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COLLECTION

FOLIO ESSAIS
Ioana Vultur

Comprendre

L’herméneutique
et les sciences humaines

Gallimard
Docteur ès lettres, Ioana Vultur a fait une thèse sur le temps et la remémoration chez Marcel
Proust et Hermann Broch à l’Université Paris IV-Sorbonne, sous la direction d’Antoine Compagnon. Elle
a enseigné la littérature moderne et l’herméneutique à l’École des Hautes Études en Sciences Sociales,
avant de travailler dans un projet de recherche à l’Université Libre de Berlin. Elle est l’auteur de Proust
et Broch : les frontières du temps, les frontières de la mémoire (2003) et a dirigé récemment un numéro
spécial de la revue Critique sur l’herméneutique (2015).
Prologue

LE QUESTIONNEMENT
HERMÉNEUTIQUE ET SON RAPPORT
AUX SCIENCES
Ah, de qui pouvons-nous donc / avoir besoin ? Ni d’anges, ni d’humains, /
et les bêtes ingénieuses voient déjà bien, / que nous ne sommes pas si
confiants que cela sous nos toits / dans l’univers interprété.
RAINER MARIA RILKE,
La Première Élégie
QU’Y-A-T-IL À COMPRENDRE ?

« M’as-tu compris ? », « Elle comprend tout de suite », « Je n’ai pas très


bien compris ce que tu as voulu dire par là », « On a mis longtemps à
comprendre le lien entre virus et cancers », « J’ai appris le principe
d’équivalence entre accélération et gravité, mais je ne le comprends pas », « Je
ne me comprends plus », « Comment faut-il interpréter la célèbre phrase de
Pascal : “… par l’espace, l’univers me comprend et m’engloutit comme un
point ; par la pensée je le comprends ?” » ; « Il a mal interprété mon geste »,
« Là tu surinterprètes », « Il a mal interprété cette pièce de Debussy »,
« L’artiste ne copie pas la nature, il l’interprète », etc.
« Comprendre » et « interpréter » sont des verbes d’un usage très commun
et bien qu’ils aient des acceptions différentes selon les contextes, nous savons
tous — chaque fois que nous les employons — ce que nous voulons dire, de
même que nous savons (ou comprenons) fort bien ce que notre interlocuteur
veut dire chaque fois qu’il utilise l’un ou l’autre verbe en s’adressant à nous.
Mais, lorsqu’on nous demande ce qu’est la « compréhension » ou ce qu’est
l’« interprétation », nous sommes souvent à la peine : bien que nous
réussissions pratiquement toujours à nous faire comprendre lorsque nous
utilisons l’un ou l’autre des deux verbes, donc bien que nous sachions fort
bien ce qu’ils veulent dire dans chaque contexte dans lequel il nous arrive de
les employer, nous n’avons souvent pas d’idée claire (voire pas d’idée du tout)
quant à ce qu’il y a de commun entre tous nos usages des deux verbes. Et
accessoirement nous sommes en général tout autant à la peine lorsqu’il s’agit
de décider si la compréhension se distingue de l’interprétation, et si oui par
quelles caractéristiques.
Nous pourrions nous dire que le fait que nous ne sachions pas dire ce
qu’est la compréhension ou ce qu’est l’interprétation n’est pas grave dès lors
que chaque fois que nous nous servons des termes en question (sous forme
verbale, nominale, adjectivale, etc.), nous arrivons à nous faire
« comprendre » : cela ne prouve-t-il pas « expérimentalement » en quelque
sorte que nous savons ce qu’ils veulent dire ? Mais est-ce que nous pouvons
réellement nous satisfaire de notre incapacité en arguant que la seule chose
qui compte est que nous arrivions à nous faire comprendre chaque fois que
nous employons l’un ou l’autre des deux termes ? Je crois que non : il est
difficile de nous désintéresser de la question de ce que « comprendre » veut
dire.
Se désintéresser de cette question reviendrait en effet à se désintéresser de
quelque chose qui traverse toute notre vie, car nous ne cessons d’être pris
dans des pratiques de compréhension et d’interprétation. Ainsi, chaque fois
que nous nous engageons dans une conversation, fût-elle la plus banale (« Il
fait beau ce matin, non ? ») ou que nous lisons une phrase, fût-elle la plus
indigente (« Buvez du… »), nous nous engageons dans une activité qui
consiste à « comprendre » ce qui est dit ou écrit. On peut distinguer cette
compréhension primaire de la pratique savante de l’interprétation des textes
que nous pratiquons, par exemple, à l’école ou à l’université. Cependant, le
passage de l’une à l’autre est sans doute continu : même dans la vie courante il
nous arrive de devoir nous « creuser la tête » pour comprendre ce qu’on a
voulu nous dire.
Mais l’activité de comprendre ou d’interpréter n’est pas seulement
indissociable des paroles et des écrits — donc des signes linguistiques. Elle est
constitutive aussi des mimiques, gestes et actions. Nous savons que si
quelqu’un lève la main à l’approche d’un taxi c’est pour lui demander de
s’arrêter. Nous interprétons donc tel geste ou tel mouvement corporel comme
ayant telle ou telle signification. Comme les paroles, les gestes et mouvements
corporels ne peuvent être compris que s’ils sont « interprétés » dans leur
contexte : lever le bras doit être compris, selon les cas, « comme manière de
saluer, de héler un taxi ou de voter 1 ». La même chose vaut pour les actions
non conventionnelles. Prenons l’exemple d’une action banale : comprendre
que quelqu’un est en train d’enfoncer un clou avec un marteau est plus et
autre chose qu’arriver à mettre en relation un geste de préhension, un objet
lourd, un mouvement moteur et un point d’arrivée de ce mouvement : l’objet
lourd doit être compris comme étant un outil qui sert à accomplir une action
humaine (enfoncer un clou) qui s’insère dans un contexte téléologique global
(un « Zeugganzes », pour employer la terminologie de Heidegger 2), par
exemple le projet de pendre un tableau au mur.
En fait, au-delà de la sphère des textes, des discours et des actions, tout ce
qui relève du « monde humain » est l’objet d’un « comprendre » : les artefacts
et, bien sûr, les formes symboliques, les pratiques sociales, les institutions, les
faits historiques, etc. Ainsi les formes symboliques et en premier lieu les
œuvres d’art n’existent que parce qu’elles sont interprétées. Cela vaut aussi
pour le langage qui est le lieu d’interprétation de tous les autres symboles
mais qui lui-même n’a de réalité qu’en tant qu’ensemble de significations. La
réalité sociale et historique est elle-même toujours une réalité interprétée.
Si toute réalité humaine possède intrinsèquement une dimension qui
relève non pas d’une simple collection de « faits » mais d’un agencement de
sens — si donc elle demande à être comprise avant de pouvoir
(éventuellement) être expliquée, quelle conséquences cela a-t-il pour les
sciences qui s’interrogent sur cette réalité humaine, c’est-à-dire les sciences
humaines et sociales ? Telle est la question qui est au centre de cet ouvrage : il
s’agira de montrer comment les sciences humaines et sociales, et plus
généralement les interrogations sur l’humain, sont toujours confrontées à des
problèmes de compréhension et d’interprétation.
Est-ce à dire que la compréhension s’arrête au seuil du monde de la
culture ? Est-ce que dès lors que nous sommes face à des faits naturels, des
faits « bruts » comme dirait Searle, nous ne sommes plus dans une relation de
compréhension ? Pour répondre à cette question, il faudrait d’abord savoir à
quoi la compréhension s’oppose. Quelle serait cette autre manière d’aborder le
monde ? La description et l’explication ? Cette question complexe nous
retiendra un peu plus loin. Mais pour le moment, posons-nous une question
naïve : est-ce que pour l’homme il peut y avoir un monde autre qu’un monde
humain ? Quel pourrait bien être un tel monde ? Ou pour formuler la question
autrement : s’il n’y a de monde que pour quelqu’un à qui ce monde est donné
comme monde, est-ce que le « comprendre » n’est pas l’activité qui constitue le
monde comme tel ? Car voir quelque chose « comme » quelque chose n’est-ce
pas là la racine de tout « comprendre » ? Il ne s’agit pas de dire que « ce qui
est » n’est qu’une représentation humaine, mais que « ce qui est » ne peut se
donner comme tel que pour quelqu’un à qui cela est donné comme étant
(« étant » au sens non pas nominal mais verbal : « donné comme ce qui est »).
Si, pour reprendre un des exemples cités au début, je peux avoir appris le
principe d’équivalence entre l’accélération et la gravité — voire être capable de
m’en servir pour des calculs en astronomie — mais néanmoins ne pas le
comprendre, on peut poser comme hypothèse envisageable que même nos
connaissances descriptives, « détachées », « objectives », plongent leur racine
dans une relation au monde qui relève de l’activité de comprendre conçue
comme ce grâce à quoi le réel peut « faire sens ». Telle a été la thèse avancée
par Heidegger : selon lui, la compréhension (ou l’interprétation) n’est pas
simplement une activité humaine parmi d’autres, mais ce qui conjointement
fait de l’« animal » humain un homme et de son environnement, ou de son
écosystème, un monde.
Il nous faut encore toucher un mot d’une dernière question, qui s’avérera
importante très vite. J’ai parlé jusqu’ici indifféremment de compréhension et
d’interprétation. Est-ce que les deux termes sont donc des synonymes ? En un
certain sens oui : le mode de relation entre l’acte et ce sur quoi il porte est le
même dans les deux cas, c’est-à-dire que l’interprétation est une figure de la
compréhension. À l’inverse, on pourrait dire tout aussi bien que comprendre
c’est toujours déjà interpréter, au sens où la compréhension est toujours un
acte donateur de sens. Mais en un sens plus technique, l’interprétation peut
être vue comme un développement de la compréhension. L’interprétation est
une compréhension qui se problématise elle-même, autrement dit qui se
transforme en interrogation explicite sur ce qui est à comprendre. Elle mène
ainsi à une meilleure compréhension. Mais il ne faut pas surestimer la
distinction entre compréhension et interprétation. Schleiermacher a ainsi
souligné que « l’interprétation ne se distingue de la compréhension que
comme le discours à voix haute se distingue du discours intérieur 3 […] ».
Pour le dire en des termes contemporains : la compréhension se fait
d’habitude de façon « implicite », alors que l’interprétation est une activité
explicite, réflexive. Par exemple l’interprétation consciente d’un texte
approfondit le sens du texte que nous avons compris « silencieusement »,
« spontanément » lors d’une première lecture. La question du passage de la
compréhension implicite à l’explicitation compréhensive ne se pose
évidemment pas seulement à propos de la lecture. Elle concerne aussi la
connaissance pratique, et plus généralement notre rapport à nous-mêmes et à
autrui.
Si dans la vie de tous les jours nous ne cessons de comprendre et
d’interpréter, nous le faisons pourtant souvent comme Monsieur Jourdain
faisait de la prose, c’est-à-dire sans être conscients du processus lui-même.
Cela vaut notamment pour tout ce qui relève du langage et des textes. En
général le processus à travers lequel nous comprenons ce que nous dit l’autre
ou ce que veut dire le texte que nous lisons n’accède pas à la conscience. Ce
n’est que lorsque nous ne comprenons pas (« Qu’est-ce qu’il veut dire ? ») ou
lorsque nous comprenons mal, donc lorsque nous sommes dans la
mécompréhension, que le processus de compréhension cesse d’être
transparent et se manifeste comme tel. Pour reprendre la distinction esquisée
plus haut : c’est lorsque la compréhension devient interprétation explicite
qu’elle prend conscience de sa propre nature.
BRÈVE HISTOIRE DE L’HERMÉNEUTIQUE

La prise de conscience de l’existence du processus de compréhension à


partir des cas de mécompré-hension a donné naissance, dans l’Antiquité
grecque, à un questionnement spécifique qu’on qualifie d’« herméneutique ».
Je partirai ici d’une brève présentation de son évolution afin que le lecteur
comprenne comment d’une interrogation née de la volonté de résoudre des
problèmes pratiques de compréhension des textes, elle est devenue une
question centrale de l’ensemble des sciences humaines et sociales.
Historiquement, l’herméneutique a été d’abord la prise de conscience du
fait que lire un texte c’est le comprendre. D’où le projet de rendre plus efficace
la compréhension en cultivant consciemment notre capacité de comprendre.
Comme l’a souligné Gadamer, comprendre a donc été conçu comme un art :
l’herméneutique désigne en premier lieu cette « pratique guidée par un art 4 »,
l’art « de l’annonce, de la traduction, de l’explication et de l’interprétation 5 »,
qui « renferme naturellement l’art de comprendre qui lui sert de
fondement 6 ». Il est important de noter qu’au départ l’herméneutique ne veut
pas tant « comprendre » la compréhension que la rendre plus parfaite. Son
but est pragmatique plutôt que cognitif.
À l’origine le terme « herméneutique » renvoie au dieu Hermès qui est le
messager, le porte-parole (herméneus) des Dieux, l’annonciateur des choses
divines. En effet, Hermès ne fait pas que transmettre les choses divines aux
hommes, il les interprète en même temps, il les traduit dans le langage des
hommes 7. Ce lien entre interprétation et traduction traverse l’histoire de
l’herméneutique. Il se retrouve par exemple à l’âge classique quand traduire
un discours latin en français se disait « interpréter le discours en français ».
Et de nos jours encore la traduction est une des questions qui est au cœur de
l’interrogation herméneutique.
Au départ cet art de comprendre ne s’intéressait pas à tous les discours.
Chez Platon par exemple l’herméneutique ne se réfère pas « à n’importe quelle
expression de pensées, mais seulement au savoir du roi, du héraut, etc., qui a
le caractère d’une consigne 8 ». Le philosophe situe ainsi l’herméneutique ou
« l’art de communiquer la volonté divine 9 » à côté de la mantique ou de l’art
divinatoire, qui est « l’art de deviner cette volonté ou l’avenir à partir de
signes 10 ». Par exemple les officiants de la mantique, les oracles, sont les
interprètes des dieux auprès des hommes. Dans Ion, ce sont les poètes qui
sont les interprètes des dieux. Gadamer souligne que le sens d’herméneuein
oscille ici « entre la traduction et la consigne pratique, entre la simple
communication et la demande d’obéissance 11 ». On retrouve des échos de ce
sens platonicien dans l’herméneutique théologique (interprétation des lois
divines) et juridique (interprétation des lois humaines) 12, comprises comme
des arts normatifs, comme des Kunstlehren.
En grec le champ sémantique de la notion d’« herméneutique »
connaissait, outre le terme herméneus, le nom herméneia (qui avait le sens
d’« énonciation de pensées 13 », d’« acte d’exprimer 14 »), le verbe herméneuein
(expliquer, interpréter, traduire) et l’adjectif hermēneutike (au sens de « ce qui
fait comprendre ce qui a été énoncé »). Le terme herméneia au sens
d’« énonciation de pensées » apparaît ainsi chez Aristote dans le Péri
herméneias (qui fait partie de l’Organon). Chez lui, il n’a plus rien du sens
sacral qu’il avait chez Platon, mais désigne tout simplement le discours au
sens rhétorique, la parole, l’élocution, le « langage articulé » (dialektos) 15. Par
le verbe herméneuein, Aristote entend « signifier en parlant 16 ». Ce sens est
très proche du sens moderne du terme.
L’histoire grecque ultérieure du terme est en fait l’histoire d’un
déplacement progressif du pôle expressif (signifier quelque chose) vers le pôle
de l’acte de comprendre (comprendre ce qui est signifié) et celui de
« traduire ». Pendant l’hellénisme tardif, le verbe herméneuein a ainsi surtout
le sens d’« expliquer » et de « traduire ». L’herméneuein au sens de « traduire »
est un cas particulier de herméneuein (« expliquer »), puisque la traduction est
« l’amorce nécessaire, et parfois suffisante, de l’explication lorsque le texte est
rédigé dans un idiome inconnu du lecteur 17 ». C’est en ce sens que le terme est
employé « pour désigner la traduction de la Bible hébraïque en grec, par les
soins des Septante 18 ». Il en va de même en latin où le mot interpres désigne
très souvent le traducteur.
En résumé, on constate que, pendant l’Antiquité, le même verbe ou
substantif pouvait désigner aussi bien ce qui est du côté de la production
(exprimer) que ce qui est du côté de la réception (expliquer, traduire), alors
qu’aujourd’hui on entend par « herméneutique » la plupart du temps une
théorie de la réception des textes et non pas une théorie de la production, rôle
qui revient à la rhétorique. Mais entre rhétorique et herméneutique il y a une
affinité, dans la mesure où, comme le soulignait Schleiermacher, « tout acte
de comprendre est l’inversion d’un acte de discours 19 ».
Selon Peter Szondi, l’histoire de l’herméneutique est caractérisée par
l’opposition entre deux modes d’interprétation :
L’interprétation grammaticale, qui cherche le sens qu’un mot a eu dans le passé et vise à
le conserver, en substituant à sa formulation, devenue étrangère au cours du temps, une
formulation nouvelle, ou en l’expliquant en note par une expression nouvelle, et
l’interprétation allégorique qui s’inspire au contraire du signe devenu étranger pour lui
attribuer une signification nouvelle, engendrée par l’univers intellectuel du commentateur et
non pas celui du texte 20.

La philologie grecque née à l’époque classique et se développant surtout à


l’époque alexandrine, et qui s’occupait de l’établissement des textes littéraires
profanes (par exemple de l’établissement des textes d’Homère), a surtout suivi
la première voie, celle de l’interprétation grammaticale. Les mots devenus
incompréhensibles sont remplacés par des mots appartenant à la langue du
lecteur mais le sens que le mot a eu dans le passé est conservé. Mais à la
même époque se développe chez les stoïciens le deuxième type
d’interprétation, l’interprétation allégorique. Elle consiste à chercher derrière
la lettre du texte un sens caché. Les stoïciens interprètent tout ce qui est
scandaleux ou choquant dans le comportement des dieux chez Homère (par
exemple la jalousie, l’adultère) de façon allégorique. L’interprétation
allégorique permet aussi de rationaliser les mythes. Homère est réinterprété
dans la perspective des sciences naturelles de l’époque, donc selon les dogmes
de la physique 21. Les dieux sont ainsi interprétés comme des personnifications
de puissances cosmiques 22. Au sens ancien, on substitue ainsi un sens actuel.
L’allégorie est donc « une interprétation anachronique du passé, une lecture
de l’ancien sur le modèle du nouveau, un acte herméneutique
d’appropriation : à l’intention ancienne elle substitue celle des lecteurs 23 ».
Cette distinction entre interprétation grammaticale et interprétation
allégorique jouera un grand rôle dans le développement de l’herméneutique
chrétienne. Elle fonde ainsi le conflit entre l’école théologique d’Alexandrie
dont les représentants (Philon, Clément et Origène) pensaient que la Bible
devait être interprétée allégoriquement, et l’école d’Antioche (Diodore de
Tarse, Théodore de Mopsueste, Jean Chrysostome, Théodoret de Cyr) qui
rejette l’interprétation allégorique et qui explique la Bible à l’aide de principes
grammatico-historiques, partant de l’idée que tout le monde peut la
comprendre et qu’elle a un sens littéral et non pas un double sens.
C’est l’interprétation allégorique qui a été la plus influente historiquement.
Le premier qui l’a appliquée à la Bible a été Philon d’Alexandrie. Il considérait
les textes sacrés comme des mystères et avait déterminé deux sens dans la
Bible : un sens littéral, accessible à tout le monde, et un sens spirituel,
allégorique, qui est accessible uniquement aux initiés. Cette stratégie a été
reprise par les Pères de l’Église, Origène et surtout saint Augustin, pour
résoudre les tensions entre l’Ancien et le Nouveau Testament : l’Ancien
Testament est interprété de façon allégorique comme annonce du Nouveau
Testament. Cette interprétation (appelée interprétation typologique au
e
XIX siècle) consiste dans la recherche de types ou de concordances dans
l’Ancien Testament qui annoncent la venue du Christ 24. Par exemple le
sacrifice d’Isaac par Abraham devait préfigurer le sacrifice du Christ par son
Père. Par le symbole du déluge était annoncée l’Église à venir que le Christ a
maintenue au-dessus des flots de ce monde par le mystère de la croix (saint
Augustin, Catéchèse des débutants, XIX, 32). De même, les trois jours passés
par Jonas dans le ventre de la baleine préfigurent le temps entre la mort et la
résurrection du Christ.
Comme indiqué, la figure la plus importante de la conception allégorique
a été saint Augustin : il l’a développée dans sa De doctrina christiana, qui est
devenu le traité d’exégèse canonique du Moyen Âge. Dans la Bible, il y a selon
lui deux sens 25, qui correspondent à la dualité corps / esprit : il y a un sens
littéral, mais celui-ci cache un sens spirituel, allégorique (c’est-à-dire le sens
dont elle est pourvue parce qu’elle est « divinement inspirée », sens que
Todorov appelle la « doctrine chrétienne 26 »). Selon saint Augustin, l’Écriture
sainte peut être comprise par tout le monde et il ne faut avoir recours à
l’herméneutique que pour déchiffrer les passages obscurs : tout ce qui n’est
pas clair ou ce qui n’est pas conforme à la doctrine chrétienne doit être
interprété de façon allégorique. Si le sens littéral ne convient pas, il faut se
demander quel est le sens figuré ou spirituel qui se cache derrière ce premier
sens. L’herméneutique fournit ici les règles nécessaires pour une
interprétation correcte de la Bible. Comme Todorov l’a noté, dans la mesure
où les deux sens (direct et indirect) sont donnés d’avance, l’interprétation
consiste à montrer qu’ils sont équivalents 27. Il s’agit d’une « interprétation
finaliste », parce que « ce n’est pas le travail d’interprétation qui permet
d’établir le sens nouveau, bien au contraire, c’est la certitude concernant le
sens nouveau qui guide l’interprétation 28 ».
À l’époque de la Réforme, la forme protestante de l’interprétation de la
Bible marque un retour à l’interprétation grammaticale. Selon Luther (1483-
1546), « l’Écriture sainte est son propre interprète » (sacra scriptura sui ipsius
interpres). Cela revient à dire que l’Écriture est claire, qu’elle a un seul sens, le
sens littéral, et qu’il n’est nullement besoin d’avoir recours à la tradition pour
l’interpréter. Selon cette façon de voir, l’obscurité de la Bible est due
simplement au manque de connaissance de la grammaire, de la langue.
Au XVIIe siècle se produira une rupture encore plus radicale : avec Spinoza,
la Bible commence à être interprétée comme un document historique, qu’il
faut comprendre par rapport au contexte de sa rédaction et par rapport à
l’intention de ses auteurs 29. L’interprétation doit mettre entre parenthèses la
question de la vérité du texte et rechercher son sens, ce qu’il veut dire, cette
intention de sens étant toujours celle d’un individu humain. Selon Todorov,
l’exégèse philologique de la Bible par Spinoza est « l’inversion exacte du
principe fondamental de l’exégèse patristique » où le résultat était donné
d’avance (le texte de la Doctrine chrétienne) : maintenant le sens doit être le
résultat de l’interprétation 30. Cette herméneutique philologique sera appliquée
au XIXe siècle aux textes littéraires par Wolf, Ast, Böckh ou, en France, par
Lanson. Pour la philologie, le texte littéraire a un sens unique qui coïncide
avec l’intention de l’auteur. Le sens se voit ainsi déporté de plus en plus du
texte vers le contexte, puisqu’il faut restituer l’intention de l’auteur pour y
accéder.
De cette herméneutique « classique 31 » dont il a été question jusqu’ici, on
peut distinguer, avec Gadamer, ce qu’il appelle l’herméneutique
philosophique. Celle-ci, qui est au centre de cet ouvrage, naît à l’Âge
romantique avec Schleiermacher 32. On passe alors d’un type de pratique
textuelle locale à un questionnement théorique sur la compréhension et
l’interprétation. Schleiermacher part ainsi de la question générale qu’est-ce
que comprendre ?. Il constate que « l’herméneutique en tant qu’art de
comprendre n’existe pas encore sous forme générale » et que « seules existent
plusieurs herméneutiques spéciales 33 ». Son but est donc d’abord d’élaborer
une théorie générale de la compréhension qui soit valable pour tout texte et
non pas uniquement pour un type particulier (religieux, juridique ou
littéraire). Certes, déjà au XVIIIe siècle, il y avait eu des tentatives pour élaborer
une herméneutique universelle (Chladenius, Introduction à l’interprétation
juste des discours et des œuvres écrites, 1742 ; Meier, Essai d’un art universel
d’interpréter) mais, comme l’a souligné Szondi, ces tentatives étaient très
différentes de celle de Schleiermacher : pour Chladenius, par exemple, il ne
s’agissait pas de savoir comment s’effectue la compréhension, mais seulement
comment on arrive à une interprétation juste de passages obscurs 34. Il faut
ajouter que l’herméneutique de Schleiermacher ne veut pas seulement être
valable pour les textes. Elle s’applique plus généralement à tout discours. Il
souligne ainsi qu’« il arrive souvent, dans une conversation […], que je me
surprenne à faire des opérations herméneutiques : quand, au lieu de me
contenter d’un degré ordinaire de compréhension, je cherche à découvrir la
manière dont a bien pu chez mon interlocuteur s’accomplir le passage d’une
idée à une autre, ou à dégager les idées, jugements ou intentions qui font que,
sur le sujet de la discussion, il s’exprime comme il le fait et non pas
autrement 35 ». Comme le montre ce passage, si Schleiermacher se limite à
analyser la compréhension langagière, la notion de conversation qu’il utilise
ici pointe vers un domaine encore plus large, à savoir les situations de la vie
vécue. Nous verrons que cette dernière dimension deviendra centrale au
e
XX siècle.

Schleiermacher distingue entre cette compréhension qu’on peut appeler


primaire, parce qu’elle régit tous les rapports interhumains et que nous la
pratiquons dans la vie de tous les jours, et l’interprétation savante telle qu’elle
est pratiquée par les philologues et les théologiens à son époque :
Nous trouvons la première compréhension, non seulement quotidiennement au marché
et dans la rue, mais encore en quelques milieux où on échange des formules à propos de
sujets ordinaires, de sorte que celui qui à chaque fois est en train de parler sait déjà presque
avec certitude ce que va répliquer son interlocuteur, et que le discours est intercepté et
relancé régulièrement, comme un ballon. La seconde est le point où nous semblons nous tenir
en général. C’est ainsi qu’on exerce l’interprétation dans nos écoles et universités, et les
commentaires explicatifs des philologues et théologiens, car ce sont eux qui ont
principalement cultivé ce domaine, contiennent un trésor d’observations et d’indications
instructives qui témoignent suffisamment combien parmi eux sont de véritables artistes de
l’interprétation 36 […].

En parlant d’« artistes de l’interprétation », Schleiermacher met en


évidence le fait que l’interprétation ne consiste pas dans une application
mécanique de règles (comme on le pensait dans les herméneutiques
spécialisées), mais qu’elle est un « art ». Mais surtout, pour Schleiermacher,
on n’interprète pas seulement lorsqu’on se heurte à une mécompréhension,
donc lorsqu’on tombe sur un passage obscur ou ambigu. L’interprétation est
une activité constituante de l’activité langagière. Elle commande
l’intelligibilité même du texte ou du discours :
L’opération de l’herméneutique ne doit pas seulement commencer là où la
compréhension devient incertaine, mais dès les premiers débuts de l’entreprise consistant à
vouloir comprendre un discours 37.

Au tournant des XIXe et XXe siècles, Dilthey élargit encore davantage le


cercle du questionnement. Même s’il définit encore l’herméneutique comme
« l’art d’interpréter des monuments écrits 38 », il élargit en réalité le champ
d’application de l’herméneutique aux artefacts et surtout, il subordonne la
question herméneutique à un problème plus vaste, celui de la connaissance
historique. Le projet de Dilthey vise en effet à donner un fondement
méthodologique et épistémologique aux sciences de l’esprit qui viennent de
naître. Il part de la constatation que, depuis la fin du XVIIIe siècle, « à côté des
sciences de la nature, s’est développé spontanément un groupe de
connaissances, à partir des problèmes de la vie elle-même, qui, en raison de
leur communauté d’objet, sont liées les unes aux autres 39 » : l’histoire,
l’économie, les sciences juridiques et politiques, la science de la religion,
l’étude de la littérature, des arts plastiques et de la musique, la philosophie, la
psychologie 40. L’autonomie de ces disciplines nouvelles, de ces sciences de
l’esprit (Geisteswissenschaften) se fonde sur la conscience que l’homme a de sa
différence par rapport au reste de la nature, différence que Dilthey pense
comme « esprit », comme « vie 41 ». Sa démarche se démarque ainsi à la fois
de la « métaphysique de l’histoire » de Hegel et du positivisme d’Auguste
Comte ou de John Stuart Mill qui voulaient étendre le modèle des sciences de
la nature aux sciences humaines et ne faisaient donc pas de différence entre le
monde psychique et le monde physique.
Pour séparer les sciences humaines des sciences de la nature, Dilthey
oppose deux méthodes de connaissance : l’explication (Erklären), qui est la
méthode des sciences de la nature (les phénomènes sont expliqués à partir de
lois générales), et la compréhension (Verstehen), qui est la méthode spécifique
des sciences de l’esprit. Selon Ricœur, « cette opposition est lourde de
conséquences pour l’herméneutique 42 », puisqu’elle « se trouve ainsi coupée
de l’explication naturaliste et rejetée du côté de l’intuition psychologique 43 ».
Dans L’Édification du monde historique dans les sciences de l’esprit, Dilthey
souligne ainsi explicitement que « ce n’est pas une démarche conceptuelle qui
constitue le fondement des sciences de l’esprit, mais la saisie d’un état
psychique dans sa totalité et la capacité de le retrouver en le revivant 44 ».
Dans Origines et développement de l’herméneutique, Dilthey définit la
compréhension dans la même veine comme « le processus par lequel nous
connaissons un “intérieur” à l’aide de signes perçus de l’extérieur par nos
sens 45 » ou comme « le processus par lequel nous connaissons quelque chose
de psychique à l’aide de signes sensibles qui en sont la manifestation 46 ». Il
part donc de l’idée que l’individu est transparent, qu’il peut être connu à
travers les signes extérieurs de son intériorité. Cet intérieur qu’il s’agit de
reconstituer n’est autre que l’Erlebnis, le sentiment vécu des individus. Ainsi
Dilthey applique à la connaissance historique le modèle que Schleiermacher
avait conçu pour l’interprétation des textes, à savoir l’interprétation
psychologique, fondée sur la méthode divinatoire, qui part de l’idée que pour
comprendre un texte il faut comprendre son auteur. Selon Dilthey, la
philologie et l’histoire reposent toutes deux sur l’hypothèse que l’intelligence
du singulier peut acquérir une validité objective 47. Dilthey transpose donc en
fait l’herméneutique romantique et sa métaphysique de l’individualité à la
théorie de l’histoire 48. Selon lui, c’est grâce à cette capacité qu’a l’homme de se
transporter dans le psychique étranger et de comprendre un autre qu’il peut
aussi se transporter dans le passé et connaître d’autres époques historiques.
De la même façon qu’on peut connaître l’autre à partir de signes extérieurs, on
peut connaître le passé grâce aux signes extérieurs dans lesquels la vie passée
s’est objectivée :
Par les pierres, le marbre, la musique, les gestes, la parole et l’écriture, par les actions, les
règlements économiques et les constitutions, c’est le même esprit humain qui s’adresse à nous
et demande à être interprété ; et, dans la mesure où il dépend des conditions et des ressources
générales de ce mode de connaissance, le processus de compréhension doit présenter partout
des caractères communs. Il est le même quant à ces traits fondamentaux. Si je veux
comprendre, par exemple, Léonard de Vinci, je dois interpréter des actions, des tableaux, des
images et des œuvres écrites, et ceci de façon homogène et synthétique 49.

Avec Heidegger et Gadamer l’herméneutique change de nouveau


profondément d’enjeu, et ce précisément par rapport à Dilthey : elle n’est plus
pour eux une théorie de la connaissance, une méthode, mais devient une
ontologie, une théorie de l’être. Selon Heidegger, l’interprétation des textes,
des artefacts, de la culture, etc., ne délimite que des formes particulières d’une
herméneutique plus fondamentale qui définit le mode d’être comme tel des
humains : l’homme est cet étant paradoxal, dont l’être même réside dans le
fait qu’il s’interprète lui-même. L’interprétation n’est plus considérée comme
une pratique parmi d’autres mais comme ce qui définit la manière d’être-au-
monde du Dasein lui-même. La compréhension devient ainsi chez Heidegger
« une manière d’être » alors que chez Dilthey elle était une « manière de
connaître 50 ».
Si l’herméneutique de Heidegger est dirigée de façon polémique contre
l’herméneutique comme méthode (donc l’herméneutique de Dilthey), cette
question ne va pourtant pas disparaître de l’horizon de l’herméneutique.
Gadamer, tout en partant de l’ontologie de Heidegger, retourne ainsi au
problème de la méthode des sciences de l’esprit qu’avait posé Dilthey. L’enjeu
de Gadamer est différent de celui de Heidegger : il s’agit pour lui d’enraciner
les sciences humaines dans une expérience plus fondamentale de l’être-au-
monde. Ce qui l’intéresse, c’est de rendre compte du fondement ontologique
dans lequel les sciences humaines sont enracinées. Il développe ainsi une
philosophie herméneutique qui prétend à l’universalité et il fonde cette
universalité dans l’universalité du langage. Cette démarche qui consiste à
chercher un fondement en deçà de la méthode implique comme chez
Heidegger, mais autrement, une critique de Dilthey, dont Gadamer pense que
la démarche est celle d’un « méthodologisme » :
C’est ainsi que j’ai trouvé pour ma part un premier point d’appui dans la critique de cet
idéalisme et de ce méthodologisme qui caractérisaient l’ère de la théorie de la connaissance.
En particulier, l’extension, chez Heidegger, du concept de compréhension à un existential,
c’est-à-dire une détermination fondamentale du Dasein, marque pour moi une étape décisive.
C’est sous son impulsion que j’ai été amené à dépasser la discussion des problèmes liés à la
critique du méthodologisme pour élargir la question de l’herméneutique au-delà du champ de
la science et y intégrer aussi l’expérience esthétique et celle de l’histoire 51.

Gadamer ne critique donc pas la méthode en tant que telle mais sa


prétention à être fondatrice. Pour lui toute science objective de l’homme est
ancrée dans un rapport herméneutique à l’expérience qui est fondateur.
L’herméneutique est donc une philosophie pratique : plutôt qu’une méthode
des sciences, elle est d’abord une pratique de la vie quotidienne, mise en
œuvre dans la communication et dans le dialogue. C’est d’ailleurs ce qu’avait
déjà souligné Schleiermacher dans le passage cité plus haut. Cependant, le
mot « pratique » est utilisé par Gadamer en un sens encore plus large parce
qu’il « comprend l’ensemble de nos questions pratiques, tous les actions et
comportements humains, la façon générale dont s’organise l’humain dans ce
monde », bref, « notre mode d’existence 52 ». En fait, il se propose de réactiver
dans un cadre herméneutique la théorie aristotélicienne de la phronèsis, la
sagesse pratique : comprendre est ainsi un « s’y entendre à », tel que décrit par
Heidegger dans Être et Temps, et l’herméneutique débouche sur une théorie de
l’expérience et de l’existence.
Née en Allemagne, l’herméneutique philosophique a été introduite en
France à la suite de la réception de la phénoménologie et, surtout, de la
pensée heideggérienne. C’est Paul Ricœur qui en est la figure marquante : il ne
s’est pas borné à acclimater l’herméneutique en France, mais il l’a
profondément transformée. Pour Ricœur l’homme ne peut pas se comprendre
de façon directe — par la voie d’une phénoménologie pure — mais
uniquement par la médiation des signes, des textes et des symboles. Selon lui,
« […] c’est la tâche de cette herméneutique de montrer que l’existence ne vient
à la parole, au sens et à la réflexion, qu’en procédant à une exégèse continuelle
de toutes les significations qui viennent au jour dans le monde de la culture ;
l’existence ne devient un soi — humain et adulte — qu’en s’appropriant ce
sens qui réside d’abord “dehors”, dans des œuvres, des institutions, des
monuments de culture où la vie de l’esprit est objectivée 53 ». Cela signifie deux
choses. D’abord, tout en s’inscrivant dans une vision ontologique du
questionnement herméneutique, Ricœur insiste de nouveau très fortement sur
les pratiques herméneutiques culturelles canoniques : textes, symboles et
signes. Dans cette voie, il avait été précédé par Dilthey et Gadamer. Mais il
introduit encore un deuxième changement : selon lui, il faut passer par
l’explication pour arriver à la compréhension. Cela marque un déplacement
important : l’herméneutique de Ricœur entre en dialogue avec les sciences
humaines. Du même coup, il redéfinit le rapport entre compréhension et
explication. Chez Dilthey les deux s’excluaient, puisqu’elles se référaient à des
objets incommensurables : la nature d’un côté, l’homme de l’autre. Chez
Ricœur en revanche l’explication trouve une place à l’intérieur même du cycle
de la compréhension. Ce point sera très important pour la compréhension des
rapports de l’herméneutique aux sciences humaines.
LA COMPRÉHENSION
COMME MANIÈRE D’ÊTRE

Mais avant d’arriver à la redéfinition contemporaine du rapport entre


herméneutique et sciences humaines et sociales, il nous faut d’abord
comprendre quel était l’enjeu véritable de la critique de Dilthey par Heidegger
et Gadamer. Rappelons que, pour ces auteurs, la compréhension et
l’interprétation des textes, bien qu’elle soit du point de vue historique à
l’origine de l’herméneutique, n’est qu’une forme dérivée d’une herméneutique
plus fondamentale qui définit le rapport de l’homme au monde, à soi-même et
à autrui. En soutenant cela, ils posent une préséance du questionnement
herméneutique sur toute connaissance « objective » ou « objectivante du
monde ». Comme ce livre traite de l’apport de l’herméneutique aux
questionnements des sciences humaines et sociales, il est important de
clarifier ce qui est en jeu lorsqu’on dit que la compréhension n’est pas d’abord
une manière de connaître (une méthode utilisée par les sciences humaines et
sociales) mais une manière d’être.
Selon Heidegger, l’homme est le seul étant qui a une compréhension de
l’être parce qu’il est « un étant pour lequel, en tant qu’être-au-monde, il y va de
celui-ci même 54 », c’est-à-dire qu’il est cet étant dont l’être réside dans le fait
qu’il questionne l’être, le sien, celui du monde et celui d’autrui. L’homme est
donc selon lui un être interprétant et auto-interprétant. La notion de Dasein
que Heidegger emploie à la place du terme « homme », pour désigner ce mode
d’être, veut notamment distinguer cette conception de l’être humain de la
conception « classique » qui définit l’homme comme conscience. Comme le
souligne Ricœur, dans la perspective herméneutique de Heidegger l’être
humain n’est pas défini par sa conscience, mais par l’être même qui lui donne
d’être le questionnant de l’être : l’être humain est le lieu, le « là » de la
question de l’être 55. Le déplacement opéré est important : voir l’homme
comme une conscience, c’est le voir comme un sujet qui fait face à un objet
extérieur (le monde) ; Heidegger en revanche met en avant l’appartenance de
l’homme au monde (In-der-Welt-sein). Cette appartenance de l’homme au
monde se décline selon trois versants : la relation au monde non humain, la
relation à soi-même et la relation à autrui. D’une part, le Dasein n’est pas un
sujet sans monde, il n’est pas extérieur au monde, mais toujours déjà dans le
monde. Réciproquement, comme nous le verrons un peu plus loin, ce monde
est toujours déjà pour le Dasein un monde (pré)compris, un monde
signifiant 56. En deuxième lieu, l’être-au-monde est toujours aussi un Mitsein,
un être-avec les autres 57. Le monde humain est donc un monde social, un
monde partagé. En troisième lieu, l’être-au-monde est toujours aussi un être-
soi (Selbstsein). Cependant cet être-soi ne se définit pas comme une
conscience extérieure au monde et à autrui, mais comme le lieu où le monde
et autrui se croisent et questionnent le soi, en même temps qu’il les
questionne, et par là se questionne lui-même.
Cette conception herméneutique du Dasein comme être-au-monde plonge
ses racines dans la phénoménologie et plus précisément dans la théorie de
l’intentionnalité. Mettre en lumière les liens entre le concept d’être-au-monde
et celui d’intentionnalité nous permettra d’enlever à la notion de Dasein son
caractère quelque peu mystérieux. L’idée d’intentionnalité, qui remonte à la
tradition scolastique médiévale et encore plus haut, à Aristote, a été réactivée
à la fin du XIXe siècle par Franz Brentano. C’est à lui que Husserl l’emprunte,
en la définissant comme la propriété qu’ont les phénomènes mentaux, à la
différence des phénomènes physiques, d’être dirigés vers quelque chose. Il n’y
a donc pas de conscience vide : la conscience est toujours conscience de
quelque chose, elle est toujours visée de sens. Ainsi, la perception est toujours
perception de quelque chose, le souvenir toujours souvenir de quelque chose,
l’imagination toujours imagination de quelque chose, le désir toujours désir
de quelque chose, etc.
Husserl distingue dans tout acte intentionnel l’acte de visée (noèse), le
contenu et l’objet visé (noème). En prenant l’exemple d’une perception du type
je vois un oiseau, l’acte de visée c’est l’acte de percevoir, l’objet visé c’est
l’oiseau et le contenu c’est ce que je vois de l’oiseau, la façon dont il
m’apparaît : par exemple je vois un oiseau de face qui a telle forme, telle
couleur, etc. Les choses s’offrent ainsi à nous selon des perspectives, des
esquisses (Abschattungen), différentes. Pour le phénoménologue, il ne s’agit
pas de décrire les propriétés objectives des choses mais les choses dans leurs
Abschattungen, telles que nous en faisons l’expérience. Comme le rappelle
Claude Romano, à la différence de Brentano et de ses élèves qui conçoivent
l’intentionnalité non pas comme une relation à un objet extérieur mais
comme un double mental de cet objet, donc comme une représentation
mentale, Husserl la pense comme le « mode de donnée » de l’objet, c’est-à-dire
comme son sens 58. Il substitue ainsi à la conception iconique de
l’intentionnalité de la tradition brentanienne un paradigme sémantique 59. Par
exemple, pour Husserl, quand je vois un oiseau, ce que je perçois c’est l’oiseau
lui-même et non pas une représentation mentale de l’oiseau, une image
différente de l’oiseau lui-même, donc une sorte de double de l’oiseau. Husserl
rompt aussi avec l’immanentisme cartésien, parce que la conscience n’est plus
d’abord conscience de soi. Avant d’être conscience de soi, elle est conscience
d’autre chose : elle est donc toujours orientée vers le monde.
La notion husserlienne d’intentionnalité met ainsi en évidence que la
conscience et le monde ne peuvent pas être pensés séparément. Ils sont
d’emblée corrélés : « […] le rapport de la conscience à son objet n’est pas celui
de deux réalités extérieures et indépendantes, puisque d’une part l’objet est
Gegenstand, phénomène renvoyant à la conscience à laquelle il apparaît,
d’autre part la conscience est conscience de ce phénomène 60. » D’un côté, la
conscience ne peut pas être vue en dehors de cette visée de l’objet qui la
transcende, qui la dépasse en quelque sorte ; d’un autre côté, les objets, par
exemple les objets de la perception, ne sont pas indépendants de la
conscience : la pluie ne fait du bruit que pour une oreille qui peut l’entendre,
la fleur a une odeur uniquement pour quelqu’un qui la sent, tout comme le
gâteau n’a du goût que pour celui qui le savoure. Le fait que les objets de la
perception, et plus généralement les faits attentionnels, ne sont pas
indépendants de la conscience ne veut bien évidemment pas dire que les
objets n’existent que parce qu’il y a une conscience qui les perçoit, mais
uniquement qu’ils n’existent que « comme ceci » ou « comme cela », donc en
tant que corrélats d’une saisie mentale.
Il faut préciser qu’à l’intérieur même de la philosophie de Husserl la
théorie de l’intentionnalité connaîtra deux développements différents et
contraires. Le premier prolongement, l’idéalisme transcendantal développé
dans les Ideen et les Méditations cartésiennes, marque un tournant idéaliste
dans la philosophie de Husserl. Il ne nous retiendra pas ici. Il n’en va pas de
même du deuxième tournant, marqué par le développement de la notion de la
Lebenswelt et qu’on trouve notamment dans La Crise des sciences européennes
et la phénoménologie transcendantale. En effet, à travers la notion de
Lebenswelt Husserl ancre la phénoménologie dans une herméneutique.
Husserl voit dans le monde de la vie (Lebenswelt) 61 une dimension
fondatrice de l’intentionnalité. Il entreprend du même coup une critique
interne de son propre cartésianisme, puisque la notion de « monde de la vie »
marque le retour vers une relation qui décrit la conscience comme faisant
partie du monde. Ricœur note qu’« il fallait que l’idéalisme persistant de la
Sinngebung rende ultimement les armes sur le terrain même de son combat,
de façon à pouvoir proclamer que “le monde n’est pas seulement constitué,
mais aussi constituant” 62 ». L’accent se déplace de l’ego vers l’intersubjectivité
du monde de la vie :
Quelle que soit donc la façon dont le monde est donné à la conscience comme horizon
universel, comme l’universum unitaire des objets-étants, nous appartenons toujours-nous,
c’est-à-dire chaque « Ego-l’Homme » et nous tous ensemble — précisément au monde en tant
que nous vivons ensemble dans ce monde, lequel trouve justement dans ce « vivre ensemble »
ce qui fait de lui « notre » monde, le monde qui vaut-comme-étant pour la conscience 63.

Selon Claude Romano, le monde de la vie ainsi défini se tient en deçà de


la distinction de la pure objectivité physique et de la pure subjectivité d’une
conscience ou d’un ego définis par leur intériorité 64. Par là la conception
husserlienne est proche de la théorie heideggérienne d’être-au-monde.
D’ailleurs, dans son cours de 1927 sur les problèmes centraux de la
phénoménologie, Heidegger a présenté lui-même sa conception de l’être-au-
monde « comme une radicalisation de l’intentionnalité husserlienne 65 ». Jean
Grondin parle d’un tournant herméneutique de la phénoménologie :
Le tournant herméneutique (Heidegger, Ricœur, Gadamer et, bientôt, Derrida) de la
phénoménologie procède lui-même de tensions et d’ouvertures qui travaillent déjà le projet
husserlien. Elles ont trait à la conception de l’ego et de l’intentionnalité ainsi qu’à la
conception transcendantale ou fondationnelle de la philosophie. Si l’ego qui intéresse la
phénoménologie est d’emblée intentionnel, à savoir un ego qui « s’éclate » dans des horizons
de sens qui le dépassent, on peut se demander si l’ego peut encore être maintenu comme point
de départ. Heidegger en a tiré la conclusion que l’ego était si peu présence à soi qu’il était
d’abord et le plus souvent « être-dans-le-monde 66 ».

Nous avons vu que selon Heidegger, avant d’être comme un sujet face à un
objet, le Dasein est tout d’abord un être-au-monde (In-der-Welt-sein). La
relation homme-monde n’est pas une relation d’extériorité puisque le Dasein
ne peut pas être en dehors du monde et adopter un regard extérieur sur celui-
ci, comme s’il était Dieu. Le monde n’est pas une image, un tableau (Bild), ni
un spectacle que l’homme contemplerait. À l’idée d’une telle vue détachée
(Sicht), Heidegger oppose une attitude qu’il caractérise de vue ambiantale
(Umsicht). En d’autres termes, l’être-là est engagé dans le monde dans lequel il
vit. Du même coup, le monde ne désigne pas ce qui n’est pas le Dasein : il doit
être conçu comme un aspect du Dasein lui-même. L’homme est toujours déjà
« jeté dans le monde » et il ne peut se comprendre lui-même qu’à travers ce
monde qu’il habite, de même que le monde ne peut être compris que comme
monde de ce Dasein.
Or au Dasein appartient essentiellement l’être dans un monde. La compréhension d’être
inhérente au Dasein concerne donc cooriginairement la compréhension de quelque chose
comme « le monde » et la compréhension de l’être de l’étant qui devient accessible à
l’intérieur du monde 67.

Bien sûr, soutenir que le Dasein n’est pas un sujet qui serait face au
monde ne signifie pas qu’il est dans (in) le monde à la façon dont l’eau est
dans le verre, le banc dans la salle, la salle dans l’université. Pour le dire
autrement, l’être-au-monde n’est pas une catégorie spatiale (qui désignerait
une relation du type contenant / contenu) mais ce que Heidegger appelle un
existential 68, c’est-à-dire un trait qui définit l’être même de l’homme en tant
que cet être s’expérimente dans et à travers l’existence. Compris comme
existential, « être-au-monde » veut dire « habiter auprès de », « être familier
de ». Cela explique pourquoi pour Heidegger comprendre est donc d’abord un
sich auf etwas verstehen, un « s’y connaître », un « savoir s’y prendre, s’y
comprendre, s’y entendre », donc aussi un « être à la hauteur d’une
situation », un « pouvoir faire face ». Le premier rôle du « comprendre » est
de nous permettre « de nous orienter dans une situation 69 » : il est d’abord
une « compétence », un « pouvoir faire » ou un « savoir faire 70 ». La
psychologie actuelle dirait que le comprendre est d’abord une capacité
procédurale, immergée dans l’expérience, et non pas une explicitation
réflexive. C’est en ce sens qu’on peut dire que l’homme vit toujours dans un
monde déjà précompris.
Cette précompréhension opère déjà en amont du langage : elle guide
l’homme dans son commerce (Umgang) avec le monde dans lequel il est pris 71.
La structure préalable de la compréhension qu’est la précompréhension
accède à la conscience réflexive à travers l’interprétation (ou explicitation) :
« L’explicitation de quelque chose comme quelque chose est essentiellement
fondée par la pré-acquisition, la pré-vision et l’anti-cipation 72 », écrit
Heidegger. Par exemple, dans le cas d’un texte, « l’idée préalable prise en
dehors de toute discussion » est ce qui est là noir sur blanc. Cette structure
d’anticipation ou cette structure préalable de la compréhension (Vorstruktur
des Verstehens) est ce sur quoi s’appuie la structure du « comme » de
l’explicitation (Als-Struktur der Auslegung). Selon Heidegger, ce qui est
explicité c’est le « en tant que » ou le « comme ». Ce « comme » signifie que
nous comprenons toujours le monde comme étant ceci ou cela : nous voyons
ceci comme une table, comme une porte, comme une voiture, comme un
pont. Wittgenstein lui aussi s’était penché sur cette question. Il l’illustre par le
célèbre exemple du lapin-canard 73.

Si je vois cette figure, je peux la voir soit comme une image de lapin, soit
comme une image de canard. Wittgenstein se demande s’il pourrait exister des
humains dépourvus de la capacité de voir quelque chose comme quelque
chose 74. Jean Greisch note que les activités que nous effectuons dans la vie
quotidienne « ne pourraient pas être exécutées, si chaque chose n’était pas
appréhendée en tant que (als) quelque chose » : « la chaussure en tant que
chaussure de marche ; la casquette en tant que couvre-chef ; la fourchette en
tant qu’élément du service de table, le tableau de classe en tant que surface
destinée à recevoir des inscriptions, le policier en tant qu’agent réglant la
circulation 75 ». Pourtant, comme il le rappelle aussi, le fait de voir quelque
chose comme quelque chose, qui nous semble banal, ne va pas toujours de
soi : la capacité de voir quelque chose comme quelque chose, par exemple de
« voir le pont comme pont et non comme simple amas de pierres », ou bien de
« voir mon corps comme un corps unifié et non comme un simple amas
hétéroclite de chairs », est perturbée dans certains états psychotiques 76.
Il est important de noter que ce qui est interprété comme ceci ou comme
cela n’a pas besoin d’être énoncé comme ceci ou comme cela. Ainsi,
l’intentionnalité de la perception n’a pas besoin d’être traduite sous forme
d’assertion pour avoir une Als-Struktur. Prenons l’exemple d’une porte à
travers laquelle nous pénétrons dans une pièce : comme le souligne Grondin,
nous avons toujours déjà une compréhension de ce qu’est une porte, c’est-à-
dire un moyen d’entrer et de sortir, sans devoir perdre des mots pour désigner
cette trivialité 77. De même, pour prendre un exemple de Heidegger, lorsque le
marteau est compris « comme » trop lourd par l’artisan qui l’utilise, ce
« comme » est déjà herméneutique, sans qu’il fasse l’objet d’une explicitation
langagière. Si l’artisan perçoit le marteau comme trop lourd, il le met de côté.
Dans le geste de mettre de côté le marteau se manifeste déjà le rapport
interprétatif au monde, parce que « l’accomplissement originaire de
l’explicitation ne réside pas dans une proposition énonciative théorique, mais
dans la mise à l’écart ou le remplacement circon-spect et préoccupé de l’outil
de travail inapproprié, sans qu’il y ait pour cela à “perdre un mot” 78 ». Si on
exprime cela à travers un énoncé, si l’on dit par exemple que le marteau est
lourd, le comme herméneutique ou le en tant que explicitant se transforme
selon Heidegger en un énoncé prédicatif qui attribue une propriété à un objet.
De cette façon, ce qui pour l’artisan est un outil qu’il manie et qui est donc à-
portée-de-la-main, se transforme en un objet qui est devant vous
(vorhanden) 79. Ces exemples mettent en évidence le fait que pour
l’herméneutique philosophique la perception est déjà un processus
herméneutique et qu’elle n’est pas une contemplation distante des choses,
mais est ancrée dans le monde de l’action. Ce point a été souligné par Ricœur,
selon qui l’interprétation procède « de la possibilité d’expliciter dans des sens
multiples la compréhension que nous prenons du rapport entre notre
situation et nos possibilités 80 ». Le rapport quotidien du Dasein au monde
n’est pas un rapport distant, contemplatif à des objets « neutres », mais un
rapport engagé dans le monde. La précompréhension engagée dans le monde
de l’action est donc plus fondamentale que la relation cognitive aux choses.
C’est dans ce cadre d’une relation herméneutique originaire enchâssée dans la
vie active qu’il faut situer la critique de l’objectivisme, un point sur lequel
l’herméneutique philosophique prolonge la phénoménologie de Husserl 81.
VÉRITÉ ET MÉTHODE :
LA QUESTION DE LA SCIENCE

Les analyses qui précèdent nous permettent de reprendre dans une


perspective plus profonde la question des relations entre herméneutique et
connaissance « objective » ou « objectivante », qui est centrale pour le
problème des rapports entre l’herméneutique et les sciences humaines.
L’axiome (qu’on tiendra pour acquis ici) de la priorité de la relation
herméneutique engagée dans la vie vécue sur l’attitude détachée et
objectivante des sciences a en fait donné naissance à trois positions
différentes.
C’est la position de Heidegger qui est la plus radicale. Dans Être et Temps,
il considère que les savoirs scientifiques ne sont pas seulement seconds par
rapport à la compréhension engagée et immergée dans la vie vécue, mais sont
aussi défaillants parce qu’ils méconnaissent leur nature hétérofondée et du
même coup le caractère illusoire de leur conviction d’être fondés en eux-
mêmes. Heidegger souligne ainsi de façon explicite que le questionnement
ontologique (c’est-à-dire herméneutique) est plus originaire que le
questionnement ontique des sciences positives 82. Dans la mesure où chacun
des champs étudiés par les sciences est prélevé de l’étant comme tel, « une
telle recherche [celle de l’ontologie herméneutique] doit nécessairement
devancer les sciences positives, et elle le peut 83 ». De même, dans Science et
méditation, il soutient que la physique ne peut pas penser elle-même les
concepts avec lesquels elle opère tels l’espace ou le mouvement. Il en tire la
conclusion que « les sciences sont hors d’état de se pré-senter [vor-stellen]
jamais elles-mêmes comme sciences par les moyens de leur théorie et par les
procédés de la théorie 84 ». Pour le dire autrement : les sciences sont
incapables de penser leurs propres conditions de possibilité. Cela ne signifie
pas que les savants ne peuvent pas les penser, mais ce n’est pas en tant que
savants qu’ils peuvent le faire, c’est uniquement en tant qu’ils adoptent une
autre approche, de nature méditative : le savant « peut, comme être pensant,
se mouvoir à des niveaux différents de la méditation et les maintenir en
éveil 85 ».
Si, contrairement aux sciences, l’herméneutique peut penser ce
soubassement, ce n’est donc pas parce qu’elle serait une science plus
fondamentale, mais parce qu’elle met en œuvre une approche différente, non
objectiviste. C’est cette approche que Heidegger qualifie d’« ontologie ». Mais
ce n’est pas une ontologie au sens classique — donc objectiviste — du terme :
il s’agit d’une « herméneutique de la facticité ». Par « facticité » Heidegger
entend le caractère propre de l’être-là, en tant qu’il est « lui-même là dans le
comment de son être-là le plus propre ». Pour le dire plus simplement : dans
le mouvement d’une interrogation sur son « comment », le questionnement
herméneutique qui est le mode d’être du Dasein fonde une ontologie, dans la
mesure où cette interrogation sur son propre « comment » enveloppe en
même temps une interrogation sur l’être auquel le Dasein, dans et à travers le
« comment » de son être-là, appartient. Selon cette vision de l’herméneutique,
celle-ci ne s’oppose pas à la science mais s’en distingue parce que la réalité
qu’elle pense, à savoir l’être-au-monde ou la Lebenswelt, précède et fonde toute
science.
Cette critique de l’objectivisme est un élément d’une critique plus générale
de la métaphysique des temps modernes qui conçoit la relation homme-
monde comme une relation sujet-objet. Introduite par Descartes avec le ego
cogito (ergo) sum, cette conception du monde comme image (Weltbild) pose
l’homme « en tant que représentant de toute représentation, et ainsi en tant
que dimension de tout être-représenté, donc de toute certitude et vérité 86 ».
Heidegger critique cette vision de l’homme comme sujet, qui fait de lui le
centre du monde et la mesure de toute chose 87 et qui réduit du même coup le
monde à une réalité objective 88. Les deux aspects sont liés parce que, du
moment où l’homme devient sujet, tout les autres étants s’objectivent dans la
représentation que ce sujet a du monde 89. Dans la mesure où cette relation
sujet-objet est aussi au fondement de la science moderne qui naît avec
Galilée 90, celle-ci est intrinsèquement liée au paradigme fondateur de la
métaphysique moderne.
La critique de la science est liée enfin à une critique de l’illusion d’une
autonomie de la science par rapport à la technique. En fait, la science est
techno-science parce que c’est la technique qui la commande. Ce que
Heidegger critique dans la technique c’est ce qu’il appelle l’Arraisonnement
(Ge-stell) de la nature. Il compare ainsi la façon dont le paysan cultivait
autrefois le champ, qui « ne pro-voque pas la terre cultivable 91 », avec la façon
dont l’agriculture moderne « requiert [stellt] la nature 92 » « au sens de la
provocation 93 » : l’air est requis pour l’azote, le sol pour fournir du minerai qui
est requis pour de l’uranium qui est utilisé pour produire de l’énergie
atomique qui peut être utilisée soit pour détruire, soit dans un but pacifique 94.
La technique n’arraisonne pas seulement la nature, mais aussi l’homme lui-
même 95 : il est provoqué, commis à « dévoiler le réel comme fonds dans le
mode du “commettre” 96 ». Autrement dit, l’homme lui-même est soumis à la
technique 97. Que la technique ne puisse arraisonner le monde sans se
soumettre du même coup l’homme est une nouvelle preuve que le Dasein et le
monde sont co-impliqués l’un par l’autre. On voit que dans cette façon de
construire la thèse qui soutient que la science est fondée dans un rapport plus
originaire de l’homme à lui-même, au monde et à autrui, la dimension
polémique est forte, l’idée d’une incommensurabilité tendant à prendre le
dessus sur celle d’un rapport hiérarchique.
Un deuxième positionnement est moins radical. Sans remettre en cause la
priorité du questionnement herméneutique sur les savoirs objectivants, il
accepte l’idée que les savoirs objectivants ont leur propre légitimité, mais
ajoute qu’ils sont limités parce qu’ils neutralisent leur fondement dans
l’expérience de la vie vécue. Ces sciences mettent entre parenthèses la
question de leur propre fondement et se légitiment uniquement par leurs
procédures (la méthode) plutôt que par leur enjeu de vérité fondamental.
Cette position est celle défendue par Gadamer.
Gadamer refuse de réduire notre rapport à la vérité au type de vérité
produit par les sciences de la nature. Il souligne ainsi que la science moderne
« a singulièrement changé notre planète en privilégiant une forme de l’accès
au monde qui n’est ni le seul, ni l’accès le plus englobant que nous
possédons 98 ». Il refuse de même le réductionnisme physicaliste :
Le monde de la physique semble donc inclure le monde humain aussi bien que les
mondes animaux. De là naît l’apparence que « le monde de la physique » serait le monde vrai,
le monde existant en-soi, pour ainsi dire le réel absolu, auquel ont affaire tous les vivants,
sans exception, mais chaque espèce à sa manière. […] Ni l’univers biologique ni l’univers
physique ne peuvent en vérité renier la relativité à l’être-là qui est la leur. La physique et la
biologie ont, dans cette mesure, le même horizon ontologique, dont elles ne peuvent, comme
sciences, absolument pas franchir les limites. […] Même le monde de la physique ne peut
aucunement prétendre s’identifier à la totalité de ce qui est 99.
Il faut ajouter que dans la même perspective Gadamer critique aussi les
propositions de Dilthey concernant la méthode compréhensive des sciences
humaines. À la notion de « méthode » de Dilthey, il oppose en effet un concept
de vérité inspiré par Heidegger. Pourtant, alors que Heidegger avait rompu le
dialogue avec les sciences, avec l’épistémologie, pour développer une
ontologie de l’existence, Gadamer reprend à nouveaux frais la question des
sciences de l’esprit. Cependant, il la reprend dans d’autres termes que ceux
dans lesquels elle avait été développée par Dilthey. Il souligne ainsi de façon
explicite dès le début de Vérité et méthode que « l’herméneutique développée
ici n’est […] pas une méthodologie des sciences de l’esprit, mais une tentative
pour s’entendre sur ce que ces sciences sont en vérité par-delà la conscience
méthodique qu’elles ont d’elles-mêmes, et sur ce qui les rattache à notre
expérience du monde en sa totalité 100 ». Le but de Gadamer n’est pas de
délégimiter les sciences de l’esprit, mais de les rattacher à ce qu’il pense être
leur véritable fondement. Selon lui, les sciences humaines donnent elles aussi
accès à une connaissance, mais il s’agit d’une connaissance d’un autre type
que celle des sciences naturelles. Elles ne sont plus envisagées selon le modèle
des sciences de la nature, mais sont rangées du côté de la philosophie, de l’art
et de l’histoire, car « ce sont tous des types d’expérience dans lesquels une
vérité se manifeste qui ne peut être vérifiée par les moyens méthodologiques
dont la science dispose 101 ».
Le souci de Gadamer est donc de mettre en évidence le soubassement
ontologique non objectiviste mais « expérienciel » des sciences humaines : les
trois sections de Vérité et méthode sont ainsi consacrées successivement à
l’expérience artistique, à l’expérience de l’histoire et à la question du langage,
trois champs définitoires de l’expérience humaine. Gadamer montre en
particulier que l’œuvre d’art n’est pas un « objet », fût-ce un objet pour la
compréhension, puisque la compréhension de l’œuvre mène toujours à une
compréhension de soi 102. De même, le passé n’est pas un objet, parce que je
suis toujours déjà dans l’histoire. Enfin le monde ne s’objective pas dans le
langage, parce que tout ce qui est objet de connaissance est depuis toujours
déjà compris dans l’horizon du monde de la langue. L’œuvre de Gadamer peut
ainsi être lue comme un débat entre la distanciation aliénante qui caractérise
la conscience moderne et l’expérience d’appartenance. Cela est souligné par
Ricœur qui note :
Dans la sphère esthétique, l’expérience d’être saisi est ce qui toujours précède et rend
possible l’exercice critique du jugement dont Kant a fait la théorie sous le titre du jugement de
goût. Dans la sphère historique, c’est la conscience d’être porté par des traditions qui me
précèdent qui rend possible tout exercice d’une méthodologie historique au niveau des
sciences humaines et sociales. Enfin, dans la sphère du langage, qui d’une certaine façon
traverse les deux précédentes, la co-appartenance aux choses dites par les grandes voix des
créateurs de discours précède et rend possible toute réduction instrumentale du langage et
toute prétention à dominer par des techniques objectives les structures du texte de notre
culture 103.

Le troisième positionnement de l’herméneutique philosophique propose


une véritable vision intégrationniste, selon laquelle l’herméneutique et les
savoirs objectivants peuvent et doivent collaborer. On trouve ce
positionnement surtout chez Paul Ricœur. Sa conception concernant le
rapport entre vérité et méthode se situe au pôle opposé de celle de Heidegger,
puisque, selon lui, vérité et méthode ne s’excluent pas mais interagissent. Il
critique en particulier l’anti-méthodologisme de Heidegger en montrant que
« le souci [de Heidegger] d’enraciner le cercle plus profond que toute
épistémologie empêche de répéter la question épistémologique après
l’ontologie 104 ». De cette façon la philosophie de Heidegger s’enferme, selon
lui, sur elle-même :
Avec la philosophie heideggérienne, on ne cesse de pratiquer le mouvement de remontée
aux fondements, mais on se rend incapable de procéder au mouvement de retour qui, de
l’ontologie fondamentale, ramènerait à la question proprement épistémologique du statut des
sciences de l’esprit. Or une philosophie qui rompt le dialogue avec les sciences ne s’adresse
plus qu’à elle-même […] 105.

Contre cette fermeture, Ricœur plaide pour une démarche intégratrice,


pour la nécessité de passer par la méthode pour arriver à la vérité, donc pour
un dialogue de l’herméneutique avec les sciences. Lui-même a mis en pratique
ce principe, puisqu’il a entamé des débats avec de nombreuses sciences de
l’esprit (la philosophie analytique, la poétique, la psychanalyse, la
linguistique) et même avec les sciences exactes comme le montre La Nature et
la Règle, écrit en collaboration avec le neurologue Jean-Pierre Changeux 106.
Son positionnement déconstruit l’opposition de Dilthey entre l’explication
comme méthode des sciences exactes et la compréhension comme méthode
des sciences humaines. Il admet en effet que l’explication n’est pas spécifique
aux sciences exactes mais qu’on la rencontre aussi dans les sciences
humaines. D’où sa célèbre phrase selon laquelle il faut passer par l’explication,
pour arriver à la compréhension. De cette manière, Ricœur complète le
mouvement inauguré par Heidegger et Gadamer en réintégrant l’explication
dans le cercle du comprendre, dont elle devient un moment qui possède sa
logique propre, sans que cela ne l’empêche de relever, vu sous un angle plus
fondamental, de l’autocompréhension de l’homme.
HERMÉNEUTIQUE ET SCIENCES HUMAINES

S’interroger sur ce que l’herméneutique apporte et peut encore apporter


aux sciences de l’homme — ce qui est l’objet de cet ouvrage — nécessite donc
de manière apparemment paradoxale qu’on accepte d’accorder une place à
l’explication, y compris dans les sciences dont l’objet est intrinsèquement
herméneutique. Autrement dit, il faut commencer par s’interroger sur les
conséquences de la déconstruction par Ricœur de l’opposition diltheyenne
entre compréhension et explication. Comme indiqué, si l’on accepte la
position de Ricœur, on ne peut plus affirmer que la compréhension serait la
méthode des sciences humaines et l’explication celle des sciences exactes.
D’une part, nous avons vu que selon lui il peut y avoir de l’explication dans les
sciences humaines. Mais s’il en est ainsi, ne faut-il pas aussi se demander à
l’inverse si la question herméneutique, et plus spécifiquement celle de
l’interprétation, n’est pas pertinente pour les sciences naturelles ?
Certes, nous avons déjà vu que, selon l’herméneutique philosophique, les
sciences naturelles sont elles aussi fondées sur le questionnement
herméneutique dans la mesure où elles font partie du questionnement de
l’homme sur lui-même et sur le monde. Mais ne peut-on pas aller plus loin et
soutenir que, de même qu’à l’intérieur des sciences de l’homme il y a un
moment explicatif, de même à l’intérieur des sciences naturelles il existe un
moment ou un aspect interprétatif 107 ? C’est une thèse qui a été défendue par
Francis Bailly concernant la physique. Selon Bailly, l’interprétation est « la
capacité d’analyser les objets d’étude de telle façon que se trouve expliquée et
représentée la manière dont concourent leurs éléments, de par leurs
interactions mutuelles, pour aboutir au système qui fait l’objet de
l’investigation 108 » et « la capacité de ramener la variabilité des phénomènes à
la combinaison, coopérative ou compétitive de […] principes
invariants […] 109 ». Il distingue plus précisément quatre étapes interprétatives
dans la démarche du physicien 110. Tout d’abord, pour décider ce qui peut
accéder au rang de phénomène naturel, le physicien interprète à la fois la
phénoménalité et la capacité de la science à la prendre en compte. Le
deuxième moment interprétatif réside dans l’interprétation des résultats des
données acquises suite aux expérimentations : il faut d’abord interpréter les
données de l’expérience afin d’obtenir des résultats ; ensuite il faut interpréter
les résultats en termes de lois physiques. La troisième étape consiste dans le
fait que les « lois » sont interprétées dans le cadre d’une théorie (par exemple
l’interprétation de la loi de Hubble en termes de la théorie de l’expansion de
l’univers) et ensuite cette théorie est interprétée dans le cadre des principes
généraux de la physique comme telle. Enfin, la quatrième étape consiste à
mettre en rapport la physique avec des représentations philosophiques 111 : par
exemple l’interprétation cosmologique de l’irréversibilité est mise en relation
avec la conception philosophique de la flèche du temps. Chacune de ces
quatre étapes comporte un moment interprétatif parce que le rapport entre les
« constats » et ce qui les explique (lois, principes, etc.) n’est pas celui d’une
déduction directe : l’explication nécessite leur inscription dans une théorie qui
est sous-déterminée par eux. Le sociologue Anthony Giddens a développé une
argumentation du même type en prenant appui sur la théorie des paradigmes
de Thomas Kuhn : selon Giddens tout « fait » est relatif à un paradigme et
tout choix d’un paradigme ou d’un schème théorique implique une démarche
interprétative 112, au sens où il existe une circularité herméneutique entre la
qualification du fait et le choix du paradigme explicatif.
La double hypothèse selon laquelle il y a une dimension interprétative
dans les sciences naturelles et une dimension explicative dans les sciences de
l’homme plaide en faveur de la déconstruction d’une opposition frontale entre
sciences humaines et sciences de la nature et en faveur sinon d’une vision
unitaire de la science du moins d’une conception qui admet l’existence
d’interfaces entre les deux. Aujourd’hui, on n’oppose plus nature et culture,
mais on les voit dans leur continuité. Une science comme la biologie par
exemple peut être vue comme une interface entre les sciences de la nature et
les sciences de l’homme parce qu’elle traite entre autres de l’incarnation
neurologique des capacités mentales de l’homme qui constituent par ailleurs
un des objets des sciences humaines et sociales. De même, la psychologie est
de par son objet une science de l’homme, alors même qu’elle procède
généralement par des expérimentations, donc selon la méthode des sciences
de la nature. Et à l’inverse, les humanités actuelles collaborent souvent avec
les sciences exactes, comme le montre le cas de l’approche cognitive de la
littérature et des arts.
Il n’en subsiste pas moins des différences importantes entre les sciences
de la nature et les sciences humaines et sociales, qui les rendent irréductibles
les unes aux autres. La différence cruciale est bien mise en évidence par
Giddens qui soutient la thèse du statut de « double herméneutique » des
sciences sociales, ce qui les distingue des sciences de la nature qui selon lui se
caractérisent par une « simple herméneutique 113 ». S’il affirme que tout choix
d’un paradigme explicatif dans les sciences implique une interprétation, il
ajoute que « la sociologie, à la différence des sciences naturelles, traite d’un
monde pré-interprété où la création et la reproduction de cadres de
signification sont une conduite essentielle de ce qu’elle cherche à analyser, à
savoir la conduite sociale humaine 114 ». Si Giddens se réfère ici uniquement à
la sociologie, ailleurs, il étend clairement la « double herméneutique » à
l’ensemble des sciences sociales. Elle réside dans le fait que, d’une part, les
objets des sciences sociales sont des faits herméneutiques (la réalité sociale est
toujours déjà une réalité interprétée par les acteurs sociaux, tout comme les
objets symboliques sont des objets investis de sens par les individus), et que,
d’autre part, pour accéder à leurs objets, ces sciences doivent les construire
par une interprétation : interprétation de soi-même ou de l’autre, dans le cas
de la psychologie, interprétation des actions sociales dans le cas de la
sociologie, interprétation du passé dans le cas de l’histoire, interprétation de
l’altérité culturelle dans le cas de l’anthropologie, etc.
L’hypothèse de la « double herméneutique » permet de comprendre que si
l’herméneutique s’est intéressée particulièrement au statut des sciences de
l’esprit, ce n’est pas par hasard. Les problèmes de la signification et de
l’intentionnalité, et par conséquent de la compréhension et de l’interprétation,
y ont une fonction constitutive. Tout sens et toute signification est sens ou
signification pour quelqu’un. Autrement dit, le sens est un fait relationnel, qui
n’est pas trouvé mais qui doit être (re)construit par l’interprète ce qui n’est
possible que si lui-même entre à son tour dans le cercle de l’interprétation.
Cela justifie qu’on dissocie la question des sciences de l’esprit de celle des
sciences naturelles, et qu’on traite la question des rapports entre
herméneutique et sciences sociales et humaines comme un problème à part.
Car quelle que soit la réponse qu’on apporte à la question des relations entre
herméneutique et sciences naturelles, dans le cas des sciences humaines et
sociales ce lien est constituant de l’identité même de ces sciences.
L’inflexion la plus fondamentale que l’herméneutique apporte aux
sciences de l’esprit réside dans le fait qu’elle leur permet de dépasser l’idée
selon laquelle la dimension du sens relèverait uniquement du domaine des
systèmes symboliques explicites. En avançant la thèse que la question de la
signification et de l’interprétation se pose déjà au niveau de la perception et de
l’émotion et que, plus fondamentalement encore, l’identité même de l’homme
est auto-interprétante, elle permet d’articuler différents niveaux de sens, en
partant du niveau pré-reflexif de la vie vécue et en allant jusqu’au niveau le
plus complexe des systèmes symboliques. Par exemple, on peut élaborer un
modèle de l’identité qui part d’un niveau pré-reflexif et même subpersonnel
(l’être-au-monde) pour aboutir à l’identité narrative, c’est-à-dire une identité
explicitée qui se constitue par la médiation de la culture. De même, dans le
cas de la compréhension d’autrui, on peut construire un modèle qui part
d’une compréhension non consciente, « automatique », par activation des
neurones miroirs, pour arriver à la compréhension d’autrui la plus élaborée
qui s’effectue par la médiation du langage partagé.
C’est en partant de cette inflexion fondamentale qu’il faut poser la
question des apports de l’herméneutique aux différentes sciences de l’homme.
Car, bien entendu, au-delà de cette inflexion, elle a eu des impacts différents
selon les disciplines concernées.
Dans ce qui suit je traiterai d’abord de l’apport de l’herméneutique à la
psychologie. De toutes les sciences ayant l’homme comme objet, la
psychologie est la science la plus expérimentale : elle procède surtout par des
expérimentations à visée explicative et se situe apparemment le plus loin du
questionnement herméneutique. Certes, même dans le cadre de la
psychologie, on trouve des démarches interprétatives, par exemple la
psychanalyse et d’autres formes de psychologie clinique. Mais la forme
actuellement la plus importante de la discipline, à savoir la psychologie
expérimentale, est apparemment plus proche de la neurologie et de la biologie
que de l’herméneutique. Pourtant, Ricœur a non seulement dialogué avec la
psychanalyse (dans De l’interprétation), mais aussi avec la neurologie en la
personne de Jean-Pierre Changeux (dans La Nature et la Règle).
L’herméneutique et la psychologie se rencontrent en effet sur un terrain
commun puisqu’elles s’intéressent toutes les deux à la compréhension de soi
et d’autrui, mais aussi au rôle que jouent le langage et la mémoire dans cette
construction, à la perception, ainsi qu’à la conscience. On verra que si la
psychologie s’intéresse généralement à des aspects spécifiques de ces
problématiques, la philosophie herméneutique s’intéresse plutôt à leur
fondement commun ce qui lui permet de les penser dans le cadre d’une vue
générale de l’homme. Ainsi, en mettant en évidence les limites des approches
réductionnistes qui utilisent des modèles computationnels pour décrire
l’esprit humain, l’herméneutique peut contribuer à la recherche de modèles
plus souples pour concevoir l’identité humaine 115.
Si je traite en un deuxième moment de l’apport de l’herméneutique aux
sciences sociales, telles la sociologie et l’anthropologie, c’est parce que ces
sciences s’intéressent beaucoup aux représentations collectives, donc à des
faits herméneutiques. On peut noter dès maintenant que dans la mesure où
les représentations collectives n’existent qu’incarnées dans des esprits
individuels, du point de vue de l’herméneutique le domaine de la psychologie
interagit en droit avec celui des sciences sociales. Un débat important
concerne le statut de notre monde commun, débat dans lequel deux positions
classiques s’affrontent : l’individualisme et l’holisme. J’essaierai de montrer
que l’herméneutique permet de comprendre pourquoi l’ontologie de ce monde
commun ne peut être comprise adéquatement ni par l’individualisme, ni par
le holisme.
Après les sciences sociales, le livre se tournera vers l’histoire. Du point de
vue herméneutique, celle-ci fait en quelque sorte le lien entre les sciences
sociales et les humanités. D’une part, elle est une science sociale au sens où
elle a affaire non seulement à des individus mais aussi à des faits collectifs,
mais d’autre part, par son mode d’exposition qui est en général narratif, elle se
rapproche plutôt des humanités et plus précisément de la littérature. C’est
d’ailleurs la présence de cette dimension narrative qui a amené les historiens à
se poser la question du statut de leur discipline. Mais l’apport de
l’herméneutique à l’histoire se situe aussi à un niveau plus fondamental.
Ricœur a montré que, d’une part, l’histoire ne peut pas faire l’économie de la
méthode, au risque de se dissoudre dans une sorte de psychologisme, mais
que, d’autre part, il faut l’ancrer dans la compréhension, puisque l’historien ne
peut pas se couper entièrement du récit narratif ou de la mémoire. Ainsi,
l’herméneutique de Ricœur s’est intéressée non seulement à l’histoire comme
science, donc à l’épistémologie de l’histoire, mais aussi à l’historicité de la
compréhension, donc à l’ontologie de l’histoire. Sur ce point, il rejoint
Gadamer qui a mis en évidence notre appartenance à l’histoire et qui s’est
intéressé à l’expérience de l’histoire, vue comme cercle de la tradition et de
l’innovation.
Le livre se clôt par une étude du champ des humanités. Ce domaine
recoupe les deux domaines évoqués précédemment, au sens où d’un côté les
œuvres d’art sont créées par des individus, mais où, de l’autre, une fois créées,
elles se coupent de cette intention et s’adressent à un nombre illimité de
récepteurs. Dans un premier temps, je m’intéresserai à l’apport de
l’herméneutique à l’esthétique. Je discuterai d’abord le rapport entre la
conception herméneutique de l’art comme vérité et les autres théories
artistiques qui ont dominé la pensée occidentale, à savoir la théorie
mimétique et à la théorie expressiviste de l’art. Dans un deuxième temps, je
m’intéresserai à l’apport de l’herméneutique aux études littéraires. J’essaierai
de montrer comment Ricœur a créé un modèle global de l’œuvre littéraire vue
comme discours ou comme forme de communication qui relie auteur, texte et
lecteur. L’herméneutique sera confrontée ici à la linguistique et à la critique
littéraire. Je me demanderai enfin quel peut être l’apport de l’herméneutique à
l’histoire de l’art ou à une théorie des images. L’herméneutique s’étant
intéressée essentiellement aux textes, on pourrait penser qu’elle n’a pas de
réponse à cette question. J’essaierai de montrer qu’en fait elle permet de
trouver une solution pour sortir du débat entre les approches textualistes
(iconologie, sémiotique des images) et les approches présentifiantes.
Ce livre peut être lu comme un parcours qui part de la question de la
compréhension de soi et de l’autre, qui passe ensuite à une interrogation sur
le monde social et culturel et qui débouche sur la question des systèmes
symboliques de nature artistique, domaine qui est central pour
l’herméneutique en raison non seulement de la polysémie des œuvres d’art,
mais surtout de leur capacité à changer nos habitudes, à nous transformer,
grâce aux interprétations qu’elles nous proposent.
Chapitre premier

HERMÉNEUTIQUE
ET PSYCHOLOGIE
Lorsqu’on se pose la question de l’apport de l’herméneutique à la
psychologie, on pense généralement tout de suite à la psychanalyse dans
laquelle l’interprétation joue un rôle central et cela en dépit du fait que par
ailleurs Freud concevait sa science comme une science naturelle. Et il est vrai
que du moins un philosophe herméneute, à savoir Ricœur, s’est beaucoup
intéressé à la psychanalyse, comme en témoignent De l’interprétation. Essai
sur Freud 1 ainsi que les articles sur la psychanalyse parus de façon posthume
dans Autour de la psychanalyse 2. Dans De l’interprétation, Ricœur s’interroge
principalement sur l’interprétation des rêves. Selon lui, le mode
d’interprétation pratiqué par Freud dans le cas des rêves relève de
l’interprétation des symboles, donc d’une interprétation qui traite le sens
littéral comme vecteur d’un sens figural caché. Ainsi, dans la cure analytique,
le thérapeute interprète l’expérience du patient (par exemple ses rêves), en
essayant de reconstruire leur signification cachée. Ricœur distingue deux
types d’interprétation des symboles : une interprétation conçue comme
récollection ou restauration du sens sur le modèle de la phénoménologie de la
religion et une interprétation comme exercice de soupçon dont un des
modèles est précisément la psychanalyse 3. Dans le premier cas, il s’agit d’une
révélation du sens puisqu’il faut comprendre la dimension du sacré qui est
visée dans les mythes, les rites, les croyances 4. Dans le deuxième cas,
l’interprétation est vue comme démystification, « comme réduction des
illusions et des mensonges de la conscience 5 ». Si Descartes exerce le doute à
l’égard de la perception, Freud en revanche l’exerce à l’égard de la conscience,
qu’il voit comme une conscience fausse : l’interprétation psychanalytique est
un déchiffrage de la conscience comme représentation travestie des pulsions
inconscientes 6. Selon Ricœur, « l’analyse veut substituer à une conscience
immédiate et dissimulante une conscience médiate et instruite par le principe
de réalité 7 ».
Mais la psychologie contemporaine ne saurait être identifiée à la
psychanalyse qui de nos jours y occupe une position plutôt marginale. Qu’en
est-il des rapports de l’herméneutique avec les formes de psychologie les plus
dynamiques actuellement, telle la psychologie expérimentale et cognitive ? Les
psychologies qui s’intéressent à la structure neurologique du cerveau et qui,
contrairement aux autres sciences humaines, procèdent par des
expérimentations, semblent à première vue très loin du questionnement
herméneutique. D’ailleurs, si l’on met à part le dialogue de Ricœur avec Jean-
Pierre Changeux dans La Nature et la Règle, il n’existe guère de traces d’un
intérêt de l’herméneutique pour la psychologie expérimentale ou cognitive. De
manière plus générale, comme l’a noté Changeux, on ne trouve pratiquement
pas de références aux neurosciences dans le champ des sciences humaines,
alors que les références à la psychanalyse y sont nombreuses 8.
Cette absence de dialogue est pourtant paradoxale. En effet,
l’herméneutique a posé dès les années 1920 les mêmes questions que celles
que se poseront par la suite les psychologues. Des questions herméneutiques
classiques comme la compréhension du soi ou la compréhension d’autrui sont
ainsi centrales pour la psychologie cognitive, qui s’intéresse au niveau pré-
réflexif du soi et de l’altérité, au rôle du récit et de la mémoire dans la
construction de l’identité humaine ou au rôle du langage dans la
compréhension d’autrui. Certes si elle reprend ces thèmes centraux de
l’herméneutique philosophique, elle le fait dans un cadre différent. On insiste
souvent sur cette différence de cadre. Ainsi on rappelle que selon
l’herméneutique la question de l’identité humaine ne saurait être réduite à ce
que retient une vision purement objectiviste, tout comme la compréhension
d’autrui ne saurait être réduite à une relation sujet-objet. Selon
l’herméneutique, la compréhension de soi et d’autrui est en effet fondée dans
l’appartenance à un monde commun. Dans sa discussion avec Changeux,
Ricœur critique ainsi la notion de « psychique » dont partent la psychologie et
les neurosciences. Il lui reproche d’être « un construit par rapport à
l’expérience d’être dirigé vers le monde et donc d’être hors de soi dans
l’intentionnalité 9 ». Il souligne que « la conscience n’est pas une boîte dans
laquelle il y aurait des objets 10 », qu’elle « n’est pas un lieu fermé, dont je me
demanderais comment quelque chose y entre du dehors, parce qu’elle est, dès
toujours, hors d’elle-même 11 ». Bref, selon Ricœur, on peut parler de deux
façons de l’homme : « […] ou bien je parle de neurones, etc., et je suis dans un
certain langage, ou bien je parle de pensées, d’actions, de sentiments et je les
relie à mon corps avec lequel je suis dans un rapport de possession,
d’appartenance 12. » Autrement dit, selon lui, à la différence de la science qui
voit le corps comme un objet, l’herméneutique part du corps vécu, du corps
propre qui est le mien 13. Bref, face à l’objectivisme des psychologues,
l’herméneutique rappelle que l’homme est toujours engagé dans le monde,
qu’il est un être agissant et interprétant qui est en même temps aussi en
relation avec les autres.
Certes, cette opposition pointe des différences réelles notamment avec les
neurosciences au sens strict. Mais nous verrons que, dans le champ de la
psychologie des dernières décennies, une des évolutions les plus notables a
concerné précisément la prise en compte du caractère toujours engagé de
notre rapport au monde ainsi que de notre immersion dans la vie vécue. Des
théories psychologiques comme l’écologie de la perception de Gibson qui part
d’une critique du behaviorisme, la théorie des émotions de Damasio ou la
théorie de l’action de la Gestaltpsychologie (Lewin) montrent que la
psychologie elle-même a dépassé la scission entre le dedans et le dehors, se
rapprochant de la vision herméneutique de l’être-au-monde. Il est donc plus
juste de dire que l’herméneutique nous livre un cadre plus large,
philosophique dans lequel on peut comprendre des questions auxquelles
s’intéresse la psychologie, comme par exemple la perception, l’émotion ou
l’action.
L’herméneutique permet aussi de comprendre les limites des modèles
computationnels et plus généralement des conceptions mécanicistes de
l’esprit humain. Dans cette critique elle a devancé les travaux de la
psychologie actuelle, par exemple les modèles connexionnistes qui ont
contesté la théorie computationnelle de l’esprit. Plus fondamentalement, elle
propose un modèle global et dynamique de la compréhension de soi ou
d’autrui. En conjuguant l’ontologie de Heidegger et la conception de l’identité
narrative de Ricœur, on peut en effet construire un modèle de l’identité qui
tienne compte des différents niveaux de celle-ci, du soubassement neuronal
jusqu’au niveau de l’identité narrative, une identité qui se construit à travers la
culture. Vue sous cet angle, la différence entre le discours phénoménologique
et le discours neuronal pourrait être interprétée comme correspondant à la
différence entre une enquête descendante (top down) qui part des niveaux les
plus complexes de la pensée humaine et une enquête ascendante (bottom up)
qui part de ses niveaux les plus élémentaires. L’herméneutique philosophique
quant à elle adopte un positionnement qui tente de partir de la source
commune à la fois du traitement ascendant et du traitement descendant, à
savoir l’être-dans-le-monde. Elle dépasse ainsi les limites à la fois de
l’approche naturaliste et celles de l’approche philosophique
(phénoménologique) classique.
PERCEPTION, ÉMOTION, ACTION
Comme nous l’avons déjà vu, l’herméneutique remet en question la
conception selon laquelle la relation entre l’être humain et le monde non-
humain serait celle d’une extériorité de l’un par rapport à l’autre. Elle conçoit
le rapport au monde comme un rapport d’appartenance : les hommes sont
toujours déjà engagés dans un monde signifiant. Pendant longtemps, la
psychologie a au contraire mis entre parenthèses la question de la
significativité toujours déjà donnée du monde. Certes, comme nous le verrons,
la psychologie de la Gestalt avait mis en avant la nature toujours déjà
signifiante du monde perçu, mais le courant dominant de la psychologie
expérimentale pendant plusieurs décennies, le behaviorisme, réduisait les
données pertinentes aux données d’entrée (le stimulus) et aux données de
sortie (la réaction). Ce n’est qu’à partir des années 1970 que le paradigme
behavioriste a été mis en question. Ainsi, dans le domaine des études de la
perception ou de l’émotion, les travaux plus récents conçoivent notre rapport
au monde et à nous-mêmes comme un rapport dans lequel l’engagement
pragmatique (Gibson) et émotif (Damasio) est fondateur pour les rapports
objectivants et détachés. La plupart des psychologues n’ont sans doute pas lu
Heidegger, mais il existe des homologies importantes entre les conceptions
psychologiques actuelles de l’identité et la vision du Dasein comme être-au-
monde. L’herméneutique constitue le cadre philosophique général le plus à
même de les unifier dans une théorie générale de la relation de l’homme au
monde médiatisée par la perception, l’émotion et l’action.
La perception

Je partirai de la question de la perception, en me limitant au domaine de


la perception visuelle. Une des théories les plus influentes développées durant
le dernier demi-siècle dans ce domaine est l’écologie de la perception de
Gibson. Comme le terme « écologie » l’indique, pour Gibson l’homme est
toujours déjà plongé dans un monde : il ne voit pas des choses « neutres », il
voit toujours des opportunités d’action ou des possibilités de danger
immergées dans un environnement qui du même coup est toujours déjà
signifiant. Ce qui est premier ce n’est donc pas la perception neutre (le monde
physique avec ses objets) mais la perception écologique qui relie l’homme à
son monde conçu comme ensemble de possibilités et d’impossibilités
d’actions. Gibson critique la conception objectiviste de la perception visuelle
défendue par les théories classiques, y compris par les premières théories
cognitivistes, qui considéraient que percevoir c’est recueillir de l’information :
le sujet serait ainsi face à un objet, face à des stimuli, l’activité proprement
perceptive n’étant autre chose que le traitement de ces stimuli. Selon Gibson,
avant de percevoir les qualités « objectives » dont sont composés les objets, à
savoir leur substance, leur surface, leur forme, leur couleur, nous percevons
en premier lieu leur signification et leur valeur 14. Cette idée avait déjà été
avancée en 1935 par Koffka dans Principles of Gestalt Psychology : « Chaque
chose dit ce qu’elle est… un fruit dit “Mange-moi”, l’eau dit “Bois-moi”, le
tonnerre dit “Aie peur de moi”, et la femme dit “Aime-moi” 15. » Ce « caractère
d’appel » (Aufforderungscharakter) des choses (Kurt Lewin) est ce que Gibson
appelle « affordance 16 », une notion qui entre en résonance directe avec les
notions heideggériennes de l’« imposition » (Auffallen) et de l’« insistance »
(Aufdringlichkeit) 17 :
Percevoir une affordance ce n’est pas percevoir un objet physique libre de toute valeur
auquel la signification serait surajoutée, cela par un procédé à propos duquel il n’y a aucun
consensus ; il s’agit d’un processus de perception d’un objet écologique saturé de valeur. Toute
substance, toute surface, toute forme représente une affordance bénéfique ou nuisible pour
quelqu’un. La physique est peut-être libre de toute valeur, l’écologie ne l’est pas 18.

Gibson distingue donc le monde écologique du monde tel qu’il est perçu
par la science et montre qu’à la différence de l’espace abstrait, formel de la
physique, l’environnement humain est disposé de telle manière qu’il a
toujours déjà une signification intrinsèque pour l’action ou le comportement
(behaviour) 19. La perception nous met donc en contact direct avec un monde
de significations pragmatiques : le monde que nous percevons est d’entrée de
jeu un monde de territoires, de refuges, d’eau, de feu, d’outils, d’autres
hommes. Parmi les affordances qu’offre l’environnement, Gibson met l’accent
sur les affordances pour la nutrition et pour la manufacture, les affordances
des objets pour la manipulation. L’homme voit par exemple le terrain comme
quelque chose qui lui permet de se déplacer, les abris comme ce qui sert à
s’abriter, l’eau comme ce qui est à boire ou qui peut servir pour se laver, les
outils comme quelque chose qu’on peut saisir, qui est manipulable. Cela
rappelle bien évidemment la manière dont Heidegger, comme nous l’avons vu,
soulignait qu’on voit chaque chose en tant que quelque chose et comment le
mode de manifestation premier du monde est de l’ordre de ce que Heidegger a
appelé la Zuhandenheit, de l’être sous la main 20. Un des exemples les plus
concluants que donne Gibson est d’ailleurs celui des outils. Sa conception très
large du concept d’outil rejoint l’idée heideggérienne selon laquelle les choses
sont d’abord des outils qui servent à quelque chose (um zu) 21. Heidegger
souligne ainsi qu’une chambre n’est pas un espace géométrique entre quatre
murs, mais un « outil d’habitation 22 ». C’est exactement ce que veut dire
Gibson lorsqu’il note que l’espace perçu n’est pas un espace physique mais un
espace d’affordances.
De même que selon l’herméneutique philosophique l’homme ne peut pas
se concevoir en dehors de son monde, Gibson souligne la complémentarité
entre l’être vivant et l’environnement : d’un côté l’être vivant ne pourrait pas
vivre sans un environnement, d’un autre côté, l’environnement implique un
être vivant 23. De même que l’être-au-monde est considéré par Heidegger
comme antérieur à la dichotomie sujet-objet, l’affordance transcende aussi
cette dichotomie. En effet, Gibson conçoit les affordances comme des
interrelations stables entre l’environnement et les humains, en sorte qu’elles
réfèrent à la fois à l’homme et à son environnement ou plutôt à ce qui les unit.
Elles sont « transversales » et du même coup, la dichotomie sujet-objet est
transcendée :
Mais en fait une affordance n’est ni une propriété objective, ni une propriété subjective ;
ou si vous préférez, c’est les deux à la fois. Une affordance est transversale à la dichotomie
subjectif-objectif et nous aide à comprendre son inadéquation. Il s’agit à la fois d’un fait de
l’environnement et d’un fait de comportement. C’est à la fois physique et psychique, et en
même temps ni l’un ni l’autre. Une affordance pointe dans les deux directions, vers
l’environnement et vers l’observateur 24.

Dans les affordances, le perçu et celui qui perçoit sont donc co-donnés
dans une perception qui est une perception pour agir. Par exemple, le fruit et
le sujet percevant le fruit sont noués d’entrée de jeu dans la potentialité de la
mangeabilité du fruit qui fait que celui-ci n’est pas un simple objet brut mais a
une place dans l’être-au-monde du sujet percevant. Ce qui est plus important
que l’un ou l’autre est la relation entre les deux.
Un autre point sur lequel l’ontologie développée par Heidegger précède
l’écologie de la perception est la critique de la notion de représentation.
Heidegger avait critiqué cette notion en disant que le monde n’est pas un
tableau que l’homme regarde. Gibson exprime la même critique à travers sa
distinction entre le champ visuel (visual field) — qui est quelque chose comme
une peinture — et le monde visuel (visual world). Selon lui, l’homme perçoit la
réalité non pas comme un champ visuel mais comme un monde visuel. La
raison en est que la réalité qu’il voit ne se limite pas à ce qu’il a devant les
yeux mais contient aussi ce qui se trouve derrière lui et qu’il a vu avant ou
pourrait voir après. Autrement dit, les processus visuels prennent en compte
la persistance de ce que le sujet ne voit pas à un moment donné. L’expérience
du monde visuel est « le résultat du captage par un système visuel explorateur
d’une information invariante dans un agencement optique ambiant, et de la
conscience du corps de l’observateur lui-même comme faisant partie de
l’expérience 25 ». Malgré l’usage problématique de la notion d’information,
cette théorie du captage d’information (theory of pick-up information) a
renouvelé la façon que nous avons de concevoir la perception : elle est vue
comme « un état qui consiste à rester en contact avec le monde et à faire
l’expérience des choses plutôt que d’avoir des expériences 26 ». Autrement dit,
l’écologie de la perception se libère des conceptions phénoménalistes mais
également « pragmatistes » de la perception qui l’abordent sous l’angle d’une
expérience subjective (« avoir des expériences ») plutôt que d’une expérience
directe du monde dans lequel le sujet est plongé.
L’émotion

À côté de la perception, un autre champ de phénomènes humains, qui


montre que notre rapport de base au monde n’est pas un rapport distancé du
type sujet-objet, est celui des affects et des émotions : notre façon de « voir » le
monde est toujours orientée affectivement. Heidegger avait abordé cette
dimension à l’aide de la notion de Befindlichkeit (affection) 27. Il avait insisté
sur la fonction constituante de la Befindlichkeit : notre rapport au monde n’est
pas un rapport d’observation détachée, de neutralité auquel s’ajouteraient des
sentiments, il est toujours déjà coloré affectivement (gestimmt), il est toujours
marqué par une certaine tonalité (mood), une disposition, une humeur.
L’homme se trouve toujours dans le monde selon une tonalité spécifique, par
exemple il peut être de mauvaise humeur, de bonne humeur, indifférent, etc.
Cette fonction constituante de l’affection est liée au fait que l’homme est un
être-jeté dans le monde, c’est-à-dire au fait que l’existence humaine est celle
d’une monde contingent qui n’est pas préadapté à nous, de même que nous ne
sommes pas préadaptés à lui.
Heidegger avait aussi attiré l’attention sur le fait que, d’une part, cette
affection, la Befindlichkeit, ne doit pas être confondue avec un sentiment ou
une sensation qui serait quelque chose de purement intérieur, de subjectif 28,
et que, d’autre part, il ne s’agit pas non plus de la réaction d’un sujet à quelque
chose d’extérieur : « […] la tonalité assaille. Elle ne vient ni de l’“extérieur”, ni
de l’“intérieur”, mais, en tant que guise de l’être-au-monde, elle monte de
celui-ci même 29 ». Heidegger ne conçoit donc pas la Befindlichkeit dans le
cadre d’une distinction entre extérieur et intérieur, comme Descartes, mais
comme ce qui découvre l’être-au-monde dans son intégralité 30.
Pendant longtemps la psychologie, parce qu’elle s’inscrivait dans le
paradigme « rationaliste » opposant cognition et émotion, ne s’était intéressée
à cette dernière que sous deux aspects. Soit elle concevait l’émotion comme
une évaluation subjective activée après le jugement cognitif (portant sur les
caractéristiques évaluées par l’émotion). Autrement dit l’émotion était
supposée dépendre causalement d’un jugement cognitif préalable. Soit elle s’y
intéressait sous l’angle de la capacité qu’ont les états émotifs de biaiser les
jugements, c’est-à-dire comme un élément qui risque de fausser notre saisie
cognitive. Parfois on combinait les deux aspects : l’émotion était considérée à
la fois comme étant postérieure au jugement cognitif et comme biaisant
rétroactivement celui-ci.
Cette façon de voir, liée à l’héritage rationaliste, a été remise en question
depuis quelques décennies par les psychologues, non sans rencontrer de
nombreuses oppositions dans le champ des sciences humaines. Cette
opposition explique le retard avec lequel la question de l’émotion a été
réévaluée en dehors de la psychologie, par exemple dans le champ des
humanités. Il n’est d’ailleurs pas indifférent de noter qu’une des raisons pour
lesquelles l’herméneutique philosophique a été longtemps vue avec suspicion
par les sciences humaines — en étant notamment accusée d’être une doctrine
« irrationaliste » — tenait précisément au fait qu’elle mettait en avant la
nature toujours émotivement orientée de notre vie.
La psychologie des émotions, dont les premiers grands travaux (d’ailleurs
entrepris encore dans le cadre du paradigme behavioriste) remontent aux
années 1970, a montré deux choses importantes. La première est que les
émotions, loin d’être des événements discontinus interférant avec l’attention
cognitive, ne sont que des moments particulièrement intenses d’une
orientation affective continue et changeante qui oriente constamment notre
rapport aux choses, à nous-même et à autrui. La seconde concerne le fait que
les émotions à composante intentionnelle (donc les émotions qui se
rapportent à un objet spécifique, comme la peur par exemple, en contraste
avec l’angoisse) possèdent elles-mêmes une composante cognitive : leur
valence positive ou négative encapsule un jugement cognitif (non explicité).
Par exemple le sentiment de peur que provoque chez tous les humains la vue
d’un serpent (même chez les enfants n’ayant encore jamais vu auparavant de
serpent) encapsule une évaluation de la dangerosité possible des animaux
présentant la forme visuelle en question.
Ces deux points ont été fortement mis en évidence par les travaux récents
en neurosciences et en psychologie cognitive consacrés à l’émotion qui ont
montré que dans notre relation au monde la cognition et l’émotion sont
nouées. Parmi les travaux les plus intéressants à cet égard, on peut citer ceux
de Damasio 31. Selon lui, les choses sont toujours perçues par nous comme
ayant une valeur positive ou négative :
La perception des émotions nous offre un aperçu de ce qui est en train de se passer dans
notre chair, lorsqu’une image momentanée de cette chair est juxtaposée à l’image d’autres
objets ou situations ; ce faisant, elle modifie l’appréhension globale qu’on peut avoir de ces
derniers. Par le biais de cette juxtaposition, les images du corps donnent aux autres images
neurales un contenu qualitatif, bon ou mauvais, agréable ou désagréable 32.

Ce qu’il veut dire est que même lorsque nous ne sommes pas dans un état
émotif au sens fort du terme, nous avons toujours la perception d’un état
d’arrière-plan du corps qui se caractérise par « un niveau minimal de tonalité
et de rythme 33 ». Damasio définit cet état d’arrière-plan comme « la
perception de la vie elle-même, la sensation d’être 34 ». Cette façon de
concevoir la vie comme étant intrinsèquement prise dans une tonalité
(Gestimmtheit) implique une critique du cartésianisme. Damasio note ainsi
que l’erreur de Descartes est d’avoir instauré une séparation entre corps et
esprit et donc entre raison et émotion. Alors que, selon Descartes, une passion
trop forte peut dans bien des cas nous amener à prendre les mauvaises
décisions, Damasio montre qu’au contraire « la faculté de raisonnement
semble vraiment dépendre de systèmes neuraux spécifiques, dont certains se
trouvent desservir la perception des émotions 35 » :
C’est comme s’il existait une passion fondant la raison, une pulsion prenant naissance
dans la profondeur du cerveau, s’insinuant dans les autres niveaux du système nerveux, et se
traduisant finalement par la perception d’une émotion ou par une influence non consciente
orientant un processus de prise de décision 36.

Concrètement, lorsque nous devons prendre une décision, nous


n’effectuons jamais uniquement un calcul froid, rationnel. Les émotions y
jouent un rôle important, par exemple en nous aidant à prendre plus vite une
décision : si à la pensée de telle ou telle possibilité d’action nous ressentons
une émotion négative, nous éliminons l’option en question. Dans ce cas,
l’émotion fonctionne comme un signal d’alarme qui nous prévient qu’il y a un
danger à choisir cette option. Damasio n’affirme pas par là que notre choix est
entièrement déterminé par des émotions, mais seulement que celles-ci
peuvent servir d’indications ou fonctionner comme marqueurs et qu’elles
stimulent l’attention et la mémoire de travail. En faisant l’hypothèse de ce
qu’il appelle des marqueurs somatiques 37, il veut montrer de manière plus
générale que la raison elle-même est fondée sur l’émotion et que les faits
mentaux ne peuvent pas être expliqués indépendamment du corps et de
l’environnement physique et social de l’homme avec lequel le corps est sans
cesse en interaction. Il expose ainsi le cas d’un homme qui, suite à une lésion
cérébrale, souffre d’un dysfonctionnement des marqueurs somatiques. La
conséquence en est qu’il est incapable de prendre la moindre décision, parce
que aucune option n’est vécue comme préférentielle. Cela montre que si nous
devions fonder nos décisions uniquement sur la raison, nous nous perdrions
dans des calculs infinis, même pour une décision simple comme celle de
choisir le jour d’un rendez-vous chez le médecin. Ainsi, paradoxalement et
contrairement à la thèse rationaliste, l’absence d’émotions et de sentiments est
ce qui empêche d’être vraiment rationnel.
Damasio est loin d’être isolé. En fait la plupart des travaux actuels dans le
domaine de la psychologie expérimentale corroborent les hypothèses du
tournant émotiviste. Il suffit de rappeler à ce propos les travaux d’Amos
Tversky et du Prix Nobel Daniel Kahneman, économiste et psychologue qui
ont démontré que les théories économiques de la décision rationnelle étaient
totalement irréalistes parce qu’elles négligeaient la dimension émotive (et
notamment hédonique) de notre rapport au monde 38. Ainsi, la conception des
relations entre émotion et connaissance qui ressort des travaux
psychologiques actuels rejoint les conceptions développées par
l’herméneutique philosophique dès la fin des années 1920 dans le cadre de sa
critique de l’objectivisme, c’est-à-dire de l’idée selon laquelle notre rapport
distancé au monde serait notre rapport originaire aux choses. Et ce n’est pas
une simple coïncidence si Damasio, comme Heidegger, oppose sa conception
à celle de Descartes : il s’agit dans les deux cas d’une défense de la valeur
propre, originaire de notre rapport « commun » au monde et à nous-mêmes,
c’est-à-dire un rapport dans lequel l’engagement pragmatique (Gibson) et
émotif (Damasio) est fondateur.
L’action

Comme cela a été noté par les psychologues eux-mêmes, la psychologie de


l’action s’est, à quelques exceptions près (qui sont d’ailleurs révélatrices),
développée beaucoup plus tardivement et plus difficilement que la
psychologie de la perception. Pourtant le problème central de la psychologie
de l’action, à savoir la question de comment rendre compte de la relation
entre une intention d’agir (donc un fait « mental ») et les comportements
généralement moteurs (donc « corporels ») qu’elle est censée causer, avait été
identifiée dès la fin du XIXe siècle par les pionniers de la psychologie
expérimentale. De même, on avait tôt fait de reconnaître l’existence d’un lien
intime entre perception et action. Mais dans la mesure où la question de la
causalité intentionnelle était interprétée sur le fond de la dichotomie
philosophique entre l’esprit (lieu supposé de l’intention) et le corps (lieu
supposé de l’action motrice), il était très difficile d’avancer dans l’étude de
l’action puisqu’on se heurtait tout de suite à des problèmes ontologiques.
Un autre problème est dû au fait que pendant longtemps la psychologie,
du moins la psychologie expérimentale, s’est intéressée pour l’essentiel aux
actions motrices de base (par exemple l’étude de la préhension), en partie
peut-être pour échapper aux difficultés de la question du statut de
l’intentionnalité, question qui devient inévitable dès lors qu’on s’intéresse à
des actions plus complexes (par exemple l’action d’aider quelqu’un à traverser
la rue). Ainsi, en 2002 encore, Patrick Haggard, un psychologue important
travaillant dans le domaine des théories de l’action, pouvait affirmer : « Les
actions sont ce que nos esprits font à nos corps » (Actions are what our minds
do to our bodies), et même aujourd’hui les travaux les plus importants de la
psychologie de l’action portent sur les actions motrices 39.
Or il paraît peu réaliste de limiter le champ des actions à celui des actions
motrices de base mettant en contact l’être humain et un objet matériel :
beaucoup d’actions humaines sont des actions exercées par un humain sur un
autre humain, et beaucoup d’actions que nous entreprenons à l’égard d’autrui
ne sont pas d’ordre moteur mais d’ordre communicationnel. Par exemple
nous agissons très souvent sur autrui par la parole. Bien sûr, la parole
comporte une activité motrice, mais cet aspect n’est pas le but, la visée de
l’action, mais uniquement son moyen, contrairement à ce qui est le cas de
l’action qui consiste à saisir un objet où l’activité de préhension motrice est la
visée même de l’action. Il ne s’agit évidemment pas de critiquer l’étude des
actions motrices de base qui nous a appris des choses fondamentales sur les
liens entre perception et action ou encore entre exécution du mouvement et
contrôle de ce même mouvement, etc. Elles nous a en particulier montré la
complexité des savoir-faire moteurs les plus élémentaires, tel l’usage d’un
marteau pour reprendre un exemple heideggérien. Mais l’action au sens
plénier de ce terme est un événement intentionnel complexe dont les aspects
d’exécution motrice ne sont qu’un élément, souvent d’ailleurs purement
instrumental pour l’action proprement dite. Cela vaut même pour des actions
élémentaires, tel le maniement du marteau qui n’est pas un événement
atomistique mais un « moment » d’une action complexe liée à un but
pragmatique plus ample que le simple résultat du coup de marteau.
L’herméneutique a développé une théorie de l’action qui non seulement prend
en compte la diversité des formes qu’elle revêt, mais surtout l’ancre dans une
conception plus large, selon laquelle l’action est un des champs dans lesquels
l’homme se révèle comme capable de se projeter en avant de lui-même.
Ainsi, nous avons déjà vu que, selon Heidegger, le rapport de l’homme au
monde n’est pas un rapport théorétique, mais un rapport pragmatique, c’est-à-
dire un rapport d’action et d’usage. Dans sa préoccupation quotidienne,
l’homme se sert des choses, il les utilise : par exemple les chaussures servent
pour marcher, la chaise pour s’asseoir, le stylo pour écrire, la maison pour
habiter, etc. Deuxièmement, notre rapport au monde n’est pas un rapport
distant, mais un rapport engagé : l’homme manie, utilise les choses dans sa
préoccupation quotidienne et, de cette façon, il transforme son monde. Enfin,
notre rapport au monde est aussi un rapport holistique, donc un rapport à
une totalité. Dans l’utilisation des outils, l’homme découvre la nature (par
exemple un temple révèle la lumière ou la couleur du ciel, la qualité du
marbre) mais aussi les autres hommes (par exemple le stylo renvoie à celui
qui s’en sert pour écrire). L’action sur le monde est toujours aussi une action
sur ou avec d’autres hommes.
Une deuxième caractéristique de la thèse heideggérienne de l’action est
encore plus importante. Dans la façon dont Heidegger conceptualise les
rapports de l’homme au monde, l’action est toujours située dans le cadre
d’une réflexion sur la dimension projective de l’autocompréhension. Le mode
d’être de l’homme est toujours un pouvoir-être (Sein-können), ce qui signifie
qu’il doit toujours aussi être compris en termes de possibilité (Möglichkeit) :
Le comprendre inclut existentialement le mode d’être du Dasein comme pouvoir-être. Le
Dasein n’est pas un sous-la-main qui posséderait de surcroît le don de pouvoir quelque chose,
mais il est primairement possibilité 40.

Pour le dire autrement : l’être de l’homme n’est pas donné, il n’est pas un
« observable ». Il ne précède pas la compréhension mais se constitue à travers
elle. C’est pourquoi l’herméneutique soutient que comprendre (donc
comprendre l’être, car ce qu’on comprend est toujours ce qui est) veut dire
toujours aussi « projeter son être vers des possibilités ». Jean Greisch décrit
cela en soulignant que le possible a une priorité ontologique par rapport à
l’actuel : « comprendre, c’est […] découvrir que toute facticité comporte un
minimum de “marge de jeu” », qu’on dispose toujours d’une « marge de
manœuvre » pour réaliser ses projets, même si celle-ci peut s’avérer
extrêmement étroite 41. Le temps est donc investi de sens pour autant qu’il
tient en réserve des potentialités, et notamment des potentialités d’action, que
l’homme peut développer, cultiver 42. Pour emprunter la terminologie
heideggérienne : le Dasein est toujours mien comme ensemble de possibilités
d’être qui s’ouvrent à moi. L’homme ne coïncide donc jamais avec lui-même
comme un objet coïncide avec ses propriétés. Il est toujours à la fois en retard
et en avance sur lui-même : en tant qu’il est celui qui est questionné il est en
retard sur son être, en tant qu’il est celui qui questionne il est en avance sur
son être. Nous verrons que cette non-coïncidence de soi avec soi joue un rôle
central dans la manière dont l’herméneutique pense l’identité 43. Pour le
moment ce qui doit nous retenir c’est le fait que le champ de l’action relève du
pouvoir-être de l’homme. Cette sphère du pouvoir-être est plus vaste que la
sphère de l’action. On doit donc envisager aussi d’autres modes de se façonner
soi-même, par exemple à travers la méditation ou la contemplation, la vita
activa ayant comme pendant une vita contemplativa.
Développant l’idée heideggérienne de la compréhension comme pouvoir-
être, comme possibilité, Ricœur conçoit lui aussi l’homme comme un être de
possibilités qui peut configurer son monde et se configurer soi-même. D’où
l’importance de la notion de capacité ou de capabilité. Pour échapper à
l’opposition entre le Cogito de Descartes (le cogito « exalté […] au rang de
première vérité 44 »), donc au sujet vu comme fondement ultime, et l’anti-
Cogito, le « Cogito brisé » de Nietzsche chez qui le sujet est « rabaissé au rang
d’une illusion majeure 45 », Ricœur pose la notion d’attestation de soi qu’il
définit comme « l’assurance d’être soi-même agissant et souffrant 46 ». À la
certitude du Cogito, Ricœur oppose donc une croyance, « une créance sans
garantie » ; au Cogito humilié de Nietzsche, il oppose une confiance dans les
capacités de l’homme. Le terme d’« attestation » caractérise ainsi « le mode
épistémique des assertions ressortissant au registre des capacités 47 ».
L’homme se reconnaît soi-même « dans la variété des capacités qui modulent
sa puissance d’agir, son agency 48 ». Avec la notion de capacité c’est aussi une
dimension éthique qui entre en jeu car, selon Ricœur, si le soi est déclaré
digne d’estime « ce n’est pas principalement au titre de ses accomplissements,
mais fondamentalement à celui de ses capacités 49 ».
Cette façon d’envisager la question de l’action dans le cadre plus vaste des
capacités met en évidence le pouvoir de l’homme de se configurer lui-même,
la « reconnaissance par l’homme agissant et souffrant qu’il est un homme
capable de certains accomplissements 50 ». Ricœur met cet agir en rapport
avec la notion d’Aristote de l’être comme puissance (dunamis) et acte
(energeia) 51. Il conçoit ainsi une ontologie de l’ipséité en termes d’acte et de
puissance :
Centralité de l’agir et décentrement en direction d’un fond d’acte et de puissance, ces
deux traits sont également et conjointement constitutifs d’une ontologie de l’ipséité en termes
d’acte et de puissance. Ce paradoxe atteste que, s’il est un être du soi, autrement dit si une
ontologie de l’ipséité est possible, c’est en conjonction avec un fond à partir duquel le soi peut
être dit agissant 52.

Parmi les capacités de l’homme les plus importantes, Ricœur compte le


pouvoir dire, le pouvoir faire, donc le champ de l’action, mais aussi le pouvoir
raconter et se raconter, l’imputabilité ou responsabilité, le pouvoir se souvenir
et le pouvoir-promettre 53. Mais à côté de ces capacités individuelles, il y a
aussi des capacités et pratiques sociales qui sont médiatisées par des
représentations. Ces pouvoirs peuvent être reformulés sous la forme de
questions du genre : qui parle ?, qui agit ?, qui raconte ?, qui est responsable ?.
Comme l’a montré la théorie des actes de langage d’Austin et de Searle, le
pouvoir dire est lui-même déjà un pouvoir faire, c’est-à-dire un pouvoir agir
sur les autres. Pour répondre à la question qui agit ?, Ricœur introduit le
terme d’« ascription », utilisé par la pragmatique du discours pour désigner
« la capacité de l’agent lui-même à se désigner comme celui qui fait ou a
fait 54 ». Le pouvoir faire relève d’un pouvoir de transformer son monde, de
« la capacité de faire arriver des événements dans l’environnement physique et
social du sujet agissant 55 ».
Qu’en est-il de cette conception plus vaste de l’action humaine dans la
perspective de la psychologie ? Dans son passage en revue des différentes
phases historiques du développement de la psychologie de l’action en Grande-
Bretagne, auquel j’ai déjà fait référence, Haggard distingue les étapes
suivantes : le behaviorisme, la théorie des compétences, la psychologie
cognitive (terme par lequel il désigne les théories informationnelles de l’action
et les théories étudiant l’action compétente), l’écologie de l’action et la
psychologie neurocognitive (c’est-à-dire ce qu’en France on désignerait
comme psychologie cognitive ou comme sciences cognitives). Tous les
exemples qu’il donne de travaux accomplis par ces différentes orientations
relèvent de l’analyse de l’action motrice de base. On pourrait donc penser
qu’effectivement la psychologie ne s’intéresse pas aux actions complexes.
Cette impression serait pourtant erronée. Ou plutôt elle est due au fait,
étonnant, que la psychologie gestaltiste est absente de la liste de Haggard,
alors même qu’il note que « la psychologie de l’action doit se confronter
directement et expérimentalement au problème de la génération interne de
l’action 56 ». Or tel a précisément été le but de la psychologie gestaltiste dès les
années 1920, donc à l’époque même où l’herméneutique philosophique a été
élaborée.
Pour trouver une psychologie de l’action qui s’intéresse directement à la
nature intentionnelle de l’action et à son inscription dans une situation
humaine toujours individualisée, il faut donc se tourner vers les travaux de
cette école, et en particulier vers les travaux de Kurt Lewin qui restent
étonnamment actuels, surtout si on les lit à la lumière de la conception élargie
de l’action qui est celle de l’herméneutique. Lewin a en effet déplacé le
questionnement du champ de l’action motrice vers celui de l’action complexe
en situation, en montrant notamment qu’une même action pouvait se réaliser
à travers des programmes moteurs différents, argument qui montre que la
notion d’action humaine est plus vaste que celle d’action motrice. Plus tard il
s’est tout particulièrement intéressé à l’action sociale, devenant ainsi un des
pères de la psychologie sociale, qui étudie l’action en tant que fait
interactionnel 57.
Dans les années 1920, Lewin développa une conception de l’espace
étonnamment proche de celle de Heidegger (et que ce dernier connaissait sans
doute, car il connaissait et appréciait Lewin), et qui sera reprise par Sartre
(qui se réfère d’ailleurs directement aux travaux du psychologue). Jean-Marc
Besse a souligné à juste raison que cette théorie de l’espace est en fait une
théorie de l’environnement psychologique qui correspond à ce que
l’herméneutique heideggérienne désigne à la même époque par l’« être-au-
monde », c’est-à-dire l’idée selon laquelle notre rapport originaire au monde
n’est pas d’objectivation, mais d’appartenance. Comme l’« être-au-monde » de
l’herméneutique philosophique, la théorie de l’espace de Lewin est
directement liée à sa théorie de l’action. Comme le note Besse :
L’individu organise sa conduite relativement à l’ensemble des faits qui à un moment
donné ont une réalité ou un sens pour lui. Cet environnement psychologique total (ou champ
psychologique) constitue l’« espace de vie » (Lebensraum, lifespace : espace vital ou espace
vécu) de l’individu. Au sein de cet espace, la conduite humaine se définit par rapport à des
« valences », c’est-à-dire par rapport à des régions considérées comme attractives ou
répulsives pour l’individu et la satisfaction de ses besoins. L’espace de vie de l’individu est
donc un espace qualitatif et topologique, orienté et défini par des valeurs et des significations,
plutôt qu’il ne correspond à l’espace de la « géométrie euclidienne » (homogène, isotrope,
uniforme) 58.
L’espace est conçu par Lewin comme un ensemble de « champs de
force 59 » dans lesquels l’individu se trouve pris, avec des régions (dans
lesquelles il peut y avoir d’autres humains) qui fonctionnent comme des
facilitateurs ou au contraire comme des bloqueurs pour l’action. L’individu
lui-même est défini comme se trouvant soit dans un état de tension ou au
contraire dans un état d’homéostase. En partant de ces prémisses, Lewin
développe une conception topologique de l’action (et plus généralement du
comportement) qu’il désigne du nom de « hodologie » (de hodos, « chemin »
en grec) et dans laquelle l’action, considérée comme décharge d’une tension
préexistante, est définie comme l’interaction entre une force endogène (liée à
une tension psychique) et un espace organisé en « régions » plus ou moins
proximales ou distales dont l’éloignement, loin d’être purement métrique, est
en partie fonction de leur investissement positif ou négatif du point de vue de
l’action à exécuter.
La communauté de vue entre cette conception gestaltiste de l’espace
psychologique des actions et celle de l’herméneutique est indiscutable.
LA QUESTION DE L’IDENTITÉ

Il existe de très nombreux modèles philosophiques de l’identité du « soi ».


Pendant longtemps on a pensé que le « soi » était une « entité » — une âme ou
un esprit —, ontiquement distincte certes des entités physiques, mais relevant
du même type ontologique qu’elles, à savoir celui des « substances » (il suffit
de penser à la substance pensante cartésienne qui s’oppose à la substance
étendue — le monde « brut »). L’herméneutique philosophique a développé
une conception fort différente : le soi n’est pas conçu comme une substance
mais comme une réalité processuelle complexe. D’une part il s’agit d’une
identité qui se déploie sur différents niveaux qui ne sont pas tous conscients,
ni a fortiori réflexifs. D’autre part, le soi n’est pas une réalité simple toujours
identique à elle-même, mais une réalité qui évolue dans le temps. Ces deux
aspects, le caractère hiérarchique du soi et son caractère évolutif, sont aussi
au centre des travaux récents de la psychologie expérimentale et de la
psychologie du développement. Nous verrons, concernant ces questions aussi,
que la psychologie récente développe certaines hypothèses avancées
originairement par l’herméneutique.
Les niveaux de l’identité de soi
Nous avons vu à quel point l’herméneutique philosophique conçoit le
rapport de l’homme au monde sous la forme d’une co-présence. Il en va de
même au niveau de la question du rapport de l’homme à lui-même où elle
prend ses distances avec l’idée classique selon laquelle le rapport fondateur de
l’homme à lui-même serait celui de la conscience reflexive. L’herméneutique
philosophique n’est pas à l’origine de l’idée que l’identité personnelle ne
saurait être réduite à son incarnation consciente réflexive. Elle a été devancée
par la psychanalyse qui, sous sa forme freudienne, a non seulement défendu
l’idée d’une dualité de l’identité du soi, le moi conscient et le ça inconscient,
mais a soutenu que le moi conscient est sous la dépendance du ça et que ce
dernier, sous la forme de pulsions, se fraye toujours une voie vers la
conscience, fut-ce sous une forme indirecte, travestie (afin d’échapper à la
censure grâce à laquelle le moi — sous la férule du sur-moi — essaie de se
défendre de son envahissement par les pulsions inconscientes). Mais on voit
bien aussi que la relation entre le ça inconscient et le moi conscient construite
par la psychanalyse est fort différente de la distinction herméneutique entre
un niveau de précompréhension « immergée » dans la vie vécue — donc non
thématisée comme telle — et la compréhension (et interprétation) explicites.
Dans l’« herméneutique » psychanalytique, le sens manifeste est toujours le
travestissement (opérant par condensation ou déplacement) d’un sens latent,
inconscient (généralement « refoulé »). La psychanalyse repose sur l’idée
d’une dichotomie entre deux (ou trois, si on prend en compte le sur-moi)
niveaux qui travaillent l’un contre l’autre, alors que l’herméneutique insiste
plutôt sur la continuité de la précompréhension et de la compréhension, mais
aussi de l’identité implicite du soi immergé dans l’être-au-monde et de
l’expérience consciente du Dasein.
Pour comprendre l’origine de la conception herméneutique du soi qui
considère que la conscience de soi est enchâssée dans l’expérience, il faut se
tourner vers les développements de Husserl sur l’intentionnalité de la
conscience et surtout vers ses réflexions sur le monde de la vie. Comme nous
l’avons vu 60, pour Husserl, la conscience intentionnelle est toujours
« conscience de », autrement dit, elle est indissociable des contenus qui
l’emplissent : on ne saurait penser un état conscient sans objet qui l’emplit.
Mais cette conscience intentionnelle elle-même émerge des processus pré-
intentionnels qui forment son soubassement. Cette prise en compte de
processus pré-intentionnels a été radicalisée par Heidegger. Chez lui, la
compréhension de soi ne suppose en rien une objectivation réflexive de la
conscience, qu’il considère comme un mode tout à fait dérivé, non originel, de
la compréhension de soi. Sur ce point son analyse converge d’ailleurs avec
celle que Wittgenstein entreprend dans les Investigations philosophiques où il
critique la conception observationnelle du moi, c’est-à-dire l’idée que le « Je »
se saisirait comme tel en s’observant, de la même manière qu’il connaît le
monde des objets extérieurs en les observant (par la vision, par exemple) 61. Et
de même que chez Wittgenstein la question du « je » ou de la personne ne
peut pas trouver sa réponse dans la recherche d’une propriété « interne » qui
serait en « surplus » du corps, mais se décline sous des facettes multiples qui
correspondent aux usages du pronom « Je » dans les jeux de langage de nos
formes de vie, chez Heidegger le Dasein se comprend à partir de son monde :
« Le comprendre peut se placer primairement dans l’ouverture du monde,
c’est-à-dire que le Dasein peut de prime abord et le plus souvent se
comprendre à partir de son monde 62. » La notion de « monde » (que ce soit
celle de Husserl ou celle de Heidegger) et celle de « forme de vie » ne
coïncident sans doute pas, mais elles n’en tentent pas moins toutes les deux de
sortir du même double dualisme : celui du « soi » et du « corps » et celui de
l’intériorité et de l’extériorité. On voit ainsi qu’au-delà de toutes les
différences, souvent majeures, les grandes philosophies de la première moitié
du XXe siècle se sont toutes affrontées au même problème : celui d’une remise
en cause de la question classique du « moi ».
L’insistance de l’herméneutique heideggérienne sur ce concept pré-réflexif
du soi ne signifie bien entendu pas qu’elle nie la possibilité d’un rapport
reflexif à soi. Si elle le niait, elle rendrait impossible sa propre formulation,
puisqu’elle se veut de l’ordre d’une « explicitation » du rapport à soi
préréflexif, explicitation qui comporte fatalement une phase réflexive. Ce que
Heidegger veut dire c’est plutôt que l’accès réflexif à soi-même n’est possible
que sur le « sol » d’un rapport pré-réflexif qui est toujours déjà « là » dans
notre façon de faire l’expérience de notre « être-jeté » dans le monde.
La conception herméneutique de l’existence de différents niveaux plus ou
moins fondamentaux de notre compréhension de nous-mêmes, si elle se
distingue fortement de celle de la psychanalyse, préfigure en revanche la
théorie du soi défendue par la psychologie expérimentale et la
neuropsychologie. On prendra comme fil conducteur le modèle du soi
(« self ») élaboré par Damasio en le mettant en relation avec les positions de
Gallagher et Zahavi, dont les conceptions exemplifient très bien le
positionnement actuel de la tradition phénoménologico-herméneutique.
Damasio décrit l’identité humaine comme une réalité stratifiée, composée de
trois niveaux qui interagissent. Cette distinction entre différents « soi » n’est
pas ontologique mais analytique : il ne s’agit pas de trois « entités » mais
plutôt de trois niveaux processuels. Le premier niveau est ce qu’il appelle le
« proto-soi 63 ». Ce « proto-soi » est pour l’essentiel « une représentation
actuelle de l’état de l’organisme 64 » dans le cerveau, qui engendre des
sentiments spontanés et primordiaux du corps vivant qui constituent l’arrière-
fond de notre vie consciente. La perception que l’être humain a de lui-même
comme « soi » se fonde donc dans et sur la perception de « son » corps. On
pourrait être tenté de décrire la situation de la façon suivante : j’ai un corps
qui m’appartient et que je vis comme étant le mien. Mais en réalité une telle
description risquerait d’induire en erreur : le corps ne m’appartient pas plus
que je n’appartiens à lui et il n’est pas davantage le « mien » que je ne suis
« son » soi. Une meilleure description est celle, proposée déjà par la
phénoménologie et reprise aujourd’hui par les théories du « soi incarné »
(embodiedness) : le « soi » est corporellement incarné au sens où il ne se tient
pas face au corps, ni n’est son « propriétaire » mais est en quelque sorte
« inscrit » corporellement. Le « proto-soi » est donc la marque du statut
incarné du « soi ». À ce titre, le sentiment de soi élémentaire fonctionne
généralement en arrière-plan, de manière inconsciente, comme une sorte de
bruit de fond de notre situation incarnée, bien qu’il puisse devenir conscient,
si par exemple j’ai mal quelque part.
Selon Damasio, on n’accède à la véritable conscience de soi qu’au
deuxième niveau, celui qu’il appelle la « conscience-noyau », le « soi-noyau »
ou encore le « soi-central ». Ce « soi-noyau » est le lieu d’interaction entre
l’organisme et le monde, interaction qui entraîne des modifications dans le
protosoi. La conscience-noyau émerge plus précisément chaque fois que le
cerveau forme « un compte rendu en images, non verbal, et de second ordre,
de la manière dont l’organisme est causalement affecté par le traitement d’un
objet », ou d’une réalité intramondaine (pour utiliser une expression moins
objectivante) 65. C’est donc dans l’acte d’interagir avec le monde, que l’être
humain se comprend (au sens de « s’explicite ») lui-même comme « soi ». Ce
qui se révèle ainsi est à la fois un point de vue individuel (l’idée que je vois les
choses à partir de ma perspective), un sentiment d’agentivité (l’idée que c’est
moi qui suis l’agent ou l’initiateur de l’action) et un sens de la possession (je
vois cette expérience comme étant la mienne). La conception de Damasio
retrouve donc la thèse heideggérienne selon laquelle le soi ne peut se
comprendre (au sens d’une expérience consciente de « soi-même ») qu’à partir
de son monde 66.
Il faut préciser que cette conscience-noyau est une conscience
phénoménale ou « expériencielle », ce qui signifie qu’elle est inhérente à
l’expérience et à l’action. Elle n’est donc pas le lieu d’actes réflexifs à travers
lesquels je dirige explicitement l’attention sur moi-même. Elle correspond à ce
que les phénoménologues Shaun Gallagher et Dan Zahavi, qui se réfèrent
d’ailleurs à Damasio, appellent l’experiential self. Ils notent :
Cela fait tout à fait sens de parler de conscience de soi chaque fois que je perçois
consciemment un objet extérieur — une chaise, un châtaignier ou le soleil levant — car
percevoir consciemment quelque chose ne signifie pas simplement être conscient de l’objet
perceptif, mais aussi faire l’expérience de l’objet. Dans sa forme la plus primitive et la plus
fondamentale, la conscience de soi réside simplement dans la manifestation continue, à la
première personne, de la vie vécue 67.

Selon Gallagher et Zahavi, l’expérience de soi n’est pas l’expérience d’un


sujet isolé, sans monde, comme l’est le sujet cartésien, mais elle est toujours
« l’expérience de soi d’un agent incarné, immergé dans le monde » (the self-
experience of a world-immersed, embodied agent), le soi n’étant présent à soi-
même que lorsqu’il est ainsi engagé dans le monde 68. Damasio souligne la
même chose en des termes plus objectivistes : la conscience-noyau est « le
processus qui consiste à réaliser une configuration neuronale et mentale
rassemblant, presque au même instant, la configuration de l’objet, la
configuration de l’organisme et la configuration de la relation entre les
deux 69 ». Nous retrouvons en fait ici, vue sur le plan plus général de
l’expérience de soi, la théorie des affordances de Gibson qui montrait que,
dans la perception visuelle, le moi et le monde sont co-donnés. Selon lui,
rappelons-le, lorsqu’on perçoit le monde, lorsqu’on s’engage dans une action,
on a en même temps une perception de soi-même comme organisme immergé
dans l’environnement 70. La volonté d’ancrer le soi dans une réalité plus
fondatrice que la conscience de soi inscrit donc bien la recherche de Damasio
(et d’autres) dans le même mouvement que celui de l’herméneutique
philosophique. Gallagher et Zahavi soulignent d’ailleurs, avec raison, que d’un
point de vue descriptif, il n’y a rien de nouveau dans les analyses de Damasio :
elles sont une reformulation d’idées qu’on trouve déjà dans ce qu’ils appellent
la phénoménologie classique (qui pour eux comprend l’herméneutique) 71.
Les différences entre le modèle de Damasio et l’analyse développée par
Heidegger sont cependant aussi intéressantes que leurs points de
recoupement. Elles permettent de mieux saisir en quel sens l’analyse
herméneutique reste irréductible aux travaux scientifiques qui reprennent ces
problématiques. D’abord pour Heidegger, la compréhension est un existential
qui définit la manière d’être-au-monde du Dasein. Or le Dasein ne saurait être
identifié à un « soi » au sens de Damasio. Ce dernier utilise un vocabulaire
substantialiste, et ne sort pas réellement de la dualité entre sujet et objet,
intérieur et extérieur. En ce sens son analyse est plus proche de la conception
de l’intentionnalité défendue par les variantes réalistes de la phénoménologie
que de l’analytique herméneutique du Dasein élaborée par Heidegger et
reprise par Gadamer et Ricœur. Heidegger ne part pas du Je qui vise un objet,
mais du « je suis-dans-un-monde » (Ich-bin-in-einer-Welt) : pour lui il y a une
co-donation absolue du soi et du monde, dans le cadre de laquelle l’idée même
qu’il y ait un monde à rejoindre à partir d’un « Je » n’a pas de sens.
Deux autres différences sont intéressantes. En premier lieu, Damasio
insiste fortement sur le fait que le « monde » est double : il est intérieur, tout
autant qu’extérieur. Les pulsations de la conscience-noyau ne sont pas
déclenchées uniquement par des objets extérieurs mais aussi par les traces
« intérieures » des rencontres passées avec le monde « extérieur 72 ». Ce monde
intérieur est fortement lié chez Damasio à l’expérience phénoménale de
l’incarnation corporelle donc au premier niveau de l’identité de soi, celui du
proto-soi. On peut supposer que Heidegger aurait refusé la distinction même
entre monde intérieur et monde extérieur de même qu’il aurait refusé la
conceptualisation du Dasein comme corporéité. Mais cette distinction permet
à Damasio d’ancrer la compréhension de soi dans une expérience de
l’incarnation psycho-physique qui reste peut-être non pensée dans l’analytique
du Dasein. La dernière différence intéressante concerne le rôle de la relation à
autrui dans la médiation du soi et de son monde. Damasio pense la question
de l’identité essentiellement en termes d’une relation entre le « moi » et le
monde « extérieur ». Heidegger en revanche insiste très fortement sur le fait
que l’être-dans-un-monde est toujours aussi un « être-avec » (un Mitsein). À la
relation écologique d’un soi et de son monde il substitue une médiation à trois
termes : le soi, le monde et autrui. Comprendre le caractère auto-interprétant
du Dasein nécessite donc du point de vue de l’herméneutique qu’on l’identifie
au point de croisement de trois termes et non de deux.
Le troisième niveau de l’analyse de Damasio, celui de la « conscience
étendue », est le lieu de la conscience de soi. Il est important de distinguer
cette conscience étendue, qui implique une objectivation de soi et un retour
réfléchi sur soi-même, de la conscience pré-réflexive de la conscience-noyau.
Le troisième niveau est non seulement celui d’une conscience de soi (qui existe
déjà au deuxième niveau), mais celui d’une connaissance (réflexive) de soi.
Damasio met en avant deux différences essentielles entre la conscience-noyau
et la conscience étendue. D’abord, contrairement à la conscience-noyau, qui
se réduit à la connaissance du présent, la conscience étendue nous donne
accès à la temporalité de notre vie :
La conscience-noyau vous permet de savoir, l’espace d’un bref moment, que c’est bien
vous qui voyez un oiseau voler ou qui éprouvez une sensation de douleur, mais la conscience-
étendue replace ces expériences dans une perspective plus large et une durée plus longue. Il
s’agit bien toujours du même Soi-central, mais désormais connecté au passé déjà vécu et aux
perspectives d’avenir qui font partie intégrante de votre autobiographie 73.

En deuxième lieu, à la différence de la conscience-noyau qui est


transitoire, la conscience étendue est permanente 74. Cette permanence est
assurée par la mémoire autobiographique, c’est-à-dire par la capacité
typiquement humaine de se doter d’une permanence dans le temps. C’est pour
cette raison que Damasio appelle la conscience étendue aussi « conscience
autobiographique ». C’est au niveau de ce soi autobiographique que le « soi »
se constitue comme une figure (relativement stable), située socialement,
endossant (ou refusant) des processus d’individuation sociale, se coulant dans
des liens de parenté, se dotant de projets, d’espoirs, d’un passé, etc.
Cependant, comme l’ont souligné Gallagher et Zahavi, si cette histoire
personnelle est le lieu de ma permanence, elle est aussi et en même temps
celui de la concrétisation de mon individualité dans ses différenciations
internes : « […] une individualité plus tangible et différenciante se révèle dans
mon histoire personnelle, dans mes convictions et décisions morales et
intellectuelles, dans toutes ces choses qu’on trouve dans mon auto-récit et
dans les récits d’autrui à mon propos 75. »
Dans la tradition herméneutique c’est Ricœur qui a le plus fortement
insisté sur ce troisième niveau de l’identité de soi, qu’il désigne par le terme
d’ipséité. Comme il le souligne dans Soi-même comme un autre, sa « première
intention est de marquer le primat de la médiation réflexive sur la position
immédiate du sujet, telle qu’elle s’exprime à la première personne du
singulier : “je pense”, “je suis” 76 ». Cette critique est dirigée d’abord contre la
tradition cartésienne. « Contrairement à la tradition du Cogito et à la
prétention du sujet de se connaître lui-même par intuition immédiate »,
Ricœur pense que « nous ne nous comprenons que par le grand détour des
signes d’humanité déposés dans les œuvres de culture 77 ». Mais cette critique
du cartésianisme est accompagnée d’une prise de distance par rapport à
Heidegger. Ricœur distingue sa voie de celle de Heidegger en disant que la
voie de ce dernier est une voie courte parce qu’il part de l’ontologie de la
compréhension du soi 78. Pour Ricœur, au contraire, l’ontologie ne peut être
que le point d’aboutissement de la réflexion 79. Il s’agit donc chez lui d’une voie
longue 80, parce que l’homme ne peut pas se connaître soi-même de façon
directe mais uniquement par la médiation des signes (par exemple du
langage), des symboles et des textes, donc par la médiation de la culture :
« l’ipséité est […] celle d’un soi instruit par les œuvres de la culture qu’il s’est
appliquées à lui-même 81. »
Dans la perspective de Ricœur, une objectivation de soi est donc possible.
On dit souvent qu’il est fidèle en cela à la tradition française de la philosophie
réflexive (Ravaisson, Lachelier, Bergson, Jean Nabert, Gabriel Marcel).
Pourtant, à la différence de ces derniers, il ne pense pas que le soi est
transparent, ni qu’il coïncide avec lui-même. De même, malgré sa parenté
avec la perspective de la phénoménologie du premier Husserl, il garde de
Heidegger l’idée d’une impossibilité de fonder la compréhension de soi dans la
subjectivité réflexive. C’est pour cette raison qu’il critique l’idée de Husserl
selon laquelle la subjectivité (comme évidence de soi) serait le lieu de la
fondation dernière. Selon lui, la connaissance de soi peut être tout aussi
douteuse que celle de l’objet :
Dans la mesure où la connaissance de soi est un dialogue de l’âme avec elle-même et où
le dialogue peut être systématiquement distordu par la violence et par toutes les intrusions
des structures de la domination dans celles de la communication, la connaissance de soi, en
tant que communication intériorisée, peut être aussi douteuse que la connaissance de l’objet,
quoique ce soit pour des raisons différentes et spécifiques 82.

D’où la nécessité d’un détour par le soupçon pour arriver à la vérité du soi.
Le soi n’étant pas transparent, la conscience de soi peut s’avérer être une
conscience fausse (un peu comme le « man » de Heidegger). Le passage par le
soupçon est donc nécessaire pour la compréhension de soi, et en ce sens
l’herméneutique ricœurienne de la compréhension consciente de soi implique
toujours un moment critique. Nous verrons cependant que malgré ce moment
critique, Ricœur accorde une place centrale au niveau de la conscience de soi
(notamment sous la forme de la narrativité), ce en quoi il s’éloigne sans
conteste de Heidegger.
Une question qui reste en suspens est celle des relations entre les
différents niveaux de l’identité du soi. Repartons pour cela du modèle
hiérarchique de Damasio : quels sont les liens de dépendance entre les
niveaux du proto-soi, du soi immergé dans ses mondes et du soi réflexif (du
soi autobiographique) ? Damasio note que les troubles de la conscience-noyau
font s’effondrer le soi autobiographique : c’est le cas dans les crises d’absence,
dans l’automatisme épileptique, dans le mutisme akinétique, ou dans l’état
végétatif. Cela semble montrer que la conscience-noyau, le soi central, fonde
la possibilité d’un soi autobiographique. L’inverse n’est pas le cas : les troubles
au niveau du soi autobiographique n’affectent pas nécessairement la
conscience-noyau. Dans certaines pathologies il y a même une atteinte à la
fois du moi autobiographique et du proto-soi, sans que pour autant le soi-
noyau ne s’écroule. C’est le cas de l’anasognosie, un trouble de la conscience
étendue dû à des lésions du cerveau et qui se traduit par le fait que l’on ne se
rend pas compte des handicaps physiques affectant son corps. Ainsi, un
patient paralysé, qui souffre de ce trouble, ne se rend pas compte qu’il est
paralysé. Son proto-soi est donc affecté puisqu’il est incapable de se
représenter l’état actuel réel de son corps. Même lorsqu’on lui dit qu’il est
paralysé, ou même après avoir vu qu’il est incapable de bouger son bras par
exemple, il oublie aussitôt ces informations d’ordre visuel. Ce dernier fait
montre qu’il y a donc aussi un déficit au niveau de la mémoire, donc du moi
autobiographique. Et pourtant, si le protosoi et le soi autobiographique sont
endommagés, la conscience-noyau n’est pas atteinte. Cela semble être un
indice de son rôle fondateur dans l’identité de soi. Et en effet, une personne
anasognosique ne doute jamais que c’est bien elle l’agent de l’action qu’elle
croit accomplir. On peut donc se demander si la dénomination même du
niveau du proto-soi ne risque pas d’induire en erreur : peut-on réellement
parler de soi à propos d’un niveau qui s’avère non indispensable pour le
processus du moi noyau ?
Une deuxième question concerne l’importance relative du soi-noyau et du
soi réflexif. À en juger d’après les pathologies analysées par Damasio, le
niveau constituant de la compréhension de soi serait bien celui du soi-noyau,
qui correspond à celui qui est conceptualisé par Heidegger sous la forme de
l’être-dans-le-monde. Cela pose une question importante par rapport au rôle
de la narrativité pour la compréhension de soi et plus largement pour
l’identité de soi. Nous verrons que selon les thèses narrativistes radicales,
compréhension (et identité) de soi et narrativité autobiographique coïncident.
Dans la perspective heideggérienne et dans celle de Damasio, tel ne semble
pas pouvoir être le cas : le niveau constituant de l’identité de soi est chez eux
celui de la vie vécue immergée. Il ne faudrait pas en conclure que le moi
autobiographique n’est pas important. Le trouble de l’amnésie globale
transitoire, dans laquelle la conscience-noyau est préservée, alors que la
conscience étendue et son corrélat le soi autobiographique sont suspendus, le
montre bien. Ce trouble se caractérise par le fait qu’un individu ne se rappelle
plus son passé récent (il ne se rappelle plus ce qui s’est passé pendant les
dernières minutes ou heures) et qu’il n’a pas non plus accès à son futur et cela
en raison du fait que le passé récent comprend également ce que Damasio
appelle les souvenirs du futur, c’est-à-dire « le souvenir d’événements que nous
sommes constamment en train d’anticiper 83 ». En absence du soi
autobiographique notre connaissance se réduit donc à la connaissance du
présent. Or, en absence de la dimension du passé et de celle du futur, le
présent lui-même devient incompréhensible 84. Nous vivrions alors certes
« dans » le temps, mais cette expérience du temps serait celle d’un « moi
humien », série discontinue d’impressions se succédant, mais qu’il serait
impossible de réunir en une chaîne temporelle plongeant dans le passé et se
projetant vers l’avenir. On voit que la question de l’identité narrative
correspond à un enjeu complexe pour l’analyse de la compréhension de soi.
C’est vers cette question qu’il faut donc nous tourner maintenant.
L’identité narrative

Nous avons vu que Damasio qualifie le troisième niveau, selon les cas, de
conscience étendue ou de soi autobiographique. Il veut souligner par là que
l’idée que chacun se fait de soi « repose sur la mémoire autobiographique qui
se déploie sur des années d’expérience et se trouve constamment
renouvelée 85 ». Les hommes interprètent sans cesse les événements de leur vie
et ils le font par la voie narrative, en retenant les événements qui les ont
marqués et en oubliant les autres. Cette auto-narrativisation du soi est en
permanente construction ou révision : l’histoire que je me raconte sur mon
passé ne reste pas toujours la même mais est sans cesse refigurée, réécrite,
réélaborée 86. Ce remodelage permanent de la mémoire autobiographique met
en évidence le fait que la compréhension de soi est toujours une interprétation
de soi.
Cette dimension de la narrativité a été au cœur même de la théorie de
l’identité développée par Paul Ricœur, pour qui le lien entre action, identité et
compréhension de soi d’un côté, narrativité de l’autre, est central :
Dire l’identité d’un individu ou d’une communauté, c’est répondre à la question : qui a
fait telle action ? qui en est l’agent, l’auteur ? Il est d’abord répondu à cette question en
nommant quelqu’un, c’est-à-dire en le désignant par un nom propre. Mais quel est le support
de la permanence du nom propre ? Qu’est-ce qui justifie qu’on tienne le sujet de l’action, ainsi
désigné par son nom, pour le même tout au long d’une vie qui s’étire de la naissance à la
mort ? La réponse ne peut être que narrative. Répondre à la question « qui ? », comme l’avait
fortement dit Hannah Arendt, c’est raconter l’histoire d’une vie. L’histoire racontée dit le qui
de l’action. L’identité du qui n’est donc elle-même qu’une identité narrative 87.

Autrement dit, selon Ricœur, pour répondre à la question qui ?, les


hommes racontent des histoires : par exemple ils racontent où ils sont nés, qui
sont leurs parents, etc. Ces narrations qu’ils racontent sur eux-mêmes donnent
une cohérence à leur vie, dans la mesure où le récit est un acte de
configuration à travers lequel les événements et les actions sont mis en
relation les uns avec les autres. Ricœur souligne ainsi que « nous égalons la
vie à l’histoire ou aux histoires que nous racontons à son propos 88 » et que
« l’acte de raconter paraît ainsi être la clé de la sorte de connexion que nous
évoquons, quand nous parlons, avec Dilthey, de la “connexion de la vie”
(Zusammenhang des Lebens) 89 ». La compréhension qu’on a de soi-même
serait donc la résultante des histoires que nous nous racontons sur nous-
mêmes et de celles que les autres racontent sur nous. Les hommes se
construiraient donc de manière autobiographique, c’est-à-dire en racontant
des histoires sur eux-mêmes. Cette compétence narrative se manifeste
notamment dans le fait que pour se comprendre eux-mêmes ainsi que pour
comprendre les autres, ils ne se bornent pas à construire leur propre vie sous
une forme narrative, mais élaborent aussi des récits publics (fictifs ou
historiques), afin de donner sens à leurs vies et à leur communauté. On peut
soutenir avec Young et Saver que ces deux niveaux — le niveau
intrapsychique et le niveau public — sont en interrelation, parce que les textes
qui racontent nos « récits de vie » sont les équivalents publics et écrits des
narrations autobiographiques à travers lesquelles nous ne cessons de
construire notre identité 90. C’est en ce sens que, selon eux, si d’un côté l’art
imite la vie, de l’autre côté la vie tout aussi bien imite l’art 91. Ce point est
important : Ricœur, à la différence de certains philosophes, tel Alasdair
MacIntyre dans After Virtue, ne s’intéresse pas tant à l’identité
autobiographique prise en elle-même qu’à l’interaction entre configuration
autobiographique du soi et récits publics. Bien que Ricœur définisse le terme
d’identité narrative comme « la sorte d’identité à laquelle un être humain
accède grâce à la médiation de la fonction narrative 92 », pour l’essentiel les
thèmes qu’il aborde par la suite portent sur les récits publics et sur la façon
dont ces récits aident à façonner et refaçonner la compréhension de soi. Le
fait que la partie la plus importante de ses analyses concerne les récits
« publics » explique deux particularités remarquables de sa théorie.
La première est l’importance qu’il accorde au croisement entre récit
factuel (historique) et récit fictif. En effet, dans Temps et récit III, il définit
l’identité narrative comme la structure de l’expérience commune aux deux
types de récit 93. L’identité narrative est assurée conjointement par les deux
c’est-à-dire qu’elle correspond à la refiguration du temps par le récit, qu’il soit
factuel ou fictif :
[…] la connaissance de soi est une interprétation, — l’interprétation de soi, à son tour,
trouve dans le récit, parmi d’autres signes et symboles, une médiation privilégiée, — cette
dernière emprunte à l’histoire autant qu’à la fiction, faisant de l’histoire d’une vie une histoire
fictive ou, si l’on préfère, une fiction historique, comparable à ces biographies de grands
hommes où se mêlent l’histoire et la fiction 94.

La deuxième caractéristique qui est liée à ce déplacement du niveau


d’analyse a déjà été indiquée : pour Ricœur la question de l’identité narrative
est celle de l’identité collective tout autant que celle de l’identité individuelle.
Le récit (public) ne refigure pas uniquement l’identité narrative des individus,
mais tout autant l’identité collective des communautés humaines. Ainsi
lorsqu’il parle de la fonction des récits publics, donc du niveau qu’il appelle
mimèsis III, il note que « la troisième relation mimétique se définit par
l’identité narrative d’un individu ou d’un peuple, issue de la rectification sans
fin d’un récit antérieur par un récit ultérieur, et de la chaîne de refigurations
qui en résulte 95 ».
On risquerait cependant de se méprendre sur la signification de ce
déplacement de la question de l’autonarration, donc de l’identité narrative
autobiographique, vers les récits publics, si on l’interprétait comme une non-
prise en compte de ce premier niveau. Ricœur veut plutôt montrer que cette
construction de l’identité narrative autobiographique elle-même n’est jamais
une affaire « privée » au sens où elle concernerait une âme « cartésienne »
enclose dans sa propre intériorité. Ce qui lui importe c’est de montrer
comment cette identité narrative personnelle elle-même se construit toujours
socialement. C’est en ce sens aussi qu’on peut la mettre en relation avec la
question de l’identité collective qui, on le verra, est liée de manière essentielle
à la question des représentations partagées 96.
Mais pourquoi, selon Ricœur, la compréhension de soi du Dasein est-elle
foncièrement narrative ? On connaît sa réponse à cette question : l’identité
narrative permet à l’homme de « résoudre » deux apories logées au cœur
même de l’autocompréhension : l’aporie du temps de l’âme et du temps du
monde et l’aporie de la mêmeté et de l’ipséité.
Partons de la première aporie, celle de la faille entre temps de l’âme ou
temps phénoménologique et temps cosmologique. En partant des indications
de Ricœur on peut la reformuler ainsi : en tant qu’êtres vivants nous
subissons, à l’instar des choses inertes, la loi d’airain du temps cosmique et
biologique, un temps « objectif » qui s’impose à nous comme détermination
« extérieure » sur laquelle nous n’avons aucune prise ; mais en tant qu’êtres
conscients nous expérimentons aussi toujours une temporalité qui nous est
propre, qui nous constitue « intérieurement », un temps qui est le « nôtre ».
Ces deux temps semblent incommensurables et aussi incompatibles. Pour
mieux comprendre la différence entre ces divers ordres de temporalité, on
peut s’interroger sur le statut du changement, en distinguant, avec Peter Bieri,
entre trois rapports au changement qui correspondent aux choses inertes, aux
êtres vivants et à l’homme 97. Dans le cas des objets, le changement vient de
l’extérieur. Dans le cas des êtres vivants, plantes, animaux et hommes, le
changement a deux sources : une source extérieure (par exemple un
événement naturel), mais aussi une source intérieure, car leur existence est
constitutivement temporelle (ils naissent, croissent et meurent). Ce type de
changement traduit donc un principe intérieur : les plantes, les animaux et les
hommes ont une temporalité interne, l’horloge biologique qui est inscrite dans
leurs gênes. Cependant, à la différence des plantes et des animaux, l’homme
possède en lui-même une troisième source de changement, à savoir la
capacité de se rapporter à sa propre temporalité, de se comprendre dans son
cadre et de l’affecter en retour :
[…] en tant qu’êtres physiques nous sommes des objets dont la relation élémentaire au
monde est caractérisée par le fait que nous changeons avec le temps et que, par conséquent,
nous avons une histoire. En plus, en tant que personnes, nous sommes des êtres qui ont une
conscience au sens où nous pouvons nous faire une représentation de notre environnement.
Cette conscience […] est en fait organisée temporellement. En outre, en tant que personnes,
nous avons une conscience de cet ordre en tant qu’ordre temporel, parce que nous pouvons
représenter des modes temporels et donc développer une perspective temporelle. Et nous
avons cette conscience temporelle parce que nous avons une conscience de nous-mêmes :
parce que nous avons des métareprésentations et que nous pouvons citer l’histoire de nos
représentations en la mettant en relation avec l’histoire du monde 98.

Selon Ricœur, la philosophie a tenté depuis toujours de penser l’aporie de


la temporalité, mais elle a échoué, et cela parce que le mode argumentatif
abstrait qui la caractérise ne permet pas de construire une médiation entre les
ordres cosmologique et « vécu » de la temporalité. Le récit en revanche est
capable de se constituer en une médiation entre les deux, en créant un tiers
temps qui articule les événements extérieurs (le temps objectif) à la façon dont
ils sont vécus par les hommes (le temps subjectif). D’une certaine manière le
récit n’est « que cela » : la médiation continue entre événements
intramondains et vécu subjectif. Ricœur semble penser ici surtout au récit
« public » et plus particulièrement encore au récit de fiction qui pousse le plus
loin cet entrelacement des deux temps. Mais sans doute la même dialectique
opère-t-elle au niveau de la compréhension de soi autobiographique, si l’on
admet que cette autocompréhension a lieu à partir du monde. En effet, ce
monde est toujours celui, contingent, qui m’a été échu et n’a pas été choisi par
moi. C’est le récit qui médiatise entre le temps de ce monde qui m’a été échu
et le temps subjectif vécu avec ses rétentions et ses protentions.
La deuxième aporie est celle qui résulte de la tension, et plus encore de la
confusion, de deux types d’identité : celle des « choses » et celle de l’homme.
La première identité est celle de la mêmeté (idem, same, gleich), la seconde
celle de l’ipséité (ipse, self, selbst). Selon Ricœur, en assimilant l’identité
humaine à une substance, on l’a en fait réduite à l’identité-mêmeté. Or la
mêmeté, si elle suffit pour penser les choses, ne suffit pas pour penser
l’identité humaine : cette dernière relève fondamentalement de l’ipséité. La
question qui se pose dans le cas de l’homme est qui ? et non pas quoi ?.
En articulant la dialectique de la permanence et du changement à la
distinction entre mêmeté et ipséité, Ricœur veut échapper au faux dilemme
entre un moi vu comme une substance et un moi qui serait une pure illusion.
La philosophie du Cogito voit le moi sur le modèle de la mêmeté. L’identité
humaine est ainsi réduite à une substance. Dans cette vision, l’être reste
toujours le même, il ne change pas. Or l’identité humaine est une identité
temporelle, ce qui veut dire que la permanence inclut le changement. Les
philosophies de l’Anti-Cogito de leur côté mettent bien l’accent sur les
changements, mais du même coup ils réduisent la permanence du « soi » à
une illusion. Or, selon Ricœur, qui est fondamentalement anti-humien, les
changements ne sauraient dissoudre le moi en une multiplicité d’états parce
que sans permanence il n’y aurait plus d’identité 99. Il faut donc aller au-delà
de l’opposition frontale entre permanence et changement. Pour ce faire il faut
cesser de confondre mêmeté et ipséité.
Si ces deux modèles d’identité ont été confondus c’est en raison du fait
qu’il y a bien un point où ils se recoupent. Ce point est celui de l’importance
de la permanence à travers le temps pour toute identité 100. Selon Ricœur
« c’est très exactement cette […] détermination qui fait problème dans la
mesure où l’ipséité, le soi, paraît couvrir le même espace de sens 101 » que la
permanence de l’idem. En effet, pour qu’on puisse parler de l’identité d’une
personne, il faut que celle-ci reste la même au fil du temps, sinon elle ne serait
pas une personne. Or, dans certaines figures que prend cette permanence
dans le temps, l’identité des choses et celle du soi semblent se confondre. Il
existe toute une série de traits stables de l’ipséité — que Ricœur réunit sous la
notion de « caractère » — qui nous incitent à plaquer l’identité-mêmeté sur
l’identité ipse :
On peut assigner au caractère cette première sorte d’identité en entendant par là tous les
traits de permanence dans le temps, depuis l’identité biologique signée par le code génétique,
repérée par les empreintes digitales, à quoi s’ajoutent la physionomie, la voix, la démarche, en
passant par les habitudes stables ou, comme on dit, contractées, jusqu’aux marques
accidentelles par quoi un individu se fait reconnaître à la façon de la grande cicatrice
d’Ulysse 102.

Le caractère ainsi défini semble relever, sous toutes ses formes, de la


mêmeté : il reste stable 103, il nous permet d’identifier et de ré-identifier
quelqu’un comme étant la même personne, de le reconnaître comme étant
cette personne-là, malgré le changement, la dissemblance et l’écart que fait
intervenir le temps. C’est pourquoi, selon Ricœur, « l’identité du caractère
exprime une certaine adhérence du quoi ? au qui ? », il est « véritablement le
“quoi” du “qui” 104 ». Cependant, malgré les apparences, la permanence dans le
temps de la personne ne coïncidera jamais avec la permanence dans le temps
de la chose, et cela même là où elles se recouvrent. Le quoi ? du caractère
reste bien « un quoi ? du qui ? ». Autrement dit, même si dans le caractère
« cet ipse s’annonce comme idem », il n’en reste pas moins qu’« en tant même
que seconde nature, mon caractère c’est moi, moi-même, ipse 105 ». Pour le dire
autrement : la permanence dans le temps d’un être humain ne se réduit pas à
la permanence dans le temps d’une substance car le caractère est toujours « le
mien », il relève donc de l’ipséité. Cela explique pourquoi il est en relation
dialectique avec un deuxième modèle de permanence temporelle : celui du
maintien de soi (Selbstständigkeit chez Heidegger 106) dans la parole donnée
qui est une sorte de constance morale 107. Comme le caractère, le maintien de
soi relève de la permanence. Mais dans son cas le même apparaît comme pur
ipse. Le fait que le maintien de soi dans la promesse ne soit pas de l’ordre
d’une substance, le fait aussi que non seulement il s’oppose aux vicissitudes
du « changement », mais qu’il puisse aussi prendre éventuellement le dessus
sur la permanence du caractère (donc de la forme où l’ipse s’annonce comme
idem), montre que la permanence dans le temps de l’ipse (du soi) n’est jamais
réductible à la permanence dans le temps de l’identité-idem :
Cette ipséité, à la différence de la mêmeté typique de l’identité biologique et caractérielle
d’un individu, consiste en une volonté de constance, de maintien de soi, qui met son sceau sur
une histoire de vie affrontée à l’altération des circonstances et aux vicissitudes du cœur. C’est
une identité maintenue malgré…, en dépit de…, de tout ce qui inclinerait à trahir sa parole 108.

On aura noté qu’à travers la question de la parole donnée, Ricœur affirme,


comme il le fait à propos du récit, que la question de l’identité du soi est
indissociable de la relation à l’autre :
Le maintien de soi, c’est pour la personne la manière telle de se comporter qu’autrui peut
compter sur elle. Parce que quelqu’un compte sur moi, je suis comptable de mes actions
devant un autre. Le terme de responsabilité réunit les deux significations : compter sur…, être
comptable de… Elle les réunit, en y ajoutant l’idée d’une réponse à la question : « Où es-tu ? »,
posée par l’autre qui me requiert. Cette réponse est : « Me voici ! » Réponse qui dit le maintien
de soi 109.

L’identité-ipséité est donc toujours en relation dialectique avec l’altérité.


Cet entrelacement est si intime qu’on ne saurait penser le soi sans l’autre,
comme Ricœur le dit dans Soi-même comme un autre : « Soi-même comme un
autre suggère d’entrée de jeu que l’ipséité du soi-même implique l’altérité à un
degré si intime que l’une ne se laisse pas penser sans l’autre, que l’une passe
plutôt dans l’autre, comme on dirait en langage hégélien 110. »
Ce détour par la question de la mêmeté et de l’ipséité nous permet de
mieux comprendre l’importance de la narrativité dans la conception
herméneutique de l’identité. Si l’identité narrative apparaît comme une
réponse aux apories de l’identité c’est parce qu’elle fait la médiation entre
l’identité-mêmeté et l’identité-ipséité, non seulement au sens où elle articule la
permanence et le changement, ce qui reste stable avec la variabilité, mais plus
fondamentalement en ce qu’elle les intègre dans la cohésion d’une vie
humaine. La « solution » narrative de l’aporie entre mêmeté et ipséité, intègre
donc en elle-même celle de l’aporie de la temporalité, au sens ou à la
permanence de la mêmeté s’oppose le changement du temps cosmologique, de
l’horloge cosmique, de même qu’à la permanence de la parole donnée
s’opposent le changement et les intermittences du temps « subjectif », avec,
entre les deux en quelque sorte, la permanence biologique (le « caractère
génétique), qui s’oppose au temps irréversible de l’horloge biologique. Le récit
articule toutes ces tensions, que ce soit au niveau de la compréhension de soi
la plus « intime » ou au niveau du récit « public » en racontant des histoires
d’individus, réels ou fictifs, pris dans les rets de ces divers ordres de
temporalité et se comprenant à travers eux. L’identité narrative est une
identité dynamique qui permet de penser le changement, la diversité à
l’intérieur de la permanence ; elle permet aussi de penser l’altérité au sein
même de l’identité (le soi-même comme un autre), notamment à travers la
fiction, qui nous fait expérimenter des façons variées de penser l’identité
humaine, des modèles existentiels divers, des façons inédites de se concevoir
soi-même que Ricœur appelle variations imaginatives sur l’identité. Si, dans la
vie, l’identité-mêmeté et l’identité-ipséité tendent à se confondre, la fiction
nous permet d’expérimenter toutes les possibilités d’interaction entre les deux
pôles et donc d’expérimenter directement leur différence, qui est d’ordre
ontologique.
La thèse selon laquelle la compréhension de soi est constitutivement
narrative est défendue actuellement par beaucoup de philosophes, y compris
dans la tradition analytique ou dans la philosophie naturaliste de l’esprit (par
exemple Daniel Dennett). Elle joue aussi un rôle de plus en plus important
dans les recherches psychologiques consacrées à l’identité du soi. La
psychologie sociale montre ainsi que le soi autobiographique est une
construction indissociablement individuelle et sociale. Notre mémoire
autobiographique se construit non seulement par rapport à nous-mêmes mais
aussi par rapport aux autres. De nombreux travaux montrent que la mémoire
autobiographique ne se construit pas à travers un simple chaînage « en ligne »
des traces mnémoniques de la vie vécue : seules les traces marquées vont
devenir des briques de l’identité remémorée. Or ce marquage, donc ce qui va
effectivement être « remémorable », dépend fortement de la manière dont les
événements sont valorisés, catégorisés, par le réseau social dans lequel la
personne est immergée au moment où se forme la trace 111. Cet étalonnage
social de l’importance de l’expérience, de sa familiarité ou au contraire de son
caractère de « rupture », de sa valeur hédonique, etc., va avoir des effets sur
son caractère « mémorable ». L’étalonnage social incarné individuellement à
travers des expériences passées déjà interprétées et formant l’horizon d’attente
des expériences présentes va décider de ce qui est retenu, de ce qui est oublié,
mais aussi de ce qui est remodelé par assimilation familiarisante 112.
Par ailleurs, la mémoire autobiographique conçue comme récit identitaire
dans lequel je me reconnais comme étant l’ipséité que je suis, ne se construit
pas simplement de manière intrapsychique à travers les actes de
mémorisation internes, mais aussi sous la forme d’une « mémoire collectée »
(collected memory) 113. Il s’agit d’un processus dialogique au centre duquel se
trouve ce que Weldon et Bellinger 114 appellent le « memory talk » avec les
membres de la cellule familiale, les amis, le ou la partenaire, les collègues : à
travers ce dialogue mémoriel l’individu construit une identité remémorée qui
a une assise intersubjective et qui est enrichie par autrui. Ainsi une partie de
la mémoire autobiographique de notre enfance nous est en réalité fournie par
nos parents. Cette identité collectée va non seulement être notre identité
autobiographique mais elle va aussi être notre mémoire
phénoménologiquement vécue car elle va guider les procédures de la mémoire
de rappel des traces mémorielles événementielles « internes » (on a pu
montrer que le travail de remémoration conversationnelle agit comme un
facilitateur pour la puissance de la mémoire de rappel des individus), tout en
trouvant en elles son incarnation « sensible ». Autrement dit, c’est à travers
mon dialogue et mon entente avec autrui que je construis mon identité
autobiographique jusque dans mon vécu sensible le plus singulier. Ces études
montrent qu’il faut aller au-delà de la conception classique selon laquelle ce
qui distingue la mémoire individuelle de la mémoire collective est le fait que
la première est intra-psychique et la seconde publique.
La thèse selon laquelle l’identité est constitutivement narrative n’est
cependant pas acceptée unanimement. Elle a en particulier été soumise à une
critique très argumentée par le philosophe Galen Strawson 115. Strawson
distingue en fait deux thèses : la thèse narrativiste psychologique qui affirme
que nous vivons notre vie de manière narrative et la thèse narrativiste éthique
qui affirme que pour mener une « bonne vie » (au sens moral) nous devons
vivre notre vie narrativement. Les deux thèses (descriptive et normative)
peuvent se combiner de diverses manières : on peut penser que toutes les deux
sont vraies, que l’une est vraie et l’autre fausse ou, enfin, que toutes les deux
sont fausses. Strawson pense qu’elles sont fausses toutes les deux.
Strawson accepte qu’il est sensé de parler d’identité à propos des êtres
humains, au sens où une personne est une durant toute sa vie (donc, est la
« même » au sens de l’identité-mêmeté de Ricœur), mais il rejette l’idée selon
laquelle on serait « un » soi au sens de la permanence à travers les
changements d’une unique expérience mentale interne (ce que Ricœur appelle
l’ipséité). Or, selon Strawson, la thèse narrativiste de l’identité présuppose la
thèse d’une expérience de soi unifiée. Son argument consiste à dire qu’on ne
dispose pas forcément d’une expérience de soi unique et continue tout au long
de la vie, mais qu’on peut, selon les moments, être des « soi » différents (il se
réfère notamment à la conception proustienne des « moi » multiples).
Selon lui, le narrativisme et le non-narrativisme correspondent en fait à
deux types anthropologiques qui résultent de deux attitudes différentes face à
la vie : le style diachronique et le style épisodique. Les diachroniques sont des
personnes qui voient leur vie dans sa continuité, dans son développement : ils
se voient comme étant les mêmes dans le passé et l’avenir. Les épisodiques, en
revanche, ne se considèrent pas comme étant les mêmes dans le passé, le
présent et l’avenir 116. Le style diachronique insiste donc sur l’identité
autoréflexive du soi à travers le temps et voit dans ce développement ce qui
garantit l’unité du sujet. Le style épisodique ne postule pas une telle
continuité : il accepte l’idée d’une identité de la personne se déployant à
travers le temps (permanence de la mêmeté à travers le changement), mais
refuse de considérer que cela implique la vérité de la thèse narrativiste au
niveau de la structuration de l’expérience de soi (permanence de l’ipséité à
travers le changement). Strawson précise que selon lui le style diachronique
ne suffit pas pour qu’il y ait narrativisme : tous les diachroniques ne voient
pas forcément leur vie comme un récit cohérent ou comme une Bildung du soi
(ou une quête de soi) 117. Pour cela le style diachronique doit se combiner à
une tendance qu’il appelle form-finding, c’est-à-dire une tendance à vouloir
donner une forme à sa vie à travers un récit (story-telling tendency) bien que
toute tendance à vouloir donner une forme à sa vie ne soit pas narrativiste. On
peut donc voir les différents styles comme se situant sur une gamme de
possibles qui vont du style diachronique jusqu’au style épisodique avec de
multiples formes intermédiaires. Strawson critique surtout ce qu’il appelle la
variante forte de la thèse narrativiste, celle selon laquelle l’identité personnelle
implique de « faire l’expérience de sa vie comme narration » (experiencing
one’s life as a narrative), donc comme un récit unique, celui d’une Bildung du
soi.
L’hypothèse de Strawson selon laquelle il existerait plusieurs styles à
travers lesquels les êtres humains peuvent construire leurs vies est tout à fait
intéressante, et on peut difficilement nier qu’il existe des différences
individuelles et collectives quant à l’importance accordée à la fois à
l’organisation diachronique de la vie (individuelle ou collective) et à sa
structuration narrative. Mais cela n’invalide pas réellement la thèse
narrativiste. On peut d’abord objecter à Strawson que toute narrativité n’est
pas organique ou téléologique, c’est-à-dire construite sur le modèle du
Bildungsroman, et que la narrativisation n’implique pas nécessairement la
construction d’une image de soi globalement cohérente. En deuxième lieu,
peut-on réellement dire que le style épisodique est non narratif ? En
littérature on connaît de nombreux récits épisodiques, et de manière plus
fondamentale, lorsqu’on se place au niveau de l’identité subjective, ce qui
distingue le soi épisodique du soi narratif, ce n’est pas que le premier ne
structure pas son expérience narativement, mais qu’il ne l’intègre pas dans
une unique narration globale. Même un épisodique structure de manière
temporelle son expérience vécue, à moins qu’il ne vive dans un présent
évanescent. Cela l’empêcherait de mener à bien la moindre entreprise :
l’action pratique est toujours à la fois temporellement structurée en phases et
téléologique (elle vise un but) ; la manière la plus naturelle de l’assumer
comme « mon » action est de la rapporter à moi comme agent et à mon temps
vécu — ce qui est déjà une structuration narrative.
En fait, la critique de Strawson ne touche pas le noyau de la conception
de Ricœur. D’une part, selon celui-ci, un récit n’est pas seulement un modèle
de concordance mais aussi un modèle de discordance, et donc a fortiori de
diversité et de différence. D’autre part, son modèle qui conjugue mêmeté et
ipséité intègre précisément non seulement la permanence mais aussi le
changement. L’ipséité narrative telle que la comprend Ricœur peut échapper
au dilemme du Même (de la permanence) et de l’Autre (du changement),
précisément dans la mesure où elle construit une structure temporelle qui
aboutit à un modèle d’identité dynamique, et non pas statique 118. Strawson
note à un moment donné qu’il considère qu’il n’est plus le même « soi » que
celui qu’il était lorsqu’il était enfant. Mais pour pouvoir affirmer cela il faut
qu’il se rappelle qu’il (lui et pas un autre) a été enfant. Il doit donc avoir accès
à une mémoire autobiographique. Le défenseur de l’épisodisme peut donc
certes nier qu’avoir des souvenirs autobiographiques implique que je les vive
comme se référant à des expériences arrivées au soi que je suis au moment où
ces souvenirs me reviennent, mais il ne peut pas nier que j’ai été ce soi (c’est
moi qui ai été ce « soi ») dont je (le « soi » que je suis actuellement) me
souviens, car sinon je ne pourrais pas m’en souvenir. Or, faire l’expérience que
j’ai été ce « soi » dont je me souviens actuellement comme n’étant plus celui
que je suis actuellement, qu’est-ce sinon intégrer mon expérience temporelle
dans une structure narrative (d’ailleurs très complexe, puisqu’elle met en
relation deux « soi » diégétiquement disjoints) ?
Enfin, contrairement à ce que soutient Strawson, au niveau de la vie
vécue, la capacité de se construire narrativement est indispensable pour
mener une « bonne vie » peut-être pas au sens moral, mais en tout cas au sens
psychologique. Cela a été montré par de nombreux travaux consacrés à ce
qu’on appelle les « dysnarrativités », c’est-à-dire des déficits de la fonction
narrative autobiographique 119.
En suivant Young et Saver on peut distinguer plusieurs formes de
dysnarrativité. La première est la « narration arrêtée ». Dans cette pathologie,
la mémoire autobiographique des patients s’arrête à la date correspondant à
la survenue de la lésion voire quelques années avant. Les événements qui
surviennent après cette date ne sont plus enregistrés dans leur mémoire.
L’image que ces individus ont d’eux-mêmes reste donc immuable puisqu’elle
n’est plus modelée par les événements qu’ils vivent à partir du moment où ils
ont subi la lésion. Une deuxième forme de dysnarrativité est la « narration
incontrôlée ». Les patients souffrant de cette pathologie racontent plusieurs
narrations contradictoires en réponse à une seule et même question et cela
parfois dans l’espace de quelques minutes. Dans un appendice, Young et Saver
mettent cette deuxième forme de dysnarrativité en relation avec les désordres
de découplage, c’est-à-dire l’incapacité de découpler une action mentale d’une
action physique. Parmi ces dysfonctionnements, celui qui affecte la capacité
de distinguer entre fiction et récit véridique est particulièrement intéressant :
les patients ne peuvent pas distinguer entre les croyances fondées sur des
perceptions réelles et les croyances fondées sur des impressions imaginaires.
Une troisième forme de dysnarrativité est la sous-narration. Les individus qui
en souffrent conservent une mémoire autobiographique intacte mais ils sont
incapables de construire des scénarios contrefactuels et d’apprécier les
différentes réactions possibles ainsi que leurs conséquences. C’est la raison
pour laquelle ils agissent de façon impulsive, sans pouvoir peser le pour et le
contre des différentes possibilités. La quatrième forme de dysnarrativité est la
« dé-narration ». Les patients souffrant de ce dysfonctionnement sont
incapables de donner un compte-rendu narratif de leurs expériences, désirs ou
actions. Cette incapacité à organiser leur expérience selon un cadre temporel
s’avère handicapante au niveau de la capacité de s’engager dans des actions
intentionnelles planifiées par eux-mêmes 120.
Les troubles de l’identité liés aux dysnarrativités montrent bien donc que
la narration autobiographique est essentielle pour la constitution d’une
identité personnelle et sociale. Ils entraînent en effet des phénomènes de
dépersonnalisation plus ou moins sévères qui, dans le cas de perte totale de la
compétence narrative, peuvent aboutir à l’effondrement du soi (self). Young et
Saver, qui font d’ailleurs référence à Ricœur, concluent que la structuration
narrative de l’information (mentale) a une fonction structurante pour une
identité individuelle stable :
C’est sa grande valeur adaptative qui explique le rôle primordial joué par le récit
(comparé aux formes imagée, musicale, kinesthésique, syllogistique ou autres) dans la façon
dont s’organise la connaissance humaine. La conscience a besoin d’une structure narrative
pour créer l’expérience d’une identité personnelle basée sur les traits de l’activité narrative
telles les relations de cohérence, de conséquence, de consécution 121.

Certes, la mémoire autobiographique est souvent lacunaire, sujette à de


multiples révisions et donc seulement partiellement fiable, mais tout individu
se vit bien dans le cadre d’une telle mémoire. Rien n’exige qu’il s’agisse d’une
construction téléologique, ni d’ailleurs réflexive (résultant de la volonté de
donner une forme à sa vie) : elle opère la plupart du temps en arrière-fond et
ne devient explicite qu’en cas de besoin. Strawson note fort justement : « Le
passé peut être vivant — on pourrait même dire plus authentiquement vivant
dans le présent — simplement parce qu’il a contribué à faire de la personne ce
qu’elle est présentement, de même que le jeu d’un musicien peut incorporer et
incarner sa pratique passée sans aucune mémoire explicite de celle-ci 122. »
Mais cela n’est pas une réfutation de la thèse narrativiste. D’une part établir
un parallèle entre l’acquisition de compétences pratiques (jouer d’un
instrument) et la compréhension de soi n’est pas très convaincant, dans la
mesure où le passé n’y joue pas du tout le même rôle. Si dans le cas de la
pratique musicale l’expérience passée cause ma compétence actuelle, il ne
saurait en être de même de la relation entre mémoire autobiographique et
identité de soi : le passé autobiographique ne cause pas le présent
autobiographique, c’est plutôt ce présent qui cherche à s’ancrer dans le passé.
Ensuite, on peut poser l’hypothèse (ricœurienne) d’une narrativité inchoative
de la structuration temporelle de la vie agie elle-même : l’expérience immergée
du soi dans le monde n’aboutit certes pas toujours à une structuration
narrative explicite, mais elle relève toujours de la sphère de la narrativité
inchoative, parce qu’elle relève de l’expérience de l’agir et du pâtir. Cela
signifie que lorsqu’elle (ou si elle) devient explicite, c’est sous la forme d’une
narration (et non pas sous celle, par exemple, d’un exposé théorique).
LA QUESTION
DE LA COMPRÉHENSION D’AUTRUI

La question de la compréhension de l’autre est liée à la fois à celle de la


compréhension de soi et à celle de la compréhension du monde non-humain.
Heidegger déjà insistait sur le fait qu’à travers son commerce avec les outils, le
Dasein rencontre aussi autrui puisque, comme nous l’avons vu, le produit
renvoie d’une part à son producteur et d’autre part à celui auquel il est
destiné 123. Ou, pour reprendre les termes de Schütz et Luckmann, mes
expériences des choses et des événements dans le monde vécu contiennent
toujours des renvois au monde social 124. La question de la compréhension de
l’autre est donc doublement liée à celle du monde : d’une part parce que le
monde des « choses » est lui-même déjà entretissé au monde social, d’autre
part parce que c’est dehors, dans le monde dans lequel nous rencontrons les
« choses », que nous rencontrons aussi les autres.
Partant de ce constat, Heidegger a adopté une position critique à l’égard
de la conception spontanée que nous avons de la compréhension d’autrui, qui
part de l’idée qu’il y a un sujet isolé, qui essaie de comprendre un autre sujet,
lui aussi refermé sur lui-même, et que donc celui qui veut comprendre l’autre
doit sortir de lui-même 125. Cette critique de l’idée selon laquelle il faudrait
sortir de soi-même pour comprendre l’autre vise en fait la théorie de
l’empathie, qui part de l’idée que chacun est dans sa tête et que pour
comprendre l’autre, il faut se mettre à sa place et revivre ce qu’il a vécu. Selon
la conception herméneutique en revanche, le moi est toujours déjà dehors,
dans le monde commun qu’il partage avec l’autre : « Le “moi” ne sort pas de
lui-même […] car il est déjà dehors, ni n’entre en autrui parce qu’il le
rencontre déjà dehors 126 […]. » Cela ne signifie pas que l’empathie
(Einfühlung) n’existe pas, mais qu’elle présuppose déjà l’être-avec : « bien loin
de constituer l’être-avec, [elle] n’est possible que sur sa base 127. » Le mode de
compréhension d’autrui par empathie est donc un mode dérivé. Cette critique
présuppose cependant que l’empathie soit toujours une activité consciente à
travers laquelle un sujet se projette dans un autre. Mais nous allons voir qu’en
fait la question de savoir si l’empathie relève nécessairement d’un tel acte
conscient est une question complexe 128.
Ce qu’il faut retenir pour le moment, c’est l’idée que, dans la relation avec
autrui, ce qui est fondateur ce n’est pas la relation « je-tu » mais l’« être-
ensemble » (Miteinandersein). Cet être-avec (Mitsein) est toujours déjà donné
et nous n’avons pas besoin de le construire 129. La relation de base à l’autre
n’implique donc pas un acte de connaissance (c’est-à-dire une objectivation de
l’autre) et ne peut pas être analysée dans les termes d’une relation sujet-objet.
Les autres ne sont pas ceux que nous ne sommes pas, c’est-à-dire le reste des
hommes conçus abstraitement, mais ce sont au contraire ceux dont je ne me
distingue pas, ceux dont je fais partie moi-même 130. Ou, pour reprendre
l’analyse de Schütz et Luckmann, dans la vie vécue, les autres me sont donnés
non pas comme des « objets » qu’il faudrait ensuite « animer », mais comme
des corps qui possèdent une conscience comparable à celle que j’ai de moi-
même, en sorte que je trouve tout à fait « naturel » que les objets du monde
soient les mêmes pour moi et pour les autres, que je puisse m’entendre avec
autrui. Un monde social et culturel partagé nous est toujours déjà
prédonné 131.
Autrement dit, autrui est une condition pour qu’un « soi » puisse émerger
et se maintenir. Cette thèse d’une interdépendance entre identité de soi et être-
avec-autrui trouve un soutien dans les recherches en psychologie qui ont mis
en évidence le fait que les déficits dans le champ de la cognition sociale et de
l’émotion sociale (dans le cas des autistes par exemple) aboutissent à des
déficits au niveau de la compréhension de soi : repli sur soi, concentration
exclusive sur un monde intérieur sur lequel le monde social n’a pas de prise.
Et, en sens inverse, les déficits au niveau de la compréhension de soi
s’accompagnent toujours d’un déficit social. La thèse herméneutique de la
préséance du Mitsein sur l’identité personnelle, ou, pour le dire de manière
plus juste, le caractère d’implication réciproque qui lie le « soi » à l’autre, doit
ainsi être considérée comme étant la thèse par défaut dans le cadre de laquelle
la question de la compréhension d’autrui doit être posée.
Compréhension d’autrui, neurones miroirs,
simulation et théorie de l’esprit
L’idée proprement herméneutique selon laquelle le Mitsein, l’être-avec, est
constitutif de l’identité humaine trouve un écho direct dans une découverte
importante de la neurologie, à savoir celle de l’existence des neurones miroirs
qui, au sein de la structure du cerveau, semblent incarner cet être-avec. Les
neurones miroirs sont des neurones sensorimoteurs que l’équipe de
G. Rizzolatti et V. Gallese a découverts d’abord dans le cortex ventral
prémoteur (aire F5) 132 du singe macaque. Le point central de la découverte
réside dans le fait que ces neurones s’activent non seulement lorsque le singe
exécute un acte moteur 133 transitif, c’est-à-dire un acte dirigé vers un but, vers
un objet, mais aussi lorsqu’il observe un expérimentateur accomplir un tel
acte. C’est pour cette raison qu’on leur a donné le nom de neurones miroirs.
Si, pour que les neurones miroirs s’activent chez le singe, il faut une activité
visant un but, ce dernier peut néanmoins rester caché sans que cela ne les
bloque pour autant. Cela montre, selon Gallese, que leur activité, plutôt que
de correspondre à une description visuelle des traits de l’action, reflète une
description motrice interne de la signification de l’action perçue 134. Les
neurones miroirs mettraient ainsi en évidence une forme directe de
compréhension de l’action 135, opérée à un niveau implicite. Si c’était le cas,
cela expliquerait pourquoi, en règle générale, on peut comprendre les actes
d’autrui, sans avoir à se livrer à une interprétation explicite.
On a pu mettre en évidence les mêmes mécanismes miroirs chez
l’homme 136. Ce qui est intéressant dans le cas de l’homme, c’est que les
neurones miroirs s’activent non seulement dans le cas de l’exécution et de
l’observation d’actes transitifs. Ils s’activent aussi lors de l’exécution et de
l’observation d’actes intransitifs (c’est-à-dire d’actes qui ne sont pas dirigés
vers un but) et aussi en présence d’actes imités ou simulés 137, par exemple
lorsque j’imite l’action de quelqu’un d’autre, ou encore lorsque j’imagine
quelqu’un d’autre faisant une action, ou enfin lorsque je simule une action que
je me prépare à exécuter moi-même 138.
Selon Rizzolatti et Sinigaglia, les neurones miroirs remplissent en fait
deux fonctions principales chez l’homme. La première est celle « de nous
permettre de comprendre la signification des actes d’autrui 139 ». À un niveau de
base, cette compréhension des actions d’autrui est implicite, inconsciente,
automatique et pré-reflexive, puisque nous comprenons tout de suite un geste
moteur comme une action, donc comme ayant telle ou telle signification et
cela sans que nous ayons besoin de faire une inférence ou de nous projeter
dans quelqu’un d’autre 140. Comme le souligne aussi Jean-Luc Petit, l’objet de
perception n’est pas « le mouvement manuel, non interprété, en attente de son
interprétation en tant qu’action intentionnelle par une opération plus élevée
de catégorisation perceptive », mais « l’action elle-même appréhendée […]
avec l’intention directrice qui la caractérise pour l’agent muni d’un certain
répertoire d’actions 141 ».
La seconde fonction des neurones miroirs relève de la compréhension des
émotions, ou en tout cas de certaines constellations affectives. Cela montre
selon les deux auteurs que la base élémentaire de la compréhension des
émotions d’autrui est elle aussi, comme celle des actions, automatique et pré-
réflexive 142. Ainsi, les expériences de Bruno Wicker et de ses collaborateurs
ont montré que la vue d’une expression faciale de dégoût activait chez les
sujets étudiés les mêmes aires cérébrales que lorsqu’ils éprouvaient eux-
mêmes du dégoût. Selon Rizzolatti et Sinigaglia, cela « confirme l’hypothèse
selon laquelle la compréhension des états émotionnels d’autrui dépend d’un
mécanisme miroir capable de coder l’expérience sensorielle directement en
termes émotionnels 143 ». Si ce rôle des neurones miroirs dans l’émotion était
avéré, cela permettrait de refonder la théorie de l’empathie. En effet, si dans
ses formes de base l’empathie fonctionnait par résonance, elle ne se réduirait
pas à une projection consciente. Cela lui permettrait d’échapper à la critique
formulée, entre autres, par l’herméneutique heideggérienne qui, nous l’avons
vu, ne la considère que comme une forme dérivée de compréhension d’autrui,
puisqu’elle l’interprète comme une projection consciente et volontaire. Je
reviendrai plus loin à cette question compliquée, dont la discussion
présuppose que nous réussissions à tirer au clair une question intimement liée
à la question des neurones miroirs, à savoir celle de la simulation.
La façon la plus commune d’interpréter la découverte des neurones
miroirs a été de les considérer comme un mécanisme relevant d’une
simulation implicite ou d’une simulation incarnée (embodied simulation) 144.
Gallese utilise le terme de « simulation » parce que, selon lui, il y a une
analogie entre celui qui observe et celui qui exécute l’action : les neurones
miroirs s’activent dans le cerveau de celui qui observe l’action entreprise par
quelqu’un d’autre, « comme si » c’était lui-même qui avait effectué l’action 145.
L’activation des neurones miroirs est donc vue comme un processus de
résonance :
Ainsi l’activité des neurones miroirs semble être la solution trouvée par la nature afin de
déplacer l’observateur dans la même situation mentale que la cible — ce qui correspond
exactement à ce que l’heuristique de la simulation évoquée se propose de faire 146.

Mais parler d’une simulation implicite est aussi une manière de mettre les
neurones miroirs en relation avec les formulations plus classiques de la
problématique de la simulation dans le cadre des théories de l’imagination.
Les théories de l’imagination sont évidemment des théories qui s’intéressent à
la simulation explicite 147, consciente. Mais, comme dans la simulation
implicite, il y a dans la simulation explicite une similarité, une correspondance
qui se crée entre moi et autrui, cette fois-ci bien évidemment de façon
volontaire et consciente. Cela explique pourquoi les défenseurs de la théorie
de la simulation explicite comme Goldman par exemple ont vu dans la
découverte des neurones miroirs dans les années 1990 une confirmation de
leur théorie, puisque les neurones miroirs s’activent aussi dans le cas d’actes
imaginés ou simulés. Dans « Mirror Neurons and the Simulation Theory of
Mind », Vittorio Gallese et Alvin Goldman affirment ainsi que les neurones
miroirs sont à la base du processus de mentalisation (mind-reading), au sens
où, au fondement de la simulation explicite qui relève de la théorie de
l’imagination, il y a une simulation automatique, non inférentielle, incarnée,
qu’ils appellent embodied simulation 148. C’est la même correspondance entre
processus implicites et processus conscients que Jean Decety avance à propos
des faits d’empathie. Il souligne que l’empathie repose sur une simulation
mentale de la subjectivité d’autrui dans laquelle interagissent deux
composantes 149 : « une composante de résonance motrice dont le
déclenchement est le plus souvent automatique, non contrôlable et non
intentionnel 150 » et « la prise de perspective subjective de l’autre qui est plus
contrôlée et intentionnelle 151 ». Cette hypothèse d’une coexistence de deux
types de simulation complique singulièrement les débats, mais elle est
intéressante pour quiconque s’intéresse à une vision intégrée de la
compréhension d’autrui, puisqu’elle montre que même pour ceux qui
défendent une théorie explicite de la simulation, il est difficile de mettre en
doute l’existence d’un processus de résonance explicite (l’activation des
neurones miroirs).
La théorie des neurones miroirs a fait couler beaucoup d’encre et a donné
lieu à de multiples interprétations et sans doute aussi à certaines
extrapolations abusives 152. Mais l’existence même des neurones miroirs, tout
comme les principes de leur mode de fonctionnement dans les rapports entre
soi et autrui et les événements qui les déclenchent, sont établis au-delà de tout
doute raisonnable. Seul est débattu le lien qui lie leur activité à la
compréhension consciente, langagière et réflexive. On peut distinguer deux
positions : selon la première les neurones miroirs bouleversent
fondamentalement la question des états mentaux liés à l’identité
personnelle 153 ; selon la seconde, qui propose une interprétation plus
déflationniste, ils sont liés à notre capacité de rétrodiction ou de prédiction
des actions intentionnelles et à des réactions émotives « élémentaires 154 ».
Mais même si l’interprétation déflationniste devait être retenue, la découverte
des neurones miroirs constituerait une contribution centrale à la question de
la compréhension d’autrui, car la capacité de prédire les actions d’autrui tout
comme la résonance émotive sont des éléments extrêmement importants dans
notre compréhension des autres. Donc, quelle que soit l’issue de ces débats, il
existe une modalité de compréhension d’autrui 155 qui est implicite et non
inférentielle, et qui n’implique donc pas des actes de connaissance consciente,
ni même des compé-tences langagières. Cela a été souligné notamment par
Rizzolatti et Sinigaglia, qui ont joué un rôle important dans la découverte des
neurones miroirs : « […] le mécanisme des neurones miroirs incarne, sur le
plan neural, cette modalité de la compréhension qui, avant toute médiation
conceptuelle et linguistique, donne forme à notre expérience des autres 156. »
La théorie des neurones miroirs interprétée en termes de simulation
implicite permet donc de plaider en faveur d’une compréhension élémentaire,
mais peut-être aussi fondatrice, d’autrui à un niveau non conscient, suggérant
du même coup qu’effectivement nous vivons toujours déjà dans un monde
commun. Mais nous avons vu aussi que même la théorie de la simulation
explicite reconnaît qu’il existe un niveau de résonance implicite. Si l’existence
de deux théories de la simulation a beaucoup compliqué la discussion à la fois
du rôle des neurones miroirs et de celle du rôle exact de la simulation dans la
compréhension d’autrui, il n’en reste pas moins que tout le monde s’accorde à
reconnaître l’existence d’un niveau subpersonnel de la compréhension d’autrui
correspondant à l’activation des neurones miroirs.
La théorie de la simulation explicite est cependant en concurrence avec
une théorie plus classique selon laquelle nous comprenons autrui parce que
nous disposons d’une théorie de l’esprit, c’est-à-dire d’un ensemble de méta-
représentations qui nous permettent de formuler des inférences sur la vie
mentale d’autrui. Cette conception est classiquement appelée « theory theory »,
parce qu’elle affirme que nous comprenons les autres grâce à une théorie (de
l’esprit). La théorie de la simulation explicite et la conception de la « theory
theory » expliquent toutes les deux nos comportements, nos actions et celles
des autres en termes d’états mentaux (intentions, croyances, désirs). Par
ailleurs, les simulationnistes ne nient pas que les humains se comprennent les
uns les autres aussi grâce à des inférences. Ce qui est en débat c’est la
question de savoir si la compréhension d’autrui passe ou ne passe pas
nécessairement par une telle inférence à partir d’une théorie de l’esprit, ou
comme on dit encore, d’une « psychologie populaire » (folk psychology).
Autrement dit, la thèse selon laquelle la compréhension d’autrui implique la
possession d’une théorie de l’esprit débat essentiellement avec la théorie de la
simulation explicite, laissant cependant dans l’ombre la question du rôle de la
résonance et des neurones miroirs.
Dans leurs débats, les deux théories (« theory theory » et simulation
explicite) se fondent sur les mêmes situations expérimentales. Toutes les deux
se servent en effet de tests de fausse croyance (false-belief tests). Les tests de
fausse croyance ont pour but d’étudier à partir de quel âge les enfants sont
capables d’attribuer des états mentaux à autrui et ont donc une théorie de
l’esprit. Les expériences consistent soit en des narrations qu’on raconte aux
enfants, soit en de petites pièces de théâtre jouées à l’aide de poupées. Par
exemple, Heinz Wimmer et Josef Perner 157, dans une expérience menée sur
deux groupes d’enfants d’âges différents, ont trouvé que les enfants de cinq
ans ont une théorie de l’esprit alors que ceux de trois ans et demi n’en
possèdent pas encore une. L’expérience prend la forme suivante : on montre
aux enfants une marionnette, nommée Maxi, qui range une tablette de
chocolat dans une boîte située à droite, puis s’en va ; sa mère entre pendant
son absence et met la tablette de chocolat dans un placard à gauche ; Maxi
entre de nouveau et veut reprendre du chocolat. On demande alors aux
enfants où Maxi va chercher sa tablette. Les enfants qui sont plus âgés
donnent la bonne réponse : ils disent que Maxi va chercher la tablette dans la
boîte où il l’avait rangé. Les enfants plus petits en revanche répondent de
manière fausse que Maxi va chercher sa tablette dans le placard où sa mère
l’avait mise. Des expériences similaires ont été entreprises par Baron-Cohen et
ses collaborateurs, qui ont fait la même constatation, sauf qu’ils ont pris en
compte aussi un groupe d’enfants autistes âgés de plus de quatre ans et ont
constaté que ces enfants n’ont pas encore de théorie de l’esprit 158. Des
expériences plus récentes menées à l’aide de tests non-verbaux semblent
indiquer que, contrairement à ce que pensaient Wimmer et Perner, cette
capacité précède l’acquisition du langage et existe déjà dès l’âge de
quinze mois 159. Chacune des deux théories interprète de façon différente les
résultats de ces tests. Selon les défenseurs de la théorie de la théorie (Leslie,
Baron-Cohen, Gopnik, Meltzoff), les tests de fausse croyance montrent que les
plus petits ne possèdent pas encore le concept de croyance et que nous
comprenons les autres grâce à une théorie psychologique populaire (folk
psychology), qui est semblable à une théorie scientifique 160. Selon certains,
cette théorie est innée (Carruthers, Baron-Cohen), selon d’autres elle est
acquise par l’intermédiaire de la culture (Gopnik, Wellman). Selon la théorie
de la simulation, en revanche, ils ne sont pas encore capables de se mettre à la
place de quelqu’un qui a une perspective trop différente de la leur, ils ne
peuvent pas imaginer que l’autre peut avoir une croyance fausse.
Mais faut-il nécessairement opposer ces deux conceptions ? Ne peut-on
pas penser qu’elles se réfèrent à des faits de niveau différent ? En fait, chacune
d’entre elles nous dit quelque chose sur la compréhension d’autrui, mais
aucune n’est complète : dans certains cas nous avons recours à des
simulations, alors que dans d’autres nous avons recours à des inférences
logiques. Cela pose évidemment la question de la relation de ces deux
modalités de la compréhension d’autrui avec la compréhension immergée
correspondant aux processus de simulation implicite. Cette question pose le
problème plus général d’une théorie intégrée de la compréhension d’autrui.
Mais avant de pouvoir aborder ce problème il nous reste à présenter un autre
véhicule de la compréhension d’autrui, à bien des égards le plus central, ou du
moins celui qui permet la compréhension la plus complexe d’autrui : le
langage.
Langage et compréhension

Selon l’herméneutique, le langage est fondamentalement non pas un outil


de communication mais le lieu où l’homme advient à lui-même en tant qu’être
interprétant et auto-interprétant. La critique de la conception instrumentale
du langage, et notamment celle de l’idée selon laquelle le langage serait un
outil de communication, ne signifie cependant pas que l’herméneutique nie le
rôle du langage dans la compréhension interhumaine. Au contraire, elle pense
qu’il joue un rôle central dans la compréhension d’autrui parce c’est lui qui
constitue le lieu le plus riche de « l’être ensemble » des humains, et donc aussi
le lieu où la compréhension d’autrui se déploie avec le plus de complexité. Si
la compréhension langagière surpasse toutes les autres modalités de
compréhension d’autrui c’est parce que les mondes créées par la parole ne
sont ni intérieurs, ni extérieurs : ils sont par nature partagés, ils sont ce que
nous avons en commun. Mais ce devenir parole de la compréhension prend
lui-même plusieurs formes.
Dans la communication face à face, le discours nous permet de
communiquer avec autrui de façon directe. L’autre étant présent en face de
nous, nous pouvons le comprendre de façon immédiate. Selon Berger et
Luckmann, « l’expérience la plus importante d’autrui prend place dans la
situation de face-à-face, qui est le cas-type de l’interaction sociale 161 » parce
que c’est dans cette relation de face-à-face que l’autre devient tout à fait réel.
Si nous ne comprenons pas quelque chose, nous pouvons demander à notre
interlocuteur ce qu’il a voulu dire, nous pouvons donc passer de l’intention
verbale à l’intention mentale. Par ailleurs, en plus des paroles de l’autre,
l’interprétation des signes corporels (gestes, tonalité de la voix, expression du
visage) peut nous aider à le comprendre. C’est la raison pour laquelle Berger
et Luckmann soulignent qu’« aucune autre forme de relation sociale ne peut
reproduire la plénitude de symptômes de subjectivité présente dans la
situation de face-à-face 162 ». Cela permet de comprendre pourquoi Paul
Ricœur, selon qui la communication risque de buter toujours sur l’altérité des
interlocuteurs 163, peut voir dans l’échange de parole une énigme ou un
miracle, qui permet une « transgression de l’incommunicabilité
monadique 164 », c’est-à-dire qui permet de franchir la distance, selon lui, en
un certain sens infranchissable, entre deux personnes 165. Le discours est ce
qui réalise la médiation entre les altérités, il est un terrain commun d’entente.
On n’a plus besoin de se mettre dans la tête de l’autre car l’autre a la
possibilité de s’exprimer et donc d’entrer dans un espace partagé avec moi.
Ricœur parle à ce propos du statut noétique qui est celui des actes mentaux
dans leur extériorisation langagière, le noétique étant selon lui « le psychique
(ou le mental) subsumé par le sémantique 166 ». Pour Ricœur, le noétique est
donc la part partageable de la vie mentale, celle qui est articulable dans le
discours, contrairement au psychique, qui est sa part incommunicable. La
communication face à face est celle où la relation entre intention mentale et
intention verbale est la plus directe, parce que la plus incarnée. On pourrait
dire que la parole est portée par la co-présence des corps comme la mélodie
l’est par la basse continue. Cela est d’autant plus vrai qu’en situation de
communication face à face tous les autres niveaux de la compréhension
d’autrui — et notamment le niveau de la simulation implicite qui nous permet
de comprendre les mouvements corporels comme des actions et celui de la
sympathie qui nous permet de synchroniser notre humeur avec celle du
partenaire — sont activés conjointement avec la compréhension du langage.
Une forme importante de la compréhension langagière d’autrui est celle
qui passe par les narrations autobiographiques (orales) à travers lesquelles
l’autre se présente à nous. Ce point a été souligné par Gallagher et Zahavi :
selon eux, l’explication et la prédiction de l’action à partir de la troisième
personne est beaucoup moins fréquente et moins fiable que notre
compréhension d’autrui à travers le dialogue, la conversation et les
narrations 167. Gallagher et Zahavi voient dans la présence importante des
narrations dans nos vies, tout comme dans le caractère précoce du
développement de la capacité narrative (vers deux ans), deux phénomènes qui
montrent que la compréhension langagière elle-même ne doit pas être réduite
à une capacité inférentielle fondée sur une théorie de l’esprit ou sur la
simulation explicite : à travers la narration, la parole situe la compréhension
d’autrui non pas dans des inférences logiques et hypothétiques sur ce qui se
passe dans la tête des autres, mais sur une compréhension immergée dans le
partage d’un monde commun 168.
Mais que veut réellement dire comprendre ce que dit l’autre, comprendre
son discours ? L’herméneutique a insisté sur le fait que comme toute
compréhension, la compréhension linguistique est toujours une
compréhension en situation. La notion d’application développée par Gadamer
avait précisément pour fonction de rendre compte de cette dimension située
du sens. En linguistique, François Recanati, reprenant la distinction de Searle
entre sentence meaning et utterer’s meaning, a tenté de répondre à cette
question en distinguant entre deux types d’interprétation, qui interagissent
dans la compréhension des énoncés : l’interprétation sémantique, qui est
l’interprétation des phrases, des formes linguistiques, et l’interprétation
pragmatique ou l’interprétation des énonciations, qui consiste à identifier
l’acte de langage accompli par le locuteur 169. L’interprétation sémantique est
« un aspect de la “faculté de langage” 170 », alors que l’interprétation des
énonciations est « l’application au langage d’une aptitude beaucoup plus
générale à interpréter les actions 171 » :
Une énonciation est en effet une action, mais une action accomplie par le langage : un
« acte de parole », dans la terminologie consacrée. Interpréter un tel acte, c’est prêter à l’agent
(le locuteur) une certaine intention — une intention communicative — qui explique son
énonciation en la rationalisant 172.

Selon Recanati, l’interprétation des actions consiste à attribuer à l’agent


des états mentaux, notamment des intentions qui expliquent son action 173.
L’interprétation d’un acte de langage consiste plus spécifiquement à attribuer
au locuteur une intention communicative spécifique. Pour comprendre cette
intention communicative, il ne suffit pas de comprendre le sens de la phrase
mais il faut identifier l’acte de langage accompli par le locuteur (il faut savoir
notamment s’il s’agit d’un ordre, d’une promesse, etc.). Selon Recanati,
l’interprétation sémantique est mécanique et calculatoire, au sens où l’on
comprend tout de suite le sens d’une phrase bien formée si l’on connaît les
règles lexicales et les règles de composition des phrases. L’interprétation
pragmatique en revanche est selon lui « défaisable », c’est-à-dire qu’elle peut
être révisée si de nouveaux faits contextuels indiquent que l’intention n’était
pas celle-ci mais une autre. Elle a par ailleurs un caractère holistique, car une
connaissance plus approfondie du contexte peut conduire à une révision de
l’interprétation 174. Ainsi le sens, tout comme la force d’un énoncé, ne peuvent
être déterminés que par rapport à un contexte. C’est le contexte qui nous
permet de déterminer, par exemple, si le locuteur accomplit vraiment un acte
de langage ou bien s’il le simule uniquement, si un acte de langage en cache
un autre, comme dans le cas d’un acte de discours indirect.
La compréhension langagière a donc ceci de particulier que, d’une
certaine manière, elle va toujours au-delà du langage : toute compréhension
d’un énoncé est ancrée dans une compréhension de l’intention de
l’énonciateur donc dans la compréhension d’autrui. Comme l’a souligné
Searle, « comprendre est autre chose que saisir le sens, car, sommairement, ce
que l’on comprend va au-delà du sens 175 ». Searle donne comme exemple
plusieurs phrases qui contiennent le verbe « ouvrir » : ouvrir une porte, ouvrir
un livre, ouvrir les yeux, ouvrir une blessure, ouvrir un mur. Dans toutes ces
phrases, le verbe « ouvrir » a le même sens littéral et pourtant, nous ne
comprenons pas les différentes phrases de la même façon. La raison en est
que nous comprenons toujours une phrase par rapport à un ensemble
structuré d’états intentionnels que Searle appelle Réseau, ainsi que par
rapport à un Arrière-plan, qu’il définit comme un ensemble de capacités non
intentionnelles et de pratiques sociales, nécessaires pour qu’ils puisse y avoir
des états intentionnels :
Chaque phrase de la première liste est comprise en liaison avec un Réseau d’états
Intentionnels et sur fond d’un Arrière-plan de capacités et de pratiques sociales. Nous savons
comment ouvrir les portes, les livres, les yeux, les blessures et les murs ; et les différences
inhérentes au Réseau et à l’Arrière-plan de pratiques produisent différentes compréhensions
d’un même verbe 176.

C’est cet Arrière-plan qui nous permet de déterminer si un énoncé est


métaphorique, s’il est sérieux ou ironique ou bien si l’acte de langage accompli
est indirect. On voit donc que, pour Searle comme pour Recanati, la
compréhension proprement linguistique fait fond sur des capacités de
compréhension des états intentionnels et (dans le cas de Searle) de capacités
non intentionnelles. D’où cette question : si pour comprendre le sens de
n’importe quel énoncé je dois comprendre le sens de l’énonciation, et si
comprendre ce sens présuppose comprendre l’intention du locuteur, alors n’y
a-t-il pas, au fondement de toute compréhension d’un énoncé quel qu’il soit,
une forme ou une autre de compréhension d’autrui ? La compréhension
d’autrui serait ainsi non seulement un des objets de l’activité de
compréhension linguistiquement incarnée, mais plus fondamentalement sa
condition de possibilité.
Un autre point important est le suivant : comprendre l’autre n’est jamais à
sens unique, puisque de la même façon que je le comprends, il me comprend
moi. Dans le cas de la compréhension langagière, cela signifie que l’acte de
comprendre doit être saisi comme étant de nature dialogique. Ce point a été
souligné par Gadamer : selon lui, la langue est par essence langue de dialogue
parce qu’elle permet aux hommes de s’entendre 177. Le dialogue est donc selon
lui le modèle même de la compréhension, vue comme une modalité d’entente
entre les êtres. C’est pour cette raison qu’il critique Schleiermacher selon qui
ce qui est premier est la mécompréhension ou le malentendu. Selon cette
conception schleiermacherienne, l’herméneutique est l’art qui permet d’éviter
la mécompréhension. Cela semble impliquer que « comprendre c’est éviter de
mécomprendre 178 », une thèse que Gadamer conteste :
[…] selon la science de l’herméneutique, l’opinion que nous devons comprendre serait
quelque chose d’étranger qui cherche à nous induire à mécomprendre et il conviendrait, par
une procédure contrôlée acquise grâce à la formation historique par la critique historique et
par une méthode contrôlable liée à la capacité psychologique d’intropathie (Einfühlung),
d’éliminer tous les moments par lesquels la mécompréhension pourrait s’insinuer. C’est là, me
semble-t-il, une description, partiellement fondée mais qui reste très partielle cependant, d’un
phénomène général de la vie qui constitue le « nous » que nous sommes tous 179.

En effet la mécompréhension ne correspond pas à la situation par défaut


de l’interlocution : en général, nous n’avons pas besoin de nous poser la
question de savoir ce que veut dire l’autre, nous comprenons tout simplement
ce qu’il dit parce que le lieu de notre compréhension est un lieu partagé avec
l’interlocuteur, celui du dialogue précisément. Gadamer ne nie pas l’existence
de situations de mécompréhension, mais pense que toute mécompréhension
est déjà fondée sur un accord préalable entre les deux partenaires 180. La
situation par défaut pour comprendre ce que l’autre veut me dire à travers son
discours ne nécessite ni une connaissance historique particulière ni un
processus de simulation explicite. Selon Gadamer, comprendre ce qu’autrui
dit c’est « s’entendre sur ce qui est en cause 181 », s’accorder sur ce qui est en
question, se mettre d’accord sur ce qui est en jeu, sur ce que vise ce qui est dit.
Il compare ainsi le dialogue à un jeu : dans un jeu, ce qui compte ce n’est pas
la subjectivité des joueurs mais la chose qui est en jeu et qui unifie
l’interaction entre les deux joueurs 182. La compréhension langagière sort ici de
la dualité je-tu : la relation langagière est une relation à trois termes, qui
implique à la fois moi, l’autre et le monde. Cette entente est donc une entente
sur une chose commune, un objet du monde, qui n’est ni moi, ni toi.
Tout dialogue présuppose un langage commun ou mieux : tout dialogue donne naissance
à un langage commun. Il y a là, comme disent les Grecs, quelque chose qui a été disposé au
milieu (de nous), quelque chose auquel les interlocuteurs ont part, et dont ils s’entretiennent.
[…] il n’est absolument pas exact de dire que les interlocuteurs s’adaptent l’un à l’autre ; dans
le dialogue réussi, ils se soumettent au contraire tous les deux à la vérité de la chose, et cette
vérité les unit en une communauté nouvelle. L’explication-entente à laquelle on procède dans
le dialogue ne consiste pas à faire tout simplement valoir et triompher son propre point de
vue, elle est au contraire la métamorphose qui vise à introduire dans ce qui est commun, et à
la faveur de laquelle nul ne reste ce qu’il était 183.

Comprendre autrui ne signifie plus dans ce cas comprendre ses intentions


psychiques, accéder à son intériorité, mais arriver à partager avec lui un
même monde. Selon Gadamer, cette entente entre les êtres est fondée sur la
tradition ou plus précisément sur ce qui s’est dit à travers cette tradition,
parce que nous sommes toujours déjà dans un monde social et culturel qui
nous précède 184. Grâce au langage, nous pouvons donc partager directement
un monde commun avec autrui.
Si tout comme Heidegger, Gadamer pense que la relation je-tu est fondée
dans le nous, il s’éloigne cependant du philosophe d’Être et Temps en ce qu’il
thématise la compréhension d’autrui comme lieu central de
l’autocompréhension de l’être humain. Il note ainsi à propos de Heidegger que
celui-ci a exclu la question de la subjectivité de façon si radicale que l’autre ne
pouvait être envisagé chez lui que « de manière marginale et dans une
perspective unilatérale 185 ». Cette différence se traduit notamment par le fait
que les deux penseurs ne portent pas l’accent sur les mêmes caractéristiques
du langage : alors que Heidegger souligne sa fonction d’élucidation de l’être,
Gadamer met l’accent sur sa capacité de créer de l’entente sur l’être à travers
le dialogue. C’est dans ce contexte qu’il faut comprendre la centralité de la
notion de « tradition », qui a donné lieu à beaucoup de malentendus. La
tradition n’est autre chose que le socle commun qui fait que même lorsque les
opinions de ceux qui sont engagés dans le dialogue divergent, il y a un accord
plus fondamental et une possibilité d’entente. La tradition pose un autre
rapport à autrui qui n’est plus une simple relation individualisée, subjectivisée
(celle du face-à-face, du dialogue interindividuel), mais une relation
médiatisée par des significations objectivées culturellement 186. Au niveau de la
compréhension d’autrui par le langage la compréhension interindividuelle se
transcende ainsi sous la forme d’un monde culturel objectivé 187.
Contre cette conception de Gadamer qui met l’accent sur l’entente, Jürgen
Habermas a rappelé que rien ne garantit que la tradition ne soit pas aussi le
lieu de la violence et que le consensus dont parle Gadamer n’ait pas été
imposé par la force. La critique des idéologies qu’il a développée montre que
de nombreux conflits, de nombreuses mésententes dans le monde se résolvent
non pas par le dialogue mais par le rapport de force. En particulier, un
consensus en apparence établi de façon rationnelle peut parfaitement résulter
d’une pseudo-communication. Habermas réactive ainsi d’une certaine
manière la position de Schleiermacher, puisqu’il met l’accent sur la
mécompréhension, sur la divergence de points de vue et le dialogue de
sourds :
La compréhension que l’herméneutique a d’elle-même ne peut être remise en question
qu’à partir du moment où il apparaît que le discours « normal », ou disons : sans pathologie
apparente, présente lui aussi des formes de communication systématiquement déformée.
C’est ce qui se passe dans la pseudo-communication dans laquelle les intéressés ne peuvent se
rendre compte du trouble qui affecte leur communication. Le fait que l’un se méprend sur les
dires de l’autre n’est alors perceptible que par un tiers. La pseudo-communication engendre
un système de malentendus que l’illusion d’un faux consensus empêche de percer à jour 188.

Selon lui, l’herméneutique n’arrive pas vraiment à élucider la pratique


sociale parce qu’elle ne tient pas compte du fait que les énoncés sont souvent
les expressions d’une idéologie cachée et donc ne disent pas ce qu’ils semblent
dire. D’ailleurs, comme Todorov l’a montré dans La Conquête de l’Amérique,
même une meilleure compréhension de l’autre n’aboutit pas nécessairement à
une meilleure entente : elle peut aussi être utilisée afin de mieux le manipuler
ou afin de l’asservir 189. La compréhension n’est donc pas toujours dialogique.
Gadamer répondrait sans doute que cette compréhension
instrumentalisée par une stratégie de domination n’est pas la compréhension
réelle d’autrui qui, elle, implique toujours le respect de l’autre dans son
altérité, l’ouverture vers l’autre. La compréhension comme dialogue serait
donc la figure idéale de la compréhension, elle dessinerait une éthique du
langage. Ce serait en plaçant le langage sous cette norme éthique de l’entente
à travers le dialogue, que l’herméneutique avancerait sa prétention à
l’universalité. En réalité c’est un souci qui est partagé par Habermas. En effet,
dans la Théorie de l’agir communicationnel, il semble admettre lui aussi le fait
que dans le langage et la culture est contenue la possibilité d’un accord plus
fondamental. Il affirme ainsi que par rapport au langage et à la culture, on ne
peut pas prendre la même distance que par rapport aux autres faits. Comme
Gadamer, Habermas voit ainsi la Lebenswelt comme le lieu transcendantal où
le locuteur et l’auditeur se rencontrent, comme une sorte d’entre-deux où un
accord devient possible :
Le monde vécu est quasiment le lieu transcendantal où se rencontrent locuteur et
auditeur ; où ils peuvent réciproquement prétendre que leurs énoncés coïncident avec le
monde (le monde objectif, social et subjectif) ; et où ils peuvent critiquer et confirmer ces
prétentions à la validité, régler leurs différends et viser un accord. D’un mot : envers la langue
et la culture, les participants en acte ne peuvent prendre la même distance qu’envers
l’ensemble des faits, des normes ou des expériences vécues sur lesquels il est possible de
s’entendre 190.

Habermas distingue trois aspects de ce monde de la vie : la culture, la


société et la personnalité 191. Le langage devient ainsi chez lui, comme pour
l’herméneutique, le lieu où la compréhension de soi, la compréhension de
l’autre et la compréhension du monde se rejoignent. Ce monde de la vie est
décrit par lui, à l’instar de ce que dit Searle, comme une sorte d’Arrière-plan
holistique qui est toujours présupposé par ceux qui s’engagent dans la
conversation 192. Ainsi nous retrouvons encore une fois l’idée d’un ancrage de
la compréhension langagière d’autrui dans des modalités de compréhension
plus élémentaires, immergées dans la vie vécue.
Vers une conception intégrée de la compréhension d’autrui

Comme on vient de le voir, la compréhension d’autrui est, tout comme la


compréhension du monde et la compréhension de soi, une activité qui se
déploie sur des niveaux différents et selon des modalités diverses. Ces niveaux
correspondent à des degrés de complexification et d’explicitation croissants. Il
n’existe pas à ce jour de modèle convaincant de la manière dont ces niveaux
interagissent, et notamment de la manière dont les niveaux les plus élevés
exploitent les ressources des niveaux inférieurs (par exemple comment la
simulation explicite exploite aussi les ressources pré-attentionnelles de la
simulation implicite). Mais on peut au moins esquisser les grandes lignes de
ce que serait une telle conception intégrée de la compréhension d’autrui,
combinant dans une perspective herméneutique les acquis des descriptions
phénoménologiques et les hypothèses des scientifiques. Une telle conception
doit combiner l’approche descendante et l’approche ascendante, pour
comprendre à la fois la manière dont la « nature » contraint la culture et la
manière selon laquelle cette dernière exploite de manière créatrice les
possibilités ouvertes par la première.
Le constat de base auquel nous n’avons cessé de revenir est le suivant :
l’homme a toujours déjà une compréhension directe des actions et des
intentions d’autrui, compréhension qui a ses racines dans l’« inter-corporéité »
(Gallese). Notre compréhension des autres est perceptuelle et incarnée : nous
avons une perception directe des actes, des gestes, des intentions d’autrui
(Gallagher et Zahavi). Ce constat de base reprend des idées développées par la
phénoménologie et par les défenseurs de la simulation incarnée, même si,
comme indiqué ci-dessus, Gallagher et Zahavi proposent de parler plutôt de
« perception directe » et critiquent l’emploi du terme de « simulation » pour
parler d’un processus qui est automatique et non inférentiel 193. De même ils
interprètent le thème des neurones miroirs dans la cadre d’une théorie de
l’interaction et non pas de la simulation. Cependant, on peut dire qu’au fond
Gallagher et Zahavi d’un côté et Gallese de l’autre partagent la même vue et
qu’il s’agit surtout d’une différence de terminologie. Le différend vient sans
doute de l’emploi par Gallese des termes de « simulation » et d’« Einfühlung »,
qui renvoient normalement à un processus cognitif de projection. Mais en
réalité, tout comme la « perception directe » de Gallagher et Zahavi,
l’« Einfühlung » de Gallese se réfère elle aussi à un processus qui ne relève pas
d’un acte de connaissance mais d’une compréhension directe des actions
d’autrui :
Grâce à l’Einfühlung nous apprenons des choses sur le mode de présence des autres et
sur la nature spécifique de leurs expériences, et cela directement plutôt qu’à travers une
« opération cognitive ». Cette manière d’entrer dans l’intersubjectivité est la plus basique ; elle
inclut le domaine de l’action et englobe et intègre les diverses modalités de comprendre les
autres et de communiquer avec eux. Elle est au centre de notre expérience du soi et d’autrui, à
la racine de l’intersubjectivité 194.

Les trois auteurs critiquent donc tous la conception purement mentaliste


défendue à la fois par la théorie de la simulation explicite et par la conception
de la théorie de l’esprit, selon lesquelles pour comprendre les autres nous
partons d’un « comportement opaque 195 » qui doit être interprété et expliqué
en termes mentaux explicités. Gallese souligne par exemple :
Mon modèle de la simulation incarnée conteste en fait l’idée selon laquelle la seule façon
de rendre compte de la compréhension interpersonnelle consiste à attribuer explicitement à
autrui des attitudes propositionnelles comme des croyances et des désirs, conçus comme des
représentations symboliques. Avant et sous le mind-reading se trouve l’intercorporéité qui est
la source principale de notre connaissance directe d’autrui 196.

Gallagher et Zahavi de leur côté notent que les théories de l’esprit, qu’il
s’agisse de celles postulant l’existence d’une théorie psychologique ou de celles
de la simulation explicite, instaurent une séparation entre l’esprit et le corps
parce qu’elles partent de l’idée que l’esprit des autres nous est nécessairement
caché 197. Or, dans nos rapports quotidiens avec les autres, ce qu’ils pensent ne
nous est pas caché ou dérobé, mais s’exprime de façon directe dans leurs
expressions, leurs gestes et leurs actions :
Dans la plupart des situations intersubjectives nous comprenons directement les
intentions des autres parce que celles-ci sont explicitement exprimées dans leurs actions
incarnées et leurs comportements expressifs. Pour comprendre, nous n’avons pas besoin de
postuler ou d’inférer une croyance ou un désir caché dans l’esprit d’une autre personne. Ce
que certains théoriciens auraient tendance à appeler de manière abstraite la croyance ou le
désir d’une personne est exprimé directement par ses actions et ses comportements 198.

Au lieu de voir le corps comme quelque chose d’opaque qui dissimule


l’esprit, Gallagher et Zahavi, mais aussi Gallese, voient l’esprit comme quelque
chose qui est incarné. Les sentiments, les états psychiques s’incarnent dans
des réactions physiologiques ou dans des comportements corporels. Par
exemple si quelqu’un rougit, c’est qu’il a honte ; s’il est joyeux ou triste, cela
peut se lire sur son visage. Comme le souligne aussi Élisabeth Pacherie, il y a
de nombreuses situations dans lesquelles le sujet a un accès perceptif à
l’émotion d’autrui grâce à son expression faciale, à l’« objet intentionnel » qu’il
vise par exemple par le regard, à travers le mécanisme d’attention
conjointe etc. 199. L’esprit n’est donc pas exclusivement intérieur, coupé du
corps puisque les mouvements corporels sont déjà porteurs de signification :
En voyant les actions et mouvements expressifs des autres, on voit déjà leur signification.
On n’a nul besoin de faire des inférences concernant un ensemble caché d’états mentaux. Le
comportement expressif est saturé par la signification de l’esprit ; il nous révèle l’esprit 200.

Le fait qu’il y ait une telle compréhension non inférentielle et


prélangagière est en accord avec l’hypothèse de Heidegger, selon laquelle
autrui est toujours déjà compris en même temps que je me comprends moi-
même. Ce que montrent la théorie des neurones miroirs et la psychologie du
développement, c’est que les gestes, les actions, les émotions des autres ont
toujours déjà une signification pour nous. Nous ne voyons pas les autres
comme des objets dont nous devons inférer des propriétés « cachées » mais
comme des agents qui agissent dans un monde commun. Plus
fondamentalement : les autres interagissent avec nous et c’est pourquoi nous
les voyons toujours déjà sous une certaine aspectualité et sommes toujours
déjà dans une certaine relation avec eux.
Cette intercompréhension élémentaire pourrait être caractérisée comme
étant une interlocution muette, car ce qui s’y joue ce n’est pas la rencontre
d’une intériorité subjective avec une autre intériorité subjective, mais la
coprésence intercompréhensive dans ce que Gallese appelle un espace
intersubjectif ou un espace partagé, un espace qu’il identifie à celui des
neurones miroirs entrant en résonance en deçà de toute séparation entre
« moi » et « toi 201 ». Cet « être-nous » (we-ness), ou pour reprendre
l’expression de Heidegger, ce Mitsein, est le fondement ontologique de la
condition humaine :
Ces mécanismes neuronaux partagés rendent possible le caractère partageable des
actions, émotions et sensations, les constituants les plus élémentaires de notre vie sociale.
Selon mon modèle, le « nous » et l’intersubjectivité fondent ontologiquement la condition
humaine dans laquelle la réciprocité définit fondationnellement l’existence humaine 202.

Rizzolatti et Sinigaglia ne disent pas autre chose : la compréhension des


actions et des intentions d’autrui est réciproque, ce qui détermine « un espace
d’actions partagées » :
Dès que nous voyons quelqu’un accomplir un acte ou une chaîne d’actes, qu’il le veuille
ou non, ses mouvements acquièrent pour nous une signification immédiate ; naturellement,
l’inverse est aussi vrai : chacune de nos actions revêt une signification immédiate pour celui
qui l’observe. Le système des neurones miroirs et la sélectivité de leurs réponses déterminent
ainsi un espace d’actions partagées, à l’intérieur duquel chaque acte et chaque chaîne d’actes,
les nôtres et ceux d’autrui, apparaissent immédiatement inscrits et compris, sans que cela
requière aucune « opération de connaissance » explicite ou délibérée 203.

Selon cette conception de la compréhension muette partagée, il n’y a pas


une primauté de la compréhension de soi sur la compréhension d’autrui, ni à
l’inverse une primauté de la compréhension d’autrui sur la compréhension de
soi. Certaines pathologies montrent clairement l’interdépendance des deux
compréhensions. C’est le cas des lésions de l’insula gauche : les personnes
chez qui elle est lésée non seulement ne reconnaissent plus les expressions
faciales de dégoût des autres, mais, de plus, ne ressentent plus elles-mêmes du
dégoût 204.
Cette interlocution muette est en fait un des aspects de l’intercorporéité 205.
C’est la raison pour laquelle Gallese rapproche sa conception de celle de
Husserl, qui avait souligné que c’est tout d’abord grâce à nos corps que nous
pouvons partager une expérience commune avec autrui : cela est dû au fait
que les autres font l’expérience de leur corps de la même façon que nous,
c’est-à-dire qu’ils perçoivent leur corps comme un corps vécu, un corps
subjectivé donc (Leib / chair), et non pas comme un corps physique, qui serait
analogue à un objet matériel (Körper / corps) 206. C’est sur la base de cette
compréhension incarnée et non inférentielle que se développe la
compréhension consciente d’autrui, qu’elle prenne la forme de la simulation
explicite (de l’imagination), de l’inférence ou de la compréhension langagière.
Avant même que les diverses formes de mind-reading puissent se déployer,
nous partageons toujours déjà avec autrui un même espace
d’intercompréhension directe :
Donc, avant d’être capable de théoriser, simuler, expliquer ou prédire les états mentaux
des autres, nous sommes déjà capables d’interagir avec eux et de comprendre les autres sur la
base de leurs expressions, gestes, intentions et émotions, ainsi que selon la manière dont ils
agissent à notre égard et à l’égard d’autrui. Par ailleurs, cette intersubjectivité primaire n’est
pas seulement première en termes développementaux. Elle reste primaire tout au long de la
vie, à travers toutes nos expériences subjectives face à face, et elle est sous-jacente aux
pratiques, plus tardives du point de vue développemental et occasionnelles, qui peuvent
impliquer des phénomènes d’explication ou de prédiction d’états mentaux chez autrui 207.

L’étude évolutive et développementale confirme cette hiérarchie des


facultés de compréhension d’autrui. Ainsi la compréhension non inférentielle
des actions d’autrui impliquée par les neurones miroirs précède la
compréhension inférentielle. En termes phylogénétiques, il y a, selon Gallese
et Goldman, une continuité entre la compréhension des buts des actions
d’autrui, qui est commune aux humains et aux primates non-humains, et les
capacités de mentalisation pleinement développées des êtres humains 208. En
termes de développement ontogénétique, les enfants ont déjà une
compréhension directe d’autrui en amont de l’acquisition du langage. Les
recherches en psychologie du développement ont montré en particulier que
les neurones miroirs fonctionnent déjà pleinement à six mois. Ce fait permet
de comprendre pourquoi, dès la phase de socialisation primaire, les bébés ont
une compréhension perceptuelle des autres comme des êtres animés
(puisqu’ils font la distinction entre les hommes et les objets inanimés),
disposent d’une compétence imitative rudimentaire (ils imitent certains
mouvements et gestes des autres) et, dans le domaine émotif, sont capables
d’empathie, c’est-à-dire ont accès au partage d’émotions et à la distinction
entre soi et autrui 209.
La phase de socialisation secondaire, qui intervient vers un an, voit naître
ce qu’on appelle les situations d’attention partagée ou d’attention conjointe :
l’enfant partage l’attention de l’adulte pour un objet ou un événement
extérieur 210. Si pendant la phase de socialisation primaire, les enfants sont
engagés surtout dans des relations dyadiques (ils interagissent tour à tour soit
avec des personnes, soit avec des objets), dans la phase de socialisation
secondaire, ils s’engagent dans des relations triadiques (enfant-adulte-
objet / événement) 211. L’adulte et l’enfant dirigent ensemble leur attention vers
un objet ou un événement extérieur. Une étude expérimentale entreprise par
Carpenter, Nagell et Tomasello, tend à montrer qu’en fait il y a trois étapes de
ce développement de l’attention conjointe : entre neuf et douze mois, l’enfant
vérifie l’attention de l’adulte (engagement conjoint), de onze à quatorze mois il
suit son attention vers un objet (par exemple il suit son regard, ce qui
constitue la phase de l’apprentissage par imitation) et de treize à quinze mois,
il dirige lui-même l’attention de l’adulte vers un objet, par exemple en lui
montrant quelque chose 212. Selon Tomasello, l’existence de ces
comportements d’attention conjointe montre qu’à neuf mois déjà 213, les bébés
commencent à comprendre que les autres sont, comme eux, des agents
intentionnels, c’est-à-dire « des êtres animés, poursuivant des objectifs et
procédant activement à des choix parmi les moyens comportementaux
permettant d’atteindre ces objectifs 214 », ce qui marque, selon lui, une
véritable révolution dans leur développement 215. Selon Tomasello, ce n’est que
lorsqu’il réussit à voir les autres comme des agents intentionnels avec lesquels
il s’engage dans des scènes d’attention conjointe que l’enfant commence à
avoir accès à un monde intersubjectif, à un univers de réalités partagées
(d’artefacts matériels et symboliques et de pratiques sociales), bref ce n’est
qu’à ce moment-là que l’accès à la culture lui est ouvert 216. Comprenant
désormais les actions intentionnelles de l’adulte vis-à-vis d’objets extérieurs,
l’enfant commence à les imiter, apprenant ainsi l’usage des outils et des
artefacts, ce qui constitue la première phase de l’apprentissage culturel 217.
Tomasello suggère que cette compréhension des autres comme des agents
intentionnels est liée de façon directe au fait que les enfants commencent à se
comprendre eux-mêmes comme des agents intentionnels, par exemple en
distinguant mieux entre les fins et les moyens de leurs actions 218. C’est à
travers la simulation implicite que cette autocompréhension synchronisée
avec la compréhension d’autrui se met en place. Dès le début de la deuxième
année de leur vie, les enfants ont une compréhension directe des intentions
d’autrui telles qu’elles s’expriment à travers ses actions. Ils sont même déjà
capables d’aider les adultes à mener à bien une action qui vise un but : par
exemple si un adulte essaie de faire marcher un jouet et qu’il ne réussit pas, ils
peuvent lui montrer comment le faire. Cela montre qu’ils comprennent les
actions des autres comme des actions finalisées pour atteindre un but et non
pas comme de simples mouvements sans signification.
Le modèle de l’attention partagée et de l’imitation présente des
homologies avec le modèle herméneutique du langage comme dialogue
développé par Gadamer. Dans le cas de Tomasello cette proximité est d’autant
plus grande qu’il soutient que l’attention conjointe constitue « l’arrière-plan
socio-cognitif de l’acquisition précoce du langage 219 ». Ces homologies sont de
trois ordres. D’abord, chez Gadamer, la relation dialogique est en fait
triadique : elle implique deux interlocuteurs qui parlent d’une chose commune
sur laquelle ils doivent se mettre d’accord. Nous avons vu que ce qui compte
ce n’est pas leur subjectivité mais cette chose commune. Dans l’attention
conjointe il y a la même relation triadique : deux interlocuteurs recherchent
l’entente à propos d’un « objet » qui leur est commun. En deuxième lieu, ce
n’est qu’à partir du moment où un être humain comprend que l’autre est un
agent intentionnel qu’il peut comprendre que ce que cet autre énonce ce ne
sont pas seulement des sons et des bruits mais qu’ils traduisent une intention
communicative. De même l’attention conjointe exige que chacune des
personnes soit capable de comprendre les actions de l’autre comme des
actions intentionnelles et qu’il soit capable d’identifier cette intention. Enfin,
lorsque l’enfant apprend par imitation, il doit apprendre à se comporter avec
l’adulte comme celui-ci s’est comporté vis-à-vis de lui, ce qui veut dire qu’il
doit pouvoir inverser les rôles avec l’adulte dans le processus d’attention
conjointe et utiliser le symbole vis-à-vis de l’adulte comme celui-ci l’a fait à
son égard 220. Dans le dialogue langagier tel qu’il est décrit par Gadamer, on
retrouve le même processus d’inversion de rôles.
Ce qui vaut pour la compréhension comme acte cognitif vaut aussi pour le
champ des émotions. Nous avons rencontré à plusieurs reprises la notion
d’empathie et nous avons noté les difficultés qu’elle pose, dues notamment au
fait que sa définition n’est pas stabilisée. Les analyses qui précèdent nous
permettent d’y voir plus clair. On peut en effet partir de l’hypothèse selon
laquelle il existe deux modalités de partage émotif. La première est celle de la
résonance émotionnelle. Rizzolatti et Sinigaglia soulignent ainsi que, tout
comme la compréhension directe des actions d’autrui détermine l’émergence
d’un espace d’action potentiellement partagé à l’origine de formes
d’interactions plus élaborées (imitation, communication intentionnelle), de
même la résonance émotionnelle fournit le substrat neural d’une
coparticipation empathique qui oriente nos conduites et nos relations
interindividuelles 221. Selon eux « la compréhension immédiate, à la première
personne, des émotions d’autrui, que le mécanisme des neurones miroirs rend
possible, représente la condition nécessaire de ce comportement empathique
qui sous-tend une large part de nos relations interindividuelles 222 ». Le
phénomène de résonance émotionnelle rend donc possible l’empathie, qui
selon eux implique un processus réflexif.
Gérard Jorland a consacré une analyse éclairante à cette question en
relisant, à la lumière des savoirs actuels, la distinction entre sympathie et
empathie. Selon Jorland, « l’empathie consiste à se mettre à la place de l’autre
sans forcément éprouver ses émotions 223 », alors que « la sympathie consiste
inversement à éprouver les émotions de l’autre sans se mettre nécessairement
à sa place 224 ». La sympathie concerne donc les phénomènes de résonance et
de contagion qui ne sont pas forcément conscients, tels le fou rire,
l’agressivité, les pleurs. Par exemple lorsque je vois quelqu’un pleurer je peux
ressentir moi-même ce qu’il ressent et cela de façon inconsciente 225. La
tristesse de quelqu’un d’autre peut provoquer chez moi un état de tristesse
sans que je me mette nécessairement à sa place afin de comprendre ce qu’il
ressent. Ces phénomènes de contagion émotionnelle constituent une forme
primitive d’empathie : ils existent déjà chez le bébé qui se met à pleurer
lorsqu’il entend pleurer un autre bébé.
L’empathie, à la différence de la sympathie, repose sur un acte cognitif
conscient visant à la compréhension d’autrui. Elle suppose le fait de se mettre
consciemment à la place d’autrui, de se projeter de façon consciente dans lui,
grâce à l’imagination. Selon Jean Decety, si les primates non humains ont la
capacité de percevoir les émotions de leurs congénères, seul l’homme est doté
de la capacité de percevoir les autres comme des agents intentionnels ou
d’adopter la perspective subjective d’un autre 226. À quel moment l’enfant
commence-t-il à voir les autres comme des agents mentaux à la place de qui il
peut se mettre ? Comme nous l’avons vu, le tout petit enfant déjà comprend
les autres comme des êtres animés et, vers neuf mois au plus tard, il
commence à les comprendre comme des agents intentionnels (ce qui inclut
une compréhension des comportements dirigés vers un objectif et l’attention
aux autres). Mais ce n’est que vers quatre ans qu’il commence à comprendre
les autres comme des agents mentaux qui ont des pensées et des croyances
qui leur sont propres 227. Cela est confirmé par les tests de fausse croyance qui
montrent que c’est vers quatre ans que les enfants arrivent à distinguer entre
leur propre point de vue et celui des autres 228.
Tomasello pose une question intéressante : pourquoi la troisième étape
intervient-elle seulement vers quatre ans, alors que les enfants comprennent
les autres comme des agents intentionnels au plus tard vers neuf mois ? Sa
réponse part du constat que lorsqu’on étudie la séquence développementale,
on constate que tout de suite après avoir commencé à comprendre les autres
comme des agents intentionnels, l’enfant commence à apprendre à parler. Il
émet l’hypothèse que c’est précisément grâce au langage, que la capacité de
comprendre les autres comme des agents mentaux se développe
progressivement entre deux et quatre ans. C’est donc surtout à travers le
développement de la capacité d’entrer en dialogue avec autrui, et donc de
changer sans cesse de perspective, que l’enfant apprend que l’autre peut voir le
monde d’un autre point de vue que le sien, qu’il peut avoir des croyances sur
le monde qui diffèrent des siennes. Cette différence de points de vue ou de
perspectives se révèle notamment dans des situations de désaccord,
d’incompréhension, lors d’une demande de clarification ou dans le cadre d’un
dialogue réflexif 229. À la différence des animaux, les hommes ont donc aussi la
capacité de se représenter les états mentaux des autres, de se mettre
consciemment à leur place, de les comprendre par des inférences logiques. Or
toutes ces capacités sont liées au langage. Mettre en avant l’importance de la
compréhension d’autrui par simulation implicite ou perception directe ne doit
donc pas nous amener à sous-estimer l’importance cruciale du langage dans la
constitution de cet espace partagé qui est le lieu de la compréhension d’autrui
et, par extension, le lieu de constitution de la culture humaine.
Chapitre II

HERMÉNEUTIQUE
ET SCIENCES SOCIALES
Les sciences sociales, en particulier la théorie du droit, la science
politique, la sociologie, l’anthropologie et l’histoire, ont entretenu tout au long
du XXe siècle et jusqu’à nos jours des liens importants (bien que parfois
conflictuels) avec le questionnement herméneutique. L’économie semble à
première vue faire exception, mais nous verrons que même dans son cas la
situation est plus complexe. Le but principal de ce chapitre sera de montrer
que ces liens ne sont pas contingents mais tiennent au fait que les sciences
sociales, du fait de leur « objet », ne sauraient échapper à une prise en compte
du questionnement herméneutique, sauf à risquer de méconnaître les
caractéristiques essentielles de leur champ d’études. Je précise d’entrée de jeu
que le cas de l’histoire sera traité dans un chapitre à part. Ce n’est pas parce
que son statut de science sociale serait moins assuré que celui des autres
disciplines énumérées, mais parce que — pour des raisons qui tiennent à la
fois à l’objet de la discipline historique et à l’importance de la question de
l’histoire dans la philosophie herméneutique — les liens entre la théorie de
l’histoire et l’herméneutique sont, au moins depuis Dilthey, tellement étroits
qu’il faut les traiter à part.
Si le lien entre le questionnement herméneutique et les enjeux des
sciences sociales semble aller de soi, la situation est cependant rendue
complexe par le fait que ces dernières comprennent des disciplines dont
l’ancienneté est des plus diverses. L’histoire remonte à l’Antiquité grecque ;
l’économie au sens actuel naît avec les temps modernes ; la science du droit
telle que nous l’entendons remonte à l’époque de l’Antiquité romaine ; la
science politique moderne naît quelque part entre le début du XVIe (Machiavel)
et le XVIIe siècle (Hobbes) ; l’anthropologie naît à l’âge des découvertes (bien
qu’on en trouve déjà des éléments dans Hérodote) et la sociologie au
e
XIX siècle. Poser la question des relations du questionnement herméneutique
avec les sciences sociales semblerait donc devoir prendre des formes très
différentes selon la science sociale considérée, puisque certaines d’entre elles
précèdent la naissance de l’herméneutique au sens contemporain du terme,
c’est-à-dire en tant que questionnement philosophique général concernant la
nature de la compréhension. Nous verrons cependant qu’en réalité, au
e
XX siècle, toutes les sciences sociales, quelle que soit leur ancienneté, ont été
influencées à des titres divers et à des moments divers de leur développement
par le questionnement herméneutique contemporain, c’est-à-dire par
l’herméneutique philosophique. On peut même dire que toutes ont, sous des
formes diverses et à des moments différents, connu un tournant
herméneutique.
LE TOURNANT HERMÉNEUTIQUE
DANS LES SCIENCES SOCIALES

Le simple fait qu’au XXe siècle pratiquement toutes les sciences sociales
ont connu un « tournant herméneutique » est en lui-même remarquable. Cela
vaut donc la peine de s’y attarder un peu. Je me bornerai dans ce qui suit à
rappeler quelques cas particulièrement révélateurs.
Je partirai de la théorie du droit, puisque ses liens avec l’herméneutique
sont très anciens. Il est d’autant plus significatif qu’elle ait connu son propre
tournant herméneutique au XXe siècle. On admet en général que
l’herméneutique juridique au sens technique du terme naît dans et à travers la
réception médiévale, dès le XIIe siècle 1, du code de l’empereur Justinien (529-
565). Cette herméneutique juridique perdure aujourd’hui sous la forme d’une
« herméneutique spéciale » ayant sa tradition propre, souvent à l’écart de
l’herméneutique générale qui est au centre de cet ouvrage 2. Mais au XXe siècle
s’est développée, à côté de cette herméneutique conçue comme technique
juridique, une réflexion sur la nature même de l’interprétation juridique. Le
« tournant herméneutique en théorie du droit », dont on situe en général la
naissance autour de 1960, coïncide avec une crise profonde de la légitimation
de l’interprétation juridique telle qu’elle était avancée par les théories
formalistes qui furent dominantes durant une grande partie du XXe siècle. Ces
théories défendaient une conception purement procédurale de l’interprétation
juridique, selon laquelle l’interprétation de la norme par le juge relève d’une
procédure cognitive strictement formelle (déductive ou inférentielle)
contraignant de façon quasi déterministe l’interprétation.
Or il est remarquable que la réflexion critique dirigée contre cette
tradition formaliste de l’herméneutique juridique se soit faite en écho à, ou en
prenant appui sur, la conception générale de l’activité interprétative
développée par l’herméneutique philosophique. Le décisionnisme d’un Carl
Schmitt ou le normativisme d’un Hans Kelsen, deux orientations qui ont joué
un rôle important dans la prise de conscience de la crise de la théorie
classique de l’interprétation juridique, s’accordent, malgré ce qui les oppose
par ailleurs, sur le constat que l’interprétation juridique ne saurait être réduite
à une procédure déterministe descendant des normes juridiques vers le cas
particulier. Ils considèrent au contraire que le statut de l’interprétation
juridique est éminemment problématique, dans la mesure où la norme ne
détermine jamais totalement son application : toute décision juridique fait
intervenir, qu’elle en soit consciente ou non, d’autres facteurs, externes à la
norme proprement dite (par exemple le contexte historique, ou la subjectivité
du juge).
La parenté du décisionnisme de Schmitt — qualifié parfois
d’« herméneutique négative » à cause de la manière dont il souligne l’aspect
purement décisionnel du jugement — avec l’ontologie herméneutique du
Heidegger d’Être et Temps est particulièrement nette 3 : la thèse décisionnelle
selon laquelle la décision juridique déborde toujours le fondement
argumentatif invoqué et qu’elle est donc de nature créatrice, entre en
résonance avec la conception heideggérienne de la décision existentiale
comme « saut » vers l’avenir. De même que chez Heidegger la décision ne
saurait jamais être expliquée à partir du passé dont elle émerge, mais est une
projection dans l’avenir, de même la décision du juge ne saurait pouvoir être
la simple résultante de la loi et de la jurisprudence, mais comporte une
dimension de pur événement. Chez Kelsen, la notion d’auto-interprétation du
droit introduit un thème central de l’herméneutique philosophique dans la
théorie du droit. La notion se réfère au fait que « tout acte de conduite
humaine apporte une assertion relative à ce qu’il signifie juridiquement » ce
qui implique que, lorsque le théoricien du droit cherche à interpréter ses
« matériaux », il se trouve en fait devant des faits « déjà interprétés 4 ». Il s’agit
d’une transposition, dans le domaine du droit, du principe herméneutique
fondamental selon lequel ce que nous appelons un « fait humain » est
toujours une auto-interprétation de l’homme par lui-même opérée à travers
ses actions, croyances et valeurs.
Il existe aussi des parentés indéniables entre la conception non
déterministe du jugement juridique avancée dans le cadre du « tournant
herméneutique de la théorie du droit » et la manière dont Gadamer a défini la
notion d’application. Il faut rappeler qu’il a emprunté cette notion à
l’herméneutique technique du droit, mais qu’il l’a réinterprétée profondément,
puisqu’il ne considère pas que l’application est simplement la projection d’un
sens figé sur un cas individuel, mais qu’elle pense ce qui est à comprendre (à
juger) à partir de la situation présente. Cela correspond précisément à la
manière dont les pensées du droit liées au tournant herméneutique ont
interprété le rapport bidirectionnel entre la loi et son application. Autrement
dit, ils ont pensé la notion d’application contre la théorie technique de
l’application juridique, en s’inspirant de sa redéfinition philosophique par
Gadamer qui lui-même était parti de la conception juridique classique de
l’application 5.
À bien des égards l’économie semblerait devoir se trouver dans une
situation opposée à celle de la théorie du droit. On pourrait en effet penser
que ses relations avec le questionnement herméneutique sont inexistantes. Et
il en est sans doute ainsi dans le cas du paradigme de la théorie néoclassique.
En effet, s’il y a une science sociale qui se pense et se veut de part en part
« objectiviste », c’est bien l’économie néoclassique. Ce qui est en cause ce n’est
pas tant l’importance qu’elle accorde aux statistiques et à la modélisation
mathématique. En effet, contrairement à ce qui est souvent avancé, rien
n’interdit a priori qu’une enquête herméneutique se serve de ces outils,
puisque précisément elle ne se définit pas comme une méthode spécifique
mais comme un questionnement spécifique. Ce qui est en cause ce sont plutôt
deux aspects de l’ontologie implicite de la théorie néoclassique. D’une part,
elle conçoit l’entité de base sur laquelle elle mène ses opérations cognitives, à
savoir l’homo œconomicus, comme un décideur rationnel dont les choix sont
causés par un pur calcul d’utilité marginale appliqué à une série ordonnée de
préférences. D’autre part, elle réduit le fait social à l’agrégation des
préférences et décisions individuelles dans le contexte d’une rareté des
ressources qui met les choix des individus en concurrence sur le marché. Une
telle conception n’a effectivement que faire du questionnement
herméneutique, puisqu’elle n’accorde aucune pertinence au caractère
historiquement et socialement situé des agents. Elle réduit la dimension
sociale au fait que chaque individu, soit attribue aux autres qu’il rencontre sur
le marché la même stratégie rationnelle de maximisation de l’utilité
personnelle que celle qu’il poursuit (ce qui est la thèse défendue par la théorie
économique néoclassique), soit possède parmi les croyances qu’il entretient
des croyances concernant les croyances d’autrui (ce qui correspond à la thèse
de la théorie économique cognitiviste) 6. Dans les deux cas les agents sont
pensés comme des individus isolés enfermés dans leur esprit et prenant leurs
décisions de manière purement computationnelle, comme des esprits
cartésiens « naturalisés ».
La situation est cependant fort différente dès lors qu’on accepte de faire
un pas de côté et de s’intéresser aux travaux de ce qui fut le paradigme
dominant en économie avant le triomphe de la théorie néoclassique, à savoir
l’économie de l’école autrichienne (Menger, von Mises et Hayek), qui continue
à être développée sous le nom d’« école néo-autrichienne 7 ». Longtemps
considérée comme hétérodoxe, l’école néo-autrichienne a acquis une nouvelle
actualité avec la crise de 1998 et l’incapacité des modèles de l’économie
néoclassique de la prévoir 8. Or l’objection principale de l’école néo-
autrichienne au modèle néoclassique concerne précisément son ontologie,
c’est-à-dire la notion d’acteur rationnel maximisant ses propres avantages à
partir d’un calcul des préférences et des coûts. Les néo-autrichiens
considèrent que cette base ontologique est non réaliste et donc interdit une
compréhension adéquate de la dynamique économique 9. Elle est non réaliste,
d’abord parce qu’elle isole l’action économique des autres activités de
l’individu et méconnaît le caractère holiste de l’esprit humain, ensuite parce
qu’elle ne s’intéresse qu’aux états d’équilibre alors que selon l’école
autrichienne la vie économique est un processus créateur fondé sur la
production permanente de déséquilibres (comme en témoigne la « théorie du
marché comme processus » qui est au centre de son modèle théorique), et
enfin et surtout parce que la notion de sujet économique rationnel méconnaît
le fait que les êtres humains sont toujours socialement et historiquement
situés et que donc leurs actions proprement économiques ne sont pas des
décisions de calcul rationnel « pur », prises par des esprits cartésiens
désincarnés, mais traduisent des choix incertains (et souvent problématiques)
d’individus « immergés » socialement et historiquement 10. C’est dans le cadre
de cette critique que Lachmann et Lavoie en particulier se sont tournés vers
l’herméneutique philosophique, et plus particulièrement vers Gadamer, pour
poser les bases d’un « tournant herméneutique » (Don Lavoie) 11 de
l’économie. Le point central de ce tournant réside dans la reconnaissance du
fait que lorsque les humains agissent économiquement, ils le font en tant
qu’individus sociaux « soumis aux effets de l’histoire » (Gadamer) et que leurs
décisions économiques ne peuvent pas être réduites au résultat d’un calcul
d’utilité mais reposent sur une précompréhension « vécue », beaucoup plus
large, des enjeux y compris autres qu’économiques, de leurs choix. Du point
de vue d’un modèle purement rationnel, cette précompréhension ne peut être
vue que comme un biais. Du point de vue de l’approche herméneutique, elle
est constituante de l’action économique. Ou pour le dire en termes de
modélisation : tout modèle des faits économiques doit prendre en compte leur
composante autoréférentielle. C’est en cela que pour l’école néo-autrichienne,
l’économie est de manière intrinsèque une science sociale et une science
historique. Sa dimension historique en particulier ne saurait être réduite à un
élément externe (dont s’occuperait l’histoire de l’économie conçue comme une
discipline différente de l’économie), mais doit être intégrée dans la logique
même du modèle économique.
En sociologie, l’intrication entre le questionnement herméneutique et
l’évolution de la discipline est très forte. La distinction diltheyenne entre
compréhension et explication est ainsi apparentée à l’épistémologie
webérienne de la sociologie comme explication compréhensive (verstehendes
Erklären) 12, qui lui est pratiquement contemporaine. La différence avec
Dilthey ne saurait évidemment être sous-estimée, puisque si pour Weber la
sociologie est fondée sur une analyse des actions qui relève de la
compréhension, sa finalité n’en est pas moins explicative : il s’agit d’une
explication par des raisons, donc par des faits d’intentionnalité que le
sociologue doit comprendre, mais qui sont en même temps conçues comme
des causes des actions et sont donc explicatives. Par exemple, selon Weber,
nous comprenons le geste de quelqu’un qui épaule un fusil si nous savons qu’il
veut fusiller quelqu’un, ou combattre des ennemis ou se venger ; nous
comprenons dans sa motivation une colère, si nous savons qu’elle est causée
par une jalousie, une vanité ou un honneur blessé. Comme il le souligne :
Dans tous ces cas nous avons affaire à des ensembles significatifs [Sinnzusammenhänge]
compréhensibles, et nous considérons leur compréhension comme une explication [Erklären]
du déroulement effectif de l’activité. Pour une science qui s’occupe du sens de l’activité,
« expliquer » signifie par conséquent la même chose qu’appréhender l’ensemble significatif
auquel appartient selon son sens visé subjectivement, une activité actuellement
compréhensible […] 13.

Le but ultime de la sociologie webérienne est donc l’explication causale


même si pour cela elle passe par l’interprétation. Dilthey en revanche, nous
l’avons vu, sépare radicalement la compréhension de l’explication et ne
ménage pas de place à cette dernière dans les sciences de l’esprit. De même, sa
vision selon laquelle la compréhension comme telle est fondée sur l’empathie
n’est pas partagée par Weber. Certes, ce dernier ne nie pas l’existence d’une
compréhension par empathie, mais elle ne concerne d’après lui que le champ
des émotions et de l’expérience esthétique et non pas la compréhension de
l’action sociale à finalité rationnelle, qui elle est de nature intellectuelle.
Mais, malgré ces différences importantes, Weber et Dilthey partagent une
même intuition fondamentale : les « realia » des sciences de l’esprit (Dilthey)
ou de la sociologie (Weber) sont des représentations — ou des faits
interprétés — et ils ne sauraient donc être identifiés par le chercheur qu’à
travers une activité de compréhension de leur « visée ». On ne saurait
évidemment pas dire que c’est la discipline herméneutique qui a « influencé »
la sociologie (ni l’inverse), puisque la pensée de Dilthey et celle de Weber se
sont développées indépendamment l’une de l’autre, bien que les deux auteurs
se soient lus 14. Mais leurs œuvres s’inscrivent dans une même visée générale
qui est celle d’une critique des démarches positivistes des sciences de l’esprit
du XIXe siècle et d’une refondation passant par une approche compréhensive,
donc herméneutique (bien qu’au sens non disciplinaire du terme dans le cas
de Weber). Comme l’a souligné Weber,
[…] dans le cas des « structures sociales » (à l’opposé des « organismes »), nous sommes en
mesure d’apporter par-delà la constatation de relations et règles (les « lois ») fonctionnelles
quelque chose de plus qui reste éternellement inaccessible à toute « science de la nature » (au
sens où elle établit les règles causales de processus et de structures et « explique » à partir de
là les phénomènes singuliers) : il s’agit de la compréhension du comportement des individus
singuliers qui y participent, alors que nous ne pouvons pas comprendre le comportement des
cellules par exemple, mais l’appréhender seulement fonctionnellement et le déterminer
ensuite d’après les règles de son développement. Cet acquis supplémentaire est cependant
payé chèrement, car il est obtenu au prix du caractère essentiellement hypothétique et
fragmentaire des résultats auxquels on parvient par l’interprétation. Néanmoins, c’est
précisément en cela que consiste la spécificité de la connaissance sociologique 15.

Jusqu’à ce jour l’acceptation de l’existence d’une base « herméneutique »


est restée une constante de la sociologie, y compris lorsqu’elle se revendique
de modèles formels ou structuraux, telles la théorie des systèmes de Parsons
ou de Luhmann, la théorie des réseaux de Harrison White, ou encore la
sociologie critique de Bourdieu et de ses élèves. Ainsi, Luc Boltanski, qui a été
un élève de Bourdieu, a souligné l’importance qu’a eue pour lui la lecture de
l’œuvre de Ricœur :
J’ai réalisé, en lisant Ricœur, qu’il y avait une autre manière d’interpréter qui, sans
renoncer à l’existence d’un sens caché […] se donnait pour visée de comprendre les actions et
les interprétations que les acteurs, par exemple dans les entretiens, fournissaient de leurs
actions, en allant des éléments fragmentaires contenus dans ces « rapports » aux schèmes et
aux grammaires, souvent plus ou moins implicites, à partir desquels ces rapports étaient
engendrés. […] La relation aux textes que proposait Ricœur m’apparut donc comme
transposable à la sociologie. On pouvait être un « vrai » sociologue et mettre en œuvre une
herméneutique de reconstruction, de déploiement d’un sens 16.

Boltanski découvre donc dans l’œuvre de Ricœur la possibilité d’un autre


type d’interprétation que celle liée au soupçon, et qui consiste « à déployer
pleinement le sens des discours et des actes qui, sans être nécessairement
explicite, est compris par les acteurs dont l’activité interprétative est
constante 17 ». Le sociologue Laurent Thévenot, de son côté, souligne ce qu’il
considère comme les trois apports majeurs de l’œuvre de Ricœur aux sciences
sociales. Le premier apport concerne la question de l’action. Thévenot pense
notamment aux analyses de Ricœur de l’action comme texte 18, question sur
laquelle je reviendrai plus tard 19. Le deuxième est un apport à la question de
l’identité. Traditionnellement les sciences sociales ont analysé cette question
uniquement sous l’angle de la mêmeté 20. En introduisant l’autre pôle de
l’identité, à savoir l’ipséité, Ricœur « invite à concevoir une identité qui n’est
pas seulement caractérisée, mais composée et recomposée à partir
d’engagements multiples dont le feuilletage confère une consistance
dynamique à la personne 21 ». Enfin, le troisième apport de Ricœur consiste
selon Thévenot dans son attention à la reconnaissance (par exemple dans
Parcours de la reconnaissance) et au vivre-ensemble (par exemple l’éthique de
la vie bonne dans Soi-même comme un autre), réflexion qui « invite à remettre
sur le métier les constructions que les sciences sociales proposent avec des
oppositions telles que micro / macro, individu / collectif, privé / public 22 ». Ce
troisième apport sera discuté dans le cadre du débat entre individualisme et
holisme.
Les sociologues qui se réclament ouvertement d’une démarche
« compréhensive » tels Alfred Schütz et ses disciples Berger et Luckmann, ou
encore Raymond Aron, Raymond Boudon, les webériens contemporains ou
encore les diverses obédiences pragmatistes et ethno-méthodologiques,
s’inscrivent tous, sinon explicitement du moins implicitement, dans une
orientation herméneutique.
Selon Louis Quéré l’adoption du paradigme herméneutique permet
d’éviter deux écueils. Le premier est la réduction empiriciste qui sépare son
objet en deux — « d’une part la réalité brute, à laquelle on attribue des
propriétés absolues, c’est-à-dire indépendantes de toute appréhension par des
sujets, pour lesquels elle est objet d’expérience, d’autre part, le sens que ces
sujets attachent à cette réalité sous la forme d’attitudes, de dispositions, de
croyances, de valeurs 23 ». Le deuxième est la réduction constructiviste 24 qui
explique l’ordre social par des facteurs causaux externes qui déterminent les
acteurs sans qu’ils en soient conscients. Les deux types de réduction excluent
l’activité interprétative du champ sociologique. Contre ces deux
réductionnismes, l’herméneutique souligne d’abord le rôle central de
l’interprétation en sociologie : pour accéder à son objet, elle doit le
reconstruire grâce à l’interprétation. Ensuite elle met en évidence le fait que le
monde social lui-même se constitue dans et à travers l’expérience des humains
et que donc la réalité sociale est constitutivement un fait de « sens vécu ». Il
n’y a pas d’un côté des faits sociaux « bruts » qui seraient ensuite interprétés
par les acteurs sociaux : un fait social est ce qu’il est parce qu’il est interprété
comme il l’est. Cet argument proprement herméneutique joue un rôle
particulièrement important dans la sociologie d’Alfred Schütz ainsi que dans
l’ethnométhodologie.
Certes, Alfred Schütz ne se considérait pas lui-même comme un
herméneute mais plutôt comme un phénoménologue. Mais sa critique du
privilège de l’observateur dans la méthode idéal-typique de Weber correspond
à un positionnement herméneutique. En effet pour Schütz il faut partir de la
position de l’acteur social qui vit l’expérience 25. Il considère que malgré sa
méthodologie compréhensive, Weber reste prisonnier d’une perspective
objectivante et du même coup méconnaît la primauté du monde vécu sur le
monde de la science. Cette primauté signifie en particulier, selon Schütz, que
les outils du sociologue lui-même sont fondés dans les significations pré-
données par la vie vécue 26. Cette thèse est évidemment herméneutique. En
particulier, comme Heidegger, Schütz pense que « la réalité prédominante »
est non pas le monde de la science mais ce qu’il appelle le « monde de la
réalité quotidienne 27 ».
Cependant, à la différence de Heidegger (et aussi de Husserl), Schütz
insiste sur l’existence d’une pluralité de « sphères finies de sens », dont il a
trouvé l’inspiration chez le psychologue William James 28 avec qui il partage la
conviction qu’il existe des « réalités multiples », « plusieurs ordres de la
réalité, probablement en nombre infini 29 ». Il distingue notamment le monde
des objets et des événements réels dans lesquels nous pouvons insérer nos
actions, le monde de l’imagination, le monde des malades mentaux, le monde
de l’art, le monde des rêves et le monde scientifique. Chacun de ces mondes a
« son style cognitif spécifique », chacun est fini et chacun est réel en tant qu’il
est présent à notre conscience. Cela conduit Schütz à affirmer que « c’est le
sens de nos expériences, et non la structure ontologique des objets, qui
constitue la réalité 30 ». Sa position n’est pourtant pas « relativiste » : même si
la réalité se définit pour nous comme le sens de nos expériences, nos
expériences, elles, ne dépendent pas que de nous mais, de manière décisive, de
nos interactions avec des objets, des situations, etc., qui, par exemple à travers
leur résistance, se donnent à nous dans l’expérience de sens comme
indépendants de nous.
Comme indiqué, une autre théorie sociologique à forte « charge »
herméneutique est l’ethnométhodologie de Garfinkel dont le développement
s’est d’ailleurs fait en partie sous l’influence de la sociologie d’Alfred Schütz 31.
Ses apparentements, indéniables, avec la tradition herméneutique, ou pour
être plus précis avec Heidegger, semblent relever d’une convergence dont
Garfinkel n’a pris conscience que progressivement, mais qui (comme il
l’indique lui-même à plusieurs reprises en faisant référence à Heidegger) lui a
sans doute permis de clarifier davantage certains de ses principes. Il n’y a en
tout cas pas de doute que le credo fondamental de l’ethnométhodologie, à
savoir l’idée selon laquelle les acteurs sociaux confèrent une intelligibilité
propre aux actions auxquelles ils participent et la thèse méthodologique selon
laquelle c’est cette auto-intelligibilité produite par l’activité elle-même qui
constitue le « lieu » du « véritable » savoir social résonne fortement avec la
conception heideggérienne du rôle ontologiquement constituant et
épistémiquement originaire de l’interprétation et de l’auto-interprétation
comme « lieu » de l’être de l’homme. Cette conviction amène Garfinkel à
soutenir, comme Heidegger, que la description objectivante, entreprise de
l’extérieur, des pratiques humaines, à laquelle s’attellent les sciences
explicatives émerge toujours de cette compréhension constituante de l’activité
elle-même. Ce que les sciences croient découvrir comme une réalité brute en
souffrance d’une explication est toujours déjà compris et interprété parce que
la compréhension se déploie dans et à travers l’agir lui-même.
La sociologie d’Anthony Giddens est sans doute parmi les théories
sociologiques récentes celle qui affirme le plus explicitement sa nature
herméneutique (même si Giddens critique Gadamer). Mais comme nous
avons déjà parlé de Giddens 32 et que nous allons le rencontrer de nouveau
dans la suite de ce chapitre 33, je ne m’étendrai pas sur sa conception ici. Je
vais plutôt clore ce passage en revue par un exemple particulièrement
révélateur de la prégnance du questionnement herméneutique en sociologie,
puisqu’il concerne un théoricien issu d’une tradition ouvertement opposée à
l’herméneutique philosophique. Je veux évidemment parler de Jürgen
Habermas. Il faut rappeler que Habermas est issu de l’école critique de
Francfort, qui, notamment à travers Adorno, avait adopté une attitude très
critique à l’égard de Heidegger et de son herméneutique existentiale. Or nous
avons déjà vu qu’au fil de son évolution vers la théorie de l’agir
communicationnel Habermas s’est de plus en plus rapproché du
questionnement herméneutique, notamment à travers le rôle central qu’il y
accorde au monde vécu comme savoir d’arrière-plan et comme horizon qui en
tant que tel ne saurait être remis en question parce qu’il constitue la condition
de possibilité de toute intercompréhension 34. Cela implique que le moment
critique de l’agir communicationnel lui-même reste toujours inscrit dans le
monde vécu et donc aussi dans la tradition (au sens gadamérien) puisque ce
monde vécu est un monde historique : la critique réaménage la tradition mais
du même coup la mène plus loin et donc la perpétue. L’idée d’une critique
radicale qui s’extrairait de l’horizon du monde vécu (partagé) comme tel en s’y
opposant frontalement n’a plus de place dans la théorie de l’agir
communicationnel, puisqu’elle romprait la communication et du même coup
ferait s’effondrer la dynamique sociale comme telle. La proximité de cette
conception avec l’herméneutique gadamérienne est parfois sous-estimée parce
que Habermas est par ailleurs célèbre pour avoir, lors du débat de la fin des
années 1960 sur la méthodologie des sciences sociales, remis en cause
précisément la conception gadamérienne de la tradition et, du même coup, la
prétention à l’universalité de l’herméneutique. Cette remise en cause, dirigée
surtout contre la conception déflationniste du rôle de la critique réflexive chez
Gadamer, ne touche en réalité qu’un problème secondaire, celui de
l’importance relative de la conservation et de l’innovation dans la dynamique
historique de la tradition. Que les deux positions en conflit aient été nourries
par ailleurs par des précompréhensions divergentes relevant l’une d’une
position plutôt « conservatrice » et l’autre d’une position plutôt
« progressiste », ne semble guère faire de doute. Mais cela ne saurait affecter
la parenté conceptuelle évidente, et il paraît difficile de contester que
l’abandon par Habermas de la dialectique négative de l’École de Francfort et
son évolution vers la théorie de l’agir communicationnel ont été rendus
possibles grâce à l’introduction de certains concepts essentiels du programme
herméneutique.
Autant, et même peut-être plus encore que la sociologie, l’anthropologie,
surtout depuis la naissance de l’anthropologie culturelle, se situe dans un
questionnement d’ordre herméneutique. En effet, au-delà de la diversité
(souvent conflictuelle) de ses méthodologies et de ses théories, l’anthropologie
culturelle a pratiquement toujours construit son objet à travers la logique de
l’altérité, donc à travers une logique herméneutique, quitte à vouloir
reprendre en un second moment cette altérité dans une problématique
universaliste. Le travail de Lévi-Strauss est exemplaire à cet égard puisqu’il a
placé ses analyses sous le double enjeu d’une thèse d’altérité radicale de son
objet (la « pensée sauvage » conçue comme radicalement différente de la
pensée occidentale) et d’un « dépassement » de cette dichotomie dans le cadre
d’une théorie des universaux de l’esprit humain. La conception dichotomique
de Lévi-Strauss en fait d’une certaine manière l’ultime représentant de la
figure classique de l’anthropologie, fondée sur l’opposition entre l’homme
« moderne » et le « primitif ». L’anthropologie post lévi-straussienne est, en
effet, soit pluraliste — comme Philippe Descola qui pose l’hypothèse de
l’existence d’une pluralité dénombrable de systèmes ontologiques différents
répartis entre grandes aires culturelles, soit radicalement culturaliste, au sens
où l’on considère que chaque culture est différente de toute autre 35 — une
position qui est typiquement celle des anthropologies « textualistes », telle
celle de Clifford Geertz. Mais quelle que soit la différence, la persistance
même du paradigme de l’altérité au sein de la tradition anthropologique est
un fait remarquable, puisqu’il ancre l’anthropologie dans un questionnement
constitutivement herméneutique.
Pourtant, comme cela a été noté par Michael Agar, les références
explicites à l’herméneutique sont restées très rares dans les textes
anthropologiques jusqu’au tournant « textualiste » des années 1970. Il rappelle
ainsi l’omniprésence de la notion et du concept d’« interprétation » dans
l’anthropologie culturelle et la quasi-absence de toute prise en compte de son
arrière-fond philosophique 36. En fait, on peut dire que le paradigme de
l’altérité radicale a agi sans doute selon le mode d’une précompréhension
(implicite) ayant une force d’évidence pour l’anthropologie classique. Or Agar
relève fort justement que définir l’objet de recherche de l’anthropologie
comme étant le lieu d’une altérité radicale implique une vision problématique
du processus de la compréhension d’autrui. Comme nous le verrons plus loin,
Gadamer a critiqué explicitement cette conception, y voyant l’expression d’une
posture de maîtrise interprétative : l’interprète prétend mieux connaître autrui
que celui-ci ne se connaît lui-même. Il explicite en effet des significations qui
restent opaques à son objet d’étude, dans la mesure où ce dernier n’a pas
accès au monde de l’interprète par rapport auquel il est catégorisé comme
« autre ». Ce faisant, l’anthropologue est aveugle aux présupposés de sa propre
précompréhension : la dichotomie qui oppose le « nous » occidental à l’altérité
radicale de l’autre (les primitifs, les peuples sans écriture, ceux qui pratiquent
la pensée sauvage, etc.) fait elle-même partie d’un moment spécifique de
l’autocompréhension de la tradition occidentale.
Si le tournant « textualiste » de l’anthropologie a été fondamentalement
un tournant herméneutique, c’est précisément parce qu’il a déconstruit cette
préconception en mettant une pensée de la différence à la place d’une pensée
de l’altérité radicale. La « thick description » pratiquée par Clifford Geertz,
sans doute le représentant le plus important de ce tournant, vise à redonner à
la culture étudiée sa densité et ses différences internes propres, plutôt que de
la construire comme pure « altérité ». La métaphore de la culture comme
« texte », que Geertz doit à Dilthey et surtout à Ricœur, lui permet
précisément de déployer une analyse des cultures « autres » qui reconnaît leur
différence tout en les comprenant dans leur réalité propre 37.
Ces quelques considérations devront nous suffire ici. Leur but était
uniquement de montrer que le questionnement herméneutique contemporain
a effectivement, sous des formes diverses et à des moments différents, joué un
rôle décisif dans l’évolution des sciences sociales au XXe siècle. Si, dans
certains cas, il s’est agi d’une convergence de réflexions menées
indépendamment, dans la majorité des cas les penseurs de l’herméneutique
ont bien été mobilisés explicitement et sciemment dans le cadre d’une
réorientation de la discipline.
Le but du présent ouvrage n’étant pas historique mais conceptuel, je
m’intéresserai dans le reste de ce chapitre à la présentation des apports
conceptuels essentiels du questionnement herméneutique à une meilleure
compréhension des enjeux fondamentaux des sciences sociales. J’aborderai en
premier lieu la question de la nature toujours déjà interprétée et auto-
interprétante des faits sociaux, qui pose un défi à toute démarche
« objectiviste ». En un deuxième moment je m’intéresserai au problème de
l’ontologie du social. Après une analyse des trois positions « classiques »
(holisme, individualisme et interactionnisme), j’essayerai de montrer
comment l’hypothèse d’une ontologie distribuée des faits sociaux, défendue du
côté de l’herméneutique par Ricœur et Taylor, et du côté de la philosophie
analytique par Searle, permet de sortir de l’impasse. Pour finir, je me
pencherai sur le problème de la compréhension de l’altérité culturelle, qui est
important non seulement pour l’anthropologie mais aussi, plus généralement,
pour la question du comparatisme interculturel.
LE MONDE SOCIAL ET CULTUREL :
UNE RÉALITÉ AUTO-INTERPRÉTANTE
ET OBJECTIVÉE
Nous avons vu que, selon l’herméneutique, la compréhension d’autrui ne
saurait être réduite à une relation s’établissant entre des individus enfermés
chacun dans sa propre intériorité mais qu’elle présuppose toujours un monde
déjà partagé, un monde commun, c’est-à-dire un monde social et culturel. Ce
monde est co-donné avec la compréhension que nous avons de nous-mêmes.
Nous ne sommes donc pas d’abord avec « nous-mêmes » (chacun pour soi en
quelque sorte) et ensuite avec autrui : être avec soi c’est toujours aussi être
avec autrui et être avec autrui c’est aussi être avec soi. Cette co-donation fait
que selon la perspective herméneutique la réalité sociale est toujours déjà une
réalité pré-comprise et donc pré-interprétée. Pour les sciences sociales, la
conséquence non triviale de cette ontologie herméneutique de l’homme réside
dans le fait que leur statut relève de ce qu’Anthony Giddens appelle « une
double herméneutique » : non seulement elles se servent de l’interprétation
pour accéder à leur domaine d’objet, mais leur objet même, à savoir la réalité
sociale, est une réalité intrinsèquement herméneutique 38. Les sciences sociales
sont donc métaherméneutiques : elles interprètent ce qui est déjà interprété et
qui n’existe qu’en vertu de cette interprétation constituante. Entre les deux
niveaux il y a un cercle herméneutique. En effet, d’une part, le chercheur en
sciences sociales n’est jamais en dehors du monde social, mais toujours dans
ce monde. C’est pourquoi, dans son analyse, il doit partir des significations
que les acteurs sociaux (dont il fait partie) confèrent à ce monde. D’autre part,
ses recherches peuvent avoir un impact sur ce monde social lui-même, sur les
comportements des acteurs, qui s’approprient les concepts théoriques des
sciences sociales et s’en servent dans le cadre de leurs pratiques 39.
Vue sous cet angle, la réalité sociale apparaît comme une réalité produite
par les hommes dans et à travers leurs activités auto-interprétatives, les
sciences sociales étant elles-mêmes un moment particulier de cette activité
auto-interprétative. Le sociologue Alfred Schütz peut servir d’exemple ici.
Dans une perspective qui converge avec celle de l’herméneutique, il a insisté
sur la continuité qu’il y a entre la compréhension d’autrui et la compréhension
du monde social. Selon lui, le monde social est constitué par des types de
relations extrêmement diverses qui vont de l’expérience immédiate d’autrui
dans les relations face à face (Wir-Beziehung) à l’expérience médiate du monde
social (Ihr-Beziehung) 40. Il y a d’abord les relations immédiates avec les gens
que nous connaissons personnellement. Les types personnels structurent ma
précompréhension des personnes que je connais et avec lesquelles j’ai une
relation personnalisée. Il y a ensuite les relations avec les gens qui nous sont
connus uniquement à travers leur rôle social, à travers les fonctions typiques
qu’ils exercent dans la société (par exemple le type de l’employé de poste). Les
autres sont appréhendés ici comme des types généraux auxquels nous
attribuons des fonctions, des comportements précis : par exemple j’ai une
précompréhension de la façon dont doivent se comporter des employés de
poste, des commerçants ou des policiers 41. Ainsi, quand je porte une lettre à la
poste, je m’attends à ce qu’elle soit acheminée vers sa destination par un
facteur, mais je ne pense pas à quelqu’un d’individualisé mais plutôt au type
du facteur 42. Schütz, annonçant sur ce point les analyses d’Erving Goffman, se
réfère surtout à une précompréhension construite en termes de rôles, de
fonctions dans la société : nous assignons des comportements précis à chaque
rôle social et nos attentes sont structurées par ces représentations de rôle. Ces
rôles sociaux, à leur tour, sont définis par rapport à des institutions qui sont
plus ou moins anonymes. À travers ces relations avec autrui compris en tant
que remplissant un rôle social, nous sommes donc aussi en rapport avec ces
institutions. Les réalités institutionnelles ont à leur tour des degrés
d’abstraction divers : il y a celles dont je connais la structure mais dont le
personnel m’est inconnu, comme le Parlement, la commune ; d’autres sont
fondamentalement anonymes comme l’« État » ou l’« économie capitaliste ».
Entre les relations face à face avec autrui et l’expérience médiate du monde
social, il y a donc une continuité. Même les relations les plus abstraites
relèvent encore de la logique de l’autocompréhension et de la compréhension
d’autrui. Cela ressort notamment du fait que les institutions, l’État, etc., sont
vécus par les hommes comme des acteurs au plein sens du terme.
Mais vue de l’autre côté, de celui des formes d’organisation, des
institutions, etc., la réalité sociale apparaît au contraire comme une réalité
objectivée, extérieure, autonome, qui s’impose aux hommes, qui les contraint.
Cette puissance de contrainte se montre de manière particulièrement forte
dans le cas des institutions, des appareils d’État et plus généralement de
toutes les entités sociales qui perdurent à travers les générations et qui
semblent prescrire aux hommes leurs actions. On peut exprimer le problème
en termes d’objectivation. En effet, les relations sociales des hommes donnent
naissance à des objectivations dont l’autonomie et la stabilité se répartissent le
long d’une hiérarchie qui va des objectivations les plus instables aux
objectivations les plus stables, des simples manières de faire aux faits
institutionnels. Max Weber et Dilthey se sont beaucoup intéressés à ce
problème. Weber a ainsi distingué plusieurs types de faits sociaux, se
différenciant par leur degré de stabilité et d’objectivation : les mœurs, c’est-à-
dire les usages et les coutumes, les conventions et normes, et enfin les faits
institutionnels.
Les usages sont des manières de faire partagées à un moment donné t : on
peut ainsi distinguer nos usages culinaires ou nos modes vestimentaires de
ceux de la génération de nos parents. La consultation du smartphone dans le
métro est un des usages de notre temps. Lorsqu’un usage est partagé depuis
de nombreuses générations, donc lorsqu’il est établi sur une pratique ayant
déjà une certaine ancienneté, il se transforme en coutume.
La coutume est un usage devenu stable, un usage qui est entré dans les
mœurs, une habitude invétérée. Weber la définit comme « une règle sans
garantie extérieure, que l’agent observe librement, que ce soit d’une façon
“machinale”, par “commodité” ou pour toutes sortes d’autres raisons 43 […] ».
Les coutumes n’ont donc rien d’obligatoire : elles sont partagées surtout par
habitude. Weber souligne qu’elles créent une « communalisation »
(Gemeinschaft), c’est-à-dire un sentiment subjectif des participants
d’appartenir à la même communauté 44.
La convention est une coutume « dont la “validité” est approuvée au sein
d’un groupe humain et qui est garantie par la réprobation de tout écart 45 ». À
la différence d’une simple coutume, comme par exemple le fait de préparer
ses repas d’une certaine façon, l’observation d’une convention (par exemple
saluer comme tout le monde, s’habiller d’une façon qui passe pour décente)
est exigée des individus « comme quelque chose d’obligatoire ou
d’exemplaire 46 ». Si l’on ne respecte pas une coutume, on est tout au plus mal
vu, mais si l’on ne respecte pas une convention, on encourt la réprobation. Les
conventions, comme par exemple la façon de se tenir à table, de manger ou de
s’habiller, sont apprises pendant l’enfance et deviennent ensuite tellement
automatiques, qu’une fois acquises, nous les considérons comme
« naturelles » et nous sommes choqués si quelqu’un ne s’y tient pas.
Les usages et les coutumes peuvent se cristalliser non seulement sous la
forme de conventions mais aussi sous celle de normes explicites liées à des
sanctions. Weber souligne que « ce qui est de coutume [Hergebrachte] a été
partout à l’origine de ce qui est “obligatoirement valable” 47 ». On peut
distinguer ainsi entre un usage partagé dans le cas des faits coutumiers (du
type « tout le monde fait cela »), un usage attendu dans le cas d’une
convention et un usage imposé dans le cas des faits institutionnels (du type
« tout le monde doit faire cela »). Si l’écart par rapport à une coutume est
peut-être mal vu et si celui par rapport à une convention entraîne de la
réprobation, l’écart par rapport à une norme est puni par la loi 48. À la
différence des coutumes et des conventions qui ont souvent (mais pas
toujours) un caractère implicite, les normes sont toujours explicites,
puisqu’elles ne s’imposent que si elles se stabilisent dans des institutions qui
peuvent exercer une contrainte. Les institutions sont les formes
d’objectivation les plus fortes des relations sociales : leur existence montre que
les hommes sont capables de créer une réalité sociale qui s’objective, à un
point tel qu’elle peut donner l’impression de fonctionner indépendamment
d’eux.
Comme déjà indiqué, dans le cadre de l’herméneutique proprement dite,
cette question des objectivations, c’est-à-dire de la cristallisation des
interprétations sous une forme stable et publique, a été au centre du travail de
Dilthey. Selon sa théorie du « monde de l’esprit », l’esprit s’objective dans la
langue, les mœurs, les styles et les formes de vie, les artefacts culturels, les
institutions, les visions du monde, par exemple des mythes ou des
religions, etc. :
Dans la mesure où l’esprit objectif est ainsi détaché de sa fondation exclusive dans la
raison universelle exprimant l’essence de l’esprit du monde, détaché aussi de la construction
idéelle, un nouveau concept en devient possible : il comprend aussi bien la langue, les mœurs,
toute espèce de forme de vie, de style de vie, que la famille, la société civile, l’État et le droit.
Et désormais ce concept englobe aussi ce que Hegel distinguait, en tant qu’Esprit absolu, de
l’Esprit objectif : art, religion et philosophie, car c’est justement en eux que l’individu créateur
se manifeste en même temps comme représentant de la communauté, et c’est précisément
dans leurs vastes formes que l’esprit s’objective et c’est en elles qu’il est connu 49.

Si Dilthey emprunte le terme d’« esprit objectif » à Hegel, il en change


cependant le sens, en le débarrassant notamment de son caractère spéculatif.
Selon Hegel, l’esprit objectif marque une étape intermédiaire dans le
développement de l’esprit, qui va de l’esprit subjectif à l’esprit absolu, en
passant par l’esprit objectif. Il est plus précisément l’extériorisation de ce qui à
l’étape de l’esprit subjectif n’était que pure intériorité ; mais il est lui-même
appelé à être dépassé par la synthèse ultime de l’intérieur et de l’extérieur qui
se réalise à travers l’esprit absolu. La conception de Dilthey se distingue de
celle de Hegel sur trois points. D’abord, l’esprit tel qu’il est conçu par Dilthey
ne se réduit pas à ce que Hegel appelait l’esprit objectif, c’est-à-dire l’esprit des
institutions, mais inclut aussi ce que celui-ci appelait l’esprit absolu, c’est-à-
dire la religion, l’art et la philosophie. En fait, comme le montre la citation ci-
dessus, pour Dilthey l’esprit objectif regroupe l’ensemble des faits sociaux et
culturels. En deuxième lieu, comme Gadamer l’a noté, Dilthey refuse l’idée
d’un « esprit absolu » c’est-à-dire d’une totalité infinie : pour lui, il n’existe que
des figures finies de l’esprit, parce que la conscience humaine est elle-même
toujours « finie et historique 50 ». Une troisième différence entre la conception
hégélienne et la conception dilthéyenne nous intéresse tout particulièrement
ici parce qu’elle mène directement au problème de l’ontologie des faits sociaux
qui nous occupera dans la section suivante. L’esprit objectif hégélien existe en
dehors des individus et indépendamment d’eux. Il s’objective dans le droit et
la moralité (famille, société civile, État), qui sont des réalités transcendantes
par rapport au psychisme des individus. La position de Hegel est donc une
position holiste comme le sera en sociologie celle de Durkheim. Chez Dilthey
en revanche, les objectivations ne sont pas coupées du psychique. Elles sont
des traces qui renvoient à autrui et nous permettent de le comprendre. Ce sont
des expressions de la vie qui renvoient toujours à la subjectivité de ceux qui
les ont produites. Selon Dilthey, le monde de l’esprit doit être appréhendé
comme « un ensemble interactif, c’est-à-dire comme un ensemble inscrit dans
les productions durables qui sont les siennes 51 ». Cette conception d’un
ensemble de significations, d’une structure « extériorisée » de la vie est une
idée qu’il tient de Husserl et de sa notion d’intentionnalité : selon Husserl, la
conscience ne peut être atteinte en elle-même, mais seulement à travers l’objet
qu’elle vise, toute conscience étant conscience de quelque chose. Ricœur
souligne ainsi que Dilthey a bien compris que « la vie ne saisit la vie que par la
médiation des unités de sens qui s’élèvent au-dessus du flux historique 52 ».
Chez Dilthey cette conception de l’objectivation aboutit à une conception
« textualiste » de la société qui devient ainsi un texte à interpréter 53. Cette
façon de concevoir les objectivations sociales comme des textes a eu une
grande fortune en philosophie tout autant que dans les sciences sociales. Elle
a été reprise en particulier par Ricœur qui, comme Dilthey, admet la
possibilité d’une distanciation, d’une objectivation grâce aux structures
textuelles. Il voit cette objectivation déjà à l’œuvre dans l’action qui est
« articulée dans des signes, des règles, des normes » et donc « symboliquement
médiatisée 54 ». Le modèle du texte 55 est, selon Ricœur, un paradigme
approprié pour les sciences sociales, dans la mesure où leur objet central,
c’est-à-dire l’action, a certains des traits constitutifs du texte. L’action est un
« quasi-texte 56 » et cela pour plusieurs raisons. Tout d’abord, l’action devient
objet de science à travers une objectivation semblable à la fixation du discours
par l’écriture. Les actions qui laissent une marque sont archivées et ce n’est
que lorsqu’elle est enregistrée dans les archives qu’une action devient action
sociale. Deuxièmement, l’action devient autonome par rapport à son agent, de
la même manière que le texte s’autonomise par rapport à son auteur.
Troisièmement, l’action, tout comme le texte, peut être réactivée dans d’autres
contextes que son contexte d’origine. Les grandes œuvres de culture dépassent
ainsi les conditions de leur production, « de la même manière qu’un texte
développe de nouvelles références et constitue de nouveaux “mondes” 57 ».
Enfin, l’action est ouverte, comme le texte, à une pluralité d’interprétations.
La signification d’une action, tout comme la signification d’un texte, n’est pas
réductible à la signification qu’elle a dans son contexte d’origine mais
comprend aussi les significations qui lui sont données par les interprétations
ultérieures.
Ricœur se sépare cependant de Dilthey sur un point important. Nous
avons vu que Dilthey ancre son concept d’interprétation dans un concept
psychologique de la compréhension, c’est-à-dire qu’il pense la compréhension
du passé en analogie avec la compréhension d’une autre personne, en partant
des signes extérieurs pour accéder à l’intériorité 58. Ricœur trouve
problématique cet ancrage et critique le fait que tout en élargissant
l’herméneutique aux objectivations de la vie fixées par l’écriture, il ramène
l’interprétation de ces objectivations à la compréhension psychologique
d’autrui :
Le passage de la compréhension, définie largement par la capacité de se transposer en un
autrui, à l’interprétation, au sens précis de la compréhension des expressions de la vie fixées
par l’écriture, posait un problème double. D’un côté, l’herméneutique complétait la
psychologie compréhensive en lui ajoutant un étage supplémentaire ; d’autre part, la
psychologie compréhensive infléchissait l’herméneutique dans un sens psychologique 59.

Selon Ricœur, l’entreprise de Dilthey « assigne pour visée dernière à


l’interprétation, non pas ce que dit un texte, mais celui qui s’y exprime 60 ».
Ainsi, l’objet de l’herméneutique n’est plus le sens du texte mais « le vécu qui
s’y exprime 61 ». Et ce qui vaut pour le texte au sens littéral vaut aussi pour le
« texte » social : selon Ricœur, la signification de ce « texte » ne peut pas être
réduite à l’intériorité des sujets qui s’y expriment.
L’analyse par Ricœur de l’action comme texte a amené certains
sociologues à adopter une perspective critique par rapport à la conception
prédominante dans la sociologie compréhensive et dans la sociologie de
l’action. Cette conception part de la subjectivité du sujet de l’action, de
l’intention et des motifs de l’action. Louis Quéré souligne ainsi que,
en effet, aussi bien Gadamer que Ricœur ont fortement distingué les intentions subjectives ou
les intentions de l’auteur, de l’intention du texte. Comprendre un texte c’est saisir son
intention, telle qu’elle s’incarne ou s’exprime en lui, et ne pas connaître les intentions de
l’auteur lorsqu’il l’a écrit (quoique celles-ci puissent être éclairantes). Il y a donc une
autonomie sémantique du texte. Pour reprendre les termes de Ricœur, le texte fait « une
proposition de monde » et le lecteur accède à soi à travers la confrontation à cette
proposition, confrontation qui est de l’ordre d’une expérience, voire d’une épreuve 62.

De manière plus générale, on peut affirmer que la vision de Dilthey du


monde de l’esprit comme ensemble interactif ainsi que la description de
Ricœur de l’action comme texte 63 ont eu une influence importante sur le
« tournant herméneutique » des sciences sociales à partir des années 1970.
L’exemple le plus parlant est celui de l’anthropologie de Clifford Geertz. À la
différence de Dilthey, et comme Gadamer ou Ricœur 64, Geertz ne fonde pas
son concept d’interprétation sur un concept psychologique de
compréhension 65. Il souligne en effet qu’il ne s’agit pas « d’entrer en quelque
interne correspondance d’esprit avec vos informateurs » mais « d’arriver à
comprendre ce qu’[…] ils pensent être en train de faire 66 ». En suivant Daniel
Cefaï, on peut définir l’anthropologie de Geertz par trois traits qui montrent la
parenté de sa conception avec celle de Dilthey. Tout d’abord, elle est fondée
sur une conception expressiviste, car Geertz considère que le comportement
humain est de part en part symbolique. Ensuite, Geertz, tout comme Dilthey,
considère que l’interprétation est fondée sur un déchiffrement de traces 67.
C’est enfin une « herméneutique des textes culturels » fondée sur un concept
d’interprétation emprunté directement à Dilthey 68. De même que Dilthey
voyait la vie historique (et donc par extension la société) comme un texte,
Geertz voit la culture comme un texte et conçoit l’ethnographie comme la
lecture de ce texte :
Faire de l’ethnographie, c’est comme essayer de lire […] un manuscrit étranger, effacé,
plein d’ellipses, d’incohérences, de corrections suspectes et de commentaires tendancieux
mais écrits, non pas à l’aide de graphiques sonores rendus conventionnels mais d’exemples
temporaires de comportements structurés 69.

Dans la perspective de Geertz, le fait que l’action humaine est de part en


part symbolique, explique qu’elle signifie comme le font la peinture, la
littérature ou la musique 70. Comme Geertz le souligne lui-même, il emprunte
le modèle de l’action comme texte à Ricœur 71. Si l’action est texte, la culture
est son contexte (qui à son tour a une structure textuelle) : c’est à l’intérieur de
ce contexte que les événements sociaux, les comportements, les institutions
peuvent être décrits intelligiblement, c’est-à-dire de manière « dense »
(thick) 72.
Cette conception de l’action comme texte (empruntée à Ricœur), et plus
généralement de la société et de la culture comme texte (empruntée à
Dilthey), si elle a été très importante dans le cadre du « tournant
herméneutique » qu’ont connu bon nombre de sciences sociales dans le
dernier tiers du XXe siècle, a fait (et fait encore) l’objet de nombreuses
critiques. Ces objections cependant résultent de deux malentendus.
En premier lieu on a confondu la conception ricœurienne de la nature
textuelle de l’action avec les thèses bien plus radicales du textualisme tel qu’il
s’est répandu pendant une brève période dans les sciences sociales,
essentiellement aux États-Unis. La proposition formulée avec beaucoup de
prudence par Ricœur de la fécondité de la notion de texte pour comprendre la
structure de l’action, n’avait pas été faite au nom d’un textualisme généralisé,
mais au nom d’une parenté de structure entre le caractère public de la
signification sociale des actions et le caractère public de la signification des
textes. Il faut ajouter que le textualisme de Geertz, qui combine les influences
de Dilthey et de Ricœur, est lui-même plutôt un textualisme modéré, qui se
sert de la notion de « texte » essentiellement pour souligner les
interdépendances fortes entre les activités culturelles dans leurs différences.
En deuxième lieu, et c’est là le point décisif, l’idée d’interpréter l’action
comme un texte n’est pas aussi centrale dans le questionnement
herméneutique que l’idée inverse qui consiste à considérer le texte comme
action. Car ce qui intéresse l’herméneutique dans les textes, c’est la façon dont
ils agissent sur les lecteurs. De même, à travers la notion d’« application »,
l’interprétation est vue d’abord comme une action et plus précisément comme
la continuation de l’action du texte infléchie par l’horizon qui structure l’acte
d’interprétation. C’est à travers cette conception que l’herméneutique acquiert
sa véritable pertinence pour les sciences sociales. Si elle est à l’origine de la
thèse, selon laquelle les faits sociaux sont des interprétations et que donc les
sciences sociales sont toujours des interprétations d’interprétations, elle
insiste surtout sur le fait que ces interprétations sont des actions, et plus
précisément qu’elles sont les actions à travers lesquelles les faits sociaux sont
constitués en tant que tels, comme auto-interprétation créatrice des humains.
HOLISME, INDIVIDUALISME,
INTERACTIONNISME

Nous avons vu que le monde social se montre toujours à nous sous deux
faces qui semblent s’exclure : selon l’aspect sous lequel on le « regarde », il
apparaît comme subjectif ou au contraire comme objectif. Ainsi, comme l’ont
souligné Berger et Luckmann, d’un côté le monde de la vie sociale est
« considéré comme donné en tant que réalité par les membres d’une
société 73 » et, d’un autre côté, « c’est aussi un monde qui trouve son origine
dans leurs pensées et leurs actions, et est maintenu en tant que réalité par
ceux-ci 74 ». Searle met en évidence la même dualité lorsque, dans une
perspective philosophique, il souligne que les faits sociaux sont à la fois
« ontologiquement subjectifs et épistémiquement objectifs 75 ». D’une part, le
monde social nous apparaît comme une réalité objectivée, extérieure aux
individus et indépendante d’eux. Ainsi, les formes socioculturelles, devenues
indépendantes de l’intentionnalité individuelle, agissent sur les individus, sous
la forme par exemple de coutumes qu’ils ont intériorisées ou de lois qui les
contraignent. D’autre part pourtant, ce monde social et culturel existe
uniquement parce que — comme nous allons le voir — il y a des individus qui
ont certaines croyances et attitudes à son propos.
Comment penser cette dualité du « monde social » ? La question fait
l’objet d’un débat intense et récurrent dans lequel trois positions classiques
s’affrontent : holisme, individualisme et interactionnisme. La position
herméneutique, nous le verrons, est différente de toutes les trois et permet de
dépasser leur opposition. Mais il nous faut d’abord voir comment elles se
distinguent et s’opposent.
C’est la position holiste qui a été dominante dans les sciences sociales
au XIXe et en partie aussi au XXe siècle. Selon l’holisme social (défendu
notamment par Durkheim), la société est une réalité collective
ontologiquement transcendante par rapport aux individus et qui peut agir
causalement sur ceux-ci, voire les déterminer. Durkheim soutient ainsi que la
société est une réalité objective, irréductible aux individus qui la composent :
[…] la société n’est pas une simple somme d’individus, mais le système formé par leur
association représente une réalité spécifique qui a ses caractères propres. Sans doute, il ne
peut rien se produire de collectif si des consciences particulières ne sont pas données ; mais
cette condition nécessaire n’est pas suffisante. Il faut encore que ces consciences soient
associées, combinées, et combinées d’une certaine manière ; c’est de cette combinaison que
résulte la vie sociale et, par suite, c’est cette combinaison qui l’explique. En s’agrégeant, en se
pénétrant, en se fusionnant, les âmes individuelles donnent naissance à un être psychique si
l’on veut, mais qui constitue une individualité psychique d’un genre nouveau 76.

La vie sociale engendre donc selon Durkheim « une individualité


psychique d’un genre nouveau », irréductible aux intentionnalités
individuelles, à savoir la société. Cependant et paradoxalement, cette réalité
collective est définie par analogie avec la conscience individuelle, car
Durkheim parle d’une « conscience collective » et d’« une individualité
psychique d’un genre nouveau 77 ». La société est donc définie comme une
sorte d’âme individuelle, comme une réalité psychologique spécifique. Bruno
Karsenti a montré que, ce faisant, le sociologue se trouve dans une position
inconfortable car il définit son domaine objectif « à la fois contre et dans la
psychologie 78 ». La sociologie holiste veut se distinguer de la psychologie mais
en même temps elle se confond avec celle-ci, « dans la mesure où c’est en tant
que phénomène mental que le fait social détermine effectivement les manières
d’être individuelles 79 ».
Mais qu’entend Durkheim par conscience collective ? Selon lui, le
comportement des individus qui sont en groupe diffère souvent de leur
comportement lorsqu’ils sont isolés et, par conséquent, on ne peut pas
comprendre le groupe si l’on part des individus 80. Par exemple, lorsque des
individus se retrouvent pris dans une masse, ils peuvent se livrer à des
comportements auxquels ils ne se livreraient pas s’ils étaient seuls, comme à
des actes de violence par exemple. De même, un sentiment de bonheur ou
d’euphorie peut se transmettre dans une foule et emporter tous les gens. Cette
puissance de la conscience collective se manifeste aussi dans les courants
d’opinion et les tendances qui sont dominantes à un moment donné dans une
société. Cela montre selon Durkheim que la conscience collective est une
conscience supérieure qui dépasse les individus. Il souligne à plusieurs
reprises qu’elle est « quelque chose d’autre 81 » que la somme de ses parties, ou
encore que les faits sociaux comme les croyances et les pratiques collectives
constituent « une espèce nouvelle 82 » qui n’est réductible ni à des phénomènes
organiques (puisqu’il s’agit de représentations et d’actions), ni à des
phénomènes psychiques ou individuels car « n’ayant pas l’individu pour
substrat, ils ne peuvent en avoir d’autre que la société 83 […] ». Répétées, ces
manières d’agir, de sentir et de penser se cristallisent en « une réalité sui
generis, très distincte des faits individuels qui la manifestent 84 ».
Ce qui pose problème dans cette façon de voir est ce que Vincent
Descombes appelle « le mirage des individus collectifs 85 ». Selon Descombes,
« la notion d’individu collectif est obscure, voire incohérente 86 », parce qu’elle
présuppose deux choses à la fois : d’une part, que « le sujet d’une propriété
collective est une pluralité d’individus 87 », d’autre part qu’il a « une réalité
propre, distincte de celle de ses membres 88 », qu’il est « autre chose » comme
le dit Durkheim. D’où l’idée qu’il y a plus dans un groupe d’individus que ce
groupe d’individus, qu’« il y a plus dans un tout que la simple somme de ses
parties 89 ».
S’il y a plus que la pluralité quand on prend cette pluralité collectivement, et si ce plus est
l’unité qui, s’ajoutant au multiple, en fait un tout, pourquoi ne pas dire qu’on a un individu
tout court, un individu singulier ? L’expression même d’individu collectif trahit une difficulté
intellectuelle : on voudrait poser plus qu’une pluralité, sans aller toutefois jusqu’à poser une
véritable unité. Il n’est pas surprenant que cette entité intermédiaire échappe à toutes les
tentatives faites pour lui trouver une place dans l’ordre des choses 90.

La notion d’« individu collectif » est en fait, selon Descombes, une notion
contradictoire : si l’adjectif « collectif » renvoie à une pluralité, à un
groupement de personnes, le nom « individu », en revanche, renvoie à quelque
chose d’« indivis » et d’« indivisible », donc qui ne semble pas admettre la
diversité à l’intérieur de l’unité 91. Quelque chose ne peut donc pas être à la fois
un groupe, un ensemble d’individus et un individu unique, et cela quelle que
soit l’acception dans laquelle on prend l’adjectif « collectif 92 ».
Pourquoi Durkheim refuse-t-il de fonder le fait social dans le fait
individuel ? Pourquoi son souci de marquer l’extériorité absolue du fait social
par rapport aux individus ? L’explication de Searle est que la psychologie
ayant été dominante à son époque, Durkheim, qui voulait fonder
méthodologiquement la sociologie, était soucieux de délimiter son domaine
par rapport à celui de la psychologie :
Durkheim poursuit plusieurs buts. Il veut que la sociologie devienne une science
véritable, comme la physique, avec un domaine ontologique propre qui serait son objet
d’études, mais il ne veut pas qu’elle soit réductible à la psychologie dont elle serait alors une
branche. Ainsi, de même que l’association de neurones produit un niveau distinct, celui de la
conscience, qui ne réside pas dans les neurones individuels, l’association de consciences
individuelles produit un niveau de faits sociaux qui ne résident pas dans les consciences
individuelles. La psychologie étudie la conscience individuelle et la sociologie étudie la
conscience collective et sa manifestation dans les faits sociaux 93.

Durkheim critiquait donc les doctrines et théories sociologiques qui


expliquaient les faits sociaux à partir de phénomènes psychiques et qui
voyaient dans l’individu l’origine de la société, parce que, selon lui, elles
réduisaient la sociologie à la psychologie (par exemple Auguste Comte,
Herbert Spencer) 94. Selon Durkheim, la sociologie doit étudier les faits
sociaux c’est-à-dire les manières d’agir, de penser et de sentir collectives qui
existent en dehors des individus et qui s’imposent à eux :
Est fait social toute manière de faire, fixée ou non, susceptible d’exercer sur l’individu une
contrainte extérieure ; ou bien encore, qui est générale dans l’étendue d’une société donnée tout
en ayant une existence propre, indépendante de ses manifestations individuelles 95.

Pour montrer que la conscience collective est une donnée originaire,


Durkheim prend l’exemple de la tradition. La preuve que les faits sociaux
viennent de l’extérieur, qu’ils existent en dehors des individus, peut être
trouvée dans le fait que les usages et les pratiques partagés dans lesquels nous
grandissons comme dans un monde objectif existaient déjà avant nous : il en
est ainsi des croyances et pratiques de la vie religieuse d’un fidèle qui, « si
elles existaient avant lui, c’est qu’elles existent en dehors de lui 96 ». Ils
constituent en quelque sorte une réalité objectivée dans les mœurs et le droit,
un « esprit objectif » à la Hegel. On peut objecter à cet argument que ces
croyances et pratiques ne pouvaient exister auparavant qu’incarnées dans la
tête d’individus et qu’elles n’ont pu nous être transmises que par des individus.
Mais l’argument de Durkheim possède un deuxième aspect, qui concerne la
puissance impérative des faits sociaux : ils « ne peuvent pénétrer en nous
qu’en s’imposant » à nous 97. Cette puissance impérative et coercitive est selon
lui un trait définitoire du fait social. Et c’est justement ce pouvoir, cette
contrainte imposée à l’individu par les conventions et les normes qui
confirme, selon lui, la thèse selon laquelle la société dépasse l’individu 98. On
pourrait objecter que tous les faits sociaux n’ont pas ce pouvoir coercitif.
Rappelons à ce propos la typologie de Max Weber fondée précisément sur
l’idée que les actions sociales ne sont pas toutes coercitives. De même, le
langage, fait social s’il en est, ne s’apprend pas par coercition mais par
imitation. Par ailleurs, le constat que des faits sociaux ont un pouvoir coercitif
ne démontre pas la thèse durkheimienne. Il montre certes que les usages et les
coutumes se cristallisent dans des normes et se stabilisent dans des
institutions. Mais il ne tient pas compte du fait que les sociétés se
transforment aussi. Or, si elles existaient comme des entités réellement
indépendantes des individus, il faudrait postuler l’existence d’une capacité de
changement autonome au niveau des sociétés elles-mêmes, dont on ne voit
pas de quelle cause elle pourrait procéder. Bref, Durkheim ne tient pas
compte du fait que les institutions et plus largement les faits sociaux
n’existent que parce qu’ils sont incarnés dans des individus. C’est seulement ce
fait qui permet de comprendre que les institutions peuvent aussi changer. La
société n’est pas une réalité extérieure absolue, un objet qui existerait à part
des individus : elle n’existe que parce qu’il y a des individus qui interagissent.
Ainsi, une institution n’existe que dans la mesure où il y a des individus qui
exercent des rôles institutionnels : par exemple, il faut un juge pour qu’il
puisse y avoir jugement, etc.
Marcel Mauss, disciple de Durkheim, et dont les positions étaient dans un
premier temps proches de celles de son maître 99, a dépassé l’opposition entre
individuel et social, mettant fin du même coup à l’opposition entre
psychologie et sociologie. Dans « Rapports réels et pratiques de la psychologie
et de la sociologie », une conférence qu’il donna à la Société de psychologie en
1924, Mauss n’oppose plus sociologie et psychologie :
Entre l’étude externe de l’homme qui s’accomplit dans l’analyse de ses formes sociales
d’existence, et son étude interne axée sur le moi individuel conçu comme une entité repliée
sur elle-même, il n’y a plus à choisir, et les oppositions anciennes, si vives aient-elles pu être,
se défont au fur et à mesure que pointe, non seulement l’exigence, mais bien la réalisation
effective d’une anthropologie complète 100.

Pour étudier ce qu’il appelle « le fait social total », c’est-à-dire à la fois


psychique et social, Mauss a besoin d’une méthode nouvelle qui réunit des
savoirs différents comme la psychologie, la sociologie et la biologie dans la
« figure unitaire du savoir anthropologique 101 ». Comme le note Karsenti, du
moment où Mauss admet plusieurs perspectives possibles pour approcher son
objet, la sociologie n’entend plus se démarquer par rapport à la psychologie
mais peut désormais devenir « psychologique », ce qui ne veut pas dire pour
autant qu’elle perd sa spécificité mais qu’elle se transforme en une
anthropologie de l’homme total 102 :
[…] l’homme total diverge foncièrement de l’homo duplex de Durkheim. Les facteurs
organico-psychiques sont organiques et psychiques. Ils ne s’opposent pas, massivement et
ensemble, sous la catégorie univoque de l’individuel, aux facteurs proprement sociaux, mais
composent avec l’être social de l’homme une totalité complexe qui mérite d’être considérée
sous l’angle différencié de chacun de ses aspects. L’homme de Mauss a trois dimensions, et
non deux, parce qu’il n’est pas scindé par la ligne de partage de l’individuel et du social.
Totalement individuel, il est aussi totalement social, et cette totalité unitaire est susceptible
d’être lue sur trois registres aussi distincts que solidaires 103.

Au lieu d’opposer l’individuel et le social, comme Durkheim, Mauss


considère l’homme comme « une totalité complexe » qui a plusieurs aspects :
non seulement, l’homme social est inséparable de l’homme psychique, mais de
plus l’homme psychique est inséparable de l’homme biologique. Cette position
de Mauss est en fait apparentée à celle défendue par John Searle que nous
allons rencontrer plus loin. Mais avant de nous intéresser à la question d’un
possible dépassement de la dichotomie holisme-individualisme, il convient de
présenter la position individualiste.
L’individualisme part, comme le holisme, de l’opposition entre l’individuel
et le social sauf que l’accent, au lieu de tomber sur le social, tombe sur
l’individuel, le social étant dérivé de l’individuel. Selon Searle, pour
l’individualisme, il n’y a que des intentionnalités individuelles. Ainsi par
exemple lorsque je dis « nous pensons », « nous voulons », cela se réduit à « Je
pense / je veux et je crois que toi aussi tu penses / tu veux 104 ». Selon
l’individualisme, l’intentionnalité collective se réduit donc à de
l’intentionnalité individuelle plus la croyance que x ou y a la même intention
que moi 105.
La défense la plus puissante de la position individualiste est
l’« individualisme méthodologique » de Max Weber qui correspond bien au
modèle décrit par Searle. En effet sa définition de l’« activité sociale » se fait
en deux étapes : il définit d’abord la notion d’« activité », et ce n’est qu’ensuite
qu’il définit l’« activité sociale ». L’activité est « un comportement
humain […], quand et pour autant que l’agent ou les agents lui
communiquent un sens subjectif 106 », c’est-à-dire une intention. Comme le
note Habermas, cette définition ne part pas d’une théorie de la signification
mais d’une théorie intentionnaliste de la conscience, puisque Weber « ne
réfère pas le “sens” au médium linguistique de l’intercompréhension possible,
mais aux opinions et intentions d’un sujet de l’action qu’il représente d’abord
comme un sujet isolé 107 ». Ou, comme Weber le souligne lui-même, « il ne
saurait exister, […] d’activité au sens d’une orientation significativement
compréhensible d’un comportement propre que sous la forme d’un
comportement d’une ou plusieurs personnes singulières 108 ». Le modèle de
l’activité sociale est ensuite dérivé de ce modèle d’action individualiste,
puisqu’elle est définie comme « l’activité qui, d’après son sens visé [gemeinten
Sinn] par l’agent ou les agents, se rapporte au comportement d’autrui, par
rapport auquel s’oriente son déroulement 109 ». Il est donc celui d’une activité
finalisée, téléologique d’un individu qui vise un ou plusieurs autres individus.
Weber en distingue plusieurs types selon l’objectif poursuivi : utilitariste
(zweckrational) (lorsqu’on poursuit son propre intérêt), axiologique
(wertrational) (lorsqu’on agit en fonction de certaines valeurs comme le
devoir, la beauté), de type affectif (affektuell) (lorsqu’on agit poussé par des
passions et des sentiments comme la haine, l’amour, la jalousie) et
traditionnelle, c’est-à-dire « par coutume invétérée », donc par la tradition 110.
Enfin à partir de cette définition de l’activité sociale, Weber définit la relation
sociale : elle est « le comportement de plusieurs individus en tant que, par son
contenu significatif [Sinngehalt], celui des uns se règle sur celui des autres
[aufeinander gegenseitig eingestellt] et s’oriente en conséquence 111 ».
Selon Habermas, ce qui est prioritaire dans le modèle de Weber c’est
« l’activité finalisée (Zwecktätigkeit) d’un sujet de l’action solitaire 112 » et non
pas la relation interpersonnelle entre sujets. Cette dernière renvoie à
l’intercompréhension langagière et chez Weber elle apparaît comme dérivée
de la première 113. Partant d’un modèle d’action conçu de façon monologique,
Weber est obligé selon lui « d’étendre à deux déterminations le modèle de
l’action finalisée, pour que soient remplies les conditions de l’interaction
sociale 114 », à savoir d’abord l’activité sociale et ensuite la relation sociale 115.
Weber refuse donc tout statut ontologique propre aux faits collectifs. Cela ne
signifie pas qu’il refuse tout rôle à la notion de sujet collectif. Il souligne ainsi
que, dans la vie de tous les jours ou bien dans le langage juridique, les
structures sociales comme l’État, les coopératives, les sociétés par actions et
les fondations sont traitées comme si c’étaient des individus singuliers. Ainsi,
les sciences juridiques considèrent les structures sociales comme des sujets de
droits et de devoirs, ce qui est tout à fait justifié selon Weber. Par exemple,
intenter un procès contre une banque en tant que personne morale, n’est pas
la même chose qu’intenter un procès contre son directeur. Dans cette
situation, la banque peut être traitée comme un individu singulier, une
personnalité morale. La sociologie fait elle aussi usage de ces concepts
collectifs. Pourtant, selon Weber, elle ne devrait pas considérer qu’à ces
concepts collectifs correspondent des réalités collectives, par exemple que
l’État est une « personnalité collective “exerçant une activité” 116 ». De telles
instances supra-personnelles n’existent pas au même titre que les individus
existent : ce ne sont que des concepts abstraits. Weber souligne ainsi que,
pour le sociologue, ces structures sont réductibles à « des développements et
des ensembles d’une activité spécifique de personnes singulières, puisque
celles-ci constituent seules les agents compréhensibles d’une activité orientée
significativement 117 ». Ce qu’il veut dire par là c’est que les institutions
existent uniquement parce qu’elles sont incarnées dans des individus et que
c’est à l’activité de ces individus que doit s’intéresser la sociologie.
Mais quel est alors le mode d’existence de ces structures sociales ? Selon
Weber, elles sont des représentations dans la tête d’individus singuliers, et qui
fonctionnent comme des normes :
[…] ces structures collectives qui font partie de la pensée quotidienne ou de la pensée
juridique (ou d’une autre pensée spécialisée) sont des représentations de quelque chose qui est,
pour une part, de l’étant [Seiendes], pour une autre part du devant-être [Geltensollendes], qui
flotte dans la tête des hommes réels (non seulement les juges et les fonctionnaires, mais aussi
le « public »), d’après quoi ils orientent leur activité ; et ces structures comme telles ont une
importance causale fort considérable, souvent même dominante, pour la nature du
déroulement de l’activité des hommes réels. Cette importance elles l’ont avant tout comme
représentations de quelque chose qui doit être (ou au contraire ne doit pas être) 118.

Weber donne l’exemple de l’État moderne qui est une représentation


d’après laquelle les hommes orientent leur activité et qui a une telle fonction
normative 119. Comme déjà indiqué, sur ce point, la pensée de Weber semble
proche de celle de Searle pour qui les faits institutionnels existent grâce à une
intentionnalité collective qui leur a assigné cette fonction alors qu’en même
temps, cette intentionnalité collective n’existe que dans la tête des individus.
Nous verrons cependant plus loin que les deux conceptions diffèrent sur un
point fondamental.
Entre l’holisme et l’individualisme s’est dessinée une troisième voie qui est
celle de l’interactionnisme. Cette position ne part ni de l’individu ni des
structures sociales mais des interactions entre les individus. On peut prendre
comme exemple la théorie de l’émergence des formations sociales développée
par Harrison White dans son livre Identité et contrôle 120. Michel Grossetti et
Frédéric Godart montrent que si la théorie sociologique de Harrison White
semble partir d’un point de vue individualiste, les « unités fondamentales » de
l’analyse étant des identités qui recherchent le contrôle, sa théorie s’inscrit
pourtant dans un cadre interactionniste « parce que les identités et le
contrôle, qui sont définis de façon volontairement très ouverte, ne se révèlent
et se construisent que dans l’interaction 121 ». Harrison White ne part donc pas
des individus mais des relations, des interactions entre les individus, qu’il
appelle liens. Ces liens forment des réseaux et les identités sont relatives à la
position qu’ils occupent dans des domaines de réseaux :
Les efforts de contrôle se déroulent au sein d’espaces sociaux délimités. La notion de
netdom peut décrire cela de façon appropriée : « dom » pour le domaine thématique (le
thème commun entre les liens) et « net » pour les réseaux de relations. Les identités
commutent de netdom en netdom, trouvant des appuis dans différents réseaux, relevant eux-
mêmes de différents domaines 122.

Pour montrer comment les identités commutent d’un « netdom » à un


autre, White prend l’exemple des forums sur Internet. On peut ainsi participer
à plusieurs forums différents et commuter entre eux, en se déconnectant d’un
forum, par exemple celui sur le football, et en se connectant à un autre, par
exemple celui sur la sociologie 123. Mais ce qui fait notre identité dans un
forum, ce n’est pas le simple fait de créer un compte d’utilisateur, mais les
messages que nous envoyons et qui nous relient aux autres 124. Si les netdoms
sont comme des forums, les réseaux sont des relations qui s’établissent à
l’intérieur d’un forum mais aussi entre les forums 125. C’est de cette façon-là
que fonctionnent aussi les réseaux sociaux, qui sont selon White « des traces
des dynamiques caractérisant les commutations de netdoms 126 ». Dans
différents réseaux apparaissent ainsi des identités différentes, ce qui fait dire à
White qu’une personne est « un paquet d’identités 127 ». Par exemple une
personne joue le rôle de mère dans sa famille (relation de parenté), le rôle de
professeur dans sa vie professionnelle (relation professionnelle), le rôle
d’électrice dans la vie politique, etc. La notion d’équivalence structurale 128 de
White est donc proche de la notion goffmanienne de rôle 129. Le fait que les
identités sont des agents 130, que les liens entre les identités peuvent être des
liens de complémentarité ou de discorde et que ces liens sont marqués par des
récits montre que la théorie de White est une théorie structurale de l’action.
Cependant, à la différence du structuralisme, sa théorie ne part pas de
structures atemporelles : les identités évoluent dans des réseaux multiples qui
se transforment sans cesse et les interactions entre les identités sont des séries
ouvertes. Quant à l’idée que les récits marquent les liens, c’est-à-dire les
relations entre identités, dans des réseaux, elle rapproche la théorie de White
plutôt de la théorie de la mimèsis I de Ricœur, donc de l’idée qu’il y a une
narrativité inhérente à l’action, que les individus sont « enchevêtrés dans des
histoires », selon la formule de Wilhelm Schnapp, et que l’identité narrative ne
cesse de se construire et se reconstruire.
UNE ONTOLOGIE DISTRIBUÉE
DES FAITS SOCIAUX

Les trois positions que nous venons de passer en revue proposent toutes
de résoudre le problème des faits sociaux et notamment des représentations
communes en neutralisant un de ses termes : l’holisme neutralise l’ontologie
des individus, l’individualisme neutralise l’ontologie des faits collectifs et
l’interactionnisme neutralise les deux et les remplace par une ontologie
purement relationnelle. Le problème de l’individualisme et du holisme
consiste dans le fait qu’ils opposent l’individuel et le social, l’accent tombant
ou bien sur l’individuel, ou bien sur le social. Or, entre les deux, on ne peut
pas choisir, parce que, comme nous l’avons vu, l’individuel et le social sont
indissociables. Si l’on oppose individualisme et holisme, on tourne donc dans
un cercle vicieux : d’une part, les représentations n’existent que dans la
mesure où elles sont incarnées dans des esprits individuels, d’autre part, la
société et l’histoire ne sont possibles qu’à travers des représentations
partagées socialement. L’interactionnisme ne nous permet pas non plus de
sortir du débat entre individualisme et holisme, parce que dans cette
conception les sujets apparaissent comme de simples effets de relations.
Aucun des niveaux dont nous avons discuté auparavant, c’est-à-dire ni la
psychologie ou la biologie des individus, ni les objectivations sociales et les
représentations communes, ni les dynamiques d’interaction entre les
individus, ne saurait être la cause unique des faits sociaux, car sinon aucune
société ne saurait évoluer. Penser une entité qui existe dans le temps (ce qui
est le cas des sociétés) comme étant le résultat d’une cause unique implique
l’idée d’une cause récursive, et donc d’une reproduction à l’identique. Or nous
savons que, de fait, les sociétés évoluent. Aucune des trois explications
monocausales n’est donc satisfaisante.
Pour saisir la portée réelle de la conception herméneutique de la relation
entre faits individuels et faits collectifs, il peut être utile de reprendre plus en
détail la distinction proposée par John Searle entre le niveau ontologique et le
niveau épistémique des faits sociaux. Nous avons vu que Searle considère que
les faits collectifs sont ontologiquement subjectifs (ils sont ancrés dans des
représentations, donc dans des faits qui n’existent comme tels qu’en tant qu’ils
sont incarnés mentalement dans des « esprits », qui sont par définition
individuels) et épistémiquement objectifs (ils sont irréductibles à des désirs,
préférences, choix, etc., individuels). Comme nous allons le voir, cette position
a été défendue au même moment par Charles Taylor et par Paul Ricœur, donc
dans le cadre de l’herméneutique philosophique. En fait, on peut remonter
plus haut : l’origine de cette thèse d’une incarnation individuelle du social se
trouve dans la notion heideggérienne de Mitsein (être-avec). En effet, dans
Être et Temps, l’« être-avec », le Mitsein, est une détermination interne de
« l’être-dans-le-monde » du Dasein 131. Cependant, il est avantageux de partir
de la conception de Searle, ne serait-ce que pour montrer que le
questionnement herméneutique n’est pas une spécificité de la philosophie
continentale mais qu’il existe aussi dans la tradition analytique (même si
Searle n’emploie pas le terme d’herméneutique).
Searle s’oppose clairement à l’individualisme 132 : il pense, en effet, qu’à
côté de l’intentionnalité individuelle il y a une intentionnalité collective qui est
tout aussi primitive que l’intentionnalité individuelle. L’intentionnalité
collective qui prend la forme d’un « nous », est une réalité propre, irréductible
à une simple accumulation d’intentionnalités individuelles, c’est-à-dire
d’intentionnalités en « je ». Searle pense que les hommes ont ce qu’il appelle
« une capacité pour l’intentionnalité collective 133 », ce par quoi il entend d’une
part le fait qu’ils ont des comportements de coopération, d’autre part qu’ils
ont en commun des états intentionnels comme des croyances, des désirs et
des intentions 134. Lorsque nous sommes dans une situation d’intentionnalité
collective réelle, celle-ci a la préséance sur l’intentionnalité individuelle :
L’élément décisif dans l’intentionnalité collective est le sentiment que l’on a de faire
(vouloir, croire, etc.) quelque chose ensemble, et l’intentionnalité individuelle que chacun
peut avoir est dérivée de l’intentionnalité collective que l’on partage 135.

Si, selon l’individualisme, « nous avons l’intention de » se réduit à une


addition d’intentions individuelles du type « j’ai l’intention et je crois que vous
croyez que 136… », Searle pense que l’intentionnalité collective qui existe dans
chaque tête individuelle est d’entrée de jeu du type « nous avons l’intention
de 137 » :
La forme que peut prendre mon intentionnalité collective est simplement : « Nous avons
l’intention de », « Nous faisons telle ou telle chose », et autres choses du même genre. En
pareil cas, mon intention n’est qu’une partie de la vôtre. L’intentionnalité qui existe dans
chaque tête individuelle a la forme : « Nous avons l’intention de 138. »

Il s’agit des « cas où je ne fais quelque chose que dans le contexte plus
général où nous faisons quelque chose 139 », où j’agis en tant que partie d’un
collectif. Searle prend l’exemple d’un footballeur dans une équipe ou celui
d’un violoniste qui joue dans un orchestre : par exemple, si je suis un
footballeur, je bloque la défense « dans le contexte plus général où nous
sommes en train d’exécuter une passe 140 » ; de la même façon, « si je suis
violoniste dans un orchestre, je joue mon morceau dans notre exécution de la
symphonie 141 ». Dans ces cas, je fais quelque chose en tant que partie de notre
action commune. Un autre cas d’intentionnalité collective est décrit par
Habermas sous la dénomination d’« agir communicationnel », qu’il oppose au
modèle de l’agir utilitariste du type moyen-fin dont parle Weber. Si, dans le
modèle webérien, les actions sont orientées vers le succès, l’« agir
communicationnel » implique, selon Habermas, un type d’action qui n’est
plus orienté vers un but propre, mais vers une intercompréhension : chaque
acteur individuel accorde son plan d’action avec celui des autres, en vue
d’obtenir une entente ou un accord rationnel 142. Ces interactions sont
médiatisées par le langage, puisque, pour qu’il y ait une coordination, il faut
pouvoir s’entendre sur quelque chose.
Mais si Searle affirme qu’il existe une intentionnalité collective qui est
aussi primitive que l’intentionnalité individuelle, il n’en rejoint pas pour
autant la position de Durkheim. Dans « Searle versus Durkheim and the
Waves of Thought », il affirme clairement que sa position est
fondamentalement différente de celle du sociologue, dont il critique point par
point la position 143. Ainsi, selon Searle, contrairement à ce qu’affirme
l’holisme ontologique à la Durkheim, l’intentionnalité collective se trouve,
comme le pensait Weber, dans les têtes des individus. Elle n’est pas un super-
esprit qui flotterait au-dessus d’eux 144. Il n’existe donc pas de conscience
collective au sens de quelque chose d’extérieur aux individus, c’est-à-dire qui
ne serait pas incarné dans des consciences individuelles mais dans un être
supra-individuel. La « conscience collective » de Durkheim n’est donc pas la
même chose que l’« intentionnalité collective » de Searle. Contrairement à
Searle, Durkheim ne pense pas que l’intentionnalité qui existe dans la tête des
individus puisse prendre la forme d’un « nous 145 » et donc que la « conscience
collective » puisse se réduire à la distribution entre un certain nombre de
consciences individuelles de représentations incarnant des intentionnalités
collectives.
Charles Taylor, de son côté, critique l’ontologie des sciences sociales
dominantes parce que, selon lui, elle part toujours du sujet individuel et
jamais « d’un sujet qui peut être un “nous” 146 ». Il souligne ainsi que « nous
sommes conscients du monde à travers un “nous” avant de l’être à travers un
“je” 147 ». Il distingue entre deux formes de représentations partagées 148. Selon
lui, toutes les représentations partagées ne relèvent pas d’une véritable
intentionnalité collective : il existe deux modalités de partage dont seulement
la deuxième relève de l’intentionnalité collective au sens strict. La première
modalité est le consensus : il s’agit d’une convergence de croyances, de
préférences, de décisions, etc., qui amène plusieurs personnes à partager la
même opinion, la même décision, indépendamment les unes des autres. Par
exemple deux ou plusieurs personnes peuvent décider de voter pour le même
parti. On peut dire dans ce cas que les deux partagent la même opinion
politique. Mais ce partage est en fait un simple consensus qui résulte d’une
accumulation d’intentionnalités individuelles équivalentes, à savoir les
croyances et intentions de X, Y, Z.
Le deuxième type de « partage » est celui qui caractérise les significations
intersubjectives et les significations communes 149. À la différence des
phénomènes de consensus, les significations intersubjectives et communes
sont des significations qui sont non seulement publiques mais aussi
sociales 150. Taylor donne comme exemple de signification intersubjective la
négociation. Si, dans une négociation, chaque partie poursuit son propre
intérêt et agit selon ses propres croyances individuelles qui, certes, peuvent
être partagées par d’autres, pour que deux parties puissent négocier, il faut
qu’elles sachent ce qu’est une négociation 151. Ces significations instituées
socialement, généralement implicites, sont, selon Taylor, constitutives de la
réalité sociale 152. Les gens ont ainsi une compréhension commune de la
pratique de la négociation, déjà en amont de toute négociation. Un accord
préalable (souvent implicite) précède tout consensus ou toute absence de
consensus. Ces significations intersubjectives forment, selon Taylor, un
« ensemble de termes de référence commun » ou un « langage commun 153 » :
En d’autres termes la convergence de croyances ou d’attitudes, ou son absence,
présupposent un langage commun, dans lequel formuler ces croyances et leur conflit. Dans
toute société, l’essentiel de ce langage est inscrit dans ses institutions et pratiques, il fait partie
des significations intersubjectives 154.

Autrement dit, pour Taylor, au-delà des croyances individuelles


éventuellement consensuelles, les individus partagent toujours déjà un monde
commun. L’existence de significations communes présuppose donc, comme
chez Searle, une intentionnalité collective qui est tout aussi primitive que
l’intentionnalité individuelle 155. Mais les significations communes de Taylor
ne sont pas seulement des croyances communes : il s’agit surtout de valeurs
communes. À la différence des phénomènes de consensus, les valeurs
communes ne sont pas seulement partagées mais constituent un monde de
référence commun 156 :
La convergence est ce qui se produit lorsque nos valeurs sont partagées. Mais les
significations communes demandent que la valeur partagée fasse partie du monde commun,
que le partage soit lui-même partagé 157.

Taylor donne comme exemple d’une telle « signification commune » la


liberté telle qu’elle est comprise aux États-Unis 158 et il l’oppose au partage du
jugement esthétique. Il souligne ainsi que si plusieurs personnes dans une
société partagent un même idéal de beauté, cela ne veut pas dire pour autant
qu’ils partagent nécessairement une signification commune. La liberté comme
valeur en revanche est une signification commune parce qu’elle donne forme
à un monde commun. Certes, la liberté peut être vécue et comprise de
manière différente par les différents groupes sociaux 159, mais cette différence
ne peut exister que sur une base commune : il faut que toutes ces personnes
partagent en amont cette valeur. La réflexion de Taylor sur les valeurs
communes met l’accent sur un domaine du monde partagé relativement peu
présent dans le modèle de l’intentionnalité collective de Searle, qui est centré
davantage sur le monde de l’action. Mais les deux pensées convergent sur un
point important : les deux admettent qu’il y a une intentionnalité collective,
tout aussi primitive que l’intentionnalité individuelle et les deux admettent
que cette intentionnalité collective existe dans des têtes individuelles.
Les positions de Searle et de Taylor rejoignent celles de Ricœur. Dans Soi-
même comme un autre, Ricœur note ainsi que le débat entre individualisme et
holisme est un faux débat, le statut des représentations communes ne pouvant
être expliqué ni sur la base d’une ontologie individualiste, ni sur celle d’une
ontologie holiste, mais uniquement sur la base d’une « ontologie
distribuée 160 », c’est-à-dire comme propriété distribuée, présente chez les
individus eux-mêmes. La conception de la société comme système de
distribution 161 surmonte en fait l’opposition traditionnelle 162 :
L’institution en tant que régulation de la distribution des rôles, donc en tant que système,
est bien plus et autre chose que les individus porteurs de rôles. Autrement dit, la relation ne se
réduit pas aux termes de la relation. Mais une relation ne constitue pas non plus une entité
supplémentaire. Une institution considérée comme règle de distribution n’existe que pour
autant que les individus y prennent part 163.

La nature de ce « prendre part » est précisément ce que Searle identifie


comme « intentionnalité collective » incarnée individuellement. L’exemple des
institutions est donc un bon exemple de la façon dont fonctionne
l’intentionnalité collective. Les institutions étant la forme la plus fortement
objectivée des faits sociaux, elles ont souvent été mobilisées en faveur de la
thèse holiste. Si les théories searlienne, ricœurienne ou taylorienne de
l’intentionnalité collective sont capables d’en rendre compte en partant d’une
ontologie distribuée, on n’a plus de raison d’accepter de payer le prix
exorbitant de l’holisme pour expliquer les faits sociaux.
Comme les institutions constituent sans conteste la forme d’objectivation
la plus forte, la capacité d’une ontologie distribuée à rendre compte de
l’ontologie sociale se mesure donc par sa capacité à rendre compte du statut
de celles-ci. Selon Searle, les institutions naissent « lorsque des humains, par
le biais d’une intentionnalité collective, imposent des fonctions à des
phénomènes où la fonction ne peut s’accomplir par les seules vertus de la
physique et de la chimie, mais exige une coopération humaine continue sous
les formes spécifiques que sont l’identification, l’acceptation, et la
reconnaissance d’un nouveau statut, statut auquel est assignée une fonction.
C’est le point de départ de toutes les formes institutionnelles de culture
humaine, et il doit toujours avoir la structure : X est compté comme un Y
en C 164 […] ». Searle énumère ici trois conditions qui permettent la création
des faits institutionnels : l’intentionnalité collective, l’assignation ou
l’imposition collective de fonctions et enfin les règles constitutives du type « X
est compté comme Y en C ».
Searle part donc de l’idée que les hommes ont la capacité d’imposer ou
d’assigner des fonctions aux objets, c’est-à-dire de leur conférer un usage
précis : par exemple le stylo est pour écrire, le banc pour s’asseoir, etc. Il les
appelle fonctions agentives pour les distinguer des fonctions non agentives du
type « la fonction du cœur est de pomper le sang 165 ». Les fonctions agentives
correspondent en fait à ce que Heidegger avait appelé la Zuhandenheit. Mais
l’intérêt de la démarche de Searle réside dans le fait que c’est à partir de cette
notion qu’il va dériver la notion d’institution. Il commence par noter que
parmi les choses auxquelles nous assignons des fonctions, certaines peuvent
les remplir en vertu de leur seule structure physique : c’est le cas par exemple
du marteau. D’autres ne peuvent pas accomplir leur fonction en vertu de leur
seule structure physique : c’est le cas d’un bout de papier qui fonctionne
comme un billet de banque. Si le bout de papier est considéré comme de
l’argent, cela ne peut pas être en raison de sa structure physique car il n’y a
rien dans celle-ci qui puisse accomplir cette fonction : il ne peut devenir de
l’argent que parce que nous lui imposons par l’intentionnalité collective une
nouvelle fonction qui est une fonction-statut 166, que Searle décrit par la
formule, déjà citée « X est compté comme un Y en C 167 ». La fonction-
institution est une telle fonction-statut : il s’agit d’une règle constitutive au
sens où la règle génère la fonction 168. Ainsi, dans notre exemple, la nouvelle
fonction du bout de papier est celle de moyen d’échange. Selon Searle, la
fonction-institution est implicite à l’imposition du statut parce que si une
chose se voit imposer le statut de monnaie (nouveau statut), elle fonctionne
automatiquement comme un moyen d’échange (fonction liée au statut).
Cependant, une fois le nouveau statut imposé, il fonctionne à l’Arrière-plan de
manière implicite. Cela explique pourquoi les faits institutionnels deviennent
pour nous tout aussi « naturels » que l’usage des outils 169.
Nous avons vu que Durkheim justifiait sa thèse de l’ontologie spécifique
du social notamment par le caractère contraignant des institutions. En effet
pour faire respecter les règles, les institutions, ceux qui agissent en leur nom
peuvent avoir recours à la violence 170. Mais selon Searle, cette façon de voir
les institutions est unilatérale. Selon lui, les institutions confèrent des
capacités (enabling) et des pouvoirs (empowering), c’est-à-dire qu’elles ont un
pouvoir déontique. Les institutions ne créent donc pas seulement des
contraintes ; elles créent aussi des possibilités qu’on n’aurait pas si elles
n’existaient pas. Elles nous permettent de faire des choses que nous ne
pourrions pas faire sans elles 171. Autrement dit, la création d’une nouvelle
fonction-statut confère ainsi toujours un nouveau pouvoir aux agents. Par
exemple, celui qui a de l’argent a le pouvoir de s’acheter quelque chose 172. Un
autre exemple, plus important, donné par Searle, est le langage qui selon lui
constitue la première des institutions humaines, et qui nous confère
d’énormes pouvoirs qui font défaut aux autres êtres vivants 173. Cette
conception de l’institution rejoint d’ailleurs celle de Ricœur, qui a opposé à la
conception de l’institution comme domination, une conception de l’institution
comme « structure du vivre-ensemble d’une communauté historique — peuple,
nation, région etc. 174 », comme « pouvoir-en-commun 175 ». Or, ce pouvoir-en-
commun est l’expression d’un « vouloir agir et vivre ensemble ».
Le but des analyses qui précèdent n’était pas de revendiquer la pensée de
John Searle pour la tradition herméneutique. Mais sa conception de
l’intentionnalité collective rejoint celle de Charles Taylor et de Paul Ricœur
qui tous les deux inscrivent leur pensée dans le cadre de la tradition
herméneutique et s’inspirent au moins en partie directement du Heidegger
d’Être et Temps. Par ailleurs, la double qualification de l’intentionnalité
collective par Searle comme ontologiquement subjective et
épistémologiquement objective est préfigurée par la distinction / conjonction
posée par Heidegger entre le Dasein et le Mitsein. De même que chez
Heidegger le Mitsein est toujours co-donné avec le Dasein (le Mitsein
appartient au Dasein), au sens où ce dernier est toujours déjà ouvert au
Mitsein, chez Searle l’intentionnalité collective « appartient » à l’individu mais
en même temps elle est irréductiblement co-originaire avec l’intentionnalité
individuelle. De fait, l’interrogation de Searle affirme la nature herméneutique
des faits sociaux. Seul le terme « herméneutique » est absent chez lui.
L’existence d’un questionnement herméneutique chez un penseur qui ne
revendique pas ce terme justifie qu’on distingue, comme je le fais dans ce
livre, entre tradition herméneutique et questionnement herméneutique. C’est
le questionnement herméneutique qui donne le moyen aux sciences sociales de
sortir du débat entre holisme et individualisme et de considérer les faits
sociaux à la fois comme irréductibles aux faits individuels et néanmoins
incarnés individuellement.
LA QUESTION DE L’ALTÉRITÉ CULTURELLE :
LE PROBLÈME DE L’ANTHROPOLOGIE

La science sociale dans laquelle la thèse de l’holisme a eu les


conséquences les plus importantes est sans conteste l’anthropologie. En effet,
comme nous l’avons déjà vu, elle s’est toujours pensée peu ou prou comme la
science de l’altérité culturelle, que ce soit dans le cadre des grands partages
dichotomiques entre l’homme « primitif » et l’homme « évolué », entre pensée
magique et pensée rationnelle, pensée sauvage et pensée occidentale, ou sous
la forme d’un relativisme culturel généralisé — chaque société étant
incommensurable avec toute autre — ce qui présuppose toujours une
conception holiste des cultures et des sociétés.
La position holiste présuppose que l’altérité culturelle est une altérité
radicale parce que si la société est vue comme une structure qui non
seulement englobe les individus mais les institue comme sujets, alors chaque
société est un système clos sur lui-même qui produit ses propres « membres ».
Mais si cela était réellement le cas, comment l’ethnologue pourrait-il
comprendre la société qu’il étudie puisqu’il n’aurait pas accès à la vision des
membres de la société en question (chaque membre d’une société donnée
étant enfermé dans la conceptualité de cette société) ? On voit que l’holisme,
apparemment favorable au relativisme culturel, risque en réalité de remettre
en cause la possibilité même de comprendre toute société « autre ». La
conception individualiste n’est pas plus convaincante : si l’on réduit la société
à la somme des actions, croyances, etc., des individus, l’idée même d’une
communauté qui les réunirait perd tout contenu et du même coup on ne
saurait plus parler de différences entre sociétés mais seulement entre
individus. Pas plus que l’holisme mais pour d’autres raisons, l’individualisme
ne peut donc pas penser la question de l’altérité culturelle.
Si en revanche on part de l’idée de l’intentionnalité collective de Searle ou
de l’ontologie distribuée telle qu’elle a été thématisée par Ricœur, et qu’on met
ces conceptions en relation avec la notion d’altérité telle qu’elle a été définie
par Gadamer, on peut rendre compte des différences culturelles entre les
sociétés, sans pour autant devoir soutenir qu’elles correspondent à des
altérités radicales.
Gadamer, on le sait, s’est intéressé surtout à la dimension historique de la
compréhension et ne s’est pas penché sur la question de la compréhension de
l’altérité culturelle. Mais le modèle gadamérien de la transmission historique
peut être appliqué de manière fructueuse à la transmission synchronique
entre traditions appartenant à des cultures différentes. S’il est possible de
transférer la conceptualisation gadamérienne de la compréhension de
l’altérité historique à la compréhension de l’altérité culturelle, c’est parce que
Gadamer conçoit les différences temporelles entre le monde du passé et le
monde du présent comme étant aussi des différences d’ordre culturel.
Comprendre les hommes du passé, c’est déjà comprendre une culture
différente de la nôtre, même si, dans le cas de la transmission historique,
l’écart est en général moins grand que dans le cas de traditions qui font partie
d’autres civilisations.
Dans Vérité et méthode, Gadamer distingue trois formes de compréhension
de l’autre, auxquelles correspondent selon lui trois façons de comprendre
l’altérité historique. Ces façons différentes de se rapporter à l’altérité peuvent
aussi être transposées dans le domaine de la relation (synchronique) entre
cultures différentes.
Une première forme de compréhension de l’autre est celle qui le voit non
pas comme une personne mais comme un objet de connaissance au sens où
l’observation du particulier doit servir à dégager des lois générales, des
régularités, des typologies. On s’intéresse ici non pas à l’autre dans sa
singularité mais à ce qui en lui est typique. De cette façon, l’autre devient
prévisible. Gadamer appelle cette première forme de compréhension de l’autre
la connaissance des hommes (Menschenkenntnis).
Si l’on transpose cette première forme de compréhension d’autrui à
l’anthropologie, on peut dire qu’elle correspond à l’approche étique (etic) qui
voit l’autre de l’extérieur et qui le traite comme un informateur susceptible de
fournir des informations que l’anthropologue peut exploiter. Ce dernier ne se
sent donc pas impliqué lui-même dans cette relation mais adopte une attitude
de neutralité vis-à-vis de l’autre. Cette forme de compréhension est pratiquée
par l’anthropologie behavioriste ou évolutionniste qui étudie par exemple une
société de chasseurs-cueilleurs comme typique d’un certain stade de
l’évolution humaine. Un autre exemple de cette attitude est l’anthropologie
structurale de Lévi-Strauss qui, partant des différences radicales entre culture
occidentale et « pensée sauvage », vise à dégager des régularités, des
structures homologues entre les deux mondes, pour « atteindre certaines
formes universelles de pensée et de moralité 176 ». Au-delà des différences, il y
a, selon Lévi-Strauss, une nature commune à tous les hommes :
Notre position revient à dire que les hommes ont toujours et partout entrepris la même
tâche en s’assignant le même objet et qu’au cours de leur devenir les moyens seuls ont
différé 177.

Cette compréhension « structurale » de l’autre trouve son modèle dans la


linguistique (Saussure) et la phonologie (Troubetskoï). Ce modèle qui voit la
langue comme un système de signes différentiels est transposé par Lévi-
Strauss aux systèmes de parenté et aux mythes. La société devient ainsi elle-
même un langage, une sorte de matrice formelle. Par exemple, dans le
domaine des mythes, Lévi-Strauss s’intéresse non pas tant à leur contenu qu’à
la forme de ce contenu, au système de différences qui le structure 178. Il
s’intéresse aux structures mythiques et non pas aux sujets qui les énoncent.
Son but est, comme l’a souligné Todorov, d’éliminer toute subjectivité
humaine 179. L’autre est donc un pur objet de connaissance, plutôt qu’un
interlocuteur. Le regard porté sur l’autre est un « regard éloigné ». Dans cette
configuration, l’anthropologue est celui qui comprend mieux les autres qu’ils
ne se comprennent eux-mêmes, celui qui détient le vrai savoir sur les cultures
qu’il étudie.
Selon Geertz, les approches adoptées par ce qu’il appelle l’« anthropologie
classique », dont relève pour lui celle de Lévi-Strauss, sont typologiques parce
qu’elles construisent un type, un modèle de l’Homme avec un grand H 180. Mais
selon lui, en étudiant par exemple la religion en général ou le mariage en
général, on gomme justement les différences entre cultures, on perd de vue
leur variabilité. Geertz pense que pour comprendre ce qu’est l’homme il faut
au contraire partir du détail, des différences plurielles entre cultures et des
différences plurielles à l’intérieur d’une même culture 181 : il souligne ainsi que
« nous devons chercher des relations systématiques entre des phénomènes
divers et non pas des identités substantielles entre des phénomènes
similaires 182 ». La situation de l’enquête anthropologique telle que la conçoit
Geertz est rapprochée par lui de la problématique du cercle herméneutique,
qui va de la partie vers le tout et du tout vers la partie : il parle ainsi d’« un
aller-retour dialectique continu entre le plus local des détails locaux et la plus
globale des structures globales, en sorte qu’on arrive à les voir
simultanément 183 ».
Une deuxième forme de compréhension de l’autre voit l’autre non pas
comme un objet d’étude mais comme une personne. Cependant, la relation
entre moi et l’autre est construite de façon égocentrique, au sens où celui qui
comprend ne se sent pas co-impliqué dans cette relation. Ce type de rapport
n’est pas selon Gadamer un rapport direct entre toi et moi, comme le rapport
dialogique, mais un rapport réflexif :
À toute prétention correspond une prétention opposée. Ici naît la possibilité, qu’a chacun
des partenaires, de l’emporter sur l’autre par la réflexion. Il prétend de lui-même connaître
l’exigence de l’autre, bien plus, la comprendre mieux que celui-ci ne la comprend lui-même.
Le toi perd ainsi le caractère immédiat de l’exigence qu’il exprime à quelqu’un 184.

Dans le champ anthropologique, cette conception correspond à la position


émique qui voit l’autre culture de l’intérieur. L’anthropologue qui adopte cette
posture pense que pour comprendre l’autre culture, il doit se mettre lui-même
dans la peau de l’autre, devenant lui-même un autre : il va jusqu’à adopter le
même mode de vie que les indigènes et il se comporte de la même façon
qu’eux. Mais en voulant voir l’autre culture de l’intérieur, tout en l’analysant, il
adopte en fait une position de maîtrise. Il pense être capable d’expliciter de
l’intérieur ce que pourtant aucun membre de la société ne peut expliciter. Il
croit donc qu’il peut parler au nom de l’autre, parce qu’il croit pouvoir se
mettre à sa place. Celui qui adopte cette méthode pense qu’il peut faire
abstraction de sa propre culture. Mais il est impossible de faire abstraction de
sa propre culture : d’ailleurs le fait même que l’anthropologue pense à la fois
pouvoir être l’autre et, néanmoins, le comprendre mieux qu’il ne se comprend
lui-même est une conviction issue de sa propre culture.
La troisième forme de compréhension de l’autre dont parle Gadamer
consiste dans ce qu’il décrit comme une ouverture vis-à-vis de l’autre. C’est
uniquement lorsqu’on adopte cette troisième modalité qu’on fait vraiment
l’expérience de l’autre en tant qu’autre. En anthropologie, c’est l’observation
participante qui pourrait être vue comme l’équivalent de ce troisième type de
compréhension de l’autre, car elle est à la recherche d’une expérience plus
interactionnelle de l’altérité culturelle. Dans cette situation, l’anthropologue
ne se situe ni à l’intérieur ni à l’extérieur de la société. Une telle anthropologie
fait véritablement l’expérience de l’autre en tant qu’autre et en ce sens elle est
proche de la position adoptée par Gadamer en ce qui concerne l’expérience
historique. L’anthropologue n’est pas vraiment à l’intérieur de la société qu’il
étudie, puisqu’il n’a pas besoin de devenir un autre pour la comprendre et
n’est donc pas obligé de faire abstraction de lui-même. Il n’est pas davantage à
l’extérieur de la société qu’il étudie parce qu’il va sur le terrain et il cherche à
nouer une véritable relation avec l’autre. Il se sent impliqué dans cette
relation : par exemple il tient compte du fait qu’il fait lui-même partie de
l’interaction avec l’autre et que sa présence peut entraîner une modification
du comportement de celui-ci. Selon Geertz, Malinowski a adopté cette double
attitude, en insistant sur le fait qu’il faut « produire une interprétation de la
façon dont un peuple vit qui ne soit ni emprisonnée dans leur horizon mental,
une ethnographie de la sorcellerie écrite par un sorcier, ni systématiquement
sourde aux tonalités distinctes de leur existence, une ethnographie de la
sorcellerie telle que l’écrirait un géomètre 185 ». Un autre exemple d’une telle
démarche est l’« anthropologie à taille humaine » défendue par Alban Bensa
et qu’il oppose à la démarche de l’anthropologie structurale. Bensa indique
trois voies qui permettraient à l’anthropologie de se renouveler : la
réintroduction d’une dimension historique amenant l’anthropologue à
s’intéresser à la production et à la transmission des faits sociaux qu’il étudie ;
le retour sur l’expérience de terrain qui doit être vue non pas comme une
collecte d’information mais comme une expérience dans laquelle
l’anthropologue est pris ; et enfin l’adoption d’une démarche dialogique 186.
Comme l’a souligné Bensa, « il est urgent d’inverser la méthode, de partir des
acteurs et de la façon dont ils conçoivent leurs propres pratiques, afin
d’élucider, avec eux et non pas à distance, l’émergence et la légitimation des
pouvoirs, les conversions religieuses, la construction des systèmes et l’art de
contourner les règles, de jouer des écarts entre obligations et initiatives 187 ».
Dans cette perspective, proche de l’ethnométhodologie, l’autre devient un
interlocuteur, un co-auteur 188, un véritable producteur de savoir 189. À la
différence de l’historien, l’anthropologue de terrain a à faire non pas avec un
texte mais avec d’autres personnes. La relation entre moi et l’autre peut donc
être vue comme un véritable dialogue.
Cette compréhension anthropologique interactionnelle peut être éclaircie
grâce à la notion de « fusion des horizons » introduite par Gadamer à propos
de l’histoire 190. Elle nous permet de penser ensemble la diversité des cultures
et l’unité du genre humain sans les réduire l’une à l’autre. D’une part, entre
deux cultures différentes, il y a toujours une distance qui ne peut pas être
complètement annulée : l’autre culture ne fait pas partie de « notre » tradition,
et c’est pourquoi entre nous et l’autre il y a une tension. L’autre ne vit pas de
la même façon que nous, il ne fait pas les choses comme nous, il ne pense pas
comme nous, il a une autre vision du monde. Mais cette tension est
constituante de toute compréhension, y compris intraculturelle : c’est
précisément parce que l’autre est toujours différent qu’il y a naissance d’un
processus interprétatif dialogique. D’un autre côté, l’autre culture n’est jamais
une altérité radicale : si c’était le cas nous ne pourrions pas la comprendre
parce que, pour qu’il y ait compréhension, il faut qu’il y ait un horizon
commun. Ainsi toutes les cultures ont une notion de ce qu’est un individu
humain, puisque toutes les cultures voient l’homme comme distinct d’une
roche, d’un animal, d’une pluie torrentielle, d’un dieu, etc. Certes, cette notion
d’individu varie d’une culture à l’autre 191, mais si nous pouvons comprendre
les autres façons de voir, c’est précisément parce que toutes visent une même
réalité.
Pour montrer comment se réalise cette fusion d’horizons, il suffit de
suivre le travail de l’anthropologue qui fait tour à tour l’expérience d’une
défamiliarisation et d’une familiarisation qui le transforme 192. Lorenzo Bonoli
distingue, en partant de Gadamer, deux étapes de cette expérience. Dans un
premier temps, l’anthropologue qui se confronte avec une autre culture fait
l’expérience de l’inadéquation de ses représentations et de ses attentes. Cette
expérience négative entraîne dans un deuxième temps, selon Bonoli, une
réaction, une réponse, de la part de l’anthropologue qui consiste à tenter de
surmonter la mécompréhension grâce à un travail d’interprétation et de
traduction. Comme Daniel Cefaï l’a souligné à propos de Clifford Geertz,
« l’ethnographe fait sens depuis l’entre-deux mondes où il s’installe », puisque
« s’il n’y a pas d’incommunicabilité entre les mondes, le processus de
traduction ne se fait pas sans perte et sans équivoque 193 ».
Dans Multiculturalisme. Différence et démocratie, Charles Taylor applique
d’ailleurs de manière explicite la notion de fusion des horizons au dialogue
entre cultures différentes. La notion est à l’œuvre notamment lorsqu’il
souligne qu’il faut partir de la présomption de la valeur propre à chaque
culture :
Pour une culture suffisamment différente, en effet, la compréhension réelle de sa valeur
nous paraîtra étrange et peu familière. Aborder, par exemple, un raga indien avec les
catégories de valeur implicites dans Le Clavier bien tempéré serait manquer radicalement
l’objectif. Ce qui doit se produire est ce que Gadamer a appelé une « fusion des horizons ».
Nous apprenons à nous déplacer dans un horizon plus vaste, dans lequel ce que nous avons
auparavant considéré comme fondement allant de soi de toute évaluation peut désormais être
situé comme une possibilité à côté des fondements différents de cultures auparavant peu
familières. La « fusion des horizons » fonctionne à travers le développement de nouveaux
vocabulaires de comparaison, grâce auxquels nous pouvons énoncer ces contrastes 194.

Taylor souligne ainsi qu’on ne peut pas comprendre ou évaluer une


culture différente de la nôtre en lui appliquant nos propres normes. Le fait de
nous confronter à une culture différente nous permet au contraire de
relativiser celles-ci. En nous confrontant à un univers différent du nôtre, nous
nous déplaçons à l’intérieur d’un horizon plus vaste et nous nous apercevons
que notre façon de voir n’est qu’une façon de voir parmi d’autres. Les études
d’anthropologie peuvent ainsi nous aider à nous rendre compte du fait que
nos manières de voir le monde, nos pratiques ne sont pas universelles.
Pour saisir les enjeux de ces différentes possibilités de comprendre les
autres cultures, il peut être utile pour finir de rappeler la réflexion menée par
Todorov dans La Conquête de l’Amérique. La question centrale qu’il se pose
dans cet ouvrage est justement celle de la compréhension juste (non
instrumentalisée) de l’autre, de l’étranger. « Comment se comporter à l’égard
d’autrui 195 ? », demande Todorov. C’est pour répondre à cette question qu’il
raconte l’histoire de la découverte et de la conquête de l’Amérique, histoire
exemplaire au sens où une asymétrie dans la compréhension y fut
instrumentalisée comme stratégie de domination. La question dont part
Todorov est très concrète. Comment Cortés, qui avait une armée beaucoup
moins importante que celle des Aztèques, a-t-il réussi à conquérir leur
empire ? Il répond à cette question en montrant que Cortés était un meilleur
herméneute que Moctezuma, l’empereur des Aztèques.
En effet, si Moctezuma a une meilleure connaissance du monde naturel
que Cortés, il a en revanche une mauvaise compréhension des Espagnols,
incarnation de l’« autre » : il s’enferme sur lui-même et ne communique pas
avec eux, il n’essaie pas de les connaître mais se laisse dicter ses actions par
les signes de l’univers. En fait, si Moctezuma n’arrive pas à comprendre les
Espagnols, c’est parce qu’il essaie de les comprendre uniquement à partir de
sa propre culture. Or, comme l’a souligné Taylor, si l’on interprète l’autre
selon ses propres normes, selon son propre horizon culturel, on risque de se
tromper sur lui.
L’inverse vaut pour Cortés : s’il réussit à conquérir l’Amérique, c’est
essentiellement en raison du fait qu’il a une meilleure compréhension de
l’autre culture que celle-ci n’en a de la sienne (espagnole) et du fait qu’il a une
meilleure capacité de communiquer avec l’« autre ». La stratégie de Cortés
consiste en effet à se servir d’interprètes, telle la Malinche, qui connaissent à
la fois les deux langues et les deux cultures. L’intelligence herméneutique
« supérieure » de Cortés lui permet ainsi d’instrumentaliser ses victimes.
Comme déjà indiqué 196, la compréhension ici, loin d’être au service d’une
reconnaissance et d’une entente, d’un dialogue avec l’autre, va servir à le
détruire. La position de Cortés correspond ainsi à la deuxième forme de
compréhension dont nous avons parlé : il essaie de comprendre l’autre non
pas pour entrer en dialogue avec lui mais pour mieux l’asservir.
Cette histoire nous fait comprendre que sans une éthique de la
compréhension, donc en l’absence de l’horizon d’universalité herméneutique
dont parlait Gadamer, mieux comprendre revient souvent à mieux dominer.
C’est pour cette raison que Todorov souhaite que l’histoire de la conquête de
l’Amérique ne soit pas oubliée, « qu’on se souvienne de ce qui risque de se
produire si l’on ne réussit pas à découvrir l’autre 197 », donc si l’on ne réussit
pas à le comprendre dans le cadre d’une entente, d’un dialogue.
Chapitre III

HERMÉNEUTIQUE ET HISTOIRE
Les rapports de l’herméneutique avec la problématique historique lui sont
consubstantiels. Dès sa naissance à l’Antiquité la question de l’histoire était
présente en creux puisque le problème que l’herméneutique était appelée à
résoudre était celui des difficultés de compréhension des textes du passé,
notamment les épopées homériques. Or ces difficultés posent implicitement la
question de la distance historique (et plus généralement celle de la nature non
présentifiable du passé) mais aussi celle, plus fondamentale dans la
perspective de l’herméneutique du XXe siècle, de l’historicité de la
compréhension elle-même. Certes cette dernière question y était rencontrée
surtout sous la forme relativement élémentaire de l’évolution de la langue et
de la disparition du contexte originaire des œuvres, la réponse étant soit celle,
philologique, d’une reconstitution de l’état passé de la langue et du contexte
d’origine, soit celle, sémiotique, d’une lecture allégorique suppléant au sens
littéral défaillant. Mais la lecture allégorique était déjà dans une certaine
mesure la reconnaissance en acte d’une historicité plus fondamentale de la
compréhension, puisque le remplacement du sens littéral défaillant par un
sens allégorique se faisait sous la pression d’une demande de sens qui
s’originait dans le contexte contemporain du lecteur et devait être validé par et
dans ce contexte, ce qui fait du sens allégorique, comme Gadamer le notera,
un cas typique de la logique de l’application.
Le XIXe siècle, celui de la naissance de l’herméneutique générale chez
Schleiermacher, fut aussi le siècle de l’histoire, que ce soit sous la forme du
règne des philosophies idéalistes de l’histoire (Schelling et surtout Hegel) ou
sous la forme du triomphe de l’histoire positiviste. Dilthey, le fondateur de la
conception contemporaine de l’histoire comme entreprise foncièrement
herméneutique, a dégagé les points centraux de sa démarche à travers une
critique à la fois de l’histoire positiviste et de la philosophie hégélienne de
l’histoire. Contre l’histoire positiviste il a défendu l’hypothèse de la nature
interprétative de l’histoire, et contre les conceptions idéalistes de l’histoire il a
défendu sa théorie de l’histoire comme « vie », c’est-à-dire comme ancrée dans
l’expérience des individus et dans les « objectivations » expressives de cette
expérience. Dilthey est surtout célèbre pour avoir été l’initiateur de la
distinction entre l’explication et la compréhension, conçue comme distinction
générale entre les sciences de la nature et les sciences de l’esprit, et c’est à ce
titre qu’il a été question de lui à plusieurs reprises déjà dans ce livre 1. Mais
c’est bien le terrain de l’histoire qui a été au centre de la réflexion qu’il a
consacrée à ce couple de notions. S’il s’est tourné vers l’histoire de
l’herméneutique et tout particulièrement vers la figure de Schleiermacher ce
fut précisément parce qu’il pensait y trouver un fondement alternatif au
factualisme positiviste. Son « psychologisme », qui lui sera reproché entre
autres par Heidegger et Gadamer, trouve sa source dans sa conviction que,
pour mériter son nom, la discipline historique ne pouvait se contenter d’être
factualiste (bien qu’il fût convaincu que si elle n’était pas aussi cela, elle n’était
plus de l’histoire), mais qu’elle devait requalifier les faits en les rapportant aux
individus (et groupes d’individus) qui étaient leurs agents (ou « patients »),
donc les comprendre comme des faits expressifs et donc des faits de sens.
Contre la philosophie idéaliste de l’histoire il défendait l’idée que les formes
objectives de l’histoire n’étaient pas des réalités ontologiques transcendantes
que les actions des humains se bornaient à réaliser dans l’empirie historique,
mais qu’il s’agissait d’objectivations spirituelles, c’est-à-dire qu’elles étaient
produites par les humains, en sorte qu’on pouvait les comprendre comme des
cristallisations expressives. S’il empruntait à Hegel l’idée de l’importance
centrale des formations objectives dans la dynamique historique, il s’en
séparait lorsqu’il s’agissait de déterminer leur statut ontologique : loin d’être
les expressions d’un esprit absolu, elles étaient les produits contingents de
l’expérience historique et de la capacité expressive des individus.
La conception de Dilthey est souvent lue à travers les yeux de ses critiques
qui ont fait ressortir certains des aspects problématiques de sa démarche.
Mais le « psychologisme » qu’on lui a reproché 2 doit être vu d’abord comme
ce qui lui a permis de modéliser l’histoire comme expérience en la pensant, en
analogie avec la vie psychique individuelle, comme une dynamique à trois
pôles : la saisie configurationnelle du passé à partir d’une expérience du
présent toujours orientée par des valences positives ou négatives et son
ouverture vers l’avenir conçue comme projection de fins guidée par notre
évaluation du présent 3.
Le Heidegger d’Être et Temps a critiqué l’« herméneutique philosophique »
de Dilthey au nom de la « philosophie herméneutique » du Dasein. Le
désaccord entre les deux penseurs se situe essentiellement au niveau de la
conception de la temporalité historique. Pour Dilthey l’histoire est
principalement indexée sur le passé, alors que chez Heidegger elle est au
contraire pensée à partir de l’avenir, c’est-à-dire à partir de l’être-vers-la-mort
qui définit le Dasein 4. C’est l’être-vers-la-mort comme expression de la finitude
des humains qui fonde l’historicité intrinsèque de la vie. Et pourtant, les textes
du jeune Heidegger avant Être et Temps montrent clairement que Dilthey a
joué un rôle central non seulement dans le développement progressif de cette
vision radicale de l’historicité comme « existential », mais plus
fondamentalement encore dans le développement de la conception de l’être-là
comme être auto-interprétant. Cette conception trouve en effet son origine
dans la conception dilthéyenne de la vie comme auto-interprétation 5.
Heidegger, ou du moins le Heidegger d’Être et Temps, pensait l’histoire
primordialement sous l’angle de l’historicité intrinsèque de l’être-là, l’histoire
au sens collectif du terme n’étant qu’une conséquence de cette historicité
intrinsèque de la finitude de l’existence humaine. La leçon que Gadamer
retiendra de la conception de son maître se situera sur un autre plan : celui
d’un déplacement de la notion d’histoire comme répertoire d’événements vers
la notion (venant de Dilthey) de l’histoire comme expérience. En développant
toutes les implications de cette notion — l’être-exposé à l’histoire, la tradition,
l’histoire comme Wirkungsgeschichte ou encore l’historicité intrinsèque de la
compréhension — et en les interprétant à partir de l’histoire culturelle, il
développera une critique de l’objectivisme de la discipline historique qui
jouera un rôle important non seulement dans son débat avec Habermas, mais
aussi à travers la reprise de sa conception par Paul Ricœur, dans le contexte
de la crise de l’histoire sociale (représentée en France par les Annales) durant
le dernier tiers du XXe siècle.
Des quatre grandes figures de l’herméneutique (philosophique) au
e
XX siècle, Ricœur est sans conteste celui dont la pensée a le plus
profondément marqué la réflexion historique récente. Cela est dû à au moins
trois raisons. En premier lieu il récapitule l’ensemble de la réflexion
herméneutique moderne et contemporaine, de Schleiermacher à Gadamer en
passant par Dilthey et Heidegger. Ensuite, il met en relation de façon
systématique les positions de l’herméneutique avec les sciences sociales et
humaines de son époque. Enfin il introduit et développe une notion qui
jusque-là n’avait pas été prise en compte par l’herméneutique, alors même
qu’elle correspond à une pratique qui est sans le moindre doute une des
ressources les plus importantes, non seulement pour l’autocompréhension et
pour la compréhension d’autrui, mais aussi pour l’autostructuration de
l’historicité de la vie humaine (ou de l’être-là), tout en constituant un élément
central du discours historique : le récit.
Le présent chapitre ne se propose pas de retracer l’histoire complexe des
relations entre herméneutique et histoire au XXe siècle, dont je viens
d’indiquer quelques jalons. Comme dans le chapitre précédent, je me
concentrerai sur des problèmes généraux pour lesquels l’apport de
l’herméneutique a été et continue à être important : la centralité de
l’expérience de l’historicité et de la continuité de la tradition ainsi que la
critique de l’objectivisme et de l’historicisme qui en découlent, la question des
temporalités historiques, la relation de l’histoire avec la mémoire et l’oubli et
enfin l’importance de la narrativité comme mode de structuration à la fois de
l’expérience temporelle individuelle, de l’expérience historique collective, et de
la discursivité de la discipline historique.
LA PRIMAUTÉ DE L’EXPÉRIENCE
DE L’HISTOIRE ET SES CONSÉQUENCES
POUR LA COMPRÉHENSION HISTORIQUE

Malgré l’apport de Dilthey, c’est surtout chez Heidegger et Gadamer que la


question de l’expérience devient centrale. Ce qui les intéresse ce n’est pas tant
la science historique mais ce qui rend cette science possible, à savoir le fait
que l’expérience humaine est prise dans le temps de la vie individuelle tout
autant que collective. Heidegger (du moins le premier Heidegger) s’intéresse
essentiellement à la temporalité de l’existence humaine comme telle, alors que
Gadamer interroge surtout la temporalité collective et donc en particulier la
manière dont se réalise la transmission historique des représentations.
Comme il le souligne lui-même, sa démarche est l’inverse de celle de
Heidegger. Alors que celui-ci s’intéresse à la compréhension de l’historicité,
Gadamer s’intéresse à l’historicité de la compréhension :
Heidegger ne s’est intéressé au problème de l’herméneutique et de la critique en histoire
que pour en dégager, dans une intention ontologique, la structure préalable de la
compréhension. Nous nous attachons en sens inverse à la question de savoir comment, une
fois délivrée des entraves ontologiques du concept d’objectivité propre à la science,
l’herméneutique pourrait rendre justice à l’historicité de la compréhension 6.

L’importance de la pensée de Gadamer dans la constitution d’une


conception herméneutique de l’histoire est due à la position singulière qu’il
occupe : il part de l’ontologie heideggérienne, mais il renoue le dialogue avec
les sciences de l’esprit commencé par Dilthey. Certes, à la différence de ce
dernier, il ne veut pas élaborer une méthode des sciences de l’esprit mais
éclairer les conditions dans lesquelles la compréhension historique se
produit 7. L’herméneutique de l’historicité développée par Gadamer part en
effet de la conception heideggérienne quant à ce qui fonde l’historialité, à
savoir la thèse de la finitude de l’homme. C’est parce que l’homme est un être
fini qu’il est dans le temps ; et c’est parce qu’il est dans le temps (et ne peut
pas en sortir) qu’il appartient à l’histoire (et ne saurait en sortir). C’est à partir
de ces prémisses que Gadamer développe sa théorie du primat de l’expérience
historique par rapport à l’histoire comme « fait ». L’expérience de l’histoire
possède deux faces : elle a un aspect passif (c’est l’homme comme un « être-
affecté par le passé », comme pris dans l’histoire) et un aspect actif (c’est
l’homme comme être qui configure, qui fait l’histoire). Cette théorie de
l’expérience historique et surtout la réflexion de Gadamer sur les
conséquences du primat de l’expérience pour le statut de la discipline
historique constituent sans conteste sa contribution centrale à celle-ci.
Comme l’a souligné aussi Paul Ricœur, « la contribution de la philosophie
herméneutique n’est aucunement destinée à améliorer la méthodologie de
l’histoire. Encore moins prétend-elle constituer une méthodologie rivale. Elle
n’est aucunement une méthodologie. Le propos de l’herméneutique est tout
autre. Il est de réfléchir sur l’enracinement de l’enquête historique (Historie)
dans la condition historique (Geschichte) qui caractérise tout homme 8 ».
Critique de l’objectivisme et de l’historicisme

La conception gadamérienne de l’histoire ne peut être comprise que si l’on


prend en compte le fait qu’elle se développe contre le programme de Dilthey.
Elle est plus précisément une critique de deux caractéristiques centrales de ce
programme : la conception de l’histoire comme méthode et sa définition
comme expression de la vie, par laquelle, selon Gadamer, la conception de
l’histoire de Dilthey appartient au paradigme historiciste. C’est à ces deux
conceptions qu’il oppose sa propre conception, selon laquelle l’histoire est
primordialement expérience. Chacune de ces trois façons de voir correspond à
une conception différente de la compréhension de l’altérité. Nous avons déjà
rencontré ces trois types de compréhension de l’autre lors de notre discussion
de l’apport de l’herméneutique à l’anthropologie 9. Mais Gadamer lui-même
s’en est servi surtout, comme nous allons le voir, pour différencier les trois
conceptions de l’histoire indiquées ci-dessus : l’histoire comme méthode,
l’histoire comme expression de la vie et l’histoire comme expérience.
La première forme de compréhension de l’altérité historique correspond
selon Gadamer à la foi naïve en la méthode 10, qui voit la tradition historique
comme un objet qui, du fait qu’il appartient au passé, ne nous concerne plus :
Comprendre la tradition historique de cette manière, c’est en faire un objet, c’est-à-dire
l’aborder, en toute liberté, sans qu’elle nous concerne et, en éliminant pour des raisons de
méthode tous les aspects subjectifs du rapport à la tradition, s’assurer de ce qu’elle contient 11.

Le but de la méthode est d’atteindre une connaissance objective du passé.


Mais pour atteindre cette connaissance, on se met soi-même à distance, on se
place en dehors de l’histoire. La méthode voit donc la relation au passé
comme une relation de distanciation d’un sujet par rapport à un objet de
connaissance : le sujet, adoptant le rapport cognitif au monde, jette un regard
extérieur sur le passé, comme s’il n’appartenait pas lui-même à l’histoire.
L’historien adoptant cette thèse voit le passé comme un objet clos, qu’il
survole. Il pense donc qu’il peut se soustraire lui-même à l’histoire. Mais,
selon Gadamer, qui reprend ici Heidegger, aucun historien ne saurait occuper
une telle position. Nous ne pouvons jamais nous extraire du devenir
historique, nous mettre à distance de lui, nous situer en face du passé pour le
contempler comme un objet. La raison en est que nous sommes toujours déjà
« jetés » dans l’histoire, ou pour reprendre les termes de Gadamer, que notre
relation fondamentale à l’histoire est celle d’une appartenance :
La prise de conscience de soi-même et l’autobiographie — qui sont les points de départ
de Dilthey — n’ont rien d’originaire et offrent une base insuffisante au problème
herméneutique, parce que, par elles, l’histoire est « reprivatisée ». En vérité ce n’est pas
l’histoire qui nous appartient, c’est nous au contraire qui lui appartenons. Bien avant que
nous accédions à la compréhension de nous-mêmes par la réflexion sur le passé, nous nous
comprenons de manière spontanée dans la famille, la société et l’État où nous vivons 12.

La notion d’appartenance, en revanche, met en avant le fait que la


conscience est toujours déjà prise dans l’histoire. Gadamer pense qu’avant de
nous appartenir, nous appartenons toujours déjà à l’histoire, parce que nous
sommes toujours déjà nés dans une certaine culture, et, de ce fait, nous avons
toujours déjà adopté certaines coutumes, certains usages inhérents à cette
culture, qui relèvent du niveau de la précompréhension. On peut donc dire
que nous appartenons à l’histoire parce que notre identité est intrinsèquement
sociale : nous ne sommes pas des sujets cartésiens.
La deuxième forme de compréhension de l’autre correspond selon
Gadamer à la conception développée par la conscience historique, selon
laquelle pour comprendre le passé il faut s’y transposer. Chez Dilthey cette
conception est à la base de sa théorie de l’histoire comme expression de la vie.
La compréhension du passé est vue ici par analogie avec celle de la
compréhension de l’esprit d’une autre personne, conçu comme clos sur lui-
même. Selon cette conception, tout comme pour comprendre un autre esprit
il faut se transposer en lui, pour comprendre le passé il faut s’y transposer et
reconstituer son esprit 13. Pour y parvenir, il faut partir des signes extérieurs
de celui-ci, c’est-à-dire des formes d’objectivation de la vie 14. La conscience
historique s’abstrait donc elle-même de la relation je-tu, elle se met hors
d’atteinte du passé et pense qu’elle peut le comprendre mieux qu’il ne s’est
compris lui-même. De cette façon, il ne s’agit pas d’une relation de réciprocité
mais d’une relation unilatérale dans laquelle le passé n’a plus rien à me dire.
Le présent cherche donc à maîtriser le passé.
C’est l’historicisme, à savoir la conception romantique de l’histoire, qui
constitue l’expression la plus forte de la conscience historique. Il traite le
passé comme une totalité close sur elle-même et dont l’intérêt pour nous n’est
plus qu’« historique » :
Voici dès lors le présupposé tacite de la méthode historique : une chose ne devient
connaissable objectivement, dans sa signification durable, que si elle appartient à un contexte
clos, en d’autres termes, lorsqu’elle est assez morte pour ne plus présenter qu’un intérêt
historique 15.

La continuité de l’histoire est donc rompue : entre le présent de l’historien


et le passé étudié se creuse un abîme. Mais si le passé est coupé du présent,
cela implique en retour que le présent de son côté n’est plus enraciné dans le
passé : il est donc lui aussi un monde historiquement clos sur lui-même.
L’historicisme pense donc l’histoire comme une succession de traditions
closes sur elles-mêmes. Chacune de ces traditions ne peut être comprise que
selon ses propres termes. L’idée même d’une tradition continue à travers des
époques différentes n’a donc plus de pertinence. Du même coup, il ne saurait
y avoir de rationalité propre de la tradition, c’est-à-dire de la continuité de
l’expérience historique comme telle : chaque « organisme » historique a sa
propre tradition qui ne peut être comprise que de l’intérieur et qui n’est valide
que lorsqu’elle est évaluée de l’intérieur. Il n’y a plus de dénominateur
commun qui permettrait de dialoguer avec le passé, puisqu’il n’y a pas un
passé mais des passés, et que chacun de ces passés est différent des autres et
que tous sont différents du présent.
Tradition et fusion des horizons

À partir de cette critique de l’objectivisme et de l’historicisme, Gadamer


développe sa propre conception de l’histoire comme expérience. Cette
conception est en fait l’application à l’histoire de la troisième forme de
compréhension de l’autre dont parle Gadamer : l’ouverture vis-à-vis de l’autre.
Dans le champ de l’histoire, c’est la conscience d’être exposé aux effets de
l’histoire qui correspond à cette attitude d’ouverture. Cette façon de
comprendre le rapport à l’autre est inhérente à l’expérience herméneutique :
celle-ci est ouverte à la tradition au sens où elle pense que la tradition a
quelque chose à lui dire 16.
Le premier apport de Gadamer à l’histoire réside précisément dans cette
notion de tradition qui est le concept central de sa théorie de l’histoire. Dans
la vision de Gadamer, la tradition n’est pas quelque chose de figé qui
s’opposerait à l’innovation mais relève d’une dynamique qui fait le lien entre
passé, présent et avenir. La notion lui permet de penser la continuité des
processus historiques, assurée grâce à la transmission transformatrice des
représentations d’une génération à l’autre. L’herméneutique historique de
Gadamer est ainsi une tentative de décrire la façon dont le passé se conserve à
travers ses transformations.
Contre les Lumières, Gadamer vise à réhabiliter le « préjugé », entendu
non pas comme une erreur mais au sens de la « précompréhension » : il y a du
pré-jugé parce que nous sommes toujours déjà pris dans une relation de
précompréhension, donc dans la tradition 17. De même, l’autorité n’est pas
seulement une source de préjugés au sens péjoratif mais elle peut être aussi
une source de vérité : elle peut traduire la reconnaissance légitime de la
supériorité de l’autre, donc un acte de la raison 18. C’est le cas précisément de
l’autorité des choses transmises. Leur autorité n’est pas le résultat de
l’habitude mais repose sur la reconnaissance de leur contenu de vérité.
Mais la conception gadamérienne de la tradition s’oppose aussi à la
conception restauratrice du romantisme. Ce que Gadamer entend par
l’expression « réhabiliter la tradition », n’a rien à voir avec le traditionalisme
(romantique) 19, c’est-à-dire la nostalgie des mondes révolus. Réhabiliter la
tradition signifie pour lui montrer qu’il n’y a pas d’opposition entre tradition
et raison. C’est que la conservation qui est au cœur de la tradition n’est pas
moins un acte de raison et de liberté que l’innovation :
En réalité, la tradition ne cesse pas de porter en elle un élément qui relève de la liberté et
de l’histoire même. La tradition, même la plus authentique et la mieux établie, ne se déploie
pas grâce à la force d’inertie qui permet à ce qui est présent de persister ; elle a au contraire
besoin que l’on y adhère, qu’on la saisisse et cultive. Elle est essentiellement conservation, au
sens où celle-ci est également à l’œuvre en toute transformation historique. Or, la
conservation est un acte de raison, un de ceux, il est vrai, qui passent inaperçus 20.

La raison n’est donc pas située en dehors de la tradition, elle opère dans et
à travers la tradition elle-même. En effet la continuité de la tradition est le
résultat d’actes d’adhésion active engageant des décisions fondées en raison.
Gadamer réhabilite la tradition parce qu’il pense qu’il n’y a d’innovation
qu’à l’intérieur de la tradition, c’est-à-dire que l’innovation et la conservation
vont de pair et déterminent ensemble la tradition. L’innovation n’est jamais
une rupture totale avec le passé 21 car s’il y avait une telle rupture radicale, il
n’y aurait ni transmission, ni communication possible entre les différentes
générations qui se succèdent et du même coup l’idée d’innovation elle-même
deviendrait impensable. Une partie du passé se conserve donc à travers les
changements et c’est cette conservation dans l’innovation qui assure la
continuité de l’histoire. Gadamer ne nie pas le fait qu’il y a des discontinuités
entre le passé et le présent mais selon lui ces discontinuités ne sont jamais que
locales : globalement il y a une continuité qui assure la transmission
transgénérationnelle des représentations partagées.
De même, Gadamer ne nie pas qu’il existe une distance entre le présent et
le passé. Mais cette distance qui est de l’ordre de l’expérience temporelle ne
doit pas être confondue avec la mise à distance du passé qui est spécifique de
l’objectivisme méthodologique et de l’historicisme. Ce point a été souligné par
Ricœur, lorsqu’il note : « La distance est un fait ; la mise à distance un
comportement méthodologique 22. » La différence entre les deux types de
distance ressort du fait qu’au lieu de voir, à la façon de l’historicisme, la
distance historique qui sépare le présent du passé comme un espace vide ou
comme un abîme, Gadamer la voit comme un échange productif : selon lui, la
distance n’est pas ce qui sépare le passé du présent mais ce qui les lie.
Désormais le temps n’est plus d’abord l’abîme qu’il faut franchir parce qu’il sépare et
éloigne ; il est, en réalité, le fondement qui porte l’advenir (Geschehen) dans lequel le présent
plonge ses racines. La distinction des périodes n’est donc pas un obstacle à surmonter. […] Il
importe en réalité de reconnaître dans la distance temporelle une possibilité positive et
productive de la compréhension. Cette distance n’est donc pas un abîme béant, elle est au
contraire comblée grâce à la continuité de provenance et de transmission, à la lumière de
laquelle toute tradition s’offre à nos regards. Il n’est pas excessif de parler ici d’une
authentique productivité de l’advenir 23.

La distance historique, loin d’être le signe de la mort du passé, « dégage


pleinement le véritable sens d’une chose, celui qu’elle porte en elle-même 24 ».
Le sens d’une œuvre d’art par exemple ne se réduit pas au sens qui lui a été
attribué par ses contemporains mais englobe toutes les significations qui lui
ont été données et qui vont lui être données par les différentes générations de
récepteurs à travers l’histoire. C’est parce que ce sens se déploie
temporellement qu’il est créateur de distance, sans pour autant ouvrir un
abîme comme le fait la mise à distance objectivante : la distance qui se creuse
entre le passé et le présent garantit la continuité de la tradition.
Le deuxième apport de la théorie gadamérienne de l’histoire comme
expérience consiste dans la notion de « conscience d’être exposé aux effets de
l’histoire » (wirkungsgeschichtliches Bewusstsein). Selon cette conception, les
effets d’une chose font partie de l’action de la chose elle-même. Gadamer
donne comme exemple les œuvres classiques, qui sont à chaque fois
réactualisées, réinterprétées par les générations successives et qui opèrent
ainsi une véritable médiation entre passé, présent et avenir 25. En ce sens, on
peut dire que le passé agit toujours sur le présent, qu’il exerce ses effets sur le
présent. C’est cette action du passé dans le présent qui traduit notre être-
exposé à l’histoire que Gadamer appelle la Wirkungsgeschichte (histoire de
l’action ou histoire de l’influence). La conscience historique (geschichtliches
Bewusstsein) de l’historicisme cède donc la place à « la conscience d’être
exposé aux effets ou à l’action de l’histoire » (wirkungsgeschichtliches
Bewusstsein) 26. Comme le souligne Jean Grondin,
Pour la conscience historique, la Wirkungsgeschichte n’est toujours que l’histoire de la
réception qui se laisse objectiver et mettre à distance. Or l’histoire, dont nous sommes et qui
nous transit, se prête-t-elle à une objectivation intégrale ? La conscience historique ne reste-t-
elle pas aussi travaillée par l’histoire qu’elle étudie ? Le geschichtliches Bewusstsein, la
« conscience historique », oublie ainsi qu’il demeure un wirkungsgeschichtliches Bewusstsein,
une « conscience portée par l’histoire 27 ».

Le concept de « conscience portée par l’histoire » met en évidence le fait


que « le comprendre lui-même doit être pensé moins comme une action de la
subjectivité que comme insertion dans le procès de la transmission où se
médiatisent constamment le passé et le présent 28 ». Elle traduit donc le côté
passif de l’expérience historique. La conscience que j’ai d’être exposé aux
effets de l’histoire est en premier lieu conscience de ma propre historicité,
donc du fait que je suis dans l’histoire, c’est-à-dire en « un lieu où l’on se tient
et qui limite les possibilités de vision 29 ». Ou, comme le dit Gadamer, « “être
historique” signifie ne jamais pouvoir se résoudre en savoir de soi-même
(Sichwissen) 30 ». La conscience n’est jamais transparente à elle-même comme
le soutenait la philosophie réflexive hégélienne : ce que nous pouvons savoir
de nous-mêmes est toujours limité par la situation historique dans laquelle
nous nous trouvons. La conscience ne peut pas s’auto-fonder parce qu’elle se
trouve « jetée » dans une histoire qui la dépasse et qui la fonde.
Mais si tel est le cas comment peut-il y avoir une compréhension d’autres
époques ? C’est la notion d’horizon, troisième apport de Gadamer à la
réflexion sur l’histoire, qui lui permet de répondre à cette question. Certes,
nous sommes toujours situés historiquement et toute situation a son horizon,
c’est-à-dire qu’elle délimite un « champ de vision qui comprend et inclut tout
ce que l’on peut voir d’un point précis 31 ». Mais si l’homme ne peut pas
survoler l’histoire, cela ne signifie pas qu’il vit dans un monde fermé,
cloisonné, comme le pensait l’historicisme. Gadamer souligne au contraire
que « de même que l’individu n’est jamais un individu isolé parce que toujours
il s’entend déjà avec d’autres, de même l’horizon fermé qui circonscrirait une
civilisation est […] une abstraction 32 ». La notion même d’horizon implique
au contraire une ouverture et la possibilité de son déplacement 33, ce qui nous
permet de voir au-delà de ce qui est proche de nous. Notre vision est toujours
finie parce qu’elle est bornée par un horizon, mais cet horizon se déplace avec
nous.
La conscience historique pensait que, pour acquérir un horizon
historique, il fallait se transposer, se replacer dans l’horizon du passé, donc
dans l’horizon de l’autre. Mais selon Gadamer, en se transportant dans le
passé, en voulant adopter le point de vue de l’autre, la conscience historique
ne saurait le comprendre puisqu’elle fait abstraction de sa propre position : or
c’est uniquement à partir de l’horizon de ce présent que le passé se donne
comme ce passé-ci plutôt que comme ce passé-là. La conscience historique
fondée sur la notion d’altérité absolue du passé méconnaît donc que pour
pouvoir se replacer dans l’autre, il faut toujours déjà avoir soi-même un
horizon 34. Celui qui veut comprendre doit donc s’introduire lui-même dans un
horizon élargi. Pour ne pas surévaluer ce qui nous est proche, il faut le voir
dans une perspective plus large (Weltsicht), c’est-à-dire dans la perspective du
passé :
Le concept d’horizon est ici à retenir parce qu’il exprime l’ampleur supérieure de vision
que doit posséder celui qui comprend. Acquérir un horizon signifie toujours apprendre à voir
au-delà de ce qui est près, trop près, non pour en détourner le regard, mais pour mieux le
voir, dans un ensemble plus vaste et dans des proportions plus justes 35.

L’ouverture, qui caractérise tous les horizons, implique qu’ils ne sont pas
impénétrables les uns aux autres. Cela ouvre la possibilité d’une « fusion
d’horizons », notion qui permet à Gadamer de dépasser l’historicisme. Alors
que la conscience historique séparait radicalement l’horizon du passé de celui
du présent, selon Gadamer la compréhension consiste au contraire dans une
fusion entre « l’horizon du passé » et « l’horizon du présent ». La notion de
« fusion des horizons » met en évidence le fait que la conscience d’être exposé
aux effets de l’histoire est aussi la conscience du fait que l’histoire est
agissante dans tout acte de compréhension 36 : elle est la manière dont notre
« être pris dans l’histoire » nous permet de comprendre le passé à la fois
comme passé (différent de nous) et comme action dans le présent (agissant
sur nous). Comme l’a souligné Ricœur, le concept de fusion des horizons
résulte d’un double refus : celui de l’objectivisme, qui en objectivant l’autre
s’oublie soi-même, et celui d’une philosophie absolue de l’histoire comme celle
de Hegel selon laquelle celle-ci possède un horizon unique : si pour
l’herméneutique il n’y a pas d’horizon fermé, il n’y a pas davantage d’horizon
unique 37.
La relation avec le passé apparaît ici non pas comme une relation
distancée avec un objet qui ne nous concerne plus, mais comme une relation
avec une altérité qui est incluse dans une continuité plus fondamentale 38 et
avec laquelle peut donc s’engager un dialogue. La fusion des horizons est
précisément cela : un dialogue entre passé et présent. Ce qui est propre au
dialogue, c’est l’ouverture à l’autre, donc, dans le cas de l’histoire, l’ouverture à
la tradition pour entendre ce qu’elle a à me dire, pour entendre sa prétention à
la vérité. C’est pour cette raison que Gadamer souligne que la tradition
m’interpelle, me dit quelque chose :
Mais la tradition n’est pas simplement quelque chose qui arrive, et que l’expérience
apprend à connaître et à maîtriser, elle est langage, c’est-à-dire qu’elle parle d’elle-même
comme un toi. Le toi n’est pas un objet, il a au contraire rapport à quelqu’un. Là-dessus il ne
faut pas se méprendre : ce qui, de la tradition, vient à l’expérience n’est pas compris comme
expression de la vie d’un autre, qui serait un toi. Nous maintenons au contraire que
comprendre la tradition, c’est comprendre le texte transmis non pas comme expression de la
vie qui serait celle d’un toi, mais comme contenu de sens détaché de tout lien à ceux qui le
pensent, au moi et au toi 39.

Il oppose ainsi la prétention à la vérité de la tradition à la conception qui


la voit comme une « expression » du passé, comme quelque chose de révolu
dans quoi nous devrions nous transporter pour le comprendre en tant que
passé. Ce qui importe dans la compréhension conçue comme dialogue
(historique) c’est qu’une entente s’établisse sur ce dont il est question, sur une
chose commune. La compréhension dialogique est d’abord et avant tout un
accord sur quelque chose et non pas la transposition d’une personne dans une
autre. Pour comprendre le Banquet de Platon, par exemple, nous ne nous
transposons pas dans l’esprit de son auteur mais nous devons comprendre ce
que nous dit le texte sur la vérité de l’amour. Gadamer souligne ainsi que les
deux partenaires du dialogue « se soumettent […] tous les deux à la vérité de
la chose », qui « les unit en une communauté nouvelle 40 ». La compréhension
historique est donc une transformation de la distance en quelque chose de
commun qui n’est ni le passé, ni le présent. La notion d’« application » que
nous avons déjà rencontrée permet à Gadamer de décrire de façon plus
précise ce qu’il entend par fusion des horizons. Dire que le passé est toujours
compris à partir de l’horizon du présent, signifie qu’il est sans cesse
réactualisé, réinterprété par rapport à la situation concrète de l’interprète.
Bref, comprendre c’est « appliquer ».
La notion de fusion des horizons ainsi que celle d’application mettent
ainsi en évidence le fait que la réception du passé dans le présent est toujours
une recréation. La compréhension n’est jamais simple reproduction, elle est
toujours production 41. La tradition va de pair avec l’innovation, puisque le
passé est toujours compris de façon nouvelle et différente par chaque présent.
Nous ne subissons pas seulement l’action du passé mais nous agissons nous-
mêmes sur ce passé en l’interprétant à partir d’aujourd’hui. À l’action de
l’histoire correspond la réponse de celui qui reçoit la tradition historique et la
transforme. Les notions de fusion d’horizons et d’application mettent donc en
évidence le côté actif de l’expérience de l’histoire.
On peut reconnaître dans cette dynamique une figure particulière de la
dynamique du cercle herméneutique compris « comme le jeu où passent l’un
dans l’autre le mouvement de la tradition et celui de l’interprète 42 ». D’un côté,
la tradition ne s’impose pas de l’extérieur à nous, puisque nous avons grandi
en elle, d’un autre côté nous sommes nous-mêmes créateurs de cette tradition
dans la mesure où nous contribuons à sa transmission par une dynamique
d’application, donc de mise en perspective à la lumière du présent. Le but de
l’innovation ne saurait être de s’opposer ou de se libérer de la tradition 43 :
nous ne sommes jamais dans la position de novateurs absolus mais nous
sommes toujours novateurs dans et par rapport à une tradition dont nous
faisons partie. Selon Gadamer, « l’attitude authentique [vis-à-vis de la
tradition] est celle qui vise une “culture” de la tradition au sens littéral du
mot, un développement et une continuation de ce que nous reconnaissons
comme étant le lien concret entre nous tous 44 ». Cette logique de nature
autoréférentielle est une composante essentielle des humanités, précisément
parce que ce sont des disciplines historiques et que toute discipline historique
est fondée en amont dans l’expérience historique, toujours caractérisée par la
dialectique entre distance historique et fusion des horizons.
La méthode comme moment critique de la tradition

Nous venons de voir que, contre Dilthey et donc contre la méthode


historique, Gadamer a mis en avant les notions de « conscience d’être exposé
à l’action de l’histoire », d’appartenance et de tradition. Par là il a rappelé au
discours historique qu’il est ancré dans une expérience de l’historicité et que
l’historien devrait reconnaître cet ancrage. Mais cette reconnaissance ne peut
certes pas impliquer que l’historien devrait cesser de faire de l’histoire et en
particulier de la faire en s’appuyant sur une méthode adaptée à son objet.
Pour que la mise en évidence du fait que l’histoire est primordialement
expérience puisse être fructueuse pour l’histoire comme discipline, il faut
donc en un deuxième moment redonner une légitimité à la méthode et à la
distanciation. C’est à cela que s’est attaché Paul Ricœur, en montrant que « la
transmission historique ne peut accéder à la compréhension que si le lien
historique s’objective et se donne à lire comme un texte 45 », ou comme il le dit
encore « que l’intérêt pour la communication n’exerce sa fonction
transcendantale de fondation que sous la condition d’une distanciation à la
fois méthodique et critique qui justifie l’objectivation du lien historique 46 ».
Si l’on voulait caricaturer, on pourrait dire que si Gadamer a critiqué la
méthode de Dilthey au nom de l’expérience, Ricœur à son tour critique la
philosophie de Gadamer au nom de la méthode. Selon Ricœur, l’œuvre de
Gadamer est fondée sur l’antinomie entre la distanciation aliénante, c’est-à-
dire « l’attitude à partir de laquelle est possible l’objectivation qui règne dans
les sciences de l’esprit et les sciences humaines 47 », et la notion
d’appartenance, c’est-à-dire « le rapport fondamental et primordial qui nous
fait appartenir et participer à la réalité historique 48 ». Il lui reproche cette
opposition tranchée entre méthode et expérience, qui aboutit à une alternative
intenable : « Ou bien nous pratiquons l’attitude méthodologique, mais nous
perdons la densité ontologique de la réalité étudiée, ou bien nous pratiquons
l’attitude de vérité, mais alors nous devons renoncer à l’objectivité des
sciences humaines 49. »
En particulier, si Gadamer mettait l’accent sur l’histoire comme tradition
et situait la raison dans la tradition, Ricœur va mettre l’accent sur la nécessité
d’une distanciation critique par rapport à la tradition. Nous sommes certes
toujours déjà dans une tradition mais nous pouvons et devons aussi prendre
de la distance par rapport à certains aspects de cette tradition, lorsque nous
les jugeons intrinsèquement mauvais. Cette interrogation critique sur notre
propre tradition est nécessaire, si nous voulons pouvoir tirer des leçons du
passé. Sur ce point Ricœur rejoint la critique que Jürgen Habermas et
Reinhart Koselleck avaient adressée à Gadamer. Ce dernier a ainsi critiqué
Gadamer en faisant remarquer que sa vision de la tradition comme vecteur de
vérité faisait bien peu de cas du fait que l’histoire est aussi un inépuisable
réservoir de violence, non seulement accidentelle, mais structurelle 50. De
même, Habermas, tout en reconnaissant la centralité du questionnement
herméneutique pour les sciences de l’homme, a mis l’accent sur la nécessité
d’une dimension critique dans notre rapport à la tradition, dimension par
laquelle la méthode historique s’inscrit dans la continuité des Lumières 51.
Mais Ricœur insiste en même temps sur le fait que cette distanciation par
rapport à la tradition ne saurait jamais impliquer une rupture totale avec elle.
On peut donc se demander si en fin de compte la position de Ricœur et celle
de Gadamer s’opposent réellement. Elles semblent se distinguer plutôt par le
fait qu’elles placent l’accent de façon différente : l’un le place plutôt sur
l’autorité de la tradition, l’autre plutôt sur la raison critique. Mais en réalité
les deux admettent que notre rapport à la tradition est toujours une
combinaison des deux dimensions.
Suivant sur ce point Dilthey, Ricœur montre qu’il peut y avoir une notion
positive et productive de distanciation, comme le met en évidence la notion de
texte qui est « le paradigme de la distanciation dans la communication 52 ». Il
souligne ainsi que « c’est en effet comme écriture que, pour l’essentiel,
l’expérience historique est mise à distance 53 », que « c’est comme texte que
l’histoire se donne non seulement à comprendre mais à interpréter 54 ». Il faut
donc passer par la distanciation pour arriver à l’appartenance, ce qui revient à
dire qu’il faut passer par l’explication pour arriver à la compréhension.
Ricœur admet donc qu’on peut s’interroger de façon distancée sur le passé
comme le fait par exemple un historien. Il trouve d’ailleurs chez Gadamer lui-
même « des éléments de distanciation au sein de l’appartenance », comme par
exemple la distance temporelle ou la fusion des horizons, qui ménagent selon
lui une place à la distanciation méthodique.
Ricœur veut donc articuler méthode et expérience, épistémologie et
ontologie, en mettant en relation le discours historique avec l’expérience de
l’histoire. Les termes du débat sont exposés dès Histoire et vérité, qui traite de
la vérité dans la connaissance historique. La réflexion se poursuit dans Temps
et récit I et III concernant le statut de l’histoire comme récit. Elle est reprise
enfin dans La Mémoire, l’Histoire, l’Oubli, où Ricœur entame une réflexion sur
la relation entre mémoire et histoire. Chacun de ces ouvrages comporte la
même organisation duelle : une partie qui concerne l’épistémologie de
l’histoire comme science et une partie qui traite de la condition historique de
l’homme, donc de l’expérience et de l’ontologie.
Pour expliciter la démarche de Ricœur, on peut prendre comme exemple
« Objectivité et subjectivité en histoire », un court texte qui ouvre Histoire et
vérité. Ricœur y part de l’objectivité de l’histoire, puis passe du côté de la
subjectivité de l’historien, pour aboutir à une réflexion sur la subjectivité
philosophique. Les deux premiers niveaux, ceux de l’objectivité et de la
subjectivité, concernent l’épistémologie de l’histoire, alors que le dernier
concerne l’ontologie. Ricœur souligne la nécessité de partir du premier terme
et non du deuxième car l’histoire est tout d’abord une connaissance objective :
Nous attendons de l’histoire une certaine objectivité, l’objectivité qui lui convient c’est de
là que nous devons partir et non de l’autre terme. Or qu’attendons-nous sous ce titre ?
L’objectivité ici doit être prise en son sens épistémologique strict : est objectif ce que la pensée
méthodique a élaboré, mis en ordre, compris et ce qu’elle peut ainsi faire comprendre. Cela
est vrai des sciences physiques, des sciences biologiques ; cela est vrai aussi de l’histoire. Nous
attendons par conséquent de l’histoire qu’elle fasse accéder le passé des sociétés humaines à
cette dignité de l’objectivité 55.

Le philosophe doit donc partir de la réflexion de l’historien « qui est la


mesure de l’objectivité qui convient à l’histoire » et « qui est la mesure de la
bonne et de la mauvaise subjectivité que cette objectivité implique 56 ». Ainsi,
le fait que l’histoire part de l’observation et de l’explication des faits la
rapproche des sciences de la nature 57. Ricœur tient cependant à distinguer
l’objectivité de l’histoire de celle des sciences exactes, parce qu’il souligne qu’à
la différence de l’objectivité de celles-ci, l’objectivité de l’histoire est une
« objectivité incomplète 58 », c’est-à-dire une objectivité qui implique une
certaine subjectivité. Un premier trait qui relève de cette « objectivité
incomplète » réside dans le choix de l’historien. Ce choix n’est pas simplement
le choix de vouloir connaître le passé et de le comprendre de façon rationnelle
mais c’est aussi un choix relatif à ce que Ricœur appelle le « jugement
d’importance 59 ». Ce jugement d’importance, qui implique une sélection des
événements, nous mène directement à la problématique du récit, qui sera
abordée un peu plus loin :
L’histoire à travers l’historien ne retient, n’analyse et ne lie que les événements
importants. C’est ici que la subjectivité de l’historien intervient en un sens original par rapport
à celle du physicien, sous forme de schèmes interprétatifs. C’est ici par conséquent que la
qualité de l’interrogateur importe à la sélection même des documents interrogés. Bien mieux,
c’est le jugement d’importance qui, en éliminant de l’accessoire, crée de la continuité : c’est le
vécu qui est décousu, lacéré d’insignifiance ; c’est le récit qui est lié, signifiant par sa
continuité 60.

La subjectivité de l’historien se manifeste aussi dans l’usage parfois naïf


ou précritique qu’il fait de la causalité 61 ou à travers le transfert imaginatif
dans un autre présent. Mais la différence fondamentale entre histoire et
sciences exactes est liée à son objet même : l’objet de l’histoire ce sont les
hommes et leurs actions 62. L’historien doit franchir non seulement la distance
qui le sépare d’un autre temps, mais aussi celle qui le sépare d’autres hommes,
en se transportant dans des « valeurs de vie » différentes des siennes. Selon
Ricœur, « le moment où la subjectivité de l’historien prend un relief saisissant,
c’est celui où […] l’histoire fait surgir les valeurs de vie des hommes
d’autrefois 63 ». L’historien doit être intéressé par ces hommes et ces valeurs et
ressentir une sympathie à leur égard, ce qui met en évidence le fait que
« l’histoire est animée par une volonté de rencontre autant que par une volonté
d’explication 64 ».
Ricœur pense donc que, si dans un premier temps il y a une distanciation,
dans un deuxième temps la distance qui nous sépare du passé ou de l’autre est
dépassée dans la continuité de l’histoire qui est celle de notre appartenance à
la même humanité. En partant de la distanciation méthodique, Ricœur arrive
ainsi de nouveau à l’appartenance telle que l’avait pensée Gadamer, puisqu’il
souligne que « l’historien fait partie de l’histoire ; non seulement en ce sens
banal que le passé est le passé de son présent, mais en ce sens que les hommes
du passé font partie de la même humanité 65 ». En partant de la part de
subjectivité de l’historien, Ricœur aboutit en fait à l’intersubjectivité de
l’histoire comme rencontre, clarifiée à travers le passage par l’objectivité de la
méthode :
L’histoire est donc une des manières dont les hommes « répètent » leur appartenance à la
même humanité ; elle est un secteur de la communication des consciences, un secteur scindé
par l’étape méthodologique de la trace et du document, donc un secteur distinct du dialogue
où l’autre répond, mais non un secteur entièrement scindé de l’intersubjectivité totale, laquelle
reste toujours ouverte et en débat 66.

À la fin du mouvement cognitif, le niveau épistémologique est donc


dépassé en faveur du niveau ontologique : non seulement l’historien reconnaît
son appartenance à l’histoire, mais l’histoire elle-même en tant qu’espace de
l’intersubjectivité marque notre appartenance à l’humanité. L’intérêt de
l’histoire est donc en dernière instance un intérêt pour la communication, qui
est irréductible à l’intérêt pour la connaissance objective 67. L’apport de
l’herméneutique de Ricœur consiste justement dans le fait d’avoir articulé le
niveau de la méthode et celui de l’expérience.
L’APPORT DE L’HERMÉNEUTIQUE
À LA QUESTION DE LA TEMPORALITÉ
HISTORIQUE
La plupart des modèles classiques de la transmission des représentations
et donc de la constitution des traditions voient le temps historique comme un
temps homogène pensé sur le modèle du temps physique. La conception de la
temporalité développée par l’herméneutique, et ce dès Dilthey, remet en
question cette conception du temps historique 68. Chez Dilthey, la
contemporanéité n’est ainsi pas une question de chronologie, mais relève du
temps vécu. Du même coup, des personnes qui sont contemporaines du point
de vue chronologique ne sont pas nécessairement contemporaines du point de
vue proprement historique : elles ne le sont que dans la mesure où elles
s’inscrivent dans le même moment culturel ou sociopolitique. Cette ligne de
réflexion a été reprise par Wilhelm Pinder qui, en partant de Dilthey, a élaboré
le concept de « non-contemporanéité du simultané 69 ». Quant au Heidegger
d’Être et Temps, on sait que le temps historique est compris chez lui à partir
d’une pensée existentiale de la temporalité, donc dans le cadre d’une pensée
de l’expérience de la finitude, qui ne saurait se confondre avec la forme
objectivée du temps qu’est la chronologie. Du même coup, la conception
spatiale d’une temporalité chronologique objectivante est remplacée par l’idée
d’une expérience du temps comme dimension constituante de l’être-là. Nous
avons vu que Gadamer transpose cette conception au niveau du temps
historique sous la forme d’une préséance de l’expérience de l’historicité et de la
continuité de la tradition dans laquelle le temps historique n’est pas un cadre
externe, mesurant des distances « objectives », mais une durée
qualitativement différenciée selon les lignes de force de la tradition à laquelle
nous appartenons. Chez Ricœur enfin, la distinction entre le temps du monde
et le temps vécu lui permet en un deuxième moment de penser l’histoire (le
discours historique) comme refiguration et médiation entre les deux 70. Plus
fondamentalement, comme nous l’avons déjà vu, pour Ricœur, notre rapport
au temps a un caractère aporétique que la pensée distante est incapable de
résoudre mais que le récit permet de dépasser 71.
En ancrant l’histoire dans la temporalité de l’existence, l’herméneutique
philosophique implique une critique de notre représentation spontanée du
présent comme moment évanescent entre le passé et l’avenir. En fait, notre
temporalité individuelle est toujours celle d’un temps partagé avec autrui,
donc un temps qui possède une dimension collective. Or, comme l’a noté
Hans Krämer, le présent de la vie collective a toujours une étendue : ce n’est
pas un présent évanescent mais un « présent époqual 72 » qui correspond à des
durées plus ou moins longues dont toute l’étendue est (« fictivement ») vécue
comme présent, et qui du même coup détermine par contraste ce qui relève
du passé. Nous considérons par exemple les personnes qui vivent en même
temps que nous comme nos contemporains même s’ils sont plus jeunes ou
plus âgés que nous 73. De même, les événements historiques que nous avons
vécus pendant notre vie font partie de notre présent époqual y compris
lorsqu’ils se sont passés dans notre enfance. Le présent a donc une durée
indexée existentiellement et cette durée est variable. Ainsi, lorsque se produit
une « accélération » de l’histoire, le présent époqual se contracte comparé à ce
qui se passe lors d’époques stables. Il faut ajouter que la relation entre deux
présents époquaux n’est pas nécessairement continue. Il y a aussi des présents
intermédiaires vécus comme une brèche dans le temps, des présents tendus
entre un « ne plus » (nicht mehr) et un « pas encore » (noch nicht). Ces
présents intermédiaires sont des moments de crise ou des moments de
passage d’une époque à une autre.
Un autre point sur lequel l’herméneutique a profondément transformé la
conception du temps historique réside dans l’idée que toute expérience
historique possède son horizon propre, et que c’est à partir de et en vue de cet
horizon qu’elle se structure. Nous avons vu que la mise en relation des notions
d’expérience et d’horizon est au centre de la conception gadamérienne de
l’histoire. Reinhart Koselleck a développé plus amplement cette
problématique. Elle joue aussi un rôle central dans la théorie des régimes
d’historicité de François Hartog qui est un lecteur de Koselleck. À travers la
notion de régime d’historicité, Hartog se propose en effet d’explorer les modes
de tension, les types de distance entre l’expérience et l’attente 74, qui
déterminent en grande partie le profil de tout présent époqual. Hartog ancre
l’historicité de manière explicite dans l’expérience du temps, notant que le
concept de régime d’historicité met en lumière « des modes de rapport au
temps », « des formes de l’expérience du temps », « des manières d’être au
temps 75 ». Il conçoit la notion de régime d’historicité comme un outil
heuristique pour appréhender surtout les moments de crise, où l’articulation
entre passé, présent et futur perd son évidence 76. Selon lui, un régime
d’historicité « n’est que l’expression d’un ordre dominant du temps 77 » :
« Tissé de différents régimes de temporalité, il est […] une façon de traduire et
d’ordonner des expériences du temps — des manières d’articuler passé,
présent et futur — et de leur donner sens 78. » Un régime d’historicité est donc
toujours corrélé à une expérience herméneutique spécifique du temps.
Comme l’avait noté déjà Lévi-Strauss en distinguant entre sociétés
chaudes et froides, différentes cultures ont des modes différents de vivre
l’historicité. Hartog commence d’ailleurs son analyse par le cas des Maoris
étudiés par Marshall Sahlins : les Maoris vivent dans un autre régime
d’historicité que les Européens, celui de l’« histoire héroïque 79 ». Dans son
livre Des îles dans l’histoire 80, Sahlins avait ainsi montré que, chez les Maoris,
il n’y a pas de coupure entre le passé et le présent comme chez nous. Le
présent n’est qu’une reproduction du passé : l’événement est mythe, la nature
des ancêtres se retrouve dans les descendants. Dans ce régime d’historicité, le
nouveau est interprété à travers le passé mythique, réincorporé en lui.
Dans La Conquête de l’Amérique 81, Todorov a montré la même chose à
propos des Indiens du Mexique. Les Indiens interprètent l’arrivée des
Espagnols, qui est un événement nouveau, imprévisible, en l’assimilant au
mythe, donc en le voyant à travers le prisme du passé. Par exemple,
Moctezuma assimile l’arrivée de Cortés au retour du dieu Quetzalcoatl et, de
façon plus générale, les Espagnols sont vus comme des dieux. Todorov note
que c’est un fait rare, mais qu’il s’est reproduit en Mélanésie où il a été
« responsable du triste destin du capitaine Cook 82 ». Dans ce type de sociétés,
le nouveau, l’imprévisible est toujours interprété par rapport au passé et à la
tradition. À la différence du temps chrétien qui est une progression infinie, le
temps des Aztèques ou des Maoris est un temps « cyclique, répétitif 83 ».
Todorov souligne que « toute l’histoire des Aztèques, telle qu’elle est racontée
dans leurs propres chroniques, est faite de réalisations de prophéties
antérieures, comme si l’événement ne pouvait avoir lieu s’il n’a été annoncé
préalablement 84 ».
Mais à l’intérieur d’une même culture aussi, il peut y avoir des modes
différents de se rapporter au temps. Ainsi, dans notre propre culture, François
Hartog distingue trois régimes d’historicité qui correspondent à trois époques
différentes. Le premier régime est celui de l’historia magistra vitae, qui a été le
grand modèle de l’historiographie européenne depuis l’Antiquité grecque
jusqu’au XVIIIe siècle. Ici le présent est éclairé par le passé grâce au relais de
l’exemplaire : le présent n’apparaît que comme une répétition du passé. En ce
sens, ce modèle ressemble au régime héroïque dont parlait Sahlins. Ce modèle
de l’historia magistra est celui de l’histoire comme « dispensatrice
d’exemples », de leçons, de modèles 85. Au Moyen Âge, l’Église a repris le
modèle de l’historia magistra antique 86. Mais si l’ordre chrétien du temps est
orienté vers le passé de la Création et de la Chute, il est en même temps tendu
vers un « pas encore », vers le futur du Salut. Le modèle du Moyen Âge est
ainsi situé entre le régime ancien et le régime moderne.
Le régime d’historicité de la modernité qui prend forme selon Hartog,
autour de 1789, est en effet tourné vers le futur et voit le temps comme
progrès. Substituant le futur au passé, il apparaît comme l’inversion du
principe de l’historia magistra. Comme chez Gadamer, la modernité est
volonté de rupture avec le passé.
S’il y a encore une leçon de l’histoire, elle vient du futur, et non plus du passé. Elle est
dans un futur à faire advenir comme rupture avec le passé, à tout le moins comme différent
de lui, alors que l’historia magistra reposait sur l’idée que le futur, s’il ne répétait pas
exactement le passé, du moins ne l’excédait jamais 87.

À la différence de l’ordre chrétien du temps qui ouvrait vers un temps


irréversible et fini, ce temps qui a comme modèle le progrès scientifique est
non seulement « successif, irréversible », mais aussi « infini 88 ». Selon
Koselleck, c’est avec la formation du concept moderne d’histoire en Allemagne
entre 1760 et 1780 que l’idée classique de l’histoire comme exemplarité et
répétition a été abandonnée en faveur d’une conception de l’histoire qui met
l’accent sur le caractère unique, irrépétable de l’événement 89. Du même coup,
un écart se creuse entre l’expérience que vivent les individus et leur horizon
d’attente 90. On passe ainsi, selon Koselleck, des histoires (die Geschichten) à
l’Histoire (die Geschichte) au singulier. Hartog de son côté note que :
Avec le régime moderne, l’exemplaire, comme tel, disparaît pour faire place à ce qui ne se
répète pas. Le passé est, par principe ou, ce qui revient au même, par position, dépassé 91.

Hartog pense que nous sommes sortis du régime de la modernité : notre


régime d’historicité est celui du présentisme qui commence en 1989, avec la
fin du communisme. Si le présent devient omniprésent c’est parce qu’il s’étend
à la fois vers le passé — par le devoir de mémoire, la commémoration,
l’importance accordée au patrimoine — et vers le futur, par le principe de la
responsabilité envers les générations futures et le principe de précaution, qui
s’expriment par exemple à travers le souci écologique, alimentaire, etc 92. Ce
présentisme est entretenu aussi par la télévision qui présente les événements
historiques en direct (révolution de 1989, 11 septembre 2001), contribuant
ainsi à une « historicisation du présent » qui déstabilise la dynamique du
présent époqual.
Un troisième aspect du temps historique qui découle de l’ancrage
existentiel de l’expérience historique est celui des temporalités non
isochrones : à tout moment, de multiples présents, passés et futurs coexistent,
donnant naissance à une imbrication de chronotopes différents. Cet aspect de
la pluralité des temps a été étudié notamment par Reinhart Koselleck 93 et par
Siegfried Kracauer 94. Ce dernier part de The Shape of Time de George Kubler
qui critique l’importance excessive accordée à la chronologie en histoire de
l’art : ce qui compte, selon lui, c’est non seulement l’« âge absolu » d’un objet,
donc sa date d’apparition, mais aussi son « âge systématique », c’est-à-dire sa
position dans la séquence à laquelle il appartient, chaque séquence ayant son
temps propre qui ne coïncide pas forcément avec celui des autres séquences 95.
Le temps historique n’est donc pas seulement un flux qui va du passé au futur
en passant par le présent, mais il a aussi différentes formes qui correspondent
à des durées différentes 96. Ainsi, les différents arts coexistant à un moment
donné appartiennent souvent à des « temps » différents. En témoigne par
exemple la coexistence durant la deuxième moitié du XIXe siècle d’une
architecture néoclassiciste avec une poésie moderne (Baudelaire, Mallarmé,
Rimbaud). Ou encore, dans la même ville peuvent coexister des monuments
anciens avec des gratte-ciel.
Kracauer pense que cette idée peut être appliquée aussi à l’histoire
générale qui n’est pas non plus un processus qui se déroule dans un temps
homogène et chronologique : beaucoup d’événements simultanés sont en
réalité asynchrones 97. Il critique le présupposé de l’histoire générale qui
considère qu’il y a un dénominateur commun à tous les événements de la
même époque et qui part donc de l’idée d’une totalité de l’époque. À la
différence de Kubler cependant, Kracauer ne pense pas qu’on ne peut
absolument pas concevoir une époque dans sa totalité et qu’on devrait
abandonner toute périodisation. Il souligne que « même si les événements
simultanés ont lieu généralement dans des temps qui ont des formes
différentes et si, de plus, ils diffèrent en “âge”, il y a une grande chance qu’ils
vont néanmoins posséder des caractéristiques communes 98 ». La coexistence
de différentes formes du temps ne remet donc pas en cause la pertinence de
l’histoire générale en tant que discipline. Mais Kracauer garde l’idée
fondamentale de Kubler : différentes séries d’événements d’une même époque
appartiennent souvent à des histoires particulières et, par conséquent, elles
peuvent se situer sur des courbes temporelles différentes. Nous verrons plus
loin que l’herméneutique littéraire de Hans-Robert Jauss, qui s’est inspiré des
travaux de Kracauer, a appliqué cette conception à la littérature, montrant
qu’à une même époque des œuvres traditionnelles coexistent avec des œuvres
novatrices 99.
Enfin l’ancrage de la problématique historique dans une herméneutique
de la temporalité existentielle a aussi donné une forme différente à la question
de l’échelle la plus à même de saisir la dynamique effective des processus
historiques. Dans la mesure où l’herméneutique pense l’histoire d’abord
comme expérience, elle a eu une influence indéniable sur la microhistoire.
Ainsi, Sabina Loriga construit sa réflexion théorique sur l’histoire
explicitement à partir de Dilthey et Ricœur 100. De même, en Allemagne, le
développement de la Alltagsgeschichte comme alternative à la macrohistoire
sociale classique s’est réclamé de l’herméneutique, voire a revendiqué un
« tournant herméneutique 101 ». La microhistoire, dans la mesure où elle se
propose de saisir la dynamique historique au plus près de ses acteurs, est
certainement le courant historique qui peut le moins faire l’épargne d’une
réflexion sur la manière dont l’histoire est vécue — au sens d’« expérimentée »
— au niveau existentiel des hommes du tout-venant dont elle traverse la vie.
La microhistoire peut être vue comme une réaction à la version
dominante de l’histoire sociale, à savoir l’histoire des Annales, exemple type
de macrohistoire qui s’était intéressée à des durées très longues et avait étudié
les agrégats les plus massifs possibles 102. L’histoire des Annales était une
histoire économique et sociale, fondée sur des statistiques, des études
sérielles, et elle était opposée au récit. La microhistoire, en revanche,
s’intéresse à des individus ou à des groupes d’individus, au cas singulier, à
l’événement, à la courte durée, à l’expérience sociale et possède une forte
dimension narrative. Par exemple, Giovanni Levi, dans Le Pouvoir au
village 103, étudie les habitants du village de Santena à la fin du XVIIe et au
début du XVIIIe siècle pendant une cinquantaine d’années. Carlo Ginzburg,
dans Le Fromage et les Vers 104, essaie de reconstituer la vie du meunier
Menoccio à partir du procès qui lui a été intenté par l’Inquisition. Selon
Jacques Revel, le choix de la microhistoire a rendu tout d’un coup les
historiens sensibles au fait que l’échelle d’observation est une des variables de
l’expérimentation :
Faire varier la focale de l’objectif, ce n’est pas seulement faire grandir (ou diminuer) la
taille de l’objet dans le viseur, c’est en modifier la forme et la trame. Ou, pour recourir à un
autre système de références, jouer sur les échelles de représentation en cartographie ne
revient pas à représenter une réalité constante en plus grand ou en plus petit, mais à
transformer le contenu de la représentation (c’est-à-dire le choix de ce qui est représentable).
Notons d’emblée que la dimension « micro » ne jouit, à cet égard, d’aucun privilège
particulier. C’est le principe de la variation qui compte, non le choix d’une échelle
particulière 105.
Lorsqu’on s’intéresse aux individus ou à un groupe restreint d’individus
comme un village, à la courte durée d’une vie humaine, on se rend compte que
les données qu’on découvre ne sont pas les mêmes que lorsqu’on s’intéresse à
de grandes entités parce que « chaque acteur historique participe, de façon
proche ou lointaine, à des processus — et donc s’inscrit dans des contextes —
de dimensions et de niveaux variables, du plus local au plus global 106 ».
Une conséquence de ce déplacement vers la microhistoire a été la prise de
conscience que l’étude de l’histoire doit prendre en compte des échelles
multiples correspondant à des « sens » historiques différents de la même
chaîne événementielle. Cette réflexion a abouti à la notion de « jeux
d’échelles 107 ». L’hypothèse est que la dynamique sociale et culturelle, comme
tous les processus historiques, combine de multiples échelles qui ont toutes
leur profondeur propre : tous les acteurs participent à différentes échelles et
donc à différents contextes 108. La notion est pertinente non seulement pour
l’histoire mais aussi pour l’anthropologie. D’ailleurs, les représentants de la
microhistoire se réfèrent souvent à Clifford Geertz et à son travail sur Bali,
qu’ils considèrent comme une source d’inspiration. Or Geertz lui-même, nous
l’avons vu, a été fortement influencé par Dilthey et Ricœur.
HISTOIRE, MÉMOIRE ET OUBLI

En fondant notre rapport à l’histoire sur l’expérience et plus précisément


sur l’expérience d’être exposé aux effets de l’histoire, l’herméneutique ancre
l’histoire dans la mémoire, puisque l’action continue du passé qui définit la
tradition implique que cette dernière opère comme mémoire (individuelle et
collective).
À l’inverse, le discours historique, pour souligner son autonomie, a
pendant longtemps eu tendance à marquer sa différence avec la mémoire.
Ainsi dans le cadre de l’histoire des Annales, la mémoire individuelle et
collective est considérée comme défaillante ou subjective, en opposition à
l’histoire qui se veut une connaissance objective du passé. C’est pourquoi
l’histoire doit prendre ses distances par rapport à la mémoire. Il y aurait donc
d’une part l’historien qui veut établir la réalité de ce qui s’est passé, et d’autre
part les témoins, les gens qui ont fait l’expérience du passé et en gardent la
mémoire. L’historien se méfie de la mémoire des témoins, parce qu’il
considère qu’elle est souvent floue, inexacte, voire fausse (il suffit de penser
aux rumeurs). Plus généralement : selon l’historien, le témoin est pris dans ce
qu’il vit et n’a pas la distance nécessaire vis-à-vis de ce vécu. L’historien, lui,
adopte une attitude de distance critique vis-à-vis de l’expérience.
Paul Ricœur a analysé les formes sous lesquelles cette distance critique se
manifeste. Il distingue trois phases de l’opération historiographique : la phase
documentaire qui s’étend de la déclaration des témoins à la constitution des
archives et qui vise l’établissement de la preuve documentaire, la phase
explicative / compréhensive et la phase représentative qui concerne la mise en
forme littéraire du discours. En distinguant ces trois phases de l’histoire, il
s’inspire de Michel de Certeau qui avait défini l’opération historiographique
comme produit d’un lieu social, institutionnel, comme pratique médiatisée
par une technique spécifique et comme écriture 109. La critique des
témoignages, et donc de la mémoire, traverse les trois phases. D’abord,
l’historien doit confronter entre eux différents témoignages portant sur les
mêmes faits, afin de faire le tri entre les vrais et les faux témoignages et
d’établir la vérité sur ce qui s’est passé. Ensuite, les témoignages doivent aussi
être confrontés à d’autres vestiges du passé qui peuvent venir les corroborer
ou les infirmer. La critique des témoignages (Marc Bloch) débute donc dès la
première étape de l’opération historiographique, celle de l’archivation 110. Mais
l’autonomie de l’histoire par rapport à la mémoire s’affirme de façon plus
forte lors de la deuxième phase de l’opération historiographique, la phase de
l’explication / compréhension 111, parce que, à la différence de quelqu’un qui se
rappelle tout simplement le passé, l’historien doit expliquer / comprendre
pourquoi les choses se sont passées de cette façon-là. Pour reprendre les
termes de Ricœur, il doit répondre à la question « pourquoi ? » par le
connecteur « parce que », il doit donc argumenter et donner des explications
causales intentionnelles. Mais c’est à la troisième phase, celle de la mise en
forme littéraire, que se montre le plus clairement « l’intention de représenter
en vérité les choses passées, par quoi se définit face à la mémoire le projet
cognitif et pratique de l’histoire telle que l’écrivent les historiens de
métier 112 ». Ricœur parle ici de mise en forme littéraire, ce qui est un trait
commun au récit historique et au récit de fiction. Cependant, il souligne de
façon très claire ce par quoi l’histoire se différencie de la fiction, à savoir le
fait que le but ultime de l’historien est de représenter les choses telles qu’elles
se sont passées. Contrairement à la mémoire, l’histoire accepte de se
soumettre à un questionnement critique quant à la question de la vérité de ce
qu’elle affirme. On le voit : la structure épistémologique proposée par Ricœur
marque une certaine autonomisation de l’histoire par rapport à la mémoire.
L’histoire est plus objective, plus distante et cette objectivation passe par
l’écriture.
Mais si Ricœur reconnaît d’une certaine manière que l’histoire doit se
démarquer de la mémoire, il rappelle aussi qu’elle ne peut jamais se couper
d’elle. La raison en est qu’elle ne peut pas se couper de l’expérience vécue.
Contrairement à ce que pensent certains historiens, cette expérience n’est pas
présence immédiate du passé, elle est déjà une distanciation, car elle construit
et reconstruit l’expérience passée. La mémoire est donc la « matrice » même
de l’histoire et non pas seulement « un simple objet d’histoire » parmi
d’autres 113. L’histoire est enracinée dans la mémoire puisque « l’intentionnalité
même de la connaissance historique […] se greffe sur celle de la connaissance
mnémonique en tant que la mémoire est du passé 114 » et qu’elle « élève au plan
de l’épistémologie de l’opération historiographique l’énigme de la
représentation présente du passé absent qui […] constitue l’énigme primaire
du phénomène mnémonique 115 ».
Selon Ricœur, ce sont les notions de trace et de témoignage qui assurent
la continuité entre mémoire et histoire 116. L’histoire se sert des témoignages
de ceux qui ont vécu les événements passés. Même si l’historien, comme nous
l’avons vu, scrute ces témoignages de manière critique, il n’en reste pas moins
que tout comme « nous n’avons pas mieux que la mémoire pour nous assurer
de la réalité de nos souvenirs », « nous n’avons pas mieux que le témoignage et
la critique du témoignage pour accréditer la représentation historienne du
passé 117 ». C’est pourquoi Ricœur souligne que le « rapport de l’histoire à la
mémoire […] est celui d’une reprise critique, interne autant qu’externe 118 ».
Mais l’histoire n’a pas affaire uniquement à la mémoire narrative : elle a
affaire à la mémoire culturelle qui comprend non seulement des récits mais
aussi d’autres traces du passé. Si l’on part de ce concept large de mémoire qui
inclut aussi les vestiges, c’est-à-dire toutes les traces matérielles, alors même
l’histoire quantitative a affaire à la mémoire, car bien qu’elle ne parte pas
d’une mémoire événementielle, elle part néanmoins de traces du passé. Toutes
les traces deviennent ainsi des documents pour l’historien, à condition qu’elles
soient interrogées, interprétées. La trace est selon Ricœur « un effet-signe 119 »
qui doit être interprété, parce qu’elle « signifie sans faire apparaître »
(Lévinas) 120. C’est ce qu’a montré aussi Carlo Ginzburg, qui a opposé le
paradigme indiciaire des sciences humaines au paradigme galiléen des
sciences exactes. Selon lui, les sciences humaines partent de traces, de détails
révélateurs afin de reconstituer une réalité plus profonde : il souligne ainsi
que « la connaissance historique est indirecte, indiciaire et conjecturale 121 ».
Cela rapproche, selon Ginzburg, le travail de l’historien de celui de l’historien
de l’art, du psychanalyste, du détective ou du chasseur.
Mais qui dit mémoire dit aussi oubli : la dynamique diachronique des
cultures est modelée autant par ce qui est oublié que par ce qui est mémorisé
et patrimonialisé. Dans l’herméneutique du XXe siècle la mémoire a toujours
été mise en rapport avec l’oubli. Déjà, chez Dilthey, on trouve l’idée que la
mémoire, qu’il s’agisse de la mémoire individuelle ou collective, implique
l’oubli. En effet, toute mémoire est sélective. Dilthey le montre dans le cas de
la mémoire autobiographique qui est toujours à la fois sélective et intégratrice
(au sens où tout élément y est en relation avec tous les autres), le critère de
sélection étant la Bedeutsamkeit, la significativité des contenus de
l’expérience : tout élément significatif est accentué, alors que les éléments
vécus comme non significatifs, dans le contexte global de l’expérience de la vie
en train de se dérouler, sombrent dans l’oubli 122. Quant à la mémoire
collective, elle fonctionne de la même manière.
Il est inutile de rappeler le rôle constituant de l’oubli chez Heidegger. Il ne
s’agit plus ici d’un effet second de la sélectivité de la mémoire, ni même de la
négation de la mémoire, mais d’un acte ontologique. En fait, chez Heidegger,
il y a deux modalités de l’oubli. L’oubli au sens banal du terme (c’est l’oubli au
sens où l’on oublie quelque chose) et l’oubli comme dimension existentiale
fondamentale du Dasein. Cet oubli fondateur, qui est l’oubli de l’être, est la
source à la fois de la mémoire et de l’oubli au sens banal. Cet oubli
ontologiquement fondateur est un oubli qui est lui-même oublié, c’est-à-dire
qui n’est pas expérimenté comme oubli.
Gadamer reprend la conception heideggérienne en la combinant à la
conception nietzschéenne de l’oubli actif 123. En fait, il n’aborde la question de
façon explicite qu’une seule fois, dans une note de Vérité et méthode 124, qu’on a
parfois interprétée comme étant un effet secondaire de l’importance de la
notion de « tradition » et donc de celle de la mémoire dans sa conception. En
réalité, à la fois sa théorie de l’application et sa théorie des œuvres classiques
présupposent une interaction entre mémoire et oubli. Dans l’application
intervient toujours un moment d’oubli des applications (des interprétations)
antérieures, au sens où chaque interprète est confronté directement à ce qui
est à interpréter, l’effet de tradition étant dû au fait que ce qui est à interpréter
impose des contraintes aux interprétations et donc implique une logique de la
convergence des significations. Quant à la théorie gadamérienne du
« classique » comme ce qui perdure dans son identité fondamentale à travers
les interprétations-applications, elle présuppose bien entendu l’oubli de ce qui
n’est pas classique.
Ricœur quant à lui a élaboré une véritable typologie de l’oubli. On la
trouve dans La Mémoire, l’Histoire, l’Oubli. En prenant appui sur cet ouvrage,
on peut distinguer trois formes particulièrement importantes d’oubli dans
notre rapport au passé et à l’histoire.
Une première forme est l’oubli comme perte. Ricœur parle à ce propos
d’oubli par effacement des traces et il le considère comme un signe de la
vulnérabilité de la condition historique de l’homme. Cet oubli constitue une
menace aussi bien pour la mémoire culturelle que pour la discipline
historique. C’est la forme la plus courante de l’oubli. Il résulte de la disparition
des supports matériels des objets culturels : des manuscrits se décomposent
ou sont brûlés, des tableaux sont détruits, etc. Étant, selon les cas, accidentel
ou voulu (par exemple lorsque des envahisseurs détruisent la culture du
peuple envahi), cet oubli est définitif, puisque c’est le support même de la
tradition interprétative qui disparaît. Dans les cultures orales, seule la
mémoire des vivants peut sauvegarder la continuité de la culture et, dès lors
que toutes les personnes qui se rappellent un certain événement historique
sont mortes, il n’y a plus de possibilité de récupérer la mémoire. D’où
l’importance de l’histoire orale qui interroge les témoins directs d’un
événement historique.
Certaines traditions culturelles ainsi « oubliées » n’en peuvent pas moins
continuer à peser d’un grand poids sur l’avenir. Chez les peuples de
Papouasie, on détruit ou on laisse pourrir les masques utilisés pour les rituels.
Pourtant, cet effacement des traces, dû au fait que l’objet lui-même est détruit,
ne l’empêche pas de continuer d’agir. En effet, des enfants en gardent une
image mentale à partir de laquelle l’objet pourra être refait le moment venu 125.
La deuxième forme d’oubli est l’oubli passif. L’oubli passif est la
contrepartie de la mémoire car, comme Dilthey l’avait déjà soutenu, la
mémoire est toujours sélective : ce qui n’est pas sélectionné est oublié.
Contrairement à la première forme d’oubli, l’oubli passif n’est pas l’envers de
la mémoire : il est sa condition de possibilité. Il joue un rôle important dans
l’expérience individuelle et est un facteur central de la structuration des
traditions collectives. C’est la sélection intergénérationnelle qui est le levier le
plus fort : selon que cette sélection est conservatrice ou au contraire
transformatrice, elle affecte directement la stabilité même des traditions. Par
ailleurs, plus la masse des productions culturelles est grande, plus le ratio de
l’oubli par rapport à la sélection est important : ainsi, en littérature, plus un
genre est prolifique, plus la sélection est sévère, et donc plus la part d’oubli est
grande. La raison en est que la capacité de stockage de la mémoire
(individuelle et collective) n’est pas infinie. Cette contrainte limite la quantité
d’informations culturelles qui peuvent circuler à un moment donné : au-
dessus d’un certain seuil, l’augmentation des informations en circulation
produit un risque de saturation dans les mémoires individuelles, ce qui à son
tour risque de déstabiliser la mémoire collective et donc la transmission.
L’oubli passif étant la contrepartie de la sélection, il est réversible chaque fois
que la quantité d’information virtuelle matériellement conservée (dans les
musées et les bibliothèques, sur le Net…) est plus grande que la mémoire
active en circulation : c’est ce qui rend possibles les redécouvertes
d’informations culturelles oubliées (œuvres, produits, idées, etc.). Ricœur, en
s’inspirant de Heidegger, appelle cet oubli passif, « oubli de réserve » car,
contrairement à la première forme d’oubli, il est comme un réservoir dans
lequel les choses se préservent. Nous avons vu que, dans Être et Temps,
Heidegger avait montré qu’il existe un oubli fondateur à la fois de la mémoire
et de l’oubli au sens banal du terme 126. Il distinguait plus précisément entre
deux formes de passé, le passé comme ce qui n’est plus (la Vergangenheit) et le
passé comme ce qui a été, comme ayant-été (la Gewesenheit). Or c’est à cette
deuxième forme de passé que s’attache l’oubli de réserve. Mais, pour
développer cette notion d’oubli de réserve, Ricœur s’inspire aussi de Bergson
et de son idée de « survivance » et de reconnaissance des images, telle qu’elle
est développée dans Matière et mémoire. On retrouve cette figure bergsonienne
de l’oubli comme réservoir de la mémoire chez Proust. Comme on le sait,
Proust valorise non pas la mémoire volontaire mais la mémoire involontaire.
Or la mémoire involontaire présuppose l’oubli de réserve.
La troisième forme d’oubli est l’oubli actif qui a été célébré par Nietzsche.
Cet oubli qui est volontaire est souvent un corrélat de la créativité ou de
l’innovation culturelle. Mais il n’est pas leur corrélat nécessaire, parce que
toute innovation ne se détache pas du passé comme rupture : elle peut aussi
se voir comme une transformation en continuité avec les créations du passé.
Une manifestation importante de l’oubli actif est ce que Philippe Joutard
appelle l’oubli-occultation, c’est-à-dire la volonté d’oublier certains
événements qui pèsent lourdement dans la mémoire collective d’un groupe ou
d’une nation, qui font honte et dont on ne veut donc pas garder le souvenir 127.
Joutard donne comme exemple d’un tel oubli-occultation la décision
politique, prise après l’Occupation, de passer sous silence la collaboration de
l’appareil d’État français avec les nazis, volonté d’oubli qui est restée la règle
jusqu’à la fin de la présidence de François Mitterrand. Un autre exemple est
l’oubli des Indiens dans l’histoire des États-Unis 128. Ce type d’oubli fonctionne
non seulement au niveau des nations, mais aussi au niveau de la mémoire
collective des groupes. Lorsque l’oubli actif intervient dans le discours
historique, il correspond à une falsification de l’histoire. Par exemple, en
passant sous silence le moment de la Terreur dans la Révolution française,
certains historiens ont créé une image de cet événement qui ne correspond
pas à la réalité. Les dictatures sont friandes de cet oubli-occultation. Par
exemple en Chine il y a un oubli volontaire de la révolte des étudiants sur la
place Tian’anmen.
Comme on le voit, l’oubli peut prendre des formes très différentes qui font
qu’il revêt des significations tout aussi différentes et dans certains cas
incompatibles. Mais quelle que soit sa forme, dans tous les cas il est
indissociable de la mémoire. À ce titre, il s’agit d’un concept herméneutique
central dont la réflexion philosophique de Heidegger autour de la question de
l’oubli de l’être et la typologie des différents types d’oubli par Ricœur
constituent des problématisations importantes. Sans doute l’histoire n’a pas
encore pris toute la mesure de son importance, à la fois en tant que
caractéristique intrinsèque de l’expérience historique et en tant que
caractéristique du discours historique lui-même, dont le caractère toujours
relatif implique toujours aussi l’oubli.
LE RÉCIT COMME INTERFACE
ENTRE EXPÉRIENCE ET MÉTHODE

Une autre conséquence de la volonté de l’histoire de devenir une science a


été sa tentative de se couper du récit, au point de devenir parfois ouvertement
antinarrative. Selon Ricœur, on peut distinguer plus précisément trois formes
d’histoire ou d’historiographie antinarrative : l’histoire antipositiviste inspirée
par la sociologie compréhensive allemande, l’historiographie française des
Annales et l’épistémologie de l’histoire issue de la philosophie analytique de
langue anglaise.
L’histoire antipositiviste française (Raymond Aron, Henri-Irénée Marrou)
s’inspirant de la sociologie compréhensive allemande (Max Weber, Simmel),
de même que l’histoire anglaise qui s’est développée dans le sillage de
Collingwood, ne sont pas antinarratives au sens où elles s’opposeraient
explicitement au récit mais plutôt au sens où elles négligent la dimension
narrative de la compréhension 129. Comme Dilthey, elles pensent la
compréhension historique sur le modèle de la compréhension d’autrui, donc
comme une compréhension directe des actions humaines, comme une « saisie
immédiate des intentions d’autrui 130 » par une sorte d’Einfühlung ou
d’intropathie 131. Dès lors que la connaissance historique est assurée par la
compréhension ou reconstruction directe des intentions des acteurs, la
logique de l’événementialité historique est transparente et n’a donc pas besoin
de la médiation du récit.
Une deuxième forme d’histoire antinarrative est celle de l’historiographie
française des Annales. Celle-ci a tenté de s’émanciper de l’histoire telle qu’elle
a été pratiquée au XIXe siècle, à savoir de la biographie et de l’histoire
événementielle. Prenant ses distances par rapport à ces formes traditionnelles
d’écriture de l’histoire, elle a voulu affirmer son caractère scientifique. Cela
explique pourquoi, du moins dans sa première phase, elle s’est opposée au
positivisme de l’histoire événementielle, c’est-à-dire à une histoire politique
qui s’intéresse aux grands hommes et aux grands événements. L’attaque
contre le récit a été liée, dans ce cas, à une attaque contre l’événement :
Ce recul du concept d’événement est accompagné par un recul semblable du concept de
récit ou de narration parmi les historiens contemporains. Ceux-ci tendent à considérer la
narration comme la restitution des événements dans le langage des acteurs eux-mêmes et
dans les termes de leurs préjugés. L’histoire, dès lors, est une recherche, une enquête, qui
rompt avec tout récit qui serait indiscernable de celui que les acteurs de l’histoire auraient pu
produire sur-le-champ 132.

D’une certaine manière l’histoire des Annales a pris le contre-pied de


l’histoire compréhensive en ce qui concerne la question du récit : si pour cette
dernière le récit était superflu parce qu’elle pensait qu’on a accès directement
à l’intentionnalité des acteurs, pour l’histoire des Annales, le récit restait trop
attaché à la perspective des acteurs pour pouvoir remplir une fonction
cognitive dans l’enquête historique. Le récit était donc éliminé parce qu’on
considérait qu’il ne produit pas de connaissance. Ricœur note un autre point :
si l’histoire des Annales a rompu tout lien avec le récit, c’est parce que l’objet
de l’histoire s’y est déplacé de l’individu vers le fait social total 133. L’histoire
pratiquée par les Annales a en effet été d’abord une histoire sociale, culturelle
et économique des collectivités qui ne s’intéressait plus aux événements
singuliers mais aux séries de faits répétables 134. Elle s’est servie de méthodes
quantitatives et de modélisations empruntées notamment à l’économie et à la
géographie qui venaient remplacer la narration. Et même lorsqu’elle s’est faite
histoire des mentalités et donc des représentations, elle est restée
antinarrative. L’histoire des mentalités est en effet une histoire de longue
durée : elle se consacre au décodage des structures et de leurs lentes dérives à
travers les siècles qui échappent à toute prise narrative. Cela signifie qu’elle
part du présupposé que la pertinence de la narrativité se limite à la courte
durée de l’événementialité. Or, comme cette courte durée ne laisse pas
apparaître les dynamiques profondes des représentations collectives qui la
structurent et qui intéressent l’histoire des Annales, la narrativité est du même
coup exclue comme ressource narrative possible.
Une troisième forme de refus du récit est liée à l’épistémologie
néopositiviste de l’histoire. Selon le néopositivisme l’histoire est explicative,
comme les sciences naturelles : elle est de l’ordre des lois et des causes qui
échappent au récit. L’histoire est rapprochée des sciences de la nature et la
spécificité des sciences humaines par rapport aux sciences exactes est niée.
Ricœur donne l’exemple de Carl G. Hempel, qui dans « The Function of
General Laws in History » (1942), affirme que les lois générales ont les mêmes
fonctions en histoire que dans les sciences naturelles et que l’explication
historique ne se distingue en rien de l’explication d’un événement naturel,
comme par exemple un événement géologique 135. Selon Ricœur, l’éclipse du
récit est due dans ce cas à l’attaque contre la compréhension : l’explication
historique exclut la compréhension narrative.
Ricœur a critiqué ces trois formes d’histoire antinarrative parce que, selon
les cas, elles méconnaissent, soit la nature et la fonction du récit, soit la
nature de la discipline historique et sa relation à l’expérience.
L’histoire antipositiviste est critiquée par Ricœur surtout dans Du texte à
l’action. Il note qu’elle part de l’idée que la compréhension historique est une
compréhension directe, immédiate 136. C’est une erreur selon lui : la
compréhension historique n’est pas immédiate, car « l’histoire commence
quand on cesse de comprendre immédiatement, et qu’on entreprend de
reconstruire l’enchaînement des antécédents selon des articulations
différentes de celle des motifs et des raisons allégués par les acteurs de
l’histoire 137 ». L’erreur de l’histoire compréhensive est de faire comme si les
motifs et raisons des acteurs étaient la cause suffisante de l’enchaînement
historique, alors qu’ils n’en constituent qu’un des éléments. Si le discours
historique doit emprunter le détour de l’explication, c’est précisément parce
que d’autres séries causales que les motivations individuelles et les conflits
que celles-ci engendrent doivent être prises en compte pour comprendre, non
seulement l’enchaînement des événements, mais aussi et plus
fondamentalement le fait que l’expérience de l’histoire est toujours aussi
l’expérience d’une réalité qui ne se laisse pas résoudre en une simple
sommation d’intentions humaines. Or c’est précisément cette complexité que
le récit prend en charge : il problématise les relations entre motivations
humaines et événements, il met en scène l’absence de correspondance entre
intentions et résultats et s’interroge sur la manière dont cette absence de
correspondance agit sur les événements. En s’interrogeant sur les relations
entre la perspective subjective des agents et l’événementialité « extérieure », le
récit introduit une première distanciation dans la communication.
La critique formulée par Ricœur à l’égard des modèles néopositivistes
peut se lire surtout dans Temps et récit I, volume consacré au récit historique.
Il leur reproche de réduire l’histoire à l’explication nomologique et causale. Le
modèle nomologique, issu de l’épistémologie de la philosophie néopositiviste,
ne tient pas compte du fait qu’à la différence des explications physiques, les
explications historiques sont toujours insérées dans des discours narratifs
(chroniques, mémoires) :
L’erreur des tenants des modèles nomologiques n’est pas tant qu’ils se méprennent sur la
nature des lois que l’historien peut emprunter aux autres sciences sociales les plus avancées
— démographie, économie, linguistique, sociologie, etc. —, mais sur leur fonctionnement. Ils
ne voient pas que ces lois revêtent une signification historique dans la mesure où elles se
greffent sur une organisation narrative préalable qui a déjà qualifié les événements comme
contribution au progrès d’une intrigue 138.

Ricœur ne critique donc pas le recours à des lois (par exemple


économiques) comme facteurs explicatifs. Ce qu’il critique c’est l’idée qu’un
fait historique puisse être réduit au statut d’exemplification d’une loi. Si c’était
le cas, l’histoire devrait pouvoir être prédictive. Or, selon Ricœur, tel n’est pas
le cas : si l’histoire possède une dimension explicative, elle n’est pourtant pas
prédictive (contrairement à la physique, par exemple) 139. Autrement dit, si
l’histoire est en partie régie par des lois et des causes, elle ne se réduit pas à
cela. Les lois n’ont de fonction explicative que locale. Et ces « lieux » où elles
opèrent sont toujours inscrits dans une réalité configurée narrativement :
ainsi, telle famine du XVIIe siècle peut être décrite comme étant conforme à
telle ou telle loi économique, mais le fait que l’évolution historique ait amené
la société dans une situation où cette loi s’applique n’est pas une conséquence
de cette loi : il résulte de la combinaison de multiples séries causales
contingentes parmi lesquels des motivations, des conflits, des décisions
humaines, etc. Si l’histoire ne peut pas être décrite uniquement en termes de
lois, c’est parce qu’elle ne saurait être détachée du monde de l’action qui est
un monde contingent. C’est cette part de contingence que le récit prend en
charge.
À travers ces critiques, Ricœur cherche à montrer d’abord qu’en réalité
l’histoire ne peut pas se débarrasser de la dimension narrative. Il développe
cet argument surtout à propos de l’histoire des Annales : même ce type
d’histoire, qui semble totalement coupée du récit, n’arrive pas à s’en
débarrasser complètement. Ainsi la Méditerranée de Braudel construit en
réalité un quasi-récit qui implique des quasi-personnages 140, une quasi-
intrigue 141 et des quasi-événements 142. Or cette analogie exprime selon Ricœur
« le lien ténu et dissimulé qui retient l’histoire dans la mouvance du récit 143 ».
Il montre plus précisément que la polémique de l’histoire des Annales contre
l’événement ne tient plus si l’on part d’une notion large d’événement, c’est-à-
dire si par événement on entend à la fois « le thème direct de l’histoire en tant
qu’occurrence de quelque chose », « la référence indirecte à des individus dont
les vies sont affectées par les changements […] décrits par l’historien » et
« l’idée de ce qui est réellement arrivé 144 ». Comprise ainsi, la notion
d’événement peut être appliquée aussi à l’histoire des Annales.
L’impossibilité dans laquelle se trouve l’histoire de se couper entièrement
du récit, et donc de l’expérience, n’est cependant pas due uniquement à la part
de contingence de l’action historique. Elle est due aussi, et plus
fondamentalement, au fait qu’elle rend compte d’événements qui ont lieu dans
le temps et que la forme grâce à laquelle les humains comprennent de tels
événements est le récit. C’est la raison pour laquelle le récit existe dans toutes
les cultures. Dans Temps et récit 145, Ricœur a lié cette nécessité du récit au fait
que la temporalité, à cause de ses apories, ne se laisse pas penser
abstraitement. Seul le récit est capable de dépasser l’aporie entre un temps
intérieur, subjectif et un temps extérieur, objectif pour penser ces deux
versants du temps comme un seul concept unitaire et totalisant 146. Le temps
ne se laisse pas conceptualiser mais seulement raconter. Contrairement au
structuralisme qui avait déchronologisé le récit pour faire apparaître « la
logique narrative sous-jacente au temps narratif », Ricœur souligne que le
récit est notre façon de vivre le monde et de vivre dans le monde car « le temps
devient temps humain dans la mesure où il est articulé sur un mode narratif, et
[…] le récit atteint sa signification plénière quand il devient une condition de
l’existence temporelle 147 ». Temps et récit sont donc pris dans un cercle
herméneutique parce que « si nous voulons savoir ce qu’est le temps (plus
précisément : ce qu’est la signification humaine du temps), nous devons
passer par le récit ; si, en revanche, nous voulons savoir ce que raconter veut
dire et comprendre en vertu de quelle nécessité “transculturelle” toutes les
sociétés humaines sans exception s’expriment par des récits, nous devons
partir du caractère irrévocablement temporel de notre existence 148 ». Le récit
préfigure, configure et refigure le temps. Cette contrainte, nous l’avons vu,
agit même au niveau de « l’histoire de longue durée », qui reste liée, elle aussi,
au temps et au changement, et donc, par conséquent, à l’action des hommes
qui font l’histoire 149 :
Directement ou indirectement, l’histoire est celle des hommes qui sont les porteurs, les
agents et les victimes des forces, des institutions, des fonctions, des structures dans lesquelles
ils sont insérés. À titre ultime, l’histoire ne peut rompre tout à fait avec le récit, parce qu’elle
ne peut rompre avec l’action qui implique des agents, des buts, des circonstances, des
interactions et des résultats voulus et non voulus. Or l’intrigue est l’unité narrative de base qui
compose ces ingrédients hétérogènes dans une totalité intelligible 150.

Ainsi, si le temps de l’histoire renvoie toujours à un temps du récit, c’est


parce que ce temps du récit renvoie à son tour à un temps de l’action. Si
l’histoire ne peut pas se couper totalement du récit, c’est parce qu’il y a une
narrativité inhérente à l’action elle-même : celle-ci a des traits structurels qui
définissent une sémantique 151, des traits symboliques qui définissent une
symbolique 152 et des traits temporels 153. L’expérience a ainsi une structure
pré-narrative, les épisodes de notre vie sont autant d’« histoires “non (encore)
racontées” […] qui demandent à être racontées 154 ». Raconter au sens courant
du terme est donc déjà un processus secondaire par rapport à la narrativité
primaire qui est celle de la vie : ce n’est d’une certaine manière que « la
“continuation” de ces histoires non dites 155 ».
Cette argumentation mène à une critique plus fondamentale : en niant la
dimension narrative de l’histoire, les modèles antinarrativistes instaurent une
coupure entre méthode et expérience, soit en mettant l’accent uniquement sur
l’explication, soit en mettant l’accent uniquement sur la compréhension.
Comme l’a souligné François Dosse, Ricœur récuse la fausse alternative entre
une perspective objectiviste ayant une ambition scientiste et une perspective
subjectiviste qui croit en l’immédiateté de la capacité de ressusciter le
passé 156. Le récit conçu comme situé au cœur même de l’histoire permet de
sortir de cette fausse alternative. Il apparaît comme une médiation ou comme
l’interface qui fait le lien entre l’histoire comme science et l’expérience de
l’histoire.
Comme nous allons le voir, la mise en récit de notre expérience par nous-
mêmes est une première manière de prendre de la distance par rapport à
elle 157, de la rendre communicable et donc partageable avec d’autres
personnes. C’est aussi grâce aux récits que notre expérience du monde peut
être transmise d’une génération à l’autre. Ils garantissent donc la continuité
culturelle. Comme le souligne Ricœur, « le récit […] appartient à une chaîne
de paroles par laquelle se constitue une communauté de culture et par
laquelle cette communauté s’interprète elle-même par voie narrative 158 ». Dans
des sociétés dans lesquelles l’histoire comme science n’existe pas, la mémoire
historique se transmet ainsi uniquement grâce aux récits. D’ailleurs, tous ces
récits, individuels (les récits de vie, les Mémoires) ou collectifs (traditions
orales de la mémoire collective), sont utilisés comme des documents par
l’historien. Les acteurs de l’histoire racontent leur histoire pour donner leur
propre interprétation des faits. Si l’historien doit prendre de la distance par
rapport à ces témoignages, s’il doit les confronter entre eux et reconstruire à
partir de là un récit véridique, il ne saurait pourtant s’en passer. De tout cela
Ricœur conclut que l’histoire comme science est donc bien « une sorte de
récit 159 » mais « un récit “vrai” par comparaison avec les récits mythiques ou
avec les récits fictifs 160 ».
Souligner que l’histoire a une dimension narrative, c’est souligner le fait
qu’elle est une façon de connaître et de comprendre le monde, et qu’en tant
que telle elle reste ancrée dans l’expérience. Si « l’histoire ne saurait rompre
tout lien avec le récit sans perdre son caractère historique 161 », c’est parce qu’il
y a une continuité entre les trois niveaux qui définissent la notion
d’« histoire » : l’histoire comme discipline ; l’histoire racontée, c’est-à-dire le
récit ; et enfin l’histoire au sens de ce qui a réellement eu lieu 162. Mais, d’autre
part, Ricœur insiste sur le fait que « ce lien ne saurait être direct au point que
l’histoire puisse être considérée comme une espèce du genre “story” (Gallie) ».
L’histoire n’est pas simplement une sorte d’histoire racontée (à la façon de
Gallie), parce que tout en ayant une dimension narrative, elle n’en est pas
moins une discipline qui a aussi une dimension explicative, qui doit obéir à
des contraintes comme la preuve et qui se veut objective. On retrouve ici le
principe de base de la méthodologie ricœurienne : pour passer d’une
précompréhension naïve à une véritable compréhension, il faut passer par
l’explication. Ricœur ne suit donc pas les narrativistes lorsqu’ils réduisent
l’histoire à une story parmi d’autres, même si sa conception de l’histoire peut
être considérée comme accordant une place centrale au récit. Quelle est donc
plus précisément cette place ?
Selon Ricœur, si l’histoire des Annales a critiqué le récit, c’est parce qu’elle
le voyait comme « une suite décousue d’événements » qui a une dimension
purement chronologique et comme étant lié au présent tel qu’il a été vécu par
les acteurs de l’histoire, à leur point de vue subjectif, à leurs préjugés 163. Or
Ricœur considère qu’une telle conception du récit est totalement inadéquate.
Elle méconnaît en effet la fonction cognitive propre de l’intrigue comme
principe organisateur du récit :
[…] l’erreur de base de ceux qui opposent histoire à récit procède de la méconnaissance
du caractère intelligible que l’intrigue confère au récit, tel qu’Aristote le premier l’avait
souligné. Une notion naïve du récit, comme suite décousue d’événements, se retrouve
toujours à l’arrière-plan de la critique du caractère narratif de l’histoire. On n’en voit que le
caractère épisodique et on en oublie le caractère configuré, qui est la base de son
intelligibilité. En même temps, on méconnaît la distance que le récit instaure entre lui-même
et l’expérience vive. Entre vivre et raconter, un écart, si infime soit-il, se creuse. La vie est
vécue, l’histoire est racontée 164.

Dès lors qu’on comprend le récit à partir de la mise-en-intrigue, les


critiques formulées par l’École des Annales n’ont plus lieu d’être. Ricœur, on
le sait, emprunte le concept d’intrigue (muthos) à Aristote, qui avait souligné
que le muthos est une représentation ou mimèsis de l’action. Par intrigue,
Aristote entend plus précisément l’« agencement des faits » ou l’« opération de
configuration » opérée par la narration. Pour mettre en évidence le fait qu’il
s’agit d’une opération dynamique, Ricœur emploie l’expression de « mise-en-
intrigue ». Il met en évidence la fonction médiatrice de la mise-en-intrigue à
trois niveaux. Premièrement, elle transforme des événements décousus en une
totalité intelligible, en une figure : elle « tire une histoire sensée de — un
divers d’événements ou d’incidents » ou « transforme les événements ou
incidents en — une histoire 165 ». Défini comme intrigue, le récit est donc une
manière de rendre intelligibles les actions humaines. Deuxièmement, la mise-
en-intrigue « compose ensemble des facteurs aussi hétérogènes que des agents,
des buts, des moyens, des interactions, des circonstances, des résultats
inattendus etc. 166 » et c’est pourquoi Ricœur la définit comme « concordance-
discordance 167 ». Troisièmement, elle configure le temps : elle opère une
« synthèse de l’hétérogène 168 ». Le récit a donc non seulement une dimension
épisodique ou chronologique mais aussi un aspect configurant, non
chronologique 169.
L’aspect chronologique du récit avait déjà été souligné par W. B. Gallie. Sa
définition de l’histoire comme une sorte de story était certes critiquable, mais
il avait bien mis en évidence l’importance de la capacité de « suivre un récit
(story) ». L’aspect configurant de son côté avait déjà été mis en lumière, selon
Ricœur, par Louis O. Mink, qui avait montré que l’acte configurationnel est
un acte réflexif 170, que le fait même de raconter implique déjà une certaine
prise de distance critique, réflexive par rapport à la réalité. Ainsi, même s’il
s’agit de la même personne, le point de vue du narrateur ne coïncide pas avec
le point de vue de l’acteur : entre le je qui a vécu l’événement (ou fait une
expérience) et le je qui le (ou la) raconte il y a toujours une distance. Ces
considérations de Mink sur la parenté entre l’acte de raconter et le jugement
réfléchissant kantien permettent selon Ricœur de réfuter les deux autres
arguments de l’histoire des Annales contre le récit, à savoir l’affirmation selon
laquelle celui qui raconte est pris dans ce qu’il raconte, englué dans le présent
de l’action et celle selon laquelle raconter est toujours lié au point de vue
subjectif des agents. Pour le dire autrement, en tant que représentation
mimétique de l’action, le récit n’est pas une simple copie de cette action. Il a
une fonction cognitive propre : grâce à lui, nous comprenons le monde de
l’action humaine, mais aussi, plus largement le monde de la vie.
Il convient de rappeler ici que la notion de mimèsis est plus vaste chez
Ricœur que chez Aristote. Il distingue en effet entre trois niveaux : la
mimèsis I qui n’est autre chose que la narrativité inchoative de l’action dont il
a déjà été question, la mimèsis II qui est la mise en intrigue proprement dite,
et la mimèsis III qui est la refiguration du récit par le lecteur. L’intrigue au
sens restreint du terme fait donc la médiation entre la mimèsis I, c’est-à-dire
la précompréhension du monde de l’action, et la mimèsis III, c’est-à-dire la
refiguration de l’œuvre grâce à l’acte de lecture. Selon Ricœur, le temps
historiographique refigure le temps en faisant la médiation entre le temps
vécu, phénoménologique et le temps du monde, grâce à des connecteurs
comme le calendrier, la suite des générations, les archives, les documents et
les traces 171. Le passage de la mimèsis II à la mimèsis III marque quant à lui le
passage du plan épistémologique au plan ontique du récit. Sous le terme de
mimèsis III, Ricœur aborde en effet la question de la référence. Pour désigner
la façon qu’a l’histoire de se référer au réel, il introduit la notion de
représentance 172 ou de lieutenance — pour la distinguer de celle de
représentation —, ce par quoi il entend « que les constructions de l’histoire
ont l’ambition d’être des reconstructions répondant à la requête d’un vis-à-
vis 173 ». La représentance historique est fondée sur un pacte entre auteur et
lecteur : « […] l’auteur et le lecteur d’un texte historique conviennent qu’il sera
traité de situations, d’événements, d’enchaînements, de personnages qui ont
réellement existé auparavant, c’est-à-dire avant que récit en soit fait, l’intérêt
ou le plaisir de lecture venant comme par surcroît 174. »
Ainsi à la différence d’Aristote, qui avait réservé le terme de mimèsis à la
fiction, Ricœur l’utilise pour désigner la structure narrative qui est commune
au récit historique et au récit de fiction. Il étend donc le modèle de mise en
intrigue à toute composition narrative 175. Cela a parfois donné lieu à des
malentendus et il est important d’insister sur le fait que Ricœur distingue
clairement les deux types de récits du point de vue de leur fonction. L’histoire
est un récit véridique qui représente des événements qui ont réellement eu
lieu dans le passé. Pour établir la vérité de ce qui s’est passé, l’historien doit
recourir à des archives et à des documents, il doit fournir des preuves pour
démontrer la vérité et l’objectivité de ses affirmations :
[…] le recours aux documents signale une ligne de partage entre histoire et fiction : à la
différence du roman, les constructions de l’historien visent à être des reconstructions du
passé. À travers le document et au moyen de la preuve documentaire, l’historien est soumis à
ce qui, un jour, fut. Il a une dette à l’égard du passé, une dette de reconnaissance à l’égard des
morts, qui fait de lui un débiteur insolvable 176.

Ce que dit un historien peut donc être jugé en termes de vrai et de faux,
alors que la fiction n’est quant à elle ni vraie ni fausse. Ricœur souligne ainsi
que « seule l’historiographie peut revendiquer une référence qui s’inscrit dans
l’empirie, dans la mesure où l’intentionnalité historique vise des événements
qui ont effectivement eu lieu 177 ». C’est dans ce contexte qu’il faut comprendre
sa critique des limites de la conception de Hayden White qui interprétait le
discours historique comme une rhétorique : en voulant mettre en évidence le
fait que l’histoire est un artefact littéraire, Hayden White a fini par oublier
qu’elle est en premier lieu représentation d’un réel qui a été, autrement dit,
que le fait d’« avoir été » prédomine sur le « n’est plus ».
Cependant Ricœur veut aussi mettre en évidence « une certaine
convergence entre […] la fonction de représentance exercée par la connaissance
historique à l’égard du passé “réel” et, d’autre part, la fonction de signifiance
que revêt le récit de fiction, lorsque la lecture met en rapport le monde du
texte et le monde du lecteur 178 ». Après avoir reconnu la différence
fondamentale qui sépare histoire et fiction, il veut ainsi souligner ce qui leur
est commun. D’où la volonté de créer une notion de vérité assez large pour
englober à la fois l’histoire et la fiction, afin de montrer que les deux types de
récit contribuent à la redescription de notre condition historique 179. Selon
Ricœur, entre la référence par traces du récit historique et la référence
métaphorique du récit de fiction, il y a un entrecroisement. En quoi consiste
cet entrecroisement qui fait que chaque intentionnalité emprunte quelque
chose de l’intentionnalité de l’autre ? D’une part, la fiction n’est pas sans
référence : elle a aussi une prétention référentielle, même si cette référence est
seulement indirecte ou métaphorique 180. D’autre part, la référence en histoire
a quelque chose en commun avec la référence métaphorique de la fiction,
puisque l’histoire réfère à un passé qui n’est pas observable : c’est un passé qui
« n’est plus ». Or, « en tant qu’il n’est plus, il n’est visé qu’indirectement par le
discours de l’histoire 181 ». La référence de l’histoire au passé est donc selon
Ricœur elle aussi une référence indirecte 182 :
La trace, en effet, en tant qu’elle est laissée par le passé, vaut pour lui : elle exerce à son
égard une fonction de lieutenance, de représentance (Vertretung). Cette fonction caractérise la
référence indirecte, propre à une connaissance par trace, et distingue de tout autre le mode
référentiel de l’histoire par rapport au passé 183.

Pour le dire autrement : le passé doit être reconstruit à partir de traces


grâce à l’imagination de l’historien. La relation entre le récit historique et le
passé réel n’est donc jamais une relation de reproduction, de reduplication
mais une relation métaphorique. C’est ici le lieu où l’histoire croise la fiction.
Comme le poète, l’historien configure une totalité signifiante à partir
d’événements décousus. Son objet, à savoir le passé, n’est pas donné mais doit
être configuré par son imagination :
L’historien, lui aussi, en vertu de liens évoqués plus haut entre l’histoire et le récit,
configure des intrigues que les documents autorisent ou interdisent, mais qu’ils ne
contiennent jamais. L’histoire, en ce sens, combine la cohérence narrative et la conformité
aux documents. Ce lien complexe caractérise le statut de l’histoire comme interprétation 184.

Ricœur exprime cette particularité de la référence historique en notant


que la relation de l’histoire au passé n’est pas uniquement de l’ordre du Même,
donc de la survivance du passé 185, ni uniquement de l’ordre de l’Autre, donc de
l’absence du passé 186, mais se place sous le signe de l’Analogue 187, qui
réconcilie le Même et l’Autre 188 :
Dans la chasse à l’avoir-été, l’analogie n’opère pas isolément, mais en liaison avec
l’identité et l’altérité. Le passé est bien ce qui, d’abord, est à réeffectuer sur le mode
identitaire : mais il n’est tel que pour autant qu’il est aussi l’absent de toutes nos
constructions. L’Analogue, précisément, retient en lui la force de la réeffectuation et de la
mise à distance, dans la mesure où être comme, c’est être et n’être pas 189.

Pour comprendre les enjeux de cette redescription de la vérité historique,


il faut revenir en arrière à Histoire et vérité. Ricœur s’y posait la question de
l’objectivité et de la subjectivité de l’histoire. Nous avons vu qu’il refusait de
confiner l’histoire dans le rôle d’une pure objectivité 190. Il donnait plusieurs
exemples de cette objectivité incomplète qui implique une subjectivité, à
savoir le choix concernant le jugement d’importance qui nous a amené à la
question du récit, la question du transfert par l’imagination dans une autre
époque et surtout celui du transfert dans des valeurs de vie d’autres
hommes 191 pour montrer que l’intérêt de l’histoire ne consiste pas uniquement
dans l’établissement des faits, mais qu’au-delà de cet intérêt méthodologique
que Ricœur appelle aussi « intérêt pour la connaissance », l’histoire est
importante aussi en raison de son « intérêt pour la communication 192 » :
En effet, le pur intérêt pour les faits semble être couplé avec un intérêt plus
profondément enraciné que j’appellerai avec Habermas un intérêt pour la communication. En
d’autres termes, notre intérêt ultime, quand nous faisons de l’histoire, est d’élargir notre
sphère de communication. Cet intérêt exprime la situation de l’historien en tant que membre
du champ qu’il étudie : il est lui-même un élément dans son ensemble d’objets 193.

L’intérêt pour la communication peut être rapproché de l’ouverture vers la


tradition pour entendre sa prétention à la vérité, de la conscience d’être
exposé à l’action de l’histoire dont parle Gadamer. En effet, l’intérêt pour la
communication qui motive l’historien est la manière dont la conscience d’être
affecté par l’histoire, et donc l’histoire comme expérience fonde l’existence
même du discours historique.
Dans un article intitulé « Les études historiques entre modernité et
postmodernité 194 », l’historien Jörn Rüsen montre comment l’histoire
postmoderne a critiqué le concept moderne d’histoire lié à la raison et à la
méthode, lui opposant le concept d’imagination. L’histoire postmoderne
remplace le concept moderne d’histoire par une pluralité d’histoires et amène
un déplacement de la macrohistoire vers la microhistoire. Rüsen pense que la
dichotomie entre raison et imagination, rationalité et narration, orientation
pratique et fascination esthétique devrait être dépassée en faveur d’une
synthèse, d’où la nécessité d’une reformulation des critères de la raison, de la
méthode, de l’argumentation, de la rationalité en vue du récit, de la mémoire
historique et de son impact sur l’imagination 195. Or, c’est précisément ce que
Ricœur s’est proposé de réaliser et a effectivement réalisé et c’est précisément
en cela que consiste l’apport de sa pensée à l’histoire.
Chapitre IV

HERMÉNEUTIQUE ET ESTHÉTIQUE
Parmi les pratiques humaines auxquelles l’herméneutique générale
inaugurée par Schleiermacher s’est intéressée, l’art et l’esthétique ont toujours
occupé une place privilégiée. Cela vaut pour Schleiermacher lui-même,
comme le montre le rôle important qu’il a joué dans le développement de la
poétique romantique à l’époque de l’Athenäum. Chez Heidegger, cet intérêt
pour l’art est particulièrement fort après la Kehre et notamment dans L’Origine
de l’œuvre d’art. Chez Gadamer, l’art n’a pas seulement été le thème central de
son œuvre mais a constitué l’idéal-type à partir duquel il a élaboré son
herméneutique. Enfin, on connaît l’importance dans le travail de Ricœur de la
théorie du récit et de la métaphoricité de la poésie, et il n’est sans doute pas
exagéré de dire qu’un des champs où l’influence du philosophe a été et est
encore la plus importante est le champ des études littéraires. Il existe des
raisons historiques qui expliquent en partie cette situation, à savoir l’ancrage
de l’esthétique et de la théorie de l’art herméneutiques dans la conception
romantique de l’art, c’est-à-dire une conception dotant ce dernier d’un statut
proprement philosophique.
Mais pour une large part, le privilège accordé par l’herméneutique à l’art
résulte de la prise en compte d’une réalité anthropologique indéniable : l’art
est une pratique anthropologiquement universelle, et dans pratiquement
toutes les sociétés l’expérience artistique est investie d’une importance
spéciale. La raison de cette importance est double : d’abord, les œuvres d’art
dispensent des significations complexes qui engagent fortement nos capacités
herméneutiques conscientes et réflexives ; ensuite, elles ont une force de
présence qui engage les récepteurs avec une immédiateté que ne connaissent
pas les autres pratiques symboliques. Leur utilisation dans des contextes
rituels, magiques, religieux ou politiques s’explique précisément par cette
capacité qu’elles ont de prendre possession de leurs récepteurs. Cette
puissance opère aussi dans des contextes plus « esthétisés » : il suffit de
penser à l’importance des attitudes immersives dans le cas des récits, dans
l’écoute musicale ou à l’exacerbation de la perception visuelle par la peinture.
Cette caractéristique de « présence » a parfois été interprétée comme ce
qui situerait l’art au-delà ou en deçà des pratiques herméneutiques 1. Je
voudrais montrer au contraire qu’il faut la penser comme témoignant du fait
que les ressources herméneutiques ont une extension plus vaste que celle
qu’on leur accorde traditionnellement dans les théories de l’art : les effets de
présence ne sont pas dus à une disparition de la dimension signifiante, mais
au fait que les œuvres d’art activent de manière plus puissante que les autres
activités symboliques notre implication émotive ainsi que des ressources
implicites, pré-attentionnelles. Plutôt que de nous mener hors du monde du
sens, la force de présence des œuvres nous ancre plus fermement en lui. Les
arts exploitent en particulier très souvent les processus de compréhension
opérant sur le mode du « comme si », du « faire semblant » ou de la
simulation. Bien que ces termes ne soient pas équivalents, ils pointent tous
vers l’importance des processus imaginatifs dans l’émergence des mondes
artistiques. Nous nous trouvons « pris » dans la fiction ou dans l’image : le
dispositif de simulation prend possession de nous.
En fait c’est sans doute la création artistique qui constitue le lieu où se
montre de la manière la plus tangible la puissance transformatrice de l’activité
autocompréhensive et auto-interprétative qui selon l’herméneutique définit
l’être des hommes.
ART ET SIGNIFICATION

Quoi qu’on pense par ailleurs quant au statut des œuvres d’art, personne
ne voudra nier qu’elles sont des formes symboliques : les œuvres artistiques
signifient, font sens. Lorsque nous lisons un roman, lorsque nous regardons
un tableau, lorsque nous écoutons de la musique c’est parce que les œuvres en
question nous disent, nous montrent, nous transmettent quelque chose, bref,
nous communiquent des significations en relation avec le mot, dans le cas de
la littérature, le son dans le cas de la musique, la couleur et le tracé dans le cas
de la peinture, la construction spatiale dans le cas de l’architecture, etc. Mais
s’il y a une essence commune aux arts, à savoir leur caractère symbolique, qui
fait qu’on peut les subsumer sous le terme général d’art, ils se différencient
néanmoins par leur médium spécifique.
On peut opposer ainsi la littérature aux arts plastiques, en soulignant que
l’œuvre littéraire nous dit quelque chose, alors que la peinture ou
l’architecture nous montrent quelque chose, bien que dans les deux cas, une
signification nous soit transmise. Les œuvres littéraires construisent des
mondes, dans lesquels évoluent des personnages qui s’engagent dans des
actions, comme dans le cas de la fiction ; elles peuvent être aussi l’expression
d’un monde intérieur, comme dans le cas de la poésie lyrique. Mais toujours,
ce monde de l’œuvre nous dit quelque chose sur notre monde. La peinture
figurative a, quant à elle, une relation au monde par le simple fait qu’elle
représente de manière analogique des objets du monde. Cela ne veut
cependant pas dire qu’elle est une simple copie ou une reproduction : elle
transfigure ce qu’elle représente. Nous verrons dans le chapitre consacré aux
images que, pour l’herméneutique, toute représentation est en même temps
une présentation, au sens où l’œuvre rend présent ce qu’elle montre. Cet
aspect de présence ressort particulièrement bien dans le cas de l’art abstrait
qui ne représente rien au sens classique du terme mais qui néanmoins
présente ce qu’il montre. Cependant, même un tableau abstrait garde un lien
avec le monde : il nous donne accès à un monde de sentiments, d’émotions,
d’affects. Cela montre donc bien que présence et signification s’impliquent
mutuellement.
Si pour la littérature et même pour les arts plastiques la question de la
signification va de soi, on peut se demander si elle est également pertinente
dans le cas des autres arts, par exemple dans le cas de l’architecture. Dans
L’Origine de l’œuvre d’art, Heidegger prend l’exemple d’un temple grec pour
montrer que l’œuvre d’art ouvre un monde. Nous verrons que, pour Gadamer
aussi, l’architecture met en évidence le lien de l’œuvre d’art avec son monde
parce que, à la différence des tableaux qui se trouvent pour la plupart dans
des musées et qui sont ainsi séparés de leur monde d’origine, l’architecture
reste toujours intégrée dans son espace propre qui lui donne sens. Par
exemple, les villas médicéennes de Toscane ont été conçues comme des
espaces ouverts sur les jardins qui les entourent. Gadamer souligne plus
généralement qu’une œuvre architecturale s’intègre toujours à la vie, au sens
où la plupart des édifices ont des fonctions : ils sont par exemple faits pour
être habités ou pour servir un autre but précis. Cette fonction est évidemment
porteuse de sens. Certains édifices ont par ailleurs une signification
symbolique. Qu’on pense par exemple aux cathédrales du Moyen Âge dont la
construction reflète un rapport particulier entre l’humain et le divin 2. On
retrouve cette fonction symbolique aussi dans le cas d’œuvres modernes
comme la Casa Milà de Gaudí qui, par sa construction, devient la métaphore
d’un monde marin : la façade ondulée suggère les vagues de la mer, les
balcons en fer forgés nous font penser à des algues et les plafonds imitent des
conques ou la flore marine. De cette façon, celui qui y pénètre a l’impression
de pénétrer dans un univers marin, donc dans un univers fantastique où tout
se métamorphose.
Mais est-ce que l’hypothèse vaut aussi dans le cas de la musique ? Celle-ci
n’est-elle pas une pure forme, comme le soulignent les adeptes d’une
esthétique purement formaliste ? Ou est-ce qu’elle aussi a malgré tout un
rapport au monde, à un monde de sentiments, d’émotions et d’affects, par
exemple ? Si l’on opte pour la première solution, cela voudrait dire que la
question de la signification n’est pas pertinente pour la musique. Cependant,
comme l’a montré Enrico Fubini, l’esthétique de la forme et l’esthétique du
sentiment ne sont pas incompatibles 3. Même les adeptes du formalisme le
plus radical ne peuvent pas éluder complètement la question de la
signification de la musique, soit que, comme Stravinsky, ils mettent l’accent
sur l’imagination (du créateur ou du récepteur), soit qu’ils affirment que la
musique est expression et symbole d’un ordre supérieur, qu’elle relève d’une
surabondance ou d’un débordement de sens 4, soit qu’ils affirment que, dans la
musique, se révèlent les grands mouvements de l’univers ou même l’univers
entier 5. Ainsi, selon Pierre Bouretz, si la musique ne réfère pas au monde
sensible comme le fait la peinture (ou du moins la peinture représentative),
elle réfère à un autre monde, un monde supra-sensible :
Célébrant l’énigme de la visibilité, la peinture appartient à l’ordre de la description du
monde et veut nous montrer comment celui-ci nous touche. Ancrée dans la permanence des
choses, elle cherche à assurer la durabilité et promeut avant tout les dimensions de l’être-là,
de l’appartenance au présent et de l’enracinement : elle rend le monde habitable en donnant
un visage aux choses. La musique quant à elle procède surtout de notre insatisfaction face à
l’être et de notre désir de dépasser l’univers de la réalité. Nourrie de la vision du devoir-être,
c’est l’invisible, le non-encore réalisé, le futur qu’elle accueille comme ouverture sur le monde
supra-sensible 6 […].

Selon Bouretz, la musique a donc un lien avec nos affects d’attente. Elle a
ses racines dans notre désir de dépasser le monde réel, dans notre aspiration
vers l’infini ou la transcendance. Schopenhauer évoquait déjà une affinité
entre la musique et la métaphysique. La musique peut produire une émotion
particulièrement forte, plus forte même que celle de tous les autres arts.
La musique a aussi parfois une dimension directement
représentationnelle. C’est le cas de la musique vocale et des genres hybrides
comme l’opéra. Mais même la musique instrumentale possède parfois des
programmes représentationnels explicites indiqués dans le titre des pièces ou
dans un péritexte : il suffit de penser à La Mer de Debussy, à la Symphonie
pastorale de Beethoven, à la Symphonie no 2, dite Résurrection, de Mahler, au
Concerto à la mémoire d’un ange d’Alban Berg, aux Scènes d’enfants de
Schumann, etc. Nous avons donc souvent l’impression que la musique nous
raconte une histoire. Avec Márta Grabócz, on peut distinguer de manière plus
précise entre les œuvres musicales à programme narratif extérieur — où la
musique suit la logique d’un récit externe, qui remplace les règles des formes
musicales, comme dans les mélodrames baroques, les suites instrumentales à
programme religieux, les poèmes symphoniques (Berlioz, Richard Strauss) ou
certaines œuvres pour piano de Liszt, etc. — et les œuvres musicales à
programme narratif intérieur où c’est le récit extérieur qui est intégré aux
formes musicales, par exemple dans le cas des préludes à référence
extramusicale de Debussy, des symphonies de Mahler, des ballades de
Chopin, etc 7. Ces programmes narratifs et plus généralement sémantiques
restent, comme l’a montré Joachim Küpper, en général relativement
indéterminés et globaux. Mais, comme il l’indique aussi, même lorsqu’il n’y a
pas de programme explicite l’auditeur construit toujours un sens 8.
Chaque œuvre musicale nous révèle donc un monde. Ce monde diffère
d’œuvre à œuvre. Lorsqu’on compare le monde des Sonates de Beethoven avec
le monde du Clavier bien tempéré de Bach, on s’aperçoit que, si le monde de
Beethoven exprime la lutte contre le destin, le monde du Clavier bien tempéré
est un monde dans lequel règne l’harmonie divine. Lorsque nous écoutons
Beethoven et lorsque nous écoutons Bach, nous nous rendons compte
immédiatement que nous sommes dans deux mondes différents.
Plus encore que les images fixes, le théâtre ou la musique, le cinéma, qui
combine la narrration, le son et l’image, se caractérise par une saturation des
modes de présentation et de signification : l’expérience du cinéma est pluri-
sensorielle, plurimodale et pluri-sémiotique 9. Martin Seel décrit le cinéma
comme un art plurimédial, une sorte d’œuvre d’art totale qui contient en lui
tous les autres arts, dont il reprend les procédés, les transformant d’une
manière fondamentale 10. À la différence du Gesamtkunstwerk tel que le
concevait Wagner, le cinéma n’est donc pas simplement une addition de tous
les arts : il est aussi leur transformation. Par la combinaison de tous ces effets,
le film a un pouvoir d’attraction extrême sur le spectateur :
[…] de manière plus radicale que toute autre représentation […] — qu’il s’agisse de
textes, de conversations, de discours, de formes de musique, de théâtre, de danse ou d’autres
performances —, le cinéma peut imposer au public son mouvement ; de façon plus radicale
que toutes les formes uniquement musicales, il lui impose son temps ; de façon plus radicale
que toute autre forme uniquement imagée, il l’entraîne dans son espace, à la fois déterminé et
indéterminé ; plus radicalement que toutes les autres formes d’images, il mène le spectateur
dans un espace de l’imagination y compris et précisément lorsque ses vues sont créées à partir
d’enregistrements du monde réel 11.
On peut donc dire qu’en dépit des différences qu’il y a entre les arts et qui
sont dues au médium spécifique dans lequel ils s’incarnent, ce qui leur est
commun est plus décisif : tous les arts, représentationnels ou non, créent du
sens et, donc, ouvrent des mondes. Et ces mondes sont toujours en relation
avec notre monde. Nous verrons plus précisément que tous ont une dimension
de « présence » qui est celle d’un sens incarné dans la facture même de
l’œuvre.
Dans La Transfiguration du banal, Arthur Danto a développé un argument
en faveur de la thèse selon laquelle, non seulement les arts sont des
phénomènes signifiants, mais l’identité même de l’œuvre d’art réside dans sa
signification 12. À travers une expérience de pensée — celle des indiscernables
perceptuels — il a tenté de montrer que le support matériel ne fait pas partie
de l’identité de l’œuvre et que, à la différence d’un objet réel, celle-ci est
ontologiquement un fait de sens. L’expérience de pensée est la suivante :
imaginons plusieurs carrés rouges qui ne se distinguent pas par leur support
matériel (donc qui sont pratiquement indissociables), mais uniquement par
leur signification. La signification peut marquer soit la différence entre deux
œuvres d’art, soit la différence entre une œuvre et une non-œuvre. Selon le
contexte historique et son identité intentionnelle, un même carré rouge peut
ainsi être un tableau représentant la traversée de la mer Rouge par les
Hébreux, la « Poussière rouge » du bouddhisme, c’est-à-dire une métaphore
de la vanité des choses terrestres, un monochrome rouge ou un échantillon de
couleur. Dans tous ces cas, le support matériel est le même. Ce qui change en
revanche est le statut ontologique et l’identité de l’objet intentionnel qui est
incarné dans ce support : une œuvre figurative, une métaphore philosophique,
une œuvre abstraite ou une non-œuvre. D’une part donc, les œuvres se
distinguent les unes des autres parce qu’elles ont des sens différents. D’autre
part, une œuvre d’art se distingue d’un objet non artistique parce que son
identité ontologique (son mode d’être) réside dans sa signification. Danto ne
voulait évidemment pas dire que l’aspect perceptuel d’une œuvre est
artistiquement non pertinent. Dans l’immense majorité des œuvres il est
décisif. Ce qu’il voulait montrer est qu’elle n’est pas un élément nécessaire
pour qu’on puisse appliquer le terme « art » à un objet, puisqu’il existe des
œuvres purement conceptuelles, dont la signification est indépendante de son
aspect perceptuel.
Comme déjà indiqué, dans la plupart, et peut-être même dans toutes les
sociétés, l’art est considéré non seulement comme un fait de sens parmi
d’autres : comparé aux autres activités signifiantes, il est investi d’un surcroît
de sens. Autrement dit, l’art est une activité socialement « marquée » : sa mise
en œuvre est liée à des événements et des contextes qui importent
spécialement à la communauté. Historiquement parlant, la religion a été un
de ces contextes : il suffit de penser aux masques utilisés dans les rituels
africains ou aux représentations picturales de thèmes bibliques dans la
chrétienté. Mais même lorsque l’art n’est pas (ou plus) lié à la religion, la
société continue en général à considérer qu’il possède une dignité et une
puissance de sens spéciales.
La thèse du surcroît de sens de l’art en implique une autre : celle qui
soutient que l’art signifie autrement que le reste des activités de construction
de sens (par exemple les sciences, la philosophie, etc.). En revanche, cette
dernière thèse n’implique pas la première. Autrement dit : pour que la thèse
du surcroît de sens de l’art soit défendable, il faut montrer en un premier
moment que l’art signifie autrement que les activités « banales » de
construction de sens. Mais on pourrait s’arrêter là, c’est-à-dire se borner à
soutenir que l’art est une activité de production de sens spécifique. La thèse
du surcroît de sens soutient quelque chose de plus : l’art nous donne accès à
une réalité plus profonde ou plus essentielle que les autres activités de sens.
Le surcroît de sens de l’art est un surcroît de vérité.
L’herméneutique philosophique soutient la première thèse puisque selon
elle la manière dont les œuvres d’art mettent en œuvre le sens diffère de sa
mise en œuvre dans le discours abstrait de la philosophie ou en sciences. Mais
elle soutient aussi une variante de la thèse du surcroît de sens : la vérité à
laquelle l’art nous donne accès est une vérité plus originaire (plus proche de
notre être) que les vérités auxquelles nous donnent accès les autres enquêtes
cognitives. Ce faisant, la tradition herméneutique s’inscrit dans une tradition
déjà longue. On peut dire, en simplifiant quelque peu, que l’Occident a connu
trois grandes théories de l’art : la théorie mimétique, la théorie expressiviste et
la théorie herméneutique. Or toutes les trois défendent la thèse du surcroît de
sens. Bien qu’elles aient été formulées à des époques différentes, chacune des
trois contient des éléments des deux autres, tout en rejetant certains autres
aspects. La thèse de l’art développée par l’herméneutique au XXe siècle intègre
ainsi certains aspects de la théorie mimétique et même certains aspects de la
théorie expressiviste. Pour que nous puissions nous faire une idée plus précise
de la spécificité de la théorie herméneutique de l’art et de la forme qu’y prend
la thèse du surcroît de sens, il faut donc la mettre en relation avec les deux
autres paradigmes.
LA THÉORIE MIMÉTIQUE
ET LA THÉORIE EXPRESSIVISTE DE L’ART

La théorie de la mimèsis a été le paradigme central dans la théorie


occidentale de l’art depuis l’Antiquité grecque jusqu’au XVIIIe siècle. Elle est
une exemplification non seulement de la thèse selon laquelle l’art signifie par
des voies qui lui sont propres, mais encore de celle qui affirme qu’il produit
un surplus de sens et que c’est en cela que réside sa valeur propre. On peut le
montrer en s’intéressant à la formulation historiquement la plus importante
de la théorie de la mimèsis, celle d’Aristote. Selon lui, l’épopée, la tragédie, la
comédie, l’art du dithyrambe, l’art de la flûte et de la cithare, la peinture sont
tous des arts mimétiques. Ils se distinguent les uns des autres uniquement par
les moyens, les objets et les modes d’imitation. En deuxième lieu, et Aristote
s’oppose en cela à son maître Platon, il soutient que l’art est une forme
spécifique de connaissance du monde, une connaissance par mimèsis
précisément. Il rappelle ainsi que si les hommes aiment contempler des
images de choses qui sont pénibles à voir dans la réalité, c’est parce que de
cette façon-là ils apprennent à les connaître. L’art est donc une modalité
spécifique du signifier et cette modalité spécifique produit bien une
connaissance, donc une vérité. Mais Aristote va plus loin : la mimèsis non
seulement signifie autrement que les autres activités de signification, mais elle
produit un surcroît de sens. C’est ce qui ressort de la comparaison qu’il fait
entre poésie et histoire :
[…] la différence est que l’un dit ce qui a eu lieu, l’autre ce qui pourrait avoir lieu ; c’est
pour cette raison que la poésie est plus philosophique et plus noble que la chronique : la
poésie traite plutôt du général, la chronique du particulier. Le « général », c’est le type de
chose qu’un certain type d’homme fait ou dit vraisemblablement ou nécessairement 13.

Cette différence de la mimèsis par rapport à l’histoire est une supériorité :


parce qu’elle est de l’ordre du général et non pas de l’ordre du particulier, la
poésie est supérieure à l’histoire. Aristote souligne plus précisément qu’elle est
« plus philosophique et plus noble que la chronique 14 ». Or la philosophie est
pour Aristote l’activité intellectuelle la plus élevée : pour autant que la mimèsis
lui ressemble, elle dépasse donc les autres types de connaissance. Nous
retrouvons cette proximité entre l’art et la philosophie dans les deux autres
paradigmes.
De la conception aristotélicienne de l’art comme mimèsis est dérivée la
conception occidentale canonique de l’art comme imitation de la nature, dont
on sait qu’elle a joué un rôle central entre la Renaissance et l’âge des
Lumières. Comme l’a montré Todorov, à l’âge classique et au XVIIIe siècle,
l’imitation ne désigne nullement une copie fidèle ou une reproduction de la
nature 15. Pour les classiques, le but de l’art n’est pas d’imiter la nature mais
« la belle nature » ou la nature idéale 16. Ainsi, dans Les Beaux-Arts réduits à un
même principe (1746), Charles Batteux utilise le principe de la mimèsis pour
opérer une distinction radicale entre les arts mécaniques et les beaux-arts :
seuls les beaux-arts imitent la Beauté de la nature. Diderot, de son côté,
souligne qu’il faut imiter non pas la nature mais un idéal. On voit que, dans
les deux cas, la mimèsis se libère de l’imitation servile et produit un surplus de
sens, soit en opérant un tri, soit en s’inspirant non pas de la nature réelle mais
de sa forme idéale. Dans ces conceptions, on découvre ainsi une survivance de
la conception aristotélicienne de la mimèsis. Il n’en reste pas moins que
l’évolution générale des théories de l’imitation au XVIIIe siècle a amené les
théoriciens à mettre l’accent davantage sur la fidélité par rapport au modèle
imité que sur l’aspect poïétique de la mimèsis. Cette conception réductrice de
l’imitation était particulièrement répandue dans les théories développées par
l’Aufklärung allemande et dirigées explicitement contre les poétiques, et plus
généralement dans les théories de l’art fondées sur la théorie de l’imagination
qui commencèrent à être développées à la même époque en réaction
précisément au rationalisme des théories artistiques de l’Aufklärung. Il faudra
attendre le XXe siècle pour voir des réactivations de la théorie proprement
aristotélicienne de la mimèsis notamment chez Erich Auerbach 17, Northrop
Frye 18, Terence Cave 19 et, bien sûr, chez Paul Ricœur 20.
Un changement de paradigme important se produit à l’âge romantique
quand la conception de l’art comme imitation de la nature est abandonnée.
On reproche alors à la mimèsis d’asservir l’art à quelque chose qui lui est
extérieur, alors que, selon les romantiques, l’art est une œuvre de
l’imagination productive, une libre expression du génie créateur. Mais il faut
insister sur le fait que cette « expression » n’est pas subjectiviste : elle est
censée être la révélation d’une vérité. Les prémisses de cette conception se
trouvent déjà chez Kant pour qui le génie est lié à la faculté de présenter des
Idées esthétiques. Or, par Idée esthétique, Kant entend « cette représentation
de l’imagination qui donne beaucoup à penser, sans pourtant qu’aucune
pensée déterminée, c’est-à-dire sans qu’aucun concept, ne puisse lui être
approprié et, par conséquent, qu’aucun langage ne peut exprimer
complètement ni rendre intelligible 21 ». Le génie artistique des romantiques
procède de la même façon : il est la faculté de présentation des Idées. Ces
Idées ne sont pas transcendantes comme chez Platon, elles sont immanentes à
l’âme de l’artiste qui lui-même incarne en quelque sorte l’âme du monde :
l’œuvre d’art constitue leur incarnation expressive. Elle est donc singulière et
universelle à la fois. Si l’artiste devient une sorte de Dieu créateur 22, son
œuvre devient une « création-révélation ontologique 23 », une monade qui
contient en elle tout l’Univers ou qui contient « l’Infini dans le fini », selon la
formule de Schelling.
À partir du romantisme, la notion de génie devient définitoire du statut
même de l’œuvre d’art : elle ne désigne plus « la réussite hors du commun de
certaines œuvres », mais devient « une détermination d’essence de l’œuvre
d’art comme telle 24 ». Le rapport entre œuvre et monde, donc entre l’œuvre et
ce qui est extérieur à elle, est du même coup abandonné en faveur d’une
conception qui place la significativité dans l’œuvre elle-même. Karl Philipp
Moritz, par exemple, définit le beau comme une totalité signifiante
autotélique et auto-explicative :
La nature du beau consiste en ce que les parties et le tout deviennent parlantes et
signifiantes, une partie toujours à travers une autre et le tout à travers lui-même ; en ce que le
beau s’explique lui-même — se décrit à travers lui-même — et donc n’a besoin d’aucune
explication ni description, en dehors du doigt qui ne fait qu’en indiquer le contenu 25.

C’est dans cette auto-expressivité que réside le surcroît de significativité de


l’art : il est pure poièsis, expression de l’imagination productive. Cela le place
même au-dessus de la philosophie, puisque selon les romantiques celle-ci est
incapable d’avoir accès à l’Absolu, qui échappe à la pensée abstraite. Par
ailleurs, dès lors que l’art est pure poièsis, c’est la poésie, et plus largement la
littérature, qui incarnera par excellence sa puissance extatique. C’est elle qui
peut le mieux présentifier les réalités métaphysiques, le fondement même de
l’être que la philosophie n’est plus capable d’explorer. La littérature, conçue
comme paradigme de la création artistique, devient ainsi symbole de
l’Absolu 26. Ou, comme le dit Schlegel dans L’Histoire de la littérature
européenne : « la Littérature n’a qu’un contenu unique, “l’Infini, le Beau et le
Bien, Dieu, le Monde, la Nature et l’Humanité” 27 ». Cette conception
cosmopoiétique de l’art se prolonge jusque dans la modernité. On la retrouve
ainsi chez Kandinsky ou Klee. Selon Paul Klee, par exemple, « l’art est à
l’image de la création. C’est un symbole, tout comme le monde terrestre est un
symbole du cosmos 28 ».
Un trait spécifique de la théorie romantique du surcroît de sens de l’art
réside dans le fait qu’elle combine une conception expressiviste de la création
avec une conception formaliste de l’œuvre. En effet, c’est grâce à la spécificité
de sa forme que l’œuvre d’art devient capable d’exprimer l’absolu. La vérité
n’est plus vérité d’adéquation (à quelque chose d’extérieur) mais vérité de
cohérence (c’est la cohérence interne de l’œuvre qui présentifie l’Absolu). Cette
combinaison entre expressionnisme et formalisme va se défaire peu à peu et
les deux pôles vont se dissocier en deux conceptions différentes de l’œuvre
d’art.
Ainsi, tout au long du XIXe siècle, la notion de l’art comme expression va
perdre sa dimension métaphysique et se subjectiviser sous la forme d’une
conception de l’œuvre comme expression de l’intention intérieure de l’artiste.
À l’art comme expression de la subjectivité psychique du côté de l’artiste fait
pendant, du côté du récepteur, l’idée de l’art comme Erlebnis, c’est-à-dire l’idée
que le spectateur revit le processus de création de l’œuvre, tel qu’il a été vécu
par l’auteur, par une sorte de cogénialité. Le sens est déporté de l’œuvre vers
son auteur. Cette façon de voir l’œuvre d’art a été très importante aussi dans le
champ herméneutique (Schleiermacher, Dilthey).
L’autre aspect de la théorie romantique de l’art, à savoir la conception de
l’œuvre comme structure de signification autotéléologique, comme vérité de
cohérence, va donner naissance au XXe siècle au formalisme et aux divers
structuralismes. On sait que Jakobson par exemple était un grand connaisseur
de l’œuvre de Novalis dont il a repris la théorie de l’autotélisme poétique. Et,
comme A. W. Schlegel, il a insisté sur le fait que « la cohérence interne est le
meilleur moyen de réaliser l’intransitivité 29 ». En fait, il reprend la conception
romantique de l’œuvre comme monde de sens clos sur lui-même, monde qui
révèle la totalité de l’être. Le formalisme et le structuralisme s’opposent donc à
toute volonté de mettre la significativité de l’œuvre en relation avec quelque
chose d’extérieur à elle. Ils critiquent ainsi la théorie de l’art comme mimèsis,
la dénonçant comme une illusion référentielle. Comme l’a souligné Antoine
Compagnon, cette conception a été pendant longtemps définitoire de la
théorie littéraire, « qui a insisté sur l’autonomie de la littérature par rapport à
la réalité, au référent, au monde et soutenu la thèse du primat de la forme sur
le fond, de l’expression sur le contenu, du signifiant sur le signifié, de la
signification sur la représentation, ou encore de la sémiosis sur la mimèsis 30 ».
Mais le formalisme et le structuralisme critiquent aussi le principe de l’art
comme expressivité subjective, donc la conception de l’art comme Erlebnis.
L’intention de l’auteur est dénoncée comme une illusion biographique. Bref, le
texte est vu comme une structure, comme un ensemble de relations internes,
sans auteur, sans lecteur et sans monde. La littérature se transforme ainsi en
une pure forme. Elle est toujours considérée comme étant significative, sauf
que sa significativité ne réside plus que dans un rapport interne de l’œuvre à
elle-même, à savoir le jeu entre signifiant et signifié.
Selon Compagnon, ce « refus de la dimension expressive et référentielle
n’est pas propre à la littérature, mais caractérise l’ensemble de l’esthétique
moderne, qui se concentre sur le médium (comme dans le cas de l’abstraction
en peinture) 31 ». En réalité, les choses sont plus compliquées puisque, comme
déjà indiqué, le modernisme du début du XXe siècle a en fait réactivé la forme
originale de la théorie romantique, forme dans laquelle expressivité et
significativité métaphysique vont ensemble. Des artistes comme Kandinsky
ont ainsi attribué une signification plus profonde à l’art abstrait qu’à l’art
figuratif, au nom à la fois du principe de révélation ontologique et de celui de
la « nécessité » intérieure. Même la réduction de chaque art à la spécificité de
son médium n’impliquait pas nécessairement une vision purement
formaliste : si Kandinsky par exemple pensait que l’abstraction devait réaliser
l’essence même de l’art pictural en se limitant à ses constituants ultimes
(points, lignes, couleurs), ces éléments formels étaient en fait pour lui
fortement expressifs et leur significativité était d’ordre spirituel. De même, si
la sculpture de Brancusi visait une réduction des formes à l’essence, à des
formes pures, c’est précisément à travers cette réduction à l’essentiel qu’elle
était censée donner naissance à un surcroît de sens. Contrairement au
formalisme des théoriciens, le formalisme des artistes modernes a été en
même temps un expressivisme métaphysique. En ce sens il participe
pleinement du paradigme romantique du surcroît de significativité artistique.
ART ET VÉRITÉ :
LE PARADIGME HERMÉNEUTIQUE

Toute théorie selon laquelle la valeur de l’art réside dans sa significativité


est évidemment d’une certaine manière une théorie herméneutique de l’art.
Cela vaut pour le paradigme mimétique comme pour le paradigme
romantique. Mais ce que nous entendons aujourd’hui par la conception
herméneutique de l’art est lié à une thèse plus spécifique selon laquelle l’art
est le lieu où se dit une vérité de l’existence ou de l’être qui est aussi
fondamentale que celle mise en œuvre par la philosophie, avec laquelle il
entretient d’ailleurs des liens d’essence, alors même qu’il s’en éloigne par la
manière dont il met en œuvre cette vérité. C’est une conception qui, court-
circuitant en quelque sorte la conception expressiviste de Dilthey, renoue avec
la conception romantique, mais en la réinterprétant dans le cadre d’une
ontologie de l’existence.
On peut dire que fondamentalement cette conception est une réaction à la
dissociation entre l’œuvre et le monde opérée par le romantisme. De manière
plus spécifique, elle se tourne contre les deux formes de dissociation de ce
paradigme romantique : d’une part, elle est critique à l’égard de l’art comme
Erlebnis, d’autre part elle refuse de réduire la significativité de l’œuvre au jeu
signifiant / signifié et (ré)introduit l’extériorité, c’est-à-dire le rapport de l’art
au monde, à la réalité, qui avait été éludé par le formalisme et par le
structuralisme. En ce sens, on peut dire que, d’une certaine façon,
l’herméneutique du XXe siècle renoue avec la conception aristotélicienne de
l’art comme connaissance, donc comme vérité, tout en s’opposant à la
conception de l’art comme imitation au sens de copie ou de reproduction de la
réalité 32.
C’est Heidegger qui, dans L’Origine de l’œuvre d’art, a donné la définition
classique de l’art comme vérité ontologique. L’« origine » de l’œuvre d’art est à
prendre ici au sens d’essence de l’art. S’opposant à la conception
« métaphysique » de l’art comme objet, ainsi qu’à la conception
« subjectiviste » de l’art comme Erlebnis, comme vécu 33, Heidegger affirme
que l’art est « mise-en-œuvre de la vérité 34 », donc « avènement de la vérité ».
La vérité de l’art est à comprendre comme « l’essence du vrai 35 », comme
alétheia, comme dévoilement de l’étant dans sa totalité (Unverborgenheit).
Cette notion de vérité-dévoilement s’oppose à la conception de la vérité
comme justesse (comme adéquation) qui, selon Heidegger, est dérivée de la
première 36. À bien des égards cette conception de Heidegger se rapproche de
la conception romantique de l’art comme symbole. Mais l’architecture
conceptuelle développée dans L’Origine de l’œuvre d’art est plus complexe que
celle des romantiques.
À travers la définition de l’art comme vérité, Heidegger vise d’abord à
ébranler la vue traditionnelle de l’esthétique selon laquelle l’œuvre est une
simple chose. C’est pourquoi il commence par se demander ce qu’est une
chose. Il montre que les trois conceptions traditionnelles de la chose, à savoir
la chose vue comme support de qualités marquantes 37, la chose comme unité
d’une multiplicité de sensations 38 et la chose comme matière informée, sont
fausses parce qu’elles ne correspondent pas à l’essence de la chose. La
définition de la chose comme synthèse entre matière et forme par exemple,
qui est la définition la plus commune, a été appliquée par l’esthétique à
l’œuvre d’art, en partant de l’idée que l’œuvre est une chose. Or la définition en
termes de matière / forme ne correspond pas, selon Heidegger, à l’essence de
la chose mais à la définition du produit. Le produit se situe entre la chose et
l’œuvre : il est plus que la chose parce qu’il est pro-duit, tout comme l’œuvre 39,
mais moins que l’œuvre, puisque cette dernière se rapproche de la chose par
une présence qui se suffit à elle-même. Selon Heidegger, c’est en raison de
cette position intermédiaire du produit qu’à la fois les choses et les œuvres ont
été comprises selon le complexe matière-forme 40. Mais le produit lui-même
est-il vraiment un tel complexe ?
À travers la réponse qu’il donne à cette question, Heidegger va en fait
montrer en quel sens l’art est un mode de révélation de la vérité. Cette
réponse, on le sait, s’appuie sur une analyse d’un tableau de Van Gogh
représentant des chaussures. Si dans un premier temps le tableau de Van
Gogh est censé uniquement servir d’illustration pour la notion de produit, il
s’avère finalement que c’est en réalité le tableau qui permet de révéler
l’essence du produit 41. L’être-produit de la paire de chaussures se révèle grâce
au tableau de Van Gogh, qui montre « ce qu’est en vérité la paire de
souliers 42 ». Heidegger veut montrer par là qu’au lieu de partir du produit ou
de la chose pour définir l’essence de l’œuvre d’art, il faut au contraire aller de
l’œuvre d’art vers le produit ou vers la chose 43. Cela montre bien la puissance
cognitive qu’il attribue à l’œuvre d’art : l’œuvre est capable de révéler à la fois
l’être du produit et l’être de la chose. La puissance de l’œuvre ne se borne
cependant pas à sa capacité de révéler la vérité des autres étants : en nous
révélant l’être du produit et l’être de la chose, l’œuvre se révèle en même temps
elle-même.
Pour montrer ce caractère autorévélateur de l’œuvre, Heidegger prend
comme exemple un temple grec. Le temple n’imite rien : « Un bâtiment, un
temple grec, n’est à l’image de rien. Il est là simplement, debout dans l’entaille
de la vallée 44. » Le temple ouvre, érige un monde, il est « exposition » d’un
monde 45 (Aufstellen einer Welt). Il témoigne plus précisément de la destinée
historiale du peuple grec. L’art est donc non seulement révélation ontologique,
il est aussi historial au sens où il fonde l’Histoire 46. La vérité de l’œuvre d’art
réside donc dans le fait qu’elle ouvre un monde historique 47, et donc qu’elle
est productrice d’histoire. Mais en installant un monde, le temple manifeste,
révèle en même temps la terre (Herstellen der Erde) :
Sur le roc, le temple repose sa constance. Ce « reposer sur » fait ressortir l’obscur de son
support brut et qui pourtant n’est là pour rien. Dans sa constance, l’œuvre bâtie tient tête à la
tempête passant au-dessus d’elle, démontrant ainsi la tempête elle-même dans toute sa
violence. L’éclat et la lumière de sa pierre, qu’apparemment elle ne tient que par la grâce du
soleil, font ressortir la clarté du jour, l’immensité du ciel, les ténèbres de la nuit. Sa sûre
émergence rend ainsi visible l’espace invisible de l’air. La rigidité inébranlable de l’œuvre fait
contraste avec la houle des flots de la mer, faisant apparaître, par son calme, le déchaînement
de l’eau. L’arbre et l’herbe, l’aigle et le taureau, le serpent et la cigale ne trouvent qu’ainsi leur
figure d’évidence, apparaissent comme ce qu’ils sont 48.

Grâce à l’œuvre, la Terre se révèle. À la différence d’un outil, dans lequel la


matière disparaît et s’use, le temple révèle la matière dont il est fait, il la fait
ressortir : « Le roc supporte le temple et repose en lui-même et c’est ainsi
seulement qu’il devient roc ; les métaux arrivent à leur resplendissement et à
leur scintillation, les couleurs à leur éclat, le son à la résonance, la parole au
dire 49. » Si Heidegger s’appuie ici sur une œuvre architecturale, sa théorie
veut être aussi une théorie de l’art comme tel. Elle vaut donc aussi pour
d’autres arts, par exemple la poésie, qui rend présent le langage avec ses
sonorités, sa polysémie, etc. Là aussi on peut dire que la matière
— l’incarnation du langage — se révèle elle-même. Terre et monde coexistent
dans l’œuvre d’art parce que « la terre ne surgit à travers le monde, le monde
ne se fonde sur la terre que dans la mesure où la vérité advient comme le
combat originel entre éclaircie et réserve 50 ». Chez Heidegger, la vérité
apparaît donc à la fois comme dévoilement et voilement, à travers le combat
entre monde et terre 51, ce qui fait penser à la définition romantique du
symbole comme révélation indirecte.
On voit que Heidegger place la valeur de l’art dans une significativité
fondatrice qui dépasse en puissance tout autre mode de signifier. Selon Jean-
Marie Schaeffer, la thèse heideggérienne prend une triple forme : au niveau
cognitif, le « savoir » artistique en tant que révélation de l’être s’oppose aux
connaissances communes ; au niveau du mode d’être, l’œuvre d’art comme
entité autotélique s’oppose au produit qui n’a pas son but en lui-même ; enfin,
au niveau de la fonction, l’œuvre d’art comme extase s’oppose à l’être-au-
monde inauthentique de la quotidienneté 52. Il n’est pas étonnant que
Heidegger retrouve du même coup la conception romantique de l’art comme
poièsis et de la poésie comme art paradigmatique. Selon lui, tout art est
poème (Dichtung), du moment où il laisse advenir la vérité de l’étant. Il
souligne ainsi que « l’essence de l’art, c’est le Poème (Dichtung) » et « l’essence
du Poème, c’est l’instauration de la vérité 53 ». De cette façon, tous les arts sont
ramenés au langage qui ouvre un monde. La poésie devient par la suite l’art
paradigmatique chez Heidegger, du fait de son lien avec la pensée. En fait,
Heidegger considère que l’art est la seule voie qui, en dialogue avec la
philosophie, nous permet d’accéder à une vérité qui relève d’un dévoilement
ontologique et qui est donc au fondement de toutes les autres vérités, en
particulier des vérités scientifiques.
La théorie de l’art de Gadamer doit beaucoup à celle de Heidegger. Elle
part d’une critique de la conscience esthétique qui voit dans l’art un pur
Erlebnis 54. Le terme de « conscience esthétique » désigne la conception de
l’expérience esthétique élaborée par les philosophies néokantiennes du début
du siècle, qui avaient réduit l’art à une pure subjectivité, une pure émotion.
Selon Gadamer, les théoriciens de l’Erlebnis sont infidèles à Kant, puisqu’ils
laissent tomber la relation de l’expérience esthétique aux Idées. En fait cette
subjectivation de l’esthétique débute dèja avec Schiller : contrairement à Kant,
Schiller voit l’art comme apparence, comme illusion (Schein) et l’oppose donc
à la réalité. Pour la conscience esthétique, l’art se réduit à l’Erlebnis du sujet, à
une jouissance esthétique. La conscience esthétique fait ainsi abstraction du
sens de l’œuvre et du monde auquel elle appartient et la voit comme une pure
forme qui est en dehors de tout lieu et de tout temps :
Ce que nous appelons œuvre d’art, et dont nous faisons une expérience esthétique, repose
donc sur la réalisation d’une abstraction. En faisant abstraction de tout ce en quoi une œuvre
s’enracine et a trouvé son premier milieu de vie, de toute fonction religieuse ou profane
qu’elle remplissait et dans laquelle elle possédait son sens, on peut y voir la « pure œuvre
d’art ». L’abstraction qui est celle de la conscience esthétique, produit donc pour celle-ci
quelque chose de positif. Elle fait voir et exister en lui-même ce qu’est la pure œuvre d’art.
J’appelle « distinction esthétique » cette réalisation qui est la sienne 55.

Pour Gadamer « la pure vision, la pure audition sont des abstractions sans
fondement qui infligent aux phénomènes une réduction 56 ». Selon lui, « le
mode d’être de ce qui est perçu “esthétiquement” n’est pas la présence pure
(Vorhandenheit) 57 ». Pour le dire autrement : « La perception saisit toujours
du sens 58. » Ainsi, pour « lire une image », il faut comprendre ce qu’elle
représente, pour voir une œuvre littéraire dans un texte, il faut d’abord le
comprendre, donc comprendre la langue et même quand nous écoutons de la
musique pure, nous devons la comprendre 59.
Dans le passage cité, Gadamer souligne aussi que chaque œuvre
appartient à un monde qui est le sien. Séparer l’œuvre d’art de son monde,
revient à oublier que les œuvres d’art ont à l’origine souvent d’autres fonctions
que celles que nous leur accordons aujourd’hui. Les masques africains par
exemple sont des objets de culte et non pas des objets esthétiques. Si Gadamer
critique la conscience esthétique en soulignant l’appartenance de l’œuvre à
son monde, cela ne veut pas dire pour autant qu’il prend parti pour la
conscience historique, puisqu’il critique aussi l’historicisme : conscience
esthétique et conscience historique sont renvoyées dos à dos 60, même si dans
le cas de l’œuvre d’art il critique surtout la conscience esthétique, et
notamment ce qu’il appelle sa simultanéité. Cette critique est en fait une
critique de la conception moderne du musée. Selon lui, les œuvres qui sont
dans les musées sont détachées de leur contexte spatio-temporel et
transposées dans l’intemporalité du musée. Il est important de les libérer de
cette fausse simultanéité et de les re-situer dans leur monde 61. Gadamer tient
cette conception de Heidegger qui soulignait à propos des œuvres d’art que
« placées dans la collection, elles sont retirées de leur monde 62 ». C’est parce
que l’art est une pratique qui se trouve en continuité avec les autres pratiques
humaines 63, que l’œuvre ne saurait être coupée de son monde. D’où
l’importance que Gadamer (comme Heidegger déjà) accorde à l’architecture.
Elle met en évidence le fait que l’œuvre d’art n’est pas séparable de son
monde 64 : elle remplit une fonction et s’inscrit dans un lieu précis.
À l’art comme Erlebnis, comme expérience subjective, Gadamer oppose,
tout comme Heidegger, l’art comme mise en œuvre de la vérité. La tâche de
l’esthétique selon Gadamer consiste à « fonder le fait que l’expérience de l’art
est un mode de connaissance sui generis 65 », différent à la fois de la
connaissance sensible (qui est à la base de la connaissance scientifique) et de
la connaissance conceptuelle 66. Cependant, par l’importance qu’il accorde à
l’expérience de l’œuvre, Gadamer adopte une approche différente de celle de
Heidegger. Ce point a été souligné par Jean Grondin. Selon lui, si chez
Heidegger comme chez Gadamer l’œuvre d’art est le modèle privilégié de
l’événement de « mise en œuvre de la vérité », ils interprètent la thèse de
manière un peu différente : Heidegger s’intéresse surtout à la co-appartenance
et au jeu réciproque du monde et de la terre, donc au problème du
dévoilement et du voilement, alors que Gadamer cherche plutôt à mettre en
évidence la co-appartenance de l’œuvre et de l’expérience de l’art 67.
Selon Gadamer, l’expérience de l’art est une expérience foncièrement
cognitive qui nous ouvre à une meilleure compréhension du monde et de
nous-mêmes :
Si c’est dans le monde que nous rencontrons l’œuvre d’art et dans l’œuvre singulière que
nous rencontrons un monde, celle-là ne reste pas un univers étranger dans lequel pour un
temps et pour l’instant un charme nous ferait entrer. Nous apprenons au contraire à nous y
retrouver : nous « sursumons » le caractère discontinu et ponctuel de l’Erlebnis dans la
continuité de notre existence. Il faut donc, sur la beauté et sur l’art, parvenir à une perspective
qui n’exige pas l’immédiateté mais corresponde au contraire à la réalité historique de l’être
humain. L’invocation de l’immédiat, de la génialité dans l’instant, de l’importance de
l’Erlebnis, ne peut pas tenir devant l’exigence de continuité et d’unité qui est celle de la
compréhension de soi 68.

Certes, avant d’être devant l’œuvre comme un sujet devant un objet, nous
sommes saisis par elle. Mais cela ne veut pas dire que l’expérience esthétique
se réduirait à une Erlebnis ponctuelle : « Ce qui fait l’être véritable de l’œuvre
d’art, c’est qu’elle devient l’expérience qui métamorphose celui qui la fait 69. »
L’expérience de l’œuvre se rapproche ainsi de l’expérience religieuse ou
métaphysique dans la mesure où, pour citer George Steiner, elle devient
« l’injonction la plus pénétrante à la transformation dont dispose l’expérience
humaine 70 ». L’expérience artistique au sens où l’entend Gadamer est donc
une expérience transformatrice, qui est capable de changer de manière
fondamentale notre façon de nous comprendre et de comprendre le monde.
Le concept d’expérience comme événement transformateur vient de Hegel,
pour qui la véritable expérience est toujours une expérience négative,
dialectique, au sens où elle implique un retournement de la conscience.
Gadamer note ainsi :
[…] c’est en deux sens différents que nous parlons d’« expérience » : nous parlons, d’une
part, des expériences qui correspondent à notre attente et la confirment, de l’autre, de
l’expérience que l’on « fait ». Or, celle-ci, l’expérience véritable, est toujours une expérience
négative. Faire l’expérience d’un objet signifie n’avoir pas, jusqu’à présent, vu les choses
correctement et savoir mieux désormais ce qu’il en est 71.

Le premier sens de l’expérience dont parle Gadamer dans le passage cité


est proche de celui de la philosophie analytique : dans cette perspective,
l’expérience coïncide avec notre saisie cognitive du monde. À la différence de
cette conception déflationniste de l’expérience, le concept existentiel
d’expérience de Gadamer ne réduit pas l’expérience à un acte cognitif, à une
nouvelle information ou un nouveau savoir sur le monde : l’expérience
véritable aboutit à une redistribution, un réaménagement de nos convictions
et de nos attitudes globales face à la vie 72. C’est pourquoi on a rapproché son
concept d’expérience de la théorie pragmatiste de l’expérience défendue par
Dewey 73. Chez Dewey aussi, l’expérience correspond uniquement à certains
épisodes clefs de la vie : ceux qui sont significatifs, qui forment une unité, une
totalité et qui sont donc comme des îlots au milieu de notre expérience
empirique 74.
Pour comprendre pourquoi l’art est pour Gadamer une expérience
transformatrice, il faut se tourner vers sa théorie de l’art comme jeu. On
pourrait penser qu’il s’inscrit ici dans la tradition de l’esthétique moderne qui,
à partir de Kant et de Schiller, utilise la notion de jeu en un sens subjectif.
Dans la conception kantienne et surtout schillérienne, le jeu est en effet
compris comme quelque chose qui relève de l’ordre des apparences (Schein).
La conception de Gadamer est différente : il définit le jeu comme une
expérience de l’être et considère qu’il constitue « la manière d’être de l’œuvre
d’art elle-même 75 ». Cela signifie notamment que le jeu est premier par
rapport aux joueurs, car « les joueurs ne sont pas le sujet du jeu, mais à
travers les joueurs c’est le jeu lui-même qui accède à la représentation
(Darstellung) 76 ». Si c’est le jeu qui est le sujet et non pas le joueur, c’est parce
que le joueur est tellement fasciné par le jeu que pendant le temps du jeu il
s’oublie lui-même et se laisse absorber dans son univers. Contre la théorie de
la conscience esthétique, Gadamer insiste donc sur « le primat du jeu par
rapport à la conscience du joueur 77 ». Pour comprendre ce qu’est une œuvre
d’art, il faut partir de l’œuvre elle-même — du jeu — et non pas de l’état
d’esprit de son créateur ou du vécu de ses récepteurs.
Gadamer distingue plus précisément deux aspects interdépendants du jeu.
Si l’œuvre d’art est jeu, c’est d’abord parce qu’elle est une totalité signifiante 78.
Le terrain de jeu délimite ainsi l’espace de l’œuvre. Gadamer veut souligner
par là l’autonomie de l’œuvre d’art par rapport à son créateur ainsi que par
rapport à tout ce qui lui est extérieur. L’œuvre d’art est d’une certaine manière
un monde clos qui « tient » par lui-même. Cet être indépendant de l’œuvre est
celui de la transmutation ou de la métamorphose (Verwandlung) de la réalité.
Cette transformation de la réalité en une œuvre (Gebilde) correspond à une
élévation de la réalité à la vérité :
Le concept de métamorphose vise donc à caractériser le mode d’être, autonome et
supérieur, de ce que nous avons appelé figure (Gebilde). Il permet à ce qu’on nomme réalité de
se définir comme le non-métamorphosé, et à l’art de se définir comme la suppression qui
introduit cette réalité dans la vérité 79.

Le monde de l’art est donc « un monde totalement métamorphosé 80 ».


C’est dans ce cadre que Gadamer reprend la théorie de la mimèsis
aristotélicienne, en donnant à la mimèsis le sens cognitif qu’elle a chez
Aristote, à savoir celui de re-connaissance 81. La reconnaissance au sens
aristotélicien ne veut en effet pas dire que nous reconnaissons simplement
quelque chose que nous connaissions déjà, mais que nous saisissons une
chose dans son essence 82. L’œuvre d’art est ainsi conçue comme une
condensation d’expérience : elle extrait l’essence de la réalité.
Mais, d’autre part, l’œuvre est jeu aussi parce qu’« elle ne parvient à la
plénitude de son être qu’à chaque fois qu’elle est jouée 83 ». Si, en tant que
totalité, l’œuvre est close sur elle-même, elle est aussi toujours ouverte vers le
récepteur. Gadamer montre que le récepteur réactualise sans cesse le sens de
l’œuvre et ainsi la maintient ouverte. Autrement dit, elle n’accède à la
représentation que grâce à l’interprétation : elle n’existe qu’en tant qu’elle est
interprétée, ce que Gadamer appelle « médiation totale 84 ». L’interprétation
est donc pour Gadamer constitutive de l’œuvre, tout comme pour Danto, selon
qui « l’interprétation appartient de manière analytique au concept d’œuvre
d’art 85 ». Pour montrer que les deux aspects du jeu sont indissociables,
Gadamer parle d’une « double mimèsis » qui « n’en fait qu’une 86 ».
Ce que l’acteur joue et ce que le spectateur reconnaît, ce sont les formes et l’action elles-
mêmes, telles que le créateur les a façonnées. Nous avons donc ici une double mimèsis.
L’écrivain représente et il en est de même de l’acteur. Mais voilà : cette double mimèsis n’en
fait qu’une. C’est la même chose qui, dans l’une comme dans l’autre, parvient à la présence 87.

À la distinction qu’opère la conscience esthétique entre la matière de


l’œuvre et son exécution, il oppose « une double non-distinction : l’unité de la
vérité que l’on reconnaît dans le jeu de l’art 88 ». L’appartenance de
l’interprétation à l’œuvre transparaît de la façon la plus claire dans le cas de la
musique ou du théâtre puisque la musique n’existe qu’interprétée par les
musiciens et que nous n’avons accès à une pièce de théâtre qu’à travers sa
représentation théâtrale et donc à travers le jeu des acteurs. Pour qu’on puisse
l’entendre, une pièce musicale doit être jouée par des musiciens. De même,
pour qu’on puisse la voir, une pièce de théâtre doit être représentée. Mais cela
vaut aussi pour la littérature écrite : elle n’existe qu’en tant qu’elle est lue par
des lecteurs. Or toute lecture est, selon Gadamer, une interprétation ou une
reproduction (la lecture même silencieuse est une reproduction de la parole
de l’œuvre) 89. La seule différence est que, dans le cas de la musique et du
théâtre, il y a une double médiation, alors que, dans le cas de la littérature, il
n’y en a qu’une seule. Mais l’analyse s’applique aussi à l’art plastique et à
l’architecture : il y a une médiation, même lorsque la représentation ne résulte
pas de la reproduction. L’œuvre d’art plastique, par exemple une sculpture,
n’est ce qu’elle est qu’en tant qu’elle est vue, donc comprise et interprétée dans
un contexte ou une occasion toujours particuliers. Donc, elle s’offre autrement
selon les occasions 90. Cela est illustré selon Gadamer de façon
particulièrement pertinente par l’architecture 91. Dans une même ville
coexistent des bâtiments de siècles différents (la cathédrale n’appartient pas
au même temps qu’un grand magasin). Cependant, pour celui qui se promène
à travers la ville, tous ces bâtiments sont co-présents, même s’ils
appartiennent à des temps différents. Il y a donc médiation entre le passé et le
présent.
Comme on le voit, par « interprétation » Gadamer n’entend pas une
méthode scientifique, mais l’expérience du récepteur qui « active » l’œuvre. Ce
n’est qu’à travers l’interprétation que l’œuvre est activée, et cela chaque fois
dans des contextes différents par des sujets différents. Toute interprétation de
l’œuvre est ainsi une recréation puisque la même œuvre est interprétée à
chaque fois de façon différente et nouvelle 92. En ce sens, toute interprétation
est une application. Il suffit par exemple de penser à deux interprétations
différentes d’un concert ou bien à deux mises en scène différentes d’une pièce
de théâtre ou d’un opéra. C’est donc bien une herméneutique de l’expérience
artistique que Gadamer développe car c’est en partant de l’expérience du
récepteur qu’il rassemble tous les arts.
Pour décrire la temporalité propre de l’expérience de l’œuvre d’art,
Gadamer la compare à celle de la fête. L’expérience temporelle de la fête
possède plusieurs caractéristiques. D’abord elle est « célébration, présent sui
generis 93 ». Une deuxième caractéristique des fêtes consiste dans le fait qu’elles
se répètent et donc rythment le temps par leur retour régulier : chaque année
nous fêtons de nouveau Noël ou Pâques. Dans cette répétition, c’est toujours
la même fête qui est célébrée, et pourtant elle est chaque fois autre. Elle est
identique et différente en même temps. Chaque fois, quand on célèbre une
fête, elle est de nouveau présente. L’être de l’œuvre d’art est du même ordre :
« L’œuvre d’art dit quelque chose à quelqu’un […] non à la manière dont un
document dit quelque chose à l’historien » mais elle le dit « comme quelque
chose de présent et de contemporain 94 », comme le fait la fête. L’œuvre relève
donc toujours de la contemporanéité, parce qu’elle acquiert à chaque fois
présence dans sa représentation, même dans les cas où, de par son origine,
elle est très éloignée dans le temps par rapport à nous.
La temporalité de l’art peut être rapprochée de celle de la fête encore sous
un autre aspect, qui concerne la qualité particulière de l’expérience du temps
qu’elle produit. Gadamer oppose deux façons dont les hommes font
l’expérience du temps. Il y a d’abord notre « expérience normale et
pragmatique du temps 95 ». C’est celle d’un « temps vide », donc celle d’un
temps qui doit être rempli. Les deux formes extrêmes de ce temps vide sont
l’ennui qui ne peut être rempli par rien et l’affairement permanent, qui
consiste à « ne jamais avoir de temps, tout en ayant constamment quelque
chose à faire 96 ». À cette expérience pragmatique du temps, Gadamer oppose
l’expérience d’un temps rempli ou d’un temps propre (Eigenzeit) 97 :
[…] c’est le temps qui est devenu lui-même festivité dès lors que le temps de la fête est
arrivé. Ce caractère de festivité du temps est dans un rapport immédiat avec le caractère de
célébration de la fête. C’est cela qu’on peut appeler le temps propre. Et c’est ce que
l’expérience de la vie qui nous est propre fait connaître à nous tous. Les formes
fondamentales de ce temps qui nous est propre sont l’enfance, la jeunesse, l’âge mur, la
vieillesse et la mort 98.

Comme la fête, l’œuvre d’art a un temps propre car son appréhension


exige un parcours temporel spécifique. Cela apparaît clairement dans le cas
des arts transitoires ou temporels comme la littérature, la danse, la musique.
Mais c’est valable aussi pour les arts qu’on considère habituellement comme
des arts spatiaux, tels les arts plastiques 99. Notre expérience du temps propre
à l’art consiste selon Gadamer dans le fait qu’elle nous apprend à nous
attarder auprès de l’œuvre 100. Dans l’expérience de l’œuvre nous ne comptons
pas notre temps. Du même coup, comme la fête, l’art nous fait rejoindre le
temps qui nous est propre, celui de notre vie, un temps qui ne coïncide pas
avec le temps des horloges.
Un dernier aspect important de la théorie de l’art de Gadamer réside dans
le fait que, pour lui, l’art est un symbole. Dans cette perspective, il critique la
définition de Hegel du beau artistique comme « manifestation sensible de
l’idée 101 », définition qui implique que la pensée philosophique serait une
vérité supérieure à la vérité artistique. Selon Gadamer, la signification
artistique est irréductible à toute autre forme de signification, et en particulier
elle n’est pas saisissable sous la forme du concept 102. La conception de Hegel
présuppose que l’œuvre est un « simple porteur de sens, un peu à la façon
d’une lettre ou d’un entrefilet que nous mettons de côté lorsque nous en avons
compris le message, lorsque nous sommes parvenus au sens final 103 ». Or
l’expérience artistique n’est pas seulement « intégration pure et simple du
sens 104 ». Dans toute œuvre il y a quelque chose qui résiste à cette intégration
de la significativité dans un sens assigné et final. C’est pour penser cette
résistance que Gadamer se sert de la notion de « symbole ». Le symbole n’est
pas uniquement une opération de renvoi à une chose mais aussi sa
dissimulation 105. Gadamer part ici de Heidegger et de sa définition de la vérité
comme aletheia, qui est en même temps révélation, dévoilement du sens et
voilement, recouvrement du sens :
[…] ce qui est accompli par l’art ne se réduit pas à révéler son sens. Ce dont il s’agit est
bien plutôt d’y abriter et d’y cacher du sens en lui conférant toute la solidité requise afin qu’il
ne s’écoule, ni ne disparaisse, mais qu’il s’attache au contraire à la structure d’ajustement
(Gefüge) de cette formation pour y être abrité et caché. Cette double face de l’art qui nous met
à même d’une part de découvrir, de dé-celer, de révéler, et d’autre part de cacher, d’abriter,
nous donne la possibilité d’échapper au concept idéaliste de sens ainsi que d’appréhender
l’être et la vérité qui nous parlent dans l’art, pour ainsi dire, dans toute leur plénitude 106.

Selon Gadamer, « l’essence du symbolique et du caractère de symbole qui


caractérise l’art réside précisément non en ce qu’il se référerait à un sens qui
en serait le but et auquel on pourrait accéder intellectuellement mais, au
contraire, en ce qu’il maintient ce sens en lui-même 107 ». Si l’œuvre d’art est
symbole, c’est parce que « dans l’œuvre d’art, on ne se borne pas à renvoyer à
quelque chose mais que cette chose à laquelle on renvoie est là, présente dans
l’œuvre même de façon bien plus véritable encore 108 ». Dans l’œuvre d’art
quelque chose est rendu présent, porté à la présence.
À la différence de Heidegger et de Gadamer, Ricœur n’a pas élaboré de
manière explicite une herméneutique générale de l’art mais uniquement une
herméneutique de la littérature. Comme on le sait, il a étudié surtout le récit
de fiction (dans Temps et récit) et la poésie (dans La Métaphore vive). Comme
l’herméneutique de l’art de Gadamer, la théorie de la triple mimèsis que
Ricœur développe dans Temps et récit est une reconstruction de la théorie
aristotélicienne de la mimèsis 109. Ricœur veut mettre en évidence le lien de
l’œuvre littéraire au monde, à la réalité, et comme chez Aristote, la mimèsis
est un mode de connaissance spécifique. Il souligne ainsi que « mimèsis ne
veut pas dire copie ou réplique à l’identique mais l’agencement des faits par la
mise en intrigue 110 ». Pour souligner le fait qu’il s’agit d’une opération
dynamique, Ricœur remplace le terme d’« intrigue 111 » par « mise en
intrigue » qui est pour lui « la composition verbale qui constitue un texte en
récit 112 » ou bien « l’ensemble des combinaisons par lesquelles des événements
sont transformés en histoire ou — corrélativement — une histoire est tirée des
événements 113 ». Cet acte configurant de l’intrigue correspond au premier
aspect du jeu dont parle Gadamer.
Mais, bien que développée à propos du récit, sa théorie de la triple
mimèsis est in nuce une théorie unifiée de l’art mimétique (ce qui était
d’ailleurs déjà le cas de la théorie aristotélicienne), et la structure des trois
mimèsis est aussi à bien des égards la structure de l’expérience herméneutique
de l’art comme tel. De même, la théorie de la métaphore, bien que développée
à propos de la poésie, est fondée sur une théorie de l’imagination productive
et une théorie de la référence métaphorique qui valent pour tout art.
Partons de la théorie de la mimèsis. Comme indiqué, Ricœur la développe
à propos du récit et la centre sur une théorie de l’intrigue, ou plutôt de la mise
en intrigue. Mais lorsqu’on s’intéresse aux concepts centraux grâce auxquels il
distingue les trois moments de la mimèsis : la préfiguration (mimèsis I), la
configuration (mimèsis II) et la refiguration (mimèsis III), la configuration
étant conçue comme réalisant la médiation entre la préfiguration du champ
pratique et la refiguration dans l’acte de réception, on voit bien que ces
relations structurelles entre les trois moments valent pour toute œuvre d’art, à
quelque forme d’art qu’elle appartienne. En particulier on peut dire que toute
œuvre est enracinée dans une précompréhension du monde, de sa
sémantique, de sa symbolique et de sa temporalité et qu’elle est refigurée par
les récepteurs.
Ce que la mimèsis est au récit, la métaphore l’est à la poésie. Dans La
Métaphore vive, Ricœur analyse la métaphore non pas comme une
dénomination déviante 114, donc dans le cadre du mot, mais comme une
prédication bizarre 115, donc dans le cadre de la phrase. Il se situe ainsi sur un
plan discursif. Or, sur ce plan, on constate déjà un premier élément de
généralisation de la notion de métaphore. Ricœur établit en effet un
parallélisme entre fiction et poésie, en mettant en relation la synthèse de
l’hétérogène qui est réalisée par l’intrigue avec l’instauration d’une nouvelle
pertinence sémantique réalisée par la métaphore. L’acte configurant de
l’intrigue (mimèsis II) et la nouvelle pertinence sémantique de la métaphore
vive dans le cas de la poésie mettent en évidence le même fonctionnement de
l’imagination productrice. Ce sont des actes d’innovation sémantique parce
que « du nouveau — du non encore dit, de l’inédit — surgit dans le langage :
ici la métaphore vive, c’est-à-dire une nouvelle pertinence dans la prédication,
là une intrigue feinte, c’est-à-dire une nouvelle congruence dans la mise-en-
intrigue 116 ». Mais l’imagination productive, que Ricœur reprend de Kant,
n’est bien entendu pas spécifique à la poésie ou à la fiction : elle est le mode
opératoire de l’art comme tel. C’est elle qui opère la configuration, que ce soit
sous la forme de la synthèse de l’hétérogène ou sous celle d’une nouvelle
pertinence sémantique, ou d’une combinaison des deux.
On voit ainsi que la théorie herméneutique de Ricœur réunit la thèse d’un
surcroît de sens issu de la théorie mimétique d’Aristote avec la thèse d’un
surcroît de sens due à l’imagination productrice, une thèse qui vient de Kant
relu à travers la théorie romantique de l’expressivité. Cette reformulation de la
conception du surcroît de sens est concentrée dans la notion de
« refiguration » qui marque l’intersection du monde du texte avec le monde du
lecteur (mimèsis III) et qui correspond donc au deuxième aspect de l’art
comme jeu dont parle Gadamer. La refiguration est, selon Ricœur, « la
capacité pour l’œuvre de restructurer le monde du lecteur en bousculant,
contestant, remodelant ses attentes 117 » :
La fiction a ce pouvoir de « refaire » la réalité et plus précisément, dans le cadre de la
fiction narrative, la réalité praxique, dans la mesure où le texte vise intentionnellement un
horizon de réalité nouvelle que nous avons pu appeler un monde. C’est ce monde du texte qui
intervient dans le monde de l’action pour le configurer à nouveau ou, si l’on ose dire, pour le
transfigurer 118.

Comme Gadamer, Ricœur s’oppose à la conception de l’art comme


Erlebnis. En mettant l’accent sur le monde du texte et plus généralement le
monde de l’œuvre, Ricœur veut montrer que le sens de l’œuvre n’est pas à
chercher en amont d’elle, dans l’intention de l’auteur mais dans le monde qui
se déploie devant elle. Mais il s’oppose aussi au structuralisme : il veut
montrer que le texte et plus généralement l’œuvre n’a pas seulement un sens
mais aussi une référence, qu’elle est donc ouverte vers le récepteur. Comme
chez Gadamer, l’œuvre d’art est une totalité signifiante, close sur elle-même,
mais en même temps elle est ouverte vers le récepteur.
Pour Ricœur, la référence des œuvres d’art correspond à un mode de
significativité spécifique : ce n’est pas une référence directe, comme celle du
discours factuel par exemple, mais une référence indirecte ou métaphorique.
Il note ainsi que « l’abolition d’une référence de premier rang, abolition
opérée par la fiction et par la poésie, est la condition de possibilité pour que
soit libérée une référence de second rang, qui atteint le monde non plus
seulement au niveau des objets manipulables, mais au niveau que Husserl
désignait par l’expression de Lebenswelt et Heidegger par celle d’être-au-
monde 119 ». Cette référence à l’être-au-monde n’est pas fortuite : s’y marque
bien le fait que Ricœur dote la fiction et la poésie, et plus généralement l’art,
d’un surcroît de sens par rapport au monde quotidien et rationalisé des objets
manipulables, obéissant au calcul utilitaire. L’art atteint à une vérité plus
profonde que notre être-au-monde banal. Les œuvres sont une augmentation
iconique de la réalité. Sa théorie rejoint donc la thèse de l’art comme vérité
défendue par Heidegger et par Gadamer : la vérité de l’art ne doit pas être
comprise comme une adéquation au réel, mais comme « [l]a capacité [de
l’œuvre] à se frayer un chemin dans le réel en le renouvelant selon elle 120 »,
donc comme une redescription du réel.
On voit bien que si Ricœur élabore son modèle à partir de l’œuvre
littéraire, il concerne en fait tous les arts. Ainsi le modèle des trois mimèsis
peut être étendu — comme il le dit lui-même — à la peinture, à la sculpture
ou à la musique. La notion de métaphore, de son côté, permet aussi d’éclairer
le mode de fonctionnement des œuvres plastiques et sculpturales. Ainsi il note
à propos d’Atom Piece, une sculpture de Henry Moore ayant la forme d’une
sphère éclatée qui peut représenter aussi bien le crâne d’un savant qu’un
atome qui explose, que
par là on se rapprocherait de certains aspects densifiés du langage, comme la métaphore, où
plusieurs niveaux de signification sont tenus ensemble dans une même expression. L’œuvre
d’art peut avoir un effet comparable à celui de la métaphore : intégrer des niveaux de sens
empilés, retenus et contenus ensemble 121.

Comme la métaphore verbale, la sculpture de Moore, véritable métaphore


visuelle, opère une condensation de sens. Ricœur se réfère aussi à la peinture
abstraite et à la musique, c’est-à-dire à des arts qui ne sont pas figuratifs, voire
pas représentatifs. Il note ainsi qu’une fois que la représentation est abolie, « il
devient patent que l’œuvre dit autrement le monde qu’en le représentant ; elle
le dit en iconisant le rapport émotionnel de l’artiste au monde, ce que j’ai
appelé son mood 122 ». Il faut cependant convenir que la composante de
l’expressivité n’est pas celle qui retient primordialement son intérêt. Il est
néanmoins significatif qu’à travers la notion d’iconisation du rapport
émotionnel, il ait pris en compte l’importance de la stylisation de l’émotion
dans la présence de l’œuvre.
Chapitre V

HERMÉNEUTIQUE
ET ÉTUDES LITTÉRAIRES
À son origine, l’herméneutique s’est constituée comme un art de
l’interprétation des textes religieux et littéraires. Les œuvres littéraires ont en
particulier été un des objets de prédilection de l’herméneutique
philosophique. Heidegger s’est surtout intéressé à la poésie, alors que
Gadamer propose une théorie générale de l’œuvre littéraire comme texte
éminent. Ricœur, quant à lui, a développé une importante théorie de la
métaphore et surtout une théorie du récit dont la répercussion a été très
grande non seulement dans les études littéraires mais dans tout le champ des
sciences humaines et sociales.
Pour montrer en quoi consiste l’apport de l’herméneutique aux études
littéraires, le plus éclairant est de partir du modèle de l’œuvre littéraire de
Ricœur. Il s’agit d’un modèle communicationnel complexe qui prend en
compte à la fois l’auteur, le texte et le lecteur. De cette façon, il dépasse
l’unilatéralité d’une grande partie des études littéraires qui mettent l’accent
soit sur l’auteur (la philologie intentionnaliste), soit sur le texte (le
structuralisme), soit sur le lecteur (phénoménologie de la lecture et esthétique
de la réception). Ricœur intègre ces trois instances dans une conception
globale de l’œuvre littéraire. La spécificité de l’approche herméneutique du
texte littéraire sera dégagée à travers sa comparaison avec les autres
approches du texte littéraire.
C’est notamment par contraste avec l’approche structurale que Ricœur
définit sa propre démarche, qui consiste en un déplacement de l’intérêt pour
le texte vu comme structure vers l’œuvre littéraire conçue comme discours, de
la forme vers ce que nous dit le texte, du texte fermé sur lui-même vers le
monde du texte, qui est ouvert au monde du lecteur. L’herméneutique a donc
insisté sur le lien entre la littérature et la vie, sur la capacité de la littérature
de la transformer. En même temps, Ricœur intègre l’analyse structurale parce
qu’il pense que, pour arriver à la compréhension de l’œuvre, il faut passer par
l’explication fournie par celle-ci. Dans un deuxième moment, je montrerai, en
partant de Gadamer et de Ricœur, que l’approche herméneutique peut
apporter une réponse au débat entre intentionnalisme et anti-
intentionnalisme.
AUTEUR, TEXTE, LECTEUR
Au XIXe siècle et notamment à l’époque romantique, le sens du texte était
en général ramené à l’intention de l’auteur. À cette époque la philologie
moderne naissante et l’herméneutique partagent un même terrain. On peut le
montrer à travers la conception de Schleiermacher. La démarche de
Schleiermacher, qui rappelons-le est le « père » de l’herméneutique moderne,
relève d’une démarche philologique, puisque le sens qu’il s’agit de reconstruire
est le sens que l’œuvre avait à l’origine. Schleiermacher distingue entre
interprétation grammaticale et interprétation technique. Selon le premier
canon de l’interprétation grammaticale, « tout ce qui, dans un discours donné,
demande à être déterminé de façon plus précise ne peut l’être qu’à partir de
l’aire linguistique commune à l’auteur et à son public originel 1 ».
L’interprétation grammaticale est donc objective : elle consiste dans la
compréhension à partir de la langue. L’interprétation technique quant à elle se
fait par la reconstruction du discours originel 2. Elle implique une Einfühlung,
un acte de cogénialité avec l’auteur. Elle est donc subjective : elle vise à
comprendre le discours « à travers l’homme », donc « comme exposition de
pensées », « comme une réalité produite dans le sujet pensant 3 ». L’enjeu de
cette reconstruction est de rendre conscient ce qui restait inconscient chez
l’auteur : si « nous [comprenons] le créateur mieux qu’il ne le fait lui-même,
[c’est] parce que bien des choses de cette espèce sont inconscientes en lui, qui
doivent devenir conscientes en nous 4 ». Schleiermacher reprend ici une idée
de Schlegel qui voyait la critique comme une reconstruction idéale du
discours de l’auteur. Cette maxime correspond à l’idée romantique, selon
laquelle l’esprit est le créateur inconscient à l’œuvre dans les individualités
géniales 5. Mais le romantisme de Schleiermacher est visible surtout lorsqu’il
parle à propos de l’interprétation technique de la méthode divinatoire
d’interprétation 6, qui consiste dans le fait de se transformer soi-même en un
autre, pour saisir l’individuel. Le but ici n’est pas de déterminer ce que dit le
texte, mais ce que l’auteur a voulu dire. Cette idée vient de la philosophie de
Kant et a ses racines dans sa théorie du génie. À l’inspiration de l’artiste,
correspond du côté du récepteur une capacité cogéniale de reproduire le
processus créateur.
Le moment où Schleiermacher élabore son herméneutique correspond à
la naissance de la philologie littéraire liée aux noms de F. A. Wolf, F. Ast ou
A. Böckh. La genèse de la philologie moderne remonte en fait à l’exégèse de la
Bible proposée par Spinoza. Nous avons vu que Spinoza avait interprété la
Bible comme un document historique, par rapport à l’intention de ses auteurs
et par rapport à son contexte de rédaction 7. De Spinoza à la philologie
romantique, le centre d’attention s’est déplacé de plus en plus du texte vers
l’analyse du contexte (dont l’auteur fait partie). Comme le souligne Todorov,
au XIXe siècle, l’objectif principal de la philologie appliquée aux textes
littéraires n’est plus l’analyse du texte mais la connaissance de son auteur et
de son époque 8 :
La lecture philologique d’une page ne vise plus l’établissement de son sens ; cette page
n’est qu’un moyen d’accès à un individu, un temps, un lieu. L’interprétation des textes est
simplement l’un des outils mis au service de l’histoire des mentalités 9.

Une constante de la philologie moderne est l’idée que le texte a un sens


unique qui est réductible à l’intention de l’auteur. La polysémie, les sens
multiples, subjectifs sont réduits à un seul sens, supposé objectif et
correspondant à cette intention auctoriale. Comme le souligne Antoine
Compagnon, « l’avantage principal de l’identification du sens à l’intention est
de résorber le problème de l’interprétation littéraire » car « si on sait ce que
l’auteur a voulu dire, ou si on peut le savoir en faisant un effort […] il n’y a
pas lieu d’interpréter le texte. L’explication par l’intention rend donc la
critique littéraire inutile (c’était le rêve de l’histoire littéraire) 10 ».
Au XXe siècle, s’est développée une nouvelle forme de philologie,
généralement désignée du nom d’herméneutique philologique et dont les
représentants les plus importants sont E. D. Hirsch, Peter Szondi ou encore
Jean Bollack. À des titres divers ces auteurs s’inscrivent tous dans une
conception intentionnaliste, souvent développée à travers une critique de
l’herméneutique de Gadamer. En historiens, ces philologues visent à
reconstruire l’horizon d’origine du texte, donc le sens du passé, qu’ils
saisissent à travers l’intention de l’auteur. J’évoquerai ici brièvement la
tentative de Hirsch parce qu’il prend en compte le fait que le sens du texte se
décontextualise et se recontextualise dans des contextes différents, tout en
continuant à donner la priorité au sens originel du texte, donc au sens de
l’auteur. Pour sauver l’intention de l’auteur d’une part et pour rendre compte
de l’historicité de la compréhension d’autre part, Hirsch propose une
distinction analytique entre sens (meaning) et signifiance (significance) d’un
texte :
Le sens est ce qui est représenté par un texte ; il est ce que l’auteur voulait dire en
utilisant une séquence de signes spécifique ; il est ce que les signes représentent. La
signifiance en revanche désigne une relation entre cette signification et une personne, une
conception, une situation, ou n’importe quoi qui puisse être imaginé 11.
Selon Hirsch, le texte a un seul sens qui correspond à l’intention de
l’auteur et qui reste donc stable, alors que ses signifiances sont multiples et
variables, parce qu’elles désignent une relation entre le sens du texte et un
contexte extérieur (les lecteurs, l’histoire, la société, la personnalité de
l’auteur, les autres œuvres de cet auteur, etc.) 12. Le sens constitue selon Hirsch
l’objet de l’interprétation, alors que la signifiance est l’objet de la critique
(criticism) ou de l’évaluation. La reconstitution du sens de l’auteur est
prioritaire par rapport à son évaluation, même si en pratique on ne comprend
jamais le sens et la signifiance de façon séparée :
Cette distinction du sens et de la signifiance, ou de l’interprétation et de l’évaluation,
comme chez Frege, est exclusivement logique ou analytique : elle repère la priorité logique du
sens par rapport à la signification, de l’interprétation par rapport à l’évaluation. Elle ne
désigne nullement une priorité chronologique ni psychologique, car lorsque nous lisons, nous
fondons nos interprétations sur des évaluations (les précompréhensions de la
phénoménologie), nous accédons au sens par l’intermédiaire de la signification, sans
d’ailleurs toujours accepter que nos évaluations soient provisoires, révisables en fonction du
sens 13.

Du point de vue de Gadamer, on peut objecter à la thèse de Hirsch que la


signifiance n’est pas extérieure au sens, mais qu’elle en fait partie, dans la
mesure où toute interprétation est celle d’une personne spécifique, qui met
forcément en relation ce qu’elle lit avec son propre contexte, etc. Pour
Gadamer, le sens ne peut pas exister en dehors de son actualisation par un
lecteur en sorte que toute interprétation est une « application 14 » et donc un
processus de « signifiance ». Ce point est d’ailleurs reconnu par Hirsch dans
son deuxième livre The Aims of Interpretation 15. Il y admet que la distinction
entre sens et signifiance est universelle et qu’elle est donc applicable aussi à
des contextes différents du contexte originel 16. Cependant, l’intention de
l’auteur fonctionne toujours comme une sorte de norme, comme un critère
permettant de valider l’interprétation. De cette façon, la multiplicité des sens
est de nouveau restreinte.
Le courant formaliste (formalisme russe, structuralisme) qui s’est
développé dès le début du XXe siècle peut être vu comme une réaction à la
tendance intentionnaliste de la philologie. Il met l’accent sur le texte lui-
même, considéré comme une structure, c’est-à-dire comme « un ensemble
clos de relations internes entre un nombre fini d’unités 17 ». L’analyse
structurale transpose le modèle linguistique qui avait d’abord été appliqué à la
phonologie, à la sémantique lexicale et aux règles syntaxiques intra-
phrastiques aux entités discursives supérieures au niveau de la phrase 18. On
sait que Roland Barthes considérait le récit comme une grande phrase et la
littérature comme un langage 19 : la littérature est vue comme « un ensemble
fini d’unités de base » — ou de codes — « dont les combinaisons engendrent
des relations purement immanentes à l’intérieur de la clôture du langage lui-
même 20 ». Le texte littéraire est donc vu comme une entité autonome : il est
sans auteur, sans lecteur et sans monde. Il a un sens mais, étant clos sur lui-
même, il n’a pas de référence.
Un des premiers objets étudiés par l’analyse structurale fut le récit. Il
s’agissait de dégager sa structure, donc d’élaborer un modèle universel qui soit
valable pour tout type de récit. Parmi les tentatives de logicisation et de
formalisation du récit, on peut rappeler la morphologie des contes de
Vladimir Propp, qui réduit les contes à une combinaison de trente et une
fonctions (par exemple le méfait, le manque, la réparation, le mariage, etc.) et
de sept classes de personnages 21, la logique du récit de Claude Bremond qui
reprend la notion de « fonction » de Propp, la sémiotique narrative d’A. J.
Greimas qui part des acteurs (qu’il appelle actants) et de leurs sphères
d’actions ainsi que la grammaire du récit de Todorov. Ces modèles se
caractérisent par une déchronologisation progressive du récit et donc par une
réduction de l’axe syntagmatique à l’axe paradigmatique, du chronologique au
logique. Greimas par exemple qui, comme Bremond, s’est inspiré de la
morphologie des contes de Propp, réduit les fonctions à « des identités à
conjoindre et des oppositions à disjoindre ». Son modèle consiste en trois
relations (de désir, de communication et d’action), dont chacune est fondée
sur une opposition : la première sur l’opposition sujet-objet, la deuxième sur
l’opposition destinateur-destinataire et la troisième sur l’opposition adjuvant-
opposant. Comme le souligne Barthes, si d’une part « une fonction n’a de sens
que pour autant qu’elle prend place dans l’action générale d’un actant »,
d’autre part « cette action elle-même reçoit son sens dernier du fait qu’elle est
narrée, confiée à un discours qui a son propre code 22 ». La caractéristique
principale de l’analyse structurale réside donc dans le fait qu’elle ne s’intéresse
pas à ce qui est en dehors du texte mais uniquement au code du narrateur et
du lecteur 23.
On peut prendre l’exemple de la sémiotique d’Umberto Eco. Dans Lector
in fabula, Eco part du fait que le texte est incomplet, qu’il est un tissu de non-
dits, de blancs, qui demande le mouvement coopératif du lecteur. Mais si la
sémiotique s’intéresse à l’auteur ou au lecteur, il ne s’agit pas de l’auteur et du
lecteur réels, mais de l’auteur et du lecteur implicites, c’est-à-dire de l’auteur et
du lecteur tels qu’ils sont inscrits dans le texte. L’auteur en tant que stratégie
textuelle vise un Lecteur Modèle « capable de coopérer à l’actualisation
textuelle de la façon, dont lui, l’auteur, le pensait et capable aussi d’agir
interprétativement comme lui a agi générativement 24 ». Comme l’auteur, ce
Lecteur Modèle est l’image d’un lecteur idéal construite par le texte. Pour
actualiser le texte, ce lecteur met en œuvre sa compétence linguistique et sa
compétence encyclopédique en faisant appel à un dictionnaire de base, en
élucidant les déictiques et les anaphoriques, en faisant des sélections
contextuelles et circonstancielles, et en inférant des scénarios communs ainsi
que des scénarios intertextuels (schémas rhétoriques et narratifs) 25. La lecture
est donc en quelque sorte programmée par le texte.
Eco distingue par ailleurs plusieurs niveaux de coopération textuelle qui
vont de la surface vers la profondeur : structures discursives, structures
narratives, structures de monde, structures actancielles et idéologiques. Après
avoir synthétisé les structures discursives (identification du topic 26 du texte,
détermination d’isotopies), le lecteur synthétise la fabula ou les
macropropositions narratives. Les prévisions inférentielles du lecteur qui
concernent les possibles cours des choses relèvent déjà des structures de
monde. Eco emprunte la notion de monde possible à la logique modale mais il
en fait une notion sémiotique puisqu’il parle de « structures de monde ». Les
structures actancielles et idéologiques renvoient quant à elles à la grammaire
profonde postulée par Greimas. Les structures actancielles se réfèrent à la
réduction des personnages à des fonctions : sujet / objet, adjuvant / opposant,
destinateur / destinataire, qui véhiculent des oppositions binaires comme Bon
vs. Méchant, Vrai vs. Faux, Vie vs. Mort, Nature vs. Culture et qui relèvent
donc des structures axiologiques. La compétence idéologique du Lecteur
Modèle est ainsi engagée, mais elle peut être aussi ébranlée par le texte 27.
En s’opposant à l’idée de la clôture du texte sur lui-même, l’esthétique de
la réception (Jauss) ainsi que la phénoménologie de la lecture (Iser) ont
découvert le rôle du lecteur réel dans la figuration et la configuration de
l’œuvre 28. Un certain nombre de critiques comme par exemple Stanley Fish ou
les déconstructionnistes ont poussé à l’extrême cette conception, en
substituant le lecteur à l’auteur, en identifiant donc sens du texte et sens du
lecteur, alors que Jauss et Iser conçoivent le rapport texte-lecteur comme un
rapport dialogique, communicationnel. Les théories des deux auteurs se
complètent car chacun prend en compte un aspect différent du même
problème : Iser s’intéresse à l’acte de lecture individuel, alors que Jauss
s’intéresse à la dimension collective de la lecture. Ils s’inscrivent de cette façon
dans des traditions théoriques différentes quoique liées : Iser s’inspire des
travaux du phénoménologue Roman Ingarden, alors que Jauss élabore une
herméneutique de la littérature en partant de Gadamer. Tous les deux
réinterprètent cependant les théories qu’ils prennent comme point de départ
de leur réflexion.
C’est en fait le philosophe Roman Ingarden qui le premier a défini
l’identité de l’œuvre littéraire comme une identité relationnelle 29. L’œuvre
littéraire est selon lui une structure potentielle, schématique, qui doit être
concrétisée par le lecteur à travers l’acte de lecture. Son identité ne se situe
donc ni dans le texte seul, puisque celui-ci est une structure schématique qui
ne se réalise qu’à travers l’acte de lecture, ni dans la concrétisation seule.
L’œuvre ne se constitue donc en tant qu’objet esthétique qu’au point de
rencontre du texte et du lecteur. Ingarden se situe ainsi à la fois du côté du
formalisme, puisqu’il voit l’œuvre comme une structure, et du côté de la
théorie de la lecture, puisqu’il part de l’idée que le texte est inachevé tant qu’il
n’est pas actualisé par les lecteurs.
L’œuvre quant à elle est une structure stratifiée composée de quatre
couches qui interagissent : la couche des sons, la couche des significations, la
couche des objets représentés (qui forment le monde représenté) et la couche
des aspects schématisés (les objets représentés apparaissent toujours sous une
certaine aspectualité, par exemple la vie psychique d’un personnage peut être
décrite de l’intérieur ou de l’extérieur). La notion d’« aspects schématisés » se
réfère plus précisément au fait que les images perceptives des objets, qui
peuvent être d’ordre visuel, auditif, tactile, ne sont présentes que
potentiellement dans l’œuvre : elles sont « en état d’alerte » (paratgehalten) et
demandent à être concrétisées par le lecteur. Le texte indique donc seulement
les schèmes des images perceptives des objets et c’est au lecteur de les rendre
vivantes grâce à l’imagination. En fait, cette indétermination concerne toutes
les couches, qu’il s’agisse de celle des objets représentés (lorsque par exemple
le texte n’indique pas quelle est la couleur des yeux de tel personnage, quel âge
a tel autre, s’il a des enfants), de celle des significations (par exemple dans le
cas de la polysémie des mots et des expressions), et même de la couche
sonore. C’est le lecteur qui doit achever l’œuvre en se figurant les personnages
et les événements rapportés par le texte, en les rendant concrets grâce à son
imagination, mais aussi en portant attention à la façon dont les quatre strates
interagissent et contribuent à créer la polyphonie harmonieuse de l’œuvre.
Iser s’est inspiré de cette conception d’Ingarden. Mais en même temps il
l’a critiquée. Selon lui, bien que le philosophe polonais se soit libéré de la
conception de l’œuvre comme pure représentation en s’intéressant à la
réception, il n’a cependant pas pensé la concrétisation comme un concept de
communication. La concrétisation se réduit chez Ingarden à l’actualisation
des éléments potentiels et n’est pas conçue comme une interaction entre texte
et lecteur. Par exemple, selon Iser, tant qu’on voit les lieux d’indétermination
comme un manque qui doit être complété (ce qui est la position d’Ingarden),
on les réduit à des stimuli qui nous invitent à compléter le texte, action qui
reste finalement non dynamique car elle ne produit pas de véritable
interaction entre texte et lecteur 30.
C’est à cette interaction, qui concerne la façon dont le lecteur configure
l’œuvre, qu’Iser va s’intéresser, prenant comme point de départ de ses
réflexions un autre aspect de la théorie d’Ingarden. Dans Vom Erkennen des
literarischen Kunstwerks, Ingarden avait en effet montré que le monde du texte
se construit à partir des corrélats intentionnels d’un ensemble de phrases 31
dont le lecteur doit faire un tout. Pour décrire ce phénomène dans le cas des
textes de fiction, Iser développe la théorie du « point de vue voyageur »
(wandernder Blickpunkt). Il part du constat qu’un texte ne peut pas être perçu
instantanément comme une totalité, à la façon dont nous percevons un objet
ou une image, mais uniquement à travers les phases successives de la lecture.
Immergé dans le texte, le lecteur se déplace comme une perspective
mouvante, comme un point de vue mobile à travers celui-ci : il voyage avec le
texte au fur et à mesure qu’il avance dans sa lecture. Le texte en tant que
totalité ne se constitue qu’à travers des actes de synthèse qui ont lieu à chaque
moment de la lecture et qu’Iser décrit comme un jeu de rétention et de
protention, à la manière dont Husserl décrivait le temps :
C’est ainsi que chacun des moments de la lecture est une dialectique de protention et de
rétention : entre un horizon futur vide qui doit être rempli et un horizon déjà fait mais qui ne
cesse de s’estomper, de sorte que grâce au point de vue mobile du lecteur, les deux horizons
internes du texte ne cessent de s’ouvrir pour se fondre l’un dans l’autre 32.

Si la lecture est sans cesse tendue entre protention (attente) et rétention


(mémoire), c’est parce qu’elle est dirigée à la fois en avant et en arrière. D’une
part, le lecteur a sans cesse des attentes concernant ce qui va suivre, attentes
que le texte littéraire, à la différence d’un objet perçu, modifie sans cesse. Or
chaque nouvelle modification de l’attente entraîne également une
modification de nos souvenirs, c’est-à-dire une réinterprétation de ce que nous
avons déjà lu. C’est de cette façon dynamique que le texte se traduit dans la
conscience du lecteur.
Cependant, ce jeu de rétention et de protention n’est pas toujours régulier.
Iser suit ici encore une suggestion d’Ingarden, selon qui la lecture n’est pas un
flux temporel continu : il y a des interruptions, des hiatus, qui empêchent la
bonne continuation de la lecture et interrompent la cohérence du texte (ce
qu’Ingarden appelle des liens qui manquent 33). Cependant, nous avons déjà vu
que, contrairement à Ingarden, Iser ne voit pas les lieux d’indétermination
comme quelque chose qui indique un manque demandant à être complété. Il
les détermine plutôt comme une possibilité d’enchaînement, d’articulation
non-représentée par le texte (ausgesparte Anschliessbarkeit), ce qui montre la
nécessité des schémas textuels de se combiner en un tout cohérent 34.
Comme le point de vue mobile n’est pas situé de manière exclusive dans une perspective
textuelle spécifique, le lieu du lecteur ne peut s’établir qu’à travers la multiplicité des
combinaisons entre perspectives textuelles 35.

C’est le lecteur qui, grâce à son imagination, doit rétablir la cohérence


entre les segments textuels entre lesquels les liens n’apparaissent pas comme
évidents ou sont passés sous silence. Plus il y a de lieux d’indétermination,
plus l’activité imaginative du lecteur devient grande, ce que montre de façon
concluante le roman moderne, en particulier à travers le multiperspectivisme,
qui exige du lecteur qu’il construise une histoire cohérente à partir des
versions différentes des personnages. Iser souligne que, dans le roman
moderne, le rôle qui revient au lecteur est plus grand que dans le roman
classique, dans la mesure où il doit non seulement se figurer l’œuvre mais est
parfois obligé de la configurer, de lui donner forme. Contrairement au roman
classique, le roman moderne déçoit souvent les attentes du lecteur : les textes
modernes effacent les procédés auxquels le lecteur s’attend, les transformant
en lieux d’indétermination (le narrateur n’a plus une fonction d’orientation, le
retrait de l’intrigue prive le lecteur d’une information concernant les
personnages, etc.), ce qui ne fait qu’augmenter la productivité du lecteur. Le
fait que les lieux d’indétermination se déplacent dans le champ est, selon Iser,
la condition principale des transformations affectant le point de vue du
lecteur. Les lieux d’indétermination ne se déplacent pas de leur propre
initiative, mais parallèlement à l’activité constructive du lecteur qui les dirige.
La structure du lieu vide ou du blanc (Leerstelle) devient ainsi la matrice
élémentaire pour l’interaction entre texte et lecteur 36 et donc une modalité
centrale de constitution du texte dans le processus herméneutique de
lecture 37.
Contrairement à Iser, Jauss s’intéresse à la réception publique de l’œuvre.
La théorie de la réception qu’il développe se situe, comme déjà indiqué, dans
la tradition herméneutique gadamérienne. Mais nous verrons que Gadamer
n’est pas d’accord avec la théorie de Jauss, ce qui nous donnera une indication
précieuse sur la différence entre l’orientation en fin de compte philologique de
la théorie de Jauss et la conception proprement herméneutique de l’œuvre
littéraire.
Le projet de Jauss, tel qu’il le formule dans son article célèbre, « L’histoire
de la littérature : un défi à la théorie littéraire 38 », est de rénover l’histoire
littéraire, en dépassant la dichotomie entre l’aspect esthétique et l’aspect
historique. Il illustre cette dichotomie à travers l’opposition entre le marxisme
(approche historique) et le formalisme (approche esthétique). Le marxisme
voit l’œuvre d’art comme un pur reflet de la société donc comme imitation ou
reproduction de la réalité, ignorant ce qui fait le caractère esthétique de la
littérature, à savoir sa fonction de création. Le formalisme met en évidence le
caractère esthétique de la littérature, mais il coupe la littérature de la vie,
ignorant ainsi la dimension culturelle de l’activité littéraire, son interaction
avec d’autres pratiques culturelles et ce qui est l’enjeu même de la littérature,
à savoir son impact sur les lecteurs et donc sa capacité de transformation, de
recréation du monde de la praxis. Jauss veut donc mettre en relation l’histoire
de la littérature avec l’histoire en général sans pour autant les confondre. Afin
de rénover l’histoire littéraire, il ne part plus de la production ou de la
représentation, mais de l’effet produit sur les lecteurs, parce que c’est la
réception qui décide du rang et de l’importance de l’œuvre dans l’histoire et
non pas les circonstances biographiques ou historiques de sa naissance ou sa
place dans l’évolution d’un genre 39 :
Pour rénover l’histoire littéraire, il est nécessaire d’éliminer les préjugés de l’objectivisme
historique et de fonder la traditionnelle esthétique de la production et de la représentation sur une
esthétique de l’effet produit et de la réception. L’historicité de la littérature ne consiste pas dans
un rapport de cohérence établi a posteriori entre des « faits littéraires » mais repose sur
l’expérience que les lecteurs font d’abord des œuvres 40.

Jauss, à la suite de Gadamer, ne voit pas la relation au passé comme une


relation objectiviste, ou comme si le passé était une totalité close à la façon de
l’historicisme : il sait que nous sommes dans l’histoire et c’est pourquoi il part
de l’expérience que les lecteurs font de l’œuvre, depuis sa première réception
et jusqu’au moment actuel.
Pour reconstituer l’histoire des effets d’une œuvre, sa réception, il faut
tout d’abord reconstituer l’horizon d’attente du premier public, « c’est-à-dire le
système de références objectivement formulable » qui résulte selon Jauss de
trois facteurs : l’expérience préalable que le public a du genre dont elle relève,
la forme et la thématique d’œuvres antérieures dont elle présuppose la
connaissance, l’opposition langage poétique / langage pratique, l’opposition
fiction / réalité 41. La notion d’« horizon d’attente » (empruntée à Gadamer) est
mise en rapport avec celle d’« écart esthétique » (notion empruntée aux
formalistes russes qui utilisaient l’expression de « défamiliarisation »). Selon
Jauss, toute œuvre nouvelle au sens fort du terme marque « un écart
esthétique » par rapport à l’horizon d’attente de ses contemporains. D’une
manière générale, une œuvre peut soit confirmer les attentes du public, soit
les infirmer et donc les changer. Les œuvres culinaires correspondent aux
attentes du public, les œuvres nouvelles changent ces attentes, pouvant
entraîner ce que Jauss appelle un « changement d’horizon » (notion
empruntée à Husserl). L’écart esthétique nous permet donc de juger la valeur
esthétique d’une œuvre : plus l’écart est grand, plus l’œuvre a de valeur
esthétique. L’écart peut être mesuré selon Jauss par les réactions du public
— plaisir, étonnement, perplexité — ou par les jugements de la critique
— succès immédiat, rejet ou scandale, approbation d’individus isolés,
compréhension progressive ou retardée. C’est pourquoi, pour pouvoir juger de
la valeur et de l’importance d’une œuvre dans l’histoire, il faut non seulement
reconstituer sa première réception mais toute la chaîne des réceptions jusqu’à
nous. Par là, l’histoire de la réception relève de l’histoire des effets
(Wirkungsgeschichte) décrite par Gadamer. Le rapport œuvre-lecteur a donc
non seulement un aspect esthétique mais aussi un aspect historique. La
médiation entre la première réception d’une œuvre et les réceptions
ultérieures, entre présent et passé est décrite par Jauss comme une « fusion
des horizons », notion qu’il emprunte là encore à Gadamer et qu’il voit sur le
modèle d’un dialogue entre l’œuvre et le public à chaque époque :
La reconstitution de l’horizon d’attente tel qu’il se présentait au moment où jadis une
œuvre a été créée et reçue permet en outre de poser des questions auxquelles l’œuvre
répondait, et de découvrir ainsi comment le lecteur du temps peut l’avoir vue et comprise […].
On fait apparaître clairement la différence herméneutique entre le présent et le passé dans
l’intelligence de l’œuvre, on prend conscience de l’histoire de sa réception, qui rétablit le lien
entre les deux horizons, et l’on remet ainsi en question, comme dogme métaphysique d’une
philologie restée plus ou moins platonicienne, la fausse évidence d’une essence poétique
intemporelle, toujours actuelle, révélée par le texte littéraire, et d’un sens objectif une fois
pour toutes arrêté, immédiatement accessible en tout temps à l’interprète 42.
Jauss se sépare cependant de Gadamer sur un point : sa conception de
l’œuvre classique. On connaît la célèbre définition de celle-ci donnée par
Gadamer (et inspirée de Hegel) :
[…] est classique, en définitive, ce qui se conserve parce que c’est lui-même qu’il signifie
et lui-même qu’il interprète ; ce qui, donc, parle de telle manière qu’il ne se réduit pas à une
simple déclaration sur quelque chose de disparu, ou à un simple témoignage sur quelque
chose qui reste à interpréter ; c’est, au contraire, ce qui à n’importe quel présent dit quelque
chose comme s’il ne le disait qu’à lui. Ce qui s’appelle « classique » n’a pas besoin de
commencer par vaincre la distance historique : cette victoire, il la remporte lui-même en une
médiation constante. Par conséquent, ce qui est « classique » est incontestablement
« intemporel », mais cette intemporalité est une modalité de l’être historique 43.

Lorsqu’il dénonce « la fausse évidence d’une essence intemporelle », Jauss


critique en fait le concept d’œuvre classique de Gadamer. Pour lui les œuvres
classiques ne sont pas intemporelles. D’une part une œuvre n’est pas classique
dès sa création : il faut un certain temps pour qu’elle soit reconnue comme
classique. Le caractère classique d’une œuvre résulte donc d’un « deuxième
changement d’horizon ». D’autre part, selon Jauss les œuvres classiques, une
fois reconnues comme telles, ont tendance à se rapprocher de l’art culinaire,
donc d’un art facilement assimilable et compréhensible, en sorte que, pour
qu’on puisse saisir de nouveau leur caractère artistique, il faut les lire à
rebours de nos habitudes 44.
Selon Gadamer la critique de Jauss est injustifiée parce que
l’intemporalité de l’œuvre classique telle qu’il la conçoit a non seulement un
aspect normatif mais aussi, comme il ressort de la citation ci-dessus, un
aspect historique :
C’est à mon sens se méprendre sur l’illustration de l’historicité de la compréhension que
j’avais présentée, en ayant recours au concept de « classique », que d’y voir la défense d’un
classicisme lié au modèle antique et de la conception vulgaire du platonisme. La vérité est à
l’opposé de cela. L’exemple du « classique » est destiné, dans Vérité et méthode, à montrer
concrètement tout ce qui entre de mobilité historique dans l’intemporalité de ce que l’on
appelle classique (comportant assurément un élément normatif, mais aucune définition de
style), en sorte que la compréhension ne cesse pas de changer et de se renouveler. Ainsi,
l’exemple du classique n’a rien à voir non seulement avec l’idéal de style classique, mais avec
la conception vulgaire du platonisme qui, de toute manière, transforme à mes yeux les
véritables intentions de Platon 45.

Gadamer ne veut donc nullement affirmer qu’une œuvre classique est une
œuvre dont le sens objectif est « une fois pour toutes arrêté » : l’œuvre
classique est celle qui continue à parler, en dépit de la distance temporelle, à
des générations différentes qui l’actualisent chaque fois de façon différente.
Antoine Compagnon relève un autre point. Selon lui l’alternative développée
par Jauss n’en est pas vraiment une :
Pourtant, si Jauss se démarque de Hegel et de Gadamer sur la définition du classique, et
semble donc mettre celui-ci en danger, le critère de valeur alternatif qu’il propose rachète lui
aussi le canon. La négativité elle-même, revendiquée par le chef-d’œuvre moderne, peut,
rétrospectivement, être lue dans les œuvres devenues classiques comme le motif authentique
de leur valeur 46.

Autrement dit, la négativité elle-même fonctionne comme un vecteur de


canonisation, et donc aussi comme quelque chose qu’on peut projeter
rétrospectivement sur les œuvres devenues classiques comme étant la cause
de leur valeur.
L’apport le plus important de l’herméneutique à l’esthétique de la
réception de Jauss réside dans la façon dont il conçoit l’historicité de la
littérature. Sa conception doit beaucoup à la complexification de la
problématique de l’historicité opérée par l’herméneutique et étudiée dans le
chapitre consacré à l’histoire 47. L’historicité de la littérature est considérée par
Jauss sous trois aspects : sous l’angle diachronique, dans son aspect
synchronique et sous l’angle du rapport entre histoire de la littérature et
histoire générale. Dans tous les cas il s’agit de dégager le lieu spécifique de
l’œuvre par rapport à son contexte.
L’œuvre doit tout d’abord être étudiée en diachronie : elle doit être située
dans la série littéraire afin que l’on puisse mesurer son importance et son rang
parmi les autres œuvres. Il ne s’agit pas seulement de la placer dans une série
chronologique et de la voir comme un fait extérieur, à la façon du positivisme,
mais de saisir sa qualité d’événement qui ne se manifeste que dans
l’interaction entre production et réception. Les formalistes russes avaient déjà
mis en évidence cet aspect de l’historicité de la littérature en montrant que la
défamiliarisation était le principe de l’évolution littéraire. L’œuvre nouvelle
était considérée en opposition à d’autres œuvres simultanées ou la précédant.
Selon Jauss, les formalistes russes cependant voyaient l’histoire de la
littérature comme une histoire linéaire marquée par des moments de rupture.
Du même coup, l’évolution de la littérature était considérée comme consistant
en des alternances d’innovation (naissance de formes nouvelles) et d’imitation
(à force d’imitation, les formes nouvelles dégénèrent en stéréotypes). Or, selon
Jauss, l’histoire de la littérature est beaucoup plus complexe et ne se réduit
pas au contraste ancien / nouveau. Cela est dû au fait que, selon lui, la
création et la réception ne sont pas toujours dans une relation de
contemporanéité, mais peuvent aussi être en décalage. Ainsi, la nouveauté
d’une œuvre n’est souvent pas perçue par son public d’origine mais seulement
plus tard. C’est pourquoi Jauss souligne qu’il faut déterminer non seulement
les changements qui se produisent dans la série littéraire, comme le font les
formalistes, mais aussi la continuité qui s’établit entre œuvres, ce qui
nécessite qu’on étudie toute l’histoire de la réception d’une œuvre 48. Une
œuvre peut laisser en suspens des questions auxquelles répondront des
œuvres plus tardives, ou l’apparition d’une poétique nouvelle peut avoir un
effet rétrospectif sur une œuvre ou un courant antérieurs, au sens où elle peut
entraîner leur redécouverte (par exemple le lyrisme hermétique de Mallarmé a
permis la redécouverte de la poésie baroque oubliée 49). Une œuvre considérée
comme importante à une époque donnée peut être complètement oubliée à
une autre époque et puis être redécouverte plus tard, telles la peinture de
Vermeer ou la poésie de Hölderlin. C’est en ce sens que la nouveauté d’une
œuvre n’est pas seulement une catégorie esthétique mais aussi une catégorie
historique.
L’historicité de la littérature doit aussi être étudiée en synchronie, car
lorsqu’on effectue une coupe synchronique dans la diachronie, on s’aperçoit
que ce que nous considérons comme une époque unitaire consiste en réalité
en une multiplicité hétérogène d’œuvres non simultanées 50, puisqu’à tout
moment des œuvres innovantes coexistent avec des œuvres plus
conventionnelles qui ne font que perpétuer la tradition.
Si pertinente que soit la perspective diachronique quand il s’agit d’expliquer les
changements, par exemple dans l’histoire des genres, en fonction de la logique interne de
l’innovation et de la naissance des automatismes, de la question et de la réponse, la
diachronie pure n’atteint pourtant à la véritable dimension de l’histoire que si elle s’affranchit
du strict principe de l’étude morphologique, confronte l’œuvre importante par son influence
historique avec les spécimens conventionnels du genre — ceux que l’histoire n’a pas
retenus — et tient compte aussi du rapport entre la grande œuvre et l’environnement littéraire
où elle n’a pu s’imposer qu’en concurrence avec des œuvres relevant d’autres genres. C’est
précisément aux intersections de la diachronie et de la synchronie que se manifeste
l’historicité de la littérature 51.

On peut certes se demander, avec Antoine Compagnon, si toute l’histoire


littéraire peut avoir pour seul objet l’écart et si Jauss ne transpose pas un
modèle valable surtout pour les œuvres modernes à toute l’histoire de la
littérature 52. Mais ce que Jauss veut surtout montrer (indépendamment de
toute question d’écart), c’est que le temps synchronique lui-même est
diachronique dans la mesure où les œuvres produites au même moment sont
non-simultanées. Nous avons déjà rencontré cette conception chez Kracauer,
Rainer Koselleck ou Hartog dans le chapitre consacré à l’histoire 53.
Jauss insiste aussi sur le fait qu’il faut étudier le rapport entre l’histoire de
la littérature et l’histoire générale. Pour que la coupure entre littérature et
histoire, entre connaissance esthétique et connaissance historique puisse être
abolie, il faut qu’on cesse de voir l’œuvre comme une reproduction ou un
reflet de la réalité sociale, et qu’on mette en évidence sa fonction de création
sociale. Cette fonction « ne se manifeste dans toute l’ampleur de ses possibilités
authentiques que là où l’expérience littéraire du lecteur intervient dans l’horizon
d’attente de sa vie quotidienne, oriente ou modifie sa vision du monde et par
conséquent réagit sur son comportement social 54 ». Ce faisant, Jauss met en
évidence le rôle de la littérature dans la constitution de la réalité sociale, son
impact sur le monde de la praxis, sa fonction communicationnelle
(transmission, création ou rupture de normes). Une œuvre nouvelle change
non seulement l’horizon d’attente de la littérature mais aussi l’horizon
d’attente de la vie 55 : une œuvre littéraire nouvelle peut remettre en question
les idées reçues, les préjugés et nous amener à renouveler notre perception et
vision des choses :
L’horizon d’attente propre à la littérature se distingue de celui de la praxis historique de
la vie en ce que non seulement il conserve la trace des expériences faites, mais encore il
anticipe des possibilités non encore réalisées, il élargit les limites du comportement social en
suscitant des aspirations, des exigences et des buts nouveaux, et ouvre ainsi les voies de
l’expérience à venir 56.

Autrement dit, à la différence de la vie pratique où l’on doit faire une


expérience négative pour entrer en contact avec la réalité, la littérature nous
permet d’expérimenter des modes d’êtres virtuels, des vies possibles. Nous
pouvons ainsi accéder à une expérience nouvelle sans devoir faire l’expérience
d’une déception de nos attentes 57.
Comme indiqué, la position de Jauss doit beaucoup à l’herméneutique de
Gadamer. Il lui emprunte notamment l’idée que la compréhension est
dialogique, puisque, pour lui, comprendre c’est « comprendre quelque chose
en tant que réponse ». Lorsque, dans Pour une herméneutique littéraire, il
développe une herméneutique de la question et de la réponse, il souligne que
ce qui est à reconstituer est « la question à laquelle un texte donné, pris dans
son horizon historique, fournissait la réponse 58 » :
L’herméneutique littéraire connaît ce rapport entre la question et la réponse, de par sa
pratique de l’interprétation, lorsqu’il s’agit de comprendre un texte du passé dans son altérité,
c’est-à-dire : retrouver la question à laquelle il fournit une réponse à l’origine et, partant de là,
reconstruire l’horizon des questions et des attentes vécu à l’époque où l’œuvre intervenait
auprès de ses premiers destinataires 59.
Jauss montre par exemple que le Faust de Johann Spies de 1587 répondait
à la question : « Pourquoi la soif de savoir est-elle coupable, pourquoi conduit-
elle à la perte ? » Or cette question ayant perdu son intérêt à l’époque des
Lumières, Goethe, qui reprend le mythe faustien, doit imaginer une nouvelle
question lorsqu’il reprend le mythe : « La totalité de la nature, qui n’est plus
accessible par les méthodes du savoir, peut-elle être reconquise par la
connaissance jouissante ? » On voit que, pour Jauss, il faut pouvoir
reconstituer la question et la réponse originales pour pouvoir comprendre les
réceptions ultérieures qui ne prennent leur sens qu’à partir de cette situation
d’origine. C’est pourquoi Antoine Compagnon voit dans l’esthétique de la
réception la philologie de la modernité 60, jugeant qu’elle « a permis à la
philologie de sauver les meubles : pourvu qu’on ne négligeât point les
réceptions ultérieures, la première réception était réhabilitée comme
connaissance indispensable à la compréhension de l’œuvre 61 ».
Mais la conception dialogique développée par Jauss montre aussi que, s’il
s’inspire de Gadamer, la manière dont il envisage la compréhension est
différente : il la voit du point de vue d’un lecteur savant, du point de vue de
l’historien de la littérature. Or la démarche de celui-ci est toujours seconde
par rapport à la compréhension primaire qui est celle du lecteur. Comme
Gadamer l’a souligné, ce dernier se demande toujours quel est le sens de
l’œuvre pour lui et non pas pour les premiers récepteurs ou les différentes
générations de récepteurs. Jauss met l’accent sur la reconstitution du
contexte, sur l’horizon du passé, alors que, pour Gadamer, comprendre veut
dire « appliquer », c’est-à-dire se demander quel est le sens de l’œuvre pour le
présent. Ce point a été souligné par Ricœur :
Le primat donné à la compréhension explique qu’à la différence de l’herméneutique
philosophique de Gadamer, l’herméneutique littéraire ne soit pas directement engendrée par
la logique de la question et de la réponse : retrouver la question à laquelle le texte offre une
réponse, reconstruire les attentats des premiers destinataires du texte, afin de restituer au
texte son altérité primitive, ce sont là déjà des démarches de relecture, secondes par rapport à
une compréhension primaire qui laisse le texte développer ses propres attentes 62.

Ce que la conception proprement herméneutique de la littérature a


apporté aux études littéraires c’est d’abord cette insistance sur la dimension
expériencielle de la lecture des œuvres littéraires, c’est-à-dire de ce qui dans la
lecture donne accès à une vérité d’expérience. Cette expérience est certes
toujours historiquement ancrée, mais elle n’en est pas moins toujours aussi
une expérience originaire, au sens où toute lecture est une application et où
toute application est une fusion d’horizons.
LA COMMUNICATION LITTÉRAIRE
SELON PAUL RICŒUR

Nous venons de parcourir successivement trois approches de l’œuvre


littéraire qui toutes les trois privilégient une dimension pour en saisir la
constitution herméneutique : pour l’approche philologique, le sens de l’œuvre
est le sens intentionnel, c’est-à-dire que l’identité herméneutique de l’œuvre se
situe « en amont », dans l’esprit de son auteur ; pour l’approche structuraliste,
le sens de l’œuvre est interne à la structure textuelle ; pour l’approche des
théories de la réception, le sens du texte est le sens que lui donne son lecteur,
soit le lecteur comme sujet psychologique (Iser), soit le lecteur comme sujet
historique (Jauss).
Les trois approches mettent l’accent sur des aspects centraux de la
problématique de l’œuvre. Cela vaut d’abord pour la philologie
intentionnaliste : bien que l’herméneutique philosophique ait beaucoup
polémiqué contre les herméneutiques intentionnalistes de l’œuvre d’art, elle
n’a jamais souscrit à la thèse de la mort de l’auteur. Autrement dit, elle n’a
jamais nié qu’il y avait un lien de dépendance entre l’œuvre et son créateur.
Simplement, selon elle, le sens de l’œuvre ne peut être cherché (et trouvé)
ailleurs que dans l’œuvre elle-même. Pour le dire autrement : le point sur
lequel l’herméneutique philosophique se sépare de la philologie
intentionnaliste ne concerne pas la question de savoir si l’œuvre est ce qu’elle
est parce que l’auteur l’a créée comme il l’a créée, mais la question de savoir
où il faut chercher le sens que l’auteur a créé. Selon l’herméneutique, ce sens
est à chercher dans l’œuvre, car ce que l’auteur a créé c’est l’œuvre. La
signification est donc celle de l’œuvre et elle est présente dans l’œuvre, même
si cette présence n’est que virtuelle tant qu’elle ne s’actualise pas dans
l’interprétation de celui qui s’y expose. Parce qu’elle considère que le sens est
la virtualité herméneutique de l’œuvre en tant qu’actualisée dans une
interprétation, l’approche herméneutique reconnaît aussi l’apport propre de
l’analyse formelle. En fait, dès lors qu’elle soutient que le sens à comprendre
et à interpréter est celui de l’œuvre, la manière dont celle-ci est formée
(gebildet) devient centrale. Nous verrons notamment que, pour Gadamer, la
capacité du texte littéraire à agir par lui-même est directement liée à la façon
dont il est tissé 63. Quant à la proximité entre l’approche herméneutique et les
diverses théories de la réception, elle est encore plus évidente. Comme
l’herméneutique, les théories de la réception voient l’œuvre non pas comme
fermée sur elle-même mais comme ouverte vers le lecteur. Elles tiennent donc
compte non seulement du sens de l’œuvre mais aussi de sa référence. De plus,
elles mettent l’accent non pas sur le lecteur seul mais sur l’interaction entre le
texte et le lecteur.
Le point décisif sur lequel l’herméneutique permet d’aller au-delà des trois
approches est que chacune a isolé un aspect de l’œuvre d’art et l’a « réifié » en
en faisant le lieu de l’œuvre. Pour l’herméneutique, en revanche, le lieu de
l’œuvre se situe à l’entrecroisement des trois moments. Comme je l’ai indiqué
au début de ce chapitre, c’est à Ricœur que nous devons non seulement
l’affirmation la plus forte de cette thèse, mais surtout sa mise en œuvre la plus
ambitieuse et la plus convaincante. En effet aux trois conceptions unilatérales
qui mettent l’accent soit sur l’auteur, soit sur le texte, soit sur le lecteur,
Ricœur oppose une conception de la littérature comme communication qui
relie ces trois instances 64. L’identité même de l’œuvre réside dans ces trois
instances ou plutôt dans leur relation, comme le met en évidence son modèle
des trois mimèsis qui combine trois moments : la préfiguration, la
configuration et la refiguration. L’auteur configure une œuvre à partir d’une
préfiguration fondée sur une précompréhension du monde de l’action et les
lecteurs la refigurent, en la lisant. Ce modèle des trois mimèsis est à la base de
la conception de l’œuvre littéraire développée par Ricœur dans Temps et récit,
La Métaphore vive et dans d’autres études : celle de l’œuvre comme discours et
de la littérature comme forme de communication.
Partons du premier point. Ricœur interprète l’œuvre comme discours et il
y voit « la contrepartie du langage compris comme langue, code ou
système 65 ». S’inspirant des travaux de Benveniste ainsi que de la théorie des
actes du langage (Austin, Searle), il soutient que c’est dans le discours que « le
langage a une référence et un sujet, un monde et une audience 66 » :
Parler, c’est l’acte pour lequel le locuteur surmonte la clôture de l’univers des signes, dans
l’intention de dire quelque chose sur quelque chose à quelqu’un ; parler est l’acte par lequel le
langage se dépasse comme signe vers sa référence et vers son vis-à-vis 67.

Contrairement au structuralisme, il ne voit plus le texte comme une


structure close sur elle-même, autonome, sans auteur, sans lecteur et sans
monde, mais comme « un discours fixé par l’écriture 68 ». Ce qui est mis en
avant n’est pas la texture (comme c’est le cas chez Barthes), mais le fait que le
texte est l’incarnation d’un discours : il est donc vu comme une forme de
communication. En effet, selon Ricœur, tenir un discours suppose que
quelqu’un parle à quelqu’un d’autre pour lui « dire quelque chose sur quelque
chose » : Ricœur prend en compte à la fois l’auteur qui écrit l’œuvre, le lecteur
qui reçoit l’œuvre, tout comme le sens du texte (« dire quelque chose ») et sa
référence, à savoir ce qui est visé par le sens (« sur quelque chose »).
À la clôture du texte vu comme structure, Ricœur oppose donc l’ouverture
du texte saisi comme discours. Cette ouverture est une ouverture sur le monde
et sur le lecteur. Ricœur s’intéresse donc en premier lieu à ce que le texte nous
dit sur le monde. Il déplace l’accent du texte vers le monde du texte qui n’est
autre chose que le monde auquel le texte réfère, en le configurant. Cette
ouverture sur le monde et le lecteur vient prendre la place à la fois du modèle
de l’interprétation intentionnaliste (psychologique) et de l’interprétation
structurale (purement interne) 69. Ricœur se demande ainsi sur quoi
l’interprétation doit porter « si nous ne pouvons plus définir l’herméneutique
par la recherche d’un autrui et de ses intentions psychologiques qui se
dissimulent derrière le texte, et si nous ne voulons pas réduire l’interprétation
au démontage des structures 70 ». La réponse à cette question est
qu’« interpréter, c’est expliciter la sorte d’être-au-monde déployé devant le
texte 71 ». Si Ricœur souligne ici que l’interprétation doit porter sur le monde
du texte qui se déploie devant l’œuvre et que le lecteur se comprend devant le
texte, c’est pour opposer sa conception à la fois à la conception
intentionnaliste qui cherche l’intention de l’auteur, laquelle se cache selon lui
derrière le texte, et à la conception structuraliste qui cherche le sens dans
l’immanence du texte.
Ce qui est en effet à interpréter dans un texte, c’est une proposition de monde, d’un
monde tel que je puisse l’habiter pour y projeter un de mes possibles les plus propres. C’est ce
que j’appelle le monde du texte, le monde propre à ce texte unique 72.

L’œuvre littéraire est toujours la projection d’un univers. Cela est évident
dans le cas du récit : il y a un espace, un temps, des personnages qui évoluent,
qui entrent en relation les uns avec les autres. Mais la même chose vaut pour
la poésie : tout poème configure un univers sensible et symbolique, un
paysage mental. Chaque œuvre crée par ailleurs une certaine atmosphère : par
exemple l’univers projeté peut être un univers féérique (dans le cas d’un
conte), un univers fantastique, etc. Enfin, l’œuvre véhicule toujours des
valeurs philosophiques, morales, elle crée une certaine disposition chez le
lecteur. L’univers configuré par l’œuvre est en fait un univers possible, ce qui
rapproche la théorie de Ricœur de la conception de Thomas Pavel dans
Univers de la fiction 73. Selon Ricœur, « par la fiction, par la poésie, de
nouvelles possibilités d’être-au-monde sont ouvertes dans la réalité
quotidienne » car « fiction et poésie visent l’être, non plus sous la modalité de
l’être-donné, mais sous la modalité du pouvoir-être 74 ». En prenant comme
point de départ des cadres différents, l’herméneutique heideggérienne pour
Ricœur, la sémantique logique pour Pavel, les deux auteurs critiquent le
modèle structuraliste qui enferme le texte sur lui-même et ne tient pas compte
de sa référence 75.
Pour autant, Ricœur ne rejette pas l’analyse structurale. Si, selon lui,
l’herméneutique est « l’art de discerner le discours dans l’œuvre », il ajoute
aussitôt que « ce discours n’est pas donné ailleurs que dans et par les
structures de l’œuvre 76 ». Il rejoint ici Gadamer dans la mise en avant du texte
comme lieu du sens. L’œuvre possède une composition, un style, il appartient
à un genre, etc., autant de choses dont il faut tenir compte lorsque nous
interprétons les textes littéraires. L’interprétation doit certes porter sur ce
dont parle l’œuvre, mais elle ne peut atteindre ce « quoi » qu’en passant par le
comment, donc par la façon dont elle en parle. D’où l’importance pour
l’interprétation du passage par une phase explicative, et notamment d’analyse
structurale qui devient ainsi pour Ricœur un instrument, un outil, qui permet
d’accéder au sens. Cet appel à l’explication répond aussi à la nécessité de
dépsychologiser la compréhension. Grâce à l’analyse structurale, nous
comprenons que ce qui est à interpréter n’est pas l’intention de l’auteur mais
la signification textuellement incarnée. Le passage par l’explication, qui met le
sens à distance, permet de passer d’une interprétation en surface à une
interprétation en profondeur, d’une interprétation subjective, vue comme un
« acte sur le texte », à une interprétation objective, vue comme un « acte du
texte 77 ».
Dans la conception de Ricœur, explication et compréhension,
épistémologie et ontologie sont compatibles. Elles ne s’excluent pas mais sont
situées « sur un unique arc herméneutique 78 » car « expliquer, c’est dégager la
structure, c’est-à-dire les relations internes de dépendance qui constituent la
statique du texte ; interpréter, c’est prendre le chemin de pensée ouvert par le
texte, se mettre en route vers l’orient du texte 79 ». Dans cette vision, « une
œuvre peut être à la fois close sur elle-même quant à sa structure et ouverte
sur un monde, à la façon d’une “fenêtre” qui découpe la perspective fuyante
d’un paysage offert 80 ». D’un côté il y a le texte comme structure, de l’autre
l’interprétation du lecteur. L’explication tient donc de ce que Ricœur appelle
la statique du texte, l’interprétation de sa dynamique. Pour comprendre
comment Ricœur intègre la dimension explicative dans l’« arc
herméneutique », on peut prendre l’exemple de son usage du modèle
narratologique. Dans Temps et récit II, il ajoute aux catégories narratologiques
de Genette qui sont immanentes au texte (à savoir l’énonciation à laquelle
correspond le temps du raconter et l’énoncé auquel correspond le temps
raconté), une troisième catégorie, celle de « monde du texte » à laquelle
correspond une expérience fictive du temps 81. Il veut ainsi souligner que ce
qui est configuré dans l’œuvre est toujours refiguré grâce à l’acte de lecture
qui fait le lien entre le monde de l’œuvre et le monde du lecteur.
Le point d’aboutissement de la communication littéraire se trouve donc
dans l’acte de lecture. Celui-ci occupe une place stratégique dans la théorie de
Ricœur. Il distingue trois moments, auxquels correspondent trois disciplines
différentes : la stratégie de l’auteur dirigée vers le lecteur à qui il veut
communiquer une vision du monde (objet de la rhétorique de la
fiction développée par Wayne Booth), la réalisation de cette stratégie dans le
texte (objet de la poétique) et la réponse du lecteur individuel (la
phénoménologie de la lecture d’Iser) ou du lecteur vu comme collectivité
(l’esthétique de la réception de Jauss) 82. Nous retrouvons ainsi les trois
approches analysées au début de ce chapitre mais intégrées dans un modèle
dans lequel elles interagissent : le sens naît d’une relation entre l’auteur,
l’œuvre dans sa matérialité formelle et sa réception. Le modèle de Ricœur est
une synthèse de ces trois démarches orientées vers un aspect ou l’autre du
texte littéraire : de la rhétorique qui est orientée vers l’auteur impliqué, de la
poétique qui est orientée vers le texte, de la phénoménologie de la lecture et de
l’esthétique de la réception qui sont orientées vers le lecteur. Ces trois modèles
sont intégrés par lui dans l’élaboration de son propre concept de refiguration.
Son modèle se veut ainsi un dépassement des autres modèles, qu’il interprète
dans une perspective herméneutique, mobilisant notamment les notions de
fusion d’horizons et d’application de Gadamer.
Ricœur s’intéresse donc d’abord à la stratégie de l’auteur qui crée une
œuvre à travers laquelle il veut communiquer au lecteur une certaine vision
des choses. S’il pense qu’il faut tenir compte de l’auteur, c’est parce que le
lecteur qui lit le texte perçoit toujours une intentionnalité à l’œuvre dans le
texte, un projet de l’auteur. Ricœur se sert ici surtout de la rhétorique de la
fiction de Wayne Booth, parce qu’« elle met l’accent, non sur le processus
présumé de création de l’œuvre, mais sur les techniques par lesquelles une
œuvre se rend communicable 83 ». Ces techniques, on peut les trouver dans
l’œuvre elle-même 84 : d’abord l’auteur impliqué, qui correspond à l’image de
l’auteur créé par le texte et qu’il ne faut pas confondre avec l’auteur réel ;
ensuite, la voix narrative ou le narrateur, qui est « la projection fictive de
l’auteur réel dans le texte lui-même 85 » ; enfin, le style. La notion d’auteur
impliqué relève de la problématique de la communication dans la mesure où
elle est liée à une rhétorique de la persuasion 86 : selon Wayne Booth l’auteur
impliqué « s’efforce, consciemment ou inconsciemment, d’imposer son monde
fictif à son lecteur 87 ». Cet auteur impliqué a tendance à s’effacer en devenant
narrateur, voix narrative. Contrairement au point de vue qui relève de la
problématique intratextuelle de la composition, la voix narrative appartient à
la dimension communicationnelle de l’œuvre parce que c’est elle qui
communique le monde du texte au lecteur, se situant ainsi « au point de
transition entre configuration et refiguration 88 ».
La figure de l’auteur impliqué projette ainsi toujours aussi une figure du
lecteur, qui lui-même est un lecteur impliqué. D’où la necessité d’une
rhétorique de la lecture que Ricœur trouve surtout chez Michel Charles, qui
s’intéresse non pas au lecteur réel mais au lecteur tel qu’il est construit « dans
et par le texte 89 ». La question centrale qui intéresse ici Ricœur est de savoir si
le lecteur impliqué tel qu’il se matérialise dans le texte est la contrepartie
exacte de la notion d’auteur impliqué. Tout en envisageant l’idée d’une
symétrie entre les deux, il finit par la refuser. La raison qu’il invoque fait
ressortir clairement ce qui différencie sa conception communicationnelle de
la littérature d’une conception textuelle « pure » :
À première vue, une symétrie semble s’établir entre auteur impliqué et lecteur impliqué,
chacun ayant ses marques dans le texte. Par lecteur impliqué, il faut alors entendre le rôle
assigné au lecteur réel par les instructions du texte. Auteur impliqué et lecteur impliqué
deviennent ainsi des catégories littéraires compatibles avec l’autonomie sémantique du texte.
En tant que construits dans le texte, ils sont l’un et l’autre les corrélats fictionnalisés d’êtres
réels : l’auteur impliqué s’identifie au style singulier de l’œuvre, le lecteur impliqué au
destinataire auquel s’adresse le destinateur de l’œuvre. Mais la symétrie s’avère finalement
trompeuse. D’une part, l’auteur impliqué est un déguisement de l’auteur réel, lequel disparaît
en se faisant narrateur immanent à l’œuvre — voix narrative. En revanche, le lecteur réel est
une concrétisation du lecteur impliqué, visé par la stratégie de persuasion du narrateur ; par
rapport à lui, le lecteur impliqué reste virtuel tant qu’il n’est pas actualisé. Ainsi, tandis que
l’auteur réel s’efface dans l’auteur impliqué, le lecteur impliqué prend corps dans le lecteur
réel 90.

Selon Ricœur la contrepartie de l’auteur impliqué n’est pas le lecteur


impliqué mais le lecteur réel, car c’est celui-ci qui refigure l’œuvre. Il
s’intéresse donc à la littérature comme fait de communication, et plus
précisément comme communication asymétrique 91, puisque l’auteur réel y
disparaît à la faveur d’un auteur impliqué, alors que le lecteur impliqué ne
prend figure que dans un lecteur réel. Cela amène Ricœur à se tourner vers la
phénoménologie de la lecture d’Iser et vers l’esthétique de la réception de
Jauss qui toutes les deux ont mis en évidence le rôle du lecteur réel dans la
configuration de l’œuvre, en mettant l’accent plus précisément sur sa réponse
aux stratagèmes de l’auteur impliqué, un aspect négligé par la rhétorique de la
fiction de Booth. Ricœur s’intéresse ici tout spécialement à la situation
communicationnelle créée par le roman moderne qui exige un lecteur
différent de celui du roman classique : « un lecteur qui répond 92 », un lecteur
« soupçonneux 93 », qui doit réfléchir, puisque d’« un voyage confiant fait en
compagnie d’un narrateur digne de confiance » la lecture se transforme en
« un combat avec l’auteur impliqué 94 ».
Cependant, comme indiqué, le modèle de Ricœur se voit aussi comme un
dépassement du modèle de l’esthétique de la réception. Ce qui l’intéresse dans
le fait de lecture c’est qu’elle est le lieu où l’ontologie de l’œuvre s’accomplit.
En effet, le statut ontologique propre de l’œuvre littéraire réside dans le fait
qu’elle est toujours déploiement d’un monde. Cette perspective ontologique
réintroduit la question de la référence, absente comme telle dans les
esthétiques de la réception, mais centrale chez Ricœur parce que, ce qui
l’intéresse, c’est l’efficace propre des œuvres d’art. Certes, cette ontologie de
l’œuvre prend appui sur l’esthétique de la réception, car « sans lecteur qui
l’accompagne, il n’y a point d’acte configurant à l’œuvre dans le texte ; et sans
lecteur qui se l’approprie, il n’y a point de monde déployé devant le texte 95 ».
C’est pourquoi Ricœur souligne que « toute référence est co-référence,
référence dialogique ou dialogale 96 ». En désignant par mimèsis III
l’intersection du monde du texte avec le monde du lecteur, il vise à mettre en
relation la communicabilité de l’œuvre telle qu’elle est étudiée par les théories
de la réception avec sa référence : la référence est recréée grâce à la lecture
qui marque le passage de la configuration (mimèsis II) à la refiguration
(mimèsis III). Ricœur décrit la situation encore d’une autre manière, vue du
point de vue du monde du texte : ce monde est une « transcendance dans
l’immanence 97 », ce qui veut dire qu’il est « en excès par rapport à la structure,
en attente de lecture 98 ». On retrouve ici un écho de la problématique de la
concrétisation d’Ingarden.
Pour comprendre pourquoi l’« aptitude à communiquer et [la] capacité de
référence doivent être posées simultanément 99 », il faut rappeler que Ricœur
définit la littérature comme un discours. Or, dans toute situation discursive,
par exemple lorsque je parle à quelqu’un d’autre, il s’agit toujours de
communiquer quelque chose sur quelque chose (sur le monde) à mon
interlocuteur, et du même coup de partager une expérience avec lui :
L’événement complet, c’est non seulement que quelqu’un prenne la parole et s’adresse à
un interlocuteur, c’est aussi qu’il ambitionne de porter au langage et de partager avec autrui
une expérience nouvelle. C’est cette expérience qui, à son tour, a le monde pour horizon.
Référence et horizon sont corrélatifs comme le sont la forme et le fond 100.

De la même façon, les œuvres littéraires elles aussi portent au langage une
expérience : elles nous disent quelque chose sur notre monde. La littérature
parle de la vie, de la mort, de l’amour, elle met en scène la relation du moi
avec l’autre, avec lui-même, la relation de l’homme au sacré, au temps, au
rêve… Elle véhicule des valeurs sociales, morales, philosophiques, religieuses,
que nous ne pouvons comprendre qu’en les confrontant avec l’arrière-plan de
notre expérience, donc par rapport à notre monde et nos propres valeurs.
C’est la raison pour laquelle l’herméneutique de Ricœur met l’accent sur
l’expérience fictive du lecteur : lorsque nous interprétons un texte, nous ne
simulons pas le processus créateur de l’auteur, mais l’expérience des
personnages fictionnels ou le point de vue du narrateur en nous immergeant
dans l’univers fictionnel. Mais si le lecteur accepte la règle de la willing
suspension of disbelief et se laisse entraîner dans le jeu de make-believe de la
fiction, ce n’est pas pour s’y perdre : il est toujours de nouveau ramené à son
monde. En introduisant le lecteur, Ricœur ne veut donc pas substituer à la
subjectivité de l’auteur une autre subjectivité, celle du lecteur : au contraire, à
travers son entrée dans l’univers fictionnel, le lecteur se distancie de lui-
même. Le texte littéraire fonctionne donc comme une médiation qui, en nous
mettant à distance de nous-mêmes, peut nous amener à une meilleure
compréhension de nous-mêmes, et du même coup à nous transformer.
Bien qu’il considère la littérature comme une forme de discours, Ricœur
n’en insiste pas moins sur sa spécificité par rapport aux autres formes de
communication verbale. Afin de montrer la façon dont il conçoit cette
spécificité de la communication littéraire, on peut partir du modèle de la
communication verbale proposé par Jakobson dans « Linguistique et
poétique 101 ». Jakobson décrit la communication verbale comme une
transmission d’information : un destinateur envoie un message à un
destinataire. La communication requiert, outre ces trois éléments, un contexte
(référent) auquel le message renvoie, un code commun au destinateur et au
destinataire, et un contact (canal physique et connexion psychologique). À ces
six facteurs correspondent six fonctions : au destinateur correspond la
fonction émotive qui exprime de façon directe l’attitude du sujet à l’égard de
ce dont il parle 102 ; au destinataire correspond la fonction conative ; au
contact, la fonction phatique ; au code, la fonction métalinguistique ; au
contexte, la fonction référentielle et au message comme forme ou incarnation,
la fonction poétique, qui met en évidence l’autoréférentialité de l’art du
langage 103. Ce modèle informationnel de la communication vient à l’origine de
la cybernétique de Norbert Wiener et de ses élèves Shannon et Weaver qui,
pour reprendre les termes d’Yves Winkin, ont élaboré « une vision
télégraphique de la communication 104 ». Or, pour Ricœur, un tel modèle ne
peut pas être appliqué à l’œuvre littéraire, car la communication littéraire
n’est pas une simple transmission d’information. Tout d’abord, la
communication littéraire est une communication indirecte. Le créateur d’une
œuvre littéraire ne transmet pas quelque chose à un destinataire de façon
directe. Une œuvre littéraire est le résultat d’une création qui consiste en un
processus complexe d’élaboration et de réélaboration. Ainsi, la création
littéraire produit souvent un dédoublement énonciatif : l’auteur se dédouble
en se transformant en un narrateur ou en un je lyrique, ce qui opacifie la
relation entre l’émetteur et le message. Cet aspect a été souligné par Thomas
Pavel à propos de la fiction :
[…] pour montrer que l’image cartésienne d’un locuteur bien individué et qui contrôle
parfaitement l’émission de sa voix ne s’accorde guère avec la production de la fiction
littéraire, il suffit de se rappeler combien sont compliqués et fuyants les jeux de la voix dans le
discours littéraire. Qu’il s’agisse de l’écrivain comme individu, de la voix de l’auteur, du
narrateur digne ou non de confiance, des voix des personnages, distinctes l’une de l’autre ou,
au contraire, plus ou moins amalgamées, la variété de ces possibilités rend vaine toute
tentative d’attribuer au discours de fiction un point d’origine bien marqué 105.

Au retrait de la fonction du locuteur du côté de la création correspond du


côté de la réception une indétermination du destinataire : une œuvre littéraire
n’est pas un message qui est énoncé et transmis vers un destinataire précis,
comme une lettre par exemple, elle est ouverte à « un auditoire illimité et
indéterminé 106 ».
Par ailleurs, la plupart des œuvres littéraires sont des textes écrits. Or la
communication écrite se distingue de la communication orale par le fait
qu’elle n’est pas synchrone : le processus d’énonciation et le processus de
réception sont en décalage l’un par rapport à l’autre. Du même coup, le texte
écrit devient autonome par rapport à son auteur. Celui-ci n’est pas présent au
moment de la lecture et on ne peut pas lui demander ce qu’il voulait dire
quand il a écrit le texte. On ne peut donc pas avoir accès directement à son
intention. Certes nous avons parfois accès à des documents qui peuvent nous
aider à la reconstitution du sens. Mais même dans ce cas, ces documents ne
peuvent pas se substituer au sens du texte, car ce que l’auteur a communiqué,
ce n’est pas son intention préalable mais ce qui est dit par le texte. Pour le dire
autrement : la communication littéraire est asymétrique car le lecteur n’est
pas invité à remonter au-delà du texte, au-delà de l’auteur impliqué vers le
créateur réel qu’est l’auteur.
Parallèlement, le statut écrit de l’œuvre renforce le caractère indéterminé
et potentiellement illimité de son auditoire. Grâce à l’écriture, le sens du texte
se décontextualise et se recontextualise dans des situations différentes. Entre
le texte et le lecteur il y a toujours un vide, un écart (temporel), une distance
qui, comme l’a souligné Gadamer, ne peut jamais être complètement comblée.
C’est pourquoi l’interprétation doit se tenir dans cet espace de l’entre-deux
qu’est l’espace du dialogue. Interpréter une œuvre ce n’est pas la décoder, c’est
entrer en dialogue avec elle. C’est donc une illusion de vouloir se mettre dans
la peau de l’auteur ou dans celle des premiers lecteurs, de vouloir comprendre
« la même chose » qu’eux. Nous comprenons ce que le texte nous dit à nous
dans notre situation d’aujourd’hui : nous réactualisons sans cesse le sens du
texte par rapport à notre propre présent.
Enfin, la spécificité de l’œuvre littéraire par rapport au discours banal
tient au fait que dans son cas la référence est, comme le souligne Ricœur,
indirecte, « métaphorique 107 ». On sait que la critique américaine et
européenne, partant du modèle de Jakobson et plus précisément du fait que
celui-ci avait mis l’accent sur la fonction poétique du langage et donc sur
l’autoréférentialité du message, a été amenée à soutenir que le texte poétique
n’a pas de référence 108. Ricœur rappelle que, dans ce même texte, Jakobson
affirme très clairement que « la suprématie de la fonction poétique sur la
fonction référentielle n’oblitère pas la référence (la dénotation), mais la rend
ambiguë 109 ». Il lui emprunte l’idée d’une « référence dédoublée 110 », pour
montrer que, dans une œuvre littéraire, la référence existe bien. Pour Ricœur,
« l’abolition d’une référence de premier rang, abolition opérée par la fiction et
la poésie, est la condition de possibilité pour que soit libérée une référence de
second rang, qui atteint le monde non plus seulement au niveau des objets
manipulables, mais au niveau que Husserl désignait par l’expression de
Lebenswelt et Heidegger par celle d’être-au-monde 111 ». Ou, comme il le dit
encore, « l’effacement de la référence descriptive 112 » est « la condition
négative pour que soit libéré un pouvoir plus radical de référence à des
aspects de notre être-au-monde qui ne peuvent être dits de manière
directe 113 ». En partant de la compréhension comme manière d’être
(Heidegger), Ricœur veut souligner que la compréhension et l’interprétation
des œuvres littéraires ne peuvent pas être réduites à la compréhension d’un
autrui mais qu’elles mènent au contraire à une meilleure compréhension de
soi-même. Ainsi, selon Ricœur, « le langage littéraire paraît capable
d’augmenter la puissance de découvrir et de transformer la réalité — et
surtout la réalité humaine — à la mesure de son éloignement de la fonction
descriptive du langage ordinaire de la conversation 114 ».
INTENTIONNALISME
ET ANTI-INTENTIONNALISME

Nous avons vu à plusieurs reprises que la conception herméneutique de


l’interprétation littéraire se méfie du recours à l’intention de l’auteur. Du
même coup, elle est partie prenante du débat récurrent dans le champ de la
littérature entre intentionnalisme et anti-intentionnalisme. Les
intentionnalistes soutiennent que le sens des textes coïncide avec l’intention
de l’auteur, qu’interpréter un texte c’est chercher ce que l’auteur voulait dire.
Selon les anti-intentionnalistes, l’interprétation doit porter sur ce que dit le
texte et non pas essayer de remonter à l’intention de l’auteur puisqu’on n’a pas
accès à celle-ci autrement que par l’intermédiaire du texte. Si on les prend en
un sens plus large, on pourrait reformuler ces deux positions à la façon
d’Eco 115 ou de Compagnon 116, en disant que, pour les intentionnalistes, le sens
du texte doit être déterminé par rapport à son contexte d’origine, alors que,
pour les anti-intentionnalistes, il doit être déterminé par rapport au contexte
contemporain du lecteur. Une dernière option est de soutenir tout simplement
que le sens du texte coïncide avec l’intention du lecteur. La conception de
Stanley Fish représente bien cette troisième option, selon laquelle le texte lui-
même n’est pas en position autonome d’intentionnalité. On peut distinguer
ainsi avec Eco entre l’intention de l’auteur (intentio auctoris), l’intention du
texte (intentio operis) et l’intention du lecteur (intentio lectoris) 117. On
comptera ici parmi les anti-intentionnalistes à la fois ceux qui logent
l’intention dans le texte et ceux pour qui le sens du texte doit être ramené à
l’intention du lecteur. Il existe cependant une différence entre les deux : alors
que les premiers reconnaissent qu’il y a des critères de validation de
l’interprétation (l’interprétation obéit à la contrainte du texte lui-même), les
seconds pensent que ce qu’un texte signifie est ce qu’il signifie pour son
lecteur. Ajoutons que, parmi les intentionnalistes, il y a ceux qui pensent qu’il
faut chercher l’intention de l’auteur en amont du texte, qu’il faut revivre le
processus de création tel qu’il a été vécu par l’auteur, et ceux qui, comme les
philologues, pensent que, pour retrouver l’intention de l’auteur, il faut étudier
son inscription dans le texte. Cette dernière position est à mi-chemin entre la
position intentionnaliste « subjectiviste » et la position textualiste.
La forme « classique » du débat entre intentionnalistes et anti-
intentionnalistes dans le domaine des études littéraires est bien représentée
par la polémique entre Wimsatt et Beardsley d’un côté, l’intentionnalisme
philologique de Hirsch de l’autre. Dans « The Intentional Fallacy » (L’Illusion
de l’intention), Wimsatt et Beardsley, représentants du New Criticism,
dénoncent ce qu’ils appellent l’illusion de l’intention qui est pour eux une
illusion romantique, liée à la mise en avant de la fonction expressive du
langage. Selon eux, l’intention de l’auteur ne peut pas fonctionner comme une
norme permettant de valider l’interprétation :
Un poème ne vient pas à l’existence par accident. Les mots d’un poème […] sortent d’une
tête, non d’un chapeau. Pourtant, insister sur l’intellect qui a conçu le dessein comme sur une
cause d’un poème, ce n’est pas concéder au dessein ou à l’intention le statut de norme par
rapport à laquelle le critique a à juger de la valeur et de la performance du poète 118.

Certes, même Wimsatt et Beardsley acceptent le fait que c’est bien l’auteur
qui a écrit le texte. Mais ils voient la relation auteur-texte comme une relation
purement causale : l’auteur est la cause matérielle du texte. Notons que si l’on
pense que l’auteur est uniquement la cause matérielle du texte (et non pas la
cause intentionnelle), on ne peut pas faire la différence entre auteur, éditeur,
correcteur, imprimeur, libraire, donc les différents éléments de la chaîne
d’acteurs qui interviennent dans la fabrication du texte. Le lien privilégié entre
le texte et la personne qui l’a écrite est donc en fait nié par cette explication
purement causale. Cette conception causale s’oppose à la conception
intentionnaliste défendue par Hirsch pour qui l’intention de l’auteur est « la
seule norme pratique pour une discipline cognitive de l’interprétation 119 ».
Hirsch a explicitement critiqué la position de Wimsatt et Beardsley, mais
aussi celle de Gadamer, parce que, selon lui, au lieu de s’intéresser au contexte
d’origine de l’œuvre, tous ces auteurs s’intéressent à l’actualisation du texte
par les lecteurs 120. Selon Hirsch, le but de l’interprétation est de reconstituer
l’intention de l’auteur, donc de déterminer ce que l’auteur a voulu dire. Dans
cette vision, le texte a un seul sens, et ce sens coïncide avec l’intention de
l’auteur.
Il faut préciser que le débat ne se limite pas au cadre de la littérature mais
se pose pour l’art en général. Dans le cadre de l’esthétique analytique, on peut
ainsi opposer les intentionnalistes comme Danto ou Wollheim aux anti-
intentionnalistes comme Nelson Goodman. Selon Danto, par exemple, « la
plupart des œuvres sont des objets qui sont introduits dans le monde avec
l’intention qu’ils soient des œuvres d’art 121 ». À la différence de simples objets,
les œuvres d’art ont une structure intentionnelle, ils sont « à propos de
quelque chose », justement parce qu’ils ont été créés par l’artiste avec cette
intention. Un des exemples que donne Danto est celui de la pelle à neige ou du
porte-bouteilles de Duchamp. Si une pelle à neige ordinaire peut fonctionner
comme une œuvre d’art, c’est parce qu’elle se conforme à l’intention de
Duchamp qui a eu l’idée de la conceptualiser comme œuvre. L’interprétation
du spectateur doit se conformer à l’interprétation de l’artiste, sinon elle
identifie faussement l’objet. Comme l’a souligné Danto, « l’interprétation
correcte de l’objet-comme-œuvre d’art est celle qui coïncide au plus près avec
l’interprétation de l’artiste lui-même 122 ». Le recours à l’intention de l’artiste
lue ici comme interprétation (plutôt que comme vouloir faire) est dans ce cas
le garant qu’on « voit » l’œuvre en accord avec ce qu’elle est, puisque ce qu’elle
est réside non pas dans l’objet mais dans l’intention de l’artiste.
Un des défenseurs les plus célèbres de la position anti-intentionnaliste
dans le domaine de la théorie de l’art a été Nelson Goodman qui soutenait
que, pour comprendre une œuvre d’art, il faut la lire comme « symbole »
appartenant à un système symbolique. Il note ainsi à propos de sa théorie du
style : « Contrairement aux autres définitions stylistiques, la nôtre n’est pas
fondée sur les intentions de l’artiste 123. » Il défend la même conception à
propos de ce qui fait d’un objet une œuvre d’art : ce qui compte ce n’est pas
l’existence d’une intention spécifique, mais le fait que l’objet « fonctionne
comme symbole d’une certaine manière 124 ». Ainsi, à la fois l’interprétation
des caractéristiques individuelles de telle ou telle œuvre (par exemple ses
caractéristiques stylistiques) et la compréhension d’un objet comme œuvre
d’art dépendent uniquement de leur inscription dans le système symbolique
adéquat.
Dans le cadre post-structuraliste et post-herméneutique, le débat entre
intentionnalistes et anti-intentionnalistes s’est radicalisé, puisque c’est le
langage lui-même qui a été au centre des discussions. Le débat entre John
Searle et Jacques Derrida en est l’expression la plus connue. La discussion fut
déclenchée par « Signature. Événement. Contexte », un article dans lequel
Derrida critiquait le parti pris intentionnaliste d’Austin dans sa définition des
performatifs 125. Selon Derrida, Austin s’est intéressé uniquement aux cas où la
source d’énonciation est évidente et a exclu les cas plus complexes, comme la
citationnalité : toute énonciation performative peut être citée (par exemple sur
une scène, dans un poème) et du même coup perd son lien avec l’intention
d’origine. Derrida estime que si Austin avait pris en compte les « usages
parasitaires », parmi lesquels l’usage des performatifs dans les fictions, il
aurait vu que l’intention n’est plus pertinente : « L’intention qui anime
l’énonciation ne sera jamais de part en part présente à elle-même et à son
contenu 126. » Contre Austin, Derrida défend un anti-intentionnalisme radical :
ce qui vaut pour l’écriture, à savoir le fait qu’elle est coupée de la conscience
énonciatrice, vaut aussi pour le langage oral. Ce qu’il appelle l’itérabilité, c’est-
à-dire la possibilité pour tout énoncé d’être cité ou répété en dehors de son
contexte d’origine, rend tout énoncé irréductible à l’intention de son
énonciateur 127. Les différences entre écriture et oralité sont donc gommées : la
langue en tant que telle est écriture, c’est-à-dire inscription irréductible à
toute intention énonciatrice.
Searle, qui avait étudié auprès d’Austin, répondit à Derrida dans Pour
réitérer les différences. Réponse à Derrida. Selon lui, l’interprétation de Derrida
repose sur un certain nombre de confusions. Ainsi, si Austin n’a pas pris en
compte les cas de citationnalité, c’est tout simplement parce que « si l’on veut
savoir ce que c’est que faire une promesse ou une affirmation, il vaut mieux
ne pas commencer par examiner les promesses faites par des acteurs sur scène
ou au cours d’une pièce de théâtre ou les affirmations faites dans un roman
par le romancier sur les personnages du roman 128 ». Par ailleurs, selon
l’auteur américain, l’itérabilité ou la citationnalité ne sont pas responsables de
l’autonomisation d’un texte par rapport à son auteur. Si le texte écrit se coupe
de son producteur, ce n’est pas en raison de sa citationnalité, mais en raison
de sa permanence. L’itérabilité, quant à elle, est un trait de tout langage et ne
démontre nullement que l’intention n’est pas pertinente. Au contraire,
l’itérabilité est un facilitateur de l’ancrage intentionnaliste des actes de
langage :
Un des leitmotive de tout le commentaire de Derrida est l’idée que, […] l’itérabilité des
formes linguistiques […] milite contre l’idée que l’intention soit au cœur du sens et de la
communication, jusqu’à soutenir que comprendre l’itération montrera « l’absence essentielle
de l’intention à l’actualité de l’énoncé ». Mais même si tout ce qu’il dit de l’itérabilité était vrai,
cela ne suffirait pas à le prouver. Je conclurai d’ailleurs cette analyse en défendant la thèse
converse : l’itérabilité des formes linguistiques facilite et constitue une condition nécessaire
des formes particulières d’intentionnalité qui sont caractéristiques des actes de langage 129.
Quel parti l’herméneutique prend-elle dans ce débat ? Nous avons vu que,
de l’herméneutique romantique de Schleiermacher à Heidegger, Gadamer et
Ricœur, en passant par Dilthey, l’accent s’est déplacé d’une position
intentionnaliste et psychologique vers une position antipsychologiste (le sens
du texte ne se réduit pas à l’intention de l’auteur comprise au sens
psychologique), selon laquelle l’interprétation doit partir des choses elles-
mêmes, c’est-à-dire, dans le cas de la littérature, du texte lui-même. Nous
avons vu aussi que l’herméneutique philosophique critique l’idée selon
laquelle la compréhension ou l’interprétation du texte consisterait en un acte
de cogénialité par lequel le lecteur ne ferait que revivre le processus de
création de l’auteur. Cela a été rappelé notamment par Paul Ricœur, contre
Schleiermacher et Dilthey :
On se rappelle que l’herméneutique romantique mettait l’accent sur l’expression de la
génialité ; s’égaler à cette génialité, s’en rendre contemporain, telle était la tâche de
l’herméneutique ; Dilthey, proche encore en ce sens de l’herméneutique romantique, fondait
son concept d’interprétation sur celui de « compréhension », c’est-à-dire sur la saisie d’une vie
étrangère s’exprimant à travers les objectivations de l’écriture. De là le caractère
psychologisant et historicisant de l’herméneutique romantique et dilthéyenne. Cette voie ne
nous est plus accessible, dès lors que nous prenons au sérieux la distanciation par l’écriture et
l’objectivation par la structure de l’œuvre 130.

La critique de Ricœur est double. D’une part, elle porte sur le caractère
psychologisant de l’herméneutique de Schleiermacher et Dilthey, donc sur le
fait que la compréhension est vue comme transfert psychique dans quelqu’un
d’autre. D’autre part, elle porte sur son caractère historicisant, c’est-à-dire la
thèse selon laquelle la compréhension est censée impliquer une transposition
dans le passé afin de reconstituer le contexte d’origine de l’œuvre.
Dans la vision de l’herméneutique philosophique, l’interprétation doit
donc partir des choses mêmes, c’est-à-dire des œuvres qui se donnent à
interpréter — textes, images, représentations. Cette conception trouve son
origine dans la philosophie de Heidegger qui, dans le chapitre d’Être et Temps
consacré au cercle herméneutique, avait établi que la tâche de l’interprétation
est « non pas de se laisser pré-donner la pré-acquisition, la prévision et l’anti-
cipation par des “intuitions” ou des concepts populaires, mais, en les
élaborant, d’assurer toujours son thème scientifique à partir des choses
mêmes 131 ». Comme le montre ce passage, l’insistance sur les « choses
mêmes » polémique non seulement avec les lectures intentionnalistes mais au
moins tout autant avec les interprétations « sauvages » dépendant de
l’arbitraire du lecteur. L’anti-intentionnalisme de l’herméneutique
philosophique ne rejoint donc pas les théories qui font dépendre la
signification des options des lecteurs. Ce sont bien les choses mêmes — les
œuvres — dont nous devons partir et auxquelles nous devons nous exposer.
Mais cela ne signifie pas que le sens du texte se réduit au contexte d’origine,
comme le pense la philologie intentionnaliste (par exemple Hirsch) : le sens
du texte est ouvert et il englobe toutes les interprétations ultérieures, à
condition que celles-ci soient des interprétations du texte.
Quels sont les arguments que l’herméneutique avance en faveur de cette
conception ? Le premier argument visant à montrer que la compréhension ne
peut pas être vue comme quelque chose de psychologique, ni comme une
transposition dans le passé, part du constat que l’écriture produit une
distanciation. Nous avons déjà croisé cette notion, qui est due à Ricœur. Voilà
ce qu’il en dit :
Dans le discours oral, ce renvoi du discours au sujet parlant présente un caractère
d’immédiateté qu’on peut expliquer de la façon suivante. L’intention subjective du sujet
parlant et la signification de son discours se recouvrent mutuellement, de telle façon que c’est
la même chose de comprendre ce que le locuteur veut dire et ce que son discours veut dire.
L’ambiguïté de l’expression française de vouloir dire correspondant à l’allemand « meinen » et
à l’anglais « to mean », témoigne de cet empiétement. C’est presque la même chose de
demander : « Que voulez-vous dire ? », et : « Qu’est-ce que cela veut dire ? » Avec le discours
écrit, l’intention de l’auteur et l’intention du texte cessent de coïncider. Cette dissociation de la
signification verbale du texte et de l’intention mentale constitue l’enjeu véritable de
l’inscription du discours 132.

Dans le cas du discours oral, ce qui est dit recouvre directement


l’intention de celui qui le dit (un échange entre amoureux, une discussion
entre rivaux). Dans ce cas, « ce dont on parle » vaut surtout parce que cela
nous donne accès à l’intention que l’autre a en disant ce qu’il dit. Par exemple
si quelqu’un dit à quelqu’un d’autre Je t’aime, ce qu’il dit s’adresse à quelqu’un
en particulier (celui qui est en face de lui), et exprime de façon directe
l’intention de celui qui le dit : ce qu’il ressent s’exprime dans son discours. Par
ailleurs, dans le face-à-face du dialogue, les paroles sont souvent
accompagnées de gestes, d’une certaine mimique qui sont autant d’indices qui
nous permettent de renforcer ce qui est dit : par exemple une déclaration
d’amour peut aussi s’exprimer dans le regard de la personne amoureuse. Dans
l’écriture, en revanche, la parole apparaît comme désincarnée : la personne
qui exprime quelque chose étant absente, nous ne pouvons plus observer sa
mimique, ses gestes, autant de signes qui nous permettraient de mieux
comprendre ce qu’elle dit 133. Le texte écrit détache donc l’intention
communicationnelle de son auteur et « ce que le texte signifie ne coïncide plus
avec ce que l’auteur a voulu dire 134 ».
La distanciation produite par l’écriture est d’abord une distanciation
spatiale, puisque les deux interlocuteurs ne sont pas co-présents. Mais l’écrit
instaure aussi une distanciation temporelle. Celle-ci est due au fait que l’acte
d’énonciation et l’acte d’interprétation ne sont plus contemporains. En raison
de cette distanciation temporelle instaurée par l’écriture, un texte écrit
transcende son contexte d’origine. Gadamer exprime cela en disant que le
texte « s’est libéré positivement pour contracter de nouvelles relations » : il
touche une série indéterminée de lecteurs qui vont l’actualiser dans des
contextes différents et qui peuvent y trouver d’autres sens, auxquels l’auteur
n’a pas forcément pensé mais que le texte contient néanmoins
virtuellement 135. Ou, comme le souligne Ricœur, « la carrière du texte échappe
à l’horizon fini vécu par son auteur 136 ».
Le fait que l’écrit se décontextualise et se recontextualise dans des
contextes différents, signifie qu’il est contemporain de différentes générations
de lecteurs. C’est pour cette raison que, selon Gadamer, la compréhension ne
peut pas consister en une transposition dans le passé, mais implique toujours
une actualisation du sens :
Ce qui est littérature a acquis une simultanéité à tout présent, qui lui est propre. Le
comprendre ne consiste pas principalement à remonter par inférence à une vie passée, c’est
au contraire participer dans le présent à ce qui est dit. Il ne s’agit pas, à proprement parler,
d’un rapport entre personnes, par exemple, entre le lecteur et l’auteur (qui est peut-être
totalement inconnu), mais d’une participation à ce que le texte nous communique 137.

À travers cette notion de « participation », Gadamer met l’accent sur le fait


que les lecteurs participent à la constitution d’une tradition interprétative qui
se constitue à travers le temps. Pour cette raison, ce que le lecteur comprend
« est toujours plus que l’opinion d’un autre — c’est toujours d’emblée une
vérité possible 138 ». Autrement dit, si le texte écrit se détache de la contingence
et de la psychologie, ce n’est pas seulement de celles de l’auteur mais aussi de
celles du lecteur. Rappelons à ce propos que dans sa description de l’art
comme jeu, Gadamer souligne que le jeu n’est pas à entendre comme quelque
chose de subjectif. Ce qui compte c’est le mouvement de va-et-vient entre les
joueurs et non pas la subjectivité de l’un (auteur) ou de l’autre (lecteur).
Ricœur souligne lui aussi que, du côté du lecteur, « grâce à la distanciation
par l’écriture, l’appropriation n’a plus aucun des caractères de l’affinité
affective avec l’intention d’un auteur 139 » ou de la congénialité mais qu’elle est
au contraire, « compréhension par la distance, compréhension à distance 140 ».
Un deuxième argument vient renforcer l’argument de la distanciation : il
s’agit de l’idée selon laquelle la structure de l’œuvre produit une objectivation
du texte. Selon Ricœur, le discours comme œuvre « suscite un problème
nouveau de compréhension, relatif à la totalité finie et close que constitue
l’œuvre comme telle 141 ». L’œuvre a une composition, appartient à un genre, a
un style, bref, elle a une facture et cette facture est pertinente pour son sens.
L’œuvre comme totalité close est donc irréductible à l’addition des phrases qui
la constituent : elle est une entité émergente. Pour cette raison, toute
interprétation « objective » doit partir selon Ricœur d’une analyse des
structures compositionnelles du texte. S’il n’y a pas de traductibilité directe de
la pensée dans le langage, c’est parce que, entre l’auteur et le lecteur, il y a le
texte comme structure :
Or, ce que nous venons de dire sur la sémantique profonde du texte à laquelle renvoie
l’analyse structurale nous invite à comprendre que l’intention ou la visée du texte n’est pas, à
titre primordial, l’intention présumée de l’auteur, le vécu de l’écrivain dans lequel on pourrait
se transporter, mais ce que veut le texte, ce qu’il veut dire, pour qui obéit à son injonction. Ce
que veut le texte, c’est nous mettre dans son sens, c’est-à-dire — selon une autre acception du
mot « sens » — dans la même direction 142.

Ici encore Ricœur prend ses distances avec l’herméneutique romantique


qui cherchait l’intention qui se cache derrière le texte, pour lui opposer une
conception qui prend comme point de départ ce que veut dire le texte, donc
l’« intention du texte ». L’interprétation est un « acte du texte », parce que le
texte a la capacité de nous dire quelque chose si nous nous mettons à l’écoute
de sa voix. Dans le cas d’un texte littéraire, nous ne nous demandons pas ce
que l’auteur a voulu dire mais ce que dit le texte, parce que « ce que dit le texte
importe davantage que ce que l’auteur a voulu dire 143 ». Ou, pour l’exprimer
dans d’autres termes, « grâce à l’écriture, le “monde” du texte peut faire éclater
le monde de l’auteur 144 ». La même idée est exprimée par Gadamer dans un
article sur la poésie où il souligne que le sens du poème n’est pas l’intention de
l’auteur mais la visée du texte. Selon lui, ce qui compte ce n’est pas l’intention
préalable mais son incarnation textuelle qui nous indique la direction à
suivre :
Ce à quoi la poésie donne un sens et ce qu’elle indique n’est bien entendu pas ce que le
poète veut dire. Ce que les poètes veulent dire n’est en rien supérieur à ce que d’autres gens
veulent dire. La poésie ne consiste pas dans le fait qu’on veut dire quelque chose, mais dans
celui que ce qu’on veut dire et ce qui est dit sont présents en elle-même. […] De même que le
poème interprète, c’est-à-dire indique une direction, de même celui qui interprète un poème
indique, lui aussi, une direction. Celui qui suit la parole interprétative regarde dans cette
direction mais n’a pas en tête cette interprétation déterminée comme telle 145.

Cette idée est reprise en des termes apparentés par Ricœur, qui note
qu’« interpréter, c’est prendre le chemin de pensée ouvert par le texte, se
mettre en route vers l’orient du texte 146 ». La direction que nous indique le
texte est celle qui nous mène de son sens à sa référence, donc sa visée
référentielle.
Pour déterminer plus précisément la nature du texte littéraire, Gadamer
introduit la notion de « texte éminent » qu’il distingue de l’usage ordinaire de
l’écriture. À la place de la distinction entre oral et écrit (importante chez
Ricœur), il y a chez lui une distinction de deux types d’écrits. Dans le cas d’un
usage standard de l’écriture comme moyen mnémotechnique pour garder la
trace d’un discours ou d’un acte communicationnel, comme par exemple une
note, une lettre, ce qui compte c’est l’intention de l’auteur, parce que ce type
d’écriture nous renvoie à un dire originaire : lorsque je le lis, le texte ne parle
pas de lui-même ; j’ai l’impression que c’est le locuteur qui recommence à
parler. Et si nous rencontrons un problème de compréhension dans le cas de
ce type de textes, nous sommes toujours renvoyés vers l’intention de celui qui
a écrit le texte (par exemple dans le cas d’un témoignage ou d’un testament).
On peut bien évidemment envisager qu’une lettre peut aussi être un texte
littéraire (par exemple les Lettres de Madame de Sévigné). Mais dans ce cas,
elle dépasse son contexte d’origine et elle est lue par d’autres lecteurs que ses
destinateurs explicites, c’est-à-dire comme de la littérature.
Contrairement aux textes « banaux », les textes éminents, tels les textes
littéraires, les textes juridiques et les textes bibliques, sont des textes pour
lesquels l’intention de l’auteur n’est pas pertinente : c’est « le texte, l’énoncé, le
message 147 » qui parle de lui-même sans qu’on ait besoin d’avoir recours à une
parole originaire. À l’intérieur de ce groupe, Gadamer introduit une
distinction supplémentaire, qui singularise les textes littéraires par rapport
aux autres types de textes éminents : seul le texte littéraire est capable de créer
un monde qui tient par lui-même. Il est le seul texte véritablement autonome.
En effet, si le texte juridique ou le texte de la Bible n’est pas interprété en
étant référé à une intention auctoriale, il a néanmoins toujours besoin d’un
soutien contextuel (la pratique juridique ou ecclésiastique). En revanche, le
texte littéraire se soutient lui-même :
Comme l’indique déjà le mot, un véritable texte est […] tissé de fils, de manière à se tenir.
S’il est un véritable texte, un tel discours doit se tenir de manière à « se soutenir » lui-même
sans renvoyer ni à un dire plus authentique, ni à une réalité vécue plus authentiquement 148.

Si le texte littéraire se soutient lui-même c’est donc en raison de son


« tissage », du fait qu’il est « écrit 149 » au sens fort de ce terme, c’est-à-dire
composé. C’est en vertu de son caractère autosuffisant que le texte artistique
est capable de configurer un monde existant de manière autonome,
indépendamment de son auteur. L’argument de Gadamer à propos du texte
qui se soutient lui-même rejoint donc l’argument de Ricœur concernant
l’objectivation par les structures de l’œuvre, objectivation qui elle aussi ne vaut
pas pour l’écrit en tant que tel, mais seulement pour les textes littéraires.
Nous avons noté que, chez Gadamer, la différence pertinente n’est pas
celle entre oral et écrit mais celle entre ce qui obéit à une intention originaire
et ce qui ne le fait pas. La notion de texte éminent s’applique aussi à l’oral,
comme il le note explicitement : « […] qu’il s’agisse d’une forme écrite est
accessoire, et non pas déterminant 150. » La poésie orale se situe ainsi du côté
des textes éminents, parce qu’elle se soutient elle-même en tant que Gebilde.
Gadamer la considère comme une sorte de « texte virtuel » : il voit la mémoire
du rhapsode, qui assure la transmission du poème, comme un « premier
livre », et il souligne que la poésie orale est « en chemin vers le texte, tout
comme la poésie transmise grâce à la récitation du rhapsode est en chemin
vers la littérature 151 ». On voit par là que ce qui est essentiel dans le cas des
textes littéraires ce n’est pas tellement la fixation par écrit que le fait que le
texte devient autonome par rapport à l’intention de son auteur, qu’il acquiert
une intentionnalité propre.
L’argument de l’autonomie du texte permet de comprendre que la
pluralité des interprétations des œuvres est due au fait que le sens du texte est
actualisé dans des horizons différents. Cela ne veut pas dire que ce sens peut
subsister indépendamment d’une conscience qui le réalise, mais seulement
que, pour comprendre le texte, le recours à la psychologie de l’auteur ne sert à
rien. Ricœur insiste sur la différence entre les deux thèses :
Ce n’est pas que nous puissions concevoir un texte sans auteur ; le lien entre le locuteur
et le discours n’est pas aboli, mais distendu et compliqué. La dissociation de la signification et
de l’intention reste une aventure du renvoi du discours au sujet parlant 152.

Ainsi, lorsque l’herméneutique affirme l’autonomie du texte, elle ne veut


pas dire que tout lien entre l’auteur et le texte est coupé (comme le font par
exemple Wimsatt et Beardsley), mais uniquement que l’interprétation doit
porter sur ce que dit le texte, sans que l’on veuille nier par là que c’est l’auteur
qui a créé l’œuvre comme une structure signifiante.
Mais est-ce que le simple fait d’accorder, comme l’herméneutique le fait,
un rôle causal et d’agentivité intentionnelle à l’auteur ne revient pas à
concéder que l’intention de l’auteur est pertinente ? Pour répondre à cette
objection, il est important de distinguer entre les présupposés de la
compréhension comme acte intentionnel et le déroulement de la
compréhension comme processus effectif. J’emprunte cette distinction à
S. Knapp et W. B. Michaels. Selon ces deux auteurs, toute communication
repose sur un présupposé d’« intention », à savoir que c’est l’auteur qui a créé
le texte comme structure signifiante 153. D’un autre côté, l’interprétation ne
peut jamais porter que sur ce que dit le texte. Si tel est le cas, alors le débat
entre intentionnalistes et anti-intentionnalistes n’a d’une certaine manière pas
lieu d’être : l’intention auctoriale est une règle constitutive de la
communication, donc un présupposé « transcendantal » de l’acte de
comprendre, plutôt qu’une règle épistémique 154.
Il est toujours présupposé que « produire un discours » ce n’est pas
produire une suite de sons mais des énoncés incarnant un sens. Que cette
thèse fonctionne comme un présupposé implicite de tout acte de
compréhension d’un texte est bien mis en évidence par le fait que lorsque
nous ne comprenons pas le sens d’un mot dans un texte, nous recourons en
première intention à un autre texte du même auteur pour l’expliciter, plutôt
que de chercher le sens chez un auteur différent. Si nous procédons de cette
manière, c’est parce que nous voyons tous les textes d’un même auteur comme
des actes intentionnels d’un même esprit. Comme le souligne Compagnon,
« recourir à la méthode des passages parallèles, c’est […] accepter une
présomption d’intentionnalité, c’est-à-dire de cohérence, intention ne voulant
bien entendu pas dire préméditation, mais intention en acte 155 ».
Mais si tout acte de compréhension présuppose que le sens est ce que
l’auteur a dit, dans la pratique interprétative effective, la relation se renverse :
ce que l’auteur a voulu dire est ce que dit le texte. La thèse de l’intention
auctoriale ne permet donc pas de rendre compte de la pratique interprétative
effective. La seule possibilité est de partir du texte lui-même. Le concept
d’« intention du texte » utilisé par Eco ou par Ricœur veut décrire cette
situation. Ce concept a été critiqué : le terme « intention » semble toujours
renvoyer à une conscience, or le texte n’est pas une conscience. On peut
cependant accepter l’expression si l’on conçoit cette « intention du texte »
comme synonyme d’une « intention en acte » (Searle), c’est-à-dire d’une
intention incarnée dans le texte, détachée de l’intention préalable de l’auteur
conçue comme un événement mental intérieur.
Si l’analyse qui précède nous permet de mieux comprendre la position
générale de l’herméneutique dans le débat entre intentionnalisme et anti-
intentionnalisme, elle laisse cependant ouverte la question de la dimension
historique de la compréhension. Concernant ce point, l’herméneutique, de
même qu’elle refuse l’alternative entre texte et auteur, refuse celle entre sens
du passé et sens du présent. À la différence de Hirsch, qui soutient que le sens
du texte doit être déterminé par rapport à son contexte d’origine, et à la
différence du déconstructionnisme selon lequel le texte est interprété
uniquement par rapport à l’horizon présent de l’interprète, Gadamer, par
exemple, soutient que le sens de l’œuvre n’est compris ni par rapport au
contexte originel de l’œuvre, ni par rapport au seul horizon de l’interprète,
mais dans l’interaction entre les deux. En décrivant, comme il le fait, la
compréhension comme une fusion des horizons entre l’horizon du passé et
l’horizon du présent 156, il fait sortir l’herméneutique du débat entre sens du
passé et sens du présent.
D’une part, la compréhension n’est pas une transposition dans le passé ou
une reconstitution du contexte d’origine. Cette dernière démarche est possible
(c’est la démarche savante de l’historien), mais secondaire par rapport à la
démarche première qui implique une actualisation du sens dans des horizons
différents. L’herméneutique s’intéresse au mode opératoire effectif de
l’interprétation, qui montre que toute compréhension est toujours une
« application » (Gadamer) et que le sens est donc toujours compris à partir de
et par rapport à l’horizon du lecteur. Ce processus est, comme l’affirme
Gadamer, inhérent à la vie des œuvres. Si l’on tient compte uniquement du
sens du passé, les œuvres deviennent des objets morts : on méconnaît la façon
dont elles continuent à agir sur nous. Contrairement à ce qu’affirmait Hirsch,
cette position n’implique aucun relativisme, ni une confusion entre un sens
qui resterait stable et une signifiance qui dépendrait du contexte. Ce point a
été éclairci par David Webermann qui a défendu l’hypothèse que la position
de Gadamer devient claire si l’on fait la distinction entre propriétés
intrinsèques et propriétés relationnelles des objets 157. Si un objet ou un
événement change au fur et à mesure que le temps passe, c’est parce qu’il
acquiert de nouvelles propriétés relationnelles. Si la compréhension change,
c’est parce que les propriétés relationnelles de l’objet changent. Affirmer que
ce sont seulement nos descriptions des objets qui changent, c’est méconnaître
le fait que les propriétés relationnelles sont des propriétés ontologiques de
l’objet. Les propriétés intrinsèques du texte constituent selon Webermann la
source centrale pour valider une interprétation. Mais un objet qui demande à
être compris est plus que la somme des propriétés intrinsèques, il possède
toujours aussi des propriétés relationnelles. Ces propriétés relationnelles sont
elles aussi intersubjectivement validables, mais elles changent avec le temps. Il
est important de préciser que, même au moment de sa « naissance », une
œuvre, par exemple littéraire, possède déjà des propriétés relationnelles.
Si l’on accepte l’analyse de Webermann, on voit qu’à la différence du
déconstructionnisme pour lequel il n’y a pas de sens stable (puisqu’en raison
de la dissémination, on ne peut jamais fixer une signification), ni donc de
critère qui permette de valider une interprétation, l’herméneutique ne nie pas
qu’il y a quelque chose qui reste stable et a fortiori ne pense pas que toutes les
interprétations se valent. Ainsi, contrairement à ce que soutient Hirsch, le
pluralisme de Gadamer ne se transforme pas en relativisme. Cela ressort
d’ailleurs de la notion de « jeu » par laquelle ce dernier décrit la logique de
l’œuvre d’art. Si l’on joue un jeu, il faut accepter ses règles constituantes. S’il
n’y a plus de règles, comme le pensent les déconstructionnistes, il n’y a plus de
jeu. D’ailleurs, s’il en était ainsi, l’œuvre elle-même, texte ou peinture par
exemple, deviendrait superflue puisque ses caractéristiques n’informeraient en
rien l’interprétation. Pour Gadamer l’interprétation au sens herméneutique du
terme doit être comprise en analogie avec l’interprétation dans le cas des arts
à exécution 158. L’exécution d’une œuvre musicale par exemple est toujours
contrainte par la partition (tout n’est pas possible au sens où toute exécution
n’est pas acceptable, il faut se tenir à la partition). D’autre part, aucune
exécution n’est définitive dans la mesure où chaque interprète doit se
confronter à nouveaux frais à la « contrainte 159 » de l’œuvre et y répondre à sa
façon. Chaque interprétation d’une pièce musicale ou d’une pièce de théâtre
est bien celle de la même œuvre et en même temps chaque interprétation est
individuelle, c’est-à-dire qu’elle ne se borne pas à reproduire servilement une
interprétation préalable :
Prenons les arts de la reproduction où l’interprétation est l’objet d’exercices, tels qu’une
œuvre musicale ou un drame. Nous n’accorderons certainement pas à cette interprétation la
liberté de profiter du « texte » écrit pour produire n’importe quels effets. Mais à l’inverse,
nous considérerons la canonisation d’une certaine interprétation, par exemple de
l’enregistrement dirigé par le compositeur ou les indications scéniques détaillées provenant de
la première représentation canonisée, comme une méconnaissance de ce que doit être une
véritable interprétation. Si l’on visait ce genre de « justesse » dans l’interprétation, on ne
rendrait pas justice à la véritable contrainte que contient l’œuvre elle-même et lie chaque
interprète de manière spécifique et directe en l’empêchant de se décharger dans une pure et
simple imitation d’un modèle 160.

Pour Gadamer l’interprétation d’un texte (ou d’une image) est exactement
dans la même situation : toute interprétation d’une œuvre doit « se tenir à la
partition », au texte et aucune interprétation n’est définitive. Cela ne signifie
pas non plus que le rapport entre différentes interprétations est arbitraire. En
fait, elles se nourrissent toutes à la même source et elles se nourrissent les
unes des autres. Du même coup, leurs accords et différences prennent une
forme cohérente qui évolue dans le temps et qui n’est autre que la tradition
interprétative donc la transmission de la mémoire du sens qui assure le souci
de vérité inhérent à la compréhension 161. Nous sommes toujours confrontés à
l’œuvre à partir d’une précompréhension dont font déjà partie les
interprétations passées. L’œuvre nous parvient toujours à travers une histoire
continue d’interprétations, qui fait le lien entre nous et l’époque de sa
naissance. La tradition assure la transmission d’une vérité de l’œuvre, tout en
créant les conditions de possibilité d’une expérience chaque fois nouvelle de
celle-ci :
Il ne s’agirait absolument plus d’un changement où ce qui, par exemple, paraissait hier
primordial dans l’expérience qu’on faisait de l’œuvre, ne paraîtrait plus l’être aujourd’hui. Car
ce « ne plus » acquiert au contraire ici une détermination positive. Si l’on ne fait plus
l’expérience de cette œuvre de la même manière, c’est précisément parce qu’on en a fait
l’expérience ainsi hier et qu’on a ainsi provoqué une nouvelle possibilité d’en faire
l’expérience 162.

Ainsi pour l’herméneutique le dilemme entre une intention auctoriale ou


historique de l’œuvre d’un côté et une intention purement lectoriale de l’autre
est surmonté par l’existence de la tradition dans laquelle l’intention du texte à
la fois contraint les interprétations et les ouvre à des expériences de sens
chaque fois nouvelles.
Chapitre VI

HERMÉNEUTIQUE
ET HISTOIRE DE L’ART
Dans la manière dont nous comprenons le monde contemporain dans
lequel nous vivons, les images occupent une place centrale 1. D’une part,
depuis le XIXe siècle, les images n’ont cessé de se multiplier grâce à l’invention
de nouveaux dispositifs techniques de captage et d’enregistrement. En
particulier, notre vie est informée non seulement par des images fixes mais
aussi par des images mouvantes de toutes sortes. D’autre part, les images ont
envahi tous les espaces de vie, en particulier grâce au développement des
nouvelles technologies et des mass media. L’image est devenue un médium de
compréhension central du monde et de nous-mêmes. Notre vision de nous-
mêmes et du monde est non seulement informée, mais aussi « conformée »
par les images.
La compréhension et l’interprétation des images semblent pourtant être
un défi pour l’herméneutique, du fait de l’importance centrale qu’elle accorde
au langage. Ne risque-t-elle pas de méconnaître la spécificité des images ?
Ainsi, Gottfried Boehm, lui-même historien de l’art d’orientation
herméneutique (il a collaboré avec Gadamer), note que l’herméneutique
classique part de l’idée que, s’il peut y avoir une herméneutique des images,
c’est en postulant une traductibilité entre mots et images 2. Cette traductibilité
se manifesterait non seulement dans les analogies que nous établissons entre
mots et images, dans le fait que nous pensons pouvoir « lire » les images, mais
aussi dans le fait que souvent nous ne nous bornons pas à regarder les images
mais les explicitons à travers des mots. Pour le dire autrement :
l’herméneutique classique transposerait une approche textualiste à l’image.
Les approches textualistes des images ont été critiquées parce qu’elles
tendent à négliger ce qui fait la spécificité des images. Si l’herméneutique fait
partie de ces approches, comment pourrait-elle échapper au reproche de ne
pas tenir compte de la présence propre aux images, qui se traduit par le fait
que toute réception d’une image comporte un voir qui est irréductible à un
lire ? L’expérience des images semble ainsi dire une expérience irréductible
aux expériences textuelles : les textes nous disent quelque chose, alors que les
images montrent quelque chose 3. Le défi des images pour l’herméneutique
serait donc le suivant : pour être capable d’éclaircir le mode de
fonctionnement herméneutique des images, elle doit d’une certaine manière
réinterroger le rapport entre sens et langage.
Mais ne pourrait-on pas rétorquer que cette conception purement
présentifiante du mode de signification des images est elle aussi unilatérale ?
Sans connaissances latérales d’ordre langagier, une grande partie de la
signification des images ne nous échappe-t-elle pas ? Cela vaut de manière
particulièrement forte pour les images mouvantes. Rainer Rochlitz a ainsi
noté que, depuis l’avènement de la modernité, il existe des types d’images qui
combinent les médias visuels et sonores, dépassant de ce fait l’opposition
entre un « montrer » et un « dire » purs 4. Du même coup, on ne peut plus
distinguer les arts visuels et les textes à l’aide de la distinction de Lessing entre
la simultanéité et la succession. Une herméneutique de l’image doit donc se
poser à la fois la question de la parenté entre mot et image, ainsi que la
question de leur différence 5.
LIRE / VOIR LES IMAGES

Dans le camp herméneutique lui-même, c’est Gottfried Boehm qui a


souligné le plus fortement la nécessité de développer une herméneutique de
l’image qui transgresse les limites d’une interprétation orientée vers le
langage. Il a noté qu’une telle approche non textualiste avait peu de modèles,
non pas uniquement dans le champ de l’herméneutique mais plus largement
dans celui de l’histoire de l’art, dans la mesure où la méthodologie de cette
dernière part du présupposé que l’image se laisse exprimer aussi sous une
forme non imagée, que les images peuvent être traduites dans du langage,
qu’elles peuvent donc être remplacées par des mots 6. C’est le cas en particulier
de l’iconographie de Panofsky et de la sémiotique, les deux approches
« textualistes » historiquement les plus influentes. Il faut préciser tout de suite
qu’elles ne partent pas des mêmes présupposés. L’iconologie de Panofsky
s’intéresse surtout au contenu des œuvres. L’approche sémiotique au contraire
est essentiellement formaliste. L’analogie entre lire et voir les images s’élabore
donc à des niveaux différents dans les deux cas.
Selon Panofsky, « l’iconographie est cette branche de l’histoire de l’art qui
se rapporte au sujet ou à la signification des œuvres d’art, par opposition à
leur forme 7 ». Il s’agit donc manifestement d’une démarche herméneutique.
Dans le texte introductif d’Essais d’iconologie 8, qui est considéré comme le
texte programmatique « classique » de l’iconologie, il distingue trois niveaux
de signification de l’œuvre d’art : le niveau de la description pré-
iconographique, le niveau de l’analyse iconographique et le niveau de
l’interprétation iconologique 9. Certes, comme le notent la plupart des
critiques, Panofsky n’a pas appliqué ce modèle théorique à la lecture concrète
des œuvres. Selon Carlo Ginzburg par exemple, la plupart des études de
Panofsky sont des analyses iconographiques et ne prennent pas en compte les
autres niveaux 10. Il n’en reste pas moins que les trois niveaux théoriques sont
importants pour comprendre la logique qui préside à cette conception des
images.
Le niveau de la description pré-iconographique correspond au premier
niveau de signification, celui de la signification primaire ou naturelle, qui
consiste dans l’identification des motifs artistiques. Il s’agit de formes pures
auxquelles on attribue une signification primaire qui peut être de deux types :
la signification de fait consiste à identifier de pures formes comme
représentant des objets, par exemple des hommes, des animaux, des plantes,
des maisons, etc., et leurs relations mutuelles comme événements ; la
signification expressive consiste dans la perception de qualités expressives
comme l’expression mélancolique d’une figure, « l’atmosphère intime et
paisible d’un intérieur 11 ». La peinture abstraite, par exemple, même si elle ne
représente pas quelque chose, a une signification expressive au sens où elle
exprime des émotions.
Pour interpréter les formes comme des motifs, il faut se servir de son
expérience pratique, c’est-à-dire de sa familiarité avec des objets et des
événements 12. Cette interprétation est automatique : de la même façon que
nous percevons toujours directement du sens, donc des objets, des
événements, etc. dans le monde, nous percevons directement des « quasi-
objets » et des « quasi-événements » dans un tableau. On peut appeler ce
niveau de signification la signification représentative. Une des critiques qui
ont été adressées à Panofsky à propos de ce premier niveau a été de dire que
poser l’existence d’un tel niveau présupposait une vision du tableau comme
imitation transparente du monde.
Mais Panofsky a limité lui-même la validité de ce principe de
transparence. Notre expérience pratique doit en effet être contrôlée par un
principe objectif qu’il appelle l’histoire du style, c’est-à-dire « la manière dont,
en diverses conditions historiques, des objets et des événements ont été
exprimés par des formes 13 ». En l’absence de cette connaissance des formes,
nous pouvons nous tromper sur la signification de niveau 1 du tableau.
Panofsky compare par exemple la représentation d’un Christ suspendu dans
l’air dans un tableau de Grünewald avec la représentation d’une crèche avec
l’enfant Jésus, Marie, un bœuf et un âne suspendus dans l’air dans une
miniature médiévale, et il montre que si l’on peut dire du Christ de Grünewald
qu’il flotte dans l’air, on ne peut pas dire la même chose de Marie dans la
miniature médiévale parce que « la représentation est dans sa totalité définie
par un spiritualisme aperspectiviste et aplastique du point de vue duquel la
suspension d’un corps dans le vide ne signifie rien quant à sa véritable
suspension dans l’espace 14 ». C’est donc uniquement notre connaissance des
conventions de représentation spécifiques aux miniatures médiévales qui nous
empêche de mésinterpréter le tableau.
C’est à ce même niveau de l’analyse des motifs et des combinaisons de
motifs (compositions) que se situe l’analyse formelle de l’œuvre développée
par la stylistique de Wölfflin. Mais Wölfflin avait eu comme ambition de
développer une description des œuvres d’art libérée de toute interprétation,
donc une description se proposant de rendre compte des œuvres en termes de
purs dispositifs visuels. Panofsky pense qu’une telle description purement
formelle (visuelle) est impossible. Selon lui, les données de forme et les
données de contenu sont indissociables :
Une description véritablement purement formelle ne devrait même pas employer des
mots tels que « pierre », « homme » ou « rocher ». Elle devrait par principe se borner à parler,
dans une œuvre picturale par exemple, de couleurs, des multiples contrastes qu’elles forment
entre elles, des innombrables passages que leur permet l’infinie variété de leurs nuances, et, à
l’extrême rigueur, de leurs regroupements en autant de complexes formels quasi ornementaux
ou quasi tectoniques 15.

Autrement dit, même dans les cas apparemment les plus directs, c’est bien
à travers une interprétation que nous identifions les éléments dans les
tableaux. Même dans les tableaux abstraits une expérience en termes de pure
visibilité sans dimension interprétative semble impossible. D’une part, dans
bien des cas, par exemple chez Kandinsky, Mondrian, Barnett Newman et
d’autres, les tableaux abstraits ont une dimension symbolique. D’autre part,
même lorsqu’il n’y a pas de dimension symbolique, par exemple dans le cas
des œuvres de l’expressionnisme abstrait, il est impossible d’échapper à une
identification des formes en termes d’équilibre, de dynamisme, d’atmosphère,
d’« expression ». Or ces propriétés ont toujours une dimension relationnelle.
Par exemple l’expression n’est jamais une dimension purement visuelle au
sens où elle serait inhérente aux formes. C’est une propriété aspectuelle, c’est-
à-dire qu’elle est relative à un point de vue (et notamment relative à des
contextes). Donc, faire l’expérience des propriétés expressives d’un tableau
abstrait revient à voir le tableau à la lumière d’une interprétation.
L’analyse iconographique correspond au deuxième niveau de
signification, celui de la signification secondaire ou conventionnelle, qui
consiste dans l’interprétation de ce qui est vu en termes d’« images »,
d’« histoires » et d’« allégories ». Les « images » sont des motifs qui ont une
signification secondaire, d’ordre symbolique. Les « histoires » et « allégories »
sont des combinaisons de motifs ou de compositions ayant une signification
symbolique. Pour interpréter les motifs comme des images, des histoires et
des allégories, il faut être familier « avec des thèmes ou concepts spécifiques,
tels qu’ils sont transmis par des sources littéraires 16 ». En d’autres termes,
pour comprendre cette signification symbolique des images, nous devons
nous servir d’un savoir culturel et plus précisément, selon Panofsky, d’une
connaissance de textes.
Pour prendre un exemple que donne Panofsky, lorsque, dans La Dernière
Cène de Léonard, nous voyons un groupe de treize figures autour d’une table
et que notre compréhension de ce que nous voyons se réduit à cela, nous
sommes loin d’avoir compris la signification du tableau. Pour la comprendre
nous devons y voir une représentation de la Dernière Cène. Pour cela nous
devons « reconnaître » que ce que nous voyons est un épisode biblique qui fait
référence à un événement précis de la vie du Christ, que le personnage du
milieu est le Christ, qu’il est entouré des douze apôtres, etc. Si dans une autre
image où l’on voit des soldats en train de tuer des bébés nous ne voyons que
cela, nous comprenons la signification primaire du tableau mais nous n’avons
pas compris sa signification secondaire, c’est-à-dire le fait qu’il s’agit d’une
représentation du Massacre des Innocents, donc de l’assassinat de tous les
enfants mâles de Jérusalem ordonné par Hérode dans l’espoir de tuer le
Christ. Cela signifie que quelqu’un qui n’est pas familier avec notre tradition
culturelle, n’est pas capable de comprendre la signification iconographique de
ces tableaux. Mais en quoi consiste cette connaissance culturelle ?
Pour comprendre cette signification symbolique il est nécessaire d’avoir
une connaissance directe (par lecture) ou indirecte (par ouï-dire) de la Bible.
Nous devons d’une part réussir à identifier l’histoire à laquelle le tableau fait
référence, d’autre part nous devons savoir que certains éléments du tableau
ont une signification symbolique (par exemple que le lys représenté à côté de
la Vierge est un symbole de la pureté, qu’un agneau peut être une
représentation symbolique du Christ, etc.) ou que certains personnages sont
en réalité des allégories de concepts abstraits : un personnage masculin muni
d’un couteau représente saint Barthélemy, un personnage féminin qui a une
pêche dans la main est une personnification de la Véracité, deux personnages
en lutte symbolisent le combat du Vice et de la Vertu 17. Si Panofsky formule
sa théorie surtout par rapport à l’art de la Renaissance et par rapport à la
tradition occidentale, sa portée est anthropologique, car la signification
symbolique existe aussi dans l’art visuel d’autres cultures. Il suffit de penser
aux mandalas créées par les moines bouddhistes, qui sont des représentations
religieuses du Cosmos. Pour comprendre le sens de chaque détail d’un
mandala, il faut apprendre la signification conventionnelle de ces éléments,
puisque chacun a une signification symbolique.
Panofsky insiste sur le fait qu’il ne suffit pas d’appliquer au hasard des
connaissances littéraires aux motifs. Elles doivent être contrôlées par une
histoire des types, c’est-à-dire « la manière dont, en diverses conditions
historiques, des thèmes ou concepts spécifiques ont été exprimés par des objets
et événements 18 ». Lorsqu’une image est compatible avec deux textes
différents, ce n’est que cette histoire des types qui nous permet de déterminer
quel texte l’informe réellement. Il arrive aussi que la source d’un tableau se
trouve dans plusieurs textes. Dans la Résurrection du Christ de Grünewald, par
exemple, la consultation des Évangiles ne suffit pas. Panofsky souligne que ce
n’est que grâce à d’autres textes et surtout grâce à l’histoire des types que nous
comprenons que le tableau de Grünewald est « un amalgame hautement
compliqué d’authentique sortie du tombeau, d’ascension et de
transfiguration 19 ». Cela met bien en évidence que si pour Panofsky la
compréhension de la dimension symbolique d’une image nécessite qu’on
connaisse les sources textuelles qui l’informent, il reste conscient du fait que
l’image n’est pas la simple mise en images d’un texte mais qu’il s’agit d’une
configuration irréductible.
J’insiste sur ce point parce qu’on a reproché à Panofsky d’avoir assimilé
les images aux textes. Ainsi, selon Bätschmann, l’iconographie ne fonctionne
comme méthode interprétative que si l’intention nous est transmise comme
texte et si nous pouvons suivre le mouvement qui va du texte à l’image 20. Cela
semble impliquer que, pour comprendre les images, il faut les lire. C’est
pourquoi une des critiques qu’on a adressées à Panofsky était qu’il assimilait
le visible au lisible. Ainsi, selon Georges Didi-Huberman, Panofsky retournait
à la tradition de l’Iconologia de Cesare Ripa, donc à l’idée d’une sorte de
dictionnaire des symbolisations 21. De même, selon Gottfried Boehm, chez
Panofsky l’image n’a pas un sens et une vérité propres : son sens est dérivé du
sens langagier, c’est-à-dire véritable 22. Selon lui, l’analyse de Panofsky
convient surtout à des tableaux qui ont une structure narrative ou allégorique.
Or même dans l’art de la Renaissance italienne il y a de nombreux ensembles
d’images ou de cycles d’images qui ne peuvent pas être expliqués comme des
illustrations d’un texte préexistant dans la culture de l’époque. Ainsi les
patrons inventaient parfois les sujets que le peintre devait représenter ou bien
faisaient appel à un érudit qui devait fournir à l’artiste un programme ad
hoc 23. Mais ces situations ne contredisent pas réellement Panofsky, puisque
dans ce cas il faut connaître le programme ad hoc pour comprendre l’image.
Par ailleurs lui-même rappelle que l’histoire des types nous permet de nous
rendre compte que, pour de nombreux tableaux, il ne faut pas chercher de
source littéraire :
Ainsi, nous ne nous mettrons pas devant les « pêches » de Renoir, que nous savons
appartenir au « type » de la nature morte dépourvue de sens signifiant, en quête d’un texte
susceptible de nous dévoiler une signification allégorique des fruits. En revanche, si un
personnage féminin du « type » des personnifications de la vertu nous présente une pêche de
façon ostentatoire, alors bien sûr il nous faudra partir à la recherche d’un tel texte 24.

Panofsky souligne donc lui-même que ce deuxième niveau ne s’applique


pas à toute peinture figurative : certaines natures mortes n’ont pas de
signification allégorique et la même chose vaut aussi pour certains paysages
ou la peinture de genre, etc 25. Bref, son modèle de la signification des images
semble plus pertinent pour certains types d’art, que pour d’autres. S’il
s’applique bien à l’art de la Renaissance, qui, comme l’a souligné Boehm, a
introduit le thème littéraire comme un tertium comparationis entre texte et
image 26, depuis l’avènement de la modernité, la traduction entre image et mot
devient problématique. Dans les œuvres modernes nous devons reconnaître
un sens qui ne ressemble plus aux choses, pour lequel il n’y a plus de pré-
formulation littéraire, qui ne s’encadre plus dans un système préexistant de
conventions de l’expérience 27. Contrairement au premier niveau qui vaut pour
toute image, le deuxième niveau n’est opérant que dans certaines familles
historiques d’images.
L’interprétation iconologique, quant à elle, s’intéresse au troisième niveau
de signification de l’œuvre, celui de la signification intrinsèque ou du
contenu 28. Panofsky interprète ici les formes, les motifs, les images, les
histoires et les allégories comme des « valeurs symboliques » au sens d’Ernst
Cassirer, ce qui veut dire qu’il y voit autant de symptômes de la mentalité
d’une époque, d’une classe, d’une religion ou d’une vision philosophique du
monde, reflétées par l’individualité de l’artiste 29. Ce troisième type
d’interprétation requiert selon lui une « intuition synthétique », c’est-à-dire
une « familiarité avec les tendances essentielles de l’esprit humain 30 ». Ce
principe subjectif et irrationnel doit cependant être contrôlé lui aussi grâce à
un principe objectif, à savoir grâce à une histoire des symptômes ou symboles
culturels, c’est-à-dire grâce à « une enquête sur la manière dont, en diverses
conditions historiques, les tendances générales et essentielles de l’esprit humain
furent exprimées par des thèmes et concepts spécifiques 31 ». Pour reprendre
l’exemple de la Dernière Cène, lorsque nous comprenons ce tableau comme un
document traduisant la personnalité de Léonard de Vinci ou la civilisation de
la Renaissance italienne, nous voyons l’œuvre comme le symptôme d’« autre
chose » et nous interprétons ses traits compositionnels et iconographiques
comme la manifestation de cette « autre chose 32 ».
C’est cette découverte et interprétation de valeurs « symboliques » qui est
l’objet de l’iconologie. Panofsky la définit comme une iconographie devenue
interprétative, comme une « méthode d’interprétation qui procède d’une
synthèse 33 ». C’est donc le niveau iconologique qui est le niveau interprétatif
au sens « technique » du terme. Pour réaliser une interprétation iconologique,
celui qui regarde le tableau a besoin d’une connaissance plus large concernant
la culture de l’époque où le tableau a été peint. Il s’agit de l’équivalent de ce
qu’est la lecture philologique dans le domaine des textes : elle situe les œuvres
dans leur contexte d’origine. Cette lecture considère le savoir qui nous est
transmis grâce aux images comme équivalent à d’autres types de savoir, non
seulement les savoirs qui se trouvent dans des textes mais aussi dans d’autres
représentations artistiques, dans des normes, des manières de faire, etc.
Comme le souligne Georges Didi-Huberman, le visible est ici non seulement
assimilé au lisible mais aussi à l’invisible :
L’iconologie livrait donc toute image à la tyrannie du concept, de la définition, et au fond
du dénommable et du lisible : le lisible compris comme l’opération synthétique, iconologique,
où se « traduiraient » dans le visible (l’aspect clair et distinct « des significations primaires et
secondaires » de Panofsky) d’invisibles « thèmes », d’invisibles « tendances générales et
essentielles de l’esprit humain » — d’invisibles concepts ou Idées 34.

Le but de l’iconologie n’est donc pas la simple compréhension des images :


il s’agit de reconstruire une situation historique. Les images sont vues dans
cette perspective comme des documents au même titre que d’autres sources
historiques. Selon Rainer Rochlitz, chez Panofsky l’œuvre « apparaît comme
un phénomène d’ordre documentaire, symptomatique, comme le témoignage
d’une “mentalité” 35 ». Ces mentalités peuvent être déchiffrées au même titre
dans les pratiques religieuses, les textes philosophiques et les systèmes
politiques 36. Selon lui, la démarche de Panofsky ne cherche qu’à élucider des
problèmes de signification historique et ne peut donc pas se substituer à
l’analyse esthétique 37.
Selon Ginzburg, la démarche iconologique s’apparente à l’herméneutique
sur un point important : elle est une démarche circulaire 38 parce que d’une
part « les monuments et documents particuliers ne peuvent être examinés,
interprétés et classifiés qu’à la lumière d’une conception historique
d’ensemble », d’autre part « cette conception historique d’ensemble ne peut
être édifiée qu’à partir de monuments et documents particuliers 39 ». Ginzburg
a mis en relation le « cercle méthodique » que Panofsky a emprunté à Edgar
Wind avec le « cercle philologique » de Spitzer, soulignant que les deux
prônent une méthode d’interprétation fondée sur une intuition irrationnelle,
principe subjectif qui est contrôlé dans les deux cas par un principe objectif
constitué par les textes et les documents 40. Selon lui, cette démarche
comporte le danger d’un cercle vicieux. Il cite deux exemples célèbres de
cercle herméneutique qu’il trouve chez Saxl : la question de savoir si l’art de
Holbein était luthérien ou érasmien, et celle du rôle de la crise religieuse de
Dürer (sa conversion au luthérisme) dans les transformations de son art entre
1514 et 1518. Selon Ginzburg, le risque de circularité de la réponse est évident
dès lors que « l’érasmisme de Holbein ou les vicissitudes de la crise religieuse
de Dürer, que l’on connaît par le biais de documents, sont tacitement donnés
en hypothèse, et donc “démontrés” à travers l’analyse de témoignages
figurés 41 ».
Toutefois, le cercle vicieux n’est pas une fatalité de l’iconologie. Il peut
être évité à partir du moment où l’on remplace la logique selon laquelle ce
qu’on veut prouver est donné en amont, par une méthode qui établit un
véritable va-et-vient entre documents textuels et documents iconiques, va-et-
vient dans lequel chacun des deux types de documents endosse à son tour la
fonction de contrôle des hypothèses formulées à partir des informations
données par l’autre pôle. Ce point a été fortement souligné par Panofsky :
Chaque découverte d’un fait historique inconnu, et chaque interprétation nouvelle d’un
fait historique connu, ou bien s’accorderont à la conception d’ensemble qui prévaut, et par là
viendront la corroborer, l’enrichir, ou bien introduiront en elle une modification de détail, si
ce n’est un changement radical, et par là jetteront un jour nouveau sur la totalité des
connaissances précédemment acquises 42.

En conclusion, on peut dire que du point de vue méthodologique,


l’interprétation iconologique et l’interprétation herméneutique partagent un
principe central commun : celui du cercle « en spirale », qui n’est pas un
cercle vicieux.
Outre l’iconologie, il existe encore une autre démarche qui met les images
en relation avec les textes : la sémiotique. On peut en saisir les enjeux et les
présupposés dans un article de Louis Marin, intitulé de façon non équivoque
« Comment lire un tableau 43 ? ». Dans cet article, Marin se donne deux
objectifs : celui de réfléchir sur le tableau comme « objet de lecture » pour le
spectateur et celui de constituer une science « non de la peinture, mais des
signes picturaux 44 ». Dès le début, donc, la référence au langage est explicite et
elle passe par une conception linguistique du visible pictural. L’image étant
signe et le signe étant toujours sinon linguistique du moins structuré comme
un langage, le modèle linguistique pourra donc fonder l’interprétation des
images.
Marin part ainsi d’une analogie entre voir et lire : la lecture d’un tableau
est à la fois parcours du regard et déchiffrement du sens, qui ne sont que le
signifiant et le signifié d’un même signe. Mais il souligne en même temps qu’il
y a une différence entre lire et voir : si le parcours de la lecture est linéaire, le
parcours du regard dans le tableau peut balayer la surface dans plusieurs
directions, puisque les signaux du tableau « ne se développent pas comme une
chaîne linéaire » mais « sont donnés ensemble d’un seul bloc continu sur la
surface plastique 45 ». C’est grâce à ce parcours du regard que nous pouvons
déceler des figures sur la surface de la toile et les mettre en relation les unes
avec les autres. Il faut ajouter que ce parcours n’est pas entièrement libre. Il
suit un certain chemin, un « ordre de lecture » indiqué par le tableau. Il est
réglé par une géométrie 46, comme dans Les Voyageurs au repos de Poussin :
[…] sur le tableau de Poussin, « Les voyageurs au repos », pèse un fort degré de
contrainte marqué par le chemin zigzaguant qui relie le premier plan à l’horizon et qui est
jalonné par trois figures : les masses de rochers et d’arbres focalisent le regard dans une
certaine direction, mais en même temps, ce parcours est un circuit ; le regard est ramené de
l’horizon au premier plan notamment par le jeu des rimes plastiques, […] ici le nuage rime
avec l’arbre 47.

La distinction entre la lecture comme parcours du regard et la lecture


comme déchiffrement du sens correspond aussi à celle entre le plan dénotatif
et le plan connotatif. Du plan de la dénotation, Marin passe au plan de la
connotation lorsqu’il interprète le trajet de l’homme (repos, départ, marche
vers l’horizon) comme « la marque d’une volonté humaine dans la nature 48 »
qui nous renvoie à « la philosophie stoïcienne de Poussin qui exalte la volonté
rationnelle sur les passions et les impressions 49 ».
Dans la vision de la sémiotique, l’image est « un “texte” codé 50 » qui doit
être décodé, lu. Marin reprend ici les trois niveaux de signification de
Panofsky : il distingue entre le niveau du code perceptif et émotionnel, le
niveau du code secondaire qui correspond au niveau iconographique et le
niveau du code tertiaire défini comme une « structure d’opposition à la fois
mythique et plastique » donc qui est en quelque sorte la synthèse d’une
opposition, celle de l’aspect formel et de l’aspect sémantique 51. On voit que le
modèle de Panofsky est compris ici comme un modèle linguistique : Marin
définit l’emboîtement des trois codes les uns dans les autres comme un
système de connotation (selon la formule que Barthes emprunte à Hjelmslev)
et leur articulation comme style.
À ce sens transitif qui relie l’image à ce qu’elle représente, Marin oppose
cependant un deuxième sens, intransitif, c’est-à-dire interne, au tableau. Ce
sens manifeste l’autonomie de l’image et il est primordial pour Marin : selon
lui, le sens d’une image est d’abord pictural 52, les connaissances extérieures
comme l’histoire ou la mythologie jouant un rôle secondaire : « Il existe un
ordre autonome de la peinture qui n’est pas d’abord une référence à un
spectacle du monde ou à un texte littéraire. Le sens est dans le signifiant
comme parcours plastique, sous forme d’une émotion induite dans le
spectateur, émotion qui a cette caractéristique d’être à la fois sentie et
pensée 53. » Deux points sont importants : d’une part, selon la conception
sémiotique, le sens primordial d’une image est non pas d’ordre
représentationnel mais réside dans la structure (le « signifiant ») plastique
elle-même ; d’autre part, ce sens n’est pas représentationnel mais expressif,
puisqu’il réside dans une émotion « sentie et pensée ». Ce qui compte ce n’est
donc pas la relation du « texte » pictural à son dehors, mais ce « texte »
comme structure close sur elle-même, vue dans son autonomie, donc le
tableau comme « ordre autonome de significations ». Le modèle est donc bien
textuel, mais il correspond à la fonction poétique chez Jakobson. Marin
s’intéresse à l’organisation formelle du tableau, à sa composition, aux figures,
à l’expressivité des gestes, au « jeu des matières, des formes et des
couleurs 54 », aux relations internes entre éléments, aux jeux de
correspondances (rappels ou oppositions). L’accent tombe donc sur tout ce
qui, dans l’analyse de Panofsky, n’était qu’un moyen pour la représentation et,
à l’inverse, ce qui était au centre de l’analyse de Panofsky, le sens transitif,
devient secondaire.
D’où l’intérêt de Marin pour la peinture qui n’a pas de sujet mythologique
ou historique et tout spécialement pour la peinture sans référence littéraire.
C’est le cas de beaucoup de natures mortes ou de l’art abstrait, qui substitue
selon lui un code expressif au code représentatif qui dominait la peinture
depuis la Renaissance. En comparant une nature morte de Chardin, Pêches et
raisins, avec une nature morte de Philippe de Champaigne, Marin souligne
ainsi que, chez Chardin, la nature morte est devenue autonome par rapport à
tout discours extérieur : elle « ne chuchote plus une leçon sociale,
philosophique, morale ou religieuse comme chez Champaigne 55 », elle est
« une étude de lumière et de matière 56 » :
Chardin nous rend le service de mettre à nu le niveau profond où se situe la signification
picturale. Négativement, par l’affirmation directe et immédiate de la picturalité, il dénonce la
valeur sociale, culturelle — disons de classe ou idéologique — d’un certain niveau de lecture
du tableau qui dissimulait dans son omniprésence les codes proprement picturaux de
lecture 57.

De même, dans l’art abstrait (Mondrian et Klee), Marin s’intéresse aux


structures élémentaires de la signification picturale, à la peinture comme
« ordre autonome des significations ». Il étudie ainsi l’évolution de Mondrian
vers l’abstraction entre 1904 et 1913, illustrée par L’Arbre rouge (1908-1910),
L’Arbre argenté (1912), Pommiers en fleur (1912), ou encore Composition no 3
(1913). Marin voit donc logiquement dans Composition no 3 l’aboutissement
de la recherche de Mondrian. Le titre lui-même renvoie maintenant à une
composition d’éléments plastiques et non plus à un objet du monde : « Le
tableau n’est plus qu’un système de courbes, d’obliques, de verticales et
d’horizontales modulées par l’orientation, l’épaisseur ou la densité de la
touche colorée, système complexe qui permet au peintre de proférer la parole
picturale pure, l’essence d’un dynamisme libérateur orienté qui ramasse en lui
la puissance terrestre en repos et l’exprime dans l’élan vertical 58 […]. » Le fait
que Marin se soit penché sur Mondrian se comprend : la pratique de
Mondrian semble parfaitement refléter sa conception du sens pictural.
Comme Mondrian, Marin pense que « le sens, la signification en peinture se
définit par le système complexe des éléments plastiques, et non par référence
aux objets de la perception 59 » et que « c’est en perdant cette référence, cette
reproduction du visible, que la peinture rend visible 60 ».
En comparant la lecture iconographique à la lecture sémiotique, on voit
que la première est pour l’essentiel axée sur la dimension sémantique, alors
que la seconde met l’accent sur la syntaxe. Mais la séparation même des deux
dimensions est problématique comme cela a été noté par Max Imdahl qui s’est
donné comme but de réunir l’aspect sémantique et l’aspect syntaxique. Imdahl
part de Panofsky : il se propose de compléter le modèle de l’iconographie et de
l’iconologie par une troisième discipline, qu’il appelle l’iconique (Ikonik) 61.
Selon Imdahl, pour Panofsky, l’image est une entité qui donne lieu à une
vision-reconnaissance, donc une vision qui identifie des objets et des
événements. Une telle conception ne nous permet pas de distinguer entre une
œuvre d’art et les autres types d’images 62. À la vision-reconnaissance, Imdahl
propose donc d’opposer ce qu’il appelle la « vision voyante » (sehendes Sehen),
une vision qui tient compte uniquement de l’aspect formel de ce qui est vu.
Cette vision voyante est sensible à l’atmosphère, au caractère évocateur de
l’image 63. En réunissant l’aspect sémantique — la vision-reconnaissance
(wiederekennendes Sehen) — et l’aspect syntaxique — la vision voyante
(sehendes Sehen) — dans ce qu’il appelle vision-connaissance (erkennendes
Sehen) 64, il va au-delà à la fois de Panofsky et des sémioticiens. Si pour
Panofsky l’œuvre d’art est le lieu de manifestation d’un message
iconographique codé et du sens documentaire d’une époque, et si pour les
sémioticiens la forme picturale elle-même est le support d’une signification
structurée comme langage, pour Imdahl, l’œuvre d’art comme mise en forme
spécifique de la matière visuelle est le lieu d’apparition d’un sens, qui ne peut
être appréhendé que visuellement 65. Autrement dit, à travers la notion de
sehendes Sehen, Imdahl reconnaît à l’image une capacité cognitive et une
dimension de vérité propre et irréductible à toute transcription linguistique.
En ce sens il rejoint la position de Boehm, celle d’une herméneutique de
l’image reconnaissant l’autonomie du visuel comme domaine de sens.
L’EFFICACITÉ DES IMAGES

Le modèle développé par Imdahl constitue le point de passage qui mène


des théories insistant sur l’analogie entre lire et voir aux approches
présentifiantes des images mettant en évidence l’irréductibilité du voir au lire.
Cette distance irréductible entre montrer et dire, entre œuvres d’art plastiques
et textes, a été analysée notamment par Rainer Rochlitz. Selon lui, elle tient
au fait que les premières opèrent au moyen de la perception, par présence
physique, simultanée (peinture, dessin, sculpture, assemblage, installation) ou
successive (cinéma, vidéo, théâtre, danse), alors que les deuxièmes opèrent
par le biais de la lecture successive de signes conventionnels, l’aspect physique
de ces signes n’étant pertinent que pour les différencier les uns des autres 66 :
De par leur caractère « corporel », les formes, les couleurs, les volumes, la réflexion de la
lumière des œuvres visuelles ont — tout comme les œuvres sonores grâce à leurs sons et leurs
rythmes —, un pouvoir évocateur immédiat avant toute signification, elle aussi souvent
importante, mais non définitoire : les œuvres qui s’adressent surtout à la sensibilité ne sont
pas rares. En revanche, l’œuvre littéraire, si elle a bien, notamment en poésie, un pouvoir
sonore et possède un rythme et un style, opère toujours aussi par le biais de son articulation
intelligible ou sa signification ; les poèmes qui n’agissent que par leur musique sont
extrêmement rares 67.

L’immédiateté des effets évocateurs dans le cas des arts plastiques doit sa
puissance, selon Rochlitz, au fait que les images ou les objets sculpturaux
existent dans l’espace, pouvant ainsi devenir, par exemple, « source de
séduction, de menace, d’inquiétude, de malaise physique 68 ». En raison de
leur présence physique dans l’espace, de leur immédiateté, les œuvres visuelles
ont un pouvoir, une efficacité directe sur le corps et l’esprit des récepteurs.
Elles débordent ainsi toujours toute lecture codée.
Nous avons déjà souligné que l’art de la Renaissance, nourri de la Bible,
de mythes et d’allégories, se prêtait bien à un type d’analyse, telle celle de
Panofsky, qui est à la recherche de sources littéraires. Il est tout aussi facile de
trouver des types d’art qui imposent leur présence et efficacité à un niveau
fondamentalement perceptif. C’est le cas par exemple de l’art cinétique, qui
joue surtout sur la perception visuelle (jeux d’optique) et sonore 69. Ce type
d’art opère tout à fait autrement que ne le fait un tableau, déjà parce que
l’œuvre n’est pas statique, mais dynamique. Grâce à des faisceaux de lumière
activés en permanence par un mécanisme, l’œuvre se métamorphose en un
spectacle de lumière. Il ne représente pas mais entraîne le spectateur dans des
expériences perceptives diverses qui vont « du calme à l’agité, du statique au
dynamique, du clair au sombre, de l’ordonné au chaotique 70 ». Ainsi, dans
Grav, œuvre collective de Horacio Garcia Rossi, Julio Le Parc, François
Morellet, Francisco Sobrino, Joël Stein et Jean-Pierre Yraval réalisée en 1963,
le spectateur pénètre dans un labyrinthe où il expérimente des lumières, où il
peut manipuler des objets et produire des bruits, etc. Une telle œuvre agit
essentiellement sur notre perception incarnée et nous invite à interagir
corporellement avec elle. Les œuvres de Julio Le Parc sont particulièrement
représentatives de ce type d’efficacité : le récepteur pénètre dans l’espace
même de l’œuvre et interagit avec elle de l’intérieur. Ainsi, dans Cellule à
pénétrer, le spectateur se déplace à travers un espace dans lequel des miroirs
pendent comme des lambeaux. Dans une autre œuvre, il est invité à pénétrer
dans un espace sombre dans lequel des sortes de poissons-oiseaux créés par
des projections lumineuses donnent l’impression de nager dans l’eau ou de
voler dans le ciel, créant un espace de lumière et de mouvement.
Les approches textualistes ont été critiquées justement parce qu’elles sous-
estiment cette puissance proprement visuelle de l’image comme présence et
notamment la manière selon laquelle à travers les Pathosformeln et d’autres
opérateurs de résonance ou d’empathie, elle opère grâce à des processus
agissant de manière implicite. Cette efficacité des images a été mise en
évidence par Alfred Gell dans L’Art et ses agents 71 et par David Freedberg dans
The Power of Images 72, qui, tous les deux, se sont intéressés aux effets que les
images produisent sur les spectateurs, insistant sur le fait que cette efficacité
est due à leur caractère vivant, animé. Du coup, l’attitude que les spectateurs
adoptent n’est plus une attitude distancée : ils sont pris, happés par les
images. Il faut préciser d’entrée de jeu que, lorsque ces deux auteurs parlent
d’images, ils ne s’intéressent pas particulièrement aux œuvres d’art, bien que
beaucoup de leurs exemples soient des œuvres d’art. Gell souligne ainsi que
l’art est « un système d’action qui vise à changer le monde plutôt qu’à
transcrire en symboles ce qu’on peut en dire 73 ». Il précise que par rapport à
l’analyse sémiotique qui traite les objets comme si c’étaient des textes, sa
propre analyse est plus anthropologique parce qu’elle se préoccupe du rôle des
objets comme médiateurs concrets dans les processus sociaux 74. Selon lui, les
œuvres d’art ne sont pas des objets d’interprétation mais des vecteurs
d’expérience, ce qui veut dire qu’elles agissent sur nous comme des personnes
ou comme des agents sociaux. On retrouve la même conception animiste chez
Freedberg, selon qui l’efficacité des images est fondée sur la croyance que les
corps représentés ont le statut de corps animés, vivants 75. Dans les rituels
africains par exemple, les masques s’animent, agissent comme des êtres
vivants parce qu’ils sont investis par des esprits 76.
Ce principe ne vaut pas seulement pour l’art dit « primitif » mais aussi
pour la peinture et la sculpture occidentales. Freedberg s’intéresse ainsi aux
images qui donnent l’impression d’être réelles, comme par exemple les sacri
monti, les statues en cire, les images du Christ qui tendent à la plus grande
vraisemblance possible, ainsi qu’aux pratiques dans lesquelles les images
apparaissent comme vivantes (tels les crucifix utilisés dans les drames
liturgiques où le Christ a des bras mouvants) ou encore aux visions et rêves
liés aux images qui s’animent et qui jouent un rôle dans la conversion des
saints. Ce caractère vivant des images tient, selon Freedberg, à la croyance
que ce qui est représenté par l’image est effectivement présent en elle 77. Notre
attitude vis-à-vis des œuvres est donc loin d’être distancée : c’est nous qui les
animons, en les traitant comme si elles étaient réelles. Nous ressentons des
émotions, des sensations, comme si nous nous trouvions devant quelque
chose de réel. L’art n’est donc pas séparé de la réalité. La puissance de
présence de l’image est telle que le signe s’efface devant une réalité qui
s’impose à nous :
Mais tout ce qui a trait à la peinture et à la sculpture requiert que nous voyions à la fois
celles-ci et ce qu’elles représentent comme une réalité : c’est sur cette base que nous
réagissons. Répondre à une peinture ou une sculpture « comme si elles étaient réelles » n’est
pas très différent de répondre à la réalité comme réelle 78.

Selon Freedberg, les théories de l’art du XXe siècle (par exemple celle de
Gombrich ou Collingwood) ont négligé cet aspect des images : elles ont sous-
estimé le rôle des émotions et ont privilégié une conception désincarnée et
purement cognitive de l’art 79. Il pense que ce faisant ils ont méconnu le niveau
fondamental de nos réponses face aux images, à savoir la simulation
d’actions, de sensations corporelles, d’émotions. D’où son intérêt pour la
théorie de l’empathie, formulée au XIXe siècle par Vischer et Lipps, mais aussi
pour la théorie des neurones miroirs, donc le mécanisme de la simulation
incarnée telle qu’elle a été analysée par Gallese 80, théorie dont nous avons déjà
souligné l’importance dans le domaine de l’analyse de la compréhension
d’autrui 81. Nous y avons vu que Gallese avait formulé la théorie de la
simulation incarnée pour montrer que nous avons une expérience directe
d’autrui : lorsque nous observons les actions ou les émotions d’autrui, cette
observation active dans notre cerveau les mêmes zones que celles qui sont
activées lorsque nous sommes en train de les expérimenter nous-mêmes. En
collaboration avec Gallese, Freedberg a essayé d’appliquer cette théorie à l’art.
Cette façon de considérer le mode de fonctionnement des œuvres efface en
partie la différence entre nos réactions face à l’art et nos réactions face à la
réalité : nos réponses vis-à-vis de l’art ne diffèrent guère de nos réponses vis-à-
vis de la vie, puisque nous traitons les images comme si elles étaient réelles.
Dans « Motion, Emotion and Empathy », écrit en collaboration avec
Gallese, Freedberg distingue plus précisément quatre types de réponses
principales vis-à-vis des images visuelles 82. Les trois premières concernent
l’engagement empathique du spectateur avec le contenu représentationnel de
l’œuvre. Un premier type de réponse aux œuvres d’art consiste dans
l’engagement avec les gestes, les mouvements et les intentions des autres car,
comme nous l’avons vu, lorsque nous observons un mouvement de quelqu’un
d’autre, les neurones miroirs s’activent dans notre cortex pré-moteur comme
si nous étions nous-mêmes en train d’accomplir ce mouvement ou ce geste 83.
Freedberg souligne que ce qui est en cause ici ce n’est pas la mimèsis du
monde ou d’autres œuvres mais la simulation intérieure du mouvement
corporel perçu 84. Le deuxième type de réponse consiste, selon Freedberg, dans
la reconnaissance des émotions d’autrui qui, selon Gallese, serait aussi fondée
sur l’action des neurones miroirs. Le troisième type de réponse consiste en un
sentiment d’empathie pour les sensations corporelles, telles que la douleur,
comme c’est le cas lorsque nous observons par exemple les corps mutilés
représentés dans les Desastres de la Guerra de Goya ou, de façon générale, des
scènes de martyre. La vue de telles scènes déclenche des émotions, par
exemple de la peur et de l’horreur. Nous avons donc une expérience directe
des émotions des personnages représentés :
À la vue des scènes des Désastres de la guerre de Goya, l’empathie corporelle naît non
seulement comme réaction aux nombreuses figures déséquilibrées, les spectateurs semblant
ressentir eux-mêmes des sentiments similaires de déséquilibre, mais aussi dans le cas des
représentations souvent horribles de chair lacérée ou blessée. Dans ces cas, les réponses
physiques semblent être localisées précisément dans ces parties du corps qui sont menacées,
qui subissent des pressions, qui sont forcées ou déstabilisées. De plus, l’empathie physique se
mue facilement en un sentiment d’empathie pour les conséquences émotionnelles des
manières dont le corps est abîmé ou mutilé 85.

Le quatrième type de réponse est lié à la considération des qualités


formelles de l’œuvre. Dans le cas des œuvres abstraites, nous répondons tout
simplement à la taille de l’objet, à sa couleur, ou bien à la texture de la surface
du tableau. Ainsi, à la vue d’une sculpture de Richard Serra, le spectateur se
sent écrasé par la dimension, le poids de l’œuvre, il pénètre dans l’espace de
l’œuvre, bref, il se sent corporellement engagé avec elle 86. Dans le cas des
œuvres abstraites, l’engagement corporel du spectateur peut être déclenché
aussi par l’observation des traces visibles des gestes créateurs de l’artiste : par
exemple l’observation d’un signe graphique comme une lettre évoque une
simulation motrice du geste requis pour la produire 87. Comme le souligne
Freedberg, le spectateur répond dans ce cas aux mouvements implicites
impliqués dans l’exécution de l’œuvre 88 : coups de pinceaux, drippings comme
chez Pollock, incisions de la toile comme chez Lucio Fontana ou mouvements
de la main comme dans les dessins ou les calligraphies. Selon Freedberg, l’art
abstrait ne provoque pas une « lecture » purement formaliste : ainsi, à la vue
de bords irréguliers, d’incisions, de la texture d’une peinture, nos réponses
sont plus viscérales que ne le dit la critique raffinée 89. Selon lui, l’art abstrait
confirme donc sa théorie, puisqu’il ne représente pas des objets et induit
néanmoins des sensations et des émotions.
La théorie de Freedberg met l’accent non seulement sur l’efficacité des
images mais aussi sur l’absence de solution de continuité entre nos façons de
nous rapporter au monde et nos façons de nous rapporter aux images. Mais
pour mettre en évidence ce phénomène, il a sans doute tendance à exagérer la
parenté entre la perception des images et la perception de la réalité. Par
exemple, en parlant d’une Vénus de Titien 90, il note que le tableau provoque le
désir, voire l’appétit sexuel du spectateur mâle. On a l’impression qu’il pense
que voir une femme nue dans la réalité et la voir dans un tableau c’est la
même chose. Mais, sans nécessairement vouloir nier que le tableau de Titien
puisse produire ce type d’effet, il est évident que ce n’est pas l’effet principal
qu’il provoque. Il en est de cet éventuel émoi sexuel comme des larmes versées
par le spectateur de cinéma lors de la fin tragique du héros : l’effet ne persiste
pas au-delà de la fin du film. Or, comme le montre l’herméneutique, les effets
propres de l’art sont ceux qui continuent au-delà de notre expérience de
l’œuvre et qui transforment notre façon de voir les choses dans la réalité. De
même, Freedberg a raison de montrer que les phénomènes d’animation des
images existent aussi dans l’art occidental et non seulement dans les arts dits
primitifs. Mais s’il choisit de préférence des images comme les sacri monti ou
les statues de cire pour montrer la vivacité des images, c’est qu’il pense que
pour avoir des effets sur nous, elles doivent se rapprocher le plus possible de
la réalité au point d’être prises pour la réalité elle-même. Mais d’une part cela
revient à accorder trop d’importance à des types d’images relativement
marginaux, d’autre part cela risque de nous faire oublier que des images qui
ne sont pas du tout ressemblantes peuvent être tout aussi efficaces, mais d’une
autre manière.
Bien entendu, le fait qu’une image est très ressemblante ne diminue en
rien sa valeur artistique. L’art pictural connaît de nombreuses techniques
artistiques qui réussissent à créer de tels effets de réalité, tel le trompe-l’œil,
technique hautement valorisée dans l’art baroque. Un exemple célèbre est
l’église des Jésuites de Vienne peinte par Andrea Pozzo. La voûte de la nef est
peinte en trompe-l’œil, faisant croire au visiteur qu’il voit la coupole d’un
dôme. Sur la voûte du chœur est peinte une Assomption de la Vierge. Celle-ci
semble nous regarder, quel que soit le lieu où nous nous trouvons, ce qui
semble la doter d’une vie propre, animée. On trouve le même souci de réalité
dans la Corbeille de fruits du Caravage, de la Pinacothèque ambrosienne de
Milan, où le peintre utilise le trompe-l’œil décoratif à l’antique : on a
l’impression que ce qui est en deux dimensions est en trois dimensions et que
la corbeille de fruits est réelle. Et on le trouve aussi, de manière décalée, dans
les tableaux de certains artistes contemporains, dont les tableaux imitent des
photographies. C’est le cas de certaines œuvres de Gerhard Richter, comme
Jour d’été (Sommertag) et Pommiers (Apfelbäume) qui ressemblent à des
photos de paysage, ou encore Betty qui ressemble à et est peinte à partir d’une
photographie de la fille de Richter. En un premier moment, le spectateur aura
tendance à prendre ces peintures pour des photos ; dans un deuxième temps,
il s’étonnera de la capacité de la peinture à créer cette (fausse) impression.
Certaines œuvres de Richter poussent le réalisme jusqu’à brouiller l’image,
créant ainsi l’impression de photographies floues, par exemple Emma (Nu sur
un escalier) du musée Ludwig de Cologne. On peut penser aussi aux tableaux
du peintre autrichien Gottfried Helnwein, par exemple à la série composée de
portraits d’enfants blessés, à la tête bandée ou couverte de sang : The Disasters
of the War et The Murmur of the Innocents, dont certains donnent l’impression
d’être des photos. Leur effet de réalité est intensifié par ce rapprochement
opéré entre art pictural et photographie documentaire.
Georges Didi-Huberman a lui aussi formulé une critique des conceptions
textualistes de l’image. Mais sa critique est tout autre que celle de Freedberg.
Dans Devant l’image 91, Didi-Huberman critique Panofsky, dans le but de
montrer que l’art n’est pas seulement représentation mais aussi présentation.
Il ne nie pas le fait que l’image soit en partie « lisible », mais il affirme qu’elle
n’est jamais uniquement une structure signifiante et qu’elle agit aussi par sa
présence. Il y a donc un voir qui est irréductible à tout savoir, au sens où
« chaque voir met en question et remet en jeu tout un savoir, voire tout le
savoir 92 ». L’image est selon lui toujours une image ouverte, une image
déchirée, écartelée entre représentation et présentation. Une image n’est
jamais uniquement figuration, elle est toujours aussi défiguration, elle ne
relève pas seulement de l’ordre du visible et donc du lisible, mais de ce que
Didi-Huberman appelle le visuel. Le sens de l’image n’est du même coup
jamais un sens unifié, totalisant : il est plutôt de l’ordre de l’énigme, ou d’une
prolifération de sens. Si l’insistance sur le caractère présentifiant de l’image
rapproche Didi-Huberman de Freedberg, il en tire des conclusion très
différentes : il ne pense pas que ce caractère présentifiant aboutit à une sorte
d’indistinction entre l’image et le réel, mais qu’il met en œuvre le pouvoir
propre de l’image comme image, c’est-à-dire comme irréductible à tout
programme représentationnel.
Didi-Huberman montre ainsi que même dans la peinture figurative tout
n’est pas identifiable, au sens où tout ne représente pas un sujet ou un motif.
Dans toute peinture figurative, il y a aussi quelque chose qui « se montre »
sans se laisser référer à des catégorisations et des conceptualisations. Il décèle
ainsi dans les images des éléments qui ne relèvent pas d’une « logique binaire
de l’identité, entre c’est et ce n’est pas 93 », mais d’« une existence quasi de la
figure 94 ». Il donne l’exemple de La Chute d’Icare de Bruegel, dans lequel les
plumes — qui nous indiquent que le corps qui s’est abîmé dans la mer et dont
on n’aperçoit que les jambes est celui d’Icare — se confondent avec l’écume de
la mer, à tel point qu’on se demande si ces « accents de peinture
blanchâtre 95 » sont des plumes ou de l’écume provoquée par la chute du corps
dans la mer :
C’est comme l’écume, et pourtant ce n’est pas cela, tout à fait. Rien, d’ailleurs, n’est là
« tout à fait ». Tout est quasiment. Cela n’est ni descriptif, ni narratif ; c’est l’entre-deux,
purement pictural, pâle, d’un signifié « plume » et d’un signifié « écume » ; autrement dit, ce
n’est pas une entité sémiotiquement stable. Mais alors, pourquoi voit-on des plumes quand
même ? C’est que le même accent se répète, fait constellation, se détache d’un autre fond que
la mer, là où on ne pourra plus déclarer : c’est de l’écume 96.

Dans cet exemple la dé-figuration reste limitée, puisqu’on « sait » que les
détails en question représentent bien, malgré tout, les plumes, même si l’on
pourrait aussi les voir comme représentant de l’écume. Les éléments du
tableau restent définitivement ambigus : on ne peut pas se décider pour l’une
ou l’autre signification, on peut les voir alternativement comme ceci et comme
cela sans qu’aucune signification ne se stabilise.
Mais, en fait, Didi-Huberman ne s’intéresse pas uniquement au caractère
plurivoque de certains détails figuratifs conçu comme ambiguïsation
sémantique mais au fait que cette indétermination sémantique aboutit à un
processus qui subvertit la fonction mimétique, représentationnelle. Il appelle
« pans », « ces éléments non-mimétiques » qui surgissent dans le tableau et
qui sont pour lui de l’ordre de l’indice, ou du symptôme au sens freudien :
Le pan serait donc à définir comme cette partie de la peinture qui interrompt
ostensiblement, de lieu en lieu, ainsi qu’une crise ou un symptôme, la continuité du système
représentatif du tableau. C’est l’affleurement accidentel et souverain d’un gisement, d’une
veine colorés : il fait sens, avec violence et équivoque, comme la blessure sur une peau
blanche donne sens — donne surgissement — au sang qui bat dessous 97.

Comme le « petit pan de mur jaune » proustien 98 et à la différence du


détail qui s’intègre dans le tout, le « pan » est un accident qui « fait
détonation, ou intrusion 99 » dans le figuratif, qui ne peut pas être inclus dans
le tout, qui attire l’attention sur lui-même en tant que présence. Il relève donc
de ce qui est de l’ordre de la présentation dans la représentation. Tapi sous le
voile de la représentation, il le déchire, laissant transparaître la matière, la
couleur.
Didi-Huberman prolonge le geste proustien en attirant l’attention sur
plusieurs autres « pans » dans les tableaux de Vermeer. Dans Jeune fille au
chapeau rouge, le chapeau rouge « ne “ressemble” plus exactement à un
chapeau, mais à quelque chose comme une immense lèvre, ou bien à une aile,
ou plus simplement à un déluge coloré sur quelques centimètres carrés de
toile tendue à la verticale, devant nous 100 ». Dans La Dentellière, à côté du fil
entre les doigts de la dentellière, détail parfaitement repérable, il y a une tache
rouge associée à une tache blanche qui surgit du coussin de la dentellière :
c’est « un pan de peinture rouge » qui « met à mal, voire tyrannise la
représentation 101 ». Ce fil ne ressemble plus à un fil, c’est « comme si Vermeer
s’était intéressé au seul procès — l’effilochement, la coulée — et non à
l’aspect 102 ». À la différence donc du détail, dont la forme se détache
parfaitement du fond, « le pan tend à ruiner l’aspect, à travers le halo, ou la
liquéfaction, ou le poids d’une couleur qui s’impose, dévore, infecte tout 103 ».
Le pan ne cesse pas pour autant de figurer quelque chose, puisque nous
pouvons toujours identifier un chapeau ou bien un fil, mais la figuration de ce
quelque chose est en même temps sa défiguration. Matière et forme
échangent leur place : « […] la forme est le fond, parce qu’elle représente bien
moins qu’elle ne s’auto-présente, en tant que matière et surgissement
coloré 104. » En même temps, cependant, il lui arrive de lire cette défiguration
comme accès à un niveau sémantique plus profond ou du moins à une autre
relation entre modèle et image (une relation non-mimétique). Ainsi il note que
dans La Madone des ombres de Fra Angelico du couvent San Marco de
Florence, qui représente la Madone avec Jésus en conversation avec de
nombreux saints, il y a, en dessous de la couche mimétique, une partie
abstraite composée de plusieurs pans de peinture rouge parsemés d’un jet de
points colorés, partie qui pointe, selon lui, au-delà du modèle de la
représentation vers un autre modèle, celui de l’Incarnation, puisqu’il
ressemble à un geste d’onction 105.
Sur un plan plus général, on peut sans doute dire que l’art moderne dans
son ensemble s’éloigne de plus en plus du modèle représentatif et se
rapproche de ce que Didi-Huberman appelle présentation. Le souci de
Cézanne quand il représente des pommes, n’est pas de rendre les pommes
aussi ressemblantes que possible à des pommes réelles, mais de les recréer, de
faire transparaître leur matière picturale. Et dans ses peintures de la
montagne Sainte-Victoire, si de loin on voit une montagne, de près les
contours empiètent les uns sur les autres : ce sont des sensations colorées,
plutôt que des lignes qui délimitent des formes. De même, dans
l’impressionnisme, avec la disparition de la ligne de contour, la figuration est
construite systématiquement à partir d’éléments non-figuratifs — des touches
de couleurs qui souvent empiètent sur les limites des objets représentés —
comme dans Impression, soleil levant de Monet. À la différence d’un tableau
figuratif classique, où les formes sont dessinées de façon claire, dans les
tableaux de Monet, au fil du temps, les objets se décomposent de plus en plus
en des traits de pinceau ou se dissolvent en des touches de couleurs sans
contours précis. Si on suit l’évolution des séries de nymphéas ou des ponts
japonais, on constate qu’ils deviennent de plus en plus non figuratifs, au point
qu’on a pu dire que la peinture de Monet préfigure l’abstraction. Les tableaux
cubistes eux aussi déconstruisent la représentation : dans les tableaux de
Picasso ou de Braque on voit certes une femme ou une guitare, mais leur
figure est composée à partir de cubes et de facettes, qui en eux-mêmes ne
correspondent pas à des éléments anatomiques déterminés (ou à des parties
spécifiques de la guitare) et ne se laissent jamais absorber totalement en une
représentation cohérente (de femme ou de guitare).
Mais ce sont évidemment les peintures abstraites qui montrent le plus
clairement que le tableau est présentation. Lorsqu’il ne représente plus rien,
l’art met à nu à la fois sa présence et son autoprésentation. Selon Martin Seel,
la peinture abstraite correspondrait ainsi à l’état par défaut de l’image qui
réside dans l’apparaître (Erscheinen) en tant que tel 106. Pour Seel, l’art figuratif
élargit le domaine de l’image parce que dans son cas l’apparaître — qui
constitue son être propre — est présenté pour renvoyer à d’autres
apparitions 107. Selon Seel, pour comprendre l’image, il ne faut donc pas partir
de la peinture représentative comme le font la plupart des théories de l’image,
mais de la peinture non figurative, puisque c’est elle qui met en évidence le
fait que toutes les images sont d’abord des présentations : si la plupart des
images représentent quelque chose, toutes les images présentent quelque
chose, car dans toute représentation picturale la présentation est toujours déjà
contenue 108.
On voit bien qu’à la fois Freedberg, Didi-Huberman et Seel s’intéressent à
ce qui fait la spécificité des images par rapport aux textes. Leur souci est de ne
pas réduire l’image à quelque chose qui serait à lire. Pour cette raison, ils
mettent l’accent sur la présentation. Tout cela nous rappelle l’importance du
processus de la perception dans l’art visuel. Mais en même temps, l’art visuel
ne saurait être réduit à la perception, et donc pas non plus à la présence
sensible. D’ailleurs, ce n’est pas ce que soutiennent ceux qui critiquent les
conceptions « textualistes » des images, et plus précisément des peintures
(conçues comme œuvres d’art). Ils reprochent plutôt aux lectures textualistes
d’être unilatérales et de rester aveugles (c’est le cas de le dire) à l’autre
dimension de toute image, dimension qui est la condition pour
qu’éventuellement une signification mimétique puisse être mise en œuvre : le
fait que quelque chose apparaît, se donne à voir.
VERS UNE HERMÉNEUTIQUE
DES IMAGES

Heidegger et Gadamer se sont tournés tous les deux vers les œuvres d’art
visuelles ainsi que vers les relations entre textes et images dans le cadre de ce
qui se veut une théorie herméneutique générale de l’art. Du même coup, ce
qui les intéresse primordialement, ce n’est pas tant la différence entre texte et
image que ce qui leur est commun. Car contrairement à ce qui est le cas par
exemple chez Freedberg, c’est bien l’image en tant qu’art qui intéresse
l’herméneutique. Ou pour le dire autrement : l’herméneutique s’interroge sur
l’ontologie de l’image dans le cadre d’une ontologie de l’art, et du même coup
elle ne propose pas une théorie générale de l’image mais uniquement de
l’œuvre d’art visuelle.
Dans L’Origine de l’œuvre d’art, où il expose sa théorie de l’art comme
vérité, Heidegger prend à plusieurs reprises des exemples d’œuvres d’art
plastiques. Nous avons déjà rencontré l’exemple du temple grec qui met en
évidence, selon lui, le fait que l’œuvre d’art ouvre un monde, tout en révélant
la terre 109. Mais le passage le plus célèbre concernant la question de l’image
est son interprétation d’un tableau de Van Gogh représentant une paire de
chaussures. Je n’en retiendrai qu’un aspect, à savoir la manière dont
Heidegger, dans son interprétation, prend en compte le fait que ce qu’il
entreprend d’interpréter est une œuvre d’art visuelle. On a souvent reproché à
sa démarche de n’accorder guère d’importance à la dimension purement
visuelle de l’œuvre et d’opérer un court-circuit entre la représentation (des
chaussures) et ce qui est représenté (des chaussures de paysanne, d’après
lui) 110. Pourtant sa démarche n’est pas représentationnaliste au sens strict du
terme. D’une part, pour lui, ce n’est pas l’image en tant qu’image qui est le
support d’interprétation mais bien l’image en tant qu’œuvre d’art : sa capacité
de révélation ontologique tient au fait que c’est une œuvre d’art et non pas au
fait que c’est une image : toute image d’une paire de chaussures n’a pas la
capacité de révélation ontologique du tableau de Van Gogh. En deuxième lieu
Heidegger intègre bien dans son analyse que c’est à travers l’image que l’œuvre
d’art opère dans ce cas. Il insiste notamment sur le fait que son interprétation
est ancrée dans l’expérience directe de ce qui se donne à voir : « Nous n’avons
rien fait que nous mettre en présence du tableau de Van Gogh. C’est lui qui a
parlé. La proximité de l’œuvre nous a soudain transporté ailleurs que là où
nous avons coutume d’être 111. » Heidegger reconnaît donc la dimension
visuelle de l’expérience (on se met en présence de l’œuvre) mais il précise que
cette dimension est celle d’une œuvre d’art qui opère visuellement : c’est parce
qu’il s’agit d’une œuvre d’art que cette expérience nous transporte ailleurs,
dans le domaine d’une révélation ontologique.
Cependant, en même temps, Heidegger dit que le tableau de Van Gogh
« parle », donc, c’est du moins ce qu’on peut supposer, qu’il ne se borne pas à
être présent. Pourquoi le tableau parle-t-il ? Pourquoi Heidegger n’écrit-il pas
que le tableau « montre » ? On peut supposer qu’il veut dire en réalité que le
tableau parle en montrant. Et il est vrai que sa description présuppose une
expérience de qualia, par exemple lorsqu’il fait référence à l’« obscure intimité
du creux de la chaussure 112 », au cuir « marqué par la terre grasse et
humide 113 ». Mais on se rend compte aussi que ces qualia sont d’entrée de jeu
transcendés dans une interprétation sémantique posée de manière
apodictique, comme c’est le cas pour le cuir à propos duquel Heidegger décide
d’entrée de jeu qu’il est « marqué par la terre grasse et humide », ce qui à son
tour découle de la certitude elle aussi apodictique que les souliers en question
sont des souliers de paysan et non de citadin. C’est peut-être à cette jointure
entre l’expérience visuelle — qui est en elle-même déjà une expérience de
sens — et l’interprétation sémantique — qui fonctionne comme une variante
spécifique d’interprétation iconologique, le « texte » posé en amont étant ici la
philosophie de Heidegger lui-même — que finalement cette interprétation
échoue à rendre justice au tableau de Van Gogh.
Dans Vérité et méthode, Gadamer s’intéresse au statut ontologique des
images dans le cadre de sa théorie générale de l’art. Sur ce point il met donc
ses pas dans ceux de son maître. C’est la théorie générale de l’art qui
l’intéresse et il souligne dans de nombreux textes que ce qui importe c’est ce
que l’art poétique et l’art plastique (mais aussi la musique) ont en commun
ainsi que leur rôle dans la constitution de notre culture 114. Cependant cela ne
l’empêche pas de développer une réflexion spécifiquement consacrée à
l’image.
À première vue Gadamer semble encore plus « textualiste » que
Heidegger. En effet, il établit une analogie forte entre texte et image, allant
jusqu’à parler de « lecture » des images. Mais il n’entend pas par là la même
chose que l’iconologie ou la sémiotique. Il s’intéresse en fait, au-delà de la
lisibilité des images, à leur visibilité ou plutôt à leur aspect visuel comme le
font les approches présentifiantes des images. Tout comme celles-ci, il met en
avant d’abord l’efficacité des images, la façon dont elles agissent sur nous. Il
ne voit pas les tableaux comme des objets à interpréter mais comme des
vecteurs d’expérience. Cependant, à la différence des approches
présentifiantes, pour Gadamer, tout comme pour Heidegger, présence et sens
coïncident, ce qui veut dire que, selon lui, il n’y a pas de perception pure qui
déborde le processus signifiant. Au contraire, c’est le processus signifiant qui
transfigure les données de la perception. Mais quelles sont les modalités de ce
processus signifiant ? Est-ce que le tableau parle, comme chez Heidegger ?
Dans Über das Lesen von Bauten und Bildern, Gadamer distingue deux
questions différentes qui se posent par rapport à une œuvre d’art visuelle :
celle de son interprétation iconographique, c’est-à-dire la description de ce qui
est représenté, et la question de savoir ce que nous dit l’image 115. Cette
deuxième question reste pour lui pertinente, même lorsque nous sommes
incapables d’identifier son contenu iconographique 116. Par exemple personne
ne sait exactement ce que représente La Tempête de Giorgione : est-ce une
scène de genre ou est-ce une composition allégorique ? Et pourtant l’œuvre
fait sens, elle est porteuse de significations très riches. De même, nous avons
vu que, dans beaucoup de peintures, certains éléments visuels restent
ambigus : nous pouvons penser que cela peut être ceci ou cela sans avoir des
raisons décisives pour nous décider pour l’une ou l’autre interprétation,
comme l’ont montré Gombrich, ou encore Didi-Huberman (dans sa
discussion sur les « pans »). Et pourtant cela n’empêche pas le tableau en
question de demeurer signifiant, d’avoir du sens. Selon Gadamer, la
compréhension d’une œuvre d’art ne se réduit donc pas à ce que nous
enseigne l’iconographie.
Une deuxième différence consiste dans le fait que si l’iconographie essaie
de reconstituer le contexte d’origine de l’œuvre, l’herméneutique
gadamérienne s’intéresse plutôt à ce que l’œuvre nous dit au moment où nous
la regardons. Gadamer part en effet de l’idée que la signification de l’œuvre ne
se réduit pas à la reconstruction historique du contexte d’origine : l’œuvre
nous interpelle à chaque fois de façon nouvelle 117. L’herméneutique est l’art de
laisser parler à nouveau une œuvre. Elle apparaît ainsi comme une alternative
à la fois à l’analyse historique contextuelle à la Panofsky mais aussi à l’étude
formaliste des images. On pourrait dire que l’iconologie et l’analyse formelle
veulent faire parler l’œuvre, l’herméneutique la laisse parler. Or, pour la laisser
parler, nous devons la « lire » comme nous lisons un texte. C’est pour cette
raison que Gadamer établit une analogie entre lire et voir :
De cette manière, la lecture me semble effectivement un prototype pour la tâche qui est
assignée à toute contemplation d’œuvres d’art et particulièrement aux œuvres d’art plastique.
Il s’agit de lire, avec toutes les anticipations et les retours en arrière, avec cette articulation
croissante, avec ces sédimentations qui s’accumulent, si bien que, à la fin d’une telle
performance de lecture, la figure dans toute sa diversité articulée se réduit néanmoins à
l’unité d’un dire (Aussage) 118.

L’analogie avec la lecture est donc utilisée par Gadamer à un double


niveau. D’abord elle doit montrer qu’on ne peut pas comprendre une œuvre
d’art d’un coup mais que nous devons construire son sens petit à petit et que
ce processus est un processus de construction d’une figure temporelle 119. Mais
en un deuxième moment, ce processus temporel doit néanmoins fusionner
(zusammenschmelzen) dans l’unité d’un propos.
Certes, on soutient traditionnellement que nous pouvons percevoir de
façon quasi instantanée un tableau dans sa totalité (vision gestaltiste) au sens
où nous voyons tout de suite ce que l’image représente. Même si on laisse de
côté le cas des images mouvantes, comme le cinéma, qui sont par définition
temporellement constituées, cette conception pose problème : même dans une
image immobile, la vision d’ensemble « instantanée » ne nous donne pas accès
à l’identité de l’œuvre comme propos (Aussage). On peut rappeler ainsi avec
Rainer Rochlitz que si « on a bien une “vision d’ensemble” d’un tableau, […]
elle n’est pas identique à la compréhension et à l’évaluation critique de
l’ensemble, qui sont des constructions intellectuelles a posteriori, nécessitant
un parcours temporel 120 ». C’est donc une chose d’avoir une vue d’ensemble
d’un tableau et autre chose de le comprendre dans toute sa profondeur, de
voir son propos, c’est-à-dire d’en faire l’expérience au sens plein du terme.
Cela est valable non seulement pour les images mais aussi pour la sculpture et
l’architecture, donc pour tous les arts plastiques : « nous construisons et lisons
des images », « nous “arpentons” », « nous “parcourons” une architecture 121 ».
Prenons une œuvre architecturale, par exemple une cathédrale. Pour
construire le propos de l’œuvre nous devons suivre un parcours temporel
propre, en regardant la façade, en faisant attention aux histoires qui sont
racontées en pierre ou sur les vitraux. Nous devons faire le tour du bâtiment,
regarder l’espace environnant. Nous devons arpenter et parcourir la
cathédrale de long en large :
Il faut y aller et y entrer, il faut en sortir et en faire le tour, il faut le parcourir soi-même
et s’approprier peu à peu ce que cette configuration promet d’élévation à notre propre joie de
vivre 122.

Selon Gadamer, comprendre un tableau, une sculpture ou un édifice,


donc une œuvre d’art qui se constitue à travers la vision et la spatialité, ne se
réduit pas à comprendre ce qui est représenté ou donné à voir. Saisir le
propos d’une œuvre d’art demande un type d’attention spécifique : nous
devons séjourner (verweilen) auprès de l’œuvre. C’est dans ce type spécifique
d’attention que se situe la nature de l’expérience de l’œuvre d’art 123 :
[…] dans l’expérience de l’art il s’agit d’apprendre à s’attarder, d’une manière spécifique,
auprès de l’œuvre d’art. Cette façon de s’attarder se distingue manifestement des autres en ce
que cela ne devient pas ennuyeux. Plus on s’attarde auprès de l’œuvre pour se laisser entraîner
par elle, plus elle nous parle et plus elle nous paraît multiple et riche. L’essence de
l’expérience du temps propre à l’art consiste en ce qu’elle nous apprend à nous attarder. Peut-
être est-ce cela qui correspond, au sein de la finitude qui nous est impartie, à ce qu’on appelle
l’éternité 124.

La différence dont parle Gadamer est celle entre l’attention commune et


l’attention esthétique. La richesse, la complexité, la profondeur de l’œuvre ne
se révèle qu’à celui qui prend le temps de l’explorer. Ce n’est que de cette
façon-là qu’on découvre des aspects nouveaux, inédits, qu’on n’avait pas
aperçus auparavant. Pour mettre en évidence cette distinction dans le cas de
l’œuvre visuelle, nous pouvons distinguer entre voir et regarder une œuvre.
Lorsque Gadamer établit une analogie entre texte et image, il a en vue en
fait d’entrée de jeu la lecture des textes éminents, donc des textes littéraires, et
non pas celle de n’importe quel texte. Ce qu’il dit à propos de notre expérience
des textes littéraires peut donc nous servir pour mieux comprendre la
spécificité de l’expérience des œuvres d’art visuelles comparées aux images
banales. La lecture d’un texte banal est selon lui une lecture téléologique qui
vise un sens final. Elle va ainsi d’une appréhension du tout vers une
appréhension des détails et des détails de nouveau vers la totalité, dans
l’expectative d’atteindre au plus vite l’unité du sens final. Dans le texte
littéraire nous ne nous précipitons pas vers un sens final, mais « nous nous
arrêtons constamment, revenons sur nos pas et découvrons à chaque fois de
nouvelles constellations de sens et de sons qui nous ouvrent à
l’autoprésentation du langage 125 ». La lecture littéraire ne va donc pas
uniquement vers un sens final mais elle revient en arrière, elle recommence,
elle découvre de nouvelles relations de sens. De cette façon, nous pénétrons de
manière toujours plus profonde dans « le volume » du texte 126, c’est-à-dire
dans « la richesse des réalités sonores et des constellations de sens toujours
changeantes qui ne s’épuisent pas en une simple téléologie du sens 127 ».
Dans le cas des images, Gadamer ne fait pas de distinction explicite entre
deux types d’images mais on peut transposer la distinction qu’il fait entre la
lecture banale et la lecture littéraire dans le domaine du visuel. Pour montrer
la spécificité de la lecture de l’image en tant qu’œuvre d’art par rapport à
d’autres types d’images, je partirai d’une comparaison entre un tableau et une
image publicitaire. Prenons d’un côté une affiche publicitaire pour Coca-Cola
qui représente une bouteille et une peinture d’Andy Warhol : Coca Cola,
3 Bottles (1962). Pourquoi nous attardons-nous auprès des trois bouteilles
d’Andy Warhol, alors que nous ne regardons pas de la même façon une affiche
publicitaire ? L’efficacité de l’image publicitaire tout comme celle du tableau
réside dans le fait qu’elle agit sur nous. Mais ils n’agissent pas de la même
façon. L’image publicitaire agit uniquement si elle atteint son but, donc si
nous achetons le produit qu’elle promeut, dans notre cas, du Coca-Cola. La
lecture de la publicité peut donc être considérée comme une lecture
téléologique. L’image publicitaire ne nous retient pas de la même façon qu’un
tableau parce que son but ne se situe pas en elle-même. La publicité est une
copie, une imitation de la réalité : elle ne fait que reproduire une bouteille de
Coca-Cola réelle. Elle diffère donc des peintures d’Andy Warhol. L’intention
de Warhol n’est pas de nous faire acheter le produit, son propos est artistique
et plus précisément méta-artistique : l’art est à sa manière une publicité, il est
aussi un produit à consommer, il est jetable, reproductible, multipliable, etc.
Par ailleurs Warhol peint non pas une mais plusieurs bouteilles de Coca et à
travers cette sérialité il fait allusion à la société de consommation ou à la
production de masse 128.
Ce qui vaut pour Warhol vaut a fortiori pour les œuvres d’art plus
classiques. Prenons la Corbeille de fruits du Caravage. Le but de cette nature
morte se situe dans le tableau lui-même et non pas à l’extérieur de lui : si nous
voyons cette corbeille nous ne pensons pas à aller acheter des fruits, mais
nous contemplons les fruits (re)présentés par et dans l’œuvre 129. Nous ne nous
contentons pas d’une vue d’ensemble du tableau, mais nous nous attardons,
nous séjournons auprès de lui. En un premier moment nous le regardons dans
son ensemble : nous voyons une pyramide de fruits composée de pommes, de
raisins, de figues et d’une pêche dans une corbeille en osier. Nous sommes
tout de suite frappées par ces fruits qui semblent presque réels. Si nous les
regardons de plus près, nous découvrons des détails que nous n’avions pas vus
au début, par exemple nous nous apercevons que les pommes sont véreuses,
que les figues ont la peau striée et que les feuilles de vigne sont flétries, que
d’autres feuilles sont trouées ou que leurs bords sont irréguliers. Nous
remarquons l’éclairage qui met en valeur les fruits, la façon hyperréaliste dont
ils sont peints à l’aide du trompe-l’œil décoratif à l’antique : nous avons
l’impression que le tableau a de la profondeur et que la corbeille se situe très
près de son bord — qui coïncide avec le bord de la table sur laquelle se trouve
le panier —, qu’elle dépasse même ce bord et que les deux raisins pendent vers
nous. En même temps le tableau nous interroge : pourquoi ces signes de
flétrissure ? Est-ce que cette corbeille de fruits nous dit quelque chose sur la
nature éphémère des choses ? Nous allons ainsi de l’appréhension du tout vers
une appréhension des détails et, en sens inverse, des détails vers la totalité,
des questions vers les réponses et des réponses vers de nouvelles questions,
accédant ainsi peu à peu au propos de l’œuvre.
On peut ainsi affirmer avec Gadamer que « dans la mesure où nous
séjournons, nous demeurons auprès de l’œuvre d’art (Kunstgebilde) qui, en
tant que tout, ne cesse de devenir plus riche et plus variée 130 ». Cependant,
comme le note encore Gadamer, « on ne parcourt jamais un tableau de la
même façon qu’un autre, par exemple aussi vite ou aussi lentement 131 ».
Chaque œuvre d’art nous fait donc parcourir le temps à sa façon, selon un
rythme qui lui est propre 132. Ainsi, si nous comparons la façon dont nous nous
attardons auprès du tableau de Caravage à la façon dont nous nous attardons
auprès du tableau de Warhol, on peut supposer que la plupart des spectateurs
s’attardent plus devant le tableau de Caravage et moins devant les trois
bouteilles de Coca-Cola de Warhol. On peut se demander pourquoi on
s’attarde plus devant l’œuvre du Caravage que devant les trois bouteilles de
Warhol. Peut-être est-ce parce que le tableau de Warhol ressemble pour nous
à une publicité, puisque nous voyons quotidiennement des bouteilles de Coca-
Cola et que l’œuvre nous intrigue — donc sollicite notre intellect davantage
qu’elle ne nous invite à un parcours visuel complexe. L’effet principal de cette
œuvre est plutôt rétroactif : ce n’est peut-être qu’une fois que nous avons vu
l’œuvre que nous commençons à y penser. C’est encore beaucoup plus évident
dans le cas de l’art conceptuel où la dimension perceptive est seulement le
chemin vers l’œuvre qui, elle, est une réalité purement mentale qui doit être
construite ou reconstruite par nous-mêmes dans notre esprit.
Une autre analogie entre la lecture des textes et la lecture des tableaux
nous permet d’avancer un peu plus loin dans notre réflexion. Selon Gadamer,
dans le cas de la lecture d’un texte banal, le texte n’est que porteur de sens et
une fois que ce sens a été saisi, il disparaît (par exemple une fois que nous
avons lu une lettre, nous la mettons de côté). Les textes littéraires en revanche
ne disparaissent pas car, dans l’œuvre littéraire, il y a quelque chose qui
résiste à une intégration pure et simple du sens. Nous ne comprenons jamais
l’ensemble entièrement ou de façon définitive, pour qu’on puisse dire que
nous en avons fini avec l’œuvre : « Dans l’existence de l’œuvre, le comprendre
fait l’expérience de la profondeur et de l’insondabilité de son sens 133. » Dans le
cas de la lecture littéraire, le langage acquiert donc une présence particulière
car les textes littéraires ou éminents ne renvoient pas seulement à quelque
chose du monde, mais ils renvoient aussi à eux-mêmes 134. Les paroles d’un
texte littéraire « ne s’épuisent pas dans une simple transmission » mais « se
présentent elles-mêmes, dans leur teneur, dans leur propre réalité sonore et
dans leur richesse de sens 135 ». Cette différence est aussi celle entre la
polyphonie de l’œuvre littéraire où toutes les strates entrent en résonance les
unes avec les autres et la « monophonie » des autres textes 136.
Ce qui vaut pour le texte vaut aussi mutatis mutandis pour le tableau : la
Corbeille de fruits du Caravage renvoie certes au monde, elle a une référence,
car nous reconnaissons une corbeille de fruits dans le tableau. Mais, en même
temps, l’œuvre renvoie à elle-même, elle s’autoprésente à travers ses formes, sa
matière et ses couleurs chatoyantes. Nous regardons la construction
géométrique de l’ensemble, la façon décorative de peindre les fruits, la
lumière, la texture des fruits, l’assemblage de couleurs automnales. Gadamer
utilise le mot Gebilde (« œuvre-ensemble ») au lieu du terme Werk (« œuvre »),
pour désigner cette spécificité constructive de l’œuvre, parce que ce terme met
en évidence le fait que l’« œuvre-ensemble » (Gebilde) n’est pas une
construction qui suivrait un plan prédéterminé, mais une dynamique de
« mise en œuvre » qui élabore sa propre configuration 137 :
Non, une œuvre-ensemble (Gebilde) n’est justement pas construite ; ce qui implique que
nous devons revenir sur toutes nos constructions, y compris les tentatives de compréhension
que nous appliquons à l’œuvre-ensemble (Gebilde). Nous devons toujours revenir de façon
nouvelle à l’œuvre-ensemble (Gebilde) 138.
L’expérience de l’œuvre d’art est donc une expérience sans fin assignable,
une expérience sans cesse relancée. Dans chacun des retours à l’œuvre, celle-ci
devient à chaque fois de nouveau présente. Dès lors que nous avons vu une
œuvre nous ne l’avons pas épuisée mais nous pouvons toujours la revoir et, à
chaque fois, d’autres significations, d’autres aspects se révèlent à nous. Ce
mode d’efficacité de l’art visuel rappelle la façon dont Proust décrit
l’expérience musicale de Swann : Swann écoute à chaque fois de façon
nouvelle la sonate de Vinteuil et à chaque moment de son existence elle lui
apparaît de façon différente, à chaque audition il devient attentif à des
passages auxquels il n’avait pas fait attention la première fois et qui font
naître en lui des sensations et des sentiments nouveaux.
L’image artistique, comme toute œuvre, est donc de l’ordre de ce
qu’Aristote appelait energeia ou entelecheia, donc quelque chose qui est en
devenir plutôt que d’être comme un ergon 139. Elle acquiert une présence
chaque fois qu’elle est actualisée par les spectateurs, son sens n’est pas épuisé,
une fois que nous avons regardé un tableau. Le fait que nous retournons sans
cesse à l’œuvre montre qu’elle ne cesse de nous interpeller toujours de façon
nouvelle. Gadamer exprime cette particularité de l’œuvre en disant que la
manière d’être de l’art est d’être une « effectuation » (Vollzug) 140.
C’est grâce à cette notion d’effectuation que l’interrogation herméneutique
peut aller au-delà des théories qui opposent effets de présence et
herméneutique 141. Selon Gadamer, il n’y a pas de présence en dehors de la
signification, car l’œuvre acquiert justement une présence à travers la
compréhension. C’est cela la vérité d’effectuation (Vollzugswahrheit) 142 de
l’œuvre d’art :
Ce que nous pouvons saisir dans une œuvre d’art, qui a son être dans son effectuation,
grâce à l’objectivation et à la méthode scientifique, reste nécessairement secondaire et dans
cette mesure presque faux. La vérité que nous cherchons dans le discours de l’art ne peut être
atteinte qu’à travers son effectuation 143.

Ou, pour reprendre les termes de Martin Seel, « comprendre quelque


chose comme présentation (Darbietung) dans le médium d’une apparition
configurationnelle est une action de la compréhension et pas n’importe
laquelle ; car ce n’est qu’à travers elle que nous avons accès au processus des
œuvres respectives. Cette compréhension n’est pas seulement une étape
initiale de la rencontre avec les objets de l’art, c’est en lui que cette rencontre
se déroule 144 ».
En partant de la question de la lecture herméneutique des images, nous
sommes arrivés ainsi à la question de leur présence. Par rapport aux deux
autres démarches discutées auparavant qui partent de l’analogie entre texte et
image (iconographie et sémiotique), l’herméneutique ne se place plus au
niveau de la méthode mais à un niveau ontologique : le spectateur n’est pas
devant l’œuvre visuelle comme devant un ensemble de signes à identifier, il est
« pris » dans l’image. Gadamer souligne ainsi que, « lorsqu’une œuvre nous
touche, alors il n’y a plus là d’objet devant nous que nous embrassons du
regard et que nous examinons en vue d’en concevoir le sens » mais que
« l’œuvre est un événement », qu’« elle nous assène un coup, [qu’]elle nous
renverse en instituant un monde propre dans lequel nous sommes pour ainsi
dire aspirés 145 ». Il s’intéresse donc à un plan d’expérience qui est antérieur à
celui de la relation sujet-objet. Sur ce point, l’herméneutique rejoint
l’anthropologie de l’art : les deux mettent l’accent sur notre expérience des
images et sur leur efficacité, sur la façon dont elles agissent sur nous et nous
transforment 146. Mais à la différence de l’anthropologie de l’art qui s’intéresse
à l’œuvre d’art comme image, l’herméneutique s’intéresse aux images comme
œuvres d’art. Si l’anthropologie des images s’intéresse uniquement aux effets
produits par les images, l’herméneutique met l’accent sur le contenu de vérité
de l’œuvre.
Pour conclure, on peut dire que, pour l’herméneutique, l’image est à la
fois représentation et présentation. Gadamer articule très clairement ces deux
aspects, en situant l’essence de l’image entre deux extrêmes : le signe qui est
pur renvoi et le symbole qui a une fonction de suppléance (Vertreten) 147. Selon
lui, l’image a quelque chose du signe et quelque chose du symbole, sans pour
autant se réduire à l’un ou à l’autre. Comme le signe, elle renvoie à ce qui se
(re)présente dans l’image. Mais à la différence du signe qui détourne
l’attention de lui-même pour renvoyer à quelque chose qui est absent, l’image
rend présent ce qui est représenté.
Représentation ne signifie pas ici qu’une chose vaut pour une autre ou qu’elle est là de
façon inauthentique et indirecte comme si elle n’était qu’un substitut, un ersatz. Le représenté
y est bien plutôt là lui-même, en personne, et il y est selon le seul mode de présence par lequel
il puisse être purement et simplement présent. Appliqué à l’art, se trouve retenu quelque
chose de cette présence, de cet être-là par et dans la représentation 148.

C’est pourquoi l’image est symbolique : comme le souligne Gadamer « le


symbolique ne renvoie pas seulement à une signification, mais il rend celle-ci
présente, il “représente” cette signification 149 ». Pour le montrer, il prend, tout
comme le font Freedberg ou Didi-Huberman, l’exemple d’une image religieuse
car celle-ci met en évidence de la façon la plus claire le fait que l’image n’est
pas la copie d’un être mais qu’elle lui est ontologiquement liée :
Or, il est manifeste que seule l’image religieuse met pleinement en valeur la véritable
puissance ontologique de l’image. Car on peut vraiment dire de la manifestation du divin que
ce n’est que par la parole et l’image (Bild) qu’elle prend corps en image (Bildhaftigkeit). La
signification de l’image religieuse est donc exemplaire. Elle atteste avec une clarté
incontestable que l’image n’est pas la copie d’un être qui a été copié mais qu’elle lui est
ontologiquement liée. L’exemple prouve que l’art, comme tel et dans un sens universel,
confère à l’être un surcroît d’incarnation en image 150.

Pourtant l’image ne coïncide pas non plus totalement avec le symbole, car
son rôle n’est pas de suppléer ou de tenir lieu, mais d’apporter un surcroît de
signification incarnée. Ce qui est représenté par l’image, c’est-à-dire le modèle,
« est davantage présent, de manière plus authentique, tel qu’il est en
vérité 151 ». La représentation est une présentation de quelque chose qui prend
chair dans l’image, qui se révèle en elle et à travers elle.
Au vu de cette conception présentifiante de la vérité imagée, il n’est pas
étonnant que lorsque Gadamer thématise la parenté entre texte et image, il
s’éloigne radicalement de l’iconologie. Pour lui la parenté réside dans le fait
que texte et image, dès lors qu’ils sont des modalités de manifestation d’une
œuvre d’art, partagent une même capacité de faire advenir la vérité (donc la
« signification ») comme présence. Si le texte se voit accorder une place
importante, ce n’est pas parce que l’œuvre d’art visuelle serait l’application
d’un programme d’ordre discursif (comme c’est le cas pour l’iconologie), mais
parce que le texte nous rappelle que l’œuvre d’art signifie toujours, ce que nos
conceptions de l’image nous font parfois oublier. Mais on pourrait sans doute
ajouter que pour comprendre en quoi consiste la spécificité d’un texte qui est
une œuvre d’art, nous aurions intérêt à le penser par rapport à l’œuvre d’art
visuelle, car celle-ci nous rappelle plus aisément que l’œuvre d’art est aussi
toujours présence, même lorsqu’elle se manifeste comme texte.
Les réflexions de Gadamer montrent qu’il est possible de développer une
véritable herméneutique des images qui tient compte de ce qui est commun
aux arts et qui permet d’établir une analogie entre lire, voir et entendre, mais
qui reconnaît aussi ce qui fait la spécificité des images, à savoir le fait qu’elles
« montrent ». L’approche herméneutique permet ainsi de rendre compte à la
fois de la question de la perception de l’image, de l’incarnation matérielle de
l’œuvre, donc du matériau (ou de ce que Heidegger appelle la « terre »), mais
aussi de son monde et de la façon dont les images agissent sur nous, donc de
la façon dont ce monde entre en interaction avec le nôtre et le transforme. Si
par ailleurs on accepte l’idée défendue dans cet ouvrage, à savoir que
l’émotion et la perception sont elles aussi de l’ordre de la connaissance, alors
ces dimensions doivent aussi être intégrées dans une telle herméneutique des
images, qui cesserait ainsi d’opposer l’émotion et la « cognition », comme le
fait encore Freedberg. L’herméneutique des images comme œuvres d’art
devrait ainsi viser à rendre compte de la « vision-connaissance » au sens
d’Imdahl, c’est-à-dire d’une vision qui réunit à la fois la « vision-
reconnaissance » et la « vision voyante ».
APPENDICES
Remerciements
L’École des Hautes Études en Sciences Sociales a été le cadre d’un séminaire que j’ai donné
pendant plusieurs années sur l’herméneutique. C’est le point de départ de cette réflexion sur
l’herméneutique et les sciences humaines et sociales. Je remercie tout particulièrement Jean-Marie
Schaeffer qui m’a soutenu tout au long de ce projet et dont les conseils et les suggestions m’ont été très
précieux.

J’ai pu écrire ce livre grâce à un contrat postdoctoral à la Dahlem Research School de l’Université
Libre de Berlin et mon invitation comme Research-fellow par l’Exzellenzinitiative « Principles of
Cultural Dynamics ». Je tiens à remercier le professeur Joachim Küpper et le Dahlem Humanities
Center.

Mes remerciements vont aussi à Nathalie Heinich qui m’a invitée au colloque « Par-delà le beau et
le laid : les valeurs artistiques », organisé par le CRAL, EHESS, 24-25 octobre 2012, colloque qui m’a
permis de publier une vue synthétique de ma conception de la signification artistique sous le titre « La
significativité » (Par-delà le beau et le laid : Enquêtes sur les valeurs de l’art, Presses Universitaires de
Rennes, collection « Aesthetica », 2014, p. 139-150) et à Philippe Roger qui m’a donné l’occasion de
diriger un numéro spécial de la revue Critique « Où va l’herméneutique ? », no 817-818, juin-juillet 2015.

Last but not least, je remercie Éric Vigne qui a accepté de publier cet ouvrage.
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Notes
PROLOGUE
LE QUESTIONNEMENT HERMÉNEUTIQUE
ET SON RAPPORT AUX SCIENCES
1. Paul Ricœur, Temps et récit I. L’intrigue et le récit historique, Seuil, coll. Points essais, 1983,
p. 114. J’emprunte cet exemple à Paul Ricœur.
2. Voir Martin Heidegger, Être et Temps, traduit de l’allemand par Emmanuel Martineau,
Authentica, 1985, p. 73-74 ; Sein und Zeit [1927], Max Niemeyer, 1993, p. 68-69.
3. Friedrich D. E. Schleiermacher, « Les Discours de 1829 », Herméneutique. Pour une logique du
discours individuel, traduit de l’allemand par Christian Berner, Cerf / PUL, 1987.
4. Hans-Georg Gadamer, « Herméneutique classique et philosophique » [1968], La Philosophie
herméneutique, traduit de l’allemand par Jean Grondin, PUF, coll. Épiméthée, 1996, p. 85.
5. Ibid.
6. Ibid.
7. Le mot grec a été traduit en latin par interpres, dont le préfixe souligne l’idée de médiation.
D’ailleurs le mot latin désigne aussi très souvent le traducteur. (Voir Jean Pépin, « L’herméneutique
ancienne. Les mots et les idées », Poétique, « Rhétorique et herméneutique », no 23, 1975, p. 294-295.)
8. Voir Hans-Georg Gadamer, « Herméneutique classique et philosophique », La Philosophie
herméneutique, op. cit., p. 86.
9. Ibid.
10. Ibid.
11. Ibid.
12. À propos de l’herméneutique juridique, voir infra.
13. Hans-Georg Gadamer, « Herméneutique classique et philosophique », La Philosophie
herméneutique, op. cit., p. 86.
14. Voir Jean Pépin, « L’herméneutique ancienne. Les mots et les idées », art. cit., p. 291.
15. Ibid., p. 292.
16. Ibid.
17. Ibid., p. 295.
18. Ibid., p. 294.
19. Friedrich D. E. Schleiermacher, « L’Abrégé de 1819 », Herméneutique, op. cit., p. 114-115.
20. Peter Szondi, Introduction à l’herméneutique littéraire. De Chladenius à Schleiermacher, traduit
de l’allemand par M. Bollack, Cerf, 1989, p. 141-142.
21. Voir Alain Le Boulluec, « L’allégorie chez les Stoïciens », Poétique, « Rhétorique et
herméneutique », no 23, 1975, p. 310-311.
22. Par exemple Zeus est identifié avec la nature, qui est le principe actif de la physique stoïcienne,
Agamemnon est l’éther, Pâris l’air, Hector la lune, Déméter le foie, Dionysos la rate, Apollon la bile,
Saturne le temps. La pratique stoïcienne de l’allégorie repose sur l’étymologie.
23. Antoine Compagnon, Le Démon de la théorie. Littérature et sens commun, Seuil, coll. La Couleur
des idées, 1998, p. 59.
24. Voir Tzvetan Todorov, Symbolisme et interprétation, Seuil, coll. Poétique, 1978, p. 91-124.
25. Ibid., p. 92. Voir aussi p. 106. Si saint Augustin part du principe d’un double sens de la Bible,
Origène (185-254), dans le Traité des principes, y décèle un triple sens, qui correspond à l’âme, au corps
et à l’esprit. Si le premier sens est accessible à tout lecteur, le deuxième et le troisième sens ne sont
accessibles qu’aux initiés. Au Moyen Âge, Cassien parle du quadruple sens de la Bible : le sens littéral et
le sens spirituel qui se compose d’un sens allégorique (ou typologique), d’un sens moral (ou
tropologique) qui consiste à appliquer les choses concernant le Christ à notre propre vie et d’un sens
anagogique (qui concerne l’eschatologie).
26. Ibid.
27. Ibid., p. 99 : « Les deux sens, direct (celui des mots de la Bible) et indirect (celui de la doctrine
chrétienne), étant donnés d’avance, l’interprétation consiste à montrer qu’ils sont équivalents. »
28. Ibid., p. 104.
29. Ibid., p. 135-136.
30. Ibid., p. 132.
31. Il s’agit de l’herméneutique théologique (interprétation de la Bible), de la philologie
(interprétations des œuvres d’auteurs anciens comme Homère) et de l’herméneutique juridique
(l’interprétation des lois), qui existent depuis l’Antiquité et qui sont des techniques (Kunstlehren), des
systèmes de règles pour l’interprétation des passages obscurs, ambigus ou contradictoires et non pas
pour l’interprétation des textes dans leur ensemble. Si on les appelle des herméneutiques spécialisées
c’est parce qu’elles établissent les règles nécessaires à l’interprétation (conçue comme éclaircissement de
passages qui ne sont pas clairs) de telle ou telle catégorie de textes sacrés ou profanes.
32. Voir Hans-Georg Gadamer, « Herméneutique classique, herméneutique philosophique », La
Philosophie herméneutique, op. cit., p. 85-118.
33. Friedrich D. E. Schleiermacher, « L’Abrégé de l’herméneutique de 1819 avec les notes de
1828 », Herméneutique, op. cit., p. 113.
34. Peter Szondi, Introduction à l’herméneutique littéraire, op. cit., p. 2. Voir aussi les contributions
réunies dans Jörg Schönert et Friedrich Vollhardt, Geschichte der Hermeneutik und der Methodik der
textinterpretierenden Disziplinen, Walter de Gruyter, 2005.
35. Friedrich D. E. Schleiermacher, « Les discours de 1829 », Herméneutique, op. cit., p. 162.
36. Ibid., p. 156.
37. Friedrich D. E. Schleiermacher, « L’Herméneutique générale de 1809-1810 », ibid., p. 74.
38. Wilhelm Dilthey, « Origines et développement de l’herméneutique » [1900], Le Monde de l’esprit,
tome I, traduit de l’allemand par M. Rémy, Aubier, coll. Bibliothèque philosophique, 1947, p. 322.
39. Wilhelm Dilthey, L’Édification du monde historique dans les sciences de l’esprit [1910], traduit de
l’allemand par Sylvie Mesure, Cerf, coll. Passages, 1988, p. 31.
40. Ibid.
41. Il faut préciser cependant que, pour Dilthey, l’esprit n’est pourtant pas extérieur à la nature :
dans les sciences de l’esprit, le physique et le psychique apparaissent comme indissociables.
42. Paul Ricœur, Du texte à l’action. Essais d’herméneutique II, Seuil, coll. Points essais, 1986, p. 91.
43. Ibid.
44. Wilhelm Dilthey, L’Édification du monde historique dans les sciences de l’esprit, op. cit., p. 90.
45. Wilhelm Dilthey, « Origines et développement de l’herméneutique », Le Monde de l’esprit I, op.
cit., p. 320.
46. Ibid.
47. Ibid., p. 319. La question dont dépend la certitude de l’histoire est celle de savoir « si
l’intelligence du singulier peut acquérir une validité universelle ».
48. Hans-Georg Gadamer, Vérité et méthode, op. cit., p. 218.
49. Wilhelm Dilthey, « Origines et développement de l’herméneutique », Le Monde de l’esprit I, op.
cit., p. 321.
50. Paul Ricœur, Du texte à l’action, op. cit., p. 84. Ricœur distingue ici entre la compréhension
comme manière de connaître (chez Schleiermacher et Dilthey) et la compréhension comme manière
d’être (chez Heidegger et Gadamer).
51. Voir Hans-Georg Gadamer, « Texte et interprétation », L’Art de comprendre. Écrits II.
Herméneutique et champs de l’expérience humaine, traduit de l’allemand par Isabelle Deygout et alii,
Aubier, coll. Bibliothèque philosophique, 1991, p. 194.
52. Carsten Dutt, Herméneutique. Esthétique. Philosophie pratique. Dialogue avec Hans-Georg
Gadamer, [1995], traduit de l’allemand par Donald Ipperciel, Fides, 1998, p. 104.
53. Paul Ricœur, « Existence et herméneutique », Le Conflit des interprétations. Essais
d’herméneutique, Seuil, 1969, p. 26.
54. Martin Heidegger, Être et Temps, op. cit., p. 127 ; Sein und Zeit, op. cit., p. 143.
55. Paul Ricœur, « Ontologie », Encyclopædia Universalis, p. 789.
56. Voir Martin Heidegger, Être et Temps, op. cit., p. 32 : « Mais il lui appartient cooriginairement
— en tant que constituant de la compréhension de l’existence — une compréhension de l’être de tout
étant qui n’est pas à la mesure du Dasein » ; Sein und Zeit, op. cit., p. 13.
57. Certes, ce Mitsein peut prendre la forme du Verfallen, de l’inauthenticité, du On (Man). Cette
inauthenticité prend de multiples formes : le On dit que…, des opinions reçues qui ne procèdent pas de
notre propre expérience de la réalité, la langue de bois, la propagande, la voix des préjugés, la voix des
stéréotypes, la voix de la haine raciale ou sociale… Mais ces situations ne font que confirmer à leur
manière que l’être-avec est constitutif de l’identité humaine.
58. Claude Romano, Au cœur de la raison, la phénoménologie, Gallimard, coll. Folio essais, 2010,
p. 488. En italique chez l’auteur.
59. Ibid. Voir aussi chapitre II, p. 72-103. Husserl est arrivé à ce paradigme sémantique par
l’intermédiaire de Frege qui avait distingué entre le sens et la référence d’une chose. Romano note,
p. 87 : « La solution de Husserl consiste donc à réélaborer la notion de contenu (Inhalt), à en écarter
toute idée de représentation par ressemblance et à adopter pour le penser un modèle sémantique. Le
contenu n’est pas une image de l’objet, c’est le sens selon lequel un objet est visé […]. Toute conscience
se rapporte à son objet intentionnel transcendant à travers un mode de visée qui est son “sens” ou sa
“matière intentionnelle”, et ce sens est déjà quelque chose d’idéal, qui n’appartient pas à l’étoffe du
psychisme, qui n’est “rien d’individuel, rien de réel, jamais en aucune façon un datum psychique”. »
60. Jean-François Lyotard, La Phénoménologie [1954], PUF, coll. Que sais-je ?, 2007, p. 29.
61. Voir Jean Grondin, Le Tournant herméneutique de la phénoménologie, PUF, coll. Philosophies,
2003, p. 35. Selon l’hypothèse de Grondin, le concept d’intersubjectivité ainsi que celui de Lebenswelt
sont apparus beaucoup plus tôt dans la pensée de Husserl, comme le démontre la publication posthume
des Husserliana et le fait que le jeune Heidegger parle de la Lebenswelt déjà dans son cours de 1919
(Grundprobleme der Phänomenologie, Cours de 1919-1920).
62. Paul Ricœur, Parcours de la reconnaissance. Trois études, Gallimard, coll. Folio essais, 2004,
p. 102.
63. Edmund Husserl, La Crise des sciences européennes et la phénoménologie transcendantale [1954],
traduit de l’allemand par Gérard Granel, Gallimard, coll. Tel, 1976, p. 123.
64. Claude Romano, Au cœur de la raison, la phénoménologie, op. cit., p. 943.
65. Voir Jean Grondin, Le Tournant herméneutique de la phénoménologie, op. cit., p. 33-34. Voir
aussi p. 61.
66. Ibid., p. 33.
67. Martin Heidegger, Être et Temps, op. cit., p. 32 ; Sein und Zeit, op. cit., p. 13.
68. Ibid., p. 63 ; p. 54.
69. Paul Ricœur, Du texte à l’action, op. cit., p. 101.
70. Jean Greisch, Ontologie et temporalité. Esquisse d’une interprétation intégrale de Sein und Zeit,
PUF, coll. Épiméthée, 1994, p. 188.
71. Les considérations développées dans l’Introduction d’Être et Temps à propos du logos (§ 7 B),
selon lequel le logos n’est pas le lieu primaire (der primäre Ort) de la vérité mais que celui-ci est à trouver
dans l’aisthesis, la perception sensible (das schlichte sinnliche Vernehmen von etwas), pointent dans cette
direction. On peut mettre cette idée en relation avec ce que dit Searle de la perception. Selon Searle, qui
retrouve ainsi certaines positions de la phénoménologie, l’intentionnalité de la perception est plus
fondamentale que celle du langage qui n’est que dérivée. Les formes premières de l’intentionnalité sont
selon lui la perception et l’action. Voir John Searle, L’Intentionalité, op. cit., p. 9 : « La capacité qu’ont les
actes de langage de représenter des objets et des états de choses du monde est une extension des
capacités biologiquement plus fondamentales qu’a l’esprit (ou le cerveau) de mettre l’organisme en
rapport avec le monde au moyen d’états mentaux tels que la croyance ou le désir, et en particulier au
travers de l’action et de la perception. »
72. Martin Heidegger, Être et Temps, op. cit., p. 132 ; Sein und Zeit, op. cit., p. 150.
73. Voir Ludwig Wittgenstein, « Investigations philosophiques » [1945], Tractatus logico-
philosophicus suivi de Investigations philosophiques, traduit de l’allemand par Pierre Klossowski,
Gallimard, coll. Tel, 1961, p. 326.
74. Ibid., p. 346 : « Dès lors se pose la question : pourrait-il exister des êtres humains dépourvus de
la capacité de voir quelque chose comme quelque chose — et à quoi cela ressemblerait-il ? Quels genres
de conséquences en découlerait-il ? Est-ce que ce défaut serait comparable au fait de ne pas discerner les
couleurs ou à celui de ne pas avoir une ouïe absolue ? Nous nommerons cela “cécité de l’aspect” — et
considérerons ce que l’on pourrait entendre par ceci. »
75. Jean Greisch, Ontologie et temporalité, op. cit., p. 195.
76. Ibid., p. 196.
77. Jean Grondin, Einführung in die philosophische Hermeneutik [1991], Darmstadt,
Wissenschaftliche Buchgesellschaft, 2001, p. 136.
78. Martin Heidegger, Être et Temps, op. cit., p. 136 ; Sein und Zeit, op. cit., p. 157.
79. Cela ne signifie pas que pour les herméneutiques qui mettent l’accent sur l’universalité de la
relation de compréhension (y compris au niveau de la perception et y compris dans nos relations au
monde non humain) le langage soit considéré comme secondaire. Voir infra.
80. Paul Ricœur, « Ontologie », art. cit., p. 789.
81. Voir Edmund Husserl, La Crise des sciences européennes et la phénoménologie transcendantale,
op. cit., p. 59. On retrouve cette critique de l’objectivisme déjà chez Husserl. Selon lui, l’objectivisme
propre à la science est dérivé d’une relation plus fondamentale au monde, celle du « monde de la vie »
(Husserl) qui englobe à la fois le sujet et l’objet. La science objective est enracinée dans ce monde
commun de la vie, « ce monde réellement donné dans l’intuition, réellement éprouvé et éprouvable, dans
lequel toute notre vie se déroule pratiquement ». C’est ce monde de la vie qui est le soubassement de
toute méthode : le monde théorique est enraciné dans le monde de la praxis, de l’expérience.
82. Voir Martin Heidegger, Être et Temps, op. cit., p. 30 ; Sein und Zeit, op. cit., p. 11.
83. Ibid.
84. Martin Heidegger, « Science et méditation », Essais et conférences [1954], traduit de l’allemand
par André Préau, Gallimard, coll. Tel, 1958, p. 73.
85. Ibid., p. 78.
86. Martin Heidegger, « L’époque des “conceptions du monde” », Chemins qui ne mènent nulle part
[1949], traduit de l’allemand par Wolfgang Brockmeier, Gallimard, coll. Tel, 1962, p. 142.
87. Ibid., p. 115 : « Si à présent l’homme devient le premier et seul véritable subjectum, cela signifie
alors que l’étant sur lequel désormais tout étant comme tel se fonde quant à sa manière d’être et quant à
sa vérité, ce sera l’homme. L’homme devient le centre de référence de l’étant en tant que tel. »
88. Ibid., p. 141 : « L’étant n’est plus simplement ce qui est présent, mais ce qui, dans la
représentation, est posé en face, est opposé, est ob-stant comme objet. La représentation est
objectivation investigante et maîtrisante. La représentation rabat tout à l’unité de ce qui est ainsi
objectif. La représentation est coagitatio. »
89. Ibid., p. 117 : « Là où le Monde devient image conçue (Bild), la totalité de l’étant est comprise et
fixée comme ce sur quoi l’homme peut s’orienter, comme ce qu’il veut par conséquent amener et avoir
devant soi, aspirant ainsi à l’arrêter, dans un sens décisif, en une représentation. […] L’étant dans sa
totalité est donc pris maintenant de telle manière qu’il n’est vraiment et seulement étant que dans la
mesure où il est arrêté et fixé par l’homme dans la représentation et la production. Avec l’avènement du
“Weltbild” s’accomplit une assignation décisive quant à l’étant dans sa totalité. L’être de l’étant est
désormais cherché et trouvé dans l’être-représenté de l’étant. »
90. Voir Hans-Georg Gadamer, « Langage et compréhension », Langage et vérité, traduit de
l’allemand par Jean-Claude Gens, Gallimard, coll. Bibliothèque de philosophie, 1995, p. 149 : « La
mécanique que Galilée construisit ainsi est, en fait, la mère de notre civilisation technique. Ici est
apparu un mode de connaissance méthodique bien précis qui a engendré une tension entre notre
connaissance non méthodique du monde, englobant toute l’étendue de notre expérience de la vie, et la
connaissance qui est l’œuvre de la science. »
91. Martin Heidegger, « La question de la technique », Essais et conférences, op. cit., p. 21.
92. Ibid., p. 21.
93. Ibid.
94. Ibid.
95. Martin Heidegger, p. 32 : « L’Arraisonnement est ce qui rassemble cette interpellation qui met
l’homme en demeure de dévoiler le réel comme fonds dans le mode du “commettre”. En tant qu’il est
ainsi pro-voqué, l’homme se tient dans le domaine essentiel de l’Arraisonnement. »
96. Ibid., p. 27.
97. Heidegger a souvent été accusé de technophobie. En réalité, il pense que l’essence de la
technique est ambiguë. D’un côté, elle constitue un vrai danger pour l’homme. D’un autre côté, la
technique peut être aussi le domaine de la vérité. En partant du mot grec techné, qui désigne aussi l’art,
Heidegger montre que l’essence de la technique doit être pensée à partir d’un autre domaine, celui de
l’art qui, comme on le verra, sera le lieu de dévoilement de la vérité.
98. Hans-Georg Gadamer, « Langage et compréhension », Langage et vérité, op. cit., p. 149.
99. Hans-Georg Gadamer, Vérité et méthode, op. cit., p. 476.
100. Ibid., p. 13.
101. Ibid., p. 12.
102. Ibid., p. 120 : « Or, l’expérience de l’art, qu’il nous faut défendre contre le nivellement de la
conscience esthétique, consiste précisément en ce que l’œuvre d’art n’est pas un objet placé en face du
sujet existant pour lui-même. Ce qui fait l’être véritable de l’œuvre d’art, c’est qu’elle devient l’expérience
qui métamorphose celui qui la fait. »
103. Paul Ricœur, Du texte à l’action, op. cit., p. 370.
104. Ibid., p. 106.
105. Ibid., p. 105.
106. Voir Jean-Pierre Changeux, Paul Ricœur, La Nature et la Règle. Ce qui nous fait penser [1998],
Odile Jacob, 2008.
107. Voir par exemple René Thom, « L’herméneutique dans les sciences exactes », Cahiers
Confrontation, no 17, printemps 1987, p. 29-40 ; Hervé Le Guyader, « Quel langage pour la biologie ?
Essai d’interprétation dans les sciences biologiques », p. 103-118 ; Francis Bailly, « Physique et
interprétation », ibid., p. 151-174.
108. Francis Bailly, « Physique et interprétation », art. cit., p. 163.
109. Ibid., p. 164.
110. Ibid., p. 152-162.
111. Voir ibid., p. 162 : « Les interprétations qui opèrent à ce stade ne sont plus de nature
strictement physique ; elles se transmuent en hypothèses de travail nourries par des positions ou des
raisons d’un autre ordre. Elles viennent renforcer ou combattre des idéologies, des philosophies, des
métaphysiques ; celles-là mêmes qui, en retour, les suscitent et en même temps d’ailleurs incitent à de
nouvelles recherches sur le terrain de la physique, cette fois. Nous évoluons là dans la zone frontière qui
fonde et explique cette science comme activité sociale (cognitive ou épistémologique) tout en cherchant
à s’en emparer pour fonder rétroactivement la légitimité d’un tel questionnement. »
112. Voir Anthony Giddens, New Rules of Sociological Method. A Positive Critique of Interpretative
Sociologies [1976], Polity Press, 1993, p. 166.
113. Ibid., p. 166-167. À propos de la double herméneutique des sciences sociales, voir aussi p. 86
et p. 170.
114. Ibid.
115. Voir Shaun Gallagher, « Hermeneutics and Cognitive Sciences », Journal of Consciousness
Studies, 11, no 10-11, 2004, p. 6-7.
I
HERMÉNEUTIQUE ET PSYCHOLOGIE
1. Paul Ricœur, De l’interprétation. Essai sur Freud, Seuil, coll. Points essais, 1965.
2. Paul Ricœur, Écrits et conférences 1. Autour de la psychanalyse, textes rassemblés et préparés par
Catherine Goldenstein et Jean-Louis Schlegel, Seuil, coll. La couleur des idées, 2008.
3. Paul Ricœur, De l’interprétation, op. cit., p. 55.
4. Voir par exemple Mircea Eliade, La Nostalgie des origines. Méthodologie et histoire des religions,
Gallimard, coll. Les Essais, 1969.
5. Paul Ricœur, De l’interprétation, op. cit., p. 42.
6. Ibid., p. 44.
7. Ibid., p. 45.
8. Jean-Pierre Changeux, Paul Ricœur, La Nature et la Règle. Ce qui nous fait penser [1998], Odile
Jacob, 2008, p. 147.
9. Ibid., p. 147.
10. Ibid., p. 128.
11. Ibid., p. 129.
12. Ibid., p. 24.
13. Ibid., p. 23.
14. Voir James J. Gibson, The Ecological Approach to Visual Perception [1979], Lawrence Erlbaum
Associates, 1986, p. 134.
15. Kurt Koffka, Principles of Gestalt Psychology [1935], p. 7, cité in ibid., p. 138.
16. L’affordance peut être définie comme un appel lancé par les choses.
17. Voir Martin Heidegger, Être et Temps, op. cit., § 16.
18. James J. Gibson , The Ecological Approach to Visual Perception, op. cit., p. 140. (je traduis).
19. Ibid., p. 44.
20. Pour Heidegger les choses ne sont pas d’abord des objets neutres (vorhanden) que nous
interpréterions ensuite comme des outils ; ce sont d’entrée de jeu des outils qui sont à-portée-de-la-main
(zuhanden), maniables.
21. Par exemple les chaussures servent pour marcher, la chaise pour s’asseoir, le stylo pour
écrire, etc.
22. Voir Martin Heidegger, Être et Temps, op. cit., p. 74 ; Sein und Zeit, op. cit., p. 68.
23. James J. Gibson, The Ecological Approach to Visual Perception, op. cit., p. 8.
24. Ibid., p. 129.
25. Ibid., p. 207.
26. Ibid., p. 239.
27. Voir Martin Heidegger, Être et Temps, op. cit., § 29.
28. Voir ibid., p. 122 : « C’est ce qui suffit déjà à montrer combien l’affection est éloignée de
quelque chose comme la trouvaille d’un état psychique. Elle présente si peu le caractère d’une saisie se
retournant rétrospectivement [sur soi] que toute réflexion immanente ne peut au contraire “trouver” des
“vécus” que parce que le Dasein est déjà ouvert en son affection. […] L’être-intoné ne se rapporte pas de
prime abord à du psychique, il n’est pas lui-même un état intérieur qui s’extérioriserait ensuite
mystérieusement pour colorer les choses et les personnes » ; Sein und Zeit, op. cit., p. 136-137.
29. Ibid. ; Sein und Zeit, op. cit., p. 136.
30. Ibid. ; Sein und Zeit, op. cit., p. 136-137. Voir aussi ibid., p. 124 : « L’affection n’ouvre pas
seulement le Dasein en son être-jeté et son assignation au monde à chaque fois déjà ouvert avec son être,
elle est elle-même le mode d’être existential où il se livre constamment au “monde” et se laisse aborder par
lui de telle manière qu’il s’écarte d’une certaine façon de lui-même. »
31. Voir Antonio R. Damasio, L’Erreur de Descartes. La raison des émotions [1994], traduit de
l’anglais par Marcel Blanc, Odile Jacob, coll. Sciences, 1995.
32. Ibid., p. 206.
33. Ibid., p. 195.
34. Ibid.
35. Ibid., p. 307.
36. Ibid., p. 307-308.
37. Les marqueurs somatiques sont des réactions physiologiques liées à des réactions émotives
passées. Stockés dans la mémoire, ils fonctionnent comme des signaux d’alerte lors de rencontres
futures avec des objets ou des événements apparentés à ceux qui avaient provoqué cette réaction
physiologique.
38. Voir Amos Tversky et Daniel Kahneman, « Rational Choice and the Framing of Decisions »,
The Journal of Business, vol. 59, no 4, Part 2 : The Behavioral Foundations of Economic Theory, 1986,
p. S251-S278.
39. Voir Patrick Haggard , « The Psychology of Action », British Journal of Psychology, 2001, no 92,
p. 114.
40. Martin Heidegger, Être et Temps, op. cit., p. 127 ; Sein und Zeit, op. cit., p. 143.
41. Voir Jean Greisch, Ontologie et temporalité, op. cit., p. 191.
42. Se projeter vers ses possibilités les plus propres signifie aussi se projeter vers la possibilité de la
mort, puisque le Dasein est un être fini, puisqu’il est inscrit dans le temps. En mettant l’accent sur la
finitude de l’homme et sur l’être pour la mort, la vision heideggérienne de la compréhension de soi et de
l’identité s’éloigne radicalement de la vision cartésienne du sujet vu comme fondation dernière et
substance a-temporelle (elle est plongée dans le temps uniquement à travers son union avec le corps). Se
projeter vers la mort comme sa possibilité la plus propre ne veut pas dire que l’homme doit penser à la
mort, mais qu’il doit vivre sa vie de façon authentique.
43. Voir infra.
44. Paul Ricœur, Soi-même comme un autre, op. cit., p. 15.
45. Ibid.
46. Ibid., p. 35.
47. Paul Ricœur, Parcours de la reconnaissance, op. cit., p. 152.
48. Ibid., p. 381.
49. Paul Ricœur, Soi-même comme un autre, op. cit., p. 212.
50. Paul Ricœur, Parcours de la reconnaissance, op. cit., p. 122.
51. Ibid., p. 156-157.
52. Paul Ricœur, Soi-même comme un autre, op. cit., p. 357.
53. Voir Paul Ricœur, Parcours de la reconnaissance, op. cit., chap. II, p. 149-177.
54. Ibid., p. 162.
55. Ibid., p. 159.
56. Patrick Haggard, art. cit., p. 126 (je traduis).
57. Pour un exposé des bases de la psychologie sociale, voir l’ouvrage classique d’Albert Bandura,
Social Foundations of Thought and Action. A Social Cognitive Theory, Prentice Hall, 1985. La question de
l’action sociale ne relève pas directement du champ d’investigation du présent chapitre qui s’intéresse à
la logique de la compréhension et de l’autocompréhension individuelle.
58. Voir Jean-Marc Besse, « Quatre notes conjointes sur l’introduction de l’hodologie dans la
pensée contemporaine », Les Carnets du paysage, Actes Sud / ENSP, 2004, p. 26-33, cit. p. 27.
59. « Kraftfeld », « force feld ». Pour un exposé, voir Kurt Lewin, « Defining the “Field at a Given
Time” », Psychological Review, 1943, no 50, p. 292-310.
60. Voir supra.
61. Voir Ludwig Wittgenstein, Investigations philosophiques, op. cit., § 417, p. 254.
62. Martin Heidegger, Être et Temps, op. cit., p. 128 ; Sein und Zeit, op. cit., p. 146.
63. Voir Antonio Damasio, L’Autre Moi-même. Les nouvelles cartes du cerveau, de la conscience et
des émotions, traduit de l’anglais par Jean-Luc Fidel, Odile Jacob, coll. Sciences, 2010, p. 232-246.
64. Antonio Damasio, Le Sentiment même de soi. Corps, émotions, conscience [1999], traduit de
l’anglais par Claire Larsonneur et Claudine Tiercelin, Odile Jacob, coll. Poches, 2002, p. 227.
65. Ibid., p. 249.
66. Voir Antonio Damasio, L’Autre Moi-même, op. cit., p. 389, note 17. Dans cet ouvrage plus
récent, Damasio a corrigé sa conception concernant la relation entre le proto-soi et le soi-noyau sur un
point important. Rejoignant les positions d’un autre grand neurologue, Jaak Panksepp, il défend
désormais l’idée de l’existence d’« un sentiment primitif d’existence » déjà au niveau du proto-soi.
67. Shaun Gallagher, Dan Zahavi, The Phenomenological Mind. An Introduction to Philosophy of
Mind and Cognitive science, Routledge, 2008, p. 49. (je traduis).
68. Ibid., p. 204.
69. Antonio Damasio, Le Sentiment même de soi, op. cit., p. 251.
70. Voir James J. Gibson, The Ecological Approach to Visual Perception, op. cit., p. 126 : « Une
information à propos du soi accompagne l’information à propos de l’environnement, et les deux sont
inséparables. L’égoception accompagne l’extéroception, comme l’autre face de la même pièce de
monnaie. La perception a deux pôles, le subjectif et l’objectif, et l’information dont elle dispose permet
de spécifier les deux. On perçoit l’environnement et on se co-perçoit soi-même. » (je traduis).
71. Shaun Gallagher, Dan Zahavi, The Phenomenological Mind, op. cit., p. 203. Gallagher et Zahavi
ne distinguent pas entre phenoménologie et herméneutique puisqu’ils qualifient Heidegger de
phénoménologue.
72. Voir par exemple Antonio Damasio, Le Sentiment même de soi. Corps, émotions, conscience, op.
cit., p. 255-256 : « Voilà quel est le secret de la conscience-étendue : les souvenirs autobiographiques
sont des objets, et le cerveau les traite comme tels. Il leur permet d’entrer en relation avec l’organisme
sur le même mode que pour la conscience-noyau ; chacun de ces souvenirs peut donc susciter une
pulsation de la conscience-noyau, le sens que l’on a de se connaître soi-même. »
73. Ibid., p. 255.
74. Ibid., p. 279-280 : « Le Soi fluctuant dont parle James est le sens que nous avons du Soi-central.
Il ne change pas vraiment mais il a une présence transitoire, éphémère, continuellement modifiée et
suscitée de nouveau à chaque instant. Le Soi qui semble permanent est le Soi-autobiographique, dans la
mesure où il se base sur une accumulation de souvenirs de faits cruciaux pour la biographie d’un
individu ; ces archives peuvent donc être partiellement réactivées, donnant ainsi un sens de continuité et
de permanence à nos vies. »
75. Shaun Gallagher, Dan Zahavi, The Phenomenological Mind, op. cit., p. 206 (je traduis).
76. Paul Ricœur, Soi-même comme un autre, Seuil, coll. Points essais, 1990, p. 11.
77. Paul Ricœur, Du texte à l’action. Essais d’herméneutique II, Seuil, coll. Points essais, 1986,
p. 130.
78. Voir Paul Ricœur, Le Conflit des interprétations. Essais d’herméneutique, Seuil, 1969, p. 10 : « Il
y a deux manières de fonder l’herméneutique dans la phénoménologie. Il y a la voie courte dont je
parlerai d’abord, et la voie longue, celle que je proposerai de parcourir. La voie courte, c’est celle d’une
ontologie de la compréhension, à la manière de Heidegger. J’appelle “voie courte” une telle ontologie de la
compréhension, parce que, rompant avec les débats de méthode, elle se porte d’emblée au plan d’une
ontologie de l’être fini, pour y retrouver le comprendre, non plus comme un mode de connaissance, mais
comme un mode d’être. »
79. Pour arriver à la compréhension de soi-même dans son être, donc à l’ontologie, Ricœur passe
par l’épistémologie. C’est dans ses derniers livres (Soi-même comme un autre, Parcours de la
reconnaissance et La Mémoire, l’Histoire, l’Oubli) que Ricœur développe cette herméneutique du soi
après un long détour par l’épistémologie.
80. Voir Paul Ricœur, Le Conflit des interprétations, op. cit., p. 10 : « La voie longue que je propose a
aussi pour ambition de porter la réflexion au niveau d’une ontologie ; mais elle le fera par degrés, en
suivant les requêtes successives de la sémantique […], puis de la réflexion. Le doute que j’exprime au
terme de ce paragraphe porte seulement sur la possibilité de faire une ontologie directe, soustraite
d’emblée à toute exigence méthodologique, soustraite par conséquent au cercle de l’interprétation dont
elle fait elle-même la théorie. »
81. Paul Ricœur, Temps et récit III. Le temps raconté, Seuil, coll. Points essais, 1985, p. 444.
82. Paul Ricœur, Du texte à l’action, op. cit., p. 55.
83. Antonio Damasio, Le Sentiment même de soi, op. cit., p. 262.
84. Voir ibid., p. 263 : « Cet état pathologique met donc en évidence les importantes limites de la
conscience-noyau : le présent demeure une énigme si on ne peut connaître ni l’origine de la
configuration actuelle des objets, ni le motif des actions entreprises. »
85. Ibid., p. 288.
86. Le but de la cure psychanalytique est ainsi de réécrire l’histoire d’une vie de façon à réintégrer
les événements traumatiques qui étaient refoulés. Ces souvenirs doivent pouvoir être assumés par le
patient qui devra les rendre « significatifs » dans l’histoire de sa vie.
87. Paul Ricœur, Temps et récit III, op. cit., p. 442-443.
88. Paul Ricœur, « L’identité narrative », Esprit, juillet-août 1988, no 7-8, p. 300.
89. Ibid., p. 300-301.
90. Voir Kay Young et Jeffrey L. Saver, « The Neurology of Narrative », SubStance, vol. 30, no 1 / 2,
Issue 94 / 95, 2001, p. 79 ; je traduis : « Les textes qui racontent nos “histoires de vie”, telles les
autobiographies, fonctionnent comme des versions écrites de ce que nous avons commencé à pratiquer
en organisant oralement l’expérience grâce au langage narratif afin d’essayer de construire cette identité
cohérente que nous appelons le soi. »
91. Ibid., p. 80.
92. Paul Ricœur, « L’identité narrative », art. cit., p. 295.
93. Paul Ricœur, Temps et récit III, op. cit., p. 442 : « Le rejeton fragile issu de l’union de l’histoire et
de la fiction, c’est l’assignation à un individu ou à une communauté d’une identité spécifique qu’on peut
appeler leur identité narrative. »
94. Paul Ricœur, « L’identité narrative », art. cit., p. 295.
95. Paul Ricœur, Temps et récit III, op. cit., p. 446.
96. Voir, infra, le chapitre « Herméneutique et sciences sociales ».
97. Peter Bieri, « Time Experience and Personhood », Time. From Concept to Narrative Construct :
A Reader, éd. Jan Christoph Meister, Wilhelm Schernus, Walter de Gruyter, coll. Narratologia, 2011,
p. 18-19.
98. Ibid. (je traduis).
99. Sur cette position, Ricœur est rejoint par Damasio qui lui aussi prend ses distances par rapport
à Hume. Voir Antonio Damasio, L’Autre Moi-même, op. cit., p. 19.
100. Voir Paul Ricœur, Soi-même comme un autre, op. cit., p. 140-143. Ricœur y distingue en fait
quatre traits : l’identité numérique ou l’identité au sens d’unicité vs. la pluralité, l’identité qualitative ou
la ressemblance extrême vs. la différence, la continuité ininterrompue dans le temps (un homme est le
même au cours d’une vie) vs. la discontinuité, et la permanence dans le temps vs. la diversité. Voir aussi
Paul Ricœur, « L’identité narrative », art. cit., p. 296-297.
101. Paul Ricœur, « L’identité narrative », art. cit., p. 297.
102. Paul Ricœur, Parcours de la reconnaissance. Trois études, Gallimard, coll. Folio essais, 2004,
p. 167.
103. Voir Paul Ricœur, Soi-même comme un autre, op. cit., p. 146 : « Le caractère, dirais-je
aujourd’hui, désigne l’ensemble des dispositions durables à quoi on reconnaît une personne. »
104. Ibid., p. 147.
105. Ibid., p. 146.
106. Sur les liens que Ricœur établit lui-même entre sa notion de maintien de soi et la notion de
Selbstständigkeit de Heidegger voir ibid., p. 149.
107. Ibid. : « À cet égard, la tenue de la promesse […] paraît bien constituer un défi au temps, un
déni du changement : quand même mon désir changerait, quand même je changerais d’opinion,
d’inclination, “je maintiendrai”. »
108. Paul Ricœur, Parcours de la reconnaissance, op. cit., p. 207.
109. Voir Paul Ricœur, Soi-même comme un autre, op. cit., p. 195.
110. Ibid., p. 14.
111. Voir Michael Cole, Cultural Psychology. A Once and Future discipline, Cambridge, Harvard
University Press, 1998, notamment p. 58.
112. À propos de cette notion, voir Harald Welzer, Das kommunikative Gedächtnis, C. H. Beck,
2008.
113. La notion de « collected memory » a été développée par Jeffrey Olick, « Collective Memory :
The Two Cultures », Sociological Theory, vol. 17, no 3, 1999, p. 333-348.
114. Mary Susan Weldon , Krystal D. Bellinger, « Collective Memory : Collaborative and Individual
Processes in Remembering », Journal of Experimental Psychology, no 23, 1997, p. 1160-1175.
115. Voir Galen Strawson, « Against Narrativity », Ratio, vol. XVII, no 4, décembre 2004, p. 428-
452. Strawson critique Oliver Sacks, Charles Taylor, Paul Ricœur, Jerry Bruner, Daniel Dennett,
Alasdair MacIntyre, Marya Schechtman.
116. Ibid., p. 430.
117. Ibid., p. 439. Voir aussi p. 441.
118. Paul Ricœur, Temps et récit III, op. cit., p. 443.
119. Voir Kay Young et Jeffrey L. Saver, « The Neurology of Narrative », art. cit., p. 72-84. Pour une
présentation synthétique du problème de la dysnarrativité, voir Jean-Marie Schaeffer, « Le traitement
cognitif de la narration », in John Pier et Francis Berthelot (éd.), Narratologies contemporaines.
Approches nouvelles pour la théorie et l’analyse du récit, Archives contemporaines, 2010, p. 219-224.
120. Ibid., p. 78 : par exemple ces patients ne parlent que si l’on s’adresse à eux, ils ne bougent que
lorsqu’ils ont très faim.
121. Ibid., p. 78-79 (je traduis).
122. Galen Strawson, « Against Narrativity », art. cit., p. 432 (je traduis).
123. Martin Heidegger, Être et Temps, op. cit., p. 75 ; Sein und Zeit, op. cit., p. 71.
124. Voir Alfred Schütz et Thomas Luckmann, Strukturen der Lebenswelt, UVK, 2003, p. 117. Il est
vrai que Schütz et Luckmann parlent ici de vie de la conscience, ce qui semble impliquer qu’ils situent
cette compréhension d’autrui impliquée dans le maniement de l’outil à un niveau moins élémentaire que
ne le fait Heidegger.
125. Martin Heidegger, Être et Temps, op. cit., p. 109 : « Si les autres me font encontre, ce n’est
point à la faveur d’une saisie qui distinguerait d’emblée entre le sujet propre de prime abord sous-la-
main et les autres sujets tels qu’ils surviennent “eux aussi” — d’un avisement primaire de soi-même où
serait pour la première fois constaté le corrélat d’une différence. Les autres font encontre depuis le
monde où le Dasein préoccupé et circon-spect se tient essentiellement » ; Sein und Zeit, op. cit., p. 119.
126. Martin Heidegger, Einleitung in die Philosophie, Freiburger Vorlesung Wintersemester
1928 / 29, Gesamtausgabe, II. Abteilung : Vorlesungen, Vittorio Klostermann, Band 27, 2001, p. 145-146
(je traduis).
127. Ibid., p. 114.
128. Voir infra.
129. Martin Heidegger, Être et Temps, op. cit., p. 113 : « L’ouverture de l’être-Là-avec d’autrui qui
appartient à l’être-avec signifie ceci : la compréhension d’être un Dasein inclut d’emblée, puisque l’être
du Dasein est être-avec, la compréhension d’autrui » ; Sein und Zeit, op. cit., p. 123-124.
130. Ibid., p. 109 ; p. 118.
131. Voir Alfred Schütz et Thomas Luckmann, Strukturen der Lebenswelt, op. cit., p. 98.
132. Le cortex prémoteur a pour fonction de préparer l’exécution motrice des actions.
133. Dans le cas du singe, il s’agit surtout d’actes effectués avec la main ou avec la bouche.
134. Voir Vittorio Gallese, « Mirror Neurons, Embodied Simulation, and the Neural Basis of Social
Identification », Psychoanalytic Dialogues, Routledge, no 19, 2009, p. 521. Gallese se fonde par exemple
sur des travaux (ainsi, Umiltà et al.) qui ont montré que les neurones s’activent aussi lors de
l’observation d’actions partiellement cachées, et qu’ils codent la finalisation de l’action même en
l’absence de l’information visuelle complète, ce qui veut dire qu’ils s’activent sur la base de l’anticipation
du but final.
135. Ibid.
136. Par exemple Fadiga et al., « Motor Facilitation during Action Observation : A Magnetic
Stimulation Study », Journal of Neurophysiology, vol. 73, no 6, 1995, p. 2608-2611, ont entrepris des
études de stimulation magnétique transcrânienne (STM) qui ont montré que l’observation d’une action
effectuée avec la main entraînait une activation des potentiels évoqués moteurs des muscles de la main
de celui qui observe.
137. Voir Giacomo Rizzolatti, Corrado Sinigaglia, Les Neurones miroirs, op. cit., p. 137.
138. Leur fonction est donc aussi celle de préparer une action, en la simulant mentalement avant
de l’entreprendre : par exemple, avant d’enfoncer un clou dans le mur, je simule cette action afin d’être
sûr d’enfoncer le clou au bon endroit.
139. Voir Giacomo Rizzolatti et Corrado Sinigaglia, Les Neurones miroirs, op. cit., p. 137.
140. Ibid., p. 138 : « Tout comme chez le singe, la vue d’actions accomplies par autrui détermine
chez l’observateur humain une implication immédiate des aires motrices dévolues à l’organisation et à
l’exécution de mêmes actions. En outre, chez le singe, comme chez l’homme, cette implication permet
de déchiffrer la signification des “événements moteurs” observés, autrement dit, de les comprendre en
termes d’action — lorsque cette compréhension apparaît privée de toute médiation réflexive,
conceptuelle ou linguistique, étant fondée uniquement sur ce vocabulaire d’actes et sur cette
connaissance motrice dont dépend notre capacité d’agir elle-même. »
141. Jean-Luc Petit, « Empathie et intersubjectivité », in Alain Berthoz et Gérard Jorland (dir.),
L’Empathie, Odile Jacob, 2004, p. 127.
142. Voir Giacomo Rizzolatti et Corrado Sinigaglia, Les Neurones miroirs, op. cit., chap. VII : « Le
partage des émotions », p. 183-203.
143. Ibid., p. 196.
144. Gallagher utilise le terme de « simulation implicite » qu’il oppose à la « simulation explicite ».
Cette dernière correspond aux théories de la simulation développées par les sciences cognitives
(notamment Goldman et Gordon). Gallese utilise plutôt le terme d’« embodied simulation ».
145. Voir par exemple Vittorio Gallese , « The “Shared Manifold” Hypothesis. From Mirror
Neurons to Empathy », Journal of Consciousness Studies, vol. 8, no 5-7, 2001, p. 37 (je traduis) : « Bien
que nous ne reproduisions pas ouvertement l’action observée, notre système moteur deviant néanmoins
actif comme si nous étions en train d’exécuter exactement l’action que nous observons. Pour le dire
autrement, l’observation d’une action implique une simulation d’action. »
146. Vittorio Gallese, Alvin Goldman, « Mirror Neurons and the Simulation Theory of Mind-
Reading », Trends in Cognitive Sciences, vol. 2, no 12, décembre 1998, p. 497-498 (je traduis).
147. Selon la théorie de la simulation explicite (Goldman, Gordon, Harris), la compréhension
d’autrui se réalise à travers un processus par lequel, pour inférer les états mentaux d’une autre personne,
nous nous mettons à sa place, nous imaginons ce que nous aurions pensé ou ressenti et nous concluons
que c’est quelque chose d’analogue que l’autre doit ressentir. Par exemple, si untel agit d’une certaine
façon, je peux m’engager dans des simulations et me demander ce que moi j’aurais fait à sa place.
J’adopte le point de vue de l’autre et j’imagine ce qu’il ressent en me mettant à sa place et en me
demandant ce que moi je ressentirais dans cette situation. Cette simulation a été décrite soit comme une
projection de soi-même dans quelqu’un d’autre, soit comme une assimilation de l’autre à soi-même.
Dans sa version classique, cette théorie de la simulation explicite est en fait une reformulation moderne
de la théorie de l’empathie.
148. Ibid., p. 493. Voir aussi Vittorio Gallese, « Mirror Neurons, Embodied Simulation and the
Neural Basis of Social Identification », art. cit., p. 524 ; je traduis : « J’avance que la simulation incarnée
est un mécanisme fonctionnel crucial pour l’empathie. »
149. Voir Jean Decety, « L’empathie est-elle une simulation mentale de la subjectivité d’autrui ? »,
L’Empathie, op. cit., p. 54.
150. Ibid., p. 55.
151. Ibid.
152. Pour une discussion de l’état actuel de la théorie, voir Paolo B. Pascolo (éd.), « Mirror
Neurons : Still an Open Question ? », Progress in Neuroscience, vol. I, no 1-4, p. 25-62, ainsi que Pier
Francesco Ferrari et Giacomo Rizzolatti (éd.), New Frontiers in Mirror Neurons Research, Oxford
University Press, 2015.
153. C’est le cas notamment du neurobiologiste V. S. Ramachandran. Pour un exposé récent de sa
conception, voir L. M. Oberman et V. S. Ramachandran, « Reflections on the Mirror Neuron System :
Their Evolutionary Functions Beyond Motor Representation », J. A. Pineda, Mirror Neuron Systems. The
Role of Mirroring Processes in Social Cognition, Contemporary Neuroscience, Humana Press, 2008, p. 39-
62.
154. Voir Pierre Jacob, « What Do Mirror Neurons Contribute to Human Social Cognition ? »,
Mind and Language, vol. 23, no 2, avril 2008, p. 190-223.
155. Il faut préciser que cette découverte n’a au départ rien à voir avec les programmes de
recherche consacrés aux questions de la compréhension d’autrui. Mais même si, comme l’a souligné
Jean-Luc Petit, la découverte des neurones miroirs n’a pas eu lieu dans le cadre d’une recherche visant à
étudier les bases neurales de la « théorie de l’esprit d’autrui », on s’est rendu compte très vite que le
fonctionnement de ces neurones était susceptible de bouleverser la question de la compréhension
d’autrui chez l’homme (voir Jean-Luc Petit, « Empathie et intersubjectivité », art. cit., p. 126).
156. Giacomo Rizzolatti et Corrado Sinigaglia, Les Neurones miroirs, op. cit., p. 203.
157. Heinz Wimmer et Josef Perner, « Representation and Constraining Function of Wrong Beliefs
in Young Children’s Understanding of Deception », Cognition, no 13, 1983, p. 103-128.
158. Voir S. Baron-Cohen, A. Leslie et U. Frith, « Does the Autistic Child Have a ‘Theory of
Mind’? », Cognition, no 21, 1985, p. 37-46.
159. Kristine H. Onishy et René Baillargeon, « Do 15-Month Old Infants Understand False
Beliefs? », Science, no 308 (5719), 2005, p. 255-258.
160. Voir Joëlle Proust, « Pour une théorie “motrice” de la simulation », art. cit., p. 2. Selon Joëlle
Proust, il y a deux versions de la théorie de la théorie : « Dans le cadre de la TT, la théorie modulaire fait
l’hypothèse que la maîtrise des concepts mentaux provient de la maturation d’un module spécialisé
(Leslie, 1987), tandis que la théorie du “petit savant” avance que l’enfant construit ces concepts dans le
cadre d’hypothèses en vue d’expliquer le comportement d’autrui, sur la base de son expérience acquise
(Gopnik, 1996). »
161. Voir Peter Berger et Thomas Luckmann, La Construction sociale de la réalité, op. cit., p. 44.
162. Ibid., p. 44-45.
163. Voir Paul Ricœur, Discours et communication, extrait du Cahier de l’Herne Ricœur, no 81,
L’Herne, 2005, p. 10 : « Ce qui d’abord problématise la communication, c’est la constitution en dyade, en
couple, des interlocuteurs, bref, leur altérité. »
164. Ibid., p. 13.
165. Ibid.
166. Ibid., p. 63.
167. Voir Shaun Gallagher, Dan Zahavi, The Phenomenological Mind, op. cit., p. 193.
168. Ibid.
169. Voir François Recanati, Philosophie du langage (et de l’esprit), Gallimard, coll. Folio essais,
2008, p. 101-105.
170. Ibid., p. 102.
171. Ibid., p. 102-103.
172. Ibid., p. 105.
173. Ibid., p. 103 : « Interpréter une action, lui donner un sens, c’est expliquer le comportement de
l’agent en lui prêtant certains états mentaux, au premier rang desquels des intentions qui expliquent son
comportement, compte tenu de ses croyances et de ses désirs. »
174. Ibid., p. 104-105.
175. John R. Searle, L’Intentionalité, op. cit., p. 178.
176. Ibid., p. 179.
177. Voir Hans-Georg Gadamer, Vérité et méthode, op. cit., p. 470.
178. Hans-Georg Gadamer, « Le problème herméneutique », L’Art de comprendre,
Écrits I. Herméneutique et tradition philosophique, traduit de l’allemand par Marianna Simon, Aubier,
coll. Bibliothèque philosophique, 1982, p. 31.
179. Ibid., p. 31-32. Voir aussi p. 38-39 : « Ne sont premières ni la mécompréhension ni l’altérité en
sorte que la tâche essentielle serait d’éviter la mécompréhension. C’est au contraire parce que nous
sommes portés par ce qui nous est familier, parce qu’il y a accord, que nous pouvons nous intéresser à
ce qui est autre, accueillir ce qui est étranger et, partant, étendre et enrichir notre propre expérience du
monde. C’est ainsi qu’il convient d’entendre l’universalité revendiquée au profit de la dimension
herméneutique. »
180. Ibid., p. 31 : « Cependant, ici également, la question se pose : le phénomène du comprendre
est-il défini de façon adéquate lorsque je dis : comprendre, c’est éviter de mécomprendre ? Toute
mécompréhension n’est-elle pas en vérité précédée par quelque chose comme un “accord”
(Einverständnis) qui en est le support ? Ce que je cherche à évoquer appartient à l’expérience courante.
Nous disons par exemple : compréhension et mécompréhension ont lieu entre le Je et le Tu. Déjà la
formule “Je et Tu” témoigne d’une énorme abstraction. Cela n’existe absolument pas. Il n’y a ni “Je” ni
“Tu” ; il y a un “Je” qui dit “Tu” et un “Je” qui dit “Je” en face d’un “Tu” ; mais il s’agit là de situations
toujours déjà précédées d’“entente” (Verständigung). Dire Tu à quelqu’un, nous le savons tous,
présuppose un accord profond. Celui-ci repose sur quelque chose de durable. Et même lorsque nos
opinions divergent et que nous tentons de nous entendre sur un point, un “accord” de ce genre est
toujours déjà en jeu, même si nous n’en avons que rarement conscience. »
181. Hans-Georg Gadamer, Vérité et méthode, op. cit., p. 405.
182. Hans-Georg Gadamer, « L’homme et le langage », traduit de l’allemand par Jacques
Schouwey, Revue de théologie et de philosophie, vol. 36, 1986, p. 17.
183. Hans-Georg Gadamer, Vérité et méthode, op. cit., p. 402.
184. Voir par exemple Hans-Georg Gadamer, « L’homme et le langage », art. cit., p. 16 : « De l’oubli
de soi dans son fonctionnement comme caractéristique du langage, il ressort que l’être propre de celui-ci
réside dans ce qui est dit en lui et qui constitue le monde commun dans lequel nous vivons et auquel
appartient également la très longue tradition qui parvient jusqu’à nous à partir de la littérature des
langues étrangères, mortes ou vivantes. L’être propre de la langue est ce en quoi nous nous fondons
lorsque nous l’écoutons : le dit. »
185. Hans-Georg Gadamer, « Subjectivité et intersubjectivité, sujet et personne » [1975],
L’Herméneutique en rétrospective [1995], traduit de l’allemand par Jean Grondin, Vrin, 2005, p. 125.
186. Voir à ce propos Alfred Schütz et Thomas Luckmann, Strukturen der Lebenswelt, op. cit.,
p. 132 ; je traduis : « Lorsque je communique avec mon partenaire dans une situation d’échange social,
j’utilise aussi des systèmes de signes ; dans la relation à la troisième personne en revanche, je dépends
presque entièrement de ces derniers. S’y ajoute le fait que plus un partenaire est “anonyme” et plus
l’usage des systèmes de signes doit être “objectif”. Cela montre une fois de plus à quel point le lien entre
le degré d’anonymité de l’expérience de la réalité sociale et le remplacement des constructions de sens
subjectif par des significations systématiquement objectivées est étroit. »
187. Voir infra.
188. Jürgen Habermas, « La prétention à l’universalité de l’herméneutique » [1970], Logique des
sciences sociales et autres essais, traduit de l’allemand par Rainer Rochlitz, PUF, coll. Quadrige, 1987,
p. 251-252.
189. Voir Tzvetan Todorov, La Conquête de l’Amérique. La question de l’autre, Seuil, coll. Points
essais, 1982. Voir aussi ici-même.
190. Jürgen Habermas, Théorie de l’agir communicationnel. Pour une critique de la raison
fonctionnaliste, II [1985], traduit de l’allemand par Jean-Louis Schlegel, Fayard, coll. L’Espace du
politique, 1987, p. 139.
191. Ibid., p. 152 : « J’appelle culture la réserve de savoir où les participants de la communication
puisent des interprétations quand ils s’entendent sur une réalité quelconque dans le monde. J’appelle
société les ordres légitimes à travers lesquels les participants de la communication règlent leur
appartenance à des groupes sociaux et assurent ainsi une solidarité. Par personnalité, j’entends les
compétences qui rendent un sujet capable de parole et d’action, donc le mettent en mesure de participer
à des procès d’intercompréhension et d’y affirmer sa propre identité. »
192. Voir Jürgen Habermas, Le Discours philosophique de la modernité. Douze conférences [1985],
traduit de l’allemand par Christian Bouchindhomme et Rainer Rochlitz, Gallimard, coll. Bibliothèque de
philosophie, 1988, p. 353 : « En faisant front pour s’entendre communément sur quelque chose existant
dans une des dimensions du monde, le locuteur et l’auditeur évoluent sur le fond de ce qui constitue leur
monde vécu commun ; cela se passe à l’insu des participants qui, intuitivement, ne voient là qu’un
arrière-plan connu, non problématique et indivisible, qui forme totalité. »
193. Voir Shaun Gallagher et Dan Zahavi, The Phenomenological Mind, op. cit., p. 179 ; je traduis :
« Selon cette interprétation, l’activation des NM ne coïncide pas avec l’initiation d’une simulation, cela
fait partie d’une perception intersubjective directe de ce que l’autre fait. Au niveau phénoménologique,
lorsque je vois l’action ou le geste d’autrui, je vois (je perçois directement) la signification de l’action ou
du geste. Je vois la joie ou je vois la colère, ou je vois l’intention dans le visage ou dans la posture ou
dans le geste ou l’action de l’autre. Je la vois. Je n’ai pas besoin de la simuler. »
194. Vittorio Gallese, « Mirror Neurons, Embodied Simulation, and the Neural Basis of Social
Identification », art. cit., p. 526 (je traduis et je souligne).
195. Ibid.
196. Ibid., p. 524 (je traduis).
197. Voir Shaun Gallagher et Dan Zahavi, The Phenomenological Mind, op. cit., p. 183.
198. Ibid., p. 187 (je traduis).
199. Élisabeth Pacherie, « L’empathie et ses degrés », L’Empathie, op. cit., p. 174.
200. Voir Shaun Gallagher et Dan Zahavi, The Phenomenological Mind, op. cit., p. 185 (je traduis).
201. Voir Vittorio Gallese, « Mirror Neurons, Embodied Simulation, and the Neural Basis of Social
Identification », art. cit., p. 520 : Gallese parle ici de la création d’un espace intersubjectif (we-centric
space). Voir aussi p. 528.
202. Ibid., p. 530 (je traduis).
203. Giacomo Rizzolatti et Corrado Sinigaglia, Les Neurones miroirs, op. cit., p. 143.
204. Voir ibid., p. 192-193.
205. Vittorio Gallese, « Mirror Neurons, Embodied Simulation and the Neural Basis of Social
Identification », art. cit., p. 523.
206. Edmund Husserl cité in ibid., p. 525. Gallese note par ailleurs qu’aujourd’hui les
neurosciences, en étudiant le corps (Körper) (c’est-à-dire le corps et le cerveau), peuvent nous apprendre
quelque chose sur le corps vécu (Leib).
207. Shaun Gallagher et Dan Zahavi, The Phenomenological Mind, op. cit., p. 189 (je traduis).
208. Voir Vittorio Gallese et Alvin Goldman, « Mirror Neurons and the Simulation Theory of
Mind », art. cit., p. 500 ; je traduis : « La compréhension des buts de l’action constitue […] une étape
phylogénétique nécessaire à l’intérieur de l’évolution menant vers les capacités de mind-reading
pleinement développées chez les humains. »
209. Concernant le partage des émotions, voir Jean Decety, « L’empathie est-elle une simulation
mentale de la subjectivité d’autrui ? », L’Empathie, op. cit., p. 65-66.
210. Voir Michael Tomasello, Aux origines de la cognition humaine [1999], traduit de l’anglais par
Yves Borin, Retz, 2004, p. 94 : « Les scènes d’attention conjointe sont des interactions sociales dans
lesquelles l’adulte et l’enfant s’intéressent conjointement à quelque chose qui leur est extérieur, sur
lequel ils attirent l’attention l’un de l’autre, et ce pendant un laps de temps raisonnable. »
211. Voir ibid., p. 63.
212. M. Carpenter, K. Nagell et M. Tomasello cités par Michael Tomasello, Aux origines de la
cognition humaine, op. cit., p. 64-66 (surtout p. 65).
213. Selon d’autres chercheurs, les premières manifestations d’attention conjointe triadique
seraient encore plus précoces et existeraient dès l’âge de quatre mois. Voir par exemple Nicole
Rossmanith, Alan Costall, Andreas F. Reichelt, Beatriz López et Vasudevi Reddy, « Jointly Structuring
Triadic Spaces of Meaning and Action : Book Sharing from 3 Months on », Frontiers in psychology,
10 December 2014, Vol. 5, Article 1390, p. 1-22.
214. Michael Tomasello, Aux origines de la cognition humaine, op. cit., p. 69 : Tomasello définit les
agents intentionnels comme des êtres animés qui poursuivent des objectifs et qui opèrent des choix
concernant les moyens leur permettant d’atteindre ces objectifs.
215. Ibid., p. 62 sq.
216. Ibid., p. 88-89 : « Mais jusqu’à ce qu’ils comprennent les autres comme des agents
intentionnels, avec lesquels ils peuvent partager l’attention pour des entités extérieures, leur
apprentissage du monde dans lequel ils sont nés demeure individuel. Lorsque survient cette
compréhension, un nouvel univers de réalités partagées de manière intersubjective commence à s’ouvrir
à eux. C’est un univers peuplé d’artefacts matériels et symboliques, et de pratiques sociales, que les
membres de leur culture (ceux d’aujourd’hui et ceux d’hier) ont créés pour que d’autres s’en servent. »
217. Ibid., p. 80.
218. Ibid., p. 72 : « On peut donc faire l’hypothèse que lorsque l’enfant parvient à comprendre ses
propres actions intentionnelles, il peut alors utiliser le point de vue du “comme moi” pour comprendre
de la même manière le comportement d’autrui. » Voir aussi p. 74.
219. Ibid., p. 93.
220. Ibid., p. 93-102.
221. Giacomo Rizzolatti et Corrado Sinigaglia, Les Neurones miroirs, op. cit., p. 202-203.
222. Ibid., p. 201.
223. Gérard Jorland, « L’empathie, histoire d’un concept », L’Empathie, op. cit., p. 20.
224. Ibid.
225. Voir aussi Élisabeth Pacherie, « L’empathie et ses degrés », ibid., p. 150 : « La sympathie,
comme son étymologie l’indique, suppose que nous prenions part à l’émotion éprouvée par autrui, que
nous partagions sa souffrance ou plus généralement, son expérience affective. La sympathie met en jeu
des fins altruistes et suppose l’établissement d’un lien affectif avec celui qui en est l’objet. L’empathie en
revanche est un jeu de l’imagination qui vise à la compréhension d’autrui et non à l’établissement de
liens affectifs. L’empathie peut certes nourrir la sympathie, mais cette dernière n’est pas une
conséquence nécessaire de la première. L’empathie peut bien se passer de motifs altruistes. Comprendre
en se mettant à la place d’autrui le chagrin qu’il éprouve n’implique pas qu’on le partage ou qu’on
cherche à l’alléger. »
226. Voir Jean Decety, « L’empathie est-elle une simulation mentale de la subjectivité d’autrui ? »,
ibid., p. 63 : « Seul Homo sapiens serait doté de cette capacité de mentalisation, c’est-à-dire de
considérer soi et autrui comme des êtres dont le comportement est causé par des états mentaux
(intentions, croyances, émotions qui peuvent être similaires ou différents). »
227. Voir Michael Tomasello, Aux origines de la cognition humaine, op. cit., p. 169-170. Voir par
exemple, p. 170 : « Mon hypothèse concernant précisément ce processus est que la transition vers une
compréhension des agents mentaux découle pour l’essentiel de l’utilisation que fait l’enfant de la
compréhension intentionnelle lors des discussions avec autrui : le besoin de simuler les perspectives
adoptées par celui-ci y est permanent, car celles-ci sont souvent différentes des siennes. »
228. Voir supra.
229. Pour l’ensemble de ces considérations, voir ibid., p. 166-172.
II
HERMÉNEUTIQUE ET SCIENCES SOCIALES
1. Ce sont les juristes de l’université de Bologne, notamment Irnerius (après 1125) ou encore
Accursius (vers 1185-1263), qui sont considérés comme les pères fondateurs de l’herméneutique
juridique qui est encore la nôtre.
2. Voir à ce propos Hugues Rabault, « Le problème de l’interprétation de la loi : la spécificité de
l’herméneutique juridique », Le Portique. Revue de sciences humaines, no 15, 2005, p. 1-10.
3. Voir à ce propos Michael Marder, Groundless Existence. The Political Ontology of Carl Schmitt,
Bloomsbury Academic, 2012.
4. Voir Hans Kelsen, Théorie pure du droit, 2e édition, LGDL, 1999, p. 4.
5. Voir à ce propos Hans Lindahl, « Gadamer, Kelsen and the Limits of Legal Interpretation »,
Phänomenologische Forschungen, 2002, p. 27-49.
6. Concernant ces deux variantes du modèle du choix rationnel, voir Patrick Mardellat, « Par-delà
la notion de rationalité, l’économie comme science de l’esprit », Cahiers d’économie politique, no 50,
2006, p. 27-58.
7. Celle-ci regroupe des économistes se fondant sur les travaux de Von Mises et de Hayek, les
théoriciens les plus connus étant Lachmann, Lavoie, Ebeling et Boettke.
8. Pour une présentation détaillée de l’école autrichienne voir Peter J. Boettke,
Christopher J. Coyne (éd.), The Oxford Handbook of Austrian Economics, Oxford University Press, 2015.
9. L’objection selon laquelle le modèle de l’homo œconomicus n’est pas réaliste a pendant
longtemps laissé de marbre les défenseurs du modèle fondé sur la théorie du choix rationnel, tout
simplement parce que — se basant sur l’épistémologie néo-positiviste — ils soutiennent que la validité
du modèle dépend uniquement de sa valeur prédictive et donc que la question du réalisme ontologique
est non-pertinente. À partir du moment où la force prédictive du modèle a été prise en défaut, comme ce
fut le cas en 1998, cette réponse a perdu beaucoup de sa force et la question du caractère réaliste du
modèle se pose de nouveau. La renaissance de l’école autrichienne repose précisément sur la conviction
que si le modèle néoclassique a été incapable de prédire la crise, c’est précisément parce que son modèle
de l’action économique est irréaliste.
10. Voir à ce propos Peter J. Boettke, « Rational Choice and Human Agency in Economics and
Sociology : Exploring the Weber-Austrian Connection », in Peter J. Boettke et David Prychitko (éd.),
Market Process Theories, Cheltenham, Elgar, 1998.
11. Don Lavoie (éd.), Economics and Hermeneutics, Routledge, 1991. Tous les néo-autrichiens ne
partagent pas ce programme, comme en témoigne le cas (isolé, il est vrai) de Murray Rothbard, auteur
d’une charge violente contre l’« invasion de l’économie par l’herméneutique » (« The Hermeneutical
Invasion of Philosophy and Economics », Review of Austrian Economics, 1989, Vol. 3, no 1, p. 45-60).
12. Max Weber, Économie et société 1. Les catégories de la sociologie [1956], traduit de l’allemand
par Julien Freund et alii, Plon, coll. Agora, 1971, p. 28. Weber définit la sociologie comme « une science
qui se propose de comprendre par interprétation [deutend verstehen] l’activité sociale et par là
d’expliquer causalement [ursächlich erklären] son déroulement et ses effets ». Le sociologue passe donc
par la compréhension pour arriver à l’explication : une fois qu’il a compris quelles sont les croyances, les
valeurs des gens, il est capable d’expliquer pourquoi les gens agissent de telle ou telle façon.
13. Ibid., p. 34-35.
14. Pour une analyse de la complexité des différences et parentés entre Dilthey et Weber voir
Joachim Thielen, Wilhelm Dilthey und die Entwicklung des geschichtlichen Denkens in Deutschland im
ausgehenden 19ten Jahrhundert, Wurtzbourg, Königshausen und Neumann, 1999.
15. Max Weber, Économie et société, op. cit., p. 43.
16. « L’effet Ricœur dans les sciences humaines », Esprit, no 3, mars / avril 2006 / 3, p. 51.
17. Ibid.
18. Ibid., p. 47 : « Grâce à son parallèle entre action et texte, Ricœur éclaire l’ouverture
interprétative et le support objectif de l’interprétation (le « monument » du texte) : deux points majeurs
pour analyser la coordination incertaine des actions, que nous avons rapportée à des régimes
pragmatiques reposés sur des choses (et non pas seulement des textes).
19. Voir infra.
20. « L’effet Ricœur dans les sciences humaines », art. cit., p. 48 : « La conception de la personne et
de son identité est sous-développée dans les sciences sociales au profit de la “mêmeté”. Une stabilité de
l’identique que le sociologue conçoit comme habitus collectivisé, et l’économiste comme préférences
individualisées. »
21. Ibid.
22. Ibid., p. 49.
23. Louis Quéré, « L’interprétation en sociologie », Cahiers Confrontation, Aubier, no 17, printemps
1987, p. 212.
24. Ibid., p. 215. Par constructivisme, Quéré entend, à la suite de Garfinkel, une démarche « qui
consiste à rendre compte de la régularité, de la récurrence, de la reproductibilité du caractère ordonné
des conduites sociales en termes de déterminations externes — en termes de lois ou de structures
d’engendrement par exemple — du fait que ce caractère régulièrement ordonné des conduites donne à
penser qu’elles ont pour source un système de contraintes ou de nécessités auquel elles se conforment,
obéissent, etc. ».
25. Voir Alfred Schütz, Der sinnhafte Aufbau der sozialen Welt. Eine Einleitung in die verstehende
Soziologie [1932], Suhrkamp, 1960.
26. Ibid.
27. Voir Alfred Schütz, « Symbole, réalité et société » [1955], Contribution à la sociologie de l’action,
Hermann, 2009, p. 113-115.
28. Ibid., p. 113.
29. Ibid.
30. Ibid., p. 114.
31. Concernant l’influence de Schütz sur Garfinkel, voir Joan Stavo-Debauge, « De The Stranger
d’Alfred Schütz au cas Agnès d’Harold Garfinkel. Des théories sociales étrangères à l’hospitalité et au
pragmatisme ? », Sociologies, Dossiers, Pragmatisme et sciences sociales : explorations, enquêtes,
expérimentations, mis en ligne le 23 février 2015 : sociologies.revues.org/4955.
32. Voir supra.
33. Voir infra.
34. Voir supra.
35. Cette position est homologue de celle de l’historicisme dans le champ de la question de
l’évolution historique. Voir infra.
36. Michael Agar , « Hermeneutics in Anthropology », Ethos, vol. 8, no 3, 1980, p. 255.
37. À propos de Geertz, voir infra.
38. Anthony Giddens, New Rules of Sociological Method, op. cit., p. 166 et p. 170.
39. Ibid., p. 170.
40. Voir Alfred Schütz et Thomas Luckmann, Strukturen der Lebenswelt, op. cit., p. 98-139.
41. Ibid., p. 120.
42. Ibid., p. 127.
43. Max Weber, Économie et société I, op. cit., p. 62.
44. Ibid., p. 78.
45. Ibid., p. 69.
46. Ibid.
47. Ibid., p. 62.
48. Ibid., p. 68.
49. Wilhelm Dilthey, L’Édification du monde historique dans les sciences de l’esprit [1910], traduit de
l’allemand par Sylvie Mesure, Cerf, coll. Passages, 1988, p. 104.
50. Hans-Georg Gadamer, « Portée et limites de l’œuvre de Wilhelm Dilthey », Le Problème de la
conscience historique, op. cit., p. 39.
51. Wilhelm Dilthey, L’Édification du monde historique dans les sciences de l’esprit, op. cit., p. 106.
52. Paul Ricœur, Du texte à l’action, op. cit., p. 96.
53. Voir Wilhelm Dilthey, « Origines et développement de l’herméneutique », art. cit., p. 321-322 :
Dilthey définit l’interprétation comme « l’art de comprendre les manifestations vitales fixées d’une façon
durable » et l’herméneutique comme « l’art d’interpréter des monuments écrits ».
54. Paul Ricœur, Temps et récit I, op. cit., p. 113.
55. Voir Paul Ricœur, Du texte à l’action, op. cit., p. 222. Ricœur définit le paradigme du texte par
quatre traits : la fixation de la signification par l’écriture, la dissociation avec l’intention de l’auteur, « le
déploiement de références non ostensives » et, enfin, « l’éventail universel de ses destinataires ».
56. Paul Ricœur, Temps et récit I, op. cit., p. 115 : « Si l’on peut parler néanmoins de l’action comme
d’un quasi-texte, c’est dans la mesure où les symboles, compris comme des interprétants, fournissent les
règles de signification en fonction desquelles telle conduite peut être interprétée. »
57. Paul Ricœur, Du texte à l’action, op. cit., p. 220.
58. Voir Prologue.
59. Paul Ricœur, Du texte à l’action, op. cit., p. 93.
60. Ibid., p. 95.
61. Ibid., p. 95-96.
62. « L’effet Ricœur dans les sciences humaines », art. cit., p. 57.
63. Pour la reprise de ce point par Clifford Geertz, voir Savoir local, savoir global. Les lieux du
savoir [1983], PUF, coll. Quadrige, 2012, p. 43 : « La clé pour la transition du texte à l’analogue du texte,
de l’écriture comme discours à l’action comme discours, est, comme l’a indiqué Paul Ricœur, le concept
d’“inscription” : la fixation du sens. Quand nous parlons, nos déclarations s’envolent en tant
qu’événements comme toute autre façon d’agir ; à moins que nos paroles soient inscrites dans l’écriture
[…] elles sont aussi évanescentes que ce que nous faisons. Si elles sont inscrites, […] leur sens — ce qui
a été dit, non le fait de dire — demeure jusqu’à un certain point et pour un temps. »
64. Voir Paul Ricœur, Du texte à l’action, op. cit., p. 114. Lorsque Ricœur parle de la médiation
symbolique de l’action, il fait référence à la notion de symbole utilisée par Geertz pour souligner le fait
que la signification, ainsi que la culture, ont un caractère public, que « le symbolisme n’est pas dans
l’esprit, n’est pas une opération psychologique destinée à guider l’action, mais une signification
incorporée à l’action et déchiffrable sur elle par les autres acteurs du jeu social ».
65. Voir Daniel Cefaï, « Anthropologie interprétative. Les perspectives esthétique, clinique et
herméneutique de Clifford Geertz », in Mohamed Kerrou (dir.), D’Islam et d’ailleurs. Hommage à Clifford
Geertz, 1926-2006, Tunis, Cérès, 2008, p. 29-30 : « Elle [l’interprétation] n’est pas cette énigmatique
divination des intentions ou des phantasmes d’une conscience par une autre conscience, qui requerrait
des dons singuliers d’introspection ou d’empathie. Elle est le déchiffrement d’un sens incarné dans des
textes culturels. »
66. Voir Clifford Geertz, « “Du point de vue de l’indigène” : sur la nature de la compréhension
anthropologique », Savoir local, savoir global. Les lieux du savoir, op. cit., p. 83.
67. Voir Daniel Cefaï, « Anthropologie interprétative. Les perspectives esthétique, clinique et
herméneutique de Clifford Geertz », art. cit., p. 23.
68. Ibid., p. 27-28.
69. Clifford Geertz, The Interpretation of Cultures, Basic Books, 1973, p. 10 (je traduis).
70. Ibid.
71. Ibid., p. 19.
72. Ibid., p. 14.
73. Peter Berger et Thomas Luckmann, La Construction sociale de la réalité [1986], op. cit., p. 32.
74. Ibid.
75. Voir John R. Searle, La Construction de la réalité sociale [1995], traduit de l’anglais par Claudine
Tiercelin, Gallimard, coll. NRF essais, 1998, p. 27.
76. Émile Durkheim, Les Règles de la méthode sociologique [1895], PUF, coll. Quadrige, 2007,
p. 102-103.
77. C’est moi qui souligne.
78. Bruno Karsenti, L’Homme total. Sociologie, anthropologie et philosophie chez Marcel Mauss,
PUF, coll. Quadrige, 2011, p. 36.
79. Ibid.
80. Émile Durkheim, Les Règles de la méthode sociologique, op. cit., p. 103.
81. Ibid., p. 102.
82. Ibid., p. 5.
83. Ibid.
84. Ibid., p. 9.
85. Voir Vincent Descombes, « Le mirage des individus collectifs », Les Institutions du sens, Minuit,
coll. Critique, 1996, p. 122-153.
86. Ibid., p. 122.
87. Ibid.
88. Ibid.
89. Ibid., p. 95.
90. Ibid., p. 132.
91. Ibid., p. 126.
92. Ibid., p. 134. Vincent Descombes distingue deux sens du terme, le collectif logique et le collectif
historique : « Le collectif logique est celui dont on rend compte par la logique de la prédication
collective. La collectivité au sens historique est celle dont nous parlent les dictionnaires et les manuels
quand ils nous disent que certains termes singuliers — comme “armée”, “compagnie”, “État”, etc. —
signifient en fait des êtres composés ou complexes, et que ce sont des touts dont les parties sont des
personnes individuelles. Aucune de ces deux collectivités ne se présente comme un individu collectif. »
93. Voir John R. Searle, « Searle versus Durkheim and the Waves of Thought. Reply to Gross »,
Anthropological Theory, vol. 6, no 1, 2006, p. 61 (je traduis).
94. Émile Durkheim, Les Règles de la méthode sociologique, op. cit., p. 97-100. Durkheim critique
par exemple Auguste Comte parce qu’il explique le progrès à partir de l’instinct individuel visant à
développer de plus en plus sa nature ; de même, il critique les théories qui réduisent le mariage aux
avantages qu’il présente pour les époux et leur descendance, ou bien la vie économique au désir des
individus de s’enrichir.
95. Ibid., p. 14 (souligné par Durkheim)
96. Ibid., p. 4.
97. Ibid., p. 6.
98. Voir ibid., p. 101 : « Puisque leur [celle des phénomènes sociologiques] caractéristique
essentielle consiste dans le pouvoir qu’ils ont d’exercer, du dehors, une pression sur les consciences
individuelles, c’est qu’ils n’en dérivent pas et que, par suite, la sociologie n’est pas un corollaire de la
psychologie. Car cette puissance contraignante témoigne qu’ils expriment une nature différente de la
nôtre puisqu’ils ne pénètrent en nous que de force ou, tout au moins, en pesant sur nous d’un poids plus
ou moins lourd. […] Puisque l’autorité devant laquelle s’incline l’individu quand il agit, sent ou pense
socialement, le domine à ce point, c’est qu’elle est un produit de forces qui le dépassent et dont il ne
saurait, par conséquent, rendre compte. »
99. Voir Bruno Karsenti, L’Homme total, op. cit., p. 25-34.
100. Ibid., p. 19-20. Selon Karsenti, la conciliation entre psychologie et sociologie avait déjà eu lieu
dans la psychologie, par exemple dans le Traité de psychologie [1923] de Dumas ou La Logique des
sentiments de Ribot. Ce dernier avait déjà montré la double inscription, à la fois individuelle et
collective, des sentiments et des représentations à caractère émotionnel comme les croyances religieuses
et donc la nécessité de conjuguer psychologie et sociologie.
101. Ibid., p. 101.
102. Ibid., p. 113-114 : « Centrée sur l’étude de l’homme total, la sociologie n’a plus à craindre de se
dire psychologique. Elle n’a plus à défendre sa spécificité sur ce terrain, puisqu’elle admet désormais
que son propre objet puisse être appréhendé par des perspectives distinctes, susceptibles de se soutenir
en s’entrecroisant. Les lignes de recherche, dans ces conditions, parviennent à se nouer et à s’enrichir
intérieurement, puisque, comme Mauss ne cesse de le souligner, étudier l’homme, c’est toujours l’étudier
dans sa vie concrète, dont la dimension sociale n’est qu’un aspect. »
103. Ibid., p. 100-101.
104. Voir John R. Searle, La Construction de la réalité sociale, op. cit., p. 41.
105. Ibid. : « L’idée est la suivante : si nous avons l’intention de faire quelque chose ensemble, alors
cela consiste dans le fait que j’ai l’intention de le faire en croyant que vous en avez aussi l’intention ; et
vous avez l’intention de le faire en croyant que moi aussi j’en ai l’intention. »
106. Voir Max Weber, Économie et société I. Les catégories de la sociologie, op. cit., p. 28.
107. Jürgen Habermas, Théorie de l’agir communicationnel. Rationalité de l’agir et rationalisation de
la société, I, Fayard, coll. L’Espace du politique, 1987, p. 289.
108. Max Weber, Économie et société I, op. cit., p. 40.
109. Ibid., p. 28.
110. Ibid., p. 55.
111. Ibid., p. 58.
112. Jürgen Habermas, Théorie de l’agir communicationnel I, op. cit., p. 290.
113. Ibid.
114. Ibid.
115. Ibid.
116. Émile Durkheim, Les Règles de la méthode sociologique, op. cit., p. 41.
117. Max Weber, Économie et société I, op. cit., p. 41. Voir aussi, p. 58 : « Même quand il s’agit de
prétendues “structures sociales” comme l’“État”, l’“Église”, la “confrérie”, le “mariage”, etc., la relation
sociale consiste exclusivement, et purement et simplement, dans la chance que, selon son contenu
significatif, il a existé, il existe ou il existera une activité réciproque des uns sur les autres, exprimable
d’une certaine manière. Il faut toujours s’en tenir à cela pour éviter une conception “substantialiste” de
ces concepts. Du point de vue sociologique, un “État” cesse par exemple d’“exister” dès qu’a disparu la
chance qu’il s’y déroule des espèces déterminées d’activités sociales, orientées significativement. »
118. Ibid., p. 41-42.
119. Ibid., p. 42 : « L’“État” moderne consiste pour une part non négligeable en une structure de ce
genre — en tant qu’il est un complexe d’activités d’êtres solidaires — parce que des hommes déterminés
orientent leur activité d’après la représentation qu’il existe et doit exister sous cette forme, par
conséquent que des réglementations orientées juridiquement en ce sens font autorité. »
120. Harrison C. White, Identité et contrôle. Une théorie de l’émergence des formations sociales
(Identity and Control. A Structural Theory of Action [1992]), traduit de l’anglais par Michel Grossetti et
Frédéric Godart, Éditions de l’EHESS, 2011.
121. Voir Michel Grossetti et Frédéric Godart, « Harrison White : des réseaux sociaux à une théorie
structurale de l’action. Introduction au texte de Harrison White Réseaux et histoires », Sociologies,
Découvertes / Redécouvertes, mis en ligne le 17 octobre 2007, p. 9 : sociologies.revues.org/233.
122. Harrison C. White, Identité et contrôle, op. cit., p. 50.
123. Ibid., p. 45.
124. Ibid.
125. Ibid., p. 51-52 : « Les réseaux sont des comptes rendus globaux des dynamiques de
recouvrement et de transitivité dans et entre les netdoms. »
126. Ibid., p. 65.
127. Ibid., p. 48.
128. Par équivalence structurale, White entend le fait que deux entités occupent la même position
dans un réseau, c’est-à-dire qu’elles ont des relations semblables ou similaires avec une identité : par
exemple, les deux frères d’une mère sont tous les deux des oncles de l’enfant. Une entreprise est en
relation avec les fournisseurs en amont et avec les clients en aval et elle est en même temps en
concurrence avec d’autres entreprises.
129. Voir Michel Grossetti et Frédéric Godart, « Harrison White : des réseaux sociaux à une théorie
structurale de l’action. Introduction au texte de Harrison White Réseaux et histoires », art. cit., p. 5 : « La
notion d’équivalence structurelle permet donc de retrouver la notion classique de rôle (ou de position)
mais d’un point de vue strictement structurel, par une analyse de réseau, sans faire d’hypothèse sur les
contenus de ces rôles. »
130. Voir Harrison White, Identité et contrôle, op. cit., p. 43 : « Une entreprise, une communauté,
une foule, soi-même jouant au tennis, des étrangers rencontrés sur un trottoir, tous peuvent avoir des
identités. L’identité ici n’est pas restreinte à la notion quotidienne de personne, ou de soi, qui tient pour
acquis la conscience et l’intégrité, et présuppose une personnalité. Au lieu de cela, je généraliserai la
notion d’identité à toute source d’action à laquelle les observateurs peuvent attribuer du sens et qui n’est
pas explicable par des régularités biophysiques. » Par la suite, White donnera quatre définitions
différentes de la notion d’identité (voir ibid., p. 53-55).
131. Voir Martin Heidegger, Être et Temps, op. cit., p. 109 ; Sein und Zeit, op. cit., § 26, p. 118.
132. Voir John R. Searle, La Construction de la réalité sociale, op. cit., p. 42 : « À mon sens, tous ces
efforts pour réduire l’intentionnalité collective à l’intentionnalité individuelle se sont soldés par un
échec. »
133. Ibid., p. 40.
134. Ibid.
135. Ibid., p. 42.
136. Ibid., p. 44, voir Fig. 1.1.
137. Ibid., voir Fig. 1. 2.
138. Ibid., p. 43.
139. Ibid., p. 40.
140. Ibid., p. 41.
141. Ibid.
142. Voir Jürgen Habermas, Théorie de l’agir communicationnel I, op. cit., p. 295 : « Dans l’activité
communicationnelle, les participants ne sont pas primordialement orientés vers le succès propre ; ils
poursuivent leurs objectifs individuels avec la condition qu’ils puissent accorder mutuellement leurs
plans d’action sur le fondement de définitions communes de situations. »
143. Voir John R. Searle, « Searle versus Durkheim and the Waves of Thought. Reply to Gross »,
art. cit., p. 57-69.
144. Voir John R. Searle, La Construction de la réalité sociale, op. cit., p. 43 : « Ce qui est vrai en
réalité, c’est que toute ma vie mentale se passe à l’intérieur de mon cerveau, et que toute votre vie
mentale se passe à l’intérieur de votre cerveau et qu’il en va de même pour tout un chacun. »
145. Voir John R. Searle, « Searle versus Durkheim and the Waves of Thought », art. cit., p. 62 ; (je
traduis) : « Pour autant que je sache, il ne semble pas admettre la possibilité que l’intentionnalité,
surtout dans des têtes individuelles, puisse être de manière irréductible à la première personne du
pluriel. Pour moi, cela constitue la clef pour comprendre l’intentionnalité collective. Ma notion
d’intentionnalité collective diffère donc radicalement de sa notion de “conscience collective”. »
146. Voir Charles Taylor, « L’interprétation et les sciences de l’homme » [1971], La Liberté des
modernes, traduit de l’anglais par Philippe de Lara, PUF, 1997, p. 171 (je corrige la traduction).
147. Ibid.
148. Ibid. : « Nous avons donc besoin de la distinction entre ce qui est seulement partagé, au sens
où chacun de nous en dispose dans son monde individuel, et ce qui est dans le monde commun. »
149. Voir ibid., p. 169 : « Les significations communes sont la base de la communauté. Les
significations intersubjectives donnent aux gens un langage commun pour parler de la réalité sociale et
une compréhension commune de certaines normes, mais ce n’est que par les significations communes
que ce monde commun auquel chacun se réfère contient des actions, des célébrations, des émotions
communes significatives. Ce sont les objets du monde que tout le monde partage. C’est ce qui fait la
communauté. »
150. Voir ibid., p. 166. Concernant cette distinction, voir aussi Vincent Descombes, Les Institutions
du sens, op. cit., p. 294 : « Ces représentations communes ne sont pas des “points communs” que l’on
découvrirait en regardant dans les têtes. Ce sont des significations instituées, qui sont non seulement
publiques mais aussi sociales. Elles ne sont pas identiques par une sorte de coïncidence (qu’on pourrait
expliquer par la similitude des conditions de vie et d’expérience). Elles sont inculquées aux individus de
façon à rendre possible de la part de chacun d’eux des conduites coordonnées et intelligibles du point de
vue du groupe. »
151. Ibid., p. 165.
152. Ibid., p. 168 : « Nous devons admettre que la réalité sociale intersubjective est définie en partie
en termes de significations, que les significations en tant qu’elles sont subjectives, ne sont pas
simplement en interaction causale avec une réalité sociale faite de données brutes, mais qu’elles sont
constitutives de cette réalité, en tant qu’elles sont intersubjectives. »
153. Ibid., p. 166.
154. Ibid.
155. Voir ibid., p. 169 : « […] le partage de cette signification est un acte collectif, une conscience
entretenue en commun, alors qu’un partage stricto sensu est une chose que chacun accomplit pour ainsi
dire de son côté, même si chacun de nous est influencé par les autres. »
156. Ibid., p. 168-169.
157. Ibid., p. 169-170.
158. Ibid., p. 170.
159. Ibid.
160. Voir Paul Ricœur, Soi-même comme un autre, Seuil, coll. Points essais, 1990, p. 234 :
« L’importance du concept de distribution réside en ceci qu’il renvoie dos à dos les protagonistes d’un
faux débat sur le rapport entre individu et société. Dans la ligne du sociologisme à la façon de
Durkheim, la société est toujours plus que la somme de ses membres ; de l’individu à la société, il n’y a
pas continuité. Inversement, dans la ligne de l’individualisme méthodologique, les concepts clés de la
sociologie ne désignent rien de plus que la probabilité que des individus se comporteront d’une certaine
façon. Par l’idée de probabilité est éludée toute chosification, et finalement toute ontologie des entités
sociales. »
161. Ibid., p. 233 : « Il [ce concept] désigne un trait fondamental de toutes les institutions, dans la
mesure où celles-ci règlent la répartition de rôles, de tâches, d’avantages, de désavantages entre les
membres de la société. Le terme même de répartition mérite attention : il exprime l’autre face de l’idée
de partage, la première étant le fait de prendre part à une institution ; la seconde face serait celle de la
distinction des parts assignées à chacun dans le système de distribution. »
162. Ibid., p. 234.
163. Ibid.
164. John R. Searle, La Construction de la réalité sociale, op. cit., p. 61.
165. Ibid., p. 161.
166. Ibid., p. 61-62 : « L’élément clé dans le mouvement qui va de l’imposition collective de fonction
à la création de faits institutionnels est l’imposition d’un statut collectivement reconnu auquel est
attachée une fonction. Comme il s’agit d’une catégorie particulière de fonctions agentives, je leur
donnerai le nom de fonctions-statuts. »
167. Ibid., p. 61.
168. Ibid., p. 45-48. Searle y distingue entre règles constitutives et règles régulatrices. Si la règle du
type « X est compté comme un Y en C » est une règle constitutive c’est parce qu’elle définit la réalité
même d’une institution. Une institution ne peut pas exister en dehors de telles règles. Searle donne
l’exemple du jeu d’échecs dans lequel les règles sont constitutives du jeu, parce que sans règles, il n’y
aurait plus de jeu. À la différence des règles constitutives, les règles régulatrices (par exemple les règles
de circulation) règlent une activité qui existe indépendamment d’elles. Ces règles ne font donc que
s’appliquer à un comportement qui existe déjà.
169. Ibid., p. 16-17 : « L’enfant est élevé dans une culture où il tient simplement la réalité pour
acquise. Nous apprenons à percevoir et à utiliser des voitures, des baignoires, des maisons, l’argent, les
restaurants et les écoles, sans réfléchir aux caractéristiques spécifiques de leur ontologie et sans avoir
conscience qu’ils en ont une. Ils nous paraissent aussi naturels que les pierres, l’eau et les arbres. »
170. Voir par exemple Max Weber, Économie et société I, op. cit., p. 97. C’est de cette façon-là que
Weber définit l’État, par exemple : « Nous entendons par État une “entreprise politique de caractère
institutionnel” [politischer Anstaltsbetrieb] lorsque et tant que sa direction administrative revendique
avec succès, dans l’application des règlements, le monopole de la contrainte physique légitime. »
171. Voir John R. Searle, « Searle versus Durkheim and the Waves of Thought. Reply to Gross »,
art. cit., p. 57-58.
172. Voir John R. Searle, La Construction de la réalité sociale, op. cit., p. 127-128.
173. Voir John R. Searle, « Searle versus Durkheim and the Waves of Thought. Reply to Gross »,
art. cit., p. 58.
174. Paul Ricœur, Soi-même comme un autre, op. cit., p. 227.
175. Ibid., p. 228.
176. Voir Claude Lévi-Strauss, Anthropologie structurale deux, Plon, 1973, p. 36.
177. Voir par exemple Claude Lévi-Strauss, Tristes Tropiques [1955], Plon, 1965, p. 354.
178. Voir à ce propos la critique de Lévi-Strauss par Ricœur dans Du texte à l’action, op. cit.,
p. 166 sq. : « Ce qu’on appelle ici fonction signifiante n’est pas du tout ce que le mythe veut dire, sa
portée philosophique ou existentielle, mais l’arrangement, la disposition des mythèmes, bref la structure
du mythe. » Voir aussi Paul Ricœur, Le Conflit des interprétations, op. cit., p. 33-63.
179. Voir Tzvetan Todorov, Nous et les autres. La réflexion française sur la diversité humaine, Seuil,
coll. Points essais, 1989, p. 112-117.
180. Voir Clifford Geertz , « The Impact of Culture on the Concept of Man », The Interpretation of
Cultures, op. cit., p. 51-53. Geertz donne comme exemple l’élaboration d’un « modèle culturel universel »
par Clark Wissler autour de 1920, la présentation d’une liste de « types institutionnels universels » par
Bronislaw Malinowski dans les années 1940 ou l’élaboration par G. P. Murdock d’une série de
« dénominateurs communs de la culture » pendant et depuis la Seconde Guerre mondiale.
181. Voir ibid., p. 53.
182. Ibid., p. 44 (je traduis).
183. Clifford Geertz, « “Du point de vue de l’indigène” : sur la nature de la compréhension
anthropologique », Savoir local, savoir global, op. cit., p. 99.
184. Hans-Georg Gadamer, Vérité et méthode, op. cit., p. 382.
185. Voir Clifford Geertz, « “Du point de vue de l’indigène” : sur la nature de la compréhension
anthropologique », Savoir local, savoir global, op. cit., p. 82.
186. Voir Alban Bensa, Après Lévi-Strauss. Pour une anthropologie à taille humaine, entretien avec
Bertrand Richard, Textuel, coll. Conversations pour demain, 2010, p. 35-43.
187. Ibid., p. 36.
188. Ibid., p. 42 : « Dans cette perspective dialogique, qui casse l’image du savant retiré sur son
fauteuil sombre, les informateurs deviennent des co-auteurs. »
189. Ibid. : « Ainsi, les interlocuteurs deviennent des producteurs de savoir et l’anthropologue les
suit dans ce mouvement de production de connaissance. »
190. Voir infra.
191. Voir Clifford Geertz, « “Du point de vue de l’indigène” : sur la nature de la compréhension
anthropologique », Savoir local, savoir global, op. cit., p. 84-85. Geertz part de l’idée qu’il y a une notion
universelle d’individu, mais il montre que la notion occidentale de personne est très différente de la
façon dont celle-ci est vue à Java, à Bali ou au Maroc.
192. Voir Lorenzo Bonoli, « La connaissance de l’altérité culturelle. Expérience et réaction à
l’inadéquation de nos attentes de sens », Le Portique, no 5, 2007, Recherches, Altérités, Identités, mis en
ligne le 21 décembre 2007 : leportique.revues.org/1453.
193. Voir Daniel Cefaï, « Anthropologie interprétative. Les perspectives eshétique, clinique et
herméneutique de Clifford Geertz », D’Islam et d’ailleurs, op. cit., p. 33.
194. Charles Taylor, Multiculturalisme. Différence et démocratie (Multiculturalism and the Politics of
Recognition [1992]), traduit de l’anglais par Denis-Armand Canal, Flammarion, coll. Champs essais,
p. 91, 2009 (traduction revue par moi).
195. Tzvetan Todorov, La Conquête de l’Amérique, op. cit., p. 12.
196. Voir supra.
197. Tzvetan Todorov, La Conquête de l’Amérique, op. cit., p. 307.
III
HERMÉNEUTIQUE ET HISTOIRE
1. Voir supra, ici, ici.
2. Voir supra, la critique par Ricœur du psychologisme de Dilthey.
3. Voir Wilhelm Dilthey, La Vie historique. Manuscrits relatifs à une suite de L’Édification du monde
historique dans les sciences de l’esprit, Villeneuve-d’Ascq, Presses universitaires du Septentrion,
coll. Opuscules, 2014 : « En jetant un regard rétrospectif par le souvenir, nous saisissons la
configuration des éléments passés du cours de la vie sous la catégorie de leur signification. Lorsque
nous vivons dans le présent rempli de réalités, nous faisons l’expérience, dans notre sentiment, de sa
valeur positive ou négative, et lorsque nous nous tournons vers l’avenir, ce comportement donne
naissance à la catégorie de fin » (p. 29).
4. Voir à ce propos Guillaume Fagniez, « L’herméneutique de Dilthey à Heidegger », Rivista di
Filosofia, no 14, 2014, p. 195-210
5. Wilhelm Dilthey, Plan der Fortsetzung zum Aufbau der geschichtlichen Welt in den
Geisteswissenschaften (Gesammelte Werke, Band VII, Stuttgart, 1927, p. 232) : Dilthey note ainsi que « la
signification est la catégorie la plus englobante par laquelle la vie puisse être conçue ».
6. Hans-Georg Gadamer, Vérité et méthode, op. cit., p. 286.
7. Ibid., p. 317.
8. Voir Paul Ricœur, « Histoire et herméneutique », in François Dosse et Catherine Goldenstein
(dir.), Paul Ricœur. Penser la mémoire, Seuil, 2013, p. 13-14.
9. Voir supra.
10. Hans-Georg Gadamer, Vérité et méthode, op. cit., p. 381-382 : « On reconnaît ici la méthode des
sciences sociales correspondant au thème de la méthode qui était celui du XVIIIe siècle et à la
formulation sous forme de programme, qu’en a donnée Hume et qui se réduit en vérité à un cliché
emprunté à la doctrine de la méthode dans les sciences de la nature. »
11. Ibid., p. 382.
12. Ibid., p. 297-298.
13. Ibid., p. 319 : « Dans l’hypothèse naïve de l’historicisme, il fallait bien au contraire se
transporter dans l’esprit de l’époque, penser selon ses concepts, selon ses représentations, et non selon
sa propre époque, pour atteindre de cette façon à l’objectivité historique. »
14. Voir à ce propos Sabina Loriga, Le petit X. De la biographie à l’histoire, Seuil, coll. La Librairie
du XXIe siècle, 2010, p. 174-175 : « Tandis que le processus créatif va de l’expérience vécue (Erleben) à
l’expression (Ausdruck), le processus de la compréhension suit le chemin inverse : nous ne pénétrons
l’intériorité de l’autre que par ses effets, grâce aux manifestations par lesquelles, comme le dirait Hegel,
la conscience humaine s’objective. »
15. Hans-Georg Gadamer, Vérité et méthode, op. cit., p. 319-320.
16. Ibid., p. 384.
17. Dans sa réhabilitation du préjugé, Gadamer part du cercle herméneutique de Heidegger, donc
du fait que, lorsqu’il s’agit de comprendre une chose, nous ne partons jamais de zéro, puisque toute
compréhension implique une précompréhension, parce que nous avons toujours des idées préalables sur
les choses. Par « préjugés » Gadamer entend donc ces idées préalables sur les choses. Il retrouve ce sens
positif du préjugé dans les sciences juridiques où l’on entend par préjugé une sorte de pré-jugement.
18. Voir Hans-Georg Gadamer, Vérité et méthode, op. cit., p. 300 : « Seulement l’autorité des
personnes n’a pas son fondement ultime dans un acte de soumission et d’abdication de la raison, mais
dans un acte de reconnaissance et de connaissance : connaissance que l’autre est supérieur en jugement
et en perspicacité, qu’ainsi son jugement l’emporte, qu’il a prééminence sur le nôtre. Ce qui est lié au fait
qu’en vérité l’autorité ne se reçoit pas, mais s’acquiert et doit nécessairement être acquise par quiconque
y prétend. Elle repose sur la reconnaissance, par conséquent, sur un acte de la raison même qui,
consciente de ses limites, accorde à d’autres une plus grande perspicacité. Ainsi comprise dans son vrai
sens, l’autorité n’a rien à voir avec l’obéissance aveugle à un ordre donné […] elle est directement liée à
la connaissance. »
19. Voir par exemple Hans-Georg Gadamer, « Introduction », Le Problème de la conscience
historique, éd. de Pierre Fruchon, Seuil, coll. Traces écrites, 1996, excepté pour la version anglaise de
l’introduction, p. 19 : « C’est commettre un grave contresens que de supposer que l’insistance sur ce
facteur essentiel qu’est la tradition (présent en toute compréhension) implique une acceptation non
critique de la tradition, ou un conservatisme social et politique. […] Or, l’affrontement de notre tradition
historique est toujours en vérité un défi critique que nous lance cette tradition. »
20. Hans-Georg Gadamer, Vérité et méthode, op. cit., p. 302-303.
21. Voir ibid., p. 303 : « Même quand la vie, qui change, est soumise à de violents bouleversements,
en période révolutionnaire, par exemple, se conserve, sous le prétendu changement de toutes choses,
une part du passé beaucoup plus considérable que l’on ne pense et qui retrouve dès lors autorité en
s’alliant à ce qui est nouveau. »
22. Paul Ricœur, Du texte à l’action, op. cit., p. 382.
23. Hans-Georg Gadamer, Vérité et méthode, op. cit., p. 319.
24. Ibid., p. 320.
25. Ibid., p. 311 : « L’intemporalité de l’œuvre classique ne signifie donc pas qu’elle est en dehors de
l’histoire : elle est “une modalité de l’être historique”. »
26. Voir Jean Grondin, Introduction à Hans-Georg Gadamer, op. cit., p. 108 : « À la fierté de la
conscience historique, au geschichtliches Bewusstsein, Gadamer viendra donc greffer une “conscience du
travail de l’histoire”, un wirkungsgeschichtliches Bewusstsein, qui reconnaît que la conscience historique
est plus être que conscience. C’est en ce sens que toute l’herméneutique de Gadamer peut être comprise
comme une réponse à Dilthey. La thèse de son herméneutique sera, en effet, que pour un être
historique, l’historicité ne se résout jamais en un savoir de soi-même. »
27. Ibid., p. 138.
28. Hans-Georg Gadamer, Vérité et méthode, op. cit., p. 312.
29. Ibid., p. 324.
30. Ibid.
31. Ibid.
32. Ibid., p. 326.
33. Ce n’est que la rencontre avec la tradition qui met à l’épreuve les préjugés qui constituent
l’horizon du présent. L’horizon du présent est donc formé aussi par le passé auquel il s’oppose. En se
posant face au passé, lui-même se déplace donc et démontre du même coup que le passé continue à agir
dans le présent et qu’il n’est donc pas une altérité radicale. L’horizon du passé est lui aussi en
mouvement parce que la façon nouvelle dont chaque présent interprète le passé, transforme aussi celui-
ci. C’est cette « mobilité » du présent et du passé dans et à travers leurs rencontres qui définit notre être
dans l’histoire.
34. Ibid., p. 326.
35. Ibid., p. 327.
36. Voir Jean Grondin, Introduction à Hans-Georg Gadamer, op. cit., p. 141 : « La vigilance du
travail de l’histoire prendra ensuite et surtout la forme d’une conscience philosophique du travail de
l’histoire en toute interprétation. Il s’agit cette fois moins d’une conscience ponctuelle du quand et du
comment de cet œuvrer historique que d’une reconnaissance de cet agir de l’histoire en toute
compréhension. »
37. Paul Ricœur, Du texte à l’action, op. cit., p. 383-384.
38. L’horizon du présent n’apparaît plus comme opposé à l’horizon du passé, mais il s’inscrit dans
la continuité de celui-ci, vu que les deux horizons appartiennent à la même tradition. L’interprète doit se
rendre compte qu’il fait lui-même partie de la chaîne de la transmission du passé et que cette chaîne le
dépasse.
39. Ibid., p. 381.
40. Hans-Georg Gadamer, Vérité et méthode, op. cit., p. 402.
41. Voir ibid., p. 318.
42. Ibid., p. 315.
43. Voir Hans-Georg Gadamer, « Martin Heidegger et la signification de son “herméneutique de la
facticité” pour les sciences humaines », Le Problème de la conscience historique, op. cit., p. 55.
44. Ibid.
45. Paul Ricœur, « Histoire et herméneutique » [1976], Paul Ricœur. Penser la mémoire, op. cit.,
p. 27.
46. Ibid.
47. Paul Ricœur, Du texte à l’action, op. cit., p. 113.
48. Ibid.
49. Ibid.
50. Voir Reinhart Koselleck, « Théorie de l’histoire et herméneutique », L’Expérience de l’histoire
[1975], traduit de l’allemand par Alexandre Escudier et alii, Gallimard / Seuil, coll. Points histoire, 1997,
p. 237-261.
51. Voir Jürgen Habermas, « L’approche herméneutique », Logique des sciences sociales et autres
essais, traduit de l’allemand par Rainer Rochlitz, PUF, 1987, p. 184-215. À propos du débat
Gadamer / Habermas, voir aussi Paul Ricœur, « Herméneutique et critique des idéologies », Du texte à
l’action, op. cit., p. 367-416.
52. Paul Ricœur, Du texte à l’action, op. cit., p. 114 : « Cette problématique dominante est celle du
texte, par laquelle, en effet, est réintroduite une notion positive et, si je puis dire, productive de la
distanciation ; le texte est, pour moi, beaucoup plus qu’un cas particulier de communication
interhumaine, il est le paradigme de la distanciation dans la communication ; à ce titre, il révèle un
caractère fondamental de l’historicité même de l’expérience humaine, à savoir qu’elle est une
communication dans et par la distance. »
53. Paul Ricœur, « Histoire et herméneutique », Paul Ricœur. Penser la mémoire, op. cit., p. 24.
54. Ibid., p. 25.
55. Voir Paul Ricœur, « Objectivité et subjectivité en histoire », Histoire et vérité, Seuil, coll. Points
essais, 1955, 1964, 1967, p. 27.
56. Ibid., p. 29.
57. Paul Ricœur, « Histoire et herméneutique », Paul Ricœur. Penser la mémoire, op. cit., p. 27 :
« On peut dire en effet que la différence entre la science historique et les sciences de la nature est
inessentielle, dans la mesure où l’histoire, elle aussi, part de faits et unit l’explication à l’observation. »
58. Paul Ricœur, « Objectivité et subjectivité en histoire », Histoire et vérité, op. cit., p. 33.
59. Ibid.
60. Ibid.
61. Ibid., p. 34 : « Le sens même de la causalité dont use l’historien reste souvent naïf, précritique,
oscillant entre le déterminisme et la probabilité : l’histoire est condamnée à user, concuremment, de
plusieurs schèmes d’explication, sans les avoir réfléchis ni, peut-être, distingués des conditions qui ne
sont pas des déterminations, des motivations qui ne sont pas des causations, des causations qui ne sont
que des champs d’influence, des facilitations, etc. »
62. À ce propos, voir aussi Paul Ricœur, « Histoire et herméneutique, Paul Ricœur. Penser la
mémoire, op. cit., p. 27 : « Mais on peut dire aussi que cette différence [celle avec les sciences de la
nature] est essentielle, dans la mesure où l’histoire ne peut renoncer aux catégories de l’action
signifiante, telles que celles de projet, de motif, d’évaluation, de norme, d’institution, et finalement
d’agent historique opérant de façon intentionnelle. »
63. Paul Ricœur, « Objectivité et subjectivité en histoire », Histoire et vérité, op. cit., p. 36.
64. Ibid.
65. Ibid., p. 37.
66. Ibid.
67. Voir Paul Ricœur, « Histoire et herméneutique », Paul Ricœur. Penser la mémoire, op. cit., p. 28.
68. Voir par exemple Wilhelm Dilthey, L’Édification du monde historique dans les sciences de
l’esprit, op. cit., p. 132.
69. Pinder (qui était historien de l’art) a eu une grande influence sur la pensée des générations
développée par Karl Mannheim.
70. Voir infra.
71. Voir supra.
72. Voir Hans Krämer, Kritik der Hermeneutik. Interpretationsphilosophie und Realismus, C. H.
Beck, 2007, p. 108-114.
73. À ce propos, voir Alfred Schütz et Thomas Luckmann, Strukturen der Lebenswelt, op. cit.,
p. 133-139.
74. François Hartog, Régimes d’historicité. Présentisme et expériences du temps, Seuil, coll. La
Librairie du XXIe siècle, 2003, p. 28.
75. Ibid., p. 20.
76. Ibid., p. 27.
77. Ibid., p. 118.
78. Ibid.
79. Ibid., p. 38-42.
80. Voir Marshall Sahlins, Des îles dans l’histoire, traduit sous la direction de Jacques Revel,
Gallimard / Seuil, coll. Hautes Études, 1989.
81. Tzvetan Todorov, La Conquête de l’Amérique, op. cit., 1982.
82. Ibid., p. 99.
83. Ibid., p. 113.
84. Ibid., p. 86.
85. Voir François Hartog, Régimes d’historicité, op. cit., p. 85.
86. Ibid., p. 118-119 : « Il [le modèle de l’historia magistra antique] a été repris par l’Église et par les
clercs médiévaux quand leur est revenue la tâche d’écrire l’histoire. Plus profondément, le régime
chrétien a pu se combiner avec celui de l’historia magistra, dans la mesure où l’un et l’autre regardaient
vers le passé, vers un déjà, même si le déjà des Anciens n’était aucunement celui des chrétiens (ouvrant
sur l’horizon d’un pas encore). »
87. Ibid., p. 117.
88. Voir Antoine Compagnon, Les Cinq Paradoxes de la modernité, Seuil, 1990, p. 23 : « […] notre
conception moderne d’un temps successif, irréversible et infini a pour modèle le progrès scientifique
occidental depuis la Renaissance, comme abolition de l’autorité et triomphe de la raison. »
89. Reinhart Koselleck, Vergangene Zukunft. Zur Semantik geschichtlicher Zeiten, Suhrkamp, 1979,
p. 56.
90. Ibid., p. 359.
91. François Hartog, Régimes d’historicité, op. cit., p. 117.
92. Voir ibid., p. 216 : « Formulé à partir du présent et pesant sur lui, ce double endettement, tant
en direction du passé que du futur, marque l’expérience contemporaine du présent. Par la dette, on
passe des victimes du Génocide aux menaces sur l’espèce humaine, du devoir de mémoire au principe de
responsabilité. »
93. Voir par exemple Reinhart Koselleck, Zeitschichten. Studien zur Historik, Suhrkamp,
coll. Taschenbuch, 2000.
94. Voir Siegfried Kracauer, « Time and History », History and Theory, vol. 6, Beiheft 6 « History
and the Concept of Time », 1966, p. 65-78. Voir aussi Siegfried Kracauer, « L’histoire générale et la
demarche esthétique » [2005], L’Histoire des avant-dernières choses, traduit de l’anglais par Claude
Orsini, Stock, 2006, p. 233-264.
95. Voir George Kubler, The Shape of Time. Remarks on the History of Things, Yale University Press,
1962, p. 90.
96. Ibid., p. 91.
97. Voir Siegfried Kracauer, « Time and History », art. cit., p. 68.
98. Ibid., p. 72.
99. Voir Hans-Robert Jauss, « L’histoire de la littérature : un défi à la théorie littéraire », [1974],
Pour une esthétique de la réception, traduit de l’allemand par Claude Maillard, Gallimard, coll. Tel, 1978,
p. 75-79. Voir infra, p. ##.
100. Voir Sabina Loriga, Le petit X. De la biographie à l’histoire, op. cit.
101. Voir par exemple Winfried Schulze (éd.), Sozialgeschichte, Alltagsgeschichte, Mikro-Historie,
Göttingen, 1994, en particulier Jürgen Kocka, « Perspektiven für die Sozialgeschichte der 90er Jahre »
(p. 37) et Ute Daniel, « Quo vadis Sozialgeschichte ? Kleines Plädoyer für eine hermeneutische Wende »
(p. 59).
102. Ibid., p. 16-17. Un exemple est le livre de Fernand Braudel, La Méditerranée et le monde
méditerranéen à l’époque de Philippe II, t. I - III, LGF, Le Livre de Poche, 1993.
103. Giovanni Levi, Le Pouvoir au village. Histoire d’un exorciste dans le Piémont du XVIIe siècle,
traduit de l’italien par Monique Aymard, Gallimard, coll. Bibliothèque des histoires, 1989.
104. Carlo Ginzburg, Le Fromage et les Vers. L’univers d’un meunier du XVIe siècle [1976], traduit de
l’italien par Monique Aymard, Aubier, coll. Histoires, 1993.
105. Jacques Revel (dir.), Jeux d’échelles. La micro-analyse à l’expérience, Gallimard / Seuil,
coll. Hautes Études, 1996, p. 19.
106. Ibid., p. 26.
107. Voir Jacques Revel (dir.), Jeux d’échelles, op. cit., 1996.
108. Ibid., p. 26.
109. Voir François Dosse, Paul Ricœur, Michel de Certeau. L’Histoire : entre le dire et le faire, op. cit.,
p. 23.
110. Paul Ricœur, La Mémoire, l’Histoire, l’Oubli, op. cit., p. 169.
111. Ibid., p. 231.
112. Ibid., p. 171.
113. Ibid., p. 106.
114. Ibid., p. 306. Paul Ricœur appelle cette intentionnalité historique « représentance ».
115. Ibid., p. 474.
116. Ibid., p. 229-230.
117. Ibid., p. 364.
118. Ibid., p. 337.
119. Voir Temps et récit III, op. cit., p. 219.
120. Emmanuel Lévinas cité in ibid., p. 227.
121. Carlo Ginzburg, « Traces. Racines d’un paradigme indiciaire », Mythes, emblèmes, traces.
Morphologie et histoire [1986], traduit de l’italien par Monique Aymard, Christian Paoloni, Elsa Bonan et
Martine Sancini-Vignet, Verdier, 1989, p. 252.
122. Wilhelm Dilthey, Der Aufbau der geschichlichen Welt in den Geisteswissenschaften [1910],
Suhrkamp, 1981, p. 246.
123. À propos de l’oubli actif, voir infra.
124. Voir Hans-Georg Gadamer, Vérité et méthode, op. cit., p. 21.
125. Voir Brigitte Derlon, De mémoire et d’oubli. Anthropologie des objets malanggan de Nouvelle-
Irlande, Éditions de la MSH, 1997.
126. Voir Martin Heidegger, Être et Temps, op. cit., p. 238 : « De même que l’attente n’est possible
que sur la base d’un s’attendre, de même le souvenir (Erinnerung) n’est possible que sur la base d’un
oublier et non pas l’inverse ; car c’est sur le mode de l’oubli que l’être-été “ouvre” primairement l’horizon
où, en s’y engageant, le Dasein perdu dans l’“extériorité” de ce dont il se préoccupe peut se ressouvenir. »
127. Voir Philippe Joutard, « L’oubli constructeur des mémoires collectives », Paul Ricœur. Penser
la mémoire, op. cit., p. 242-243.
128. Ibid., p. 243.
129. Voir Paul Ricœur, Du texte à l’action, op. cit., p. 200. Ricœur souligne que « la théorie
intropathique […] néglige entièrement la spécificité de l’élément narratif, aussi bien dans l’histoire
racontée que dans l’histoire suivie ».
130. Ibid., p. 200.
131. Ibid., p. 196-197.
132. Paul Ricœur, « L’Histoire comme récit », in Dorian Tiffeneau (éd.), La Narrativité, Éditions du
CNRS, coll. Phénoménologie et herméneutique, 1980, p. 16.
133. Paul Ricœur, Temps et récit I, op. cit., p. 172.
134. Ibid., p. 190.
135. Voir Paul Ricœur, La Narrativité, op. cit., p. 6 : « […] tout événement singulier peut être déduit
de deux prémisses. La première décrit des conditions initiales : événement antécédent, condition
prévalente, etc. La seconde asserte une régularité, une hypothèse universelle qui, vérifiée, mérite le nom
de loi. Si ces deux prémisses peuvent être établies comme il convient, l’événement considéré peut être
logiquement déduit : on dit alors que l’événement est expliqué. »
136. Paul Ricœur, Du texte à l’action, op. cit., p. 197.
137. Ibid., p. 197-198.
138. Ibid., p. 17-18.
139. Paul Ricœur, « L’Histoire comme récit », La Narrativité, op. cit., p. 8 : « Dès lors ce n’est pas la
nature de l’explication qui exclut la prédiction, mais la nature du discours narratif sur lequel
l’explication est greffée ; c’est en effet la structure même du récit qui prescrit les règles d’emploi de
l’explication et qui engendre le niveau des attentes selon lesquelles telle ou telle explication est requise et
acceptée. »
140. Voir Paul Ricœur, Temps et récit I, op. cit., p. 321. Par quasi-personnages Ricœur entend des
entités de premier ordre comme les peuples, les nations, les civilisations, les sociétés qui font la
médiation entre les artefacts produits par l’historiographie et les personnages d’un récit. Ces entités sont
des personnages en un sens large du terme.
141. Voir ibid., p. 320-321. Ricœur appelle quasi-intrigue l’imputation causale singulière qui selon
lui fait la médiation entre l’explication par des lois et l’explication par la mise-en-intrigue, donc entre
l’explication et la compréhension.
142. Voir ibid., p. 395-396 : Ricœur établit ici une analogie entre le temps des individus et le temps
des civilisations. « […] tout changement entre dans le champ historique comme quasi-événement. […] Par
quasi-événement, nous signifions que l’extension de la notion d’événement, au-delà du temps court et
bref, reste corrélative à l’extension semblable des notions d’intrigue et de personnage. Il y a quasi-
événement là où nous pouvons discerner, même très indirectement, très obliquement, une quasi-intrigue
et des quasi-personnages. L’événement en histoire correspond à ce qu’Aristote appelait changement de
fortune — metabolè — dans sa théorie formelle de la mise en intrigue. Un événement, encore une fois,
c’est ce qui non seulement contribue au déroulement d’une intrigue, mais donne à celui-ci la forme
dramatique d’un changement de fortune. »
143. Ibid., p. 404.
144. Paul Ricœur, « L’Histoire comme récit », La Narrativité, op. cit., p. 19.
145. Voir Paul Ricœur, Temps et récit I, II et III, Seuil, coll. Points essais, 1983-1985. Ricœur y
développe une théorie du mode de construction du temps historique en historiographie (Temps et
récit I), il met en évidence le rôle fondamental du récit de fiction dans la configuration du temps (Temps
et récit II) et situe la problématique du temps dans une perspective plus vaste, philosophique, mettant en
évidence les apories du temps vécu (Temps et récit III).
146. Ricœur discute dans cette perspective le concept du temps chez saint Augustin (Les
Confessions) et Aristote (La Physique) comme une aporie entre temps de l’âme et temps du monde, le
débat entre Husserl (Leçons sur la conscience intime du temps) et Kant (Critique de la raison pure),
comme celui entre un temps intuitif versus temps extérieur, objectif. Heidegger lui-même n’a pas réussi
à dépasser cette aporie : la résolution devançante face à la mort qui marque l’attitude authentique face
au temps ne réussit pas à résoudre le problème du temps. Voir supra, à propos du rôle du récit dans la
vie des individus.
147. Paul Ricœur, Temps et récit I, op. cit., p. 105.
148. Jean Greisch, Paul Ricœur. L’itinérance du sens, Grenoble, Jérôme Millon, coll. Krisis, 2001,
p. 181.
149. Voir Paul Ricœur, Du texte à l’action, op. cit., p. 18.
150. Ibid.
151. Voir Paul Ricœur, Temps et récit I, op. cit., p. 109-113. Par exemple « qui » fait l’action,
« pourquoi », « comment », « avec qui », « contre qui ».
152. Voir ibid., p. 113-117. Par symbolique de l’action, Ricœur entend le fait que l’action est
« articulée dans des signes, des règles et des normes ». C’est cette lisibilité de l’action qui fait que Ricœur
parle d’elle comme d’un quasi-texte.
153. Voir ibid., p. 117-125. Ricœur met en relation la temporalité de l’action avec ce que Heidegger
appelle intratemporalité, c’est-à-dire le temps du Souci, de la préoccupation.
154. Ibid., p. 141.
155. Ibid., p. 143.
156. François Dosse, Paul Ricœur, Michel de Certeau. L’Histoire : entre le dire et le faire, L’Herne,
coll. Glose, 2006, p. 18.
157. Voir infra.
158. Paul Ricœur, Du texte à l’action, op. cit., p. 186.
159. Ibid., p. 196.
160. Ibid.
161. Paul Ricœur, Temps et récit I, op. cit., p. 315.
162. Voir Paul Ricœur, La Narrativité, op. cit., p. 49-50. Voir aussi p. 58.
163. Ibid., p. 20 : « Tous les arguments opposés à la continuité entre histoire racontée et histoire
des historiens tiennent pour acquis qu’une histoire (racontée) est une forme simple et naïve de discours.
Ces arguments impliquent de façon non critique que les récits sont liés d’une triple manière : a) à l’ordre
chronologique, b) à la complexité aveugle du présent tel qu’il est vécu, c) au point de vue des agents
historiques eux-mêmes, à leurs croyances et à leurs préjugés. »
164. Paul Ricœur, Du texte à l’action, op. cit., p. 17.
165. Paul Ricœur, Temps et récit I, op. cit., p. 127.
166. Ibid. Voir aussi Du texte à l’action, op. cit., p. 16-17 : « Élargissant encore le champ de
l’intrigue, je dirai que l’intrigue est l’unité intelligible qui compose des circonstances, des buts et des
moyens, des initiatives, des conséquences non voulues. Selon une expression que j’emprunte à Louis
Mink, c’est l’acte de “prendre ensemble” — de composer — ces ingrédients de l’action humaine qui, dans
l’expérience ordinaire, restent hétérogènes et discordants. Il résulte de ce caractère intelligible de
l’intrigue que la compétence à suivre l’histoire constitue une forme très élaborée de compréhension. »
167. Ibid., p. 128. Chez Aristote, les traits de concordance de l’intrigue sont la complétude, la
totalité et l’étendue ; les traits de discordance sont les incidents pitoyables et effrayants, les coups de
théâtre (péripétéia), les reconnaissances (anagnôrisis) et les effets violents (pathos).
168. Voir ibid.
169. Ibid., p. 128-129.
170. Voir Paul Ricœur, La Narrativité, op. cit., p. 21 : « Raconter et suivre une histoire, c’est déjà
“réfléchir sur”. »
171. Voir, à ce propos, Paul Ricœur, « Entre le temps vécu et le temps universel : le temps
historique », Temps et récit III. Le temps raconté, Seuil, coll. Points Essais, 1985, p. 189-228.
172. Voir Paul Ricœur, Temps et récit III, op. cit., p. 284. Voir aussi Paul Ricœur, La Mémoire,
l’Histoire, l’Oubli, op. cit., p. 359 : « Le mot “représentance” condense en lui-même toutes les attentes,
toutes les exigences et toutes les apories liées à ce qu’on appelle par ailleurs l’intention ou
l’intentionnalité historienne : elle désigne l’attente attachée à la connaissance historique des
constructions constituant des reconstructions du cours passé des événements. »
173. Ibid.
174. Paul Ricœur, La Mémoire, l’Histoire, l’Oubli, op. cit., p. 359.
175. Voir Paul Ricœur, Temps et récit I, op. cit., p. 73.
176. Paul Ricœur, Temps et récit III, op. cit., p. 253.
177. Paul Ricœur, Temps et récit I, op. cit., p. 154.
178. Paul Ricœur, Temps et récit III, op. cit., p. 252.
179. Voir Paul Ricœur, La Narrativité, op. cit., p. 4.
180. Voir infra.
181. Paul Ricœur, Du texte à l’action, op. cit., p. 21.
182. Ricœur part ici à la fois des réflexions de Marc Bloch que de celles de Carlo Ginzburg.
183. Paul Ricœur, Temps et récit III, op. cit., p. 253-254.
184. Paul Ricœur, Du texte à l’action, op. cit., p. 21.
185. La conception de l’histoire qui voit le passé comme étant sous le signe du Même est celle qui
la voit comme réeffectuation (reenactement) ou comme survivance du passé dans le présent
(Collingwood), c’est-à-dire dans l’esprit de l’historien. Cette conception nie justement l’altérité du passé,
en réduisant complètement la distance temporelle entre passé et présent.
186. Cette conception s’oppose à la première puisqu’elle voit le passé comme une altérité radicale,
mettant ainsi au premier plan la différence du passé par rapport au présent ainsi que l’absence du passé.
Cette position est celle de Dilthey qui pense la compréhension de l’histoire par analogie avec la
compréhension d’autrui, position qui a inspiré des historiens comme Raymond Aron ou Henri-Irénée
Marrou. Ricœur critique cette conception parce qu’elle ne fait pas de différence entre l’autrui
d’aujourd’hui et l’autrui d’autrefois.
187. La notion d’Analogue est empruntée à Hayden White.
188. Ricœur emprunte les trois « grands genres » du Même, de l’Autre et de l’Analogue au Sophiste
de Platon.
189. Paul Ricœur, Temps et récit III, op. cit., p. 281.
190. Voir supra.
191. Voir Paul Ricœur, Histoire et vérité, op. cit., p. 32-39.
192. Paul Ricœur, « La Fonction narrative », La Narrativité, op. cit., p. 65. Voir aussi « Histoire et
herméneutique », Paul Ricœur. Penser la mémoire, op. cit., p. 20-21.
193. Ibid.
194. Voir Jörn Rüsen, « Studiile istorice între modernitate si postmodernitate », in Sorin
Antohi (éd.), Modernism si antimodernism, Editura Muzeului Literaturii Române, 2008, p. 79-102. Voir
aussi Jörn Rüsen, « Moderne und Postmoderne als Gesichtspunkte einer Geschichte der modernen
Geschichtswissenschaft », Geschichtsdiskurs 1. Strategien und Methoden der Historiographiegeschichte,
S. Fischer, 1992.
195. Ibid., p. 99-100.
IV
HERMÉNEUTIQUE ET ESTHÉTIQUE
1. Hans Ulrich Gumbrecht, Éloge de la présence. Ce qui échappe à la signification [2004], traduit de
l’anglais par Françoise Jaouën, Libella-Maren Sell, 2010.
2. Voir Erwin Panofsky, Architecture gothique et pensée scolastique [1951], traduit de l’anglais par
Pierre Bourdieu, Minuit, coll. Le Sens commun, 1967.
3. Voir Enrico Fubini, « Imagination et sentiments : du formalisme à la signifiance », Sens et
signification en musique, sous la direction de Márta Grabócz, Hermann, 2007, p. 23-34.
4. Voir Giovanni Piana, Filosofia della musica, Guerrini et Associati, 1991, p. 271 cité par Enrico
Fubini, art. cit., p. 24.
5. Voir Eduard Hanslick, Du beau dans la musique [1854], Bourgois, 1986, cité par Enrico Fubini,
art. cit., p. 26.
6. Voir Pierre Bouretz, « La musique : une herméneutique des affects d’attente ? », Rue Descartes,
o
n 21, septembre 1988, p. 54.
7. Voir Márta Grabócz, « La narratologie générale et les trois modes d’existence de la narrativité en
musique », Sens et signification en musique, op. cit., p. 242-248.
8. Voir à ce propos Joachim Küpper, « Einige Überlegungen zu Musik und Sprache », Zeitschrift für
Ästhetik und Allgemeine Kunstwissenschaft, vol. 51, no 1, 2006, p. 9-41.
9. Voir à ce propos Ioana Vultur, « Vers une herméneutique du cinéma », Critique, Où va
l’herméneutique ?, no 817-818, juin-juillet 2015.
10. Martin Seel, Die Künste des Kinos, S. Fischer, 2013, p. 8-9.
11. Ibid., p. 60.
12. Voir Arthur Danto, « Œuvres d’art et simples objets réels », La Transfiguration du banal. Une
philosophie de l’art [1981], traduit de l’anglais par Claude Hary-Schaeffer, Seuil, coll. Poétique, 1989,
p. 29-35.
13. Aristote, La Poétique, traduit du grec par Roselyne Dupont-Roc et Jean Lallot, Seuil,
coll. Poétique, 1980, p. 65.
14. Ibid.
15. Voir Tzvetan Todorov, « Les infortunes de l’imitation », Théories du symbole, Seuil,
coll. Poétique, 1977, p. 143-159.
16. Ibid., p. 144.
17. Erich Auerbach, Mimésis. La représentation de la réalité dans la littérature occidentale [1946],
traduit de l’allemand par Cornélius Heim, Gallimard, coll. Tel, 1968.
18. Northrop Frye, Anatomy of Criticism, Princeton University Press, 1957 (trad. fr. : Anatomie de la
critique, Gallimard, coll. Bibliothèque des sciences humaines, 1969).
19. Terence C. Cave, Recognitions. A Study in Poetics, Clarendon Press, 1988.
20. Paul Ricœur, Temps et récit I, II et III, op. cit.
21. Emmanuel Kant, Critique de la faculté de juger [1790], traduit de l’allemand par Alexandre J.-
L. Delamarre et alii, Gallimard, coll. Folio essais, 1985, p. 269.
22. Voir Jean-Marie Schaeffer, « Originalité et expression de soi. Éléments pour une généalogie de
la figure moderne de l’artiste », Communications, La création, no 64, 1994, p. 105 : « Cette souveraineté
de l’artiste — et notamment sa capacité d’instauration du fait d’art comme mode d’être propre —
réactive en fait des concepts qui définissaient la figure du Dieu créateur dans la théologie chrétienne. »
23. Ibid.
24. Ibid., p. 103-104.
25. Karl Philipp Moritz, Schriften zur Aesthetik und Poetik, Max Niemeyer, 1962, p. 95, cité par
Tzvetan Todorov, Théories du symbole, op. cit., p. 192.
26. Voir Jean-Marie Schaeffer, L’Art de l’âge moderne. L’esthétique et la philosophie de l’art du
e
XVIII siècle à nos jours, Gallimard, coll. NRF essais, 1992, p. 71 : « Chez les romantiques, c’est l’Absolu
qui doit être présenté symboliquement, et cela parce qu’il ne se laisse pas penser spéculativement. Dans
la théorie kantienne c’est le bien moral qui doit être présenté symboliquement, et cela parce qu’il ne se
laisse pas présenter dans une intuition directe ; en revanche il est parfaitement pensable (bien qu’il ne soit
pas connaissable). »
27. Friedrich Schlegel cité in ibid., p. 133.
28. Paul Klee, Théorie de l’art moderne [1956], traduit de l’allemand par Pierre-Henri Gonthier,
Gallimard, coll. Folio essais, 1964, 1985, p. 40.
29. Voir Tzvetan Todorov, Théories du symbole, op. cit., p. 347.
30. Antoine Compagnon, Le Démon de la théorie. Littérature et sens commun, Seuil, coll. La Couleur
des idées, 1998, p. 103.
31. Ibid., p. 108.
32. Voir par exemple Gadamer, Vérité et méthode, op. cit., p. 130 : « Elle [l’œuvre] ne tolère plus
aucune comparaison avec la réalité, considérée comme la mesure secrète de toute ressemblance dans
l’imitation. Elle échappe à toute comparaison de ce genre et ainsi à la question de savoir si tout cela est
réel, car elle prête sa voix à une vérité supérieure. »
33. Voir par exemple Martin Heidegger, « L’origine de l’œuvre d’art », Chemins qui ne mènent nulle
part, op. cit., p. 90 : « L’esthétique prend l’œuvre d’art comme objet, à savoir comme objet […] de
l’appréhension sensible au sens large du mot. Aujourd’hui, on appelle cette appréhension : expérience
vécue (das Erleben). La façon dont l’art est vécu par l’homme est censée nous éclairer sur son essence.
L’expérience vécue est le principe qui fait autorité non seulement pour la jouissance artistique, mais
aussi pour la création. Tout est expérience vécue. Mais peut-être l’expérience vécue est-elle bien
l’élément au sein duquel l’art est en train de mourir. »
34. Ibid., p. 41.
35. Ibid., p. 55.
36. Ibid., p. 56.
37. Pour la critique de la conception de la chose comme support de qualités marquantes, voir ibid.,
p. 22. Selon Heidegger, cette conception de la chose est valable pour tout étant et ne nous permet donc
pas de distinguer entre ce qui est une chose et ce qui n’en est pas une.
38. Pour la critique de cette conception de la chose, voir ibid., p. 24. Selon Heidegger, ce que nous
percevons, ce ne sont pas d’abord des sensations pures, mais des choses déjà signifiantes : « Jamais,
dans l’apparition des choses, nous ne percevons d’abord et proprement, comme le postule ce concept,
une pure affluence de sensations, par exemple de sons et de bruits. C’est le vent que nous entendons
gronder dans la cheminée, c’est l’avion trimoteur qui fait ce bruit là-haut, et c’est la Mercedes que nous
distinguons immédiatement d’une Adler. Les choses elles-mêmes nous sont beaucoup plus proches que
toutes les sensations. »
39. Si Heidegger souligne que l’œuvre tout comme le produit sont le résultat d’une production,
d’autre part, il souligne aussi la différence entre les deux : l’usage qui est fait de la matière libère la
matière au lieu de l’user ou de l’abuser. Voir ibid., p. 72.
40. Voir ibid., p. 28.
41. Ibid., p. 39 : « Ce qu’est le produit, une œuvre nous l’a dit. Pour ainsi dire en sous-main, s’est
dévoilé par là même ce qui, dans l’œuvre, est proprement à l’œuvre : l’ouverture de l’étant dans son être :
l’avènement de l’être. »
42. Ibid., p. 36.
43. Voir ibid., p. 41 : « Il ne s’agit pas de nier ce côté chose de l’œuvre ; mais cette qualité de chose,
précisément parce qu’elle fait partie de l’être-œuvre de l’œuvre, veut être pensée à partir de ce qu’il y a de
proprement œuvre dans l’œuvre. S’il en est ainsi, le chemin vers une définition de la réalité chosique de
l’œuvre ne conduit pas de la chose à l’œuvre, mais de l’œuvre à la chose. »
44. Ibid., p. 44.
45. Voir Gianni Vattimo, « Mort ou déclin de l’art », La Fin de la modernité. Nihilisme et
herméneutique dans la culture postmoderne [1985], traduit de l’italien par Charles Alunni, Seuil, 1987,
p. 65 : « Exposition […] signifie que l’œuvre d’art détient une fonction de fondation et de constitution
des traits qui définissent un monde historique. Un monde historique, une société ou un groupe social
reconnaissent les traits constitutifs de leur propre expérience du monde […] dans l’œuvre d’art. Il y a
bien dans cette idée une affirmation du caractère inaugural de l’œuvre, qui reprend le caractère
indéductible de l’œuvre à partir de règles — comme l’affirmait Kant ; mais il y a en plus l’idée, de
dérivation dilthéienne, que dans l’œuvre d’art, plus que dans tout autre produit spirituel, se révèle la
vérité des époques. »
46. Voir ibid., p. 88 : « L’art est Histoire en ce sens essentiel qu’il fonde l’Histoire. »
47. Ce concept de monde de l’œuvre reste un concept central de l’herméneutique qui pense que
l’interprétation doit porter sur le monde de l’œuvre. Pour comprendre ce que Heidegger entend par là
nous pouvons prendre l’exemple d’œuvres littéraires comme La Divine Comédie de Dante, Don Quichotte
de Cervantès ou À la recherche du temps perdu de Marcel Proust, car ces œuvres incarnent vraiment
l’esprit de leur époque, elles expriment la vision du monde d’une époque (Weltanschauung).
48. Martin Heidegger, « L’origine de l’œuvre d’art », op. cit., p. 44.
49. Ibid., p. 49.
50. Ibid., p. 61.
51. Ibid., p. 70.
52. Voir Jean-Marie Schaeffer, L’Art de l’âge moderne, op. cit., p. 320.
53. Ibid., p. 84.
54. Comme nous l’avons vu cette théorie, qui est selon Gadamer l’envers herméneutique de la
théorie du génie, implique la capacité congéniale de jouir de l’œuvre en la recréant (voir L’Actualité du
beau, op. cit., p. 88). Dans cette perspective, la compréhension est vue comme une reproduction de
l’expérience vécue de l’auteur et non pas comme une reconstruction du sens de l’œuvre.
55. Hans-Georg Gadamer, Vérité et méthode, op. cit., p. 102.
56. Ibid., p. 109.
57. Ibid., p. 108. Le terme de « Vorhandenheit » vient de Heidegger où il désigne la conception de la
« chose” » vue comme objet faisant face au sujet. La traduction française de Vorhandenheit par
« présence pure » risque donc d’induire en erreur.
58. Ibid.
59. Voir ibid.
60. Voir ibid., p. 185 : « D’un côté nous avons clairement établi que la “distinction esthétique” est
une abstraction, incapable de supprimer l’appartenance de l’œuvre à son monde. D’un autre côté il est
non moins incontestable que l’art n’est jamais révolu, qu’il est capable de vaincre la distance temporelle
grâce à la présence qu’il confère au sens. Il apparaît ainsi que l’art est, d’un double point de vue, un cas
privilégié de la compréhension. Il n’est pas un simple objet de la conscience historique, et pourtant sa
compréhension inclut toujours une médiation historique. »
61. Hans-Georg Gadamer, L’Actualité du beau, traduit de l’allemand par Elfie Poulain, Alinéa,
coll. Pensée, 1992, p. 87.
62. Voir Martin Heidegger, L’Origine de l’œuvre d’art, op. cit., p. 42 : « Les œuvres elles-mêmes se
trouvent donc dans les collections et les expositions. Mais sont-elles bien là en tant que les œuvres
qu’elles sont ? N’y sont-elles pas plutôt en tant qu’objets de l’affairement autour de l’art (Kunstbetrieb) ?
On les met à la portée de la jouissance artistique publique et privée. Des autorités officielles ont soin des
œuvres et s’occupent de leur conservation. Critiques d’art et connaisseurs s’en occupent même
intensément. Le commerce des objets d’art veille à pourvoir le marché. L’histoire de l’art transforme les
œuvres en objets d’une recherche scientifique. Mais, au milieu de tout cet affairement, rencontrons-nous
encore les œuvres ? »
63. Voir Kristin Gjesdal, Gadamer and the Legacy of German Idealism, Cambridge University Press,
coll. Modern European Philosophy, 2009, p. 109-110.
64. Voir Hans-Georg Gadamer, Vérité et méthode, op. cit., p. 175 : « Un édifice ne se réduit jamais à
une œuvre d’art. Sa destination pratique, qui l’insère en contexte de vie, ne peut pas lui être enlevée sans
qu’il perde lui-même en réalité. S’il se réduit désormais à l’objet d’une conscience esthétique, sa réalité
n’est plus que celle d’une ombre et il ne lui reste plus qu’une caricature de vie, sous la forme dégénérée
d’un but touristique ou de ce qui mérite la photographie. Il apparaît ainsi que l’“œuvre d’art en soi” est
pure abstraction ».
65. Ibid., p. 115.
66. Ibid.
67. Voir Jean Grondin, Le Tournant herméneutique de la phénoménologie, op. cit., p. 79-80, note 2.
68. Hans-Georg Gadamer, Vérité et méthode, op. cit., p. 115.
69. Ibid., p. 120.
70. George Steiner, Réelles Présences. Les arts du sens [1981], traduit de l’anglais par Michel R. de
Pauw, Gallimard, coll. Folio essais, 1991, p. 176.
71. Hans-Georg Gadamer, Vérité et méthode, op. cit., p. 376.
72. Voir Stefan Deines, Jasper Liptow et Martin Seel, « Kunst und Erfahrung. Eine theoretische
Landkarte », in Stefan Deines, Jasper Liptow et Martin Seel (éd.), Kunst und Erfahrung. Beiträge zu einer
philosophischen Kontroverse, Suhrkamp, 2013, p. 14-16.
73. Voir ibid., p. 11.
74. Voir John Dewey, L’Art comme expérience [1915], traduit de l’anglais par Jean-Pierre Cometti et
al., Gallimard, coll. Folio essais, 2010, p. 80-81.
75. Hans-Georg Gadamer, Vérité et méthode, op. cit., p. 119.
76. Ibid., p. 120.
77. Ibid., p. 122.
78. Voir ibid., p. 134.
79. Ibid., p. 131.
80. Ibid.
81. Ibid.
82. Ibid., p. 132 : « Dans la reconnaissance, ce que nous connaissons se dégage comme en vertu
d’une illumination, de toute contingence et variabilité des circonstances qui le conditionnent et il est
saisi dans son essence. Il est connu comme étant quelque chose. »
83. Ibid., p. 135.
84. Ibid., p. 138 : « Médiation totale signifie que l’élément médiatisant se supprime lui-même. Ce
qui veut dire que la reproduction (dans le cas du théâtre et de la musique mais aussi de la récitation
d’une œuvre épique ou lyrique) ne s’impose pas comme telle à l’attention mais que par elle et en elle
l’œuvre accède à la représentation. Nous verrons qu’il en va de même des conditions d’accès et de
rencontre dans lesquelles se présentent édifices et sculptures. »
85. Voir Arthur Danto, La Transfiguration du banal. Une philosophie de l’art, op. cit., p. 202-203.
86. Hans-Georg Gadamer, Vérité et méthode, op. cit., p. 135.
87. Ibid.
88. Ibid.
89. Ibid., p. 179.
90. Voir ibid., p. 166 : « Il appartient donc à l’essence des œuvres dramatiques ou musicales que
leur exécution, à des époques ou à des occasions différentes, soit et doive être elle-même différente. Il
nous faut maintenant découvrir que la même analyse s’applique mutatis mutandis à la sculpture. Là non
plus, on ne peut pas dire que l’œuvre “existe en soi” et que seul son effet soit chaque fois différent. C’est
l’œuvre elle-même qui s’offre autrement dans des conditions toujours différentes. L’observateur
d’aujourd’hui ne voit pas seulement autrement ; il voit autre chose. »
91. Voir ibid., p. 175-176.
92. Sur ce point, la conception de Gadamer est proche de celle de Dewey : voir John Dewey, L’Art
comme expérience, op. cit., p. 192 : « Une œuvre d’art, si ancienne et classique soit-elle, n’est réellement,
et non pas seulement de façon potentielle, une œuvre d’art que lorsqu’elle vit dans une expérience
individualisée. En tant que parchemin, bloc de marbre ou toile, elle demeure (bien que sujette aux
ravages du temps) identique à elle-même à travers les âges. Mais comme œuvre d’art, elle est recréée
chaque fois qu’elle se prête à une nouvelle expérience esthétique. »
93. Hans-Georg Gadamer, Vérité et méthode, op. cit., p. 140.
94. Hans-Georg Gadamer, « Esthétique et herméneutique », L’Art de comprendre. Herméneutique et
champs de l’expérience humaine, Écrits II, Aubier, coll. Bibliothèque philosophique, 1991, p. 45.
95. Hans-Georg Gadamer, L’Actualité du beau, op. cit., p. 69.
96. Ibid., p. 69.
97. Voir ibid., p. 70.
98. Ibid.
99. Voir ibid., p. 73-74.
100. Voir ibid., p. 74. Voir infra.
101. Ibid., p. 57.
102. Ibid., p. 58.
103. Hans-Georg Gadamer in Carsten Dutt, Herméneutique. Esthétique. Philosophie pratique,
Dialogue avec Hans-Georg Gadamer, op. cit., p. 90.
104. Hans-Georg Gadamer, L’Actualité du beau, op. cit., p. 59.
105. Ibid.
106. Ibid.
107. Ibid., p. 62.
108. Ibid., p. 61.
109. Voir Paul Ricœur, Temps et récit I, op. cit.
110. Paul Ricœur, Temps et récit I, op. cit., p. 71-72.
111. Dans la Poétique, Aristote avait montré que l’intrigue (muthos) est mimèsis, donc
représentation de l’action.
112. Ricœur parle de « composition verbale » mais la théorie des trois mimèsis vaut pour toute
forme de mise en intrigue, y compris théâtrale et cinématographique.
113. Paul Ricœur, Du texte à l’action. Essais d’herméneutique II, op. cit., p. 14.
114. Cette définition de la métaphore comme dénomination déviante est celle de la rhétorique
classique.
115. Voir Ricœur, Du texte à l’action, op. cit., p. 23 : « Entendons par là que, avant d’être une
dénomination déviante, la métaphore est une prédication bizarre, une attribution qui détruit la
consistance ou, comme on l’a dit, la pertinence sémantique de la phrase, telle qu’elle est instituée par les
significations usuelles, c’est-à-dire lexicalisées, des termes en présence. Si donc l’on prend pour
hypothèse que la métaphore est d’abord et principalement une attribution impertinente, on comprend la
raison de la torsion que les mots subissent dans l’énoncé métaphorique. Elle est l’“effet de sens” requis
pour sauver la pertinence sémantique de la phrase. »
116. Ibid., p. 24.
117. Paul Ricœur, La Critique et la Conviction. Entretien avec François Azouvi et Marc de Launay,
Calmann-Lévy, 1995, p. 260.
118. Paul Ricœur, Du texte à l’action, op. cit., p. 27.
119. Ibid., p. 127.
120. Paul Ricœur, La Critique et la Conviction, op. cit., p. 261.
121. Ibid., p. 259.
122. Ibid., p. 271.
V
HERMÉNEUTIQUE
ET ÉTUDES LITTÉRAIRES
1. Friedrich D. E. Schleiermacher, « L’Abrégé de 1819 », Herméneutique, op. cit., p. 127.
2. Friedrich D. E. Schleiermacher, « L’Herméneutique générale de 1809-1810 », ibid., p. 99.
3. Voir Friedrich D. E. Schleiermacher, « La Première Ébauche de 1805 », ibid., p. 49.
4. Ibid., p. 90-91.
5. Voir Paul Ricœur, Du texte à l’action, op. cit., p. 87 : « L’herméneutique ne pouvait ajouter au
kantisme sans recueillir de la philosophie romantique sa conviction la plus fondamentale, à savoir que
l’esprit est l’inconscient créateur au travail dans des individualités géniales. »
6. Voir Friedrich D. E. Schleiermacher, « L’Abrégé de 1819 », op. cit., p. 150.
7. Voir supra.
8. Tzvetan Todorov, Symbolisme et interprétation, op. cit., p. 141.
9. Ibid., p. 142.
10. Antoine Compagnon, Le Démon de la théorie, op. cit., p. 51.
11. Eric Donald Hirsch, Validity in Interpretation, Yale University Press, 1967, p. 8 (je traduis).
12. Voir ibid., p. 143.
13. Ibid.
14. Voir supra, ici, ici, ici, ici, ici, ici, ici.
15. Voir Eric Donald Hirsch, The Aims of Interpretation, The University of Chicago Press, 1976,
p. 79 : « […] La signification est tout simplement signification-pour-un-interprète. » (je traduis).
16. Ibid., p. 79 ; je traduis : « Lorsque j’ai pour la première fois proposé cette distinction, ma
motivation était tout sauf neutre ; j’identifiais le sens simplement avec la signification originale et je
voulais mettre l’accent sur l’intégrité et la permanence de cette signification originale. Aujourd’hui je
considère que cette question-là n’est qu’une application particulière d’une conception qui est en principe
universelle. Car la distinction entre sens et signifiance (et les clarifications qu’elle apporte) n’est pas
limitée à des situations dans lesquelles le sens est identifié à la signification originale de l’auteur ; elle
vaut aussi pour toutes les situations de “sens anachronique” […]. Mon ancienne définition du sens était
trop étroite et normative uniquement en ce qu’elle le limitait aux constructions dans lesquelles
l’interprète se laisse guider par son idée de ce qu’a voulu l’auteur. La définition élargie actuelle vaut
aussi pour les constructions dans lesquelles la volonté de l’auteur est partiellement ou totalement laissée
de côté. »
17. Voir Paul Ricœur, « Le récit de fiction », La Narrativité, op. cit., p. 26.
18. Voir Ibid., p. 27.
19. Voir Roland Barthes, « Introduction à l’analyse structurale des récits » [1966], Œuvres
complètes II, Seuil, 2002, p. 832 : « […] le récit est une grande phrase, comme toute phrase constative
est, d’une certaine manière, l’ébauche d’un petit récit. […] L’homologie que l’on suggère ici n’a pas
seulement une valeur heuristique : elle implique une identité entre le langage et la littérature (pour
autant qu’elle soit une sorte de véhicule privilégié du récit) […]. »
20. Paul Ricœur, « Le récit de fiction », La Narrativité, op. cit., p. 27.
21. Il s’agit du méchant, du donateur d’objets magiques, de l’auxiliaire, de la princesse, du
mandateur, du héros et du faux héros.
22. Voir Roland Barthes, « Introduction à l’analyse structurale des récits », art. cit., p. 835.
23. Ibid., p. 853 : « En fait, le problème n’est pas d’introspecter les motifs du narrateur ni les effets
que la narration produit sur le lecteur ; il est de décrire le code à travers lequel narrateur et lecteur sont
signifiés le long du récit lui-même. »
24. Umberto Eco, Lector in fabula. Le rôle du lecteur ou la coopération interprétative dans les textes
narratifs [1979], traduit de l’italien par Myriem Bouzaher, Grasset, 1985, p. 67.
25. Ibid., p. 104-105 : « Donc, les scénarios dits “communs” proviennent de la compétence
encyclopédique normale du lecteur, qu’il partage avec la majeure partie des membres de la culture à
laquelle il appartient ; ce sont dans l’ensemble des règles pour l’action pratique : Charniak (1975, 1976)
étudie des frames apparemment banals tels que “Comment ouvrir un parapluie” ou “Comment peindre
un meuble ou un mur” […]. Les scénarios intertextuels, eux, sont au contraire des schémas rhétoriques
et narratifs faisant partie d’un bagage sélectionné et restreint de connaissances que les membres d’une
culture donnée ne possèdent pas tous. Voilà pourquoi certaines personnes sont capables de reconnaître
la violation des règles de genre, d’autres de prévoir la fin d’une histoire, tandis que d’autres enfin, qui ne
possèdent pas de scénarios suffisants, s’exposent à jouir ou à souffrir des surprises, des coups de théâtre
ou des solutions que le lecteur sophistiqué jugera, lui, assez banales. »
26. Ibid., p. 116 : « […] le topic est un phénomène pragmatique tandis que l’isotopie est un
phénomène sémantique. Le topic est une hypothèse dépendant de l’initiative du lecteur qui la formule
d’une façon quelque peu rudimentaire, sous forme de question (“Mais de quoi diable parle-t-on ?”) qui
se traduit par la proposition d’un titre provisoire (“On est probablement en train de parler de telle
chose”). Il est donc un instrument métatextuel que le texte peut tout aussi bien présupposer que
contenir explicitement sous forme de marqueurs de topic, de titres, de sous-titres, de mots clefs. C’est à
partir du topic que le lecteur décide de privilégier ou de narcotiser les propriétés sémantiques des
lexèmes en jeu établissant ainsi un niveau de cohérence interprétative dite isotopie. »
27. Ibid., p. 230 : « Naturellement, un texte peut prévoir une telle compétence chez son Lecteur
Modèle et travailler — à tous ses niveaux inférieurs — à l’ébranler, et amener le lecteur à déterminer des
structures actancielles et idéologiques complexes. »
28. Voir Hans-Rober Jauss, Ästhetische Erfahrung und literarische Hermeneutik, Suhrkamp, 1982,
p. 119-121. Cette découverte du rôle du lecteur n’est pas sans lien avec l’avènement de l’art moderne où
le rôle que se voit attribuer le lecteur / spectateur est plus actif. Jauss part du constat que l’évolution de
l’art moderne n’est plus à comprendre à l’aide de l’esthétique traditionnelle de la représentation, mais
que sa compréhension exige le développement d’une esthétique de la réception, qui, à la différence de la
conception traditionnelle d’une contemplation esthétique, prenne en compte l’activité esthétique du
récepteur.
29. Voir Roman Ingarden, L’Œuvre d’art littéraire [1931], traduit de l’allemand par Philibert
Secretan et alii, L’Âge d’homme, coll. Slavica, 1983.
30. Wolfgang Iser, Der Akt des Lesens. Theorie ästhetischer Wirkung [1976], Wilhelm Fink, 1994,
p. 279.
31. Voir Roman Ingarden, Vom Erkennen des literarischen Kunstwerks, Max Niemeyer, 1968, p. 29 ;
je traduis : « Les phrases se combinent entre elles de diverses manières pour constituer des unités de
sens de niveau plus élevé et dont la structure est très différente. C’est de cette façon que naissent des
totalités, comme par exemple un récit, un roman, un dialogue, un drame, une théorie scientifique. […]
En fin de compte, ce qui naît ainsi, c’est un univers spécifique avec des composantes définies de telle ou
telle manière avec les transformations qui se déroulent en leur sein — tout cela en tant que corrélat
purement intentionnel d’un ensemble de phrases liées entre elles. Lorsque cet ensemble de phrases liées
entre elles forme une œuvre littéraire, alors j’appelle la totalité formée par les corrélats intentionnels des
phrases liés entre eux “le monde représenté” dans l’œuvre. »
32. Wolfgang Iser, Der Akt des Lesens, op. cit., p. 182-183 ; tr. fr. : L’acte de lecture. Théorie de l’effet
esthétique, traduit de l’allemand par Evelyne Sznycer, Bruxelles, Mardaga, 1995, p. 205.
33. Roman Ingarden, Vom Erkennen des literarischen Kunstwerks, p. 32 ; je traduis : « Mais une fois
transposés dans le flux de la pensée propositionnelle, nous sommes prêts, après avoir achevé l’acte de
penser une première phrase, de penser également sa “continuation” sous la forme d’une proposition, et
plus précisément comme une proposition qui est en relation avec la proposition qui vient d’être pensée.
De cette façon, le processus de lecture d’un texte avance sans effort. Mais si la proposition qui suit n’a
par hasard aucun lien visible avec la proposition qui vient d’être pensée, alors le flux de la pensée se
trouve bloqué. Ce hiatus se traduit par un étonnement plus ou moins vivace ou par un sentiment de
contrariété. Pour que la lecture puisse de nouveau être fluide, ce blocage doit être surmonté. En cas de
réussite, chaque proposition successive est comprise comme la suite des propositions antécédentes. »
34. Wolfgang Iser, Der Akt des Lesens, op. cit., p. 284-285.
35. Ibid., p. 186. (je traduis).
36. Ibid., p. 301.
37. Ibid., p. 314.
38. Hans-Robert Jauss, « L’histoire de la littérature : un défi à la théorie littéraire », Pour une
esthétique de la réception, traduit de l’allemand par Claude Maillard, Gallimard, coll. Tel, 1978.
39. Ibid., p. 26.
40. Ibid., p. 51.
41. Ibid., p. 54.
42. Ibid., p. 63-64.
43. Hans-Georg Gadamer, Vérité et méthode, op. cit., p. 311.
44. Voir Hans-Robert Jauss, « L’histoire de la littérature : un défi à la théorie littéraire », Pour une
esthétique de la réception, op. cit., p. 59-60. Mais à ce moment-là comment Jauss peut-il encore distinguer
entre les chefs-d’œuvres et les œuvres culinaires ? Selon Antoine Compagnon, le biais anticlassique de la
théorie de Jauss ne lui permet pas de distinguer entre poncif et œuvre classique : voir Antoine
Compagnon, Le Démon de la théorie, op. cit., p. 232-233 : « […] la théorie de Jauss ne permet pas de faire
le départ entre l’œuvre “culinaire” (le poncif) et l’œuvre classique, ce qui est quand même ennuyeux. […]
Ou bien doit-on admettre qu’une œuvre classique est ipso facto “culinaire” ? Cette aporie confirme le
biais anticlassique de l’esthétique de la réception, même si elle s’est révélée par ailleurs complice de la
philologie. »
45. Hans-Georg Gadamer, « Entre phénoménologie et dialectique. Essai d’autocritique », L’Art de
comprendre. Écrits II. Herméneutique et champ de l’expérience humaine, op. cit., p. 24.
46. Voir Antoine Compagnon, Le Démon de la théorie, op. cit., p. 265.
47. Voir supra.
48. Hans-Robert Jauss, « L’histoire de la littérature : un défi à la théorie littéraire », Pour une
esthétique de la réception, op. cit., p. 72 : « Or les changements qui se produisent dans la série littéraire ne
se constituent en succession historique que lorsque l’antithèse de la forme nouvelle à la forme ancienne
permet de discerner le lien de continuité qui les unit. Cette continuité, que l’on peut définir comme le
passage de la forme ancienne à la forme nouvelle dans l’interaction de l’œuvre et du récepteur (public,
critique, nouvel auteur), c’est-à-dire dans l’interaction de l’événement accompli et de la réception qui lui
est consécutive, peut être méthodiquement appréhendée à travers le problème — de forme aussi bien
que de contenu — “que toute œuvre d’art pose et laisse derrière elle, comme un horizon circonscrivant
les ‘solutions’ qui seront possibles après elle”. » (Blumenberg)
49. Voir ibid., p. 73.
50. Voir supra, ici et ici.
51. Ibid., p. 77.
52. Voir Antoine Compagnon, Le Démon de la théorie, op. cit., p. 232 : « Toute l’histoire littéraire
peut-elle vraiment avoir pour seul objet l’écart, c’est-à-dire la négativité qui caractérise en particulier
l’œuvre moderne ? L’esthétique de la réception […] érige une valeur extra-littéraire, en l’occurrence la
négativité, en universel au travers duquel elle prétend faire passer toute la littérature. »
53. Voir supra.
54. Voir Hans-Robert Jauss, « L’histoire de la littérature : un défi à la théorie littéraire », Pour une
esthétique de la réception, op. cit., p. 80.
55. Voir ibid., p. 83-84 : « L’œuvre littéraire nouvelle est reçue et jugée non seulement par contraste
avec un arrière-plan d’autres formes artistiques, mais aussi par rapport à l’arrière-plan de l’expérience de
la vie quotidienne. »
56. Ibid., p. 83.
57. Voir Hans-Robert Jauss, « La douceur du foyer. La poésie lyrique en 1857 comme exemple de
transmission de normes sociales par la littérature », Pour une esthétique de la réception, op. cit., p. 82-83 :
Jauss part de la façon dont Popper utilise la notion d’horizon d’attente. Celui-ci avait souligné que le
facteur le plus important du progrès dans la science ainsi que dans la vie est « la déception de l’attente »,
expérience comparable à celle d’un aveugle qui doit heurter un obstacle pour en apprendre l’existence.
58. Hans-Robert Jauss, Pour une herméneutique littéraire (Ästhetische Erfahrung und literarische
Hermeneutik [1982]), traduit de l’allemand par Maurice Jacob, Gallimard, coll. Bibliothèque des idées,
1988, p. 52-53.
59. Ibid., p. 24.
60. Antoine Compagnon, Le Démon de la théorie, op. cit., p. 234.
61. Ibid., p. 233.
62. Paul Ricœur, « Monde du texte, monde du lecteur », Temps et récit III, op. cit., p. 319.
63. Voir infra.
64. On trouve cette idée d’interaction aussi chez Iser mais il se concentre sur l’interaction texte-
lecteur.
65. Paul Ricœur, « La métaphore et le problème central… », Écrits et conférences 2. Herméneutique,
Seuil, 2010, p. 95.
66. Paul Ricœur, « Herméneutique et structuralisme », Le Conflit des interprétations, op. cit., p. 88.
67. Ibid., p. 85.
68. Paul Ricœur, Du texte à l’action. Essais d’herméneutique II, op. cit., p. 154.
69. Ricœur ne critique pas seulement le structuralisme, mais tout autant le psychologisme — qu’il
retrouve surtout chez Dilthey — parce qu’il ramène l’interprétation à la compréhension du psychique de
l’auteur.
70. Ibid., p. 128.
71. Ibid.
72. Ibid.
73. Thomas Pavel, Univers de la fiction [1986], traduit de l’anglais par l’auteur, Seuil, coll. Poétique,
1988.
74. Paul Ricœur, Du texte à l’action, op. cit., p. 128.
75. Voir par exemple Thomas Pavel, Univers de la fiction, op. cit., p. 7 : « Depuis déjà vingt ans, la
poétique du récit a pris pour objet le discours littéraire dans sa formalité rhétorique au détriment de sa
force référentielle, restée à la périphérie de l’attention critique. Or, une théorie équilibrée de la
littérature ne peut se restreindre aux enquêtes formelles, pour importantes que soient ces dernières ; elle
doit, tôt ou tard, aborder les questions de sémantique. » Voir aussi p. 14 : « Certains courants
structuralistes prônèrent, par conséquent, une esthétique antiexpressive, en négligeant du même coup
les traits littéraires et artistiques qui transcendent les propriétés purement structurales, à savoir la
référence, la représentation, le sens des œuvres, l’expressivité. »
76. Paul Ricœur, Du texte à l’action, op. cit., p. 124.
77. Voir ibid., p. 174-178.
78. Ibid., p. 174.
79. Ibid., p. 175.
80. Paul Ricœur, Temps et récit II, La configuration dans le récit de fiction, Seuil, coll. Points essais,
1984, p. 189-190.
81. Voir ibid., chap. III et IV.
82. Voir Paul Ricœur, « Monde du texte, monde du lecteur », Temps et récit III. Le temps raconté,
op. cit., p. 288.
83. Ibid., p. 290.
84. Ibid.
85. Paul Ricœur, Temps et récit II, op. cit, p. 181.
86. Paul Ricœur, « Monde du texte, monde du lecteur », Temps et récit III, op. cit., p. 290.
87. Wayne Booth cité par Paul Ricœur, ibid., p. 289.
88. Paul Ricœur, Temps et récit II, op. cit., p. 188. Pour la distinction entre point de vue et voix
narrative, voir aussi p. 187.
89. Paul Ricœur, Temps et récit III, op. cit., p. 298.
90. Ibid., p. 310-311.
91. Voir infra.
92. Paul Ricœur, Temps et récit III, op. cit., p. 296.
93. Ibid., p. 297.
94. Ibid.
95. Ibid.
96. Paul Ricœur, Temps et récit I, op. cit., p. 148.
97. Paul Ricœur, Temps et récit III, op. cit., p. 286.
98. Ibid.
99. Paul Ricœur, Temps et récit I, op. cit., p. 148.
100. Ibid., p. 147.
101. Roman Jakobson, « Linguistique et poétique », Essais de linguistique générale, traduit de
l’anglais par Nicolas Ruwet, Minuit, 1963, p. 209-248.
102. Ibid., p. 214.
103. Ibid., p. 218 : « La fonction poétique n’est pas la seule fonction de l’art du langage, elle en est
seulement la fonction dominante, déterminante, cependant que dans les autres activités verbales elle ne
joue qu’un rôle subsidiaire, accessoire. Cette fonction, qui met en évidence le côté palpable des signes,
approfondit par là même la dichotomie fondamentale des signes et des objets. Aussi, traitant de la
fonction poétique, la linguistique ne peut se limiter au domaine de la poésie. »
104. Voir Yves Winkin, Anthropologie de la communication. De la théorie au terrain [1996], Seuil,
2001, p. 27-51.
105. Thomas Pavel, Univers de la fiction, op. cit., p. 34.
106. Paul Ricœur, « Herméneutique et monde du texte », Écrits et conférences 2. Herméneutique, op.
cit., p. 38.
107. Voir Paul Ricœur, Temps et récit I, op. cit., p. 150.
108. Voir Paul Ricœur, La Métaphore vive, Seuil, coll. Points essais, 1975, p. 279-288. Par exemple
Wimsatt dans The Verbal Icon, Hester dans The Meaning of Poetic Metaphor, Frye dans Anatomy of
Criticism, mais aussi la Nouvelle Rhétorique en France.
109. Roman Jakobson, « Linguistique et poétique », Essais de linguistique générale, op. cit., p. 238-
239.
110. Ibid., p. 239 : « À un message à double sens correspondent un destinateur dédoublé, un
destinataire dédoublé et, de plus, une référence dédoublée — ce que soulignent nettement, chez de
nombreux peuples, les préambules des contes de fées : ainsi, par exemple, l’exorde habituel des contes
majorquins : “Aixo era y no era” (cela était et n’était pas). »
111. Paul Ricœur, Du texte à l’action, op. cit., p. 127.
112. Paul Ricœur, Temps et récit I, op. cit., p. 150.
113. Ibid., p. 151.
114. Paul Ricœur, « Herméneutique et monde du texte », Écrits et conférences 2. Herméneutique, op.
cit., p. 40.
115. Voir Umberto Eco, Les Limites de l’interprétation [1990], traduit de l’italien par Myriem
Bouzaher, LGF, Le Livre de Poche, coll. Biblio essais, 1992, p. 29-30.
116. Voir Antoine Compagnon, Le Démon de la théorie, op. cit., p. 82.
117. Voir Umberto Eco, Les Limites de l’interprétation, op. cit., p. 29-32.
118. William K. Wimsatt et Monroe C. Beardsley, « L’illusion de l’intention », Philosophie
analytique et esthétique, traduit de l’anglais par Danielle Lories, Klincksieck, 1988, p. 224.
119. Voir E. D. Hirsch, The Aims of Interpretation, op. cit., p. 7 ; je traduis : « […] l’intention de
l’auteur n’est pas la seule norme possible pour l’interprétation, mais c’est la seule norme pratique pour
une discipline cognitive de l’interprétation. »
120. Voir E. D. Hirsch, Validity in Interpretation, op. cit., p. 135 ; je traduis : « L’historiciste
sceptique déduit trop à partir du fait que les expériences, les catégories et les modes de pensée du
présent ne sont pas les mêmes que ceux du passé. Il conclut que nous pouvons comprendre un texte
seulement dans nos propres termes mais cette affirmation est contradictoire puisque la signification
verbale ne peut être construite que dans ses propres termes. »
121. Arthur Danto, L’Assujettissement philosophique de l’art [The Philosophical Disenfranchisement
of Art (1986)], Seuil, coll. Poétique, 1993, p. 63.
122. Ibid., p. 69.
123. Nelson Goodman, « Le statut du style », Manières de faire des mondes [1992], Gallimard, 2008,
p. 60.
124. Nelson Goodman, « Quand y a-t-il art ? », ibid., p. 100.
125. Le débat entre Searle et Derrida a commencé par la publication d’un article de Derrida,
« Signature. Événement. Contexte », Marges de la philosophie, Minuit, coll. Critique, 1972. John Searle lit
ce texte paru en traduction anglaise dans la revue Glyph en 1977. La réponse de Searle à Derrida se
trouve dans le numéro suivant de la revue Glyph. La traduction française de l’article de Searle paraîtra
sous le titre Pour réitérer les différences. Réponse à Derrida (Reiterating the Differences [1977]), traduit de
l’anglais par Joëlle Proust, L’Éclat, coll. Tiré à part, 1991. Derrida a répliqué dans un article intitulé
Limited Inc. abc, Galilée, 1990, et enfin Searle règle définitivement ses comptes avec la déconstruction
dans « Déconstruction. Le langage dans tous ses états », compte-rendu du livre de Jonathan Culler,
intitulé On Deconstruction [1983].
126. Jacques Derrida, « Signature. Événement. Contexte », Marges de la philosophie, op. cit., p. 389.
127. Voir ibid., p. 378 : « C’est que cette unité de la forme signifiante ne se constitue que par son
itérabilité, par la possibilité d’être répétée en l’absence non seulement de son “référent”, ce qui va de soi,
mais en l’absence d’un signifié déterminé ou de l’intention de signification actuelle, comme de toute
intention de communication présente. Cette possibilité structurelle d’être sevrée du référent ou du
signifié (donc de la communication et de son contexte) me paraît faire de toute marque, fût-elle orale,
un graphème en général, c’est-à-dire […] la restance non-présente d’une marque différentielle coupée de
sa prétendue “production” ou origine. Et j’étendrai même cette loi à toute “expérience” en général s’il est
acquis qu’il n’y a pas d’expérience de pure présence mais seulement des chaînes de marques
différentielles. »
128. John R. Searle, Pour réitérer les différences. Réponse à Derrida, op. cit., p. 17.
129. Ibid., p. 23.
130. Voir Paul Ricœur, Du texte à l’action, op. cit., p. 126.
131. Voir Martin Heidegger, Être et Temps, op. cit., p. 133.
132. Voir Paul Ricœur, Du texte à l’action, op. cit., p. 209-210.
133. Voir Hans Georg-Gadamer, « Der “eminente” Text und seine Wahrheit », Ästhetik und Poetik I,
Kunst als Aussage [1986], Gesammelte Werke, Band 8, J. C. B. Mohr (Paul Siebeck), 1993, p. 288 ; je
traduis : « L’expression langagière du vouloir-dire dans le texte doit être pensée de telle sorte qu’elle
s’articule elle-même et rende présent la vouloir-dire, abstraction faite de toute tonalité, gestualité, etc. »
134. Voir Paul Ricœur, Du texte à l’action, op. cit., p. 124.
135. Voir Hans-Georg Gadamer, Vérité et méthode, op. cit., p. 418 : « Ce qui est fixé par écrit s’est
détaché de la contingence de son origine et de son auteur et s’est libéré positivement pour contracter de
nouvelles relations ».
136. Paul Ricœur, Du texte à l’action, op. cit., p. 210.
137. Hans-Georg Gadamer, Vérité et méthode, op. cit., p. 413-414.
138. Ibid., p. 416-417 : « Ainsi, c’est précisément parce qu’elle détache complètement le sens de ce
qui est déclaré, de celui qui le déclare, que la fixation par écrit fait du lecteur qui comprend, l’avocat de
sa prétention à la vérité. […] Ce qu’il a compris est toujours plus que l’opinion d’un autre — c’est
toujours d’emblée une vérité possible. Voilà ce qui apparaît au grand jour à la faveur de la dissociation
du dit et de celui qui le dit, de même que grâce à la consistance de la durée conférée par l’écrit. »
139. Voir Paul Ricœur, Du texte à l’action, op. cit., p. 129-130.
140. Ibid., p. 130.
141. Ibid., p. 120.
142. Ibid., p. 174.
143. Ibid., p. 210.
144. Ibid., p. 124.
145. Voir Hans-Georg Gadamer, « Création poétique et interprétation », L’Actualité du beau, op.
cit., p. 102, traduction révisée [version allemande : « Dichten und Deuten » [1961], Ästhetik und Poetik I,
op. cit., p. 23].
146. Paul Ricœur, Du texte à l’action, op. cit., p. 175.
147. Voir Hans-Georg Gadamer, « Expérience esthétique et expérience religieuse », L’Art de
comprendre. Écrits II. Herméneutique et Champ de l’expérience humaine, Aubier, coll. Bibiothèque
philosophique, 1991, p. 295 ; version allemande : « Ästhetische und religiöse Erfahrung », Ästhetik und
Poetik I, op. cit., p. 144.
148. Ibid., p. 296.
149. Ibid. : « Un texte éminent est […] celui que nous visons comme tel, si bien que nous renvoyons
au fait que c’est écrit. »
150. Ibid., p. 295.
151. Voir par exemple Hans-Georg Gadamer, « Der “eminente” Text und seine Wahrheit », Ästhetik
und Poetik I, op. cit., p. 289 ; je traduis : « Une formule de prière ou de salutation, une prescription
juridique, une nouvelle d’un journal peut avoir une signification décisive et être reprise par tout le
monde. Malgré cela, elle n’appartient pas à la littérature et n’est pas un “texte éminent”. Inversement, on
n’hésitera pas à compter la poésie orale, qui précède toute tradition écrite et peut se maintenir très
longtemps dans le cadre d’épopées littéraires, parmi la littérature — comme si la mémoire du chanteur
ou du rhapsode était déjà le premier livre dans lequel s’était inscrite la tradition orale. La poésie orale
est toujours déjà en chemin vers le texte, tout comme la poésie transmise par la performance du
rhapsode est toujours déjà en chemin vers la littérature. »
152. Paul Ricœur, Du texte à l’action, op. cit., p. 210.
153. Voir Steven Knapp et Walter Benn Michaels, « Against Theory », Critical Inquiry, vol. 8, no 4,
1982, p. 729 ; je traduis : « Non seulement dans tout discours sérieux littéral mais dans le discours tout
court, l’intention et le sens sont identiques. »
154. Ibid., p. 730.
155. Voir Antoine Compagnon, Le Démon de la théorie, op. cit., p. 80.
156. Pour une définition et une description de la notion de « fusion des horizons » voir supra.
157. Voir David Webermann, « A New Defense of Gadamer’s Hermeneutics », Philosophy and
Phenomenological Research, vol. 60, no 1, janvier 2000, p. 45-65.
158. Voir Hans-Georg Gadamer, « La mise en question de la conscience esthétique », L’Actualité du
beau, op. cit., p. 92-93 ; version allemande : « Zur Fragwürdigkeit des ästhetischen Bewusstseins »,
Ästhetik und Poetik I, op. cit., p. 15-17.
159. Ibid., p. 92.
160. Voir ibid.
161. Voir Hans-Georg Gadamer, Vérité et méthode, op. cit., p. 411 : « Ce qui nous est parvenu par la
voie de la tradition langagière, n’est pas un reste mais quelque chose de transmis, c’est-à-dire quelque
chose qui nous est dit […] »
162. Hans-Georg Gadamer, « La mise en question de la conscience esthétique », L’Actualité du
beau, op. cit., p. 93.
VI
HERMÉNEUTIQUE ET HISTOIRE DE L’ART
1. J’utilise ici la notion d’image en un sens large qui ne se réduit pas aux œuvres d’art mais inclut
toute représentation visuelle analogique quels que soient son support et sa fonction.
2. Voir Gottfried Boehm, « Zu einer Hermeneutik des Bildes », in Hans-Georg Gadamer et
Gottfried Boehm (éd.), Seminar. Die Hermeneutik und die Wissenschaften, Suhrkamp, 1978, p. 444.
3. Voir Rainer Rochlitz, « Montrer et dire », L’Art au banc d’essai. Esthétique et critique, Gallimard,
coll. NRF essais, 1998, p. 378 : « L’art visuel, quelles que soient ses propriétés génériques et ses
significations, montre physiquement ; l’art littéraire, quel que soit son genre, dit, et ce hiatus est plus
profond que l’analogie entre dépiction et description sous le signe commun de la dénotation. »
4. Voir ibid., p. 370-374.
5. Gottfried Boehm, « Zu einer Hermeneutik des Bildes », Seminar. Die Hermeneutik und die
Wissenschaften, op. cit., p. 444.
6. Ibid.
7. Voir Erwin Panofsky, Essais d’iconologie. Les thèmes humanistes dans l’art de la Renaissance
[1939], traduit de l’anglais par Claude Herbette et Bernard Teyssèdre, Gallimard, coll. Bibliothèque des
sciences humaines, 1967, p. 13.
8. Voir ibid., p. 17-31. La traduction française prend comme point de départ la première version de
ce texte publiée dans Erwin Panofsky, Studies in Iconology. Humanistic Themes in the Art of the
Renaissance, Harper & Row, 1962, mais elle intègre (en notes) les changements qui figurent dans la
deuxième version du texte, version remaniée qui est parue dans Erwin Panofsky, « Iconography and
Iconology : An Introduction to the Study of Renaissance Art », Meaning in the Visual Arts [1955],
Penguin Books, 1970, p. 51-81.
9. Ces trois niveaux sont légèrement différents par rapport à ceux énumérés dans la première
formulation de la distinction (voir infra, note 14). Dans Studies in Iconology, les trois niveaux dont parle
Panofsky sont le niveau de la description pré-iconographique, l’analyse iconographique et
l’interprétation iconographique en un sens plus profond.
10. Voir Carlo Ginzburg, « De Warburg à Gombrich », Mythes, emblèmes, traces. Morphologie et
histoire [1989], traduit de l’italien par Monique Aymard, Christian Paoloni, Elsa Bonan et Martine
Sancini-Vignet, traduction revue par Martin Rueff, Verdier, 2010, p. 112-113.
11. Voir Erwin Panofsky, Essais d’iconologie, op. cit., p. 17.
12. Ibid., p. 14.
13. Ibid., p. 27.
14. Erwin Panofsky, « Contribution au problème de la description d’œuvres appartenant aux arts
plastiques et à celui de l’interprétation de leur contenu », La Perspective comme forme symbolique,
traduit de l’anglais sous la direction de Guy Ballangé, Minuit, 1975, p. 242.
15. Ibid., p. 237.
16. Voir Erwin Panofsky, Essais d’iconologie, op. cit., p. 25-26.
17. Erwin Panofsky, Essais d’iconologie, op. cit., p. 17.
18. Voir ibid., p. 31.
19. Erwin Panofsky, « Contribution au problème de la description d’œuvres appartenant aux arts
plastiques et à celui de l’interprétation de leur contenu », La Perspective comme forme symbolique, op.
cit., p. 247.
20. Voir Oskar Bätschmann, Einführung in die kunstgeschichtliche Hermeneutik. Die Auslegung von
Bildern, Wissenschaftliche Buchgesellschaft Darmstadt, 2001, p. 66.
21. Georges Didi-Huberman, Devant l’image. Questions posées aux fins d’une histoire de l’art,
Minuit, coll. Critique, 1990, p. 146.
22. Gottfried Boehm, « Zu einer Hermeneutik des Bildes », Seminar. Die Hermeneutik und die
Wissenschaften, op. cit., p. 453.
23. Voir Ernst Gombrich, Symbolic Images. Studies in the Art of the Renaissance, Phaidon, 1972,
p. 6 : Gombrich donne comme exemple les programmes qu’Annibale Caro a conçus pour les décorations
du Palazzo Caprarola par Taddeo Zuccaro.
24. Erwin Panofsky, « Contribution au problème de la description d’œuvres appartenant aux arts
plastiques et à celui de l’interprétation de leur contenu », La Perspective comme forme symbolique, op.
cit., p. 246.
25. Voir aussi Max Imdahl, Giotto. Arenafresken. Ikonographie, Ikonologie, Ikonik, Wilhelm Fink,
1996, p. 89.
26. Voir Gottfried Boehm, « Zu einer Hermeneutik des Bildes », Seminar. Die Hermeneutik und die
Wissenschaften, op. cit., p. 445.
27. Ibid., p. 446.
28. Dans une version antérieure ce niveau est appelé le niveau du « sens de l’essence » ou du « sens-
document ».
29. Erwin Panofsky, Essais d’iconologie, op. cit., p. 20-21.
30. Ibid., p. 31.
31. Voir ibid., p. 29.
32. Voir ibid., p. 21.
33. Voir ibid., p. 21-22.
34. Georges Didi-Huberman, Devant l’image, op. cit., p. 150-151.
35. Rainer Rochlitz, L’Art au banc d’essai. Esthétique et critique, op. cit., p. 254.
36. Ibid., p. 254-255.
37. Voir ibid., p. 253.
38. Voir Carlo Ginzburg, « De Warburg à Gombrich », Mythes, emblèmes, traces, op. cit., p. 102-103.
Ginzburg montre que la question du cercle herméneutique s’est posée aussi à propos de la méthode de
l’iconologie.
39. Erwin Panofsky, L’Œuvre d’art et ses significations. Essais sur les arts « visuels » (Meaning in the
Visual Arts [1955]), traduit de l’anglais par Marthe et Bernard Teyssèdre, Gallimard, 1969, p. 37.
40. Carlo Ginzburg, Mythes, emblèmes, traces, op. cit., p. 114-115.
41. Ibid., p. 103.
42. Erwin Panofsky, L’Œuvre d’art et ses significations. Essais sur les arts « visuels », op. cit., p. 37.
43. Louis Marin, « Comment lire un tableau ? », Noroit, 1969, no 140, p. 5-19.
44. Ibid., p. 5.
45. Ibid.
46. Voir ibid., p. 6.
47. Ibid.
48. Ibid.
49. Ibid.
50. Ibid.
51. Ibid., p. 8.
52. Ibid., p. 6.
53. Ibid.
54. Ibid., p. 10.
55. Ibid., p. 11.
56. Ibid., p. 12.
57. Ibid., p. 11.
58. Ibid., p. 16.
59. Ibid., p. 16-17.
60. Ibid., p. 17.
61. Voir Max Imdahl, « Ikonographie-Ikonologie-Ikonik », Giotto. Arenafresken, op. cit.
62. Ibid., p. 89.
63. Voir ibid., p. 102.
64. Voir ibid., p. 92-93.
65. Voir Felix Thürlemann, « Ikonographie, Ikonologie, Ikonik. Max Imdahl liest Erwin Panofsky »,
in Klaus Sachs-Hombach (éd.), Bildtheorien. Anthropologische und kulturelle Grundlagen des visualistic
Turn, Suhrkamp, 2009, p. 233.
66. Rainer Rochlitz, L’Art au banc d’essai, op. cit., p. 378.
67. Ibid.
68. Ibid., p. 379.
69. Il suffit de penser à des œuvres de Vasarely, François Morellet, Julio Le Parc ou Jesús-Rafael
Soto.
70. Serge Lemoine, « Jeux d’optique », Dynamo. Un siècle de lumière et de mouvement dans l’art.
1913-2013, organisée par la Réunion des musées nationaux — Grand Palais, ADAGP, 2013, p. 7.
71. Alfred Gell, L’Art et ses agents, une théorie anthropologique (Art and Agency. An Anthropological
Theory [1998]), Les Presses du réel, 2009.
72. David Freedberg , The Power of Images. Studies in the History and Theory of Response, The
University of Chicago Press, 1989.
73. Alfred Gell, L’Art et ses agents. Une théorie anthropologique, op. cit., p. 8.
74. Ibid.
75. Voir par exemple David Freedberg, The Power of Images, op. cit., p. 12.
76. Ibid., p. 32 ; je traduis : « […] dans le cas africain, le masque — comme tant de masques utilisés
lors de cérémonies rituelles dans des cultures non-occidentales — est littéralement animé. On peut
soutenir que l’esprit passe ainsi dans l’objet matériel uniquement à travers la médiation d’un interprète
vivant. Mais quelles que soient les technicités de la médiation, il n’en reste pas moins que les réponses
au masque dépendent de la convergence entre signe et signifié que nous avons déjà pu observer dans les
images occidentales, et que l’effectivité dépend dans tous les cas uniquement de cette convergence. »
77. Ibid., p. 28.
78. Ibid., p. 438 (je traduis).
79. Voir David Freedberg et Vittorio Gallese, « Motion, Emotion and Empathy in Esthetic
Experience », Trends in Cognitive Sciences, vol. 11, no 5, mai 2007, p. 198-199. Sur ce point, la
conception de Freedberg se situe à l’opposé de celle de Gadamer qui, comme nous l’avons vu, met en
évidence la valeur cognitive de l’art et critique ceux qui réduisent l’art à l’émotion. On pourrait donc
appeler la théorie de Freedberg, une théorie privative de l’art, selon la formule de Seel, parce que l’art est
réduit à la perception.
80. Ibid., p. 199 ; je traduis : « Notre enjeu est de combler cette lacune en proposant une théorie des
réponses empathiques vis-à-vis des œuvres d’art qui ne soit pas purement introspective, intuitive ou
métaphysique mais qui ait une base matérielle précise et définissable dans le cerveau. »
81. Voir supra.
82. Voir David Freedberg et Vittorio Gallese, « Motion, Emotion and Empathy in Esthetic
Experience », art. cit., p. 201.
83. Voir supra et suivantes.
84. David Freedberg, « Movement, Embodiment, Emotion », in Thierry Dufrêne et Anne-Christine
Taylor (éd.), Cannibalismes disciplinaires. Quand l’histoire de l’art et l’anthropologie se recontrent,
INHA / Musée du Quai Branly, p. 51.
85. David Freedberg et Vittorio Gallese, « Motion, Emotion and Empathy in Esthetic Experience »,
art. cit., p. 197 (je traduis).
86. David Freedberg, « Movement, Embodiment, Emotion », art. cit., p. 38.
87. Voir David Freedberg et Vittorio Gallese, « Motion, Emotion and Empathy in Esthetic
Experience », art. cit., p. 202.
88. David Freedberg, « Movement, Embodiment, Emotion », art. cit., p. 54.
89. David Freedberg, The Power of Images, op. cit., p. 435.
90. Freedberg fait référence à deux Vénus du Titien (Galerie des Offices, Florence), la Vénus
d’Urbin et Vénus avec organiste et Cupidon (Musée du Prado, Madrid).
91. Georges Didi-Huberman, Devant l’image, op. cit.
92. Georges Didi-Huberman, L’Expérience des images, Umberto Eco, Marc Augé, Georges Didi-
Huberman, coordination scientifique de Frédéric Lambert, Ina, 2011, p. 85.
93. Georges Didi-Huberman, Devant l’image, op. cit., p. 282.
94. Ibid., p. 316.
95. Ibid., p. 284.
96. Ibid.
97. Ibid., p. 313.
98. Ibid., p. 291-294. Georges Didi-Huberman évoque et cite l’épisode de la mort de Bergotte de La
Prisonnière dans lequel Proust évoque le petit pan de mur jaune, l’associant à de la matière colorée. C’est
à Proust qu’il emprunte le terme de « pan ».
99. Ibid., p. 315 : « Au contraire, le pan délimite moins un objet qu’il ne produit une potentialité :
quelque chose se passe, passe, extravague dans l’espace de la représentation, et résiste à “s’inclure” dans
le tableau, parce qu’il y fait détonation, ou intrusion. » Voir aussi p. 300 : « Ce “moment” pictural nous
donne donc à voir, par son caractère d’intrusion colorée, une tache et un indice plutôt qu’une forme
mimétique ou une icône au sens peircien. »
100. Ibid., p. 305.
101. Ibid., p. 302.
102. Ibid., p. 301.
103. Ibid., p. 317.
104. Ibid.
105. Voir ibid., p. 238-242.
106. Voir Martin Seel, Ästhetik des Erscheinens [2000], Suhrkamp, 2003, p. 275.
107. Ibid., p. 274.
108. Ibid., p. 275.
109. Voir supra.
110. C’est là une des objections majeures de Meyer Schapiro (« L’objet personnel, sujet de nature
morte. À propos d’une notation de Heidegger sur Van Gogh », Style, artiste et société, Gallimard, coll. Tel,
1982, p. 349-360). Jacques Derrida (« Restitution de la vérité en peinture », La Vérité en peinture,
Flammarion, coll. Champs, 1978, p. 293-436) a repris cette critique sans pour autant prendre le parti de
Schapiro contre Heidegger.
111. Martin Heidegger, L’Origine de l’œuvre d’art, op. cit., p. 36.
112. Ibid., p. 34.
113. Ibid.
114. Voir par exemple Hans-Georg Gadamer, « Wort und Bild — “so wahr, so seiend” », [1992],
Ästhetik und Poetik I. Kunst als Aussage, J. C. B. Mohr (Paul Siebeck), 1993, p. 373-374 ; « Le mot et
l’image — “autant de vérité, autant d’être” » (1992), La Philosophie herméneutique, traduit de l’allemand
par Jean Grondin, PUF, coll. Épiméthée, 1996, p. 186 : « Ce qui me tient à cœur, de mon côté, c’est de
faire ressortir ce que les arts plastiques et l’art poétique peuvent avoir de commun et d’inscrire cet
élément commun dans un ordre plus universel encore qui permet à l’art d’être porteur de vérité. […]
Mais ce qui m’intéresse ici, c’est plutôt la question de savoir comment le mot et l’image, la poésie
comme l’ensemble des arts plastiques, partagent une tâche commune et comment, au sein de cette
communauté, se détermine le rôle que l’une et l’autre forme d’art ont à remplir dans la formation de
notre culture. »
115. Hans-Georg Gadamer, « Über das Lesen von Bauten und Bildern » [1979], Ästhetik und
Poetik I, op. cit., p. 333.
116. Voir ibid.
117. Voir Hans-Georg Gadamer in Carsten Dutt, Herméneutique. Esthétique. Philosophie pratique,
Dialogue avec Hans-Georg Gadamer, op. cit., p. 77 : « Nous savons que la Neuvième Symphonie de
Beethoven est issue d’un contexte précis de l’histoire de la musique et de l’esprit, et qu’elle ne peut être
comprise qu’à partir de ce contexte. Et pourtant, la Neuvième Symphonie signifie plus qu’un système de
tâches de reconstructions historiques pour notre compréhension. Ce n’est justement pas […] le
témoignage de quelque chose qui doit d’abord être interprété. Plutôt, l’œuvre elle-même nous interpelle,
comme elle interpellait ses premiers auditeurs. Nous écoutons la musique de Beethoven ; et dans l’acte
d’écouter se trouve une véritable participation qui s’exprime dans le concept d’appartenance. »
118. Hans-Georg Gadamer, « Über das Lesen von Bauten und Bildern », Ästhetik und Poetik I, op.
cit., p. 337 (je traduis).
119. Voir ibid., p. 336 ; je traduis : « Manifestement, dans le cas de la lecture, nous avons affaire
avec un tel processus de construction d’une figure temporelle. » Voir aussi Hans-Georg Gadamer, « Wort
und Bild », Ästhetik und Poetik I, op. cit., p. 392 ; « Le mot et l’image », La Philosophie herméneutique, op.
cit., p. 212 : « Il n’en demeure pas moins qu’une image ou un texte poétique s’édifient dans la succession
du temps et que cela “prend du temps”. »
120. Rainer Rochlitz, L’Art au banc d’essai, op. cit., p. 377.
121. Hans-Georg Gadamer, L’Actualité du beau, op. cit., p. 74.
122. Ibid.
123. Voir Hans-Georg Gadamer, « Wort und Bild — “so wahr, so seiend” », Ästhetik und Poetik I,
op. cit., p. 387, trad. fr. « Le mot et l’image — “autant de vérité, autant d’être” », [1992], La Philosophie
herméneutique, op. cit., p. 204-205 : « C’est ce qui en fait une expérience de l’art. Il ne s’agit pas de la
simple réception de quelque chose. On y est, au contraire, emporté. Ce n’est pas tant un faire qui permet
à l’œuvre d’art de ressortir, mais plutôt un séjour qui est à la fois attentif et en attente. […] Un tel séjour
auprès de l’œuvre d’art s’applique aussi bien à la vision, à l’écoute qu’à la lecture. Séjourner, ce n’est
justement pas perdre son temps. L’être qui séjourne est comme un dialogue intensif et réciproque qui
n’a pas de terme, mais qui dure jusqu’à ce qu’il prenne fin. C’est l’ensemble d’un dialogue qui fait en
sorte que l’on est pour un temps tout à fait “en dialogue” et cela veut dire “tout à fait là”. »
124. Voir Hans-Georg Gadamer, L’Actualité du beau, op. cit., p. 74.
125. Hans-Georg Gadamer in Carsten Dutt, Herméneutique. Esthétique. Philosophie pratique.
Dialogue avec Hans-Georg Gadamer, op. cit., p. 97.
126. Ibid., p. 98.
127. Ibid.
128. Warhol a peint des peintures représentant une bouteille de Coca-Cola mais aussi des séries de
bouteilles (trois, cinq ou cent douze comme dans Green Coca Cola bottles) ainsi que d’autres images
représentant des publicités : par exemple une boîte de conserve de soupe Campbell ou une peinture
représentant quatre fois le parfum Chanel no 5.
129. Cela montre une des limites de l’analyse de Freedberg lorsqu’il insiste sur le fait que les
œuvres d’art ont le même effet sur nous que les autres types d’images. Dans le cas d’une œuvre d’art,
nous ne l’utilisons pas pour atteindre autre chose (un état d’excitation, par exemple).
130. Hans-Georg Gadamer in Carsten Dutt, Herméneutique. Esthétique. Philosophie pratique,
Dialogue avec Hans-Georg Gadamer, op. cit., p. 100.
131. Voir Hans-Georg Gadamer, L’Actualité du beau, op. cit., p. 74.
132. Voir ibid.
133. Hans-Georg Gadamer in Carsten Dutt, Herméneutique. Esthétique. Philosophie pratique, op.
cit., p. 91.
134. Hans-Georg Gadamer, « Text und Interpretation », Wahrheit und Methode II, J. C. B. Mohr
(Paul Siebeck), 1993, p. 352.
135. Hans-Georg Gadamer in Carsten Dutt, Herméneutique. Esthétique. Philosophie pratique, op.
cit., p. 95.
136. Voir supra.
137. Hans-Georg Gadamer in Carsten Dutt, Herméneutique. Esthétique. Philosophie pratique, op. cit.
p. 92.
138. Ibid.
139. Voir Hans-Georg Gadamer, « Wort und Bild — “so wahr, so seiend” », Ästhetik und Poetik I,
op. cit., p. 386-387. Voir aussi p. 391.
140. Hans-Georg Gadamer, « Bildkunst und Wortkunst », in Gottfried Boehm (éd.), Was ist ein
Bild ?, Wilhelm Fink, coll. Bild und Text, 1994, p. 99.
141. Voir par exemple Hans Ulrich Gumbrecht, Éloge de la présence, op. cit.
142. Voir Hans-Georg Gadamer in Carsten Dutt, Herméneutique. Esthétique. Philosophie pratique.
Dialogue avec Hans-Georg Gadamer, op. cit., p. 99.
143. Hans-Georg Gadamer, « Bildkunst und Wortkunst », Was ist ein Bild ?, op. cit., p. 102 (je
traduis).
144. Martin Seel, « Hermeneutik. Gegen eine voreilige Verabschiedung », Die Macht des
Erscheinens, Texte zur Ästhetik, Suhrkamp, 2007, p. 34.
145. Hans-Georg Gadamer in Carsten Dutt, Herméneutique. Esthétique. Philosophie pratique,
Dialogue avec Hans-Georg Gadamer, op. cit., p. 90-91.
146. Voir Hans-Georg Gadamer, « Über das Lesen von Bauten und Bildern », Ästhetik und Poetik I,
op. cit., p. 337 (je traduis) : « Mais la chose véritable est manifestement autre chose, à savoir le fait que
nous gagnons accès à la figure de sens que nous rencontrons. En tant que totalité, elle ne se laisse
manifestement pas fixer et déterminer dans son être-donné objectif, mais dans l’orientation de sens,
dans le rayonnement de significativité qui la caractérise en tant qu’ensemble et qui, pour ainsi dire, nous
“saisit”. »
147. Hans-Georg Gadamer, Vérité et méthode, op. cit., p. 170-174.
148. Hans-Georg Gadamer, L’Actualité du beau, op. cit., p. 60.
149. Ibid.
150. Voir Gadamer, Vérité et Méthode, op. cit., p. 160-161.
151. Ibid., p. 173.
Index des noms
ABRAHAM (personnage biblique) 20
ACCURSIUS N1
ADORNO, Theodor W. 167
AGAMEMNON (personnage mythologique) N22
AGAR, Michel 169-170, N36
APOLLON (divinité) N22
ARENDT, Hannah 96
ARISTOTE 17, 32, 77, 279-282, 299-300, 318, 324, 326, 441, N13, N111, N142, N146, N167
ARON, Raymond 164, 269, N186
AST, Georg Anton Friedrich 22, 332
AUERBACH, Erich 301, N17
AUGUSTIN D’HIPPONE (saint Augustin) 20, N25, N146
AUSTIN, John Langshaw 78, 357, 375-376

BACH, Johann Sebastian 295


BAILLARGEON, René N159
BAILLY, Francis 49, N107
BANDURA, Albert N57
BARON-COHEN, Simon 125-126, N158
BARTHÉLEMY (apôtre) 400
BARTHES, Roland 335-336, 358, 409, N19, N22, N23
BÄTSCHMANN, Oskar 402, N20
BATTEUX, Charles 301
BAUDELAIRE, Charles 256
BEARDSLEY, Monroe 372-373, 387, N118
BEETHOVEN, Ludwig van 294-295, N117
BELLINGER, Krystal D. 107, N114
BENSA, Alban 217, N111, N186, N188, N189
BENVENISTE, Émile 357
BERG, Alban 294
BERGER, Peter 127, 164, 185, N73, N161
BERGOTTE (personnage de Marcel Proust) N98
BERGSON, Henri 92, 267
BERLIOZ, Hector 294
BESSE, Jean-Marc 80, N58
BIERI, Peter 100-101, N97
BLOCH, Marc 261, N182
BLUMENBERG, Hans N48
BÖCKH, August 22, 332
BOEHM, Gottfried 393, 395, 402-403, 412, N2, N5, N22, N26
BOETTKE, Peter J. N7, N8, N10
BOLLACK, Jean 333
BOLTANSKI, Luc 162-163
BONOLI, Lorenzo 218-219, N192
BOOTH, Wayne 361-364, N87
BOUDON, Raymond 164
BOURDIEU, Pierre 162
BOURETZ, Pierre 293-294, N6
BRANCUSI, Constantin 306
BRAQUE, Georges 427
BRAUDEL, Fernand 275, N102
BREMOND, Claude 336
BRENTANO, Franz 32-33
BRUEGEL, Pieter 423
BRUNER, Jerry N115

CARAVAGE, Michelanelo Merisi da Caravaggio, dit le 421, 437-438, 440


CARO, Annibale N23
CARPENTER, Malinda 145, N212
CARRUTHERS, Peter 126
CASSIEN, Jean N25
CASSIRER, Ernst 403
CAVE, Terence C. 301, N19
CEFAÏ, Daniel 182, 219, N65, N67, N193
CERTEAU, Michel de 261
CERVANTÈS, Miguel de N47
CÉZANNE, Paul 426
CHAMPAIGNE, Philippe de 410
CHANGEUX, Jean-Pierre 47, 53, 58-59, N8, N106
CHARDIN, Jean Siméon 410
CHARLES, Michel 363
CHARNIAK, Eugène N25
CHLADENIUS, Johann Martin 22-23
CHOPIN, Frédéric 294
CLÉMENT D’ALEXANDRIE 19
COLE, Michael N111
COLLINGWOOD, Robin George 269, 417, N185
COMPAGNON, Antoine 305, 332, 348, 351, 353, 371, 388, N10, N23, N30, N44, N46, N52,
N60, N88, N116, N155
COMTE, Auguste 25, 189, N94
COOK, James 253
CORTÉS, Hernán 220-221, 253
COSTALL, Alan N213
COYNE, Christopher J. N8
CULLER, Jonathan N125

DAMASIO, Antonio R. 60, 62, 69-72, 85-91, 93-95, N31, N63, N64, N66, N69, N72, N74, N83,
N99
DANIEL, Ute N101
DANTE ALIGHIERI N47
DANTO, Arthur 296-297, 318, 374, N12, N85, N121
DEBUSSY, Claude 10, 294
DECETY, Jean 122, 149, N149, N209, N226
DEINES, Stefan N72
DÉMÉTER (divinité) N22
DENNETT, Daniel 106, N115
DERLON, Brigitte N125
DERRIDA, Jacques 35, 375-377, N110, N125, N126, N127
DESCARTES, René 42, 58, 68, 70, 72, 77
DESCOLA, Philippe 169
DESCOMBES, Vincent 187-188, N85, N92, N150
DEWEY, John 316, N74, N82, N84, N92
DIDEROT, Denis 301
DIDI-HUBERMAN, Georges 402, 405, 422-427, 432, 443, N21, N34, N91, N92, N93, N98, N99,
N105
DILTHEY, Wilhelm 24-28, 30, 45, 47, 97, 153, 160-161, 171, 175, 177-184, 223-231, 243, 245,
249-250, 257, 259, 264, 266, 270, 304, 307, 377-378, N2, N3, N5, N14, N26, N38,
N39, N41, N44, N45, N49, N49, N50, N50, N51, N53, N68, N69, N122, N186
DIODORE DE TARSE 19
DIONYSOS (divinité) N22
DOSSE, François 277, N109, N156
DUCHAMP, Marcel 374
DUMAS, Georges N100
DÜRER, Albrecht 406
DURKHEIM, Émile 179, 185-192, 202-203, 208, N76, N80, N94, N95, N116, N160
DUTT, Carsten N52, N103, N117, N125, N130, N133, N135, N137, N142, N145

EBELING, Richard N7
ECO, Umberto 336-337, 371-372, 388, N24, N25, N26, N27, N115, N117
ELIADE, Mircea N4

FADIGA, Luciano N136


FAGNIEZ, Guillaume N4
FISH, Stanley 338, 372
FONTANA, Lucio 419
FRA ANGELICO, Guido di Pietro, dit 426
FREEDBERG, David 415-420, 422-423, 427-428, 443, 445, N72, N75, N79, N82, N84, N85,
N86, N87, N88, N89, N90, N129
FREGE, Gottlob 334, N59
FREUD, Sigmund 57-58
FRITH, Uta N158
FRYE, Northrop 301, N18, N108
FUBINI, Enrico 293, N3, N4, N5

GADAMER, Hans-Georg 16-17, 22, 27-30, 35, 44-46, 48, 55, 89, 129, 132-135, 137, 147-148,
156-157, 159, 167-168, 170, 178, 181-182, 212-213, 215-219, 221, 223-245, 248, 250,
254, 264, 286, 288, 292, 312-324, 326-327, 329-330, 333-334, 338, 343-348, 352-354,
356, 360, 362, 369, 373, 377, 380-381, 383-386, 389-393, 428, 431-436, 438-445, N4,
N6, N8, N10, N13, N13, N15, N17, N18, N19, N20, N23, N26, N28, N32, N32, N40,
N43, N43, N45, N48, N50, N50, N51, N51, N54, N55, N61, N64, N68, N71, N75,
N79, N86, N90, N90, N92, N93, N94, N95, N98, N99, N102, N103, N104, N114,
N115, N117, N118, N119, N121, N123, N124, N124, N125, N130, N131, N133, N133,
N134, N135, N135, N137, N137, N138, N139, N140, N142, N143, N145, N145, N146,
N147, N147, N148, N150, N151, N158, N161, N162, N177, N178, N181, N182, N183,
N184, N184, N185
GALILÉE (Galileo Galilei) 43, N90
GALLAGHER, Shaun 85, 87-88, 91, 129, 139-141, 144, N67, N71, N75, N115, N144, N167,
N193, N197, N200, N207
GALLESE, Vittorio 118, 120-121, 139-144, 417-418, N79, N82, N85, N87, N134, N144, N145,
N146, N148, N194, N201, N205, N206, N208
GALLIE, Walter Bryce 279, 281
GARCIA ROSSI, Horacio 414
GARFINKEL, Harold 166, N24, N31
GAUDÍ, Antoni 292
GEERTZ, Clifford 169-171, 182-184, 214, 216, 219, 259, N37, N63, N64, N66, N69, N180,
N183, N185, N191
GELL, Alfred 415, N71, N73
GENETTE, Gérard 361
GIBSON, James J. 60, 62-66, 72, 88, N14, N18, N23, N70
GIDDENS, Anthony 50-51, 167, 172, N38, N112
GINZBURG, Carlo 258, 263, 396, 405-406, N10, N38, N40, N104, N121, N182
GIORGIONE, Giorgio Barbarelli, dit 432
GODART, Frédéric 197, N121, N129
GOETHE, Johann Wolfgang von 353
GOFFMAN, Erving 174
GOLDMAN, Alvin 121, 144, N144, N146, N147, N208
GOMBRICH, Ernst 417, 432, N23
GOODMAN, Nelson 374-375, N123, N124
GOPNIK, Alison 125-126, N160
GORDON, Jane Heal N144, N147
GOYA, Francisco de 418-419
GRABÓCZ, Márta 294, N7
GREIMAS, Algirdas Julien 336-337
GREISCH, Jean 38-39, 76, N41, N70, N75, N148
GRONDIN, Jean 35-36, 39, 237, 314, N26, N36, N61, N65, N67, N77
GROSSETTI, Michel 197, N121, N129
GRÜNEWALD, Matthias 397, 401
GUMBRECHT, Hans Ulrich N1, N141

HABERMAS, Jürgen 135-137, 167-168, 193-194, 202, 226, 244, 286, N51, N52, N107, N112,
N142, N188, N190, N191, N192
HAGGARD, Patrick 73, 78-79, N39, N56
HANSLICK, Eduard N5
HARRIS, Paul N147
HARTOG, François 252-255, 351, N74, N85, N86, N91, N92
HAYEK, Friedrich 158, N7
HECTOR (personnage mythologique) N22
HEGEL, Georg Wilhelm Friedrich 25, 177-179, 190, 223-224, 240, 315, 322, 346, 348, N14
HEIDEGGER, Martin 12-13, 27-31, 35-39, 41-43, 45, 47-48, 61-62, 64-68, 72, 74-75, 80, 83-85,
88-89, 92-94, 104, 115-116, 135, 142, 155, 165-167, 208, 210, 224-227, 230, 250, 264,
267, 269, 288, 292, 307-314, 323, 327, 329, 370-371, 377-378, 428-431, 445, N2, N17,
N17, N20, N22, N27, N28, N30, N33, N37, N38, N39, N40, N47, N48, N50, N54,
N56, N57, N61, N62, N62, N67, N71, N72, N78, N78, N82, N84, N86, N87, N88,
N89, N91, N95, N97, N106, N110, N111, N123, N124, N125, N126, N126, N129,
N131, N131, N146, N153
HELNWEIN, Gottfried 422
HEMPEL, Carl G. 272
HERMÈS (divinité) 16
HÉRODE Ier (roi de Judée) 400
HÉRODOTE 153
HESTER, Marcus B. N108
HIRSCH, Eric Donald 333-334, 372-374, 379, 388-390, N11, N15, N16, N119, N120
HJELMSEV, Louis 409
HOBBES, Thomas 153
HOLBEIN LE JEUNE, Hans 406
HÖLDERLIN, Friedrich 350
HOMÈRE 18-19, N31
HUBBLE, Edwin 49
HUME, David N10, N99
HUSSERL, Edmund 32-35, 40, 83-84, 92, 143, 165, 179, 327, 341, 345, 370, N59, N61, N63,
N81, N146, N206

ICARE (personnage mythologique) 423


IMDAHL, Max 412-413, 445, N25, N61
INGARDEN, Roman 338-342, 365, N29, N31, N33
IRNERIUS N1
ISAAC (personnage biblique) 20
ISER, Wolfgang 338, 340-343, 355, 361, 364, N30, N32, N34, N64

JACOB, Pierre N154


JAKOBSON, Roman 304, 367, 370, 410, N101, N103, N109, N110
JAMES, William 165, N74
JAUSS, Hans-Robert 257, 338, 343-349, 351-355, 361, 364, N28, N38, N44, N48, N54, N57,
N58, N99
JEAN CHRYSOSTOME 19
JÉSUS-CHRIST 20, 397, 400, 416, 426, N25
JONAS (personnage biblique) 20
JORLAND, Gérard 149, N223
JOUTARD, Philippe 268, N127
JUSTINIEN (empereur byzantin) 154

KAHNEMAN, Daniel 72, N38


KANDINSKY, Vassily 303, 306, 398
KANT, Immanuel 46, 302, 312, 316, 326, 331, N21, N45, N146
KARSENTI, Bruno 186, 191-192, N78, N99, N100, N102
KELSEN, Hans 155-156, N4
KLEE, Paul 303, 411, N28
KNAPP, Steven 387, N153
KOCKA, Jürgen N101
KOFFKA, Kurt 63, N15
KOSELLECK, Reinhart 244, 252, 254-256, 351, N50, N89, N93
KRACAUER, Siegfried 256-257, 351, N94, N97
KRÄMER, Hans 251, N72
KUBLER, George 256-257, N95
KUHN, Thomas 50
KÜPPER, Joachim 294, N8

LACHELIER, Jules 92
LACHMANN, Ludwig 159, N7
LANSON, Gustave 22
LAVOIE, Don 159, N7, N11
LE BOULLUEC, Alain N21
LE GUYADER, Hervé N107
LEMOINE, Serge N70
LÉONARD DE VINCI 27, 399, 404
LE PARC, Julio 414-415
LESLIE, Alan M. 125, N158, N160
LESSING, Gotthold Ephraim 395
LEVI, Giovanni 258, N103
LÉVINAS, Emmanuel 263, N120
LÉVI-STRAUSS, Claude 169, 213-214, 252, N176, N177, N178
LEWIN, Kurt 60, 63, 79-81, N59
LINDAHL, Hans N5
LIPPS, Theodor 417
LIPTOW, Jasper N72
LISZT, Franz 294
LÓPEZ, Beatriz N213
LORIGA, Sabina 257, N14, N100
LUCKMANN, Thomas 115, 117, 127, 164, 185, N40, N73, N124, N131, N161, N186
LUHMANN, Niklas 162
LUTHER, Martin 21
LYOTARD, Jean-François N60

MACHIAVEL, Nicolas (Niccolò Macchiavelli) 153


MACINTYRE, Alasdair 98, N115
MAHLER, Gustav 294
MALINCHE 221
MALINOWSKI, Bronisław 216, N180
MALLARMÉ, Stéphane 256, 350
MANNHEIM, Karl N69
MARCEL, Gabriel 92
MARDELLAT, Patrick N6
MARDER, Michael N3
MARIE (Sainte Vierge) 397, 400
MARIN, Louis 407-411, N43
MARROU, Henri-Irénée 269, N186
MAUSS, Marcel 191-192, N102
MEIER, Georg Friedrich 22
MELTZOFF, Andrew 125
MENGER, Carl 158
MENOCCIO (meunier) 258
MICHAELS, Walter B. 387, N153
MILL, John Stuart 25
MINK, Louis O. 281, N166
MISES, Ludwig von 158, N7
MITTERRAND, François 268
MOCTEZUMA (empereur aztèque) 220, 253
MONDRIAN, Piet 398, 411
MONET, Claude 426-427
MOORE, Henry 328
MORELLET, François 414, N69
MORITZ, Karl Philipp 303, N25
MURDOCK, George Peter N180

NABERT, Jean 92
NAGELL, Katherine 145, N212
NEWMAN, Barnett 399
NIETZSCHE, Friedrich 77, 268
NOVALIS, Georg von Hardenberg, dit 304

OBERMAN, Lindsay M. N153


OLICK, Jeffrey N113
ONISHY, Kristine H. N159
ORIGÈNE 19-20, N25

PACHERIE, Élisabeth 141, N199, N225


PANKSEPP, Jaak N66
PANOFSKY, Erwin 395-399, 401-407, 409-410, 412, 414, 422, 432, N2, N7, N8, N9, N11,
N14, N16, N17, N19, N24, N29, N39, N42
PÂRIS (personnage mythologique) N22
PARSONS, Talcott 162
PASCAL, Blaise 9
PAVEL, Thomas 359, 368, N73, N75, N105
PÉPIN, Jean N7, N14
PERNER, Josef 125, N157
PETIT, Jean-Luc 119, N141, N155
PHILON D’ALEXANDRIE 19-20
PIANA, Giovanni N4
PICASSO, Pablo 427
PINDER, Wilhelm 250, N69
PINEDA, Jaime A. N153
PLATON 16-17, 241, 299, 302, 348, N188
POLLOCK, Jackson 419
POPPER, Karl N57
POUSSIN, Nicolas 408
POZZO, Andrea 421
PROPP, Vladimir 335-336
PROUST, Marcel 267, 441, N47, N98, N160
PRYCHITKO, David N10

QUÉRÉ, Louis 164, 181-182, N23, N24


QUETZALCOATL (divinité) 253

RABAULT, Hugues N2
RAMACHANDRAN, Vilyanur S. N153
RAVAISSON, Félix 92
RECANATI, François 129-130, 132, N169
REDDY, Vasudevi N213
REICHELT, Andreas F. N213
RENOIR, Auguste 403
REVEL, Jacques 258-259, N105, N107
RIBOT, Théodule N100
RICHTER, Gerhard 421-422
RICŒUR, Paul 25, 29-31, 35, 40, 46-48, 53, 55-59, 61, 76-78, 89, 91-93, 96-106, 109, 111,
114, 128, 162-163, 171, 179-184, 198, 200, 206, 209, 211, 226, 228, 235, 240, 243-
250, 257, 259-263, 265, 267, 269-288, 301, 323-330, 354-368, 370-371, 377-379, 381-386,
388, N1, N1, N2, N2, N3, N5, N5, N8, N8, N17, N18, N20, N20, N22, N37, N42,
N44, N45, N47, N49, N50, N50, N51, N52, N52, N53, N53, N53, N54, N55, N55,
N55, N56, N57, N57, N58, N59, N61, N62, N62, N62, N63, N63, N64, N65, N66,
N67, N68, N69, N69, N74, N76, N76, N77, N78, N79, N80, N80, N80, N81, N82,
N82, N85, N86, N87, N87, N88, N88, N89, N92, N92, N93, N94, N95, N96, N97,
N99, N99, N100, N101, N102, N103, N103, N106, N106, N106, N107, N108, N108,
N109, N109, N110, N110, N111, N112, N112, N113, N114, N114, N115, N115, N117,
N118, N118, N120, N129, N130, N132, N132, N133, N134, N135, N136, N139, N139,
N140, N141, N142, N144, N145, N146, N146, N147, N149, N151, N152, N152, N153,
N158, N160, N161, N161, N162, N163, N163, N164, N165, N166, N170, N171, N172,
N174, N174, N175, N176, N177, N178, N178, N179, N181, N182, N183, N184, N186,
N188, N189, N191, N192
RILKE, Rainer Maria 9
RIMBAUD, Arthur 256
RIPA, Cesare 402
RIZZOLATTI, Giacomo 118-120, 123, 143, 148, N137, N139, N140, N142, N156, N203, N221
ROCHLITZ, Rainer 394, 405, 413-414, 433, N3, N35, N66, N120
ROMANO, Claude 33, 35, N58, N59, N64
ROSSMANITH, Nicole N213
ROTHBARD, Murray N11
RÜSEN, Jörn 287, N194

SACKS, Oliver N115


SAHLINS, Marshall 252, 254, N80
SARTRE, Jean-Paul 80
SATURNE (divinité) N22
SAUSSURE, Ferdinand de 213
SAVER, Jeffrey L. 97, 112-114, N90, N119
SAXL, Fritz 406
SCHAEFFER, Jean-Marie 311, N22, N26, N52, N119
SCHAPIRO, Meyer N110
SCHECHTMAN, Marya N115
SCHELLING, Friedrich Wilhelm Joseph von 223, 302
SCHILLER, Friedrich von 312, 316
SCHLEGEL, August Wilhelm 304
SCHLEGEL, Friedrich 303, 331, N27
SCHLEIERMACHER, Friedrich D. E. 14, 18, 22-24, 26, 29, 132, 136, 223, 226, 288, 304, 330-
332, 377-378, N1, N2, N3, N3, N6, N19, N33, N35, N37, N50
SCHMITT, Carl 155
SCHNAPP, Wilhelm 198
SCHÖNERT, Jörg N34
SCHOPENHAUER, Arthur 294
SCHULZE, Winfried N101
SCHUMANN, Robert 294
SCHÜTZ, Alfred 115, 117, 164-166, 173-174, N25, N27, N31, N40, N73, N124, N131, N186
SEARLE, John 13, 78, 129, 131-132, 138, 171, 185, 188-189, 192-193, 196, 200-203, 205-211,
357, 375-377, 388, N71, N75, N93, N104, N105, N125, N132, N143, N144, N145,
N164, N166, N168, N169, N171, N172, N173, N175
SEEL, Martin 295-296, 427, 442, N10, N72, N79, N106, N144
SERRA, Richard 419
SÉVIGNÉ, Marie de Rabutin-Chantal, marquise de 384
SHANNON, Claude 368
SIMMEL, Georg 269
SINIGAGLIA, Corrado 119-120, 123, 143, 148, N137, N139, N142, N156, N203, N221
SOBRINO, Francisco 414, N69
SOTO, Jesús-Rafael N69
SPENCER, Herbert 189
SPIES, Johann 353
SPINOZA, Baruch 21-22, 332
SPITZER, Leo 406
STAVO-DEBAUGE, Joan N31
STEINER, George 315, N70
STEIN, Joël 414
STRAUSS, Richard 294
STRAVINSKY, Igor 293
STRAWSON, Galen 108-112, 114, N115, N122
SWANN (personnage de Marcel Proust) 441
SZONDI, Peter 18, 23, 333, N20, N34

TAYLOR, Charles 171, 200, 203-206, 209, 219, 221, N115, N146, N148, N149, N152, N155,
N194
THÉODORE DE MOPSUESTE 19
THÉODORET DE CYR 19
THÉVENOT, Laurent 163
THIELEN, Joachim N14
THOM, René N107
THÜRLEMANN, Felix N65
TITIEN, Tiziano Vecellio, dit le 420, N90
TODOROV, Tzvetan 20-22, 136, 214, 220-221, 253, 301, 332, 336, N8, N15, N24, N25, N29,
N81, N179, N189, N195, N197
TOMASELLO, Michael 145-147, 150, N210, N212, N214, N216, N227
TROUBETSKOÏ, Nikolaï Sergueïevitch 213
TVERSKY, Amos 72, N38

ULYSSE (personnage mythologique) 103


UMILTÀ, Maria Alessandra N134

VAN GOGH, Vincent 309, 429-430


VASARELY, Victor N69
VATTIMO, Gianni N45
VERMEER, Johannes 350, 425
VISCHER, Robert 417
VOLLHARDT, Friedrich N34

WAGNER, Richard 295


WARHOL, Andy 436-438, N128
WEAVER, Warren 368
WEBERMANN, David 389-390, N157
WEBER, Max 160-162, 165, 175-176, 190, 193-196, 202-203, 269, N12, N14, N15, N43, N106,
N108, N117, N119, N170
WELDON, Mary Susan 107, N114
WELLMAN, Henry M. 126
WELZER, Harald N112
WHITE, Harrison C. 162, 197-198, 283, N120, N128, N130, N187
WICKER, Bruno 120
WIENER, Norbert 368
WIMMER, Heinz 125, N157
WIMSATT, William K. 372-373, 387, N108, N118
WIND, Edgar 406
WINKIN, Yves 368, N104
WISSLER, Clark N180
WITTGENSTEIN, Ludwig 38, 84, N61, N73
WÖLFFLIN, Heinrich 398
WOLF, Friedrich August 22, 332
WOLLHEIM, Richard 374

YOUNG, Kay 97, 112-114, N90, N119


YRAVAL, Jean-Pierre 414

ZAHAVI, Dan 85, 87-88, 91, 129, 139-141, N67, N71, N75, N167, N193, N197, N200, N207
ZEUS (divinité) N22
ZUCCARO, Taddeo N23
© Éditions Gallimard, 2017.
Couverture : Photo © Robert Hanson / Ikon Images / Getty Images.
Éditions Gallimard
5 rue Gaston-Gallimard
75328 Paris
http://www.gallimard.fr
Ioana Vultur
Comprendre
L’herméneutique et les sciences humaines
Spontanément, nous ne cessons de pratiquer compréhension et interprétation, chaque fois que nous
nous engageons dans une conversation, fût-elle la plus banale ou que nous lisons une phrase, fût-
elle la plus indigente. De fait, le questionnement herméneutique régit l’ensemble de nos rapports à
nous-mêmes et à autrui. Si toute réalité humaine demande à être comprise avant de pouvoir être
expliquée, quelles en sont les conséquences pour les sciences humaines et sociales, disciplines qui
s’interrogent sur cette même réalité ?
e e
L’opposition posée par Dilthey au tournant des XIX et XX siècles entre compréhension (sciences
humaines) et explication (sciences de la nature) ne tient plus sous cette forme : ainsi la biologie
traite de l’incarnation neurologique de nos capacités mentales qui constituent par ailleurs un des
objets des sciences humaines et sociales. De même, la psychologie, science de l’homme par son
objet, procède généralement par des expérimentations selon la méthode des sciences de la nature.
Quant aux humanités, désormais elles collaborent avec les sciences exactes, notamment dans le cas
de l’approche cognitive de la littérature et des arts.
Des différences importantes subsistent cependant entre les sciences de la nature et les sciences
humaines et sociales, qui les rendent irréductibles les unes aux autres. C’est tout l’objet de cet
ouvrage.
Cette édition électronique du livre
Comprendre d’Ioana Vultur
a été réalisée le 29 septembre 2017 par les Éditions Gallimard.
Elle repose sur l’édition papier du même ouvrage
(ISBN : 9782070396672 - Numéro d’édition : 166487).
Code Sodis : N91228 - ISBN : 9782072743818.
Numéro d’édition : 322611.

Ce document numérique a été réalisé par Nord Compo

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