponibilité de l’état de la personne »2,
puisse trouver une réponse dans le champ thérapeutique. La souffrance en étant le liant
objectivé, car il faut caractériser « l’état de trouble » postulé.Mais la transsexualité partage
avec l’homosexualité le fait que l’on écoute, non les individus, mais une « transgression »
justifiant ce classement de « minorité sexuelle », en prétendant écarter préjugés et

2.
Le principe juridique de « l’indisponibilité de l’état de la personne » veut que le titulaire d’un « état », ici le « sexe
légal » déclaré à la naissance, ne puisse en changer de son propre chef. Il faudra inscrire le changement médico-chirur-
gical comme réponse « thérapeutique » à la « souffrance cliniquement constatée » pour constituer une exception sans
modifier le principe lui-même.
122 le sujet dans la Cité

discriminations. Or, la « minorité » (sexuelle, de genre…) est socialement constituée par


une différentiation sur un critère, ici la préférence à un genre ou à une attirance affective.
Aussi croise-t-on des discours à visée morale et une critique de « libertés indues », qui relève
d’une position idéologique très prégnante masquant mal le pouvoir de décider « qui est
qui » et « comment on est ce qu’on est ». « Choisir son sexe » renvoie à cet individualisme
contemporain mais aussi au débat éthique sur le choix du sexe de l’enfant à venir. En un
mot, sous le discours de la « cohérence de société » et de la « normalité » statistique, il
s’agit de redire un surplomb. De différent, le/la trans devient sujet d’une affection mentale,
d’une exception culturelle, il prend le statut d’exception médicale le plaçant à mi-chemin
entre la folie et la clinique intersexe. L’absence de « souffrance cliniquement constatée »
est interprétée comme un critère permettant aux équipes hospitalières de faire le tri entre
les personnes « atteintes de transsexualisme » et celles qui ne le sont pas. Le récent rapport
de la Haute autorité de santé (has, 2009) réaffirme ainsi une conception « normale de
l’identité sexuelle » et un état « transsexuel » dont les causes « restent inconnues ». Si la
normalité est incarnée dans l’homme ou la femme, le transsexuel incarne le trouble. Deux
conceptions s’opposent ici : selon la première, la souffrance est symptôme d’une affection ;
selon la seconde, l’individu, marqué par un défaut de place, s’exprime par ce biais faute
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d’avoir été entendu. Singulièrement, la référence à la souffrance des intéressé(e)s est
limitée, réduite à une souffrance d’isolement. On souffre parce que seul(e) et enferm(é)e
dans un huis clos étouffant. En écoutant un individu (en souffrance), peut-on dessiner son
mode/monde social ? Cela suppose une biographie – faute de monde social qui constitue
la réponse à ce que l’on vit et ressent. Mais c’est encore l’histoire des théories qui prévaut :
le maillage conceptuel est tel que des individus finissent par accepter cette dénomination/
caractérisation d’affection mentale en échange d’une reconnaissance d’intégration dans
les termes des normes de société. Ainsi, les « découvertes », dans la décennie 1950/1960,
de Robert Stoller (1989) et de David O. Cauldwell (1949), – qui inventent le terme
« transsexualisme » et la caractérisation psychopathologique dans l’association souffrance
et délire psychotique dans une démarche psychanalytique –, vont écrire progressivement
ce sujet en huis clos au cours de sa médiatisation (Espineira, 2008). En Europe comme
aux États-Unis, la dépsychiatrisation s’accompagne d’une menace de retrait de la prise
en charge économique pour une micro-population en butte à quantité de difficultés non
contournables. L’écriture du transsexualisme apparaît moins pour répondre à une « énigme
» que pour l’inféoder à une norme surplombante et inatteignable dont la « population
globale » serait comptable au nom d’un vivre-ensemble démocratique et philosophique.
On hésite sans cesse entre le « transsexuel » et le « marginal », entre maladie et subversion.
Pour l’essentiel, ce discours construit la figure d’un individu minoritaireprésenté comme
« en souffrance » et lesté d’un poids symbolique considérable dans le débat de la différence
des sexes au regard du petit nombre de personnes concernées. Mais la métaphysique revient
écouter la souffrance, entendre la violence 123

ici à la charge : suis-je humain, si je ne suis ni homme ni femme ? Puis-je « être » ni femme ni
homme ? Qui suis-je, quelles identifications et médiations rendent-elles compte de ce que
je (ne) suis (pas) ? Jusqu’à la lecture critique des trans, les théories « psy » tiennent lieu de
médiations sur un mode pathologique dans un monde de conceptions naturalistes et binaires
dont la pertinence, la validité et le fondement philosophiques restent problématiques. Les «
suivis » consistant à épuiser « l’énigme trans » comme on épluche un oignon. À la charge du
sujet trans d’expliquer l’inexplicable. En fait, d’expliquer ce « moralement inacceptable » :
comment peut-on être ce que l’on est et ce que l’on n’est pas ? Mais, fondamentalement,
la « question trans » interroge l’éducation : est-elle toujours une assignation dans un genre
unique et fixe, relevant d’une appartenance déterministe ? Peut-on distinguer assignation
et éducation ? Dès lors, la réassignation trans et intersexe apparaît comme l’effet de la
fixité de l’assignation et non comme une reconnaissance. L’identité assignée ne serait-
elle pas la prison du corps, comme se le demandait déjà Michel Foucault (1999) ?
En l’état, les réponses apportées font apparaître trois thèses : la thèse « oui mais »
validant la transition sur la base d’un « protocole médico-légal » qui contourne le cadre
légal de l’indisponibilité de l’état de la personne (souvent présenté comme une « loi ») pour
se situer dans le champ psychopathologique écrit à cette occasion ; la thèse du non radical
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soutenue par la position lacanienne de la « psychose » comme rapport faussé ou délirant
« au sexe et à la mort » (Lacan, 1996) ; la thèse queer qui a un statut particulier en ce
qu’elle pose préalablement un débat philosophique en s’interrogeant sur les conditions de
production du sujet précaire dans l’espace du champ médicolégal, faute de champ social :
avant de penser le transsexualisme et plus largement les transidentités, il faut se demander
quelle place la société fait aux sujets, quelles médiations positives elle leur offre.

Resituons le cadre général du sujet transsexuel. Le transsexualisme psychique


sous ses différentes formes a existé à toutes les époques et dans toutes les sociétés. En se
centrant entièrement sur une approche socio-corporelle au sein d’une culture à deux sexes
sociaux (mode binaire oppositionnel), l’analyse a tu le sujet transsexuel en le confinant
dans un statut de transition d’un sexe à un autre, transition que permet aujourd’hui la
modernité technique mais dont le cadre moral reste traditionnellement binaire. Le tri
entre « transsexualisme primaire » (ou « authentique ») et secondaire (voire ternaire) va
renforcer ce confinement au profit d’une gestion d’experts et d’expertises. Mais pourquoi
opère-t-on le sexe ? Le sexe n’est un sexe « réel » que « reconnu par la société ». En d’autres
termes, il est une instance découlant d’une conception (l’organisation binaire plaquée
sur la reproduction sexuée) et d’une histoire vécue, et non de l’organe lui-même.L’objet-
transsexualisme fonctionne a minima selon deux modes : l’un, en l’absence de régulation
sociale, comme une gestion d’exceptions et un contrôle normatif, ce qui correspond aux
deux premières thèses évoquées plus haut ; l’autre, comme un gué sur la frontière des
124 le sujet dans la Cité

genres sociaux, en référence au débat queer. Ce dont on se prive ainsi de manière essentielle
est une véritable éthique pour ce sujet, préalable à un accompagnement réel.

Théorie « psy » ou modèle de société ?


Socialement, l’histoire des transidentités suit le cheminement sinueux d’individus isolés,
pris dans une histoire inconnue et étrange, rendue « taboue » par une forme de prise
en charge qui transforme un sujet en un « problème transsexuel ». On le sait, l’opération
est d’abord cette « réassignation » des MtF « hommes-devenus-femmes » et FtM (femmes-
devenues-hommes). Comment un homme peut-il « devenir » femme et une femme
« devenir » homme ? Question qui révèle la fonction-histoire du devenir collectif et normatif
écrit dans l’inscription/assignation à une « identité sexuelle » dont la détermination
culturelle est occultée et qui est rapportée à la causalité biologique d’une sexualité
« naturelle » et de l’« identité sexuelle » qu’elle conditionne. L’écriture va s’effectuer sur le
thème de l’« inversion », l’apport d’un « troisième sexe » dessinant les contours en creux du
mode binaire hétérosexuel. Que faut-il transformer faute de réassigner un individu par une
parole (religieuse, spirituelle, thérapeutique, chamanique, etc.) en l’absence de rituel social ?
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Que faire d’une telle exception désormais médicalisée ? Le clivage sain/pathologique
souvent entendu comme sain/malsain étaye la réponse : puisque l’on ne peut changer ce
qu’il y a « dans la tête », changeons le corps des demandeurs. La réassignation médicalisée,
promue « réponse pragmatique » devant la souffrance, est lestée d’un discours qui n’est
jamais très loin d’assimiler la transgression transsexuelle à une affection s’apparentant à
l’inversion homosexuelle. On procède par analogie entre « idée folle » et « désir délirant
», passant par degrés d’une imputation d’« anormalité » à une imputation de déviance
puis de déviance pathologique ; un glissement déjà présent dans les rapports de police
qualifiant de « travesties » les femmes s’habillant en hommes, sur toile de fond d’une
santé mentale générique valant morale sexuelle. Questions qui n’ont cessé de travailler
discours et théories et qui ne manquent pas de retentir lourdement sur les pratiques :
il faut lester le sujet transsexuel d’une souffrance et d’une marginalité afin de solliciter une
demande de prise en charge et légitimer ainsi une « thérapeutique » qui médicalise son
existence. Une telle réponse venant à son tour orienter totalement le débat et masquer
les conditions socioculturelles de sa production. L’examen des attendus indique ce que
l’on désirerait « changer dans la tête » (si on ne peut « changer le corps ») : 1/ l’identité
de genre mise en place avant l’âge de deux ans par l’éducation et par l’enfant lui-même
est « irréversible » ; 2/ le vécu est fondateur du devenir. Sauf pour les trans et les identités
non-binaires. Une fois l’homosexualité sortie du Manuel des troubles mentaux (dsm),
le transsexualisme prend la place vacante dans ce système de santé sexuelle dont la Haute
autorité de santé est le nouveau médiateur institutionnel, un relais-rouage validant le fait
écouter la souffrance, entendre la violence 125

que l’État, par la voix de ses experts, dit ce qui est normal et sain, acceptable et intelligible,
et ce qui ne l’est pas. Le transsexualisme doit donc s’inscrire dans l’espace institué d’une
souffrance caractérisée, la « différence des sexes » jouant le rôle surplombant de norme et
de limite. Le paradoxe trans peut s’inscrire comme suit : puisque le corps (« l’incorporé »)
est cette origine faisant appartenance sociale, puisqu’il fait sens et ancrage dans le réel
binaire, changeons le réel du corps dans une « réassignation » pour reconstituer le mode
cisgenre-binaire : on va moins d’un sexe à l’autre que d’homme à femme ou inversement.
Le changement de sexe est toujours précédé du changement social de genre (qui peut durer
des années) mais le premier masque le second. Dans cette optique, Colette Chiland (1997)
écrit que « les transsexuels misent tout sur la scène corporelle, rien sur la scène psychique
et sociale ». Le changement psychique et social de genre reste masqué. Et comment/
que « miser » quand tout concourt à rendre ce sujet impossible ? Aussi faut-il redire les
conditions théoriques de ce « faire-corps » où le genre surgit du sexe et qui inscrivent le sujet
androgyne dans cet espace que Freud aura nommé « psychique » (en dehors de sa propre
théorie de la libido surgissant du corps-sexe), en abandonnant le clivage oppositionnel
inné/acquis, corps/esprit pour placer le sujet dans un espace non ritualisé socialement.
À l’examen, une telle lecture repose sur un ensemble de présupposés et de données
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que l’on fait signifier de façon convergente : la croyance d’une différence instituée en
deux sexes sociaux opposés et complémentaires ; un déterminisme biologique que le
« sexe » est chargé culturellement d’incarner et socialement de confirmer ; le consensus
sociohistorique concernant les identités homme/femme ; l’histoire récente des trans et la
réponse « psy » postulant un « syndrome transsexuel » ; un fort clivage politique exacerbant
les oppositions majorité/minorité, intégration/marginalité. L’appareil de réassignation
répond à la question d’une transgression socio-symbolique et moins à celle d’une souffrance
trans masquant la souffrance sociale de la solitude, de la pauvreté économique, sociale et
affective. On connaît la lecture iatrogène : sans chirurgien, pas de transsexuels ; et la lecture
médiagène : des individus « sans identité » croisent la proposition de « changement de
sexe » et celle-ci agit rétroactivement sur une « histoire » intégralement interprétée par
un tableau clinique d’identités « inachevées ». Nulle place ici pour les identités sur le
mode « et ». On ne peut pas être homme et femme, femme et masculin… Nul entre-deux
social permettant d’autres cheminements sans inférer sur le corps ou le genre, analysent
les intéressé(e)s. Pourquoi les trans n’ont-ils pas d’existence en Occident quand ils existent
dans toutes les sociétés et à toutes les époques ? Ce qui marque la limite d’une logique
géo-rationnelle (plus que géoculturelle), celle de la rationalité occidentale dans sa conception
même du corps-âme (ou de l’identité). Nous ne pouvons pas nous transformer, de quelque
manière que ce soit, et cette confrontation au réel nous assigne à un corps rationalisable
(par les chromosomes par exemple). Ainsi la rationalité médicale apparaît-elle comme la
seule réponse pragmatique dans un monde binaire.
126 le sujet dans la Cité

En peu d’années et contre toute attente, le fait trans, curiosité psychiatrique


ou conception politique de société, est devenu un enjeu théorique majeur dans la
redéfinition d’une conception limitant la « nature de l’humain » à l’homme ou à la femme.
Maintes questions vont fuser : l’opération de conversion guérirait-elle une souffrance ?
La comparaison entre la génération des 50/70 ans et celle des 18/30 ans (en 2009) est
éclairante. Si la souffrance individuelle existe toujours, elle est liée à une série de paramètres :
aux facteurs discriminants fabriquant ce sujet impossible et le plaçant dans un contexte
de survie et d’urgence que la clinique va venir « traiter » ; au refoulement massif lors du
développement de l’enfant entraînant de graves carences socio-affectives ; à l’ignorance de
l’entourage ; à l’absence de réception en termes de places et de médiations dans la société ;
à une discrimination et une opprobre culturellement acceptées (transphobie) sur lesquelles
vont prospérer praticiens et auteurs. La psychiatrisation est analysée par la communauté
trans comme un contrôle et une injonction et, de fait, l’on « suit » à reculons dans une
atmosphère morale humiliante et agressive. Comment peut-on parler de suivi quand le
psychiatre est « saisi de son dégoût » et fait valoir des « valeurs » en mesurant la taille des
pieds et des mains et en parlant d’endocrinologie ? Que suit-on exactement ? Le tri trans/
normaux ? Une conception morale traduite en termes de normal/anormal ? Le rôle exact de
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la souffrance dans la définition semble répondre à une limite à donner à un ordre (social)
des genres intangible. L’affirmation d’une « affection » vient offrir un négatif culturel et
moral du mode binaire : le tableau (clinique) proposé n’est pas médicalement exact mais
socialement constitué, culturellement artificiel (il évacue les changements de genre et les
identités non binaires) et scientifiquement faux : il universalise son ordre des genres à
toutes les sociétés-époques. La théorie panssexuelle voit dans ce sujet sa propre clause
limitante dans la « mutilation sexuelle », moment-symptôme qui séparerait le sujet sain du
sujet pathologique. Qui recouvrirait en fait le clivage sujet social/marginal. Cette théorie
« scientifise » un ordre symbolique précis et daté étendu à tous les individus, ne validant
la subjectivité que ratifiée par l’ordre symbolique. Ainsi, la confusion homosexualité et
transsexualisme est socialement structurée par l’organisation de la différence inégalitaire
(homme/femme) et infériorisante (masculin/féminin). D’où cette drôle de question :
comment un homme peut-il devenir une femme ?

L’enfance du transsexualisme, un monde clos sur lui-même ?


Qu’en est-il de l’enfant qui doit grandir contre son genre de préférence, c’est-à-dire en se
coupant du soutien affectif accompagnant un devenir dans une identité claire et stable ?
Que fait-on pour ces enfants dont on sait qu’ils/elles peuvent être dans un « devenir trans »
ou une « identité tierce » ? Pour la génération des 50-80 ans (en 2010), la trajectoire est un
écouter la souffrance, entendre la violence 127

« suicide social, familial, affectif », une « enfance gâchée » dont les victimes se savent
désignées comme « autres » avant même de pouvoir envisager « y prendre part ».
À l’adolescence, le jeune homme/la jeune fille apprend que le « travestissement » est
une « perversion ». Situation qui ajoute aux carences affectives de l’enfance une solitude
relationnelle, facteur de résignation et de rupture. L’isolement et la somatisation aggravent
cette situation sans lieu ni mot et empêchent l’adolescent de se trouver par lui-même.
Ne sachant pas qui il est au regard du modèle binaire proposé, le masque social lui permet
toutefois d’exister dans un « rôle de position » par dessus les refoulements et les stigmates.
Mais le refoulement se mue en une dépression structurante, fonctionnant comme un
masque étouffant et protecteur : on étouffe mais on est « quelque part » ; il suffit d’être intégré
pour « être ». Tout l’appareil psychique s’exténue à réaliser cette opération quotidienne d’un
rôle de position apparenté au genre assigné mais non psychiquement incorporé, où c’est le
corps qui engrange silence et souffrance. La personne se sait à « côté d’elle-même », sorte de
« double familier » qui se regarde. Avec les emprunts de vêtements, la dissimulation active
un second processus limitant, le silence et la honte structurant le vécu clivé refoulement/
intégration, fille/garçon. Jeter un vêtement aussi chargé est inutile, car il est le site de
l’incorporation, ce faire-corps structurant. L’enfant doit rejeter ce genre de préférence qui
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l’isole, et ce faisant, il change une première fois de sexe social. Il se refoule lui-même en
refoulant le socle inconscient qui le constitue en devenir et dont toutes les disciplines
admettent qu’il est précoce (avant l’âge de deux ans), indispensable au développement
et « irréversible ». Sauf ici. Aussi, au cours du suivi, le sujet transsexuel adopte-t-il des
discours-types successifs : avant la « trajectoire » (l’engagement dans le processus de
conversion), il dit détester son sexe « de naissance », avoir toujours vécu secrètement dans
son genre de préférence, avoir beaucoup souffert, demander explicitement ce changement
; après la « trajectoire », il revendique être hétérosexuel, vivre un genre social et un seul.
En bref, il poursuit cette adaptation au double dominant hétérosexuel et cisgenre. Mais
cette grille de lecture va le lier à une triple obligation plus morale que médicale (être
opéré, être stérile) et sociojuridique (avoir des papiers « d’identité » dans le nouveau genre
social). L’idée de la « transition » est née dans cette convergence fermée d’une « identité
impossible » concluant de manière immature à un « être impossible » que la clinique
transsexe après Lacan va sursignifier. Aussi, le transsexualisme (au sens où il reconstitue
dans son exception même la binarité biopolitique)doit être cette réponse pragmatique
dans une conception morale-rationnelle se substituant à la question philosophique :
comment relier/renouer Je à la Cité ? Savoir qui est le sujet interroge la manière dont
on l’est subjectivement dans le rapport aux normes, aux savoirs, aux pratiques et aux
hiérarchies. L’humain ramasse-t-il sa condition d’être à sa forme corporelle (limitée à
mâle ou femelle) et identitaire (limitée à homme ou femme) ? La notion philosophique
de « devenir » de Simone de Beauvoir (1949) ressurgit avec la scène théorique et
128 le sujet dans la Cité

sociologique queer et avec la question des discriminations qui constituent les savoirs trans
en lien avec ce qui est vécu. Qui suis-je pour être nié, discriminé et sans cesse réécrit
par autrui ? Quelle est cette violence réclamant de moi une souffrance psychique ?
Qui m’affirme en sujet marginal pour ne pas avoir à m’intégrer tel que je suis en sujet
social ? Face à l’institution déléguant le sujet à des psychiatres, les savoirs vont émerger
des trans eux-mêmes dans un contexte de conflits où se divisent binaristes et queers face à
la réponse instituée et où la diversité peut réapparaître et proposer des réponses adaptées.
L’interrogation fait réémerger les sujets androgyne, intersexe puis transgenre et FtU/MtU
(female to unknow, male to unknow), en redessinant les contours d’un itinéraire et d’un
vécu propres. Une sociologie critique peut émerger, où le sujet minoritaire questionne la
prétention à dire le « normal » (instance politique de la santé), souligne le devenir face à
l’assignation fixe, voire en inverse la logique de rationalisation par un « ordre des mots »
(Arra & Arra, 2007) et des tentatives de théorisation venues du terrain. D’où l’actuelle
redéfinition des identités sur un mode transgenre et intergenre concrétisant le continuum
de genres et le devenir-minoritaire, questionnant le « corps trans » en réalisant dans sa
chair la découverte de la psychanalyse : il est ce que son vécu inconscient est, une structure
insaisissable, socialisante et, espère-t-on, épanouissante. D’où l’actuel déploiement des
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identités-socialités sur un mode symbolique, (« la bite ne fait pas le genre », « pénis ou pas,
le genre est ailleurs », pour reprendre quelques-unes des formules d’Existrans), proposant
une possible modélisation et médiation « trans-genre ». La pensée de la différence s’appuie
désormais sur l’exception paradigmatique des transidentités, qui constitue le pont
postmoderne vers une société accouchant au forceps de vécus et de socialités non binaires
qui accèdent à une visibilité problématique et militante car continuant à devoir se défendre
contre une psychiatrisation de leur existence.
écouter la souffrance, entendre la violence 129

Références bibliographiques
Beauvoir (de) S. (1949). Le deuxième sexe. Paris : Gallimard.
Cauldwell D. O. (1949). Psychopathia Transexualis. Sexology : Sex Science Magazine, vol.16.
Chiland C. (1997). Changer de sexe. Paris : Odile Jacob.
dsm iiir (1989). Manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux Paris : Masson.
Espineira K. (2008). La transidentité. De l’espace médiatique à l’espace public. Collection
Champs Visuels. Paris : L’Harmattan.
Foucault M. (1999). Les anormaux. Cours au Collège de France 1974-197. Collection Hautes
études. Paris : Gallimard/Le Seuil.
Lacan J. (1996). Entretien avec Michel H. In (ouvrage collectif ) Sur l’identité sexuelle : à propos
du transsexualisme. Paris : Association freudienne internationale.
Rapport de la Haute autorité de santé (2009). Situation actuelle et perspectives d’évolution de la
prise en charge médicale du transsexualisme en France. http://www.has-sante.fr.
Stoller R. (1989). Masculin ou féminin ? Paris : puf.

Filmographie
Arra C. & Arra M. (2007). L’ordre des mots. Documentaire 75’.
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