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De l’intraprédicativité à l’extraprédicativité.

Introduction

Dans cet exposé, on se propose de montrer que les notions d’intra-/extra- prédicativité sont récentes
en linguistique française et qu’elles ont été élaborées surtout dans le cadre des recherches, nombreuses durant
la période 1985 – 2005, sur les adverbes et les adverbiaux (cf. infra) en français. On se propose aussi de
fournir des critères formels à même de faire le partage entre les constituants extraprédicatifs et ceux
intraprédicatifs.

1. Intra- et extra-prédicativité : une terminologie partagée ?

Voici une capture d’écran qui présente la courbe obtenue sur NGram Viewer pour les mots : intra-
prédicatif / intraprédicatif, extra-prédicatif/extraprédicatif)
On rappelle que NGram Viewer est proposé par Google et permet d’observer l’évolution de la
fréquence d’un ou de plusieurs mots ou groupes de mots à travers une période temporelle donnée. Le corpus
associé est Google books.
Ce type de requête présente, on le sait, certaines limites et les résultats obtenus doivent être pris avec
la plus grande prudence. Par ex., pour la période du français située avant 1800, les résultats ne peuvent être
pris en compte pour des raisons de graphies. Etc.
L’intérêt de cette courbe est qu’elle montre que ces deux notions semblent de formation récente et
qu’elles auraient connu un accroissement d’emploi significatif entre 1985 et 2005. Cette information est à
croiser avec le fait que, durant cette période, les travaux publiés sur les adverbes et les adverbiaux ont été
nombreux en France notamment, et se sont fréquemment attaché à l’épineuse question de l’intégration
syntaxique de ces constituants dans la phrase.

On peut aussi, pour chercher à recouper le résultat obtenu par NGram Viewer et confirmer
l’interprétation qu’on en a faite, opérer quelques sondages dans la base d’articles numérisés Persée1. Un bon
nombre de revues de linguistique française (Langue Française, Langages, Cahiers de linguistique, …) y
figurent dès leurs premiers numéros (respectivement, 1969, 1966, 1977). Les requêtes pour les mots « intra-
prédicatif » et « extraprédicatif » (pouvant figurer dans n’importe quel champ : titre de l’article, contenu, …)
sélectionne respectivement 15 articles et 6 articles, le plus ancien dans tous les cas (1989) ayant été publié par
C. Guimier dans Langue Française. On notera par ailleurs que pour le terme « extraprédicatif », l’article le
plus ancien sélectionné est de 1981. Publié par J. Veyrenc dans la Revue des études slaves (« Figures et
modèles en syntaxe russe ») il définit les constituants périphériques ou extraprédicatifs dans un sens
finalement très proche de Guimier. Autrement dit, les requêtes sur Persée confirment un décollage de la
fréquence d’emploi des termes intra-/extra-/ prédicatif à partir des années 1990 en linguistique française,
même si au moins l’un des deux termes pouvait avoir déjà été utilisé dans d’autres champs de la linguistique.

1
Persée est un programme de publication électronique de revues scientifiques en sciences humaines et sociales.
L’intégralité des collections imprimées de revues est numérisée et mise en ligne sur un portail qui offre un accès à
l’ensemble de ces collections et des possibilités avancées d’exploitation de ces corpus numérisés. Les revues font l’objet
d’une sélection pour garantir la cohérence de l’offre éditoriale et scientifique du portail.
2

Venons-en maintenant aux travaux de quelques linguistes qui, pour des raisons diverses (publication
de grammaires linguistiques de référence à partir des années 1990, publication d’ouvrages ou d’articles
consacrés à des recherches sur l’adverbe, …), nous permettront i) de déterminer quels sont ceux qui recourent
à cette terminologie (et sinon, quelle autre terminologie est proposée) ii) d’approcher les éléments pour une
définition des notions d’intra- et d’extra-prédicativité.

Claude Guimier (1996), Les adverbes du français. Le cas des adverbes en -ment, Paris :Ophrys -> pp 5 &
passim

L’opposition intra-prédicatif / extra-prédicatif « est proprement syntaxique » (p. 7)

(1) « Il faut exprimer le vrai pour écrire naturellement » (intraprédicatif )


(2) « Naturellement, tu as encore oublié de m’acheter des cigarettes ! ». (extraprédicatif )

En (1), « l’adverbe est intégré dans la phrase ; en particulier, il n’est pas séparé intonativement du verbe
et constitue avec lui le prédicat. On dira qu’il est intra-prédicatif »
En (2), « l’adverbe n’est pas intégré dans la phrase. Il ne porte d’ailleurs pas sur le verbe mais sur
l’intégralité de la phrase, qu’il modalise de l’extérieur : il est extra-prédicatif. » (p. 5)

Pierre Le Goffic (1993), Grammaire de la phrase française, Paris : Hachette Université.

Les circonstants de prédicat (ou circonstants intra-prédicatifs, ou simplement circonstants


prédicatifs) rattachés au verbe, font partie du prédicat, qu’ils spécifient sous un (ou plusieurs) rapport(s). (p.
457) Les circonstants de phrase, ou circonstants extra-prédicatifs (ensemble d’éléments très divers, plus
hétérogène que les circonstants de prédicat) n’appartiennent pas au prédicat mais portent sur la phrase dans
son ensemble. (p. 458, § 314 & 315)

Remarque : Par complément adverbial – ou « adverbial »- on entend un fonctionnement syntaxique


qui réunit en gros les fonctions de « complément de phrase » (au sens de Molinier & Levrier 2000) et de
« complément circonstanciel (syntaxiquement accessoire). Nous donnons en annexe à la fin de ce cours la
définition que H. Nolke propose pour l’adverbial. La notion d’adverbial est donc strictement fonctionnelle et
ne dit rien de la catégorie des constituants qui occupent cette fonction. Ainsi des adverbes (par ex. (1)(3)) ,
mais aussi des GP (2), des GN (Un jour, P) etc. peuvent occuper une fonction adverbiale.

(1) Franchement, tu aurais dû lui parler


(2) A Lyon, les gens roulent comme des fous
(3) Le conférencier parlait lentement

2. Terme et notion de « Prédicat » dans les termes et notion « intra-prédicativité, extra-prédicativité »

L’objectif de cette seconde sous-section consiste à mettre au jour les arrière-plans théoriques à partir
desquels les notions d’intra-prédicativité / extra-prédicativité ont été forgées. On se focalisera ici sur les deux
auteurs que sont Claude Guimier et Piere le Goffic.
Les deux termes d’intra-prédicativité / extra-prédicativité présupposent la notion de prédicat. Notion
complexe, du fait notamment qu’elle est éminemment polysémique en grammaire et linguistique françaises.
On examinera ici, pour ce terme prédicat, deux « généalogies » qui permettent de mieux comprendre
le sens qu’il véhicule dans les deux termes dérivés qui nous occupent dans ce cours.

2.1. Généalogie logico-sémantique. -> Approche du prédicat qui se situe dans le fil des analyses de la
prédication inspirées de la logique aristotélicienne. Sans développer le propos, le prédicat doit ici être
entendu comme ce qui constitue, avec le sujet (au sens logico-grammatical) la proposition. Autrement dit,
toute proposition devrait pouvoir être ramenée, dans cette perspective, au schéma Sujet + Prédicat. Voici un
extrait bien connu de la Logique de Port-Royal d’Arnauld et Nicole, publiée à Paris en 1662.

[La proposition] doit avoir deux termes : l’un, de qui l’on affirme, ou de qui l’on nie, lequel on appelle
sujet ; et l’autre que l’on affirme, ou que l’on nie, lequel s’appelle attribut ou praedicatum. Et il ne suffit
3
pas de concevoir ces deux termes ; mais il faut que l’esprit les lie ou les sépare. Et cette action est
marquée par le verbe est. [Arnauld, A., Nicole, P. La Logique, ou l’art de penser]

On retrouve trace de cette filiation classique de la proposition et donc du prédicat / attribut (logique) chez
Guimier et Le Goffic :

Claude Guimier
(…) il suffit d’instancier un sujet pour que ces expressions assument la fonction de prédicat : Pierre
parle lentement / s’ennuie fermement / blesse quelqu’un mortellement / écrit élégamment / ouvre
démesurément les yeux. On obtient alors une phrase type où l’on peut discerner, dans un cadre logico-
grammatical classique, les deux constituants ultimes que sont le sujet et le prédicat. L’adverbe est lui-même
un constituant du prédicat ; c’est la raison pour laquelle ce type d’adverbe sera dorénavant appelé adverbe
intra-prédicatif. (Guimier, ibid : 38)

Pierre Le Goffic
Au plus haut niveau de regroupement des groupes, on retrouve le principe organisateur de la phrase
[…] : sa division en un sujet et un prédicat. L’articulation avec l’analyse en fonctions peut se représenter
ainsi :

Sujet Prédicat Eléments extra-


prédicatifs
Sujet Verbe Compl. essentiels Compl. access. Compl. access.
intra-préd. extra-préd.

[…] L’opposition sujet-prédicat reste le cœur de l’analyse de la phrase. […] A l’époque actuelle, la
reconnaissance de l’existence d’éléments extérieurs à cette opposition [sujet-prédicat] s’affirme et se
documente peu à peu : un élément initial, par exemple, peut porter sur la mise en relation du sujet et du
prédicat (Astucieusement, Paul a répondu), sur la totalité de la phrase (Heureusement, …) ou sur son
énonciation (Franchement, …). Mais la frontière entre éléments intra- et extra-prédicatifs est difficile à fixer.
(Le Goffic, ibid : §6, 13-14)

2.2. Généalogie guillaumienne


Outre l’influence de la logique classique d’inspiration aristotélicienne qu’on vient d’évoquer, le terme
prédicat a partie liée, du moins chez C. Guimier, avec la notion de prédicativité forgée par Gustave
Guillaume. Il conviendrait donc d’explorer cette notion, qui nous conduirait à la notion d’incidence , laquelle
nous permettrait de comprendre en quel sens l’adverbe intra-prédicatif appartient au prédicat.
Mais cette voie nous mènerait trop loin de notre propos directeur. C’est pourquoi nous ne
l’explorerons pas, nous contentant de rappeler ici la liaison qu’opère Guimier (1996) entre incidence, syntaxe
et intraprédicativité.

C. Guimier définit la portée comme la référence sémantique d’un adverbe à un support, « c’est-à-dire
l’élément à propos duquel l’adverbe dit préférentiellement quelque chose. » Il la distingue de l’incidence
qu’il définit comme « la référence syntaxique à un support » (1996 : 4). La portée est donc d’ordre
sémantique, l’incidence d’ordre syntaxique. Dans les exemples suivants, tous les adverbes en –ment ont une
incidence sur le verbe. En revanche, leur portée (que nous avons soulignée) diffère :

Pierre travaille manuellement [le travail de Pierre est manuel]2


Pierre travaille jovialement [Pierre est jovial dans son travail]
Pierre travaille minutieusement [Pierre est minutieux dans son travail. Le travail de Pierre
est minutieux]

Pour conclure ce point : Les notions d’intra-prédicativité et d’extra-prédicativité présupposent celle


de prédicat, laquelle ressortit chez les auteurs concernés à une approche « classique » (i.e. d’inspiration
aristotélicienne) de la proposition (au sens logico-grammatical) constituée d’un sujet et d’un prédicat. Dans

2
Ces gloses entre [] permettent de mettre au jour la portée de l’adverbe en recourant à la structure : Sujet être Adj.
4
une perspective logico-grammaticale, donc, un constituant est dit « intra-prédicatif » s’il appartient au prédicat
de la proposition. Il est extra-prédicatif s’il est hors-prédicat.

Il reste que la notion de prédicat entendue dans un sens classique est loin d’être homogène… De fait,
selon les auteurs, elle varie significativement même si leurs réflexions puisent à une source commune : celle
d’Aristote. (cf. Vigier & Gardelle). De facto, chez C. Guimier ou P. Le Goffic, le prédicat équivaut avant tout
au groupe verbal, même si cette notion est étendue chez ces auteurs à d’autres groupes (GN, GA,…).

3. Comment distinguer « formellement » entre intra- et extra-prédicativité ?

Chaque fois que cela est possible, il est souhaitable de fonder les distinctions que l’on utilise dans
l’analyse linguistique au moyen de tests formels.

Concernant les adverbes et les circonstants, C. Guimier et P. Le Goffic respectivement proposent les
deux tests de la négation et de l’interrogation totales:

L’adverbe intraprédicatif a pour caractéristique d’être compatible avec la négation et d’être inclus
dans sa portée. […] Les mêmes phénomènes apparaissent en phrase interrogative. (Guimier, 1988 : 147-148)
Voir aussi P. Le Goffic, ibid : 457 § 314, 459 §315)

Appliquons ces test aux énoncés suivants :

(1a) Franchement, tu n’aurais pas dû lui parler


(1b) Franchement, est-ce que tu aurais dû lui parler ?

(2a) A Lyon, les gens ne roulent pas comme des fous


(2b) A Lyon, les gens roulent-ils comme des fous ?

(3a) Le conférencier ne parlait pas lentement (mais à une allure folle)


(3b) Le conférencier parlait-il lentement ?

Lorsque l’adverbe est intraprédicatif, il peut tomber sous la portée de la négation et de l’interrogation totales
(3a)(3b). A l’inverse, lorsqu’il est extra-prédicatif ((1)(2)) et compatible avec la négation et l’interrogation, il
échappe à leur portée. Comment cela s’explique-t-il ?

La négation en français est une unité à portée (UP). En linguistique, la portée d'une UP est en
général définie comme le (ou les) constituants3 de l’énoncé sur lequel (lesquels) cette unité exerce une
influence sémantique4. Ainsi dans
Elle n’aime pas les glaces à la vanille
La négation peut porter aussi bien sur le prédicat entier (elle n’aime pas les glaces à la vanille, mais
elle adore les caramels mous), ou sur une partie seulement de ce prédicat (elle n’aime pas les glaces à la
vanille, elle les adore // elle n’aime pas les glaces à la vanille mais les caramels mous //elle n’aime pas les
glaces à la vanille mais au chocolat // elle n’aime pas les glaces à la vanille, mais les crèmes (à la vanille), si
- avec marque intonative sur « les glaces »).
Dans le cas de l’adverbe intra-prédicatif son appartenance au prédicat fait de lui un focus possible de
la négation totale. Lorsqu’il est extra-prédicatif, il n’appartient pas au prédicat (verbal) et demeure donc hors
de la portée de la négation.

L’interrogative totale quant à elle porte sur l’ensemble du contenu propositionnel et appelle une
réponse oui/non. (Rem : à l’oral, une restriction du focus est possible par l’intonation : Les enfants sont
rentrés à pied ?). Là encore, il est compréhensible que l’adverbe intraprédicatif puisse tomber sous la portée
de cette interrogation totale.

3
Muller (1991 : 101 ; 2005 : 242) considère que la portée d’un opérateur affecte un « domaine » et non un constituant.
4
T. Huumo par exemple définit le scope d’un locatif comme « its semantic coverage of other elements in the sentence. »
(1996 : 266)
5
On peut donc asseoir la distinction entre constituant intra-prédicatif et constituant extra-prédicatif sur
deux tests toujours convergents (lorsqu’ils peuvent s’appliquer) : les constituants intra-prédicatifs peuvent
systématiquement tomber sous la portée de la négation et de l’interrogation totales. Les constituants extra-
prédicatifs y échappent.

4. De l’extension des notions d’intra-/extra-prédicativité à d’autres éléments que les adverbes ou les
circonstants.

Jusqu’à présent, nous n’avons raisonné sur les notions d’intra-/extra- prédicativité qu’avec des constituants
qui occupaient, dans les énoncés considérés, une fonction de complément adverbial. Or on observe que dans la
littérature linguistique, ces notions peuvent être appliquées à d’autres éléments.

Les subordonnées : Par ex. les subordonnées en comme : voir. N. Fournier, E. Moline
Il travaille comme un bœuf / Comme la voiture passait, un enfant traversa la route.

L’apostrophe (D. Leeman, cours de linguistique française L3 disponible en ligne)


Martine, nos invités sont en train d’arriver

L’apposition à la phrase (D. Leeman, cours de linguistique française L3 disponible en ligne)


Fait exceptionnel, Max a oublié notre rendez-vous.

Conclusion générale

Les notions d’intra- et d’extra-prédicativité sont d’apparition récente en linguistique française, et ont été
forgées dans le cadre des études sur l’adverbe qui ont connu une expansion particulière entre 1990 et 2005
environ.
Ces deux notions ont une double généalogie : le guillaumisme d’une part (notion de prédicativité et
d’incidence), l’approche logico-gramaticale de la proposition d’autre part, qui y distingue un sujet et un
prédicat.
Un constituant est dit « intra-prédicatif » s’il appartient (au sens syntaxique) au prédicat verbal. Il est dit
« extra-prédicatif » dans le cas contraire.
Les tests de la négation et de l’interrogation totales permettent de faire le partage entre les constituants
intra-prédicatifs (qui peuvent tomber sous leur portée) et les constituants extra-prédicatifs qui y échappent.

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