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      LA PAROLE.

                                                                  Une introduction .

Un des phénomènes typiques de la modernité aura été d'avoir résolu

de ne plus considérer la parole seulement comme un « propre de

l'homme » mais aussi , et bientôt avant tout, comme un objet de

savoir. Dans le premier chapitre de cet ouvrage , nous verrons

d'ailleurs plus précisément que ce statut d'objet a été celui d'une

réalité résiduelle , et cela pour une raison qui remonte à un principe

d'Aristote , bien difficile à suspendre , énonçant qu'il n'y a de science

que de ce qui peut être universel . Or il apparaît que la parole , du

moins dans son acception ordinaire , est le nom d'une conduite

individuelle , même si une première difficulté s'annonce ainsi

aussitôt quand on découvre qu'il est universel que la conduite de

parole tende à la singularité . Cependant, une remarque simple

atténue la portée de cette difficulté : nous sommes tous des individus,

et c'est seulement le contenu de cette individualité (notre manière

particulière de tendre au singulier) qui nous distingue . Un même

énoncé , par exemple : « je suis heureux » semble ainsi en même

temps constituer une déclaration particulière et une proposition

dont le sens peut être partagé . Car je ne l'adresse , fût-ce à la

cantonade , qu’à des semblables à même de se représenter sa portée , de

sorte qu'ils pourraient, le cas échéant du moins, la reprendre à leur

compte . C'est ainsi qu'il se dégagera peu à peu, au cours de

l'investigation conduite dans ce volume , que l'intérêt le plus constant

de l'idée de parole réside dans l'ampleur de ce qui sépare la


singularité d'une expression du partage de son sens. D'où une

première indication problématique : que peut devenir une parole qui

n'est pas perçue comme significative par d'autres humains ? N'est-ce

pas le cas de ce que consigne une des plus anciennes maximes mettant

en jeu un savoir élémentaire sur la parole , et qui est communément

attribuée au poète grec archaïque ÉSOPE ?

« la langue est la pire et la meilleure des choses »

où il se pourrait bien que ce soit en vérité de la parole dont il s'agit.

Toutefois, une imagination prudente reculera devant la

perspective qu'une même réalité reçoive des déterminations aussi

contradictoires que celles du bien et du mal . Pourtant, une tradition

vénérable fait venir ces deux fruits du même arbre , de consommation

interdite au demeurant. Dès lors, si l'on ne se résout pas à l'usage du

principe qui pose que le réel est contradictoire , et qui ouvre ainsi à

une dialectique en droit interminable , on examinera sans doute avec

bienveillance l'expédient qui permet de dire que si la parole hésite

entre le bien et le mal , ce n'est pas par nature , mais par destination .

C'est ainsi que la même phrase , adressée à la même personne , sera

tantôt l'indice d'un désir de nuire , ou une aide pour voir les choses

comme elles sont . D'où une première rencontre de cette conduite , à

laquelle nous réduisons provisoirement la parole , avec la dimension

de la vérité . En effet, quand on m'explique que je me suis trompé , on

pratique en même temps deux opérations : me confronter à la réalité

d'un monde à partager, mais aussi destituer de son importance la

croyance que j'ai bien fait ce qu'il fallait faire . Or se déprendre d'une

illusion , et sortir par ce moyen de son quant-à-soi ,    suffit à nous


situer au début du plan dont l'enjeu est l'accès à la vérité , si la

réalité    future en vient à se déployer comme je l'ai prévu et annoncé .

Cependant, l'usage exemplaire de la catégorie de parole montre de

quel biais elle s’abouche à la vérité . En effet parler ne signifie pas

d'abord se soumettre à ce que l'on dit, mais avant tout s'engager dans

ce que l'on avance . Là où le propos véridique se veut conforme à la

réalité , la parole invoque d'emblée des valeurs, comme la sincérité ou

le tact, qui mettent à distance l'idéal d'objectivité . On voit par là

qu’une des fonctions qui aura conduit à l'invention de la catégorie

de parole est celle d'un nécessaire moment subjectif dans l'usage

humain du langage . L'adjectif « humain » figure ici au titre de

l'ignorance où nous nous tenons encore , dans une introduction , à

l'égard de la possibilité d'autre langage qu’ « humain » : celui des

bêtes comme celui des machines.

Il nous est donc déjà possible de relier entre elles les idées

directrices des deux premiers paragraphes de la manière suivante : et

si le savoir que nous avons sur la parole avait pour principe la prise

en compte méthodique de son caractère également subjectif ?

Autrement dit : il ne suffit pas que l'on puisse former un énoncé

correctement assemblé (à savoir : susceptible d'être évalué) pour que la

vérité éclate . Il faut toujours que le sujet s'en empare et le soutienne .

Ainsi , il n'y aurait pas de parole sans « prise de parole », c'est-à-

dire sans un conflit assumé avec la doxa antérieure , qu’on ne

désignera donc plus désormais comme « parole » (même si elle fut

effectivement telle au moment de sa première profération) mais plutôt


comme « discours ». L'émergence d'une parole nouvelle est donc

toujours en même temps instituante d'une dimension contradictoire

dans la certitude d'un discours qui se veut d'abord exclusif. Dans le

projet d'une connaissance scientifique d'un champ aussi vaste que

celui du langage , le maintien , ou l'apparition , du pôle nommé «

parole » vaut ainsi comme la prise en compte du fait que les idées ne

se défendent pas elles-mêmes. D'où un corollaire qui donne d'emblée à

réfléchir : là où un discours a pour fonction constituante de produire

du lien social , une parole , quelle qu'en soit la nature , qui semble

alors subordonnée , ne peut manquer de tendre à disjoindre , voir à

défaire ce lien . On voit par là qu’une parole peut toujours recevoir un

statut ultérieur de discours, mais cette nouvelle instauration signera

une sorte d'entropie peut-être inévitable qui fait que soit une parole

originale disparaît, soit elle est reprise selon des modalités qui défont

son originalité . D'où il suit que toute parole est précaire, de sorte que

nous tenons ainsi un premier acquis dont nous n'avons pas fini de

percevoir les conséquences sur le reste du langage .

Il est alors temps de procéder à une première analyse de

l'essence du langage , puisqu'il apparaît qu'il regroupe une classe de

phénomènes, dont la parole n’est qu'un genre , qui a notamment pour

propre sa précarité . D'ailleurs, celle-ci est si manifeste qu'elle est

passée en proverbe , notamment dans sa forme latine :

                « Verba volant, scripta manent. »

qu'on rend d'habitude par la traduction :

« les paroles s'envolent, les écrits restent. »


Il en est ainsi du moins si on accepte de croire qu'une éventuelle

essence de la parole réside dans les mots (le vocable « verba » dans la

citation) et non pas, par exemple , dans le fait de les choisir et de les

prononcer, c'est-à-dire dans leur énonciation, selon un terme que

nous croiserons souvent dans cet ouvrage . Cette essence du langage

apparaît du reste dès son plus simple usage , qui est de nous procurer

un accès maintenu à une réalité absente , détruite ou disparue .

Autrement dit, quand on dispose d'un langage , plus rien n'est

absolument indisponible . Ou encore : le langage nous procure une

disposition maintenue de réalités qui ne sont pourtant pas en notre

pouvoir matériel . Toutefois cette accessibilité permanente a un coût :

ce qui vaut pour la chose absente , et qu'on nommera, en première

analyse son symbole , ne nous fournit pas la totalité de la chose elle-

même . Si la procédure d'abstraction désigne l'opération dans laquelle

on convient de passer sous silence certains aspects accessoires de la

chose signifiée , alors on doit reconnaître que tout symbole est abstrait.

En somme , le mot n'est pas la chose , mais il demeure ce qui nous

donne prise et emprise sur ce qu'elle a d'essentiel . Un pas de plus

dans l'analyse de ce qui entre en jeu dans l'usage du langage , et nous

pouvons dire que l'activité symbolique , dans son opération initiale ,

consiste dans une imposition de noms communs pour des choses

pourtant toujours uniques. Sur ce plan (celui de l'instauration d'un

langage capable de conjurer les absences), les poètes semblent plus

résolus que les philosophes, sans doute parce qu'ils ne font œuvre que

par ce rapport à la singularité des choses. Voici par exemple ce qui

écrivait MALLARME (1842 – 1898) à la fin du fragment intitulé


Crise de vers (1886) :

« A quoi bon la merveille de transposer un fait

de nature en sa presque disparition vibratoire

selon le jeu de la parole , cependant ; si ce n'est

pour qu'en émane , sans la gêne d'un proche ou

concret rappel , la notion pure ? »

Autrement dit : remplacer une chose par son nom risque de ne rien

faire de plus que substituer un « fait de nature » à un autre . Le coût

de l'opération doit compenser son gain , mais en quoi consiste ce

dernier ?

En la disposition acquise de sa « notion pure ». Parce que le

mot nous conduit à prendre acte de la perte de la chose , nous reste la

représentation que le vocable est censé toujours évoquer. Ils faut donc

prendre son parti de l'abstraction à laquelle nous paraissons    voués

par le langage , qu'il soit ordinaire ou poétique . Néanmoins les poètes

conservent un temps d'avance sur tout autre penseur : ils s'attachent

à l'acte constituant de la première parole , et s'efforcent de faire en

sorte qu'il puisse être reconstitué , et pas seulement réitéré . Comme le

soutient MALLARME, il y a donc bien deux sortes de parole , selon la

fonction du langage qu'on veut mettre en avant : la communication

qui n'implique qu'une reprise concertée de significations convenues,

ou l'expression par laquelle un sujet singulier cherche à se manifester

comme tel à travers ce qu'il déclare . Telle apparaît alors la vocation

de la parole poétique , qu'on peut formuler d'une manière qui

indique aussitôt qu’elle peut être le fait de tous : parler, et en disant

se dire . Toutefois, le fait qu'un tel projet fait office de programme


implique que cette manifestation rencontre des obstacles de son début.

Si la communication était le tout du langage , nous n'aurions pas

besoin des poètes, et de la singularité de leur parole . D'où l'autre

moment qu'il faut prendre en compte pour être de plain-pied avec ce

qui s'engage avec la parole , à savoir le souci de déterminer ce qui

tend à nous empêcher de parler en notre propre nom. Sur ce versant,

la réflexion sur la cure analytique semble imposer l'examen de la

nature propre de son opération . Pourquoi ? Parce qu'il est constant

que la dynamique du « souci de soi » ainsi impliqué est celle qui fait

passer de la parole entravée , qui n'en est alors plus tout à fait une , à

une sorte de déclaration de soi qui signale l'imminence de la fin du

soin . De même , pour autant que la parole est le seul moyen mis en

œuvre dans la cure , il est essentiel de savoir en quoi elle consiste

dans une telle expérience , pour pouvoir examiner ensuite ce que son

emploi permettra éventuellement de généraliser. Pour entendre cela,

on peut    se régler sur les diverses significations possibles d'un propos

simple de LACAN (1901 – 1980) lors de son premier séminaire

publié :

« Une parole n'est parole que dans la mesure exacte où

quelqu'un y croit. (…) La parole est essentiellement le

                moyen d'être reconnu. (…) C'est un mirage . C'est ce

mirage premier qui vous assure que vous êtes dans le

domaine de la parole . »

    Les écrits techniques de Freud : séance du 16 juin 1954

Seuil . Collection Points- Essais 1998 page 386

S’il n’y a donc rien avant la parole , et si par conséquent elle est

l'instauration même du langage , alors il n'y a pas de sens avant


qu'elle soit prononcée .

Les présupposés nécessaires pour soutenir une telle conception

sont d'une portée considérable , et le plus ample d'entre eux est de

requérir, sans possibilité de repli , un point de vue créationniste.

Entendons par là que lorsque un sujet se risque à parler, il ne peut

pas savoir ce qu'il dit. Le saurait-il qu'on aurait alors affaire à une

récitation ou à un entretien , mais pas à une parole digne de ce titre .

Nous tenons ainsi sans doute une perspective centrale sur la parole

pour autant qu'elle substitue au langage , toujours compris comme

simple faculté , l'expérience plus solide d'un acte . Parler implique en

effet de « prendre la parole » sans en connaître à l'avance les effets, et

le fait qu'on peut d'abord nous l'avoir donnée ne change pas son

caractère de début absolu, que les philosophes ont coutume de

nommer « origine ». Car une origine est un moment du temps où

s'élaborent les conditions d'une réaction , par nature toujours seconde .

Cependant les réactions à une prise de parole ont des natures

différentes : il peut s'agir de commentaires, de justifications ou de

simples explications, mais ce sont toujours des actions qui supposent

une signification prise comme horizon , et non pas comme acquis

toujours déjà déposé quelque part. Nous entrevoyons ainsi le lien

essentiel de la parole avec l'attitude religieuse , si celle-ci doit avant

toute être comprise comme l'ensemble des pratiques destinées à nous

accommoder un rapport vivable avec les divers niveaux d'altérité que

comporte la réalité . Le nouage décisif devient alors celui-ci : si toute

parole est créatrice , et non pas seulement divulgatrice , de son sens, et


pour autant que l'idée de création est bien le fondement de l'attitude

religieuse , alors il s'ensuit logiquement que toute parole ne peut

manquer d'avoir un aspect religieux. Ainsi , le sens d'une parole

constitue sa première altérité , dans la mesure où elle ne peut pas être

élucidée d'emblée . D'où la répétition d'une étape dans laquelle ladite

parole est renvoyée à une opération dont la supposition est censée

amoindrir l'altérité de son sens.

Il s'agit de l'intention, ou encore de ce vouloir dire qui doit

soutenir un rapport plus ou moins harmonieux entre le dire et le dit

ou encore , dans un vocabulaire technique de la linguistique auquel

nous aurons recours à diverses reprises, entre l'énonciation , qui

engage le sujet dans son acte , et l'énoncé , qui pourra être diversement

repris par ses destinataires .Toutefois, la relation analytique (à savoir

celle où un caractère se trouve être l'élément d'un autre) entre parole

et religion infléchit nécessairement la portée , et donc l'usage , de la

dimension intentionnelle de la parole . Car, puisque parler est un

acte , et en particulier une manifestation , son activation fait sortir

la parole des brumes de l'intériorité . Autrement dit : si toute prise de

parole est aussi la manifestation d'un vouloir dire , cette intervention

ne peut avoir comme seule clôture acceptable qu'un hypothétique «

remplissement » de ladite intention . Mais d'autre part, pour autant

que toute parole est adressée à un autre au moins, une parole

satisfaisante ne peut pas être du seul ressort de l'émetteur du message .

En somme toute parole serait malheureuse , du moins aussi longtemps

qu'elle attend confirmation de son sens de l'entente manifestée par

l'autre homme . Dans l'intervalle , le sujet parlant semble condamné à


un régime de langage dans lequel le contenu de l'intention de dire

échappe toujours à l'être qui parle . D'où un nouvel acquis précieux,

dont la suite du volume examinera les conséquences principales : la

parole , parce qu'elle est initiative ,    sépare d'abord ce qui est dit de

ce que cela voulait dire . Autrement dit : il n'y a pas de relation

nécessaire , et en particulier logique , entre parole et responsabilité .

Ou encore : il n'y a rien de surprenant à ce que ma parole ne reçoive

pas de réponse d‘emblée convenable , et cela parce que la structure de

la question n'est pas homogène à celle de la prise de parole (nous

désignerons désormais cette situation comme « intervention »). Et

c'est exactement par ce biais que la religion devient politique , à

savoir lorsque la parole reçoit une réponse déterminée , ou suscite une

action silencieuse d'autrui ou des autres. Le philosophe français

contemporain Jean-Louis CHRETIEN (né en 1951) explicite alors

ainsi la nature religieuse de la parole :

« Nous parlons pour avoir entendu, et ne    cessant

d'entendre , toute voix porte en elle    plusieurs voix

parce qu'il n'y a pas de première voix. (…) L'initiative

de la parole vient donc toujours lestée d'un passé ,

d'une charge aussi de parole qu'elle prend sur elle

sans l'avoir constituée . »

L'appel et la réponse. Introduction page    9

Editions de Minuit 1992

Mais, puisque cet argument est d’emblée suspendu au principe selon

lequel « il n'y a pas de première voix », la conséquence ne devrait-t-

elle pas être plutôt de ne poser aucune pluralité des voix? Cependant,

si ce n'est pas une voix qui s'exprime dans une parole , de quoi s'agit-
il alors ?

Si la parole est animée par une intention de signifier, ou

encore de faire part à quelqu'un de quelque chose , c'est en analysant

l'expérience de l'intention que nous pourrons répondre à cette

question . Or toute intention est un effort, et le concept d'effort

désigne le mode d'existence des corps. En effet, être un corps signifie le

fait de s'efforcer à continuer d'être ce que l'on est. D'où un corollaire

alors nécessaire : ce qui est en cause dans toute parole est le corps du

sujet parlant. Cependant, pour bien s'approprier ce qui va pouvoir

alors constituer le fil directeur de cet ouvrage , il convient de saisir

adéquatement ce qu'est un corps, si faire se peut. Car le corps n'est pas

seulement l'organisme – agencement d'organes coordonnés – ni même

la chair – ce qui nous rend sensible de façon différenciée à toutes nos

rencontres. Tout corps est une singularité à savoir une configuration

unique dans l'espace-temps, ce qui explique pourquoi nos paroles sont

si souvent si peu entendues par nos semblables. Dans les situations

chroniques de malentendu, il n'est pas besoin de postuler chez l'autre

un refus de comprendre , car le caractère nécessairement personnel de

nos paroles suffit à rendre compte de la plupart de nos méprises. On

voit par là quelle doit être sans doute la raison principale du recours

ordinaire à ce que les philosophes nomment la doxa, à savoir ici

l'opinion : il ne s'agit pas seulement de parler pour ne rien dire ,

mais de répéter des propos courants pour vérifier que l'autre homme

en partage bien l'évidence . En somme , si l'on se réfère un instant au

modèle physique de la communication : il ne s'agit pas d'émettre un

message , mais de vérifier la disponibilité du canal . Là encore les


poètes semblent particulièrement à leur affaire , ainsi de

BAUDELAIRE (1821 – 1867) écrivant dans son journal intime :

«            Le monde ne marche que par le malentendu. C'est

par le malentendu universel que tout le monde s'accorde .

Car si , par malheur, on se comprenait, on ne pourrait

jamais s'accorder. »

Mon cœur mis à nu. Fragment XLII

Gallimard édition Pléiade 1961 page 1297

Mais que veut dire au juste le poète en opposant pour l’occasion les

deux verbes « comprendre » et « s'accorder » ? Sans doute ceci : un

accord est le maintien de l'altérité de notes différentes qui se

correspondent seulement de façon temporaire , tandis que la

compréhension est un partage de l'identique . De cette manière , si ce

qui est à comprendre reste le même pour tous, ce qui fait accord

demeure dans la dimension de l'altérité .

Nous tenons donc un acquis robuste avec l'idée que la parole est

cet usage du langage dans lequel nous devons, tôt ou tard , prendre

acte du fait que si nous pouvons bien accéder à de l'universel , nous

sommes contraints de le faire par des voies singulières. C'est la prise

en compte de cette inéluctable particularité qui explique que la

linguistique , en tant qu'elle s'est voulue science du langage , n'a

jamais cessé de tenir à l'écart la parole comme objet impossible . Et la

difficulté logique aura été , pour mener à bien cette instauration

d'une science nouvelle , que les linguistes savaient pourtant bien que

les langues changent par des actes de parole , dès lors du moins que

ceux-ci sont repris par d'autres locuteurs. On comprend alors mieux


l'intelligence de la dynamique que le fondateur de la linguistique :

Ferdinand de SAUSSURE (1857 – 1913) a su donner à la discipline

qu'il fondait. Car il a décidé avec sagacité que seule la langue , et ses

structures (phonologie , syntaxe , sémantique), serait l'objet de sa

science , puisque le langage est une faculté de pallier des absences,

tandis que la parole est l'actualisation individuelle des virtualités

que la langue permet. Une langue , c'est-à-dire toute langue , évolue

donc entre ces deux pôles : celui de l'effort pour conserver la

disposition des absences, et celui de l'acte par lequel le sujet parlant

s'adresse à des semblables pour leur signifier du nouveau. Mais

l'invention géniale de SAUSSURE est alors sans doute moins cette

trilogie langage/langue/parole qu'une idée qui devrait figurer en

amont de cette tripartition . Cette innovation peut alors être présentée

ainsi : parler nous confronte à des relations arbitraires, que celles-ci

relient signifiant et signifié , ou bien le signe dans son ensemble avec

un objet hors langage : le référent, selon le choix technique du

lexique de la discipline . Or c'est par cet arbitraire que tout acte

linguistique , et la parole comme les autres, doit être considéré comme

l'objet d'une élaboration collective . Autrement dit : la linguistique ne

peut pas être une science naturelle , mais nécessairement une science

sociale . Sur une base aussi sûre , on peut alors comprendre pourquoi

il y a une pluralité indéfinie de langues humaines, alors que toute

l'humanité ne partage qu'un seul monde en relation avec un seul

langage .

On voit par là quelle est la tension immanente à la parole , qui

lui donne sa fécondité comme concept. Car il apparaît alors plus


clairement que toute parole devient un effort pour se soustraire , au

moins en partie , au social du langage , c'est-à-dire par excellence à

cette langue dans laquelle se font les échanges linguistiques

dominants d'une communauté donnée . Mais les locuteurs d'une

langue ont eu assez de mal à l’apprendre pour accepter aisément les

transgressions des sujets parlants qui misent tout sur la parole . Le

corps social réagit alors dans ce cas par des pratiques résolues de

marginalisation : le poète passe ainsi pour le fou du langage , selon

une détermination de la folie qui était déjà celle de l'Antiquité gréco

latine . Ainsi la parole poétique , avant de pouvoir devenir, avec l'âge

romantique , la parole par excellence , fut longtemps l'acte de langage

de locuteurs dont il n'y a aucune garantie quant au sens de ce qu'ils

avancent. Une seule supposition permet encore de les circonscrire

dans la parole commune : on postulera qu'il y a chez eux aussi une

intention de signifier. C'est même exactement par ce biais de la

remontée vers le vouloir dire que parole religieuse et parole poétique

communiquent : elles sont toutes deux instauratrices d'une nouvelle

communauté de significations. En outre , ces deux paroles alliées

excluent une même tentation : celle de réduire le vouloir dire à un

dit. Au contraire les poètes, comme les dieux antiques, pratiquent

méthodiquement la pluralité des significations, qui décale sans arrêt

le dire du dit. Toute entente d'une parole est donc nécessairement

interprétation et celle-ci , si un esprit à courte vue la veut unique ,

n'en est alors plus vraiment une . D'où il suit que toute parole est un

« risque à courir » , mettant son émetteur en danger d'exclusion du

partage des voix. Corollaire notable ici : les critiques deviennent alors
des passeurs, qui peuvent vouloir montrer l'intérêt des paroles qui ne

se vouent pas exclusivement à la communication . S'esquisse alors un

problème redoutable : est-ce bien avec la parole que quelque chose

commence à signifier ? Le premier chapitre de la partie initiale de ce

volume examinera les principaux attendus de cette question , que

RICOEUR (1913 – 2000) formulait déjà ainsi :

« Si la vie n'est pas originairement signifiante , la

compréhension est à jamais impossible , mais pour

que cette compréhension puisse être fixée , ne faut-il

pas reporter dans la vie elle-même [une] logique

du développement immanent… ? »

Existence et herméneutique (1965)

repris dans : le conflit des interprétations

                Seuil 1969 page 9

La parole semble ainsi prise dans une alternative menaçante : soit

elle est inouïe , et sera bientôt repoussée vers le non-sens ; soit elle

devrait nous paraître familière , mais sa nouveauté n'est alors qu'une

excentricité .

C'est donc l'existence même d'une parole véritable qui est remise

en jeu par l'analyse qui rabat exclusivement cet acte de langage sur

une individualité , et par excellence celle d'un corps. La difficulté

réside dans la tendance à réduire toute parole à la manifestation

d'une sorte de langage privé. Mais s'agit-il alors encore d'activité

symbolique , si je suis le seul à comprendre ce que je dis ? On montre

aisément la pétition de principe à laquelle aboutit l'hypothèse d'un

tel langage . S'il peut être institué , en tout cas il ne peut être partagé ,
car son caractère commun devra impliquer un moment de

traduction , c'est-à-dire un temps où la signification nouvelle sera

apportée par comparaison avec ce qu'on s'ait déjà. Les deux devront

donc être comprises, ce qui contredit l’hypothèse . On voit par là que

cette conception de la traduction dépend entièrement de la trilogie

saussurienne exposée ci-dessus. En effet, c'est parce que les

significations partagées sont la propriété exclusive de la langue que la

parole peut devenir cette sorte de « langage privé » dont le principe

d'instauration demeure si énigmatique . D'où l'intérêt d'examiner

quelle statut avait la parole dans les philosophies du langage

antérieures à SAUSSURE et à notre modernité . À cet égard , un essai

mal connu de ROUSSEAU (1712 – 1778) paraît exemplaire . Il

commence ainsi :

« La parole distingue l'homme entre les animaux :

le langage distingue les nations entre elles ; on ne

connaît d’où est un homme qu'après qu'il a parlé .

(…) Mais qu'est-ce qui fait que cette langue est

celle de son pays et non pas d'un autre ? »

Essai sur l'origine des langues       (1756)

chapitre    I Aubier 1973 page 87

Comme souvent avec ROUSSEAU, le principe impliqué par

l'argument importe davantage que la portée de celui-ci . Ici c'est la

dernière phrase qui , du moins dans un premier temps, fait énigme .

Un moment de réflexion permet de reconstituer ce qui fait sans doute

principe de conclusion valide pour l'auteur : dès lors qu'on postule

que « social » s'oppose à « naturel », on peut en effet inférer que la

parole , du moins dans sa « forme », ne peut qu'avoir des « causes


naturelles » pour autant qu'elle est bien le début du social . Toute la

portée de cet argument dépend donc de la vérité du principe qui fait

de la parole « la première institution sociale ». Pour soutenir cette

vérité , ROUSSEAU doit croire que tout ce qui se fait en société , et qui

devient « social » par là même , du moins dans le lexique de

l'époque , et en particulier une pensée ou une action communes,

présuppose l'existence de la parole . Celle-ci précède donc la pensée

puisque nous n'avons d'idée précise de ce que nous pensons qu'après

l'avoir dit.

Par conséquent, nous voyons que la parole pouvait faire l'objet

d'un savoir avant que SAUSSURE l’ait inscrite dans la science du

langage comme pôle extrême de son usage particulier. Quelle peut

donc bien être le processus commun à ce savoir classique et à la

science moderne ? Dans un discours qui fit date , en 1962, Claude

LEVI-STRAUSS (1907 – 2009) a souligné combien l'identification à

l'autre jouait, dans l'œuvre de Rousseau, et sous tous ses aspects, un

rôle d'opération constituante , subvertissant ainsi le modèle cartésien ,

dans lequel c'est une pensée impersonnelle qui assure au sujet pensant

son identité . Mais l'identification demeure une conception abstraite ,

à laquelle il convient de préférer la description précise des

conditions par lesquelles nous constituons cette identité à l'autre . Il

s'agit de la pitié, que ROUSSEAU décrit comme une compassion

radicale à la souffrance d'autrui (voir par exemple : Emile … édition

GF livre IV, page 289). Nous arrivons ainsi devant une difficulté si

radicale qu'il n'est pas sûr que tout ce volume suffise à en faire

prendre la mesure : si la pitié est bien une demande , n’est-elle pas


par là même une parole ? Car il semble bien qu'on demande la pitié ,

fût-ce même en implorant le « coup de grâce », à la façon dont on

demande également pardon . Or il est constant que Rousseau ne met

pas l'accent, dans l'analyse de la pitié , sur la parole qui la demande .

C'est qu'il la décrit du point de vue de l'être qui est conduit à

l'éprouver par sa « sensibilité naturelle ». Celle-ci dispense de tout

recours à la parole , surtout quand elle doit prendre la forme d'une

demande . L'écart qui nous sépare alors ainsi de ROUSSEAU peut-il

être comblé par l'hypothèse suivante : on passe à la parole quand on a

perdu la sensibilité native à la douleur de l'autre ? De cette manière

nous devons alors dire que la fin de ce qu’il nomme la «

commisération » spontanée (selon le vocable retenu dans la préface du

second Discours… : Édition Pléiade tome second page 126) est aussi le

moment où commence la conviction qu'on ne peut recevoir que ce

qu'on a demandé . Ainsi , si l'expérience de la parole me maintient

proche de moi-même , cette proximité est toujours moins intime que

celle que m'assurait jadis, à savoir avant d'être « dénaturé », le

simple exercice naturel de ma sensibilité . Telle s'annonce alors ainsi

une des leçons de l'œuvre de ROUSSEAU : la parole ne peut être

qu'une norme de second rang, un artifice qui ne peut jamais nous

procurer un contact avéré avec ce qu’il signifie . Certes ladite parole

fournit une appropriation plus entière que l'écriture , mais elle reste

encore très éloignée de ce dont elle parle . Du moins permet-elle un

accès à ce qui devient un « monde » grâce à ses emplois.

      Roland FAVIER

Du 1 au 3 mars 2016

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