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La conscience et l’inconscient.

Introduction générale : ce couple de notions nous fait rencontrer le problème du sujet. Au sens
philosophique le sujet désigne le moi, le je, l’être humain en tant qu’il est pensant. Le sujet est ce
qui s’oppose à l’objet : une table n’est pas un sujet, mais un objet ; un homme n’est pas un objet
mais un sujet. L’étymologie de « sujet » est intéressante : le latin subjectum (=ce qui est placé en-
dessous) suppose différents niveaux à l’intérieur du sujet, du moi. Proposer qu’il y a quelque chose
en dessous, c’est évidemment supposer qu’il y a autre chose, cette fois au-dessus. Ainsi le sujet ne
serait pas simple, mais complexe : il y aurait, à l’intérieur du moi, des sortes de strates, des couches
distinctes. Un auteur comme Bergson (1859-1941) n’hésitait pas à parler d’un moi superficiel et
d’un moi profond (dans son ouvrage Essai sur les données immédiates de la conscience, 1889).
Mais une autre distinction s’est imposée à partir du XIXe siècle et avec l’essor des sciences
humaines : celle de la conscience et de l’inconscient. Il est à peu près acquis aujourd’hui que le
sujet est fait de conscience et d’inconscient, peu d’auteurs contestant cette vision des choses. Mais
comment expliquer qu’il y ait, au cœur du sujet, une telle division ? Est-elle naturelle, c’est-à-dire
innée, ou bien est-elle acquise ? La conscience et l’inconscient ont-ils la même valeur, la même
importance ? Où se situe notre véritable identité, « l’épicentre » de notre personnalité ? Et quelles
sont les conséquences de cette opposition ? Pourrons-nous espérer nous connaître? Suis-je encore
responsable de mes idées, de mes actes, de mes paroles s’il y a en moi un inconscient ? Ma liberté,
par exemple, n’est peut-être plus que l’illusion d’une conscience qui ne se rend pas compte des
influences inconscientes qu’elle subit. On a longtemps pensé que le sujet se définissait uniquement
par la conscience ; mais cette conception du moi a commencé à décliner avec les travaux de Marx
en économie, de Durkheim en sociologie, et évidemment avec la psychanalyse freudienne. A tel
point qu’un renversement s’est opéré :l’hégémonie de la conscience a été de plus en plus contestée,
et certains n’hésitent pas à concevoir un sujet principalement dominé par l’inconscient, à l’intérieur
duquel la conscience est dévalorisée. Mais il ne faut pas perdre de vue que la conscience et
l’inconscient parviennent, malgré leur opposition, à constituer un seul et même sujet : il nous faudra
donc réfléchir à l’organisation interne de ce sujet de manière à comprendre comment des éléments
aussi différents peuvent cependant cohabiter.
Mais qu’est-ce que la conscience ? Le mot provient du latin cum scientia, qui signifie « avec
savoir », « avec connaissance ». La conscience est donc un savoir, une connaissance, qui permettent
à l’homme de se rendre compte de…, de réaliser que… : avoir conscience de marcher, de respirer,
de vivre, c’est le savoir, c’est en prendre connaissance, ce qui n’est pas toujours évident. En effet, la
conscience peut très bien nous laisser l’impression qu’elle s’absente : évidemment avec le sommeil,
mais aussi avec le phénomène de l’habitude qui nous pousse à effectuer certaines actions
machinalement, sans y penser. La marche, par exemple, est le plus souvent habituelle, inconsciente :
on marche sans en avoir conscience, ce qui est d’ailleurs une bonne chose car l’habitude nous
permet de ne pas être absorbé par l’action présente, ce qui serait une servitude. Grâce à l’habitude,
nous pouvons accomplir une action (conduire, par exemple) tout en pensant à autre chose.
L’habitude nous libère et nous permet de nous concentrer sur une autre activité.
Si la conscience est un savoir, une connaissance, elle est aussi une pensée : avoir conscience
d’exister c’est penser que j’existe ; avoir conscience de respirer c’est penser que je respire. La
conscience est donc une pensée ; elle dépend donc du cerveau. Mais cette affirmation soulève
immédiatement certaines questions cruciales : n’y a-t-il de conscience que chez l’espèce humaine ?
Y a-t-il une conscience animale (voir manuel P. 96 et 104) ? Cela semble évident aujourd’hui ; mais
à quoi ressemble cette conscience animale ? Nous avons conscience du monde, de nos actions, et de
nous-même ; de quoi les animaux ont-ils conscience ? Et les végétaux (la plante, l’arbre) ? Peut-on
aller jusqu’à dire, avec quelques philosophes (Bergson, Aristote…), que tout être vivant est doté de
conscience ? Une telle idée bouleverse sans doute la place de l’homme dans la nature et modifie son
rapport aux autres formes de vie. Par ailleurs, les progrès de la science et de la technique ont donné
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naissance à des machines (robots, intelligence artificielle) réputées intelligentes ; peut-on aller
jusqu’à leur attribuer la conscience ? Peut-on fabriquer artificiellement une conscience ou bien seul
quelque chose de vivant (et une machine n’est pas vivante) peut-il être dit conscient ? La conscience
est-elle le propre de l’homme ou bien y a-t-il une conscience animale, voire une conscience
artificielle ?
Quant au mot « inconscient », il faut distinguer plusieurs sens, trois précisément, mais c’est surtout
le 3e qui sera ici approfondi : -être inconscient c’est, dans le langage courant, avoir perdu
connaissance (1), ou bien agir sans mesurer les conséquences de ses actes (2). Pour ces 2 sens, voir
manuel p. 96. -Mais c’est le substantif qui nous intéresse ici : l’inconscient désigne alors ce qui
échappe à la conscience (3), ce que nous ignorons, ce qui n’est pas connu ; plus précisément encore,
l’inconscient serait cette partie méconnue du moi, voire même inconnue, secrète, mystérieuse, mais
néanmoins active : là résiderait, selon certains, le cœur de notre personnalité, ce que nous sommes
vraiment, profondément. Mais alors pourquoi ce « cœur » est-il inconscient ? C’est toute la
question, selon Freud. Selon cet auteur, le sujet posséderait une partie obscure, cachée (chez Freud,
inconscient veut dire « caché ») : c’est l’inconscient. Si tel est le cas, il devient alors difficile, voire
impossible, de se connaître. On pourrait, au mieux, espérer connaître quelques aspects du moi, par
exemple ce que Bergson appelait le « moi superficiel ». La question est donc d’importance : que
puis-je savoir sur moi, puis-je me connaître ou bien ce projet est-il illusoire ?

I) La conscience fait-elle la grandeur de l’homme ?

Le pb : l’homme est-il le seul être conscient, ou n’est-il que le plus conscient ? Y a-t-il une
conscience chez les autres espèces (animales et végétales) ainsi que pour certaines machines
perfectionnées ? Quelles sont les conséquences de cette réflexion sur la place de l’homme dans la
nature ? Après avoir dominé la nature, n’est-il pas temps de changer notre rapport à celle-ci,
notamment en apprenant à reconnaître dans chaque forme de vie la présence d’une conscience
originale ? On le voit, cette réflexion, bien loin de nous focaliser sur la seule espèce humaine, est
aussi l’occasion de s’interroger sur la nature environnante.

a) La conscience, privilège humain.

Les enjeux sont importants : si l’homme est le seul être conscient dans la nature, il risque de se
prendre pour le centre du monde, pour l’espèce supérieure (certains écologistes, conscients des
ravages provoqués par cette expression d’ « espèce supérieure », préfèrent parler d’espèce
dominante). Si tel est le cas, l’homme pensera qu’il a tous les droits sur la nature. Si, en revanche, il
n’a pas le monopole de la conscience, alors il devra respecter les autres espèces, limiter ses actions,
et se faire à l’idée qu’il a surtout des devoirs, une responsabilité à l’égard des autres espèces. Mais
cette dernière idée est récente. Plus ancienne est celle qui réserve la conscience à la seule espèce
humaine. C’est, par exemple, la position de Blaise Pascal (1623-1662), dans les Pensées (1670,
posthume).
Texte n°8 du manuel, p.109 : dans ce passage célèbre, Pascal qualifie l’homme de « roseau
pensant » (l.9), formule ambiguë : « roseau » lui permet d’insister sur la fragilité physique de
l’homme. C’est une créature insignifiante à bien des égards, et Pascal souligne sa faiblesse dérisoire
par rapport à l’immensité de l’univers. Ce dernier est infiniment plus vaste et plus durable que
l’homme qui, comparé à cet univers infini, est humilié. Rappelons que Pascal philosophe à une
époque où l’astronomie vient d’accomplir une révolution majeure : avec Copernic, la terre a été
délogée du centre du monde et n’est plus qu’une planète parmi d’autres (l’œuvre décisive de
Copernic est publiée à sa mort en 1543) ; avec l’astronome italien Giordano Bruno c’est le monde
clos de l’Antiquité et du moyen-âge qui disparaît, remplacé par l’intuition d’un univers infini (pour
cette affirmation hérétique, G. Bruno est brûlé en place publique en 1600). Ce contexte est donc
capital pour bien comprendre les idées de Pascal. Mais, malgré sa toute-puissance, « l’univers n’en
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sait rien » (l.12) ; car il n’est pas conscient. On voit donc apparaître tout le paradoxe de la condition
humaine selon Pascal : l’homme est à la fois faible et grand, faible par son corps, la brièveté de sa
vie, mais grand par la conscience et la pensée. D’où cette phrase : « c’est donc être misérable que de
se connaître misérable, mais c’est être grand que de connaître qu’on est misérable » (l. 2-4). Bien
évidemment, « misérable » a ici le sens de « faible ».
Le problème est que l’expérience de la conscience se traduit, pour l’homme, par un sentiment
d’angoisse face à l’existence. L’homme ne sait pas grand chose sur le sens de sa présence sur terre :
pourquoi existe-t-il, que fait-il là ? Il sait qu’il doit mourir, mais cette mort est à la fois inquiétante
et mystérieuse : est-elle une disparition totale et définitive, ou un passage vers une autre vie ? Il ne
sait pas. Par sa conscience il se pose beaucoup de questions, mais il n’a pas de réponses. La
conscience découvre ainsi la contingence de l’existence humaine. Nous comprenons, par elle, que
nous aurions pu ne pas exister, qu’un jour nous ne serons plus, et nous ignorons le sens de tout ceci.
Et cette incertitude radicale nous angoisse. On voit donc que l’expérience de la conscience est, chez
Pascal, ambiguë : d’un côté elle fait notre grandeur (car il est évident qu’aucun animal et, a fortiori,
aucun végétal, ne s’interroge de la sorte), mais, de l’autre, elle semble nous condamner au malheur.
D’où, selon Pascal, deux sortes d’hommes, qui diffèrent par leur relation à la conscience :
-Il y a ceux qui vont « cultiver » la conscience, l’approfondir, c’est-à-dire tenter d’être toujours plus
conscients.
-Mais les plus nombreux vont plutôt la fuir, s’en détourner, au moyen de ce que Pascal appelle le
« divertissement » (voir cours sur le bonheur).
Ce divertissement, dans lequel se jette la majorité des hommes, n’est pas la solution, mais une
échappatoire. Il y a mieux à faire, d’après cet auteur : se convertir à la religion chrétienne. Nous
obtiendrons ainsi des réponses à nos questions. La religion permet en effet de comprendre
l’existence, c’est-à-dire de lui donner un sens. Ceux qui fuient la conscience sont de « misérables
égarés ». Pascal recommande, au contraire, de la rechercher car les interrogations existentielles
qu’elle suscite nous conduisent à la religion.

b) Hommes, animaux et machines.

Sur ces questions, la thèse de Descartes, bien que partiellement dépassée par les travaux de
l’éthologie moderne, demeure capitale dans la mesure où elle est devenue une sorte de paradigme
philosophique, c’est-à-dire la théorie dominante (notamment au XVIIe et XVIIIe siècles).

« Et je m’étais ici particulièrement arrêté à faire voir que, s’il y avait de telles machines, qui eussent les organes et la
figure extérieure d’un singe, ou de quelque autre animal sans raison, nous n’aurions aucun moyen pour reconnaître
qu’elles ne seraient pas en tout de même nature que ces animaux ; au lieu que, s’il y en avait qui eussent la
ressemblance de nos corps et imitassent autant nos actions que moralement il serait possible, nous aurions toujours
deux moyens très certains pour reconnaître qu’elles ne seraient point pour cela de vrais hommes. Dont le premier est
que jamais elles ne pourraient user de paroles, ni d’autres signes en les composant, comme nous faisons pour déclarer
aux autres nos pensées. Car on peut bien concevoir qu’une machine soit tellement faite qu’elle profère des paroles, et
même qu’elle en profère quelques-unes à propos des actions corporelles qui causeront quelque changement en ses
organes : comme, si on la touche en quelque endroit, qu’elle demande ce qu’on lui veut dire ; si en un autre, qu’elle
crie qu’on lui fait mal, et choses semblables ; mais non pas qu’elle les arrange diversement, pour répondre au sens de
tout ce qui se dira en sa présence, ainsi que les hommes les plus hébétés peuvent faire. Et le second est que, bien
qu’elles fissent plusieurs choses aussi bien, ou peut-être mieux qu’aucun de nous, elles manqueraient infailliblement en
quelques autres, par lesquelles on découvrirait qu’elles n’agiraient pas par connaissance, mais seulement par la
disposition de leurs organes. Car, au lieu que la raison est un instrument universel, qui peut servir en toutes sortes de
rencontres, ces organes ont besoin de quelque particulière disposition pour chaque action particulière ; d’où vient qu’il
est moralement impossible qu’il y en ait assez de divers en une machine pour la faire agir en toutes les occurrences de
la vie, de même façon que notre raison nous fait agir. »

René Descartes, Discours de la méthode, 1637 (Ve partie)

Explication du texte de Descartes, extrait de la 5e partie du Discours de la méthode,1637.


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Le problème du texte : entre l'homme, l'animal et la machine, y a-t-il une simple différence de
degrés ou bien une véritable différence de nature ?

La thèse de l'auteur : l'humanité est une espèce à part, car elle seule est consciente.

L'argumentation : 1er moment (l.3) : Descartes rapproche l'animal et la machine. Entre les 2, il ne
voit pas de différence fondamentale. Il fait ici allusion à sa théorie de l'animal-machine, selon
laquelle l'animal n'est qu'un corps, sans âme, sans conscience, et le corps de l'animal fonctionne
exactement comme une machine. L'homme, en revanche, a un corps, mais est son âme, cad qu'il se
définit par son âme.
2e moment (l.5) : si, un jour, les machines ressemblent fidèlement aux hommes, on pourra toujours
distinguer les seconds. Bref, la machine n'égalera jamais l'humanité. Pourquoi ?
3e moment (l. 7) : le 1er signe distinctif de l'homme est le langage. Les machines ne possèdent pas
le langage.
4e moment (l. 10) : étude d'une objection. Certaines machines prononcent des paroles qui, de plus,
ont un rapport avec la situation. C'est pourquoi Descartes écrit que ces paroles sont « à propos »
(l.8).
5e moment (l.11) : réponse de l'auteur à l'objection. Pour lui, ces paroles prononcées par les
machines ne sont pas du langage car, forcément, une machine ne pourra s'adapter à tous les sujets
possibles, faute de pensée. Pour Descartes, le langage découle de la pensée ; c'est exactement le cas
pour l'humanité : si nous avons le langage, c'est parce que nous avons la pensée, la conscience. Les
machines en sont dépourvues ; elles n'ont donc pas le langage. Les paroles qu'elles parviennent à
prononcer ne doivent pas nous abuser : ce n'est pas du langage, car elles ne pensent pas.
6e moment (l.14) : le 2e signe distinctif de l'humanité. Les actions humaines sont en nombre
illimité, tandis que celles d'une machine sont restreintes par sa programmation. Par sa pensée,
l'homme peut s'adapter à toutes les situations.
7e moment (fin) : c'est l'absence de conscience qui explique les limites des machines, ainsi que
celles des animaux (en effet, tout ce que dit Descartes sur les machines peut être étendu aux
animaux). L'homme, en tant qu'être conscient, peut envisager toutes les situations, s'y adapter, et au
moins tenter d'y répondre de manière appropriée.
En conclusion : les 2 arguments de Descartes se ramènent à un seul, qui est que l'homme a quelque
chose que les machines et les animaux n'ont pas : la conscience.

Pour prolonger ce texte, on peut réfléchir sur son éventuelle actualité. Descartes a-t-il raison de dire
que les machines ne sont pas conscientes ? Il parlait des machines de son époque, notamment des
automates ; qu’en est-il aujourd’hui de l’intelligence artificielle ?
Il faut être prudent en abordant cette question, car les progrès conjugués de la science et de la
technique semblent repousser presque chaque jour les frontières de l’impossible. Ce thème a été
notamment abordé dans nombre de films (Matrix, Terminator, etc.). L’un des premiers fut 2001,
l’odyssée de l’espace, de Stanley Kubrick (en 1968, adaptation d’un roman d’Arthur C. Clarke). En
gros, un super ordinateur, Hal 9000, prend le contrôle d’un vaisseau spatial et entreprend d’éliminer
tous les astronautes. Il est doué de parole, on peut discuter avec lui, et le film lui prête des
sentiments comme l’ambition, l’orgueil, la jalousie, la peur, etc. Hal dit, par exemple, « j’ai peur »,
« je suis désolé » ; s’agit-il d’états psychologiques comparables à ceux des humains ? Non. Une
machine peut très bien dire « j’ai peur », mais ne peut pas ressentir effectivement la peur. Elle peut
prononcer des paroles (par exemple les assistants domestiques Alexa et Google Home), mais elle ne
peut penser ce qu’elle dit. Tout cela ne s’accompagne pas de conscience, de pensée. Elle exécute un
programme, tandis que l’homme pense ce qu’il dit et dit ce qu’il pense : il est la source de ses
pensées et de ses paroles. Il faut garder à l’esprit cette nuance car les robots de dernière génération
deviennent de plus en plus performants et ressemblants aux humains. Un jour, le doute sera permis,
exactement comme l’anticipe le texte de Descartes : nous ne pourrons pas, de l’extérieur, distinguer
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l’homme de la machine (voir les robots Asimo, Reem C, Geminoid F ; Erica, etc). Reconnaissons
que, sur ce point, le texte de Descartes reste pertinent.

Erica
Geminoid F

C) Conscience et choix.
Le pb : si la conscience caractérise le sujet, est-elle, pour autant, une qualité permanente en lui,
présente-t-elle un niveau stable, continu, ou bien connaît-elle ce que nous pourrions appeler des
« hauts et des bas » ? N’y a-t-il pas différents niveaux de conscience, c’est-à-dire des situations de
la vie dans lesquelles nous sommes tout particulièrement conscients de nous-même et de nos
actions, et d’autres circonstances au cours desquelles la conscience se relâche, voire se retire et
s’absente ? En outre, que permet la conscience ? Sans elle pourrions-nous faire des choix ?

La thèse de Bergson (1859-1941), dans la conférence « La conscience et la vie », dans L’énergie


spirituelle, 1911.

« Qu'arrive-t-il quand une de nos actions cesse d'être spontanée pour devenir automatique ? La conscience s'en retire.
Dans l'apprentissage d'un exercice, par exemple, nous commençons par être conscients de chacun des mouvements que
nous exécutons, parce qu'il vient de nous, parce qu'il résulte d'une décision et implique un choix ; puis, à mesure que
ces mouvements s'enchaînent davantage entre eux et se déterminent plus mécaniquement les uns les autres, nous
dispensant ainsi de nous décider et de choisir, la conscience que nous en avons diminue et disparaît. Quels sont, d'autre
part, les moments où notre conscience atteint le plus de vivacité ? Ne sont-ce pas les moments de crise intérieure, où
nous hésitons entre deux ou plusieurs partis à prendre, où nous sentons que notre avenir sera ce que nous l'aurons
fait ? Les variations d'intensité de notre conscience semblent donc bien correspondre à la somme plus ou moins
considérable de choix ou, si vous voulez, de création, que nous distribuons sur notre conduite. Tout porte à croire qu'il
en est ainsi de la conscience en général. Si conscience signifie mémoire et anticipation, c'est que conscience est
synonyme de choix »
Henri Bergson

Dans ce texte, Bergson s'interroge sur les différents niveaux de la conscience humaine. On pense
généralement que la conscience est toujours vigilante, toujours en état d'alerte, lorsque le sujet est
éveillé, et qu'elle n'est mise entre parenthèses que par le sommeil. Descartes, par exemple, n'hésite
pas à qualifier l'homme de « substance pensante » et à concevoir la conscience comme une qualité
continue : pour lui, l'âme pense toujours, car telle est son essence. Qu'en est-il exactement ? La
conscience est-elle constante chez l'homme ou lui arrive-t-il de vaciller, de s'absenter, voire de
disparaître ? Quelles sont, par ailleurs, les circonstances qui la stimulent et celles qui, au contraire,
l'endorment ? En somme, dans quelles situations l'homme est-il le plus conscient ? Pour répondre,
Bergson organise son raisonnement en 4 moments : le premier (l.2) contient la thèse de l'auteur : il
arrive que la conscience s'absente. Dans le 2e moment (l. 7), Bergson étudie un exemple destiné à
montrer les variations de la conscience au cours d'un même exercice. Puis, dans un 3e moment
(l.11), il se demande à quels moments disposons-nous d'une conscience aiguë ? Enfin, une dernière
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partie conclut en apportant une réponse à la question précédente, et fait de la conscience une
conséquence des choix cruciaux de l'individu.
L'extrait débute par «qu'arrive-t-il quand » ; tout le texte de Bergson montre une conscience
instable, sujette aux circonstances, une conscience qui varie en fonction des actions du sujet. En
fait, ce ne sont pas les actions qui découlent de la conscience, mais plutôt l'inverse : la conscience
qui change en fonction des actions. De là, l'auteur distingue 2 sortes d'actions : les spontanées et les
automatiques. On peut dire que le destin des premières est de se changer en actions automatiques.
Mais qu'est-ce qu'une action spontanée ? On peut penser que l'auteur fait allusion à une action
décidée par le sujet, volontairement, une action qui ne peut s'expliquer par l'habitude. Elle est
spontanée car elle vient du sujet, c'est lui qui la décide, sans doute pour la première fois, d'où une
conscience en état d'alerte car tout est nouveau ici. Mais cette action, si elle se répète, va devenir à
la longue automatique, cad qu'elle va se répéter mais cette fois sans être accompagnée de
conscience. On l'effectue machinalement, car elle n'est pas nouvelle, et le sujet enclenche alors une
sorte de « pilote automatique » qui peut le faire ressembler à un automate. Dans ces conditions,
Bergson avance que « la conscience se retire » ; comprenons : elle se retire de cette action qui ne
présente plus pour elle d'intérêt, vu qu'elle a déjà été exécutée. Mais «s'en retire » laisse penser que
la conscience se reporte sur autre chose, d'autres actions spontanées à venir. La conscience n'est
donc pas constante : elle varie en fonction des actions que l'on accomplit.
Pour illustrer cette thèse, l'auteur choisit un exemple : l'apprentissage d'un exercice, et décrit les
différentes phases par lesquelles passe notre conscience. Au tout début, celle-ci est attentive à tout,
aux moindres détails, car il s'agit d'une nouveauté, ce qui focalise et exacerbe son attention. La
conscience accompagne alors tous les mouvements effectués, ceux-ci étant décidés par le sujet lui-
même et non le résultat d'un enchaînement mécanique. Mais cela ne va pas durer : petit à petit, les
mouvements sont de plus en plus familiers, le sujet les maîtrise de mieux en mieux et les enchaîne
de plus en plus facilement, comme le ferait une machine bien réglée pour accomplir un type d'action
bien précis. Que devient ici la conscience ? S'il n'y a plus de décisions à prendre, de choix à
effectuer, s'il n'y a qu'à se laisser porter par l'exercice parfaitement maîtrisé, alors la conscience
abaisse sa vigilance et finit même par s'éteindre complètement. L'action s'accomplit
automatiquement, elle ne nécessite plus la présence de la conscience.
Bergson va alors tirer les leçons de cet exemple : notre conscience n'a pas toujours le même niveau
d'intensité, tout dépend des moments (l.8) vécus par le sujet, des actions dans lesquelles il est
engagé. La conscience apparaît ainsi comme une qualité discontinue : elle est aiguë dans certaines
situations de « crise intérieure », quand l'individu est confronté à des circonstances exceptionnelles
auxquelles il faut répondre, de façon appropriée, par une pleine conscience de la situation inédite
dans laquelle se retrouve le sujet, ce qui sollicite sa réflexion. Ce sont notamment des moments de
doute, d'hésitation entre plusieurs possibilités, des instants cruciaux où l'individu doit faire un choix
décisif. Dans ce but, il a besoin de toute sa conscience, et ne peut rien attendre de l'habitude, de la
routine, : elles n'éclairent que le passé et non le présent. C'est lorsque l'avenir du sujet est en jeu que
la conscience atteint son paroxysme, mais tout cela ne va pas durer et reste très ponctuel. On peut
conjecturer que ces moments sont rares, si bien que l'hyper-conscience est rare elle aussi. Le plus
souvent, nous sommes confrontés à des situations banales, anecdotiques, qui ne réclament pas que
la conscience soit sur le qui-vive.
Que conclure de tout ceci ? Bergson avance l'idée que l'intensité de la conscience varie, cad n'est
jamais la même, en fonction des situations rencontrées. Si nous devons choisir, et donc créer une
conduite nouvelle, sans possibilité de se contenter de l'habitude, alors notre conscience s'éveille, se
reprend et se concentre. Ce sont donc les différents choix de la vie qui stimulent la conscience. Il y
a conscience parce qu'il y a situation de choix. Et ce choix, s'il réveille la conscience, mobilise aussi
les souvenirs, la mémoire, de manière à puiser dans le passé une aide pour le présent. Mais ce n'est
pas assez : il faut, en outre, que la conscience s'aventure en direction de l'avenir et essaie d'imaginer
ce qui va arriver. La conscience occupe ainsi les 3 formes du temps : à partir d'un présent où elle
doit effectuer un choix crucial, elle cherche dans le passé de quoi éclairer l'instant actuel, tout en
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débordant vers l'avenir pour tenter de deviner ce qui va se passer. Telle est, selon Bergson, la nature
de la conscience : son intensité connaît des degrés très variables, qui correspondent aux situations
vécues par le sujet, et qui ne sont jamais aussi élevées que lorsque nous effectuons un choix crucial.

D) La conscience morale.

Le pb : la distinction du bien et du mal est, semble-t-il, profondément enracinée en nous. Pour


autant, est-elle universelle ? Il semblerait que toutes les cultures du monde distinguent le bien du
mal, toutes ont développé une morale. A partir du moment où il y a vie en société, où l’existence de
l’homme n’est plus solitaire mais politique, il faut, apparemment, fixer certaines limites : c’est la
raison d’être de la morale, mais aussi du droit : permettre aux hommes de vivre ensemble. D’où
vient cette morale ? Est-elle acquise, et par conséquent le fruit d’un apprentissage et de la
socialisation, ou bien est-elle innée, naturelle, ce qui expliquerait d’ailleurs son universalité ? De
plus, fait-elle la grandeur de l’homme ou bien n’est-elle qu’un obstacle de plus à la liberté
humaine ? Est-elle à apprendre, à cultiver comme un bien qui fait l’honneur de l’humanité, ou n’est-
elle qu’une contrainte dont nous ferions mieux de nous débarrasser ?
Sur cette question, la thèse de Rousseau, bien que très discutable, reste centrale (le texte suivant
figure, dans son dernier tiers, dans le manuel, à la p. 105) :

« Jetez les yeux sur toutes les nations du monde, parcourez toutes les histoires. Parmi tant de cultes inhumains et
bizarres, parmi cette prodigieuse diversité de mœurs et de caractères, vous trouverez partout les mêmes idées de justice
et d’honnêteté, partout les mêmes notions de bien et de mal. (…) Il est donc au fond des âmes un principe inné de
justice et de vertu, sur lequel, malgré nos propres maximes, nous jugeons nos actions et celles d’autrui comme bonnes
ou mauvaises, et c’est à ce principe que je donne le nom de conscience(…). Les actes de la conscience ne sont pas des
jugements, mais des sentiments. Quoique toutes nos idées nous viennent du dehors, les sentiments qui les apprécient
sont au-dedans de nous, et c’est par eux seuls que nous connaissons la convenance ou disconvenance qui existe entre
nous et les choses que nous devons respecter ou fuir. (…). Conscience ! Conscience ! Instinct divin, immortelle et
céleste voix, guide assuré d’un être ignorant et borné, mais intelligent et libre ; juge infaillible du bien et du mal, qui
rend l’homme semblable à Dieu, c’est toi qui fais l’excellence de sa nature et la moralité de ses actions ; sans toi je ne
sens rien en moi qui m’élève au-dessus des bêtes, que le triste privilège de m’égarer d’erreurs en erreurs à l’aide d’un
entendement sans règle et d’une raison sans principe. »

Jean-Jacques Rousseau, Émile ou de l’éducation, 1762.


Le début du texte (jusqu’à la l.3) distingue les « mœurs », ou encore les pratiques culturelles, aux
« notions de bien et de mal ». Les 1eres sont relatives, c’est-à-dire qu’elles varient en fonction des
sociétés et des époques considérées. Par exemple, la polygamie et la monogamie. Les secondes sont
les mêmes, partout et toujours : on dit qu’elles sont absolues. Rousseau avance donc l’idée capitale
de l’universalité des notions morales (par exemple : tu ne tueras point, tu aimeras ton prochain…).
Comment expliquer cette universalité ?
En partant de l’idée que les notions morales sont universelles, Rousseau ne peut éviter la
conséquence suivante : si elles sont universelles, c’est parce qu’elles sont naturelles. Plus
précisément : le caractère naturel de ces notions entraîne leur universalité. L’auteur défend donc
l’idée originale selon laquelle la conscience est naturellement morale, ou, si l’on préfère, la
conscience morale est naturellement présente en nous. Tous les hommes en sont dotés (2 e moment,
jusqu’à la l.6).
Dans le 3e moment (l.9) : comment se manifeste cette conscience en nous ? Rousseau ne veut pas
faire de la conscience morale quelque chose d’intellectuel. C’est pourquoi il disqualifie ici la raison,
l’entendement, les jugements, ou encore les idées. Pour savoir ce que je dois faire, je n’ai pas à
réfléchir, je n’ai pas à faire de la philosophie ; je dois simplement être à l’écoute de mes sentiments
car ce sont eux qui me permettront d’évaluer les actions. Si je suis victime, par exemple, d’une
injustice, je ressens cette injustice, je n’ai pas besoin de réfléchir pour m’en convaincre. Si, devant
le spectacle de la souffrance d’autrui, je ressens une émotion, notamment de la pitié, je sais
instinctivement, directement, ce que j’ai à faire, et nul besoin de réfléchir pour le savoir. La
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conscience morale est donc une affaire de sentiment selon Rousseau (sur l’importance de ce débat
parmi les philosophes, voir l’encadré p.105). Et ces sentiments ne s’apprennent pas, ils sont
naturels, innés. On retrouve donc la thèse faisant de la conscience morale quelque chose de naturel.
Enfin, le 4e moment propose l’idée que la conscience morale fait la grandeur de l’homme, qu’elle
l’élève au-dessus de l’animalité et le rapproche de Dieu. Les autres facultés humaines sont
dévalorisées : la raison, l’entendement peuvent se mettre au service du mal, tandis que la conscience
morale en est incapable. Rousseau se méfie donc des facultés intellectuelles de l’homme et estime
davantage la conscience morale : c’est elle qui fait « l’excellence de sa nature » (l.12)
Retenons donc de ce texte célèbre une thèse audacieuse : la conscience morale est innée, naturelle,
ce qui entraîne son universalité. Elle ne se manifeste pas par des jugements, mais par des
sentiments, des émotions. Cette opposition capitale entre raison et sentiment est le cœur du
romantisme, c’est-à-dire ce mouvement spirituel et esthétique qui caractérise le XIXe siècle. La
conscience morale n’est pas du tout présentée par Rousseau comme une contrainte, mais comme un
guide. Il est à noter qu’il confirme ici, en 1762, des thèses déjà formulées en 1755 dans un ouvrage
sur l’homme à l’état de nature : Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les
hommes (texte décisif sur lequel nous reviendrons ultérieurement).

II) La conscience fait-elle le bonheur ou le malheur de l’humanité ?


Le Pb : il y a plusieurs formes de conscience : immédiate, réfléchie, morale... Nous partageons la
conscience avec les animaux, mais c’est chez l’homme qu’elle atteint son plus haut degré, et cette
idée est incontestable. La question, à présent, est un peu différente : en développant autant la
conscience, l’humanité n’a-t-elle pas sacrifié son bonheur, ou tout du moins une forme de légèreté,
d’insouciance et d’innocence que l’on retrouve, justement, chez les bêtes ? Essayons-nous, dans la
vie, d’être toujours plus conscients, ou bien tentons-nous, d’une façon plus surprenante, de
diminuer, voire d’abolir cette conscience ?
a) Le fardeau de la conscience et le divertissement pascalien.
Voir cours sur le bonheur.
b) Abolir la conscience : la mauvaise foi sartrienne.
Présentation rapide de la philosophie de Jean-Paul Sartre (1905-1980), philosophe français,
représentant du courant de l’existentialisme. 2 idées centrales sont à retenir :
-la liberté humaine est un fait et « l’homme est condamné à être libre ». C’est la grande idée de
Sartre. Pourquoi sommes-nous libres ? Parce qu’il n’y a pas de dieu : athéisme de Sartre. Nous
sommes les seuls responsables de notre existence. 2 e raison : parce qu’il n’y a pas de nature
humaine. L’homme ne peut pas être défini, résumé, il n’est jamais ceci ou cela car « l’existence
précède l’essence ». C’est la formule centrale de l’existentialisme. Elle signifie que l’existence
humaine est totalement libre car l’homme est néant et ce néant fait sa liberté. Tant qu’un homme est
vivant, il ne peut être défini en raison de son néant et de sa liberté. Ce n’est qu’à la mort de
l’individu que l’on pourra le définir, le résumer. Mourir c’est devenir une essence, c’est-à-dire une
définition. Pour les objets, c’est différent : ils commencent par être conçus, c’est-à-dire qu’ils sont
d’abord une essence, et ensuite ils sont fabriqués. : pour eux, l’essence précède l’existence.
- 2e grande idée : les hommes n’aiment pas la liberté, ils la détestent car elle les angoisse. Ils ne
supportent pas de n’être rien, ce qu’ils veulent c’est être ceci ou cela, quelqu’un. Mais en vain. On
ne peut abolir la liberté. Cette tentative infructueuse est néanmoins instructive : on comprend que
dans la vie, les hommes jouent un rôle, essaient de persuader et de se persuader qu’ils sont quelque
chose (professeur de philosophie, élève, Président, plombier, garçon de café…), alors qu’ils ne sont
rien, si ce n’est un néant qui entraîne leur irréductible liberté. Ils tentent alors, mais inutilement,
d’abolir la conscience de la liberté ; c’est précisément l’objectif du garçon de café, personnage
central de ce texte célèbre de Sartre, extrait de L’être et le néant, 1943 :

«Considérons ce garçon de café. Il a le geste vif et appuyé, un peu trop précis, un peu trop rapide, il vient vers les
consommateurs d'un pas un peu trop vif, il s'incline avec un peu trop d'empressement, sa voix, ses yeux expriment un
intérêt un peu trop plein de sollicitude pour la commande du client, enfin le voilà qui revient, en essayant d'imiter dans
9
sa démarche la rigueur inflexible d'on ne sait quel automate, tout en portant son plateau avec une sorte de témérité de
funambule, en le mettant dans un équilibre perpétuellement instable et perpétuellement rompu, qu'il rétablit
perpétuellement d'un mouvement léger du bras et de la main. Toute sa conduite nous semble un jeu. Il s'applique à
enchaîner ses mouvements comme s'ils étaient des mécanismes se commandant les uns les autres, sa mimique et sa voix
même semblent des mécanismes; il se donne la prestesse et la rapidité impitoyable des choses. Il joue, il s'amuse. Mais
à quoi donc joue-t-il? Il ne faut pas l'observer longtemps pour s'en rendre compte: il joue à être garçon de café(...). Le
garçon de café joue avec sa condition pour la réaliser. Cette obligation ne diffère pas de celle qui s'impose à tous les
commerçants: leur condition est toute de cérémonie, il y a la danse de l'épicier, du tailleur, du commissaire-priseur, par
quoi ils s'efforcent de persuader à leur clientèle qu'ils ne sont rien autre qu'un épicier, qu'un commissaire-priseur, qu'un
tailleur. (...)Voilà bien des précautions pour emprisonner l'homme dans ce qu'il est. Comme si nous vivions dans la
crainte perpétuelle qu'il n'y échappe, qu'il ne déborde et n'élude tout à coup sa condition. Mais c'est que, parallèlement,
du dedans le garçon de café ne peut-être immédiatement garçon de café, au sens où cet encrier est encrier, où le verre
est verre.»

Explication: Dans ce texte extrait de L'être et le néant (1943), l'auteur, Jean-Paul Sartre, s'étonne du
comportement d'un garçon de café qu'il observe attentivement. Ce comportement lui semble
excessif et suspect, bien que le garçon de café s'identifie parfaitement au cliché de sa profession.
Pour Sartre, le serveur, bien loin d’exécuter machinalement et inconsciemment des gestes
minutieux, lui paraît confronté à un problème existentiel qu'il tente de résoudre dans le cadre de son
travail. Il a, apparemment, un problème avec la conscience de sa liberté. Mais qu'est-ce qui,
précisément, l'inquiète? Désire-t-il être libre ou ne plus l'être? La liberté n'est-elle pas le bien le plus
précieux, et par conséquent l'objet d'un désir universel? Sa profession peut-elle le définir
essentiellement ou bien n'est-elle qu'une qualité secondaire et précaire? Qu'en est-il, enfin des autres
professions et, plus généralement, de l'humanité: tous sont-ils angoissés par la liberté? Nous
verrons, pour commencer, que le premier moment du texte (jusqu'à la l.10) propose une description
précise du garçon de café, description dont on tentera de dégager les principales idées. Puis, dans un
deuxième moment (l.12), Sartre nous livre son interprétation de ce comportement, avant de
généraliser ses conclusions à d'autres professions (l.15), et de finir par évoquer la relation de
l'homme en général avec la liberté.
Le texte débute par un exemple singulier. Sartre décrit minutieusement le comportement d'un
garçon de café. Plusieurs champs lexicaux apparaissent: celui de l’exagération, (la série des « un
peu trop »), celui de la machine, du spectacle. Sartre veut montrer que le gdc n'est pas du tout
naturel, qu'il n'est pas lui-même. Il exagère, en « fait des tonnes » et donne l'impression d'être sur
une scène et de jouer un rôle. Il fait un numéro, est en représentation. De plus, il se comporte
comme s'il n'était qu'un robot: pourquoi veut-il ressembler à une machine, cad qqch de non-humain,
de non-conscient? Pour nous, il y a là une véritable régression, une déchéance. Tout se passe comme
si il voulait abdiquer son humanité et devenir une « chose »(l.10). Tout ceci semble conscient de sa
part et ce comportement étrange ne peut être mis sur le compte de l'habitude, ou encore de
l'inconscient. Le gdc a conscience de ce qu'il fait, le fait volontairement. C'est en toute lucidité qu'il
veut en finir avec son humanité. Pourquoi?
Le gdc joue; mais à quoi joue-t-il? A être gdc. Sartre insiste en effet sur l'auxiliaire « être ». Cela
signifie que le gdc ne se contente pas de faire le gdc, il veut, en plus, l'être vraiment. Il souhaite que
son métier devienne son essence, le définisse intégralement. La phrase: « joue avec sa condition
pour la réaliser » est essentielle; elle montre que le gdc tente de ne faire qu'un avec son métier, de
s'identifier à celui-ci, de n'être rien d'autre. Il essaie de s'en persuader, mais aussi d'en persuader les
autres. Tout ceci exprime une inquiétude: savoir qui il est, ce qu'il est, se connaître. Mais pour lui la
réponse est toute trouvée: il ne veut être rien d'autre que gdc. Il se pose donc une question très
simple, existentielle: qui suis-je? et s'accroche à la réponse « gdc ». Mais n'oublions pas qu'il joue,
ce qui signifie qu'au fond de lui il sait bien qu'il n'est pas gdc, qu'il ne s'agit que d'un emploi, d'une
activité, et non d'une essence.
Sartre est parti d'un exemple singulier, mais il n'hésite pas à généraliser ses conclusions. Il parle
d'abord des professions qui sont en contact avec des clients, qui ont affaire au regard d'autrui. Là
aussi les individus jouent, ne sont pas naturels, et tentent de s'identifier à leur profession, de faire
croire qu'ils sont réellement ceci ou cela. Pourquoi? Sartre insiste sur le regard d'autrui: nous
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collons des étiquettes sur les gens, de manière à les cerner, les définir, les identifier. Nous n'aimons
pas ne pas savoir à qui nous avons affaire, les êtres insaisissables sont réduits à une définition qui
nous laisse l'impression que nous avons aboli leur liberté.
Sartre, enfin, généralise sa thèse et n'hésite pas à parler de « l'homme »(l.16), et plus seulement du
gdc. Le problème, pour l'humanité, est la liberté: celle-ci, qu'il s'agisse de la nôtre ou de celle
d'autrui, nous angoisse car elle trouve sa source dans le fait que, fondamentalement, nous ne
sommes rien, que des néants. Que voulons-nous au juste? Nous souhaitons être définis et définir
autrui, renoncer à notre liberté et nous emparer de celle d'autrui. De quelle façon? A chaque fois en
enfermant l'individu dans une définition exhaustive. Notre liberté nous dégoûte et nous tentons de
nous en débarrasser, mais en vain. En fait, nous ne sommes ni gdc, ni épicier, ni tailleur, ni quoi que
ce soit. Nous sommes libres, et cela nous ne le supportons pas. C'est la raison pour laquelle nous
mettons aussi facilement en avant notre profession,notre fonction sociale, pour combler un vide,
pour abolir la liberté. Mais nous sommes et restons libres, désespérément. Nous regrettons de n'être
pas une chose, ceci ou cela, nous aimerions être quelque chose, pour de bon, définitivement, afin
d'en finir avec ce néant et cette liberté. Toute notre vie n'est donc qu'un rôle et le monde n'est qu'une
vaste scène.
En conclusion: il faut retenir de ce texte de Sartre que l'homme est toujours libre, mais qu'il est
angoissé par une liberté qu'il n'a pas désirée et qui l'angoisse car elle le condamne à n'être que néant,
alors qu'il souhaite, quant à lui, être quelque chose, pour en finir avec cette liberté dont il ne veut
pas. Aussi bizarre que cela puisse paraître, l'homme tente de résilier sa liberté, par exemple en
s'identifiant à sa profession et en faisant croire qu'elle est son essence. Cette conduite échoue,
inévitablement, car « nous sommes condamnés à être libres » (Sartre).

c) La conscience empoisonnée.
Nous revenons ici sur le thème de la conscience morale, déjà abordé avec la présentation des idées
de Jean-Jacques Rousseau. Ces idées sont très discutables : on peut rappeler qu’il affirme, dans
l’extrait étudié, que la conscience morale est innée, ce qui entraîne son universalité, et qu’elle fait la
grandeur de l’homme. Nous allons à présent aborder le désaccord du philosophe allemand Friedrich
Nietzsche (1844-1900), auteur d’ouvrages comme Par-delà bien et mal, en1886, et La généalogie
de la morale, en1887. Ces deux titres nous donnent déjà une indication sur la position
nietzschéenne : le bien et le mal ne sont, pour lui, ni naturels ni universels. Ils sont culturels,
historiques, c’est-à-dire qu’ils sont apparus dans l’histoire de l’humanité à un moment bien précis, à
l’initiative de certains hommes qui réussirent à les imposer aux autres. La conséquence a été
catastrophique selon Nietzsche : la conscience des hommes a été empoisonnée, infectée par ces
notions nocives qui firent naître la culpabilité, la mauvaise conscience. Nietzsche appelle au
dépassement de ces valeurs morales qui ont fait le malheur de l’humanité. Selon lui la conscience
morale n’est plus ce qui fait l’honneur, la grandeur de l’humanité, mais ce qui provoque notre
malheur, notre bassesse. Nous devrions nous en débarrasser et tenter de vivre « par-delà bien et
mal ». L’avènement de la morale dans l’histoire de l’humanité est donc un tournant néfaste, funeste,
qu’il n’aurait jamais fallu prendre. Il reste à déterminer qui est derrière cet avènement, pour quelles
raisons s’est-il produit et comment a-t-il pu changer à ce point l’espèce humaine.
Texte de Nietzsche, extrait de Par-delà bien et mal, §260 : ce long texte est important dans la
mesure où il nous permet de comprendre que Nietzsche n’est pas hostile à toute morale, mais à une
en particulier, la morale des esclaves. L’extrait est construit sur l’opposition de deux morales : il y a
la morale des maîtres et la morale des esclaves. Nietzsche fait l’éloge de la première, mais
condamne et méprise la seconde. Or, selon lui, c’est la morale des esclaves qui a triomphé et a
réussi à imposer ses valeurs à l’humanité toute entière. Nous vivons donc, selon l’auteur, sous le
joug de la morale des esclaves qui, essentiellement, est judéo-chrétienne.
Il y a donc, pour Nietzsche, deux morales parce qu’il y a deux classes d’hommes : les dominants
sont à l’origine de la morale des maîtres, tandis que les dominés ont donné naissance à la morale
des esclaves. Le texte (p.183) commence par s’intéresser à la morale des maîtres ; qu’est-ce qui la
11
caractérise ? L’idée fondamentale est qu’il y a une hiérarchie des hommes avant la hiérarchie des
actes : Nietzsche veut dire par là que les maîtres ne commencent pas par distinguer des actes bons
et des actes mauvais, mais ils séparent nettement des hommes : il y a d’abord des hommes
supérieurs (les maîtres, les nobles, qui se présentent comme les bons) et des hommes inférieurs (les
esclaves, les « subalternes », les faibles, ce sont eux les mauvais, les méprisables). Dans cette
morale des maîtres, les valeurs sont aristocratiques : on y cultive la fierté, la supériorité, le sens de
la hiérarchie, c’est-à-dire que cette morale produit des valeurs qui reflètent leur sentiment de
puissance. Comporte-t-elle la notion de devoir ? Oui, selon Nietzsche, mais uniquement envers ses
pairs, envers ceux qui se reconnaissent comme des maîtres. Il n’y a pas, dans une telle morale, de
devoirs envers les faibles, car ceux-ci sont méprisés. Mais l’auteur ajoute que les maîtres sont
capables de générosité envers eux, non pas par mauvaise conscience, mais par un effet de
« surabondance de sa force » (haut de la p. 184). Cette morale ne connaît pas, par conséquent, les
notions de compassion, d’altruisme, de désintéressement, car il s’agit de valeurs provenant de la
morale des esclaves. Pour illustrer cette morale des maîtres, ou morale aristocratique, Nietzsche
évoque la culture viking, avec l’éloge de la fierté, de la dureté, l’insensibilité à la pitié. C’est une
morale de la force, de la puissance, qui impressionne, de toute évidence, l’auteur, et qu’il retrouve
dans les cultures scandinave et germanique, notamment.
A l’opposé, il y a la morale des esclaves : c’est la morale d’êtres inférieurs. Ils sont inférieurs par
leur statut social, par leur culture, leur origine, mais aussi par leur physique. Ils vont produire, on
s’en doute, d’autres valeurs, reflétant leur condition et les avantageant. Ils feront l’éloge de ce qu’ils
sont, c’est-à-dire de la faiblesse. Ils mettront en avant, par exemple, l’altruisme, le
désintéressement, la compassion, l’humilité, etc. Autant de valeurs qui, selon Nietzsche, les
arrangent et correspondent à leur infériorité.
Le texte en reste là : mais Nietzsche va plus loin dans d’autres textes ; il affirme que la morale des
esclaves s’est imposée, qu’elle est devenue la norme. Comment est-ce possible ? Les esclaves, les
faibles ont pour eux le nombre et une arme redoutable : la mauvaise conscience. Ils se sont vengés
des maîtres en introduisant en ces derniers le poison de la culpabilité, si bien que les maîtres vont
progressivement, et sous l’influence du judéo-christianisme, développer une culpabilité et se laisser
envahir par les valeurs des esclaves. Ces derniers vont se présenter comme étant les bons, les justes,
et vont désigner leurs maîtres comme des oppresseurs. Au cœur de la morale des esclaves il y a
donc l’envie de se venger, de « faire payer les maîtres », sentiment que Nietzsche nomme
« ressentiment ». Les esclaves se sont donc vengés, non pas en se soulevant (même si il y eut des
révoltes d’esclaves : celle conduite par Spartacus est la plus célèbre) mais en imposant leurs valeurs.
Et c’est ainsi que le christianisme devint religion officielle de l’empire romain (en 392), que Clovis
s’est converti (en 496 ? La date est incertaine) et que les vikings eux-mêmes sont devenus chrétiens
(baptême de Rollon en 912). On le voit, l’opposition de la morale des maîtres et de la morale des
esclaves a tourné à l’avantage des esclaves et la conscience a été intoxiquée par des valeurs que
Nietzsche rejette. Pourquoi ? Parce que ces valeurs vont à l’encontre de la vie telle que Nietzsche la
conçoit. Or, selon lui, « la vie même est volonté de puissance » (Par-delà bien et mal, §13).

III) Pouvoirs et limites de la conscience.

Le pb : conformément à son étymologie, la conscience est un savoir. Mais que sait-elle au juste sur
le sujet ? Pouvons-nous espérer nous connaître, savoir qui l’on est vraiment ? Peut-on se fier ici à la
conscience, peut-on lui faire confiance ? Suffit-il notamment de rentrer en soi-même, de pratiquer
une introspection, la méditation pour progresser dans la connaissance de soi ? En somme, la
conscience de soi est-elle synonyme de connaissance de soi, ou bien le sujet est-il condamné à
rester méconnu, voire inconnu, étrange et mystérieux ? A première vue, l’homme a, par sa
conscience, un accès direct et immédiat à ce qu’il est, à son intériorité, à son identité, dans la
mesure où la distinction du sujet et de l’objet est ici abolie ; mais la connaissance de soi peut-elle
être objective ? L’homme n’est-il pas « obscur à lui-même » ? (texte d’Alain, p.116 du manuel).
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L’hypothèse de l’existence d’un inconscient apparaît autour du XVIIIe, avec une célèbre théorie de
Leibniz, même si certains auteurs du XVIIe (Descartes, Spinoza) s’étaient déjà approchés de cette
idée. Si le sujet ne se définit plus seulement par la conscience mais aussi par l’inconscient, alors la
connaissance de soi rencontre un obstacle redoutable, voire infranchissable.

a) Leibniz et la théorie des petites perceptions.


Leibniz (1646-1716) est un philosophe et scientifique allemand, auteur entre autres des Nouveaux
essais sur l’entendement humain, 1703, dont le manuel propose un extrait p. 110. Ce qui nous
intéresse ici est l’une de ses théories connue sous le nom de « petites perceptions » ou « perceptions
insensibles », théorie qui, d’une certaine façon, préfigure celle de Freud dans la mesure où Leibniz
s’approche ici de la découverte d’un inconscient. Pour autant, nous verrons que la conception
freudienne de l’inconscient reste particulièrement originale.
Leibniz remarque un fait : toutes nos sensations ne sont pas conscientes. Il y a des sensations qui,
parce qu’elles sont trop petites, trop confuses, ou trop habituelles, ne sont pas détectées par notre
conscience. Leibniz les appelle des « petites perceptions », ce que l’on pourrait reformuler par
« perceptions inconscientes ». Son idée est simple et pertinente : notre corps est, à tout instant,
affecté par un grand nombre de sensations. Mais la plupart de ces perceptions n’est pas repérée par
la conscience. Je ne réalise pas, par exemple, qu’en ce moment même mes pieds touchent le sol. Je
ne ressens pas le poids de mes vêtements. Je n’entends plus les cloches de l’église qui sonnent
toutes les heures. Et ainsi de suite. Notre corps, par ses cinq sens, est traversé en permanence, même
la nuit, par une très grande quantité d’informations arrivant de tous les côtés. Ces sensations sont
donc détectées par le corps mais ne le sont pas par notre conscience. Un tri est opéré : la conscience
est comme un tamis qui ne retient que ce qui présente un intérêt tandis que le reste tombe, inaperçu.
Où vont ces sensations ? Leibniz n’emploie pas le terme « inconscient », mais l’idée est néanmoins
légitime. Elles sont là, mais cachées à notre conscience. Et c’est plutôt une bonne chose pour notre
tranquillité. S’il fallait avoir conscience de toutes nos sensations, notre vie serait un enfer et nous ne
connaîtrions plus aucun repos, aucun répit car, rappelons-le, c’est en permanence que notre corps
prélève d’innombrables informations dans le monde. Si la conscience devait prendre connaissance
de toute cette masse d’informations, alors cette situation serait insupportable. Il faut donc se réjouir
que la plupart de nos sensations soient inconscientes. Pour illustrer sa thèse, Leibniz recourt à
plusieurs exemples : habiter depuis longtemps près d’une chute d’eau a fait s’évanouir le bruit de
celle-ci ; il est là pourtant ; mais si ce bruit est détecté par l’ouïe, il ne l’est plus par la conscience.
Si, en revanche, on vient d’arriver sur le site, alors nous serons probablement « hyper-conscient »
de ce son. Si l’on se promène au bord de l’océan déchaîné, notre conscience remarquera un bruit
d’ensemble, mais se détournera de tous les petits bruits intermédiaires qui frappent nos oreilles.

b) La conscience individuelle et le déterminisme social.


C’est surtout à partir du XIXe siècle que l’hypothèse de l’inconscient est formulée. On la trouve
notamment dans les travaux de la sociologie. Le philosophe et économiste allemand Karl Marx
(1818-1883) est l’un de ceux qui ont contribué à l’émergence de l’idée que la conscience humaine
est victime d’illusions, qu’elle croit savoir, mais ignore en fait l’existence de déterminismes
sociaux. Il écrit, en ce sens : « ce n’est pas la conscience des hommes qui détermine leur existence ;
c’est inversement leur existence sociale qui détermine leur conscience » (Critique de l’économie
politique). Marx ne croit pas que nos pensées, nos idées, viennent vraiment de nous. Nos opinions
politiques, par exemple, ou encore nos idées en matière d’économie n’ont pas été librement choisies
par l’individu à l’issue d’un processus de réflexion autonome ; elles ont pour origine, non pas notre
conscience, ou encore notre esprit, mais ce que Marx appelle notre « existence sociale », c’est-à-
dire la place que nous occupons dans la société, notre appartenance à telle classe, notre milieu
d’origine, etc. Tout cela nous détermine, nous conditionne, et le plus souvent à notre insu. Quand
nous croyons penser par nous-même nous sommes alors victime d’une illusion de notre conscience.
Nous sommes persuadés que ces idées proviennent de nous, mais elles ne sont que le reflet fidèle de
13
notre statut social. Être prolétaire, par exemple, dans le système capitaliste du XIXe siècle européen
pèse évidemment sur notre vision des choses et influence nos représentations. Cette idée nous
semble banale aujourd’hui car nous sommes éclairés par les travaux de la sociologie, c’est-à-dire
une science humaine que Marx contribue à fonder. Elle est moins évidente lorsqu’on la replace dans
son contexte. Et elle affirme surtout que cette influence est inconsciente : l’individu ne s’aperçoit
pas qu’il est déterminé par son « existence sociale » Il y a donc un déterminisme social qui, le plus
souvent, passe inaperçu, car notre conscience a du mal à faire preuve de lucidité à l’égard des
causes multiples qui pèsent sur nous. Elle a conscience d’effets, c’est-à-dire nos idées, nos
représentations, mais les causes de celles-ci ne sont généralement pas connues. Le savoir de la
conscience est donc lacunaire.
Cette thèse de Marx est à l’origine du développement de la sociologie au XIXe siècle. L’idée
maîtresse de la sociologie est très simple et consiste à comprendre que l’individu ne décide pas lui-
même de ses croyances, de ses actions, de ses valeurs : il subit un conditionnement social dont il n’
a pas conscience. Alors que Marx s’intéressait principalement à l’économie, les sociologues sont
attentifs tous les domaines de la vie et cherchent à retrouver la trace de cette pression exercée par la
société sur les individus. Mais le principe reste le même : nos idées, nos conduites ne viennent pas
du plus profond de nous, d’une personnalité singulière et originale, mais sont le reflet de la société à
laquelle nous appartenons. Ces idées sont la base de la recherche sociologique. On en trouve une
confirmation, par exemple, dans l’ouvrage d’Émile Durkheim, Les règles de la méthode
sociologique, 1895, avec le passage suivant :
« Quand je m’acquitte de ma tâche de frère, d’époux ou de citoyen, quand j’exécute les
engagements que j’ai contractés, je remplis des devoirs qui sont définis en dehors de moi et de mes
actes, dans le droit et dans les mœurs. Alors même qu’ils sont d’accord avec mes sentiments propres
et que j’en sens intérieurement la réalité, celle -ci ne laisse pas d’être objective ; car ce n’est pas moi
qui les ai faits, mais je les ai reçus par l’éducation ».
On voit ainsi que la société nous impose sa vision des choses, transmise par l’éducation. Elle va
m’inculquer une certaine façon d’être frère, époux, citoyen : tout cela ne proviendra pas de mes
choix, de ma propre personnalité, mais de la pression qu’exerce la société sur les individus qui la
composent. Avons-nous conscience de cette pression ? Peut-être, si nous sommes éclairés par les
travaux de la sociologie ; mais le plus souvent nous avons l’illusion que l’individu est à l’initiative
de ces conduites, et qu’il effectue des choix autonomes. La société impose des faits sociaux aux
individus, et ces faits sociaux sont préexistants, extérieurs et coercitifs (c’est-à-dire contraignants) :
« non seulement ces types de conduite ou de pensée sont extérieurs à l’individu, mais ils sont doués
d’une puissance impérative et coercitive en vertu de laquelle ils s’imposent à lui, qu’il le veuille ou
non ».
Les individus adoptent donc des manières d’agir et de penser qui ont en fait une origine sociale :
c’est la société dans laquelle ils vivent qui leur impose ces manières. Si, malgré tout, ils pensent en
être les auteurs, ils sont alors « dupes d’une illusion » (Durkheim). Vivre dans telle société, à telle
époque, c’est forcément s’adapter aux règles, aux mœurs, aux normes, aux lois de celle-ci, et donc
accepter des faits sociaux dont l’action est comparée par Durkheim à des « moules » : « ils
consistent comme en des moules en lesquels nous sommes nécessités à couler nos actions ». Sans
que nous en ayons vraiment conscience, nos actions vont prendre la forme de ces « moules »
sociaux.
Un problème se pose alors : la liberté humaine a-t-elle encore un sens dans la perspective
sociologique ? Un élément de réponse est apporté par un autre sociologue, Pierre Bourdieu, dont les
idées ont été évoquées dans le cours sur l’art, à travers son ouvrage La distinction, 1979 : rappelons
que pour lui nos goûts ne sont pas personnels mais reflètent notre « capital culturel et
économique » et s’expliquent par notre milieu familial d’origine. On retrouve donc l’idée que
l’individu est soumis à la pression qu’exerce sur lui la société. Pour autant, dans une formule restée
célèbre, Bourdieu précise qu’ « habitus n’est pas fatum » : par habitus il faut entendre l’ensemble
des déterminations sociales inconscientes qui pèsent sur un individu et vont donc le conditionner,
14
par exemple à aimer ceci plutôt que cela. Fatum signifie « destin » en latin. Bourdieu précise donc
que toutes ces déterminations sociales qui nous déterminent ne nous fabriquent pas un destin ; il est
possible de leur échapper, mais à une seule condition : en prendre conscience. La conscience,
volontiers humiliée par la sociologie dans la mesure où elle est régulièrement victime d’illusions,
apparaît ici comme le seul moyen pour l’individu de reprendre le contrôle de sa vie. Savoir que l’on
est déterminé, est le début modeste de la libération du sujet.

c) Le sujet freudien.

Introduction : Sigmund Freud (1856-1939) est un médecin autrichien, fondateur de la


psychanalyse ; c’est-à-dire une méthode révolutionnaire en psychologie, destinée à traiter les
troubles psychologiques dont souffrent ses patients, notamment les névroses. Cette méthode
psychanalytique repose entièrement sur la parole : il s’agit donc d’un traitement par la parole (la
fameuse « talking cure »), sans recours aux médicaments. Il faut bien distinguer ici deux paroles : -
la parole du patient : le plus souvent obscure, codée, symbolique, pleine de sous-entendus, et qu’il
va falloir, par conséquent, décrypter. -La parole du psychanalyste : une parole qui dévoile, qui
interprète, qui donne un sens à celle du patient.
Quelle valeur accorder à la théorie freudienne ? Est-elle scientifique ou bien philosophique ? Dans
un premier temps, il est intéressant de connaître la réponse apportée par Freud lui-même à cette
interrogation : sa théorie est scientifique. Dans un texte célèbre, extrait d’Introduction à la
psychanalyse, 1916 (manuel, p.111), Freud n’hésite pas à se comparer aux plus grands
scientifiques : Copernic et Darwin. Il avance l’idée que la science a, par le passé, infligé deux
grandes blessures narcissiques à l’orgueil de l’humanité, qui se prenait pour l’espèce supérieure : il
y a eu l’humiliation copernicienne (avec le passage du géocentrisme à l’héliocentrisme, la terre
n’est plus le centre du monde) et l’humiliation darwinienne (l’humanité n’est qu’une espèce parmi
d’autres, issue d’une longue évolution, et qui n’a pas été créée par Dieu : rejet du fixisme et du
créationnisme défendus, à l’époque de Darwin, par Linné et Paley). La 3 e humiliation est
freudienne : la psychanalyse révèle à l’homme que le moi n’est pas « maître dans sa propre maison,
qu’il en est réduit à se contenter de renseignements rares et fragmentaires sur ce qui se passe, en
dehors de sa conscience, dans sa vie psychique » (Freud). Cette phrase célèbre avance l’idée
capitale que le moi ne se résume pas à la conscience : il y a autre chose à l’intérieur du sujet,
l’inconscient, et les conséquences sont capitales : l’homme qui croyait se connaître, découvre qu’il
est pour lui-même un inconnu, un étranger, dans la mesure où la majeure partie de sa personnalité
est mystérieuse. On le voit, la conscience de soi n’est pas synonyme de connaissance de soi : la
conscience de soi révèle au sujet qu’il est, qu’il existe, tandis que la connaissance de soi, si elle est
possible, révélerait au sujet qui il est, sa personnalité profonde, son identité. Si la première semble
facile (avec le stade du miroir, les expériences de l’ennui et de la solitude...), la seconde fait l’objet
d’une quête qui, vraisemblablement, dure toute la vie, et sans la garantie d’aboutir.
On voit ainsi que, pour Freud, la théorie psychanalytique est scientifique ; mais nous devrons nous
demander à quelle(s) condition(s) une théorie est-elle scientifique, et si les idées de Freud ne restent
pas, finalement, philosophiques (sur cette question, se reporter aux pages 350-351 du manuel).
Présentation du sujet freudien : commet Freud se représente-t-il le sujet ?
L’idée centrale est que la conscience n’est pas tout le sujet, ou bien encore le psychisme. Elle n’en
est qu’une petite partie ; l’autre partie, plus conséquente, est l’inconscient. Le sujet est donc fait de
conscience et d’inconscient, mais l’inconscient domine. Freud reste le penseur qui humilie la
conscience : non seulement elle n’est qu’une petite partie du psychisme, mais de plus elle ignore ce
qui se passe dans l’inconscient. Conséquence : la conscience de soi, on l’a vu, n’est pas, loin s’en
faut, synonyme de connaissance de soi. D’où la célèbre métaphore de l’iceberg.
Pourquoi cette division du psychisme en conscience et inconscient ? Une définition, tout d’abord,
de l’inconscient : c’est cette partie cachée du psychisme parce qu’elle a été refoulée, repoussée dans
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les profondeurs du moi. C’est là, pourtant, que réside le cœur de notre personnalité, le moi profond,
c’est là que se trouve l’épicentre du sujet. Alors pourquoi cette division interne ?
Il y a en nous une autorité de nature morale que Freud appelle tantôt censure, tantôt surmoi.
Privilégions le terme de « surmoi ». C’est un produit de l’éducation et de la socialisation. Il est donc
acquis, et non naturel. Il consiste en valeurs morales, en principes, en normes qui vont être
intériorisés par le sujet et résider dans son inconscient. Ce surmoi fait de nous des êtres civilisés,
capables de vivre en sociétés, et de dominer leurs pulsions au lieu d’en être le jouet. On peut le
comparer à un couvercle recouvrant de l’eau bouillante : sous ce couvercle, les pulsions
bouillonnent, s’agitent, mais le chaos social est évité parce que ce couvercle repousse les pulsions.
Il y a cependant un conflit de forces contraires : les pulsions poussent mais le surmoi les repousse.
Nous sommes ainsi civilisés mais au prix d’un refoulement de nos pulsions, ce qui compromet le
bonheur individuel. En somme, ce qui nous civilise fait aussi notre névrose. Retenons que si le
surmoi a cette fonction civilisatrice indispensable, il entraîne aussi la division du psychisme, et c’est
par sa faute qu’il y a de l’inconscient en nous.
Dans l’inconscient, il y a les pulsions (principalement sexuelles) et que Freud nomme « libido » ou
bien encore « le ça ». Ces pulsions, comme leur nom l’indique, « poussent » et tentent de passer à la
conscience afin d’y chercher la satisfaction, le plaisir dans la vraie vie. Mais leur dynamisme se
heurte à la vigilance du surmoi qui, en tant qu’autorité morale, les repousse au fond du psychisme.
C’est le refoulement. Cette situation est vécue par tous dans la mesure où nos pulsions sont
inévitablement contrariées par notre éducation, notre morale, les normes sociales, bref le surmoi. Ce
conflit interne se joue surtout dans ce que nous pourrions appeler les « coulisses » du psychisme, si
bien que la conscience ignore ce qui se passe dans les profondeurs du sujet. Nous souffrons, mais
sans connaître l’origine de cette souffrance. Notre conscience remarque cette souffrance mais ne
parvient pas à l’expliquer, car la cause ou les causes résident dans l’inconscient.
Mais l’inconscient ne se satisfait pas de cette situation, c’est-à-dire du refoulement. Il va utiliser un
symbolisme, ou encore une langue codée, pour tromper la vigilance du surmoi. Il cache ainsi la
nature sexuelle des pulsions en les rendant méconnaissables, ce qui a pour effet d’égarer le surmoi.
Ce dernier laisse donc passer la pulsion qui, par un procédé de codage, n’est plus identifiée pour ce
qu’elle est. Ce qui arrive ainsi à la conscience est un symptôme, c’est-à-dire l’effet conscient d’une
cause qui est dans l’inconscient. Le travail du psychanalyste sera dès lors d’interpréter ces
symptômes, de les déchiffrer afin d’en retrouver la véritable signification. Freud prétend avoir percé
les mystères de la langue parlée par l’inconscient, le code qu’il utilise pour se manifester. Il est
comme l’égyptologue Champollion travaillant sur les hiéroglyphes, c’est-à-dire une langue étrange
qu’il faut déchiffrer.
Un exemple de symptôme figure dans un livre de 1895 : Études sur l’hystérie, un des premiers
ouvrages de Freud, écrit en collaboration avec le docteur Joseph Breuer. A cette date, Freud ne
disposait pas encore de sa méthode, la psychanalyse, qui sera mise au point un peu plus tard. En
1895 il utilise un autre moyen, l’hypnose, qu’il délaissera rapidement en raison de la dimension
irrationnelle de cette pratique, indissociable d’un certain mystère, alors que l’ambition de Freud est,
rappelons-le, scientifique. Élisabeth consulte Freud à cause d’un mal de jambes pour lequel la
médecine traditionnelle s’est révélée inefficace. Pour Freud, ce mal de jambes est un symptôme,
c’est-à-dire un effet dont il s’agit de découvrir la cause profonde, refoulée, inconsciente. Sous
hypnose elle raconte plus librement sa vie. Il apparaît que sa soeur est gravement malade et doit
rester alitée. Son beau-frère se retrouve seul, et s’occupe en se promenant avec Élisabeth. Freud
comprend qu’elle est secrètement, inconsciemment, amoureuse de son beau-frère et cette attirance
immorale a été refoulée dans l’inconscient par le surmoi. Mais le « couvercle » qu’est le surmoi
n’est pas parfaitement hermétique et laisse passer certaines pulsions à la condition que celles-ci
soient cryptées, ce qui les rend méconnaissables. Le désir d’Élisabeth se traduit alors par un mal de
jambes dont elle est évidemment consciente, mais qui trahit son désir pour son beau-frère. Freud a
donc interprété le mal de jambes : c’est un symptôme qui cache quelque chose, en l’occurrence une
pulsion sexuelle. On s’en doute, Élisabeth commencera par s’opposer à cette interprétation qui la
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gène ; mais elle finira par l’accepter et le mal de jambes disparaîtra. Ce qu’il faut retenir est qu’ici la
patiente a conscience de symptômes, c’est-à-dire d’effets, mais elle ignore les causes profondes,
inconscientes, de ces effets. L’effet est conscient, mais la cause est inconsciente : Freud insiste sans
cesse sur les lacunes de la conscience.
Comment percer les mystères de l’inconscient ? Par la cure psychanalytique. Son but est de vaincre
la résistance du patient afin de libérer sa parole. Si cette parole est à libérer, c’est qu’elle est
emprisonnée, bloquée, verrouillée par le surmoi. Tout tourne, on l’a dit, autour de la parole. La
libération de celle-ci prend du temps, et de nombreuses séances, parfois étalées sur plusieurs
années, sont alors indispensables, d’autant que les patients ne collaborent pas forcément avec le
psychanalyste mais lui résistent. On peut le comprendre dans la mesure où la cure psychanalytique
porte sur des questions sensibles, relatives à l’enfance, à la famille, aux pulsions, aux blessures, aux
traumatismes, bref autant de secrets que l’on voudrait garder pour soi s’ils ne nous rongeaient pas
de l’intérieur. L’objectif est donc de libérer la parole du patient. Dans ce but, rien ne doit être laissé
au hasard, par exemple la configuration du cabinet du psychanalyste, et les positions respectives des
deux protagonistes (le fameux divan de Freud). Pour déverrouiller la parole bloquée, deux règles
sont utiles : la non-omission et la libre-association : par la 1ere, le patient s’engage moralement à
tout dire, à ne rien cacher ; par la 2de il associe immédiatement un mot à un autre, ou un mot à une
image, « immédiatement » car il s’agit de surprendre le surmoi qui n’aura pas le temps d’analyser la
réponse et de la retenir. Mais la psychanalyse travaille aussi sur des « matériaux » devenus
célèbres : le lapsus, l’acte manqué, et surtout le rêve.
Pour les deux premiers (voir manuel, p. 112), on peut dire qu’il s’agit d’erreurs révélatrices qui
manifestent l’inconscient : le mot prononcé n’a apparemment aucun rapport avec la situation
actuelle mais il est à interpréter pour en retrouver le sens. Le lapsus est donc une irruption soudaine
de l’inconscient dans la vie quotidienne, et le psychanalyste va lui accorder toute son attention. Il en
va de même de l’acte manqué : c’est une nouvelle manifestation involontaire de l’inconscient, et le
verdict de Freud ne change pas : il faut l’interpréter. C’est d’ailleurs une particularité de la
psychanalyse : il n’y a pas de hasard, rien n’est anodin, rien n’est insignifiant ; tout, au contraire, est
signifiant, ou encore significatif, et c’est pourquoi tout est à interpréter (c’est la thèse du
déterminisme psychique : tout a un sens). Mais le matériau le plus fameux reste le rêve (voir texte,
p. 115) : le rêve est la « voie royale » pour explorer l’inconscient, c’est-à-dire qu’il n’y a pas mieux
que lui. Le rêve, encore une fois, est à interpréter ; il est la manifestation nocturne de l’inconscient.
Mais cette manifestation a elle aussi subi un codage, car la censure du surmoi reste active la nuit.
Les éléments du rêve sont des symboles qu’il faut interpréter pour en retrouver le sens caché. Freud
avance l’idée que le rêve présente deux contenus : un contenu manifeste et un contenu latent. Le
premier est celui qui est accessible à la conscience, celui dont on se souvient au réveil ; le second
est le sens profond du rêve, ce qu’il signifie. On passe du manifeste au latent par un travail
d’interprétation. Il est à noter que cette proposition n’est pas très originale dans la mesure où la
plupart des cultures ont essayé d’interpréter les rêves (dans la Grèce antique, c’est l’oniromancie).
L’idée capitale de Freud est plutôt que tout a un sens, thèse qui instaure une sorte d’interprétation
universelle, et qui explique la réputation de Freud : c’est un penseur du soupçon.
Pour finir, on peut illustrer ce soupçon freudien généralisé par deux exemples qui ont fait la
célébrité de Freud : le complexe d’ Œdipe et la sexualité infantile.
Le complexe d’ Œdipe : Freud accorde une valeur universelle et intemporelle à la tragédie de
Sophocle, Œdipe roi : selon lui, cette histoire est celle de chacun d’entre nous. Nous serions tous
habités par des pulsions à la fois parricides et incestueuses. L’enfant est attiré sexuellement par le
parent du sexe opposé, et se représente le parent du même sexe que lui à la fois comme un rival à
éliminer et un modèle à imiter. Ces pulsions à la fois sexuelles et agressives sont, en principe,
surmontées par notre surmoi et l’éducation reçue. Le surmoi canalise ces pulsions sans pour autant
les faire disparaître, car les pulsions sont toujours là mais refoulées. Quant au thème de la sexualité
infantile, il a contribué lui aussi à la renommée de Freud et au parfum de scandale qui entoure ses
théories : l’enfant n’est pas, pour lui, un être pur, innocent, mais un « pervers polymorphe ». Freud
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veut dire par là que, dès les premières semaines, l’enfant est lancé dans une quête du plaisir sexuel
qui traverse certains stades, ou étapes cruciales : le stade oral, ou buccal, le stade anal ; le stade
phallique. On croyait que la sexualité ne débutait qu’à la puberté ; Freud montre qu’elle commence
beaucoup plus tôt, mais ce qu’il entend par sexualité est un domaine très général dans lequel il
classe des comportements pouvant nous sembler anodins : sucer son pouce, ou le sein maternel sont
des actes sexuels dans la mesure où ils font partie d’une recherche plus globale du plaisir sexuel.

On peut se demander, pour terminer, quelle valeur accorder aux idées de Freud ? Revenons sur la
question initiale : s’agit-il de découvertes scientifiques ou de « simples » propositions
philosophiques ? A côté d’idées qui paraissent indubitables, comme l’affirmation d’un inconscient
psychique, les lacunes de notre conscience, ou encore la place et l’importance des pulsions
sexuelles, on trouve d’autres thèses audacieuses mais qui nous semblent moins fondées ; parmi
celles-ci, les deux sur lesquelles nous venons d’insister : le complexe d’OEdipe et la sexualité
infantile. Ces deux propositions restent philosophiquement intéressantes ; c’est leur dimension
scientifique qui pose problème.
La principale objection adressée aux thèses freudiennes est le fait d’un philosophe des sciences
autrichien du XXe siècle, Karl Popper (1902-1994), dont un texte figure dans le manuel, p. 351. Sa
position est simple : pour Popper la psychanalyse fait partie de ces théories (il cite aussi le
marxisme) qui ne sont pas scientifiques. Pourquoi ? Parce qu’on ne peut pas les « falsifier ». Ce mot
célèbre, traduction littérale de l’anglais, n’est pas très éclairant, et il convient de le préciser :
falsifier une théorie, c’est la mettre à l’épreuve, la tester, soit pour la confirmer, soit pour la réfuter.
C’est là le propre des théories scientifiques : on doit pouvoir les soumettre à une vérification
expérimentale, ce qui n’est pas le cas, semble-t-il, pour la psychanalyse. Mais entendons-nous bien :
Popper ne soutient pas que la psychanalyse est fausse, mais plutôt qu’elle n’a pas une valeur
scientifique.

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