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Socle commun V11 PH5

Psychanalyse
Anne Bourgain

SUBJECTIVITE ET EXPERIENCE

Tentatives pour situer la question…

Qu’est-ce qu’un sujet pour la psychanalyse ?

Voilà de quoi convoquer ce que dans notre jargon nous nommons la clinique du sujet et sa
logique inconsciente : invitation à prendre les choses du côté d’une clinique du symptôme qui
appelle un déchiffrement et non du côté d’un trouble souvent traité par une réponse
médicamenteuse : si le trouble est perçu comme externe, a contrario on considère que le sujet
y est pour quelque chose dans son symptôme.

Qu’est-ce qu’un sujet pour qui n‘exclut pas l’hypothèse de l’inconscient ? qu’est-ce que le
moi, qu’est-ce que le Je … et qu’est-ce que l’autre ?
On peut penser l’inconscient comme un autre soi en soi, puisque comme l’énonce Lacan,
l’inconscient, ça parle … La formule de Julia Kristeva, Etranger à soi-même, est également
parlante, tant il s’agit dans l’expérience analytique bien sûr, mais aussi dans certaines
expériences de la vie quotidienne, de s’entendre parler comme un autre : le sujet émerge aussi
d’un certain rapport à la voix.

Première difficulté : comment se représenter le sujet, ce terme étant un peu usé et


polysémique ? Il est en effet toujours équivoque, il est lui-même sujet à malentendu : de quel
sujet parle-ton ?
- de la substance ? (dont nous parlaient les philosophes antiques et médiévaux) ou de ce qui
n’a pas de substance au contraire, d’un sujet plus évanescent, comme dans ce qui est de
l’ordre de l’éclipse, ce qui apparaît et disparaît, laissant des traces, ou nous confrontant à des
bribes ?
Est-ce le sujet de la rhétorique, le thème, le sujet d’examen par exemple ? Le sujet
grammatical, sujet de l’action, du verbe ?
Le sujet de la langue : sujet de l’énonciation (de la parole, du discours) ?
Le sujet de la connaissance, de la science ?
Le sujet au sens biographique, celui qui est sujet de son histoire ?
Rappelons qu’est sujet chez Levinas celui qui, dans une éthique de la responsabilité, parle et
agit en première personne, répond à son nom et n’est donc à ce titre pas substituable : ce n’est
pas sans résonner avec la célèbre formule de Lacan : « De notre position de sujet, nous
sommes toujours responsables ».
Mais on peut penser aussi au sujet transcendantal en référence à la métaphysique, et à la
notion de for intérieur, on est alors plus proche de la notion de « personne ».

Le sujet peut aussi s’entendre comme sujet politique, du côté de l’assujettissement. Cet autre
versant des choses permet d’introduire le sujet dont se préoccupe la psychanalyse, le sujet de
l’inconscient, qui ne sait pas ce qu’il dit, disons qu’il dit autre chose que ce qu’il croit dire,
que c’est un sujet divisé comme nous le verrons. Il reste toujours un point d’énigme :
comment penser l’inconscient, qui, inaccessible par définition, nécessite une traduction, par
définition impossible, ou toujours imparfaite. L’inconscient en quelque sorte, ça laisse
toujours à désirer.
Mais s’il y a un autre en soi comme on l’a vu, comment se déprendre de soi ? comment se
désaliéner ?
On comprend que la question est insaisissable, c’est une instance difficile à penser. Faut-il en
conclure que tout serait subjectif, ce serait trop vite dit, ce qui nous renvoie à ce flou dont
nous parlions d’entrée de jeu, à cette notion de subjectivité décidément irréductible.

Comment articuler les différentes acceptions du mot sujet ?

Quelques détours par l’étymologie.

Le terme allemand Subjektheit traduit par subjectité est un néologisme de Heidegger : il


conjoint le sujet logique et le sujet physique (hupokeimenon aristotélicien).
C’est littéralement celui qui est couché (le gisant) ou placé dessous, qui sert de base, de
fondement, de sous-bassement, ce sera par extension la cause, la raison, le motif : chose,
matière, objet.

Le terme Subjektivität traduit par subjectivité : conscience (mens), moi, par opposition à
objet : il s’agira, par opposition à l’objectivité, de délimiter la sphère du psychique ou du
mental.

Le terme de sujétion introduit l’idée de dépendance, d’assujettissement, de domination.

Commencent les ambiguïtés. Subjectum : « être sous-mis » au sens étymologique : être placé
dessous, littéralement « mis en dessous » n’est pas forcément subjectus : être assujetti.
Prenons le mot sup-position : le destin du français suppost (XIV °) puis suppôt (1611) illustre
cette notion d’assujettissement, par exemple dans le « suppôt de Satan », serviteur d’une
mauvaise cause, comme on le rencontre chez Artaud dans le recueil suppôts et supplications.
Issu du latin suppositum (utilisé aussi bien en grammaire, logique, physique, psychologie …)
dans son usage français, suppost (de la fin XII à la fin XV) signifiera vassal, sujet de
quelqu’un, voire son subalterne (le sous-fiffre, le larbin : c’est celui qui est sous l’autorité,
sous les ordres de quelqu’un.
On constate qu’il y a une métaphore spatiale commune : être dessous, en bas de la pyramide,
être la base. Mais subjectum ne doit pas pour autant être réduit au subjectus …
Cette confusion possible (du fait de l’équivoque, ou de l’homophonie) en français ou anglais
(subject), espagnol (sujeto) et italien (soggetto) n’existe pas en allemand puisque Subjekt
(celui d’Aristote) ne peut pas se confondre avec Untertan, untertänig : humble, soumis, qui
donne Untertänigkeit : obéissance, soumission, et Unterwerfung : sujétion, alors qu’on peut
traduire Subjekt et Untertan par le même mot français : sujet.
Donc ce mot ne pouvait pas au départ fasciner Freud (qui a par ailleurs écrit un article très
intéressant sur les sens opposés des mots primitifs). C’est pourquoi c’est Lacan, à partir de la
langue française, plus que Freud n’aurait pu le faire depuis l’allemand, qui développera la
notion de sujet en psychanalyse.
Quoi qu’il en soit, la place du sujet semble relever d’emblée du registre de la soumission.
Qu’on pense aux résonances du terme « islam » (muslim, apparu au VII ° siècle en langue
arabe et coranique, mais n’apparaît pas en français avant le XVI°) qui selon les traductions
évoque la sujétion radicale (les musulmans comme soumis,) ou l’abandon confiant de soi à
Dieu ou en Dieu : celui qui se soumet, ou celui qui s’en remet à Dieu.
La question du sujet en philosophie concerne à la fois ce qu’il en est du subjectum et ce qu’il
en est du subjectus.
- L’usage latin de subjectum évoque d’abord, chronologiquement, les origines médiévales de
la certitude subjective des Modernes, origines partagées voire écartelées entre les héritages
d’Aristote (d’après le commentaire d’Averroés, dans le sujet de la pensée, ce n’est pas à vrai
dire l’homme qui pense, ses images sont pensées par l’intellect séparé des sens) et de saint
Augustin (modèle trinitaire : l’âme humaine, la conscience, la connaissance de soi)
séparation entre le sujet des sens et le sujet de l’intellect.
Ensuite il faut prendre en compte - avec Nietzsche - la critique contemporaine de la notion
d’unité du sujet.
Subjectum est la traduction latine du grec hupokeimenon, rencontré chez Aristote : sujet
physique (qui subit des transformations, des changements) et logique (propositions
grammaticales) : La subjectité est la suture (onto-logique) entre l’être et le dire : ousia
(Aristote) : l’essence.

L’essence, et non la substance (qui est davantage du côté de la physique, les accidents du
sujet) : c’est une conjonction en fait de la logique et de la physique.
Ce n’est ni dire ni être, hupokeimenon n’est ni prédicat ni accident, c’est un nouage, à savoir
ou bien la matière, déterminée par la forme, ou bien l’ousia, avec les passions, les accidents,
ou bien le sujet logique. Nous avons donc à faire à une pluralité de sens, à plus d’un sens …
L’individu (étymologiquement ce tout indivisible) est celui à qui arrive tel ou tel affect ou qui
subit tel ou tel accident : ainsi l’animal est-il sujet à bouger, à être de telle ou telle couleur, à
souffrir ou non d’une affection dans une perpétuelle tension entre le singulier et l’universel.

Heidegger abordant la métaphysique en tant qu’histoire de l’être distingue subjectité


(Subjektheit) et subjectivité (Subjektivität, Kant). Comment se fait le passage de l’une à
l’autre ?
S’il y a un sujet de mes actes, rien ne dit que je suis ce sujet. La potentialité subjective ne dit
rien du moi ou de l’ego. Rien ne permet d’être « certain que je suis, que je vis et que je
pense »
Pour arriver à la certitude subjective des modernes, il faut faire un pas de plus et poser que
j’ai l’intuition d’être moi-même le sujet de mes actes.
De cette distinction opérée entre ces deux notions découle comme fondement de toute
psychologie du sujet le passage du subjectum (ce qui est constant, subsistant, réel) à l’ego.
C’est là que Heidegger à la suite de Nietzsche relève le geste cartésien : c’est le propre de
l’homme de se représenter, de penser, de percevoir …
Mais n’est-ce pas un forçage ? ce déplacement attribué à Descartes pouvant lui être antérieur
ou postérieur ? Sait-on quand l’espèce humaine s’est appropriée, si elle l’a fait, cette
exclusivité, ce nom même de sujet ?
Lacan qui reste très cartésien, trop cartésien au goût de Derrida sur ces questions, a ainsi
soutenu l’idée que l’animal ne peut se faire sujet du signifiant. Il ne peut pas répondre, en
dehors de la réaction, sans sortir donc du schéma stimulus/réponse.
Derrida répond à Lacan par un ouvrage dont le titre hautement équivoque fait signe à
Descartes : l’animal que donc je suis. Il y montre comment le rapport de la philosophie à ce
qu’on appelle un peu vite l’animal est à quelques exceptions près un rapport embarrassé.

On assimile souvent sujet et personne. La persona (celui qui est masqué au théâtre) est
l’équivalent du grec prosopon (visage de la loi ou de la cité. La per-sona est littéralement un
porte-voix, désignant celui qui a droit à la parole : c’est aussi une notion juridique. Ce terme
de persona distingue l’homme libre (caput) de l’esclave (servus).
Si l’on entend ainsi la subjectivité du côté de l’assujettissement, on peut la rapprocher du
terme d’hupostasis, (la substance individuelle d’une nature) qui s’avère encore plus ambigü
qu’hupokeimenon : le sens reste indécidable entre substance et subsistance.

L’intraduisible sujet :

Concernant la catégorie décidément problématique de sujet, la double étymologie produisant


de la confusion, il est donc très difficile de traduire, de rendre compte des nuances entre les
différentes déclinaisons de ce mot latin subjectum (au neutre) ou subjectus (au masculin)
résonnant avec le subditus (médiéval) pour traduire le grec hupokeimenon. S’y greffent des
significations transcendantales ici, juridiques, politiques et théologiques là. Les traductions
impliquent des choix. Nietzsche nous en donne un aperçu :

Nietzsche : par delà le bien et le mal :


« Les philosophes ont coutume de parler de la volonté comme si c’était la chose la mieux
connue au monde (…) un homme qui veut commande en lui-même à quelque chose qui obéit
ou dont il se croit obéi. Mais considérons maintenant l’aspect le plus singulier de la volonté,
cette chose si complexe pour laquelle le peuple n’a qu’un mot : si dans le cas envisagé nous
sommes à la fois celui qui commande et celui qui obéit, et si nous connaissons, en tant que
sujet obéissant, la contrainte, l’oppression, la résistance, le trouble, sentiments qui
accompagnent immédiatement l’acte de volonté ; si d’autre part nous avons l’habitude de
nous duper nous-mêmes en escamotant cette dualité grâce au concept synthétique du « moi »,
on voit que toute une chaîne de conclusions erronées et donc de jugements faux sur la volonté
elle-même, viennent encore s’agréger au vouloir … »

La traduction introduit systématiquement le terme sujet (sujet obéissant, sujet voulant) alors
que le texte de Nietzsche fait porter la critique sur l’illusion du Ich. (le sujet qui se désigne
comme Je (Ich) ou ego relève d’une fiction grammaticale. ) Cala introduit du même coup une
nuance avec le terme français sujet, équivoque, (qui rend toute l’ambivalence des rapports
réels et imaginaires de subordination) qui n’existe pas en allemand avec das Subjekt. Nous
voilà avec ce texte au coeur même des tensions linguistiques propres à l’usage de la notion de
sujet.

Souveraineté du sujet chez Bataille. (cf La part maudite)


Le sujet est pour Bataille celui qui n’est justement pas assujetti, c’est lui le souverain, et ce
jeu de mots (sur subjectus/subjectum) est pour lui « malvenu » : La subordination suppose
nous dit Bataille « un autre rapport », celui de l’objet au sujet.

Une notion à déconstruire : critique de la question dite du sujet par Foucault, Deleuze,
Derrida.

Le sujet cartésien est-il une invention kantienne ?

Dans sa conception de la subjectivité (Subjektivität) entendue comme qualités secondes,


dispositions propres du sujet. Kant invente la problématique d’une pensée dont les conditions
d’accès à l’objectivité des lois de la nature résideraient dans sa propre constitution mais il
projette peut-être un peu vite sa découverte sur un « précurseur », Descartes alors que
Descartes n’emploie pratiquement pas le terme …
A lire Kant, la pensée pour Descartes se prend elle-même pour objet. C’est donc avec les
lunettes de Kant que toute la philosophie transcendantale jusqu’à Husserl et Heidegger
reprocheront à Descartes d’avoir « substantialisé » le sujet.

Or à proprement parler, il n’y a pas de véritable théorie du sujet chez Descartes (avec le
fameux sujet du cogito - J’existe en tant que je pense - ni même chez Kant.
Descartes met certes en avant la pensée contre le corps (avec la théorie dite des animaux-
machines : « les hirondelles qui viennent au printemps agissent en cela comme des
horloges (…) les chiens, les chats qui grattent la terre pour y ensevelir leurs excréments le
font par instinct et sans y penser » : seule l’âme pense, le corps ne pense pas. Il prend ainsi le
soi comme vérité première : cette conscience de soi auto-fondée est objet d’un savoir
indubitable, comme une évidence. Mais il n’en fait pas, ou pas encore, une théorie du sujet.
Ce sont des relectures qui après coup formuleront et problématiseront ensuite les choses ainsi.

L’hypothèse de l’inconscient, depuis toujours contestée puisque penser ce qui m’échappe


suscite forcèment la résistance, est nécessaire car les données de la conscience sont
lacunaires : chez l’homme sain comme chez l’homme malade, il se produit des actes
psychiques inexpliqués. Descartes lui-même dans sa première méditation évoque le rêve
comme le symptôme de l’homme normal (ce qu’il ne nomme pas non plus ainsi). Il faudrait
développer cette question.
Dans sa lecture de Descartes dans l’histoire de la folie à l’âge classique, Foucault évoque le
geste cartésien du Cogito comme un « étrange coup de force » de la raison contre la folie,
interprétant la parole de Descartes :
« Comment est-ce que je pourrais nier que ces mains et ce corps sont à moi, si ce n’est peut-
être que je me compare à certains insensés, de qui le cerveau est tellement troublé et offusqué
par les noires vapeurs de la bile qu’ils assurent constamment qu’ils sont des rois lorsqu’ils
sont très pauvres, qu’ils sont vêtus d’or et de pourpre lorsqu’ils sont tout nus, ou qu’ils
s’imaginent être des cruches ou avoir des corps de verre ? mais quoi, ce sont des fous et je ne
serais pas moins extravagant si je me réglais sur leur exemple ! » Foucault y voit une
exclusion définitive de la folie par la raison.
Derrida revient en 63, deux ans plus tard donc, dans l’écriture et la différence, sur cette
lecture foucaldienne qu’il trouve plutôt injuste. Pour lui le cogito cartésien dans cet effort de
la pensée pour s’auto-saisir de façon immédiate amène à
« éprouver qu’il s’agit là d’une expérience qui, en sa plus fine pointe, n’est peut-être pas
moins aventureuse, périlleuse, énigmatique, nocturne et pathétique que celle de la folie, et qui
lui est, je crois, beaucoup moins adverse et accusatrice, accusative, objectivante que Foucault
ne semble le penser. » (Jacques Derrida, L’écriture et la différence, Paris, seuil 1979, p 55). Il
n’y aurait donc pas un tel clivage entre raison et folie chez Descartes, et la raison pourrait
même être plus folle que la folie, notamment si on prolonge la lecture de cette même
méditation, avec l’argument du rêve dont parle Descartes et l’hypothèse d’un Malin Génie
abusant le sujet. (on lira le détail dans les documents proposés et si possible en lisant ou
relisant à la source les textes concernés.)

Ce trop rapide détour dans l’histoire des idées nous fera peut-être entendre quelque chose de
ce que la philosophie de langue française entend à la question de la subjectivité, qui n’est
donc pas tant une question d’essence qu’un véritable enjeu politique.
Evoquons rapidement le cas de Rousseau qui dans le Contrat social fait correspondre les
figures du citoyen, auteur de la loi, et du sujet avec la notion de liberté du sujet trouvée dans
l’obéissance à cette loi (« de l’aliénation des volontés individuelles surgit la volonté générale
constitutive d’un moi commun »). Dans la dixième promenade des rêveries du promeneur
solitaire, le même Rousseau lie la question du moi véritable à celle de l’assujettissement : « il
n’y a pas de jour où je ne me rappelle avec joie et attendrissement cet unique et court temps
de ma vie où je fus moi pleinement sans mélange et sans obstacle et où je puis véritablement
dire avoir vécu (…) je ne pouvais souffrir l’assujettissement, j’étais parfaitement libre, et
mieux que libre car assujetti par mes seuls attachements, je ne faisais que ce que je voulais
faire ».
Hegel commentera d’une certaine façon implicitement ces propos dans la phénoménologie de
l’esprit par cette formule : « un moi qui est un nous, un nous qui est un moi ».
Au risque d’aller un peu vite, beaucoup trop vite, nous pourrions poser cette question :
Rousseau commenté et revu par Hegel et par Nietzsche produiront-ils un tournant
révolutionnaire, permettant la subversion du rapport entre souveraineté et subjectivité, ce que
Bataille mettre en acte ? (à propos de la souveraineté du sujet chez Bataille, on pourra se
référer aux documents proposés en annexe.)

Voilà peut-être déjà de quoi subvertir la question du sujet, en philosophie pour commencer,
puis dans d’autres champs.

Gilles Deleuze qui travaillera ensuite les questions de servitude et d’asservissement articule
pour sa part de la manière suivante les notions de subjectivité et de sujétion :
« cette différence entre le point de vue de l’origine des idées et celui de leur qualification,
c’est celle que Hume rencontre encore sous la forme d’une antinomie de la connaissance ; elle
définit le problème du moi. L’esprit n’a pas de sujet, il est assujetti. Et quand le sujet se
constitue dans l’esprit sous l’effet des principes, il se saisit en même temps comme un Moi
parce qu’il est qualifié. Mais justement, si le sujet se constitue seulement dans la collection
des idées, comment la collection des idées peut-elle se saisir elle-même comme un moi,
comment peut-elle dire « moi », sous l’effet des mêmes principes ? « (Deleuze, Empirisme et
subjectivité, 1953, p 15).

Venons en alors à la question du sujet pour la psychanalyse.

La raison depuis Freud …

Il faut attendre la modernité (XIX°) pour que cette évidence d’un sujet de la conscience (cette
illusion du Ich) soit remise en cause.
Schopenhauer puis Nietzsche considéré comme un des maîtres de la philosophie dite du
soupçon ouvrent sur la notion de pensée inconsciente, (création de soi, volonté de puissance
chez Nietzsche) qui ouvrent déjà la voie à ce qui sera plus tard nommé par Lacan le sujet de
l’inconscient.
Si Lacan revendique clairement sa dette à la philosophie, sans forcément toujours nommer ses
sources, Freud se montre plus ambivalent dans son rapport à la philosophie, soucieux qu’il est
de défendre une autonomie de la psychanalyse alors naissante. Il dit ainsi avoir « longtemps
évité Nietzche », au motif de « conserver un esprit non prévenu ». (cf autoprésentation de
Freud).
On peut dire que l’inconscient est subjectif, en ce sens qu’il introduit la singularité et non pas
neutre, commun à tous. C’est peut-être en partie pourquoi la notion d’inconscient collectif
mise en avant par Jung n’est pas perçue d’un très bon œil par la communauté analytique.
Jamais donné d’avance, ni une fois pour toutes, jamais acquis, l’inconscient qui est toujours à
découvrir et à reconstruire suppose un mouvement de réappropriation – ce que je suis n’est
pas une donnée, mais le produit d’une quête, il faut du désir pour (se) connaître : ce que je
suis est d’abord perdu, étranger à moi-même ; il faut donc un effort pour exister, ce qui
renvoie à ce que Lacan a nommé l’éthique du désir. Le désir, par opposition à la jouissance (y
compris celle du symptôme) c’est bien ce sur quoi il convient de ne pas céder.

Le langage qui nous précède et que nous habitons témoigne de notre rapport au monde. A la
base du psychisme, il y a comme une structure inconsciente qui a une fonction déterminante,
comme l’énonce la célèbre formule de Lacan : « l’inconscient est structuré comme un
langage. »

Constituant selon Freud la troisième blessure narcissique pour l’humanité, la psychanalyse


humilie l’Ego et la Conscience en révélant l’antériorité archaïque du sujet : au coeur du
Cogito surgit la question du désir qui situe ma place dans l’existence. Le moi (instance
imaginaire) est aliéné et va devoir en sortir par un effort de désaliénation.

Rappelons les trois humiliations repérées par Freud : la première correspond au décentrement
du savoir humain opéré par la découverte de Copernic : la Terre n’est pas le centre de
l’univers, c’est la révolution copernicienne.
L’homme n’est pas davantage ce centre, n’étant pas premier dans l’ordre biologique C’est la
révolution darwinienne avec la théorie de l’Evolution.
Le troisième décentrement est opéré par la découverte de l’inconscient au sens de la
révolution freudienne : Freud montre que le moi n’est pas maître dans sa propre maison.

Le « devenir conscient » par lequel le sujet s’approprie son désir, ne lui appartient pas, lui
échappe. On est loin ici en apparence du savoir absolu de Hegel, loin d’un sujet qui dès
l’origine et jusqu’au bout sait ce qu’il veut. Pourtant pour Hegel ce qui compte, ce qui domine
le monde, ce sont les passions (comme la passion du pouvoir, l’hypertrophie du moi) qui se
réalisent par leur contraire. Hegel fait remarquer que cela produit un effet qui lui est conforme
à la raison : la raison à l’insu des sujets côtoie la passion. C’est une théorie dite de la ruse de
la raison : on accomplit ainsi un destin dont on n’a pas conscience, voilà ce qui apparaît au-
delà de l’apparence. La tâche du philosophe est de dévoiler ce sens. Comme dans Œdipe-roi,
c’est un aveugle (Tiresias) qui ouvre les yeux du roi. C’est finalement assez proche de
l’enseignement freudien. Pour Hegel, la pensée s’accomplit à partir du désir.

La question du sujet, c’est ce que la psychanalyse vient subvertir. La raison n’a plus la même
figure depuis Freud. Elle est devenue une raison de l’inconscient, une raison inconsciente.
La fonction du sujet telle que l’instaure l’expérience freudienne disqualifie à la racine ce qui
s’est constitué comme étiquette scientifique sous le nom de psychologie (du côté de ce que
Lacan a épinglé sous le nom de la psychologie du moi (ego-psychology). Et qui a trait au sujet
de la connaissance, alors que depuis la découverte freudienne il nous faut plutôt assumer qu’il
y ait du savoir inconscient.

Il y a de l’Autre.

Après les formules percutantes d’un Pascal « le moi est haïssable » et d’un Rimbaud « Je est
un autre », Lacan posera à son tour la question sous la forme : « qu’est-ce qu’un sujet ? » et
tentera d’articuler la notion de subjectivité avec la question de l’aliénation.
Qu’est-ce donc que le sujet pour Lacan ? une suite d’effets de l’aliénation de « sujets »
toujours déjà dépendants. Sujet dépendant de par sa détresse primitive (hilflosigkeit, que l’on
pourrait tenter de traduire par désaide. D’emblée prématuré par rapport à l’animal non humain
beaucoup plus vite autonome, le petit d’homme a besoin du secours d’un autre
(Nebenmensch) pour survivre. Sujet déterminé, recevant ses propres énoncés sous une forme
inversée : la parole le constitue dans un univers symbolique (discours, institutions) sur lequel
il n’a aucune prise. Le sujet est ainsi soumis au signifiant qui le sépare radicalement de lui-
même. D’un côté il est régi par le sentiment d’identité, les croyances, le narcissisme, autant de
captations imaginaires qui se trouvent réunies dans le « moi », cette figure illusoire. (y a de
l’un, dira Lacan pour rendre compte de cette unité mythique). Tandis que du côté de
l’autre viennent des conflits, des questions, dont la question du désir : « l’effet des signifiants
chez ceux qui viennent pour lui (pour le sujet) à représenter l’Autre, en tant que sa demande
leur est assujettie. » (Lacan, Ecrits p 628)

« Quel est cet autre à qui je suis plus attaché qu’à moi, puisqu’au sein le plus assenti de mon
identité à moi même, c’est lui qui m’agite ? » (ibid.Ecrits).
La question de l’altérité interroge la relation du sujet à l’autre, cette relation étant déterminée
de façon inconsciente : quel est le fantasme qui organise le rapport du sujet à l’autre ?
L’inconscient freudien défini comme l’autre scène est radicalement différent des précédentes
théories de l’inconscient issues de la psychologie. De là l’écriture lacanienne qui introduit
une majuscule (Autre/autre). Au départ, cette distinction n’était pas si nette.
En 1936, la théorie lacanienne de l’altérité est centrée sur le spéculaire et l’imaginaire : l’autre
est désigné comme un autre soi-même, une représentation du moi, avec une prévalence de la
relation duelle à l’image du semblable. Lacan est alors inspiré par la lecture que fait Kojève
de la phénoménologie de l’esprit de Hegel (la dialectique de la négativité) : toute
reconnaissance de l’autre passe par une lutte à mort : il faut annuler l’autre pour faire
reconnaitre son désir propre.
En 1949, Lacan élabore la notion de symbolique inspirée des structures élémentaires de la
parenté (Levi Strauss) : naît alors une autre conception de l’altérité, débouchant sur la notion
de grand Autre. On coupe alors clairement avec les théories post-freudiennes de la relation
d’objet. C’est l’ordre symbolique (dit Lieu de l’Autre) qui détermine le sujet et non les
représentations du moi spéculaires ou imaginaires. Lacan énonce sa fameuse formule : « il n’y
pas de métalangage ». Il n’y a pas de détermination antérieure au langage qui viendrait
garantir son existence. Par là Lacan semble dénoncer l’illusion réaliste consistant à prendre ce
qu’on dit pour ce qui est. Mettons-le en perspective avec ce qu’il en dira plus tard : « on ne
peut parler d’une langue que dans une autre langue. J’ai dit autrefois qu’il n’y avait pas de
métalangage. Il y a un embryon de métalangage, mais on dérape toujours, pour une seule
raison, c’est que je ne connais de langage qu’une série de langues incarnées. (« Vers un
signifiant nouveau », Ornicar ?, 17-18, 1979, 7-23.)
Revenons à la graphie ( autre /Autre) : Si en 1953 dans Fonction et champ de la parole et du
langage, Lacan peut écrire que « l’inconscient du sujet est le discours de l’autre » puis en
1954 écrire à Jean Hyppolite que « l’inconscient est le discours de l’Autre » sans les
différencier, notons qu’en 1955 il ne les confond plus du tout : dans la topique de
l’imaginaire (Séminaire II, le moi dans la théorie de Freud et dans la technique de la
psychanalyse) : l’autre avec un petit a est le moi, alors que l’Autre agit dans la fonction de la
parole.
Lacan pendant ces années (1950-65) affine la théorie freudienne de l’inconscient avec
l’éclairage de la linguistique de Saussure. Il articule le désir, le sujet, le signifiant avec la
question de l’Autre.
En 1955, il énonce que l’Autre est ce lieu où se constitue le sujet. (cf « la chose freudienne ou
sens d’un retour à Freud », in Ecrits, Seuil, 1955) : le sujet est représenté par le signifiant dans
une chaîne qui le détermine. Cette notion de « grand Autre », référence même du Symbolique,
est vue comme un espace ouvert de signifiants rencontrés par le sujet dès son arrivée au
monde.
En 1956, dans le séminaire III consacré aux psychoses, il évoque l’Autre absolu. (cet Autre
qui ne répond pas et renvoie à la fameuse inconsistance de l’Autre. Ainsi de Dieu pour
Schreber : le sujet s’anéantit pour faire émerger cette figure d’un Autre absolu terrifiant.
C’est en 1957 (avec « la direction de la cure et les principes de son pouvoir », in Ecrits…) que
l’Autre du transfert sera « théorisé » devenant cette « autre Scène » que constitue
l’inconscient : le désir de l’homme est le désir de l’Autre. Et émerge la question : « que me
veut l’Autre ? » Un appui sur la figure littéraire d’Hamlet illustrera la question du désir et de
son interprétation (1958-59) puis le pari de Pascal est analysé comme tragédie janséniste du
désir, une tentative désespérée de répondre à la castration (cf « problèmes cruciaux de la
psychanalyse » in Ecrits). Tombe la fameuse assertion : Il n’y a pas d’Autre de l’Autre. Dieu
ne répond pas. Il n’y a pas de garantie. De même, Hamlet demeure impuissant en quelque
sorte à venger son père et aimer Ophélie.
La question sera reprise en 1968-69 avec le séminaire « D’un Autre à l’autre » et en 1975
avec le Séminaire XX (Encore) qui interroge la sexualité féminine comme jouissance
supplémentaire (Jouissance Autre, en lien avec la jouissance ineffable de la mystique.)
En 1960, dans Subversion du sujet et dialectique du désir, Lacan essaie de traduire de façon
algébrique, de formaliser les formules « le désir de l’homme est le désir de l’Autre » et « il
n’y a pas d’Autre de l’Autre » en jouant sur les fonctions S (le sujet qui peut être ou non
barré), s (le signifiant) ; a et A. (petit et grand a /Autre).

Ce sujet, divisé par le signifiant doit s’en remettre à l’Autre qui ne répond pas. Est-ce un
choix sans issue ?
« Si le désir est en effet dans le sujet cette condition qui lui est imposée par l‘existence du
discours de faire passer son besoin par les défilés du signifiant (…), le sujet a à trouver la
structure constituante de son désir dans la même béance ouverte par l’effet des signifiants
chez ceux qui viennent pour lui à représenter l’Autre, en tant que sa demande leur est
assujettie. » (Ecrits, op.cit, p 628)

De la mise au pas à la désaliénation

Pour Foucault, le trajet est différente et la question de la subjectivité se pose autrement : la


question du sujet et celle de l’objet, ramenées à un double procès de subjectivation et
d’objectivation, d’assujettissement de l’individu à des règles et de construction du rapport de
soi à soi selon différentes modalités pratiques, ne sont donc pas opposées entre elles, mais
deux faces d’une même réalité. Le sujet se constitue comme objet pour lui-même, objet de
savoir : le souci de soi, l’expérience de soi-même. Il s’agit, face aux dispositifs de pouvoir,
d’assujettissement, de construire une politique de dégagement, de pratiques de liberté, et
d’inventer de nouveaux rapports de pouvoir.

Cherchant à dépasser les points de non-rencontre entre les démarches de Lacan et de


Foucault, à renouer un dialogue entre ces pensées, on se souviendra que Foucault a reconnu à
la psychanalyse le grand mérite d’avoir permis un décentrement du sujet du registre du moi.
Au-delà des divergences entre les disciplines et les auteurs, au-delà des dogmatismes et des
cloisonnements des savoirs, une réflexion serait à mener sur la façon dont la psychanalyse
pourrait constituer une alternative à l’incarcération actuelle du sujet dans différents champs.
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NB (Les ouvrages soulignés se prêtent davantage à la note de lecture proposée en sujet 2)

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