Télécharger au format pdf ou txt
Télécharger au format pdf ou txt
Vous êtes sur la page 1sur 14

Un nouveau prince au-delà des antinomies : lectures de

Gramsci dans les mouvements sociaux contemporains


Riccardo Ciavolella
Dans Actuel Marx 2015/1 (n° 57), pages 112 à 124
Éditions Presses Universitaires de France
ISSN 0994-4524
ISBN 9782130650805
DOI 10.3917/amx.057.0112
© Presses Universitaires de France | Téléchargé le 02/04/2023 sur www.cairn.info (IP: 160.113.0.216)

© Presses Universitaires de France | Téléchargé le 02/04/2023 sur www.cairn.info (IP: 160.113.0.216)

Article disponible en ligne à l’adresse


https://www.cairn.info/revue-actuel-marx-2015-1-page-112.htm

Découvrir le sommaire de ce numéro, suivre la revue par email, s’abonner...


Flashez ce QR Code pour accéder à la page de ce numéro sur Cairn.info.

Distribution électronique Cairn.info pour Presses Universitaires de France.


La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le
cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque
forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est
précisé que son stockage dans une base de données est également interdit.
ANTONIO GRAMSCI

R. CIAVOLELLA, Un nouveau prince au-delà des antinomies : lectures de Gramsci dans les mouvements sociaux contemporains

UN NOUVEAU PRINCE
AU-DELÀ DES ANTINOMIES :
LECTURES DE GRAMSCI
DANS LES MOUVEMENTS
SOCIAUX CONTEMPORAINS
Par Riccardo CIAVOLELLA

Cet article porte sur la place qu’occupent aujourd’hui l’héritage


gramscien dans les théories radicales de transformation sociale qui
accompagnent les mouvements sociaux et les expériences de contestation
contre-hégémoniques des dernières décennies, lesquelles ont trouvé un
moment d’intensification avec et après le mouvement d’Occupy Wall Street
(OWS). La pensée de l’intellectuel et politicien marxiste constitue l’une
_
© Presses Universitaires de France | Téléchargé le 02/04/2023 sur www.cairn.info (IP: 160.113.0.216)

© Presses Universitaires de France | Téléchargé le 02/04/2023 sur www.cairn.info (IP: 160.113.0.216)


des principales références dans ces théories, mais son rôle est double et
112 souvent contradictoire. Pour les penseurs qui s’en inspirent, Gramsci se
_ présente comme une référence incontournable, d’une part, pour analyser
le capitalisme actuel dans son hégémonie politique, culturelle et écono-
mique et dans ses crises « organiques » et, d’autre part, pour penser la
forme contre-hégémonique que les mouvements sociaux contestataires
peuvent prendre. Chez ses détracteurs, au contraire, surtout dans le milieu
libertaire et anarchiste, Gramsci est vu comme une figure inactuelle du
marxisme, un léniniste à vocation totalitaire qui s’adapte mal aux appels
en faveur d’une démocratie radicale. Gramsci se voit ainsi tiraillé, par ses
lecteurs contemporains, entre les deux termes des couples conceptuels
qu’il a proposés dans ses réflexions : société politique et société civile,
guerre de position et guerre de mouvement, hégémonie et résistance, etc.
Une lecture critique de ces interprétations antinomiques de Gramsci vise
à montrer comment détracteurs et continuateurs ont trop souvent empri-
sonné sa pensée dans des alternatives stériles. Ces postures les empêchent
de voir dans l’articulation et le développement des réflexions des Cahiers
une théorie politique du dépassement de la dialectique sans issue entre
hégémonie d’en haut et résistance d’en bas. Ces toutes dernières années,
cependant, l’urgence de repenser la question du sujet politique dans les
mouvements sociaux a permis un renouveau de lectures gramsciennes qui
parviennent à en saisir la capacité de traiter ces couples conceptuels de
manière intégrée et historique, et de poser la question de la formation

Actuel Marx / no 57 / 2015 : Gramsci


PRÉSENTATION DOSSIER INTERVENTIONS EN DÉBAT LIVRES

d’un « nouveau prince » machiavélien, capable d’assumer aujourd’hui le


rôle de transformation sociale et d’organiser les sujets pluriels des luttes,
en donnant forme à une volonté collective et en produisant une initiative
politique autonome chez les masses subalternes.

GRAMSCI EST MORT, OU LE « MOMENT ANARCHISTE »


Dans une perspective gramscienne1, de la « crise organique » des insti-
tutions politiques et de leur perte de légitimité découlent, d’une part, une
autonomisation progressive des institutions des bases sociales qu’elles sont
censées représenter et, de l’autre, la nécessité de produire des formes inno-
vantes d’organisation politique, susceptibles de remplacer l’ancien système
par un nouveau bloc historique et une stratégie politique des subalternes.
Une réponse optimiste a été identifiée, ces dernières années, par le « retour
de l’histoire » que représentent les grands mouvements de contestation
planétaire2. Face au contexte « post-politique » de la gouvernance globale
et de l’idéologie néo-libérale3, semble s’ériger, sur les cinq continents, une
nouvelle forme de politisation des sociétés civiles, les mouvements d’abord
_
© Presses Universitaires de France | Téléchargé le 02/04/2023 sur www.cairn.info (IP: 160.113.0.216)

© Presses Universitaires de France | Téléchargé le 02/04/2023 sur www.cairn.info (IP: 160.113.0.216)


altermondialistes, puis ceux des Indignés et des printemps arabes, étant
considérés comme des manifestations de dissensus et d’indignation. 113
À l’exception de quelques cas où l’on explique les mouvements _
contre-hégémoniques actuels comme le développement d’une politique
des « subalternes » en se référant à Gramsci4, les théories critiques qui
s’inspirent de ces mouvements – et qui essayent d’agir sur eux – semblent
être généralement influencées par une nébuleuse de références d’orien-
tation libertaire – post-structuralistes, post-marxistes, autonomistes et
anarchistes –, ce qui a été décrit par Jodi Dean comme un « moment anar-
chiste5 ». Comme le pamphlet Declaration de Hardt et Negri le montre6,
ces théories affirment tout d’abord une critique de la politique institu-
tionnelle et de la démocratie électorale, critique bien explicitée, dans les
« places indignées », par le slogan de la « démocratie réelle ». Celle-ci se
traduirait par un refus du principe de la représentation politique et donc
de la délégation du pouvoir, au profit du principe de l’horizontalité et
de pratiques de participation et de prises de décision consensuelles et en
assemblée. La transformation sociale proposée ne passe pas par la prise du
pouvoir dans les institutions et le renversement des rapports de pouvoir

1. Caruso Loris, « Gramsci e la politica contemporanea. Azione collettiva, fasi di transizione e crisi della modernità nei ‘Quaderni del
carcere’ », Filosofia politica, n° 26, 2012/2, pp. 247-266 ; Durand Cédric et Keucheyan Razmig, « Un césarisme bureaucratique », in
Durand Cédric (dir.), En finir avec l’Europe, Paris, la Fabrique, 2013, pp. 89-114.
2. Badiou Alain, Le Réveil de l’histoire. Circonstances 6, Paris, Éditions Lignes, 2011.
3. Wilson Japhy et Swyngedouw Erik, The Post-Political and its Discontents, Édimbourg, Edinburgh University Press, 2014.
4. Cox Laurence et Nilsen Alf G., We Make Our Own History. Marxism and Social Movements in the Twilight of Neoliberalism, Pluto
Press, Londres, 2014.
5. Dean Jodi, « Occupy Wall Street : after the anarchist moment », Socialist Register, vol. 49, n° 49, 2012, pp. 52-62.
6. Hardt Micheal et Negri Antonio, Declaration, New York, M. Jackson, 2012.
ANTONIO GRAMSCI

R. CIAVOLELLA, Un nouveau prince au-delà des antinomies : lectures de Gramsci dans les mouvements sociaux contemporains

politiques et socio-économiques. Elle est plutôt imaginée par l’expérience


collective et immédiate d’alternatives sociales et économiques dans des
espaces se soustrayant à l’Empire, alternatives qui refusent toute hiérarchie
et toute inégalité et sont empreintes des principes de solidarité et de réci-
procité, des « zones autonomes temporaires » d’Hakim Bey aux « utopies
préfiguratives » de David Graeber7. Finalement, ces principes à vocation
libertaire s’associent à une remise en cause, en termes post-marxistes, de
l’existence d’un sujet révolutionnaire particulier, au profit de la reconnais-
sance d’une pluralité de subjectivités politiques fragmentées, les identités
sociales étant indéterminées et toutes susceptibles de se lancer dans des
formes de contestation du pouvoir et du capital.
Dans ce contexte d’orientation libertaire, la théorie gramscienne
semble être mise à l’écart, pour ne pas dire ouvertement contestée. Jan
Rehmann l’a clairement montré, de manière critique, en se référant au
mouvement d’Occupy Wall Street8. Du point de vue des idéologies à voca-
tion libertaire mobilisées dans ce mouvement, Gramsci semble rappeler
des principes et des idées politiques tout à fait « inactuels » : pour renverser
_
© Presses Universitaires de France | Téléchargé le 02/04/2023 sur www.cairn.info (IP: 160.113.0.216)

© Presses Universitaires de France | Téléchargé le 02/04/2023 sur www.cairn.info (IP: 160.113.0.216)


l’hégémonie capitaliste, le théoricien et militant marxiste croyait dans la
114 centralité de la classe ouvrière comme « sujet » universel d’émancipation,
_ dans le rôle « d’intellectuels organiques » et dans l’importance d’institu-
tionnaliser la politique contre-hégémonique des masses subalternes dans
un parti politique, le « prince moderne », qui puisse accéder au pouvoir
dans la « société politique ». David Graeber9, par exemple, se limite à
inscrire Gramsci dans la liste des politiciens et intellectuels marxistes qui,
à l’instar de Lénine, Trotski et Mao, ont offert des éléments de compré-
hension du monde capitaliste, mais se sont complètement trompés en
formulant des propositions politiques qui conduisent inévitablement à
l’affirmation d’une nouvelle domination. Il y a là une tendance, dans ces
lectures anarchistes, à réduire hâtivement Gramsci à une vulgate marxiste
totalitaire, tendance qui a trouvé des élaborations plus approfondies chez
des intellectuels particulièrement lus et écoutés au sein des mouvements
sociaux, en particulier nord-américains, comme James Scott et Richard
Day. Scott est un politiste et anthropologue, connu comme le plus
important théoricien de la « résistance » des populations subalternes10. Ses
formulations théoriques sont élaborées à partir de recherches historiques
et ethnographiques conduites auprès de populations paysannes asiatiques,

7. Bey Hakim, The Temporary Autonomous Zone. Ontological Anarchy, Poetic Terrorism, New York, Autonomedia, 1985 ; Graeber
David, The Democracy Project : A History, a Crisis, a Movement, New York, Random House, 2013.
8. Rehmann Jan, « Occupy Wall Street and the Question of Hegemony : A Gramscian Analysis », Socialism and Democracy, vol. 27,
n° 1, 2013, pp. 1-18, ici p. 1.
9. Graeber David, Fragments of an Anarchist Anthropology, Chicago, Prickly Paradigm, 2004, p. 4.
10. Scott James C., Weapons of the Weak : Everyday Forms of Peasant Resistance, New Haven, Yale University Press, 1985 ;
Domination and the Arts of Resistance : Hidden Transcripts, New Haven, Yale University Press, 1990.
PRÉSENTATION DOSSIER INTERVENTIONS EN DÉBAT LIVRES

qui l’on conduit à tirer des conclusions générales quant à la capacité des
sujets sociaux dominés à contourner l’hégémonie idéologique et cultu-
relle du pouvoir. En dépit de ses origines « exotiques », ses travaux sont
rentrés, selon le New York Times11, dans la liste des ouvrages les plus lus
au sein des mouvements « occidentaux » d’OWS et des Indignés12. Dans
une perspective qui s’est progressivement affirmée comme « anarchiste13 »,
Scott a formulé l’idée que la liberté des sujets ne peut s’exprimer que dans
les tactiques « infrapolitiques » que les subalternes mettent en œuvre pour
contourner le pouvoir, ainsi que dans leur expression d’une conscience
irréductible au pouvoir manifestée dans leurs « discours cachés ». Pour
formuler cette idée, qui se résume à la notion de « résistance », Scott utilise
à maintes reprises Gramsci et sa théorie pour s’en démarquer. Il reproche
notamment à la théorie de l’hégémonie de nier toute autonomie de
conscience politique à des subalternes qui seraient donc toujours victimes
de l’idéologie dominante14.
Une position similaire à celle de Scott, quoique nuancée dans son rap-
port critique à Gramsci, peut-être retrouvée dans les Subaltern Studies et
_
© Presses Universitaires de France | Téléchargé le 02/04/2023 sur www.cairn.info (IP: 160.113.0.216)

© Presses Universitaires de France | Téléchargé le 02/04/2023 sur www.cairn.info (IP: 160.113.0.216)


l’historiographie indienne sur la politique des masses rurales dans le monde
colonial et post-colonial. Ainsi, les analyses de Ranajit Guha, fondateur de 115
ce courant, s’appuient sur Gramsci comme point de départ, mais elles s’en _
détachent de manière critique pour rejoindre Scott15. Pour décrire la poli-
tique subalterne indienne, l’historiographie indienne est partie des consi-
dérations de Gramsci sur les subversions populaires italiennes entendues
comme des formes « négatives » et « défensives »16. Mais, si pour Gramsci
ces formes n’étaient que des lueurs de mobilisation spontanée, condam-
nées à la défaite puisqu’incapables d’une direction consciente et organisée,
pour les intellectuels subalternistes, ces formes infrapolitiques ont permis
la constitution de la nation indienne comme acteur politique17, sans que
la question de la conscience et de l’organisation intervienne. Dans une
posture postcoloniale, ces penseurs ont affirmé la nature politique – et
non pas pré-politique comme l’affirmait E. Hobsbawm en s’inspirant de

11. Schuessler Jennifer, « Professor Who Learns From Peasants », The New York Times, 5 décembre 2012, p. c1.
12. Pour une critique, voir Ciavolella Riccardo, « L’espace (et le temps) de l’alternative sauvage. À propos de Zomia, ou l’art de ne
pas être gouvernés, de James C. Scott », Contretemps, 2013, http://www.contretemps.eu/lectures/propos-zomia-lart-ne-pas-être-
gouverné-james-c-scott.
13. Scott James C., Two Cheers for Anarchism : Six Easy Pieces on Autonomy, Dignity, and Meaningful Work and Play, Princeton,
Princeton University Press, 2012.
14. Pour une critique de la lecture de Gramsci par Scott à l’intérieur du débat anthropologique sur la « résistance », voir Gledhill John
et Schell Patience, New Approaches to Resistance in Brazil and Mexico, Durham, Duke University Press, 2012 et Roseberry Wil-
liam, « Hegemony and the Language of Contention », in Joseph Gilbert et Nugent Daniel (eds.), Everyday forms of State formation :
Revolution and the negotiation of rule in modern Mexico, Durham, Duke University Press, 1994, pp. 355-366.
15. Guha Ranajit, Elementary Aspects of Peasant Insurgency in Colonial India, Delhi, Oxford University Press, 1983. La Préface de
l’édition de 1999 (Durham, Duke University Press) est signée par Scott et montre bien la convergence entre la position de cet auteur
et celle de Guha.
16. Gramsci Antonio, Q 3, § 48, pp. 323-324.
17. Guha Ranajit, Dominance without Hegemony : History and Power in Colonial India, Cambridge, Harvard University Press, 1997.
ANTONIO GRAMSCI

R. CIAVOLELLA, Un nouveau prince au-delà des antinomies : lectures de Gramsci dans les mouvements sociaux contemporains

Gramsci18 – de ces formes populaires, en dénonçant le caractère eurocen-


trique et téléologique du marxisme européen19.
Cette littérature sur la résistance des populations subalternes comporte
beaucoup d’affinités avec des théories libertaires et populistes actuelles
sur les mouvements sociaux contemporains qui critiquent Gramsci
sur les mêmes bases que Scott20. Le cas le plus emblématique est celui
du politologue et philosophe politique Richard Day. Figure influente
des mouvements sociaux nord-américains et activiste de premier plan
depuis les événements de Seattle, Day est l’auteur d’un ouvrage célèbre,
dont le titre exprime une critique très explicite de Gramsci : Gramsci is
dead. Anarchist currents in the newest social movements21. Dans ce texte,
Day affirme l’absolue inactualité de la pensée gramscienne, qui conçoit
l’hégémonie comme une domination politique fondée sur une connexion
organique entre l’idéologie et la classe au pouvoir. De son point de vue, le
marxisme de Gramsci, critique envers l’hégémonie bourgeoise, proposerait
l’instauration d’une autre hégémonie qui, quoique prolétaire, s’imposerait
de manière hétéronome sur le complexe varié et fragmenté de subjectivités
_
© Presses Universitaires de France | Téléchargé le 02/04/2023 sur www.cairn.info (IP: 160.113.0.216)

© Presses Universitaires de France | Téléchargé le 02/04/2023 sur www.cairn.info (IP: 160.113.0.216)


sociales et culturelles. Dans une perspective « post-anarchiste », mélan-
116 geant anarchisme et post-structuralisme, Day affirme la nécessité de passer
_ de l’hégémonie comme imposition de l’Un à une stratégie politique basée
sur « l’affinité » : un rapprochement, toujours provisoire, de subjectivités
multiples mais équivalentes, en fonction de leur besoins, objectifs et aspi-
rations communs22.
Les penseurs libertaires critiques de Gramsci affirment l’inactualité
de sa pensée en imputant ses défauts à son affiliation marxiste : Gramsci
serait un léniniste dont l’objectif consisterait à prendre le pouvoir, selon
des conceptions verticalistes de l’organisation politique, pour imposer
d’en haut une nouvelle hégémonie ; cette hégémonie viserait l’uni-
formisation des consciences par l’inculcation de valeurs culturelles et
d’idéologies dominantes imposées, subtilement ou sous contrainte, par
des avant-gardes et des corps détachés de la société, comme le parti ou
les intellectuels organiques ; cette imposition culturelle et idéologique se
18. Hobsbawm Eric J., Primitive Rebels : Studies in Archaic Forms of Social Movements in the 19th and 20th centuries, Manchester,
Manchester University Press, 1959.
19. Pour une actualisation postcoloniale, voir Chatterjee Partha, The Politics of the Governed : Reflections on Political Society in Most
of the World, Columbia University Press, New York, 2004. Pour une critique, Chibber Vivek, Postcolonial Theory and the Specter of
Capital, Londres, Verso, 2013.
20. Pour une analyse du rapport entre anthropologie de la résistance et mouvements sociaux actuels, voir Karatzogianni Athina,
Power, Resistance and Conflict in the Contemporary World : Social Movements, Networks and Hierarchies, New York, Routledge,
2009 ; Kastrinou-Theodoropoulou Maria, Political Anthropology and the Fabrics of Resistance, Special Issue, Durham Anthropology
Journal, vol.16, n° 2, 2009, pp. 3-7 ; Theodossopoulos Dimitrios (ed.), Rethinking Resistance in the 21st Century, Special Issue, History
and Anthropology, vol. 25, n° 4, 2014. Voir la position critique de Žižek à l’encontre de cette perspective politico-théorique sur la
résistance et la réponse de Graeber dans Žižek Slavoj, « Resistance is surrender (with comments and responses by David Graeber) »,
London Review of Books, vol. 29, n° 22, 2007, http://www.lrb.co.uk/v29/n22/slavoj-zizek/resistance-is-surrender.
21. Day Richard, Gramsci is Dead : Anarchist Currents in the Newest Social Movements, Londres, Pluto Press, 2005. Pour une critique,
voir Purcell Mark, « Gramsci is not dead : For a ‘both/and’ approach to radical geography », ACME, vol. 11, n° 3, 2012, pp. 512-524.
22. Day Richard, « From hegemony to affinity », Cultural Studies, vol. 18, n° 5, 2004, pp. 716-748.
PRÉSENTATION DOSSIER INTERVENTIONS EN DÉBAT LIVRES

ferait par l’universalisation d’une classe particulière. L’objectif politique de


la création d’une nouvelle hégémonie serait, comparable en cela à un nou-
veau totalitarisme, d’uniformiser la pluralité des expressions subjectives
des désirs d’émancipation et de liberté de ces sujets multiples, pluralité
valorisée au contraire dans ces positions libertaires23.

GRAMSCI SURVIVANT : BON SENS, GUERRE DE POSITION,


SOCIÉTÉ CIVILE
Tout oppose ce Gramsci, tel qu’interprété par ces anarchistes contem-
porains, aux appels actuels en faveur d’une politique horizontale et ancrée
dans la société civile, de la reconnaissance de l’autonomie de pensée et d’ac-
tion de tout acteur social et de la reconnaissance des différences culturelles
et sociales des subjectivités plurielles du monde global contemporain. Or,
il est intéressant de remarquer qu’en dépit de ces critiques, Gramsci reste,
pour d’autres intellectuels et militants à l’intérieur de la même nébuleuse
idéologique des mouvements sociaux actuels, une figure incontournable
justement pour penser les expériences de subjectivation politique et de
_
© Presses Universitaires de France | Téléchargé le 02/04/2023 sur www.cairn.info (IP: 160.113.0.216)

© Presses Universitaires de France | Téléchargé le 02/04/2023 sur www.cairn.info (IP: 160.113.0.216)


contestation des groupes et collectivités des sociétés civiles. Ce qui sur-
prend dans la comparaison de ces littératures divergentes qui font réfé- 117
rence à Gramsci, c’est que ses détracteurs, d’une part, et ses continuateurs, _
d’autre part, le critiquent ou s’en inspirent pour répondre à des problèmes
assez similaires. Mises en perspective, les interprétations des uns et des
autres semblent se polariser autour des couples conceptuels développés
dans les Cahiers – comme hégémonie et résistance, société politique et
société civile, guerre de position et guerre de mouvement, structure éco-
nomique et domaine culturel, sens commun et bon sens –, qui permettent
de tirer Gramsci tantôt d’un côté tantôt de l’autre.
Nous avons vu que l’une des critiques les plus récurrentes adressées
à Gramsci est d’avoir, selon ses détracteurs tels que Scott, proposé une
notion d’hégémonie culturelle qui, en mettant l’accent sur le consente-
ment, ou le consensus, des dominés à leur domination et sur la nécessité
d’une uniformisation culturelle – un nouveau sens commun – des masses
pour instaurer le communisme, exclurait toute possibilité de résistance
et de conscience alternative à l’idéologie dominante chez les subalternes.
Sur cette question, pourtant, certains intellectuels et penseurs critiques
se réfèrent à Gramsci, au contraire, pour décrire les mouvements sociaux
comme des sujets capables de remettre en discussion les présupposés
idéologiques et culturels qui soutiennent le système capitaliste actuel.
Les notions d’hégémonie et de sens commun peuvent, de fait, servir à
décrire la manière dont l’idéologie néolibérale s’affirme non seulement

23. Voir à ce propos Critchley Simon, Infinitely Demanding : Ethics Of Commitment, Politics Of Resistance, Londres, Verso, 2007.
ANTONIO GRAMSCI

R. CIAVOLELLA, Un nouveau prince au-delà des antinomies : lectures de Gramsci dans les mouvements sociaux contemporains

sur le plan des valeurs et des idées, mais aussi dans son articulation avec
la transformation actuelle du capitalisme et les révolutions passives de ce
bloc social au pouvoir représenté par le capitalisme financier et par des
institutions déconnectées de toute représentation des masses. En même
temps, Gramsci permet d’insister sur le caractère historique et instable
de l’hégémonie comme champ de bataille culturelle et sur l’idée que le
sens commun est un ensemble de valeurs et de conceptions du monde
qui peut être contesté par l’émergence d’un bon sens qu’il revient aux
révolutionnaires de transformer en un nouveau sens commun alterna-
tif. Dans son article intitulé « Occupy Wall Street and the Question of
Hegemony : A Gramscian Analysis »24, Jan Rehmann s’inscrit dans cette
perspective en interprétant le mouvement d’OWS comme la tentative
de susciter un bon sens anticapitaliste à l’intérieur de l’hégémonie discur-
sive du néolibéralisme qui, à travers ses autojustifications, s’est fait sens
commun. Le discours du mouvement aurait ainsi ouvert une brèche dans
la saturation du champ d’imagination des possibles par le discours domi-
nant. Le philosophe allemand a le mérite de dépasser l’interprétation
_
© Presses Universitaires de France | Téléchargé le 02/04/2023 sur www.cairn.info (IP: 160.113.0.216)

© Presses Universitaires de France | Téléchargé le 02/04/2023 sur www.cairn.info (IP: 160.113.0.216)


de la notion gramscienne d’hégémonie comme simple équivalent d’une
118 idéologie dominante qui servirait seulement la reproduction du pouvoir
_ à travers l’aliénation des sujets, pour en montrer toute la complexité en
tant qu’articulation entre culture, politique et bases matérielles dans une
conjoncture historique particulière et champ ouvert à la contestation et
au changement25. Rehmann s’oppose ici aux critiques adressées à OWS
par le champ marxiste, généralement associées à la position de Žižek, qui
voient dans ce mouvement une contestation inefficace, puisqu’incapable
car réfractaire à l’idée, inscrite dans la tradition anarchiste et autonomiste,
d’une prise du pouvoir et donc d’un bouleversement effectif du système
capitaliste. Rehmann reprend donc a son compte l’idée de la nécessité
d’une lutte culturelle au sein de la société civile, qu’il exprime comme une
sorte de guerre de position symbolique. La contestation explicite sur la
place publique, loin des « discours cachés » d’un Scott, devient ainsi une
arme de dévoilement et de démystification de l’idéologie dominante et
un message optimiste, à travers sa médiatisation, pour penser la possibi-
lité d’un autre monde.
Un contraste similaire dans la lecture de Gramsci émerge du débat
autour de la question du pouvoir politique et de la place de l’institution
politique dans la transformation de la société. Si certaines positions cri-
tiques de Gramsci lui ont attribué une posture marxiste-léniniste, celui-ci
a été mobilisé pour comprendre l’émergence des nouveaux mouvements

24. Rehmann Jan, « Occupy Wall Street and the Question of Hegemony », art. cité, p. 7.
25. Rehmann Jan, Theories of Ideology : The Powers of Alienation and Subjection, Leiden, Brill, 2013.
PRÉSENTATION DOSSIER INTERVENTIONS EN DÉBAT LIVRES

sociaux dans un horizon global, surtout au Sud. Dans cette perspective,


Gramsci est mobilisé principalement comme un théoricien de la forma-
tion d’une contre-hégémonie sur le terrain de la société civile, celui-ci
étant considéré comme un espace dépendant, mais encore partiellement
autonome, de la société politique dans laquelle se manifesterait plutôt
l’hégémonie capitaliste. Cette lecture a exigé une sorte d’actualisation de
la pensée gramscienne, qui a consisté en une traduction dans le monde
globalisé contemporain de la notion de société civile. Robert Cox a ainsi
parlé de l’émergence d’une « société civile globale26 ». Dans la même
perspective de transnationalisation de la pensée gramscienne, certains
anthropologues, dont James Ferguson à propos de l’Afrique du Sud27,
ont pu analyser les mouvements sociaux du Sud à la fois dans leur enraci-
nement dans la société civile, entendue comme un espace indépendant des
institutions politiques perçues comme illégitimes ou inefficaces, et dans
leur développement dans un horizon global. Ce type d’usage repose sur
une interprétation de Gramsci comme théoricien de la guerre de position,
c’est-à-dire d’une lutte politique menée dans le champ culturel – au sein
_
© Presses Universitaires de France | Téléchargé le 02/04/2023 sur www.cairn.info (IP: 160.113.0.216)

© Presses Universitaires de France | Téléchargé le 02/04/2023 sur www.cairn.info (IP: 160.113.0.216)


de la société civile et non pas de la société politique –, comme stratégie
de conquête de l’hégémonie dans des contextes d’impossibilité de guerre 119
de mouvement, c’est-à-dire d’instauration d’une nouvelle hégémonie _
révolutionnaire par la prise du pouvoir28. Cette lecture de Gramsci a sur-
tout été développée dans la littérature sur les mouvements sociaux et les
résistances populaires, notamment en Amérique Latine29. Elle constitue
même, chez certains chercheurs mexicanistes, l’une des clés d’interpré-
tation du mouvement zapatiste au Chiapas depuis 1994. Pour Kathleen
Bruhn, ce mouvement trouverait ses fondements idéologiques dans la
théorisation gramscienne de la guerre de position et de la lutte culturelle et
sociale dans la société civile30. Cela pourra surprendre, si l’on se souvient
que la rébellion zapatiste a été à l’origine de la mobilisation altermondia-

26. Cox Robert, « Il pensiero di Gramsci e la questione della società civile alla fine del XX secolo », in Vacca Giuseppe (a cura di),
Gramsci e il Novecento, Roma, Carocci, 1997, pp. 233-263.
27. Ferguson James, « The transnational topographies of power : Beyond the ‘state’ and civil society », Global Shadows. Africa in the
Neoliberal World Order, Durham, Duke University Press, 2006, pp. 89-112.
28. Il s’agit de la célèbre distinction que Gramsci opère pour comprendre les possibilités de la lutte révolutionnaire en Occident en les
comparant aux conditions historiques de la révolution d’Octobre en Orient. Ici, l’état « primordial et gélatineux » de la société civile
aurait rendu possible une révolution léniniste, par la prise du pouvoir dans la société politique, puisque « l’État était tout ». En Occi-
dent, au contraire, Gramsci était confronté à une situation où l’hégémonie soudait société politique et société civile dans un rapport
hégémonique, une configuration dans laquelle « l’État n’était qu’une tranchée avancée » d’une « chaîne robuste de forteresses et
casemates » dans la société civile, ce qui rendait impensable la révolution comme prise du pouvoir immédiate, demandant plutôt une
guerre de position culturelle à jouer d’abord sur le terrain de la société civile (Q 7, § 6, p. 866).
29. Vanden Harry, « Social Movements, Hegemony, and New Forms Of Resistance », Latin American Perspectives, vol. 34, n° 2,
2007, pp. 17-30.
30. Bruhn Kathleen, « Antonio Gramsci and the Palabra Verdadera : The political discourse of Mexico’s guerrilla forces », Journal
of Interamerican Studies and World Affairs, vol. 41, n° 2, 1999, pp. 29-55 ; Henck Nick, « ‘Subcommander Marcos’ Discourse on
Mexico’s Intellectual Class », Asian Journal of Latin American Studies, vol. 25, n° 1, 2012, pp. 35-73. Ces deux auteurs donnent une
lecture similaire de la rébellion zapatiste en termes gramsciens, mais se distinguent au sujet de l’influence directe de Gramsci sur
Marcos. Voir à ce propos Henck Nick, « The Subcommander and the Sardinian : Marcos and Gramsci », Mexican Studies/Estudios
Mexicanos, vol. 29, n° 2, 2013, pp. 428-458.
ANTONIO GRAMSCI

R. CIAVOLELLA, Un nouveau prince au-delà des antinomies : lectures de Gramsci dans les mouvements sociaux contemporains

liste globale et a influencé les théories anti-hégémoniques d’orientation


libertaire et autonomiste, souvent critiques envers Gramsci, défendant
l’idée d’une transformation de la société « sans prendre le pouvoir » dans
la société politique31.
Comme la discussion sur la guerre de position et la société civile le
montre, Gramsci permet de réintroduire le domaine de la culture au sein
du champ de bataille pour l’hégémonie, après l’essoufflement des théories
matérialistes et des projets politiques qui reposaient sur de telles théories.
Dans la même perspective, sa théorie de l’hégémonie a été reprise et déve-
loppée de manière innovante, notamment dans les célèbres réélaborations
de Laclau et Mouffe32, pour rendre compte de la production de subjec-
tivités sociales et politiques et d’identités culturelles qui ne se réduisent
pas à une simple émanation des rapports matériels. Cette interprétation
a conduit à de nouveaux usages du concept d’hégémonie. Au-delà des
conceptions marxistes de l’affirmation politique d’une classe, il a permis
de penser une « démocratie radicale » qui articule, sans les effacer, les iden-
tités différentes des sujets multiples. Le concept de « subalterne », d’ail-
_
© Presses Universitaires de France | Téléchargé le 02/04/2023 sur www.cairn.info (IP: 160.113.0.216)

© Presses Universitaires de France | Téléchargé le 02/04/2023 sur www.cairn.info (IP: 160.113.0.216)


leurs, permet à la pensée critique de se soustraire à une lecture en termes
120 de classe, dans la mesure où la notion gramscienne englobe, selon certains
_ auteurs, la multiplicité de sujets subalternes qui ne sont pas réductibles
à la classe prolétaire et de mettre ainsi en exergue l’intersectionnalité des
discriminations qu’ils peuvent subir33. Paradoxalement, là où les penseurs
critiques de Gramsci lui ont reproché d’insister, en marxiste invétéré, sur
l’inévitabilité d’un lien organique entre classe sociale et subjectivités poli-
tiques, Laclau et les théories des mouvements sociaux qui s’en sont ins-
pirées, principalement dans le contexte latino-américain, font référence
au penseur sarde pour décrire, à travers le prisme culturel, la multiplicité
des sujets sociaux et politiques qui prend forme dans la société civile glo-
bale contemporaine. Comme Frosini l’a montré34, cette récupération de
la dimension culturelle à travers la théorie gramscienne de l’hégémonie
permet non seulement d’intégrer cette question à l’intérieur de l’horizon
marxiste, mais aussi de faire transiter ou de traduire Gramsci dans une
pensée post-marxiste et post-moderne, montrant de manière exemplaire
les ambiguïtés qui surgissent dans les usages actuels de sa pensée.

31. Holloway John, Change the World Without Taking Power, Londres, Pluto, 2002.
32. Laclau Ernesto et Mouffe Chantal, Hegemony and Socialist Strategy. Towards a Radical Democratic Politics, Londres, Verso, 1985.
33. Green Marcus, « Rethinking the Subaltern and the Question of Censorship in Gramsci's Prison Notebooks », Postcolonial Studies,
vol. 14, n° 4, 2011, pp. 397-404. Pour une vision critique des lectures post-marxistes, voir Liguori Guido, « Tre accezioni di ‘subalterno’
in Gramsci », Critica marxista, n° 6, 2011, pp. 34-41.
34. Frosini Fabio, « Politica e verità. Gramsci dopo Laclau », Seminario « Ideologia, verità e politica », Urbino, 2009, http://www.
uniurb.it/Filosofia/SEMveritaideopolit/Frosini%20laclau%202008.htm.
PRÉSENTATION DOSSIER INTERVENTIONS EN DÉBAT LIVRES

LE « PRINCE MODERNE » DANS UN « MOMENT GRAMSCIEN »


Plusieurs exégètes de la pensée gramscienne ont montré que les inter-
prétations différentes et les usages contradictoires de celle-ci peuvent
s’expliquer par le caractère ouvert d’une théorie essentiellement vouée à la
transformation de la réalité – et donc susceptible de présenter des propos
différents – en fonction de la conjoncture historique de la lutte politique,
et par la nature fragmentaire des réflexions des Cahiers de prison, liée à
la condition carcérale de leur auteur et au fait que celui-ci les concevait
comme un travail préparatoire à d’autres études plus approfondies. La
mise en garde de Gramsci lui-même contre la « sollicitation » forcée des
textes35 ne doit cependant pas empêcher toute tentative de « traduction »
de théories élaborées dans d’autres contextes historiques36, pour les actua-
liser afin de comprendre la forme que peuvent prendre une lecture de
la réalité et une action politique gramscienne aujourd’hui37. En ce sens,
l’analyse que l’on a faite des interprétations et des usages différents et
parfois contradictoires dans les théories des mouvements sociaux contem-
porains n’envisage pas de les juger comme faux et de défendre contre eux
_
© Presses Universitaires de France | Téléchargé le 02/04/2023 sur www.cairn.info (IP: 160.113.0.216)

© Presses Universitaires de France | Téléchargé le 02/04/2023 sur www.cairn.info (IP: 160.113.0.216)


la seule interprétation de Gramsci qui serait possible et correcte. Pour
autant, ces usages contrastés doivent être expliqués. Les théories discutées 121
ci-dessus font toutes référence aux interprétations qui ont été faites de la _
pensée gramscienne, essentiellement dans le milieu anglo-saxon, à partir
des années 197038. Comme nous l’avons suggéré ailleurs39, Gramsci a été
introduit dans cette littérature critique à un moment où celle-ci débattait
de la dimension discursive du rapport entre hégémonie et résistance ou
entre structure et agency, de la déconnexion des questions culturelles des
bases matérielles dans la production des subjectivités, et du repli des dis-
cours radicaux de la révolution vers la résistance40, débats qui ont eu pour
effet de « post-structuraliser » sa pensée41.
Dans ce contexte, les couples conceptuels de Gramsci – tels que hégé-
monie et subalternité, guerre de position et guerre de mouvement, et
surtout société politique et société civile – ont été interprétés comme des
« antinomies » – selon la célèbre critique adressée à Gramsci par Perry

35. Gramsci Antonio, Q 6, § 198, p. 838. Nous citons en indiquant le numéro du Cahier (Q = quaderno) suivi du numéro du paragraphe
de l’édition de Gerratana : Gramsci Antonio, Quaderni del carcere, a cura di V. Gerratana, Torino, Einaudi, 4 vol., 1975.
36. À ce propos, voir l’article de Gianfranco Rebucini dans ce numéro.
37. Frosini Fabio et Liguori Guido, Le parole di Gramsci : per un lessico dei Quaderni del carcere, Roma, Carocci, 2004 ; Kipfer Stefan
et Hart Gillian, « Translating Gramsci in the Current Conjuncture », in Kipfer Stefan et al. (eds.), Gramsci : Space, Nature, Politics,
New York, John Wiley & Sons, 2012, pp. 323-343 ; Burgio Alberto, Gramsci. Il sistema in movimento, Rome, DeriveApprodi, 2014.
38. Voir également à ce propos l’article de Gianfranco Rebucini dans ce dossier.
39. Ciavolella Riccardo, « Les deux Gramsci de l’anthropologie politique. Une lecture avec Bourdieu en contrepoint », in « La Gramsci
renaissance », Actes du colloque de mars 2013, Paris, Fondation Gabriel Péri, sous presse. Voir également Briziarelli Marco, « (Re-)
Occupy Critique! », GJSS, vol. 10, n° 3, 2014, pp. 54-79.
40. Gutmann Matthew, « Rituals of Resistance, or, Diminished Expectations after Socialism », in Gutmann Matthew (ed.), The Ro-
mance of Democracy, Durham, Duke University Press, 2002, pp. 109-142.
41. Jablonka Franck, « War Gramsci ein Poststrukturalist ‘avant la lettre’? Zum linguistic turn bei Gramsci », in Hirschfeld Uwe (ed.),
Gramsci-Perspektiven, Berlin, Verlag, 1998, pp. 23-36.
ANTONIO GRAMSCI

R. CIAVOLELLA, Un nouveau prince au-delà des antinomies : lectures de Gramsci dans les mouvements sociaux contemporains

Anderson42 – dont les termes s’excluaient réciproquement. Cela n’a pas


permis de comprendre la nature méthodologique de ces oppositions, ni
l’intention de Gramsci d’en opérer une synthèse, en insistant sur « l’unité
dialectique » de ces dichotomies43. C’est particulièrement clair pour ce
qui est de la conception des rapports de force et du pouvoir. Dans les
débats sur les mouvements sociaux, l’opposition entre, d’une part, l’idée
d’une capacité du pouvoir à se reproduire lui-même et, d’autre part, l’idée
d’une capacité de résistance des sujets, a enfermé la pensée gramscienne
dans un cercle vicieux entre pouvoir et contestation, hégémonie et résis-
tance, qui a fait perdre de vue un aspect fondamental de la recherche
théorique et pratique des Cahiers : la manière dont ce cercle vicieux peut
être historiquement rompu, grâce à la constitution d’un sujet politique,
un « nouveau prince », capable de représenter et diriger les subalternes
dans une relation « organique ».
Parmi les réflexions de philosophie politique de Gramsci sur le Prince
de Machiavel, en particulier celles qui sont contenues dans le Cahier 13,
on trouve la question des possibilités historiques de constitution d’un
_
© Presses Universitaires de France | Téléchargé le 02/04/2023 sur www.cairn.info (IP: 160.113.0.216)

© Presses Universitaires de France | Téléchargé le 02/04/2023 sur www.cairn.info (IP: 160.113.0.216)


sujet capable d’émanciper les classes subalternes d’une simple détermina-
122 tion économico-corporatiste et de contribuer à de nouvelles hégémonies
_ à travers des stratégies d’alliance de classes et de mobilisation à la fois
culturelle et politique. La question est la suivante : comment traduire
des sujets subalternes « en soi » en sujets politiques « pour soi » ? C’est
dans ce sens que, tout en partant d’une lecture à tendance post-structu-
raliste de Gramsci, vu comme un précurseur ante litteram d’un linguistic
turn, Franck Jablonka a pu parler, dans un article récent, de la question
gramscienne du « prince » comme de la plus actuelle pour la situation de
lutte contemporaine44. De fait, on assiste depuis peu à un nouvel usage de
Gramsci dans les débats portant sur la constitution d’un sujet politique
au-delà de la fragmentation des mouvements sociaux, un usage destiné
à poser la question de leur efficacité, de leur stratégie, de leurs alliances
ou articulations réciproques et même de leur représentation politique45.
Même Hardt et Negri, dans Commonwealth, ont récemment exprimé le
besoin du « devenir-prince » de la multitude, en contraste avec des posi-
tions insistant sur la fluidité politique de celle-ci46. Dans cette perspective,
Rehmann a développé ses réflexions gramsciennes sur les mouvements
actuels en réintroduisant la question du nécessaire passage d’une guerre
42. Anderson Perry, « The Antinomies of Antonio Gramsci », New Left Review, n° I/100, Nov/Dec 1976, pp. 5-78.
43. Thomas Peter, The Gramscian Moment, Leiden, Brill, p. 69.
44. Jablonka Franck, « Gramsci reloaded dans la condition postcoloniale : identité nationale et désidentification dans le linguistic
turn », Actuel Marx, 2012/2 n° 52, pp. 149-163.
45. Tuǧal Cihan, « End of the Leaderless Revolution » et Smucker Jonathan, « Can Prefigurative Politics Replace Political Strategy?
», Berkeley Journal of Sociology, Special Issue : « Power & Prefiguration » (pt 1), n° 58, 2014, http://berkeleyjournal.org/category/
forum/power-prefiguration/ .
46. Hardt Micheal et Negri Antonio, Commonwealth, Cambridge, Harvard University Press, 2009, p. viii.
PRÉSENTATION DOSSIER INTERVENTIONS EN DÉBAT LIVRES

de position culturelle à une guerre de mouvement politique, et donc,


de la nécessaire organisation d’un sujet politique qui en serait capable47.
Les considérations post-marxistes sur la fragmentation des subjectivités
subalternes posent ainsi la question de la forme que ce sujet politique, ce
« nouveau prince », devrait prendre. Pour y répondre, Rehmann s’appuie
sur certaines formulations, comme celle de Mimmo Porcaro48, visant à
penser un « parti de la connexion » des différents mouvements sociaux
et politiques contestataires. Dans la même perspective, Panagiotis Sotiris
fait appel à un déplacement de l’objectif des luttes contemporaines « de
la résistance à l’hégémonie49 » et propose de réintroduire Gramsci dans la
discussion, non pas comme le théoricien de l’hégémonie culturelle, mais
comme celui du « bloc historique » qui permettrait de penser le passage
à l’action politique des sujets déterminés par les rapports économiques50.
Peter Thomas, enfin, a développé une réflexion théorique approfondie
sur les raisons de l’actualité de la pensée de Gramsci sur le « nouveau prince »
dans le contexte « post-Occupy »51. Il souligne les limites de l’ouverture de
Hardt et Negri à la question du « prince », puisqu’ils cantonneraient celle-ci
_
© Presses Universitaires de France | Téléchargé le 02/04/2023 sur www.cairn.info (IP: 160.113.0.216)

© Presses Universitaires de France | Téléchargé le 02/04/2023 sur www.cairn.info (IP: 160.113.0.216)


à la « formalisation de la spontanéité » dans les organisations politiques que
les multitudes seraient enfin capables de se donner. En reprenant une lecture 123
philologique et actualisée de Gramsci, Thomas affirme que le vrai enjeu de la _
« traduction » du « nouveau prince » dans l’actualité n’est pas de transposer
dans la société contemporaine la forme-parti proposée par Gramsci à son
époque. Gramsci ne pensait pas l’institution du « nouveau prince » comme
une personne ou un sujet politique, au sens institutionnel, valable pour
toutes les époques. Si ce concept est traduisible pour penser la politique radi-
cale contemporaine, c’est parce que Gramsci concevait le « nouveau prince »
comme un processus dynamique d’institutionnalisation d’une organisation
nouvelle capable, de manière expansive, de connecter les groupes subal-
ternes, d’articuler organiquement de nouveaux rapports sociaux et de les
rendre politiquement actifs. En ce sens, loin des critiques faisant de Gramsci
un léniniste avant-gardiste, l’institution du nouveau prince ne peut passer
par l’imposition d’une entité transcendantale et extérieure à la société ; elle
repose sur une synthèse et une nouvelle articulation des luttes et des rapports
de force effectifs, sur un processus de recomposition des classes subalternes
qui permettrait le passage au « moment » politique.
47. Rehmann Jan, « Connective Party or Return to the War of Maneuver », The Bullet, n° 865, 26 août 2013, http://www.socialist-
project.ca/bullet/865.php.
48. Porcaro Mimmo, « Occupy Lenin », Socialist Register, n° 49, 2012, pp. 89-97.
49. Sotiris Panagiotis, « From Resistance to Hegemony : The Struggle Against Austerity and the Need for a New Historical Bloc », The
Bullet, n° 988, 26 mai 2014, http://www.socialistproject.ca/bullet/988.php.
50. Sotiris Panagiotis, « Gramsci et la stratégie de la gauche contemporaine : le ‘bloc historique’ comme concept stratégique »,
Période, 29 septembre 2014, http://revueperiode.net/gramsci-et-la-strategie-de-la-gauche-contemporaine-le-bloc-historique-
comme-concept-strategique/ .
51. Thomas Peter, « The Communist Hypothesis and the Question of Organization », Theory & Event, vol. 16, n° 4, 2013, http://muse.
jhu.edu/journals/theory_and_event/v016/16.4.thomas.html.
ANTONIO GRAMSCI

R. CIAVOLELLA, Un nouveau prince au-delà des antinomies : lectures de Gramsci dans les mouvements sociaux contemporains

L’actualité de Gramsci pour les mouvements sociaux actuels ne réside


pas tant dans ses propositions politiques, qu’il suffirait de prendre à la
lettre et de transposer dans le temps présent, que dans sa manière d’œuvrer
théoriquement et pratiquement, comme intellectuel et militant révolu-
tionnaire, à la création de « volontés collectives » qui soient l’émanation de
l’ensemble des groupes subalternes, en opérant un passage d’une condition
« économico-corporatiste » des groupes « en soi » à celle d’une volonté
politique d’une alliance de sujets « pour soi » et en connectant organique-
ment les forces sociales dans leur combat politique. L’urgence des luttes
contemporaines, dans une phase de repli de la politique radicale en dehors
des institutions, fait aujourd’hui appel à une lecture plus approfondie,
du point de vue philologique, de la pensée gramscienne, en dépassant les
antinomies auxquelles elle a été réduite par le passé. Certaines lectures
récentes demandent notamment de mettre en exergue les réflexions de
Gramsci sur le besoin de sortir les masses subalternes d’une situation où
elles « subissent l’initiative politique des classes dominantes »52, pour les
rendre capables d’une initiative politique autonome par la constitution
_
© Presses Universitaires de France | Téléchargé le 02/04/2023 sur www.cairn.info (IP: 160.113.0.216)

© Presses Universitaires de France | Téléchargé le 02/04/2023 sur www.cairn.info (IP: 160.113.0.216)


du « nouveau prince ». La capacité de ce « nouveau prince » en forma-
124 tion de se faire « hégémonique », en soudant les volontés collectives des
_ subalternes et donc en instituant un lien organique entre « prince » et
« peuple », reste à prouver. Mais, comme Gramsci le pensait, elle reste à
prouver historiquement en soudant spontanéité et direction consciente dans
les luttes d’« hommes réels, formés dans des rapports historiques détermi-
nés, avec des sentiments, des façons de voir, des fragments de conceptions
du monde déterminés53 ». n

52. Gramsci Antonio, Q 3, § 14, p. 300 et Q 25, § 2, p. 2283.


53. Gramsci Antonio, Q 3, § 48, p. 328.

Vous aimerez peut-être aussi