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Matérialisme et Hantologie

Charles Ramond
Dans Cités 2007/2 (n° 30), pages 53 à 63
Éditions Presses Universitaires de France
ISSN 1299-5495
ISBN 9782130560661
DOI 10.3917/cite.030.0053
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Matérialisme et Hantologie
CHARLES RAMOND

La publication1 par Derrida de Spectres de Marx, en 1993 (Paris,


Galilée), faisait partie d’un retour critique de toute une génération
d’intellectuels français sur leur rapport au marxisme, après la chute des
régimes communistes2. L’ouvrage rencontra un grand succès3, accompa-
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gnant, comme souvent à propos de Derrida, un certain malentendu – ou,
du moins une certaine incompréhension. Que disait exactement Derrida, 53
dans Spectres de Marx ? Y faisait-il un « retour au marxisme » ? Allait-on
enfin trouver dans ce livre le moyen de savoir où se situait Derrida politi- Matérialisme
quement ? Autant de questions qui ne reçurent pas de réponses bien et Hantologie
claires, tout simplement parce que le livre était long et assez difficile dans Ch. Ramond
le détail, et qu’il supposait pour être compris et apprécié une certaine
familiarité avec les thèmes et les termes de la philosophie de Derrida. Mon
propos sera donc précisément d’éclaircir ces points, et de répondre autant

1. L’origine de ce texte est une communication inédite, prononcée au Goethe Institut de


Bordeaux le samedi 26 octobre 2002, lors d’une journée autour de « La réception de la philosophie
allemande en France », dans laquelle étaient également intervenus Axel Honneth (Francfort),
Franck Fischbach (Toulouse 2), Emmanuel Renault (ENS-LSH) et Éric Blondel (Paris I).
2. Alain Badiou avait, par exemple, publié en 1991 D’un désastre obscur. Droit, État, politique
(La Tour-d’Aigues, Éd. de l’Aube) ; Étienne Balibar publie en 1993 La philosophie de Marx (Paris,
La Découverte, 1993).
3. Outre les débats usuels pour ce genre de publication (voir Marx and Sons, Paris, Galilée,
2002), il eut par exemple, quelques années après, une mise à la scène (Karl Marx. Théâtre inédit,
textes de W. Shakespeare, Jacques Derrida, Karl Marx, Bernard Chatreux, Un essai théâtral
imaginé par Jean-Paul Combas, Jean-Pierre Vincent et al., au théâtre des Amandiers de Nanterre
en mars 1997) ; voir également le petit livre Marx en jeu (Paris, Descartes & Cie, 1997), qui
comprend des textes et des entretiens de Derrida, Marc Guillaume et Jean-Pierre Vincent.
Cités 30, Paris, PUF, 2007
qu’il est possible à un certain nombre d’interrogations : Derrida nous
apprend-il quelque chose sur lui dans cette lecture de Marx ? Nous
apprend-il quelque chose sur Marx ? Quel est précisément le contenu de
l’ouvrage, et est-il possible d’en donner une idée claire ? S’agit-il enfin
d’une interprétation qui pourrait intéresser les marxistes ?
Il peut sembler, en effet, absurde, paradoxal, voire ridicule ou simple-
ment provocateur d’examiner Marx par le biais du « spectre », qui n’est
pas une notion usuellement reçue en philosophie, et encore moins chez
les philosophes marxistes, qui passent pour des gens plutôt sérieux et peu
tournés vers le spiritisme, la superstition et ce genre de choses. Par
exemple, on ne trouve aucune évocation des « spectres » dans le Diction-
naire critique du marxisme de Labica et Bensussan1. On pourrait donc
avoir l’impression que Derrida se livre ici, une fois de plus, à un détourne-
ment de pensée, comme lorsqu’il aborde Platon par la notion de phar-
makon2, et Rousseau par celle de « supplément »3.
Et, cependant, je soutiendrai que, exactement comme pour Platon et
Rousseau, la lecture de Marx par Derrida n’est en aucune manière un
« détournement », encore moins un détournement sophistique ou gratuit,
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de la pensée des auteurs considérés. Tout au contraire, une lecture atten-
54 tive des textes débouche ici, comme très souvent chez Derrida, sur des
considérations pleines de bon sens et de plausibilité – et pas sur des
Dossier : chimères ou des fantômes d’interprétations. Il n’entre en effet aucune-
Derrida politique. ment dans l’esprit de Derrida de nous faire croire aux fantômes, ou de
La déconstruction nous en faire voir, mais seulement de construire une notion philoso-
de la souveraineté phique qui corresponde aux termes de « spectre » ou de « fantôme », de
(puissance et droit)
s’interroger sur les raisons pour lesquelles la plupart des systèmes philoso-
phiques (dont le « marxisme ») refusent de telles constructions concep-
tuelles, et d’examiner les conséquences, non seulement philosophiques,
mais aussi politiques, d’un tel refus.
Bien que chacun se vante de n’en avoir jamais vu, tout le monde sait à
peu près ce qu’est un « spectre ». Pour Derrida, c’est d’abord un être

1. Publié sous la direction de Georges Labica et Gérard Bensussan, Paris, PUF, 1982 ; 2e éd.
« refondue et augmentée », 1985 ; 3e éd., 1999. Pas de mention de « spectres » non plus dans le
Vocabulaire de Marx par Emmanuel Renault (Paris, Ellipses, 2001).
2. Voir Jacques Derrida, « La Pharmacie de Platon », paru dans Tel Quel en 1968 (no 32-33),
repris dans La dissémination (Paris, Le Seuil, 1972) et publié depuis plusieurs années à la suite de la
nouvelle traduction du Phèdre de Platon (par Luc Brisson, Paris, Garnier-Flammarion).
3. Voir Jacques Derrida, De la grammatologie, Paris, Minuit, 1967.
indécis. En toute rigueur, on ne devrait même pas l’appeler un « être »,
puisque, précisément, il n’« existe » pas. Le spectre « est » et « n’est pas »,
c’est un mort qui vit encore, un « revenant », dont la « venue » est
toujours déjà un « retour », et dont le mode d’être ou d’apparaître est
donc redoublé, dédoublé ou paradoxal.
Le « spectre » sera ainsi la figure par excellence de l’ontologie (science
de l’être) ou, mieux, de l’ « hantologie » (ou science de la hantise) que
propose Derrida dans toute sa philosophie. L’idée sans doute la plus
centrale, la plus primitive, la plus profonde, la base de tout ce que pense et
écrit Derrida depuis toujours, est en effet l’intuition, ou la certitude, que
la réalité est fondamentalement, essentiellement multiple, indécise, pour
ne pas dire chaotique. Je suis bien convaincu qu’il s’agit vraiment là de
l’essentiel chez Derrida. Et la forme si particulière de son écriture philoso-
phique vient en partie du fait que le langage le plus simple et le plus
courant fourmille de mots, ou de notions, qui expriment cette ambiguïté
essentielle. Par exemple, le français « drogue » signifiera à la fois
« remède » et « poison », comme le grec pharmakon ; de même, l’adjectif
« supplémentaire » désignera à la fois ce qui « s’ajoute » et ce qui « tient
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lieu de » (comme « suppléer ») ; et la préposition « entre » séparera et
rapprochera à la fois (par exemple, dans l’expression « il n’y a rien entre 55
nous », qui peut signifier aussi bien : « Nous sommes seulement amis, rien
de plus », que : « Nous sommes très proches, rien ne nous sépare »). On Matérialisme
pourrait multiplier indéfiniment ces exemples indécidables (« donner », et Hantologie
par exemple, peut valoir pour « prendre » lorsqu’il s’agit d’exemples : je Ch. Ramond
« donne » ou « prends » indifféremment « un exemple », etc.). Or, selon
Derrida, la philosophie dans son ensemble, de Platon à Marx, en passant
par Rousseau, se caractérise essentiellement par un effort constant pour
refuser, dénier, rejeter, dissimuler, se cacher à soi-même cette structure
indécise et paradoxale de la réalité elle-même. L’effort de la raison est en
effet de bâtir des distinctions claires (être/ne pas être ; vivant/mort ;
premier/second). La philosophie ou la rationalité ne peuvent donc que
rejeter les fantômes ou les spectres, ou toute forme de hantise, c’est-à-dire
de présence à la fois vague et inquiétante : illusions, hallucinations, idéo-
logies, superstitions, croyances ou idées fixes (voir p. 254-255). Toute
« analyse » enveloppant un « exorcisme », une philosophie du « clair » et
du « distinct » pourra être appelée « exorçanalyse », ce qui n’entraîne
d’ailleurs de la part de Derrida, contrairement à ce qu’on veut croire
souvent, aucun irrationalisme de principe. Il n’y a pas plus d’irra-
tionalisme, en effet, à déclarer le caractère « exorçanalytique » de la
conceptualité qu’il n’y en avait eu de la part de Kant à « critiquer » la
« raison pure », ou de la part de Freud à faire sa place à l’« inconscient ».
La vérité de la chose est toujours visée : si le « spectral » ou le « fantoma-
tique » sont la structure fondamentale de la réalité, pourquoi ne pas le
dire, et pourquoi la raison perdrait-elle quoi que ce soit à le reconnaître ?
Le spectre est ainsi l’« incarnation » (si l’on ose dire) de la philosophie
de Derrida. Analyser Marx sous l’angle du « spectre » ne peut donc être
considéré comme une fantaisie ou une lubie de sa part, mais au contraire
comme une démarche tout à fait centrale, authentique et essentielle. En
outre, l’accaparement conceptuel est un geste classique en histoire de la
philosophie : autant vaudrait reprocher à Hegel d’avoir interprété
l’histoire des arts, ou du monde, selon ses propres catégories, ou reprocher
à Marx, justement, d’avoir perçu ou révélé la présence de la « lutte des
classes » dans des systèmes sociaux qui n’en avaient aucune idée. Derrida
procède d’ailleurs sans coup de force, puisqu’il s’appuie sur des textes
nombreux et mis en valeur par Marx lui-même.
Il était impossible, par exemple, de passer à côté de la phrase qui ouvre
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le Manifeste du communisme : « Un spectre hante l’Europe – le spectre du
56 communisme » ( « Ein Gespenst geht um in Europa – das Gespenst des
Kommunismus » ). Cette déclaration est tellement célèbre que, comme
Dossier : bien des déclarations célèbres, elle ne semble plus lisible, plus perceptible :
Derrida politique. on fait comme si le mot « spectre » n’y figurait pas, comme s’il n’était que
La déconstruction métaphorique, comme si ce n’était qu’une façon de parler. Le terme
de la souveraineté
(puissance et droit)
« spectre », cependant, est sans doute pour beaucoup dans la célébrité de
la phrase elle-même. Bien plus, il se retrouve dans toute l’œuvre de Marx
(nous évoquerons par la suite des passages particulièrement significatifs du
18 Brumaire, de L’Idéologie allemande et du Capital). Surtout, Derrida
s’attache à montrer que la dimension spectrale hante les perceptions histo-
riques de la naissance et de la disparition du communisme.
Les discours sur la fin du communisme, en effet, sont à la fois incanta-
toires et jubilatoires. Mais pourquoi (se) répéter sans cesse que « le
communisme est mort et enterré » ? À la mort de quelqu’un ou de
quelque chose, une seule annonce devrait suffire. Dans cette répétition,
Derrida perçoit une inquiétude : et s’il n’était pas vraiment mort ?
Comme si nous n’arrivions pas à opérer de travail du deuil à propos du
communisme. Or il n’y a de travail possible du deuil, il n’y a de deuil
possible que lorsqu’on a affaire à un mort bien mort, qui ne bouge ni ne
revient surtout pas ; et surtout lorsqu’on peut disposer du corps. Or un
spectre est précisément le contraire d’un corps immobile, d’un mort qui
soit définitivement mort : il n’a pas de corps, pas de lieu fixe, et il revient
(par essence, c’est un « revenant »), si bien qu’à son sujet aucun travail réel
de deuil n’est possible. De là ce caractère incantatoire, ce caractère
d’exorcisme, qu’on relève selon Derrida dans les discours néolibéraux :
comme si quelque chose du communisme, son spectre, ce que Derrida
appellera dans la suite de l’ouvrage, de façon assez inattendue à première
vue, son « esprit », ne pouvait que continuer à « hanter » notre Europe
comme il hantait l’Europe du XIXe siècle.
Comme si le communisme, qu’il apparaisse ou disparaisse, ne pouvait
manquer de « faire retour ». C’est là l’occasion pour Derrida de faire une
deuxième remarque sur cette connivence profonde entre le communisme
et la « revenance ». Il s’agit cette fois des violentes critiques qu’il porte,
dans le deuxième chapitre de l’ouvrage, contre les thèses développées par
Francis Fukuyama dans La fin de l’histoire et le dernier homme (publié aux
États-Unis en 1992 et traduit la même année en français, ce qui semble à
Derrida la marque d’une hâte et d’un enthousiasme suspects pour cette
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véritable « conjuration » antimarxiste dont Fukuyama est à ses yeux un
emblème). Non seulement, en effet, le discours néolibéral de Fukuyama 57
lui semble relever des mêmes symptômes incantatoires que ceux que nous
venons d’évoquer (et qui ne chanteraient ainsi « la victoire du capitalisme Matérialisme
libéral et son alliance prédestinée avec la démocratie que pour se dissi- et Hantologie
muler, et d’abord à eux-mêmes, que jamais ce triomphe n’a été aussi Ch. Ramond
critique, fragile, menacé, voire à certains égards catastrophique, et au fond
endeuillé ? », comme s’ils savaient, au fond d’eux-mêmes, que le spectre
peut toujours revenir), mais surtout, par une espèce d’ironique contami-
nation spectrale, les thèses de Fukuyama elles-mêmes semblent à Derrida
relever précisément du « retour », de la « revenance », au moment même
où elles prétendent mettre un terme définitif non seulement au commu-
nisme, mais encore à l’histoire du monde. Derrida explique en effet, non
sans amusement, que, pour tous les hommes de sa génération, les thèmes
de la fin de l’histoire, de la fin de la philosophie, de la fin de l’homme, etc.
(il se réfère ici au livre de Blanchot de 1957, Le dernier homme), étaient
monnaie courante, précisément à l’intérieur d’une problématique ou
d’une structuration marxiste de pensée. Il juge donc que Fukuyama, et
tous ceux qui théorisent comme lui « la fin de l’histoire », sont en retard
sur la fin de l’histoire, justement, et ne font que reproduire, faire
« revenir », des thèmes qui accompagnaient justement le marxisme il y a
quelques décennies : comme si la détermination spectrale, présente dès le
début du marxisme, hantait à ce point les critiques du marxisme qu’ils se
comportaient à leur tour non seulement comme des exorcistes, mais bien
comme des revenants – et l’une des thèses du livre de Derrida, c’est juste-
ment que celui qui pratique l’exorcisme montre par là avant toute chose
qu’il croit aux fantômes, aux esprits, aux spectres, à leur efficacité et à
leurs effets.
Les spectres du communisme ne hantent pas seulement l’Europe, ou les
critiques du communisme, mais aussi Marx lui-même. La fameuse décla-
ration liminaire du Manifeste, Derrida le montre par la lecture attentive
des textes, était en effet loin d’être isolée. En 1841, Marx a 23 ans, il dédi-
cace sa Dissertation sur la différence de la philosophie de la nature chez
Démocrite et Épicure, de façon « filiale », à Ludwig von Westphalen,
« quelqu’un devant qui “comparaissent tous les esprits du monde” (vor
dem alle Geister der Welt erscheinen) et qui ne recule jamais d’effroi devant
les ombres des fantômes rétrogrades (Schlagschatten der retrograden
Gespenster) ». L’esprit (Geist) est donc ici invoqué par le jeune Marx
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contre le fantôme (Gespenst). De même, dans Le 18 Brumaire de Louis
58 Bonaparte (1852), Marx oppose « l’esprit de la Révolution (Geist der Revo-
lution) » et son « spectre (Gespenst) » : « Retrouver l’esprit de la Révolution
Dossier : sans faire revenir son spectre » ; opposition risquée, et même « déses-
Derrida politique. pérée », juge Derrida (p. 175), tout simplement, d’abord, parce que Geist,
La déconstruction comme « esprit », comme spirit, peut signifier aussi bien « spectre » que
de la souveraineté
(puissance et droit)
« esprit » ; mais surtout parce que, tout particulièrement à propos du
18 Brumaire, le contexte est précisément celui d’une indécision entre
Geist et Gespenst, puisqu’il s’agit de l’analyse et de la mise en parallèle de
faits historiques qui ont pour fonction essentielle de se répéter, « qu’il
s’agisse », rappelle Derrida (ibid.), « des grands événements, des révolu-
tions ou des héros (on sait bien : en premier lieu, la tragédie, puis la
farce) ». Or précisément, dès qu’apparaît l’idée d’une répétition essen-
tielle, il devient impossible de ne pas glisser vers la figure par excellence du
« revenant » – à savoir, le spectre. Et on ne peut évidemment pas consi-
dérer comme marginale la théorie de Marx sur la répétition des événe-
ments historiques.
Mais Marx se montre surtout préoccupé de spectres dans les critiques
incantatoires et obsessionnelles qu’il adresse à Stirner dans L’Idéologie alle-
mande. Dans ce texte, en effet, selon Derrida, Marx « use et abuse » à la
fois de la différence et de la proximité entre Geist et Gespenst1, si bien que,
le plus souvent, sa position devient indiscernable de celle de Stirner,
comme si Marx était non seulement « hanté », mais bien « possédé » par
Stirner. Marx emploie par exemple la locution allemande es spukt ( « ça
hante », propose Derrida, « ça revenante, ça spectre, il y a du fantôme là-
dedans, ça sent le mort-vivant » ) : « Parvenu à ce stade [où ça cause à
travers des millions d’esprits, aus des Menschen Millionen reden], on peut
s’écrier, avec Stirner : “Oui, le monde tout entier est peuplé de fantômes
(Ja, es spukt in der Ganzen Welt).” Alors, “il est très facile d’aller plus
loin” (...), et de s’écrier : “Peuplé seulement ? Non, le monde lui-même est
un spectre (Nur in ihr ? Nein, sie selber spukt)” ». La proximité du Geist et
du Gespenst est à son maximum dans le passage où Stirner explique que
l’esprit est « possédé » et croit à des « fantômes » lorsqu’il est dans un
rapport « impur » avec autrui (p. 216-217). Derrida est frappé ici par
l’incontestable délectation avec laquelle Marx s’arrête (dans un passage
absent de l’édition de La Pléiade, la « parade des fantômes », passage donc
« tombé aux oubliettes », fait remarquer Derrida avec à-propos, ou
« passage fantôme ») au détail du texte de Stirner, s’y insère lui-même, de
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telle sorte qu’à la lecture il devient difficile de distinguer ce qui relève de la
description de ce qui relève de la critique, et lequel des deux auteurs est en 59
train de parler – comme dans un phénomène de possession, de hantise
réciproque, ou, pour parler à la manière de Derrida, comme dans un Matérialisme
« parasitisme » qui serait poussé au point où l’on ne peut plus distinguer et Hantologie
l’hôte du parasite. Ch. Ramond
Marx critique violemment la croyance aux fantômes. Mais nous en
avons déjà vu assez pour commencer à savoir être inquiets devant ce genre
de critiques, surtout quand elles prennent un tour incantatoire et obses-
sionnel. C’est donc le moment de préciser la façon dont Derrida se situe,
dans Spectres de Marx, par rapport au marxisme, et en quel sens il entend
être son héritier (l’héritier, c’est celui qui reprend, qui répète, d’une
certaine façon, ce que son prédécesseur lui a laissé : c’est celui qui fait
donc « revenir » en lui le prédécesseur : tous ces thèmes sont liés, bien
évidemment, à celui plus général du « revenant » ou du spectre).
Derrida se définit en effet comme « fils illégitime » ou « héritier illégi-
time » de Marx. Son livre « n’est pas un retour à Marx », pas plus qu’un
« ralliement tardif au marxisme » : « Ce qui est sûr, c’est que je ne suis pas

1. Spectres de Marx, op. cit., p. 201.


marxiste », conclut-il en citant Marx lui-même1. Mais ni les marxistes ni
les antimarxistes ne devraient pouvoir se réjouir immédiatement de telles
déclarations. Spectres de Marx insiste en effet sur l’obscurité de l’expression
« être marxiste ». Des marxismes, il y en a « plus d’un » : plus d’une
version historique du marxisme, sans doute, mais surtout un marxisme
intérieurement redoublé, comme tout spectre, en anticipation et mémoire
de soi.
Derrida revendique en effet l’ « héritage » de Marx par fidélité à un
certain « esprit » du marxisme très différent de la « prétendue totalité
systémique, métaphysique ou ontologique » de la doctrine (p. 145). Il
n’accorde ainsi pas grande valeur aux « concepts fondamentaux de travail,
de mode de production, de classe sociale ». De même, il ne se déclare
aucunement prêt à reprendre « l’histoire de tous ces appareils : les interna-
tionales du mouvement ouvrier, la dictature du prolétariat, le parti unique
et l’État ». Comme il le souligne lui-même avec lucidité, il ne s’attend
donc pas dans ce livre à faire plaisir aux marxistes. Et pourtant cet héritier
illégitime et scandaleux va revendiquer une légitimité supérieure : il refuse
les « concepts » du marxisme, mais en revendique l’ « esprit ». Nous
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sommes maintenant assez familiarisés avec le vocabulaire des fantômes
60 pour avoir reconnu ici, sous l’expression « esprit du marxisme », le
« fantôme » ou le « spectre » du marxisme. Derrida décharne le marxisme
Dossier :
habituel. Il lui ôte tous ses concepts, il adopte un marxisme allégé, spiri-
Derrida politique. tualisé : ce fantôme qui, nous l’avons vu depuis le début, lui semble préci-
La déconstruction sément être le véritable marxisme, et que le marxisme historique, si lourd,
de la souveraineté si pesant, n’a pas su être.
(puissance et droit) Mais qu’est-ce donc que ce véritable marxisme, c’est-à-dire cet « esprit »
du marxisme, ou ce fantôme de marxisme auquel Derrida entend être
« fidèle » ? Pour Derrida, même si cela peut étonner au premier abord,
« l’esprit du marxisme » se définirait par la notion de « critique »2.
D’indications quelque peu dispersées dans Spectres de Marx, on peut en
effet rassembler la doctrine suivante : le marxisme recèlerait essentielle-

1. Spectres de Marx, op. cit., p. 144-145. Si l’on en croit une lettre de Engels : « (...) Moritzchen
est un ami dangereux. La conception matérialiste de l’Histoire a maintenant, elle aussi, quantité
d’amis de ce genre, à qui elle sert de prétexte pour ne pas étudier l’histoire. C’est ainsi que Marx a
dit des “marxistes” français de la fin des années 1870 : “Tout ce que je sais, c’est que je ne suis pas
marxiste” » (lettre d’Engels à Conrad Schmidt, 5 août 1890, Marx-Engels Werke (MEW), vol. 37,
p. 436 ; l’expression « tout ce que je sais », etc., est en français dans le texte).
2. Voir Emmanuel Renault, Marx et l’idée de critique, Paris, PUF, coll. « Philosophies », 1995.
ment une puissance critique, une puissance de critique radicale, « une
démarche prête à son autocritique » (p. 145), une capacité de « résister »
aux « dogmes » (p. 148-149) et à toute « métaphysique », fût-elle même la
métaphysique reçue sous le nom de « marxisme ». Au nom de cette
« critique radicale », de cette capacité à résister, à différer de tout, y
compris de soi-même, Derrida va jusqu’à envisager la création d’une
nouvelle Internationale (sans partis ni structures), composée de tous ceux
qui auraient reçu cet héritage essentiellement fantomatique : car « différer
de soi-même », c’est aussi bien la définition de la « critique » la plus radi-
cale que du « fantôme », toujours dédoublé dans sa « revenance »,
toujours « plus d’un ». Derrida voit dans cette « fidélité » non pas une
nostalgie, mais bien une promesse, donc une dimension active, et non
réactive : ce serait là le véritable héritage du marxisme. En un mot, le véri-
table marxisme, aux yeux de Derrida, est radicalement critique, c’est-à-
dire déconstructeur : revendication classique d’héritage dans l’histoire de
la philosophie ou de la pensée. Il n’y a pas de père sans fils : donc le fils
engendre le père, est le père du père ; et l’on n’hérite jamais que de soi-
même. Les testaments comme les Testaments sont toujours dictés par les
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héritiers (thème central de La Carte postale).
Mais la particularité de Derrida, dans ce geste d’accaparement de filia- 61
tion, mérite d’être expliquée. Derrida traite en effet Marx, dans Spectres de
Marx, comme il avait traité Platon dans « La Pharmacie de Platon » et Matérialisme
Rousseau dans De la grammatologie (on pourrait multiplier les exemples, et Hantologie
c’est toujours le même geste). Il y aurait toujours, chez les grands philoso- Ch. Ramond
phes, « plus d’un » personnage. Le « philosophe » élabore un « système »
complet, lourd, armé, rationnel, clair et distinct, etc., dans lequel il n’y a
pas place pour des objets indécis, pour des fantômes par exemple ; mais
l’ « écrivain » ne peut pas faire autrement qu’employer les mots indécis
du langage ordinaire, et échappe ainsi nécessairement, en dérapant sur
l’écriture, à son propre système ou à sa propre systématisation. Les grands
auteurs toucheraient toujours par là, inconsciemment et aveuglément, et à
leur philosophie défendante, à la vérité des choses. Comme Rousseau
autour du « supplément », comme Platon autour du pharmakon, Marx
aurait ainsi fait tourner l’écriture de ses principaux textes philosophiques
autour de notions ou de termes qu’il rejette consciemment : le « spectre »,
le « fantôme », l’ « esprit ». Marx ne veut pas croire aux fantômes, il ne
croit qu’à des réalisations ou à des effectuations. Mais le mot de « spectre »
vient sans cesse sous sa plume. Et Derrida le trouve plus vrai dans
son « écriture » que dans sa « philosophie » consciemment organisée.
D’ailleurs, il y a grand danger à ne pas laisser une place aux fantômes. Aux
yeux de Derrida, c’est même là la définition de la genèse de l’horreur tota-
litaire, dont les descendants du marxisme « officiel », systématique, méta-
physique, ontologique, voire théologique, ont donné tant d’exemples.
La thèse de Derrida sur Marx est donc que le véritable marxisme est dans
l’idée de « différance » avec un « a » : c’est-à-dire l’idée selon laquelle on
diffère activement d’avec soi, on ne se rassemble pas dans une unité, dans
une présence, dans une définition, et que c’est cela qui est exprimé par la
figure constamment présente du « spectre » dans les écrits de Marx, pourvu
qu’on les lise, qu’on n’oublie pas de les traduire, et qu’on ne les coupe pas
dans les éditions destinées au grand public. Resterait à savoir – politesses en
vérité absurdes dans un monde où le « retour », la « deuxième fois », sont ce
par quoi tout commence – lequel des deux a commencé. Derrida prétend
qu’il n’aurait jamais pu concevoir la « déconstruction », la « différance »,
ou l’ « itérabilité », sans l’antécédence du marxisme. Mais, évidemment,
ces notions d’ « antécédence » ou de « préséance » perdant ici toute perti-
nence, il nous est tout à fait loisible de penser le contraire.
© Presses Universitaires de France | Téléchargé le 20/04/2023 sur www.cairn.info (IP: 81.65.158.187)

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Cette lecture de Marx nous apprend-elle finalement quelque chose sur
62 Marx ? Ce serait aux spécialistes de l’œuvre de Marx de répondre à une
telle question. Mais, comme bien des interprétations de Derrida, elle a
Dossier :
l’incontestable mérite, me semble-t-il, de rendre notre oreille plus fine, et
Derrida politique. notre lecture plus patiente et plus précise. Nous n’hésitons plus à dresser
La déconstruction l’oreille, lorsque par exemple Marx évoque, dès le début du chapitre du
de la souveraineté Capital consacré au « caractère fétiche de la marchandise et son secret »,
(puissance et droit) une scène tout à fait inattendue de « table qui tourne » : « La forme du
bois, écrit Marx, est changée si l’on en fait une table. Néanmoins, la table
reste bois, une chose ordinaire et qui tombe sous les sens. Mais dès qu’elle
se présente comme marchandise, c’est une tout autre affaire. À la fois
saisissable et insaisissable, il ne lui suffit pas de poser ses pieds sur le sol,
elle se dresse, pour ainsi dire, sur sa tête de bois en face des autres
marchandises et se livre à des caprices plus bizarres que si elle se mettait à
danser. » Derrida consacre de nombreuses pages au commentaire de ce
passage, qui manifestement nous donne à voir la naissance d’une sorte de
spectre1 : une spiritualisation, une animation de la matière. Or nous

1. Lorsqu’on connaît le goût de Marx pour Spinoza, on ne peut s’empêcher de songer ici à un
fameux passage du Traité politique (chap. 4, § 4), dans lequel une « table » se voit créditée, dans un
sommes bien là au cœur d’un des passages centraux du Capital. D’un
point de vue derridien, il s’agira alors de montrer que Marx se retrouve
pris dans une situation de répétition ou d’ « itérabilité » : si la table peut se
faire marchandise, c’est qu’elle était déjà ( « toujours déjà » ) marchandise
dans le bois, et on en tirera comme conclusion que Marx, pas plus que
Platon ou Rousseau, n’a pu (car c’est impossible) échapper à la proliféra-
tion d’êtres indécis ou indécidables au cœur même de son entreprise de
rationalisation et de distinctions conceptuelles. D’un point de vue
marxiste, ce sera l’occasion de se rendre compte que le « fétichisme de la
marchandise » crée un monde peuplé d’êtres sans doute fantasmagoriques,
mais de se préparer aussi à admettre que ces spectres produits par le capi-
talisme seront sans doute aussi difficiles à conjurer que tous les autres.

raisonnement par l’absurde, d’une sorte de vie propre : « Lorsque nous disons que chacun peut
décider ce qu’il veut d’une chose qui relève de son droit, ce pouvoir doit être défini non par la seule
puissance de l’agent, mais également par les aptitudes du patient. Si je dis en effet par exemple que
je peux à bon droit faire ce que je veux de cette table, je n’entends certes pas que j’ai le droit de
faire que cette table mange de l’herbe ! »
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Matérialisme
et Hantologie
Ch. Ramond

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