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La Justice mise à l’épreuve par les réseaux sociaux

Anne-Laure Maduraud
Dans Délibérée 2020/1 (N° 9), pages 41 à 48
Éditions La Découverte
ISSN 2555-6266
ISBN 9782348059070
DOI 10.3917/delib.009.0041
© La Découverte | Téléchargé le 29/01/2024 sur www.cairn.info (IP: 77.203.126.126)

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La Justice mise à l’épreuve

en partenariat avec ACRIMED


par les réseaux sociaux
par Anne-Laure Maduraud

— Lors de ses récents vœux à la presse depuis l’Élysée,


Emmanuel Macron disait s’inquiéter d’une « forme d’ordre
moral autoproclamé » et de « l’esprit de lapidation »
régnant sur les réseaux sociaux1. C’est dire si ces derniers
occupent désormais les bouches et les esprits jusqu’au
sommet de l’État. Dans la sphère judiciaire également, ils
préoccupent... —

À 1 chaque époque son support. Comme dangereuses 3 – que sur ce que les réseaux
ailleurs, comme en d’autres temps 2, la Justice sociaux révèlent, en creux, de questionnement
est régulièrement fustigée, questionnée, déni- et d’attentes citoyennes vis à vis de la Justice
grée, bousculée sur les réseaux sociaux. Mais, et d’une certaine incapacité de cette dernière
si chacune et chacun de rappeler que le débat à y répondre.
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public est évidemment souhaitable, que la
Justice aussi doit être critiquée, les termes UN PHÉNOMÈNE SOCIAL QUI S’INVITE
ne semblent jamais trop outranciers lors- DANS LE MONDE JUDICIAIRE

- La Justice mise à l’épreuve par les réseaux sociaux


qu’il s’agit de qualifier des réactions lues ici
ou là sur les réseaux sociaux à propos d’une Les réseaux sociaux sont désormais un
affaire judiciaire ou à possible développe- phénomène de masse : 89 % d’internautes en
ment judiciaire : dérive populiste, lynchage France, dont 66 % utiliseraient ces différents
médiatique, émotion qui l’emporterait sur médias sociaux 4, plus communément appelés
la raison, piétinement de la présomption réseaux sociaux, lesquels se définissent comme
d’innocence, retour de la vengeance privée, un ensemble de technologies (sites internet,
bannissement social, etc. Et la focale semble plateformes web, applications mobiles) qui
davantage se porter sur les attaques faites à la permettent à leurs utilisateurs et utilisatrices
Justice, supposément nouvelles, outrancières
voire infondées – toujours perçues comme
3 V. notamment dans ce numéro, l’audition libre avec
Olivia Dufour.
1 À voir ici : https://www.youtube.com/watch?v=vWeD- 4 ARCEP, baromètre du numérique 2018, qui précise
HxSPTHg. les données en fonction des tranches d’âge et niveau
2 À cet égard, le texte de Virginie Lefebvre dans ce de diplôme notamment (disponible ici : https://www.
dossier est assez parlant ; on pourra relire également arcep.fr/uploads/tx_gspublication/barometre-du-nume-
41

Vanessa Codaccioni, « (Se) faire justice », Délibérée n° 6. rique-2018_031218.pdf)


d’entrer en relation (publiquement et/ou de situation de fait, fût-elle nouvelle, ne semble pas
façon privée) et d’échanger des informations avoir été déstabilisée par l’émergence des réseaux
ou contenus divers (messages, images, vidéos, sociaux dans le champ juridictionnel.
liens url).
CE MODE D’ÉCHANGE A
Ils ont donc assez rapidement et fort logique- ÉVIDEMMENT BOUSCULÉ LE PETIT
ment fait leur apparition dans les procédures judi- MONDE JUDICIAIRE, CET ENTRE-SOI
ciaires. C’est ici un époux qui produit, dans le cadre HABITUÉ AUX CONTRAINTES
du divorce, des échanges via tel réseau social de D’EXPRESSION DU DÉBAT
son épouse pour démontrer l’existence de carences JURIDIQUE ET À TOUTES SORTES
éducatives, d’une infidélité ou d’un voyage aux
DE RITUALISATIONS
Bahamas supposé l’exempter du paiement de toute
contribution alimentaire ; c’est là un employeur qui En revanche leur arrivée est venue bouleverser
essaye de tirer argument de publications sur tel l’éco-système de l’information en général et celle de
autre réseau social d’un employé pour rapporter la l’information en matière judiciaire en particulier.
preuve d’une faute justifiant son licenciement, etc. En 2016, un rapport établi par l’institut Reuters
La jurisprudence s’attelle depuis plusieurs années, d’étude du journalisme pointait une tendance
en ces matières civile et sociale, à appliquer les lourde : les réseaux sociaux seraient en passe de
règles classiques du droit de la preuve, tracer les devenir le vecteur principal d’accès à l’information,
limites du respect dû à la vie privée, ou répondre surtout chez les plus jeunes 7. Le dernier baromètre
à diverses questions nouvelles suscitées par l’usage de la confiance des Français dans les médias, réalisé
des réseaux sociaux 5. De la même manière, en à la demande du journal La Croix, fait état quant à
matière pénale où la preuve est libre, la Justice lui d’une forme de défiance grandissante contre les
recherche et utilise désormais régulièrement les médias, et confirme la part importante des réseaux
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échanges effectués sur les réseaux sociaux comme sociaux dans l’accès à l’information 8.
éléments de preuve, avec parfois des difficultés
d’accès aux contenus, et des discussions usuelles et De fait, sur les réseaux sociaux, se partagent
- La Justice mise à l’épreuve par les réseaux sociaux

nécessaires quant à la valeur probante à accorder à massivement des articles de médias mainstream
ces éléments 6. Mais la Justice, tant c’est au cœur de mais aussi indépendants, collaboratifs, de sites
son office que d’appliquer les règles de droit à toute ou blogs aux orientations politiques variées. Les
réseaux sociaux sont aussi un vaste forum où s’in-
5 V. notamment, sans prétendre à l’exhaustivité : Cass., terpellent des individus d’horizons divers : on y
1ère civ., 20 avril 2013 (sur la notion de publicité de publications
sur Facebook) ; Cass., 2è civ., 5 janvier 2017 (sur la question de trouve aussi bien des militant·es de tous bords
l’impartialité de membres de la juridiction ordinale du fait de politiques et toutes causes, des professionnel·les
liens d’ « amitié » Facebook) ; la récente polémique autour de la
vidéo raciste postée sur un réseau social par son auteur mettant de tous secteurs et notamment de la justice et du
en scène, dans le cadre d’une soirée privée, des employé·es droit, des comptes institutionnels gouvernemen-
de l’entreprise Le slip français a permis de rappeler que les diffé-
rentes questions soulevées sont loin d’être nouvelles (v. Marion taux, d’associations, de collectifs ou d’entreprises,
Peroud, « Slip français: un salarié peut-il être sanctionné au des stars de la chanson, du cinéma ou de la télé,
bureau pour une soirée «blackface»? », Challenges, 6 janvier 2020).
des humoristes, youtubeurs et youtubeuses, ou
6 Pour un exemple de l’enjeu en terme de valeur probante :
au Canada, la circonstance de préméditation a pu être retenue
contre un époux qui avait modifié son statut Facebook de 7 Alexis Delcambre, « Les réseaux sociaux prennent une place
« marié » à « veuf » et recherché sur les RS un avocat pénaliste croissante dans l’accès à l’information », Le Monde, 14 juin 2016.
quelques jours avant qu’il ne tue son épouse (« les réseaux 8 Aude Carrasco, « Baromètre des médias, les journalistes
42

sociaux et la justice », lepetitjuriste.fr, 23 juillet 2011). sommés de se remettre en question », La Croix, 24 janvier 2019.
simples citoyen·nes 9 ne rentrant dans aucune de sous pseudonymat ou non, des greffier·es, avocat·es
ces catégories. Tout ce petit monde y devise sous ou magistrat·es, notaires, etc. s’y expriment et
son identité ou sous pseudonyme 10, et en fait un proposent des analyses critiques ou exposés péda-
usage divers, du plus sérieux au plus léger, du plus gogiques de telle décision de justice, telle réforme,
discret au plus tapageur. On y trouve également etc. Certains comptes Twitter de ces praticien·nes de
beaucoup de nos hommes et femmes politiques, la Justice sont désormais assez suivis. Les réseaux
qui en ont bien saisi les enjeux en terme de commu- sociaux ont ainsi permis la création d’un canal où
nication, et y multiplient du reste les contenus ad des justiciables, journalistes, avocat·es, et magis-
hoc et « phrases choc ». Y interpeller publiquement trat·es se parlent publiquement, et y devisent du
par certain·es élu·es ou Ministres sur une situation fonctionnement de la Justice, et ce de façon tota-
particulière qui y aura eu une certaine visibilité lement inédite dans l’histoire de l’institution judi-
peut du reste entraîner une réaction 11. On y trouve ciaire. Puis des comptes plus « officiels » (du porte
enfin... énormément de journalistes, qui, de plus en parole du ministère, de la Cour de cassation, de
plus, viennent y diffuser leur travail, mais égale- l’ENM, de l’ENG, de chef·fes de Cour ou juridictions
ment y glaner des sujets, témoins, interlocuteurs et de première instance, du CNB, de syndicats, etc.)
interlocutrices. ont vu le jour – investis de façon inégale – afin de
communiquer sur leur action ou réagir à celle des
Ce mode d’échange et de diffusion des idées a autres. Le monde judiciaire commence donc évidem-
évidemment bousculé le petit monde judiciaire, cet ment à investir les réseaux sociaux et à s’interroger,
entre-soi habitué aux contraintes d’expression du comme en témoignent un récent colloque 12 ou des
débat juridique et à toutes sortes de ritualisations journées de réflexion organisées au sein de l’École
des échanges, même les plus informels. S’agissant nationale de la magistrature 13. Mais le propos se
des sujets ayant trait à la justice, c’est sans doute limite encore bien souvent à une mise en garde
sur Facebook et surtout Twitter que se partagent quant à de possibles manquements à la déontologie
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le plus d’articles de presse et commentaires, appro- pour les professionel·les de Justice qui en useraient 14
bateurs ou critiques. Des membres de l’institution et une analyse des possibles risques ou effets délé-
ou auxiliaires de Justice se sont emparés de l’outil : tères sur la Justice. Et, alors que certaines affaires 15

- La Justice mise à l’épreuve par les réseaux sociaux


9 À condition toutefois qu’elles disposent d’une connexion
internet et en maîtrisent suffisamment l’usage, ainsi évidem- 12 « la Justice et les réseaux sociaux », colloque du 29 mars
ment que le langage écrit, ce qui conduit d’emblée à relativiser 2019 organisé par l’université de Paris 2 (voir le programme
l’aspect « populaire » de ce type de réseaux. ici : https://univ-droit.fr/actualites-de-la-recherche/manifesta-
tions/30944-la-justice-et-les-reseaux-sociaux)
10 Étant observé que l’interdiction du pseudonymat est un
vieux serpent de mer, encore réactivé par Emmanuel Macron qui 13 Pour la plus récente, voir le compte-rendu fait par Marine
s’y est déclaré favorable en janvier dernier (et à sa suite la garde Babonneau, « Réseaux sociaux et pouvoir judiciaire : la nécessaire
des Sceaux Nicole Belloubet), ce qui n’est pas sans poser question « incarnation » ? », Dalloz actualités, 30 octobre 2019.
en terme d’atteintes aux libertés alors même que l’efficacité 14 Et l’on retrouve du reste la mise en garde contre l’usage d’un
d’une telle interdiction pour réduire le nombre de commentaires pseudonymat aux effets non démontrés : « Un président de cour
haineux ou comportements de harcèlement en ligne est large- d’appel conseillait ainsi aux auditeurs de justice de l’ENM d’éviter
ment mise en doute (Hubert Guillaud, « De la valeur du pseudo- l’usage des pseudos, qui font perdre la retenue d’une parole à visage
nymat aux dangers d’une identité réelle unifiée », internet actu, découvert » (source : Guillaume von der Weid, « Quelle justice sur
25 janvier 2011 ; William Audureau, « Ligue du LOL : 3 questions les réseaux sociaux ? », Cahiers de la Justice, 2017/3).
sur l’anonymat et le pseudonymat sur Internet », Le Monde, 15 Nous pensons par exemple, pour prendre un cas récent, à
11 février 2019 ; « Anonymat sur internet : «Quand on affiche la décision de non-lieu pour cause d’irresponsabilité pénale dans
une opinion, on doit dire d’où ça vient», juge Nicole Belloubet », l’affaire du meurtre aggravé de Sarah Halimi, suite à laquelle ont
franceinfo.fr, 2 avril 2019). été diffusés massivement, via les réseaux sociaux, de fausses
11 Pour un exemple ayant trait à la matière judiciaire : « Le informations et interprétations, avant même que les journalistes
Mans. Une femme défenestrée mais en partie indemnisée : judiciaires n’aient le temps d’écrire leurs articles après avoir pris
43

Marlène Schiappa « prête à intervenir », Actu.fr, 4 janvier 2019. le temps de comprendre et analyser finement ladite décision.
largement commentées sur les réseaux sociaux, acquis une certaine reconnaissance ainsi qu’une
ont montré un besoin criant de communication forme de consécration juridique 19 ; comment ne
de la part de l’institution, celle-ci n’a toujours pas s’enthousiasmer 20 devant l’incroyable publi-
pas résolu efficacement la question de savoir qui, cité offerte au débat judiciaire, par cette pratique
dans une affaire particulière 16, peut utilement – et qui a fait revenir davantage de journalistes dans
comment – communiquer en son nom 17. les salles d’audience, réveillé la curiosité des
citoyen·nes sur ce qui s’y joue, a rendu ses lettres
L’institution, pourtant sensible à l’image que de noblesses à l’oralité des débats et au rituel de
ses membres peuvent en donner et aux critiques l’audience judiciaire, pourtant tant ringardisés
formulées publiquement contre elle, peine donc par les gestionnaires zélés de l’institution judi-
encore à organiser sa communication et s’empare ciaire et fragilisés par les dernières réformes de
timidement des réseaux sociaux, lesquels, par l’ère Macron ?
ailleurs, peuvent être envisagés comme un nouvel
outil de critiques de la Justice (pour peu qu’on CETTE FORME MODERNISÉE
accepte de les entendre). DE PUBLICITÉ DES DÉBATS
ET QUESTIONS JUDICIAIRES
UNE VOIE VERS LA DÉMOCRATISATION EST UNE VOIE NOUVELLE POUR
DE LA CRITIQUE DE LA JUSTICE PERMETTRE UN CONTRÔLE CITOYEN
SUR LA FAÇON DONT LA JUSTICE
La critique de la Justice est nécessaire et utile
EST RENDUE
pour faire progresser le monde judiciaire 18, et les
réseaux sociaux peuvent contribuer à une élévation Surtout, cette forme modernisée de publicité des
du niveau de connaissance général du fonctionne- débats et questions judiciaires est une voie nouvelle
ment de l’institution judiciaire et à interroger cette pour permettre un contrôle citoyen sur la façon
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dernière dans des proportions et avec une rapidité dont la justice est rendue. Les réseaux sociaux n’ont
rarement égalées. en effet pas manqué d’interpeller l’institution
judiciaire sur ses carences en certaines matières,
- La Justice mise à l’épreuve par les réseaux sociaux

La pratique dite des live-tweets (LT) permet et ce de façon flagrante s’agissant des violences
en outre de suivre en direct tel ou tel procès, faites aux femmes, de l’enfance maltraitée et des
colloque ou moment de la vie politique ayant trait violences policières.
à la justice, au droit et aux libertés. Certains LT de
procès par des journalistes, de grande qualité, sont Ainsi, après les déferlantes #MeToo et
particulièrement suivis et la pratique semble avoir #BalanceTonPorc sur Twitter a-t-on vu relayer
nombre de tribunes antiféministes et autres
papiers anglés sur une fantasmatique inquisi-
16 Le seul cas qui est organisé de façon claire étant celui des
enquêtées pénales en cours, pour lesquelles seul le Ministère
tion 2.0, mais également de nombreux articles,
public est habilité à communiquer (article 11 du Code de procé-
dure pénale). Et même dans ce cas de figure, la « fausse révéla-
tion » autour de l’arrestation Xavier Dupont de Ligonnès devrait 19 Marine Babonneau, « le Conseil constitutionnel reconnaît
amener à repenser la communication à l’heure de l’immédiateté implicitement le droit de live-tweeter les audiences », Dalloz
et de la diffusion massive via les réseaux sociaux. actualité, 9 décembre 2019.
17 Lire, sur ce sujet, l’entretien croisé avec Jacques Dallest et 20 Sur cette thématique particulière, v. Marie Barbier, « les
Pierre Januel dans ce numéro. réseaux sociaux dans les tribunaux. Les live-tweet d’audience, un
18 On pourra relire le dossier « une autre critique de la Justice danger pour la justice ? », L’Humanité, 4 mars 2009 (avec notam-
44

est-elle possible ? » paru dans Délibérée n° 1. ment notre contribution avec Elsa Johnstone).
en charge des enfants par l’Aide sociale à l’en-
fance et de la maltraitance institutionnelle 22. Leur
mobilisation a sans doute été facilitée par la possi-
bilité, via les réseaux sociaux, de faire connaître
leurs histoires, entrer en relation (anonymement
le cas échéant), mutualiser leurs expériences,
constituer des collectifs, mais également d’en-
trer en synergie avec certains relais politiques 23,
associatifs et professionnels déterminés à porter
ces questions. Sur Twitter encore, en décembre
2018, le journaliste David Dufresne initiait une
interpellation du ministère de l’Intérieur avec le
mot dièse #AlloPlaceBeauvau et relayait des vidéos,
photos ou récits de scènes mettant en cause des
agissements policiers lors des manifestations des
Gilets jaunes ; rapidement assailli de sollicitations
et témoignages, il entreprenait un travail de recen-
sion et vérification plus complet, continuant à le
diffuser par le seul canal de son compte Twitter,
de plus en plus relayé 24. Cette séquence est sans
doute importante 25 dans la place désormais
accordée aux violences policières dans le paysage
médiatique, même s’il est vrai que les atteintes de
reportages, partages de parcours de plaignantes plus en plus fréquentes subies en parallèle par des
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face au système judiciaire venant objectiver et
mettre en lumière ce que des associations, profes-
22 Les sujets (notamment sous la forme de courts de témoi-
sionel·les, ou toute personne engagée dans la lutte gnages vidéo justement destinés à pouvoir circuler aisément sur

- La Justice mise à l’épreuve par les réseaux sociaux


contre les violences sexistes et sexuelles dénoncent les réseaux sociaux) sur l’enfance maltraitée et les dysfonction-
nements institutionnels se sont considérablement multipliés ces
depuis longtemps : les défaillances systémiques de deux ou trois dernières années, avec un retentissement média-
la Justice – en lien avec un déficit de moyens et de tique important de l’enquête de Sylvain Louvet « Enfants placés,
les sacrifiés de la République » diffusée en janvier 2019 sur
formation, mais aussi avec des stéréotypes sexistes France 3, et, tout récemment, du documentaire de Zone Interdite
bien ancrés et partagés – tout au long du parcours « Mineurs en danger, enquête sur les scandaleuses défaillances
de l’aide sociale à l’enfance » diffusé sur M6, et du reste projeté à
pénal 21. Un certain activisme d’ancien·nes enfants l’Assemblée nationale.
placé·es sur les réseaux sociaux a aussi contribué à 23 et notamment une députée LREM, Perrine Goulet, elle-
l’émergence médiatique de la question de la prise même ancienne enfant placée, qui n’a du reste commencé à
s’exprimer publiquement sur son expérience que lorsqu’il existait
une mobilisation propice.
21 Nous pensons notamment au phénomène de refus de 24 Il a relaté sur son blog de façon détaillée sa démarche :
plainte, à la qualité variable de l’accueil des plaignantes, à la https://www.davduf.net/alloplacebeauvau-bilan.
façon dont les auditions sont menées (par les services d’enquête 25 Même si l’on ne peut que regretter qu’il ait fallu une
comme les magistrat·es, ce dernier point ayant d’ailleurs été « massification » de ces violences, auparavant plus circonscrites à
largement critiqué lors du premier procès Tron devant la Cour certaines zones géographiques et populations, pour que la ques-
d’assises), aux moyens alloués à la formation et aux services tion n’émerge enfin, et s’il y a lieu de veiller à ce que la question
spécialisés, etc. L’émergence médiatique du terme « féminicide » du maintien de l’ordre en manifestations n’élude pas d’autres
en est une autre illustration (cf « Les mots médiatiques de la questions cruciales s’agissant des violences policières (contrôles
45

justice » dans ce numéro). au faciès, hors cadre de manifestations, etc.).


journalistes dans l’exercice de leur métier lors des manière, s’agissant des violences policières, il est
manifestations y a sans doute contribué égale- sans doute plus simple d’opposer le silence 29 ou
ment. C’est également la réponse judiciaire en se fendre du bout des lèvres d’un commentaire
matière de violences policières qui est largement prudent sur une affaire individuelle, que d’assumer
fustigée sur les réseaux sociaux, en comparaison de réfléchir à une véritable politique pénale en la
avec celle, souvent rapide et ferme, qui est donnée matière et aux questions d’organisations structu-
aux manifestant·es. relles que cela pose 30. Et l’on pourrait sans doute
décliner ces réflexions à d’autres questions ayant
FACE À CES INTERPELLATIONS trait à la Justice, renvoyant à certaines critiques
MASSIVES ET RÉCURRENTES, pertinentes relayées régulièrement sur les réseaux
LE DÉFICIT DE COMMUNICATION sociaux, qui, non seulement ne reçoivent aucune
MASQUE MAL UN CERTAIN DÉNI réponse institutionnelle, mais sont à peine énon-
DE RÉALITÉ DE LA PART cées et reconnues comme parfaitement légitimes
DE L’INSTITUTION par l’institution.

Face à ces interpellations massives et récur- Les réseaux sociaux ont ainsi contribué à faire
rentes, le déficit de communication masque mal émerger des récits individuels, incarnés, qui, par
un certain déni de réalité de la part de l’institution leur multiplicité et leur mise en relation avec le
et certains de ses représentants ou membres. Il est travail de terrain et pédagogique de militant·es,
ainsi certainement plus simple de « conseiller » celui de chercheurs et chercheuses, journalistes,
à une victime de porter plainte 26 ou de signer de certain·es professionnel·les, pointent certaines
une tribune faisant part de sa bonne volonté et défaillances systémiques de la Justice, un besoin
de son engagement quotidien 27, que de détailler de davantage de compréhension du fonctionne-
de façon précise sa politique pénale, au niveau ment de l’institution, et des interrogations légi-
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national comme local, en matière de lutte contre times. Et, si les critiques de la Justice y sont sans
les violences sexistes et sexuelles 28. De la même doute parfois virulentes, rapides, ou outrancières,
la seule dénonciation des dangers d’une « dictature
- La Justice mise à l’épreuve par les réseaux sociaux

26 Telle fût la réaction de Nicole Belloubet, Ministre de la


Justice, suite aux déclarations d’Adèle Haenel (« Nicole Belloubet
“choquée” par ce qu’a dit Adèle Haenel sur la justice », Les
Inrockuptibles, 6 novembre 2019).

27 Tribune d’un collectif de magistrat·es, « En matière 29 Sur ce point, v. Elsa Dorlin, « Vies à défendre », Délibérée
d’agressions sexuelles, « l’impartialité de la justice n’est pas de n° 8, octobre 2019.
l’indifférence », Le Monde, 25 novembre 2019. 30 Ce qui supposerait au préalable, sans doute, que le ou la
28 Pour quelques exemples de questions sur lesquelles on garde des Sceaux n’entende plus céder aux pressions du ministère
entend peu l’institution s’exprimer : quid par exemple des de l’Intérieur, ou, encore mieux, l’indépendance du parquet. Et,
directives de politique pénale concernant la correctionnalisa- dans cette attente, d’accepter de poser et répondre publiquement
tion, qu’est-il fait concrètement en matière de formation et de à ces questions : le lien hiérarchique entre les services d’enquête
sanction de comportements professionnels inadaptés, de la et le ministère de l’Intérieur n’affaiblit-il pas de façon structurelle
vérification du registre des mains courantes, quels moyens sont le pouvoir judiciaire, et de façon plus saillante encore s’agissant
alloués aux services d’enquête en charge des violences sexuelles d’affaires de violences policières ? Le travail nécessairement étroit
et sexistes dans tel ressort, quelle est la charge de travail des des magistrat·es pénalistes d’un ressort avec leurs services d’en-
magistrat·es du parquet et juges d’instruction en charge de ces quête locaux, ne doit-il pas conduire à envisager un dépaysement
affaires et ont-ils les moyens réels de diriger, suivre et contrôler systématique des affaires mettant en cause des représentant·es
leurs enquêtes dans un délai raisonnable, quid de la qualité des des forces de l’ordre de leur territoire ? Comment faire en sorte
rapports d’expertises médicales, psychiatriques et psychologiques que l’obligation de port du RIO soit respectée ? Les magistrats
(en lien avec le nombre d’experts, leur formation et rémunération du parquet ont ils encore les moyens véritables de contrôler les
46

notamment), etc. garde à vues et la qualité des procédures ? Etc.


de l’émotion » 31 exacerbée par les réseaux sociaux supériorité, rapprochant les réseaux sociaux plus
paraît un peu courte 32 et ne doit pas dispenser tant souvent du bal des égos ou des courtisan·es, que du
les professionel·les de Justice que l’institution elle- forum athénien... Le monde judiciaire n’échappe
même, de répondre utilement à ce que pointent évidemment ni à ces travers classiques des réseaux
les réseaux sociaux de leurs défaillances et incapa- sociaux ni à l’explosion de l’ « indice Kardashian » 34
cités collectives. Pour autant, s’il apparaît que les de certain·es professionel·les de Justice qui usent
réseaux sociaux font émerger de nouveaux sujets de leur qualité pour emporter le morceaux et ainsi
ou mettent en lumière avec acuité des dysfonction- gagner en visibilité numérique, la technicité des
nements judiciaires, ouvrant la voie à une critique sujets juridiques doublée de leur habileté à utiliser
renouvelée et davantage partagée de la Justice, la langage et rhétorique le leur permettant aisément.
marge est ténue pour ne pas se perdre en chemin...
À ces joutes entre dominant·es, s’ajoutent de
LES RÉSEAUX SOCIAUX, véritables épisodes de chasses aux dominé·es que
PAS DE VERTU (JUDICIAIRE) SANS VICE la Justice semble avoir du mal à cerner et arrêter.
En effet les internautes appartenant aux catégo-
Il ne faut en effet pas oublier que les réseaux ries dominées ont vite fait d’avoir compris qu’en
sociaux sont un espace où se déploient, comme matière de cyber-harcèlement, d’injures, diffa-
ailleurs, des rapports sociaux de domination. mations et autres incitations à la haine (au détri-
ment le plus souvent des femmes, des personnes
En premier lieu, il faut souligner la composi- racisées ou minorités sexuelles ou de genre 35),
tion sociale d’un réseau comme Twitter. Plusieurs la Justice est en peine pour agir d’initiative 36.
études, étrangères comme françaises, ont établi En revanche, saisie par les personnes disposant
une surreprésentation de cadres, de diplômé·es et des ressources suffisantes, davantage animées le
d’étudiant·es 33. Le pseudonymat est loin de suffire cas échéant par le souhait d’étouffer toute parole
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à produire une culture de l’égalisation des paroles critique ou dénonciatrice que d’obtenir justice et
sur les réseaux sociaux où les stratégies de mise réparation 37, elle pourra venir poser des condam-
en scène de soi et les effets d’audience peuvent nations de nature à normer leur expression. La

- La Justice mise à l’épreuve par les réseaux sociaux


pousser au développement d’un sentiment de condamnation en première instance de Sandra

31 V. par exemple Anne-Cécile Robert « La stratégie de


l’émotion », Le Monde Diplomatique, février 2016 (l’autrice 34 L’« indice Kardashian » a été crée en 2014 par un scien-
a également écrit un essai, préfacé par Éric Dupond-Moretti, tifique (dans une volonté de dénonciation humoristique de
La stratégie de l’émotion, Lux, septembre 2018) ; Robert Zuili, l’hypertrophie médiatique de certains de ses collègues...) pour
« Comment les réseaux sociaux ont favorisé l’émotion au détri- mesurer l’écart entre la popularité numérique d’un chercheur
ment de la raison », Le Hufftington Post, 15 février 2019 ; pour un scientifique et son apport scientifique dans un domaine (Jean-
exemple précis se rapportant à une réaction face à une décision Laurent Cassely, « L’indice Kardashian, un indicateur pour
judiciaire : « Le juge qui a fait libérer Cantat regrette «la dictature dégonfler la popularité des scientifiques acquise sur les réseaux
de l’émotion» », L’Express avec AFP, 16 mars 2018. sociaux », Slate, 6 août 2014).
32 Outre qu’elle nous paraît reposer sur une opposition entre 35 « Harcèlement des femmes sur Twitter : Amnesty enfonce
émotion et raison très culturelle, qu’on peut interroger (avec le clou », Le Monde, 18 décembre 2018, renvoyant à un rapport
Spinoza notamment : « La connaissance du bien ou du mal n’est d’étude effectué par Amnesty International, pour qui ce RS « est
rien d’autre qu’un affect de joie ou de tristesse, en tant que nous en un espace où le racisme, la misogynie et l’homophobie prospèrent sans
avons conscience » ; « La connaissance vraie du bien et du mal ne peut entrave ».
réprimer aucun affect en tant que cette connaissance est vraie, mais 36 Pour des raisons qu’il conviendrait d’analyser finement,
seulement en tant qu’elle est considérée comme un affect » (proposi- mais tenant probablement à la fois de la législation applicable,
tions 8 et 14 de la partie IV de l’Éthique). des moyens alloués, mais aussi peut-être d’un manque de
33 Julien Boyadjian, « Twitter, un nouveau « baromètre de volontarisme.
47

l’opinion publique ? » , Participations 2014/1 (N° 8). 37 On parle alors de « procédures baillons ».
Muller 38, pose la question du possible usage d’un par le discours de haine en ligne ne s’y sont d’ail-
réseau social comme moyen de libération d’une leurs pas trompées, et n’entendent pas sacrifier la
parole encore difficilement audible en matière de liberté d’expression alors même qu’elles savent les
violences sexistes et sexuelles, et celle, plus géné- outils judiciaires sous-utilisés, faute d’accès simple
rale, de l’exigence d’un usage public de termes dési- et de moyens alloués suffisants 40.
gnant désormais des infractions pénales de façon
nécessairement conforme à leur définition légale. Les réseaux sociaux nous renvoient souvent
Si les femmes, comme beaucoup en témoignent, une image bien noire de la Justice. Parfois de façon
ne dénoncent pas les faits dont elles sont victimes injuste, parfois de façon mal informée. Il ne s’agit
notamment du fait des défaillances du système pas de nier le risque d’une instrumentalisation
policier et judiciaire ; si elles ne peuvent pas non des médias en général et des réseaux sociaux en
plus s’exprimer de façon spontanée dans l’espace particulier, à des fins de fragilisation de la Justice :
public (notamment sur les réseaux sociaux) sur l’exemple italien 41 nous montre suffisamment
leur vécu de crainte d’être condamnées en Justice la nécessité de contre-pouvoirs (Justice comme
pour l’emploi d’un terme de façon non conforme presse) organisés et suffisamment solides pour être
à sa définition légale, comment espérer qu’elles à même de garantir tant les libertés fondamentales
ne perçoivent pas la Justice comme un système qu’une information pluraliste sachant se déjouer
qui renforce l’oppression patriarcale qu’elles des communicant·es de tous types. Il ne s’agit
subissent ? pas non plus de croire à l’illusion d’un espace
de liberté et d’égalité où chacun·e pourrait faire
À CES JOUTES ENTRE DOMINANT·ES, entendre sa voix et peser pareillement dans le
S’AJOUTENT DE VÉRITABLES débat politique. Mais les réseaux sociaux portent
ÉPISODES DE CHASSES également une colère et des interrogations légi-
AUX DOMINÉ·ES QUE LA JUSTICE times en lien avec certaines défaillances de notre
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SEMBLE AVOIR DU MAL Justice. S’enfermer dans une posture défensive ne
À CERNER ET ARRÊTER peut qu’exacerber l’incompréhension et le mécon-
tentement. Pour restaurer la confiance – largement
- La Justice mise à l’épreuve par les réseaux sociaux

Pour autant, on ne saurait se satisfaire de solu- entamée – des citoyen·nes en la Justice 42, sans
tions liberticides et revenant à reléguer encore doute le mieux à faire est-il de continuer à révéler
davantage le rôle du juge judiciaire, telles que et sans cesse interroger publiquement nos petites
celles promues dans la proposition de loi contre cuisines, et lutter, collectivement, contre nos trop
les contenus haineux sur internet en cours grandes dépendances.
d’examen 39. Beaucoup des personnes les plus visées

38 Violaine Jaussent, « Comment expliquer la condam- 40  Collectif de personnalités et d’associations féministes,


nation pour «diffamation» de Sandra Muller, l’initiatrice de LGBTI et antiracistes, « Féministes, LGBTI et antiracistes, nous
#BalanceTonPorc ? », Francetvinfo.fr, 26 septembre 2019 ; ne voulons pas de la loi Cyberhaine », Libération, 21 janvier 2020.
Sandra Muller ayant interjeté appel, la Cour d’appel de Paris sera 41 V. dans ce numéro Mariarosaria Guglielmi
amenée à statuer de nouveau. « Instrumentalisation des médias contre la justice, l’expérience
39 Lire les observations du Syndicat de la Magistrature dispo- italienne ».
nibles ici : http://www.syndicat-magistrature.org/Nos 42 V. le sondage IFOP réalisé en partenariat avec l’Express en
observations-sur-la-proposition-de-loi-visant-a-lutter-contre-les- octobre 2019 (https://www.ifop.com/publication/les-francais-et-
48

contenus.html). la-justice-4/).

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