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Problématiques de

l’implicite
Laurent Lepaludier
p. 11-22

TEXTE BIBLIOGRAPHIE NOTES AUTEUR


TEXTE INTÉGRAL
1Les réflexions qui suivent émanent du travail collectif du groupe
« Nouvelles et récits » du CRILA, particulièrement de la
participation régulière d’Estelle Bouhraoua, Linda Collinge, Peter
Gibian, Anne-Sophie Le Baïl, Benaouda Lebdaï, Bénédicte Meillon,
Marie-Annick Montout, Michelle Ryan-Sautour, Jacques Sohier,
Isabelle Thibaudeau, Simone Turnbull, Héliane Ventura, Jean-
Michel Yvard et Laurent Lepaludier.
2Avant de baliser le terrain de l’implicite, il convient d’envisager
quelques définitions qui serviront de point de départ à notre
réflexion.
 1 Catherine Kerbrat-Orecchioni, L’Implicite, 1986 ; Paris, Armand Colin,
1998, p. 21.

 2 Ma traduction.

3Le Dictionnaire Robert définit l’implicite comme « ce qui est


virtuellement contenu dans une proposition, un fait, sans être
formellement exprimé, et peut en être tiré par déduction,
induction. Synonyme : Tacite ; antonyme : explicite, exprès,
formel. » Pour la linguiste Catherine Kerbrat-Orrecchioni, « les
contenus implicites [...] ont [...] la propriété de ne pas constituer
en principe le véritable objet du dire 1 ». Deux dictionnaires
anglais fourniront des réponses complémentaires. Pour le New
Penguin Dictionary, il s’agit de ce qui est impliqué (« implied »),
plutôt que directement énoncé ou encore ce qui est présent mais
de manière sous-jacente et non explicite. L’Oxford Advanced
Learner’s Dictionary reprend ces deux aspects : l’implicite est ce
qui est suggéré mais n’est pas directement exprimé ; c’est « ce
qui fait partie de quelque chose (« forming part of something »)
bien que n’étant peut-être (sic) pas directement exprimé2 ». En
effet, bien des choses sont dites ou écrites à mots couverts, entre
les lignes. Ce sont des allusions, des insinuations, des arrières-
pensées, des connotations ou simplement des implications
involontaires que le destinataire du discours ou le lecteur peuvent
décoder par inférence, et qui s’articulent avec l’énigmatique, le
blanc, le non-dit, etc.
 3 Voir notamment Oswald Ducrot, Dire et ne pas dire (Paris, Hermann,
1972) et Le Dire et le Dit (Par (...)

 4 Voir notamment Dominique Maingueneau, Pragmatique pour le discours


littéraire, Paris, Bordas, 1990

4On observera que l’implicite peut être vu sous l’angle de la


production du texte ou du discours mais aussi sous l’angle de sa
réception (déduction, induction).D’où l’intérêt de la pragmatique
du discours en général et de celle du discours littéraire en
particulier. Les travaux d’Oswald Ducrot3, de Catherine Kerbrat-
Orecchioni ou de Dominique Maingueneau 4 par exemple,
permettront de prendre en compte la double dimension de
production et de réception de l’implicite. Ceci dit, la pragmatique
du discours ne sera pas la seule approche convoquée. L’implicite
touche à beaucoup de domaines. Il est à la source de
problématiques diverses qu’il s’agit maintenant d’identifier.
5Il est d’autant plus important de poser les problématiques de
l’implicite, de les caractériser et d’en définir le champ, que les
réponses aux questions posées sont nécessairement structurées
par le questionnement lui-même. Devant un champ aussi vaste
que celui de l’implicite, il importe de prendre des repères qui
balisent son étendue, les domaines envisagés et le type de
questionnement spécifique à chaque domaine.
6Une première série de questions générales surgit. À quels
niveaux rencontre- t-on l’implicite dans un texte littéraire ? Quels
en sont les sites ? Qui prend en charge l’implicite ? Y a-t-il
nécessairement prise en charge ?
7Si l’on considère, tout d’abord, les conversations représentées
dans les textes littéraires, on pourra sans doute appliquer, pour
une grande part, les travaux de la linguistique et de la
pragmatique aux paroles de personnages. L’implicite
conversationnel n’échappe pas aux lois du discours. Au-delà de
ce champ de l’implicite, on s’attachera aussi à identifier les
formes et contenus de l’implicite de toute narration. Le rapport
entre l’œuvre et son lecteur fonctionne aussi sur le mode de
l’implicite à bien des égards : il conviendra de s’interroger sur les
divers aspects de cet implicite. On peut certainement identifier
par exemple un implicite de genre, défini notamment par le
paratexte.
8Il faut sans doute s’interroger plus précisément sur l’aspect
linguistique de l’implicite.
 5 Kerbrat-Orecchioni, op. cit., p. 17.

 6 Ibid., p. 24.

9Quel est le statut des supports linguistiques de l’implicite ? Pour


Kerbrat- Orecchioni, l’implicite est structuré par le co-texte,
c’est-à-dire l’ensemble des autres éléments du texte ; mais aussi
le paratexte — elle mentionne notamment les gestes qui
accompagnent la conversation et que l’on retrouvera dans les
didascalies d’un texte littéraire par exemple — et enfin le
contexte situationnel, c’est-à-dire les éléments de la situation
(hors texte) qui dirigent ou connotent le sens5. La compréhension
de l’implicite se fait par inférence (« toute proposition implicite
que l’on peut extraire d’un énoncé et déduire de son contenu
littéral6 »), ce qui équivaut aux implicatures de H. Paul Grice, ou
aux implications de François Récanati.
 7 Ibid., p. 25

 8 Ibid., p. 39.

10Les définitions précédemment indiquées laissaient à penser


qu’il existe deux types d’implicite — et donc deux types
d’inférences — dans le discours. D’une part, les présupposés ou
présuppositions : ils sont supposés d’avance, inscrits dans la
structure de l’énoncé, indépendamment de leurs contextes
d’emploi. Ce sont « toutes les informations qui, sans être
ouvertement posées (i.e. sans constituer en principe le véritable
objet du message à transmettre), sont cependant
automatiquement entraînées par la formulation de l’énoncé, dans
lequel elles se trouvent intrinsèquement inscrites, quelle que soit
la spécificité du cadre énonciatif7 ». D’autre part, les sous-
entendus, qui sont liés à la situation d’énonciation. Ce sont
« toutes les informations qui sont susceptibles d’être véhiculées
par un énoncé donné, mais dont l’actualisation reste tributaire de
certaines particularités du contexte énonciatif8 ». L’exemple
suivant peut être éclairant :
A dit : Je cherche quelqu’un pour réparer ma voiture.
B répond : Mon frère est à la maison.
A ajoute : Mais il est toujours débordé.

11Le présupposé qui est implicite dans la réponse de B est qu’il a


un frère. Le sous-entendu implicite dans la même phrase est qu’il
envisage qu’A puisse embaucher son frère. Cet exemple permet
sans doute de caractériser deux grands types d’implicite qui
semblent se partager de chaque côté d’une ligne d’intentionnalité,
le sous-entendu étant, contrairement au présupposé, l’objet de la
communication. Les présupposés d’un texte littéraire seraient-ils
ce qui le fonde de manière inconsciente ou indirecte mais sans en
constituer l’objectif indiqué ? Et les sous-entendus seraient-ils ce
que le texte exprime indirectement mais intentionnellement ?
 9 « The Unsaid in James Joyce’s ‘Araby’ : A Linguistic Perspective », in L.
Collinge et J. Sohier, o (...)

 10 Voir par exemple Anne Besnault-Lévita, « What Is It About ? : The


Implicit in Virginia Woolf’s Sho (...)

12Marcella Bertucelli Papi conçoit l’implicite comme un continuum


de non-dit dans lequel elle distingue trois types d’implicite :
l’inexplicite, l’impliqué et le subplicite (« the inexplicit, the
implicated and the subplicit9 »). L’inexplicite correspond à ce qui
manque pour que l’on ait une représentation complète d’une
situation ou d’un état de choses. L’ellipse, la sous-détermination
et l’ambiguïté appartiennent à cette catégorie. Le recours à la
connaissance de la langue et du co-texte permettent de
comprendre ce qui n’est pas explicité. L’impliqué (« implicated »)
est ce qui devrait être fourni comme prémisse de l’énoncé. Il n’est
pas formellement lié à la source explicite d’où il provient. La
dernière catégorie, le subplicite (« subplicit ») repose sur la
perception de l’attitude qui accompagne le message et dépend
essentiellement du contexte. De tels repères linguistiques
présentent un intérêt analytique, notamment pour l’étude du
dialogue dans l’œuvre littéraire, et la piste pragmatique mérite
d’être poursuivie10
13Pour aller plus loin dans ce sens, suivons les pas de Dominique
Maingueneau — et l’hypothèse linguistique et pragmatique —
pour examiner la pertinence possible des concepts linguistiques
vis-à-vis de l’implicite en littérature. Le linguiste identifie
plusieurs types de présupposés. Il existe évidemment des
présupposés de statut conversationnel que le texte littéraire met
en scène. Les principes de la conversation courante sont en partie
validés dans la représentation littéraire : implicatures griciennes,
principes pragmatiques d’économie, de coopération, etc. Ils y sont
même parfois renforcés par les phénomènes de mise en scène.
Plus généralement, tout discours — et donc le discours narratif
également — peut être marqué par des structures
présuppositionnelles telles que les verbes factifs, qui affirment un
fait et donc présupposent la vérité de ce qui est dit (ex. Paul sait
que...) et les verbes contrefactifs, qui présupposent la fausseté
(ex. Paul s’imagine que...) ; les verbes subjectifs (ex. avouer qui
présuppose la vérité dans la confession) ; les verbes ou
marqueurs aspectuels (ex. à nouveau) etc. Maingueneau précise
que les présupposés ne sont pas que conversationnels et que la
textualité dans son ensemble ne leur échappe pas. Ces
présupposés sont nécessaires à la cohérence du texte. Ce sont
des savoirs partagés, des évidences ou du préconstruit (déjà posé,
déjà admis par l’interlocuteur, ou admis universellement dans
la doxa), ou encore des présupposés pragmatiques (par
opposition aux présupposés sémantiques), c’est-à-dire liés à la
situation de communication littéraire (tel que le pacte de lecture
et ses lois). Les présupposés constituent les conditions de réussite
de l’acte de langage. Ces remarques ouvrent la voie à une
réflexion sur les présupposés d’un genre, d’un contrat de lecture,
les horizons d’attente, le rôle du paratexte, les lois de l’écriture,
etc. Tout un champ d’investigations s’ouvre alors, pas simplement
pour identifier tous ces types de présupposés, mais aussi afin de
voir comment les textes jouent avec leurs présupposés.
14Peut-être est-il envisageable de définir une typologie de
présupposés dans le texte littéraire ? On pourrait distinguer les
présupposés de type conversationnel, les présupposés
axiologiques, d’autres impliquant une certaine conception de la
justice idéale, ou du statut du héros, ou encore de la symbolique
du texte, etc. Identifier les présupposés d’un texte littéraire, c’est
sans doute repérer leurs réalisations sémantiques —
catégorisations binaires, parallélismes implicites, connotations,
classements, etc. — et en évaluer les fonctions.
15Il sera aussi pertinent de percevoir les sites textuels privilégiés
de l’implicite que sont le paratexte, le titre,
l’incipit, l’explicit, mais aussi les descriptions, les dialogues, les
allusions intertextuelles, etc. Le paratexte indiquera un horizon
ou établira un pacte de lecture. Les titres de nouvelles créent
souvent un horizon d’attente : il ne s’agit pas de tout dire, mais
plutôt de suggérer, de donner une clé, de montrer une direction.
Le titre joue parfois davantage sur l’indétermination que sur
l’implicite et crée plutôt un effet d’ouverture. On distinguera
alors, avec Jean-Jacques Lecercle, le non-dit du « mi-dit » (qui
comprend une part de non-dit). L’ironie du titre (par exemple
“The Family Man” de Pritchett) créera tout d’abord un effet de
leurre avant d’être resitué dans sa perspective ironique. Les
fonctions de l’incipit comme celles de l’explicit présupposent une
orientation du sens. Cependant une fin de nouvelle ouverte
laissera peu de champ à l’implicite, débouchant plutôt sur
l’ambivalence, l’ambiguïté, la pluralité ou l’indétermination. Quant
à l’allusion, elle renverra sans le dire à un hypotexte selon un
certain type de relation (pastiche, parodie, etc.), hypotexte
intertextuel (mythologique ou à une production d’un auteur
antérieur) ou intratextuel (renvoyant à la production du même
auteur) ou encore culturel (allusion, par exemple, à un événement
repéré par la culture).
16L’image est aussi porteuse d’implicite pour dire ce que les mots
ne peuvent exprimer. Les mots semblent parfois subordonnés à
l’image (comme dans les nouvelles d’Alistair MacLeod), mais
l’image montre aussi sa réticence et fonctionne quelquefois
comme façon de taire. Dans le cas de représentations textuelles
de l’image, on pourra parler d’implicite pictural (par exemple les
calendriers illustrés de « Boys and Girls » ou le graffitto de
« Floating Bridge » d’Alice Munro).
17La valeur symbolique d’un texte repose sur la portée implicite
d’un élément textuel. Ainsi, le fait de ne pas nommer un
protagoniste pourra faire du personnage le support implicite
d’une portée symbolique sociale ou universelle. On appliquera
alors la situation ou la destinée du personnage à toute une classe,
une période, ou même à l’humanité. Le texte sera perçu comme
mettant implicitement en place un réseau symbolique qui dépasse
l’aspect particulier des personnages de l’intrigue.
18Il est évident que l’implicite agit dans le texte littéraire et
produit des effets de sens. La série de verbes qui suit évoquera
quelques effets et fonctions de l’implicite : il implique, séduit, fait
jouer, inquiète, révèle à-demi, flatte, manipule, critique (satire,
ironie), amuse (comédie), enseigne (didactique), etc. L’implicite
fonctionne sur une communauté de savoirs ou la crée, établit une
fraternité ou un complot. L’implicite est ainsi le lieu de l’autre et
le signe de sa présence, une zone de rencontre entre soi et
l’autre, où l’on se dit à mots couverts et où l’on échange images
de soi et images de l’autre, images virtuelles de l’auteur implicite
(construit par le lecteur à partir du texte) et du lecteur implicite
(structuré par le texte). Le texte figure implicitement son lecteur
et le façonne jusqu’à un certain point, tandis que le lecteur se
figure l’auteur du texte et le construit en structurant le texte par
sa lecture. L’implicite est aussi le lieu de l’Autre (l’inconscient) en
raison de sa part de non-dit, de sa capacité de suggérer, de son
indirection.
 11 Ibid., p. 151.
19Les tropes, qui tiennent une place de choix dans la littérarité,
peuvent-ils être vus comme fonctionnant sur des présupposés ou
des sous-entendus ? Pour Kerbrat- Orrecchioni, les tropes, telles
la litote ou la métaphore, font entendre de l’implicite, mais on
peut distinguer dans le trope un implicite lié à un présupposé et
faisant partie de sa valeur littérale et un implicite qui est sous-
entendu et tient de la valeur non-littérale du trope. La linguiste
représente les valeurs du trope dans un schéma11 :
Valeurs

–Explicites
Littérales
-Implicites (présupposés)

= implicites (sous-
Non-littérales
entendus)

20L’intérêt littéraire des présupposés du trope n’est pas à


démontrer. Les recherches sur l’implicite de la structure
métaphorique ou de la métonymie en témoignent, notamment
celles de Jakobson, Ricœur et Lodge. La valeur non-littérale
(sous-entendue) du trope est sans doute un objet plus fréquent
d’intérêt dans le domaine de l’interprétation littéraire.
 12 François Récanati, Les Enoncés performatifs, Paris, Minuit, 1981, p.
146-152.

 13 Voir à ce sujet l’ouvrage collectif du CRILA, L. Lepaludier


(dir.), Métatextualité et métafictions (...)

 14 Voir Georges Letissier, « Pruning London Down to her Marrow :


Michael Moorcock’s Attempt at a Stra (...)

 15 Voir Catherine Mari, « Tell-Tale Ellipsis in Colum McCann’s Everything


in This Country Must », in (...)

 16 Voir par exemple Bertrand Cardin, « Figures of Silence : Ellipses and


Eclipses in John McGahern’s (...)
21François Récanati propose une réflexion plus générale sur le
sous-entendu et distingue trois manières de les introduire :
laisser entendre (qui ne met pas en jeu une intention
communicative du locuteur) ; donner à entendre (ce qui implique
une évidente intentionnalité présente dans la suggestion) ; sous-
entendre (un véritable guidage de l’inférence s’opère alors
puisque le locuteur a l’intention de communiquer ce que
l’énonciation laisse entendre)12. Parce qu’il repose sur une part de
non-dit, le sous-entendu nécessite une compréhension et peut
donner lieu à l’ambiguïté, l’ambivalence et même
l’incompréhension. La littérature elle- même ne joue-t-elle pas
sur le sous-entendu : quiproquos, jeux de mots, ambivalence,
subversions des conventions de genre par rupture de contrat de
lecture, etc. ? Toute une poétique du sous-entendu, au plan
macro-structurel comme au plan micro-structurel, repose sur
l’implicite : titres, jeux de caractérisation ou de narration,
allusions intertextuelles, métatextualité implicite13, emplois d’un
ton ironique sont autant de formes où le sous-entendu se
manifeste. Certaines stratégies d’indirection reposent sur un
sous-entendu. Ainsi, au plan thématique, les nouvelles de London
Bone de Michaël Moorcock suggèrent la présence fantomatique de
Londres14. De la même manière, le conflit irlandais est évoqué par
indirection, et donc référence implicite, dans les nouvelles de
Colum McCann15. L’emploi de l’ellipse dans la narration, fréquent
dans les nouvelles, par exemple dans celles de John McGahern 16,
tient aussi du sous-entendu.
 17 Marcella Bertuccelli Papi, Implicitness in Text and Discourse, Pisa, ETS,
2000.

22Le rôle et le plaisir du lecteur critique ne peuvent cependant se


limiter à découvrir l’intentionnalité de l’auteur et ce qu’il veut dire
de manière implicite par les sous-entendus. Parmi les fonctions
du langage, Jakobson mentionne la fonction poétique qui échappe
quelque peu au contrôle de l’énonciateur. Dans le même esprit —
et tout en reconnaissant que l’implicite et l’explicite d’un texte
forment un continuum — la linguiste Marcella Bertuccelli Papi met
en relief la distinction entre ce qu’un énonciateur dit, ce qu’il veut
dire et ce qu’il communique en réalité17. Ceci implique qu’au-delà
de ce que l’auteur veut dire, le texte communique un implicite qui
échappe en partie à son auteur. L’objet de l’interprétation
littéraire dépassera donc l’intention de l’auteur pour étudier ce
que le texte véhicule. Parce que toute interprétation littéraire
appelle un décodage de l’implicite, qu’il soit sous la forme de
sous-entendu ou de présupposé, le lecteur critique s’attachera à
explorer les champs de l’implicite que sont par exemple la
conversation, la stylistique et la rhétorique, la poétique du texte,
son idéologie, son esthétique, sa transtextualité (paratexte,
intertexte, métatextualité, architextualité), l’étude du ton (satire,
comédie, ironie, etc.), l’inconscient du texte, etc. Si toute
esthétique (picaresque, réaliste, gothique, romantique, décadente,
moderniste, postmoderne, minimaliste, etc.) repose sur des
présupposés plus ou moins affichés, on se demandera aussi si
certaines esthétiques jouent davantage sur le sous-entendu,
comment et avec quels effets.
23Parce que le texte littéraire véhicule aussi des idées et une
culture, il importe de mettre au jour son implicite idéologique et
culturel. Par implicite idéologique, on entend ce qui reflète un
système de pensée, qu’il soit socialement reconnu (ex. marxisme,
féminisme, etc.) ou établi par le texte lui-même. Par implicite
culturel, on entend ce qui évoque les structures qui relèvent d’une
culture (ex. implicite culturel amérindien, implicite moderniste,
etc.). L’implicite idéologique et culturel peut être mis en œuvre au
moyen de procédés divers. Ainsi chez Louise Erdrich, le choix
d’un narrateur pluriel, qui exprime la voix d’une communauté par
son aspect polyphonique, implique une certaine conception de la
place de l’individu dans le groupe et la construction d’une pensée
communautaire (un peu à la manière du pow-wow). La voix
narrative caractérisée par l’oralité chez Olive Senior implique une
remise en cause de la conception occidentale d’une Histoire
coloniale écrite, et invite implicitement à une autre conception,
une Histoire non écrite et subversive. Ceci dit, le choix du
narrateur n’implique pas automatiquement un implicite culturel
ou idéologique. Il faut prendre en compte par exemple l’ironie. Si
Angela Carter donne une voix à des femmes dans ses nouvelles,
cela relève habituellement d’un implicite féministe, mais la
perspective féministe n’est pas liée par essence à l’emploi d’une
narratrice : dans « Reflections », le narrateur homodiégétique est
bien masculin, mais, en raison de sa caractérisation et de la fin de
la nouvelle, il est objet de satire ironique du fait de l’inadéquation
entre les valeurs du narrateur et celles de l’auteur implicite. Il
importe donc de prendre aussi en compte le ton de la nouvelle. Le
ton humoristique chez Erdrich impliquera la découverte de formes
de la culture amérindienne qui diffèrent de la culture occidentale.
Dans les œuvres de Barry Hines, l’humour des personnages
implique que la culture populaire fait office de repère. Chez Olive
Senior, l’emploi surprenant de l’humour par rapport à certaines
scènes de violence choque le lecteur occidental et suggère
implicitement que la culture de référence du texte sera la culture
caraïbe.
24Le type de récit choisi définit un implicite culturel. Ainsi le récit
étiologique comme les Just So Stories de Kipling (« The Elephant’s
Child », par exemple) repose sur l’intérêt de l’enfance pour les
origines, mais s’inscrit aussi dans une culture où mythologie et
darwinisme mêlent leurs regards fascinés sur les origines. Le
genre d’un récit (nouvelle fantastique, conte merveilleux, récit
minimaliste du quotidien) reflète aussi une certaine culture. Il est
aussi évident qu’un mode esthétique, tel que le réalisme magique
d’Erdrich, manifeste une culture liée à l’animisme, à une vision
spirituelle ou merveilleuse qui place le visible et l’invisible sur le
même plan. Il permet de décoder un implicite culturel ojibwa dans
lequel la distinction entre merveilleux (acceptation des
conventions du surnaturel) et fantastique (inquiétante étrangeté
du surnaturel) n’opère plus vraiment. L’écriture d’Erdrich tient en
fait d’une gémellité culturelle (occidentale et amérindienne).
25L’intertexte fonctionne également comme procédé d’implicite
culturel. Louise Erdrich opère une transposition contemporaine de
mythes ojibwa (par les noms, les intrigues, etc.). Les hypotextes
forment les fondements de la culture par rapport à laquelle
l’hypertexte se situe. Mais le rapport entre hypertexte et
hypotexte n’est pas toujours de filiation. Il convient aussi
d’examiner ce rapport à la culture manifesté par la proximité ou
la distance de l’hypertexte par rapport à l’hypotexte (pastiche,
parodie, ironie, etc.).
 18 Voir Laurent Lepaludier, L’Objet et le récit de fiction, Rennes, Presses
Universitaires de Rennes, (...)

26Le symbole peut aussi suggérer une culture ou une idéologie.


Ainsi le corbeau ou la créature aquatique (chez Erdrich) tiennent
d’une mythologisation d’une réalité qui transforme le quotidien
en phase d’un cycle mythologique. Chez Virginia Woolf, le
traitement de l’objet révèle toute une esthétique moderniste (ex.
le crayon dans la nouvelle « The Symbol »). D’une manière
générale, l’objet situe le texte au sein ou en regard d’un implicite
esthético-culturel tel que le réalisme, le romantisme, le
modernisme, le post-modernisme, etc18.
27L’épiphanie, le refus d’un narrateur omniscient, le pluralisme
des visions impliquent une certaine conception de la vérité, du
sujet et du monde qui s’oppose totalement à l’implicite positiviste
qui sous-tend le réalisme. Ou encore, lorsque la voix narrative
s’efface (non-personne), l’écriture moderniste met en question
l’objectivité et la possibilité même d’un sens homogène. Quant à
Grace Paley, elle met en scène l’écriture réaliste et s’en distancie,
faisant apparaître son caractère conventionnel inacceptable (« A
Conversation with my Father »). Chez Angela Carter, les stratégies
de questionnement situent son écriture dans le contexte de l’ère
postmoderne du soupçon.
28Le rythme même de la phrase, son oralité peuvent caractériser
implicitement une culture (populaire et orale). L’oralité qui suit le
rythme du tambour indispensable à toute histoire (Erdrich)
renverra à la culture amérindienne et les changements de rythme
calqués sur la focalisation impliqueront l’empathie comme moyen
de connaissance. Chez Olive Senior, le ressassement, la répétition
participent d’un implicite culturel antillais.
29La liste des procédés est, bien sûr, incomplète et il faut ajouter
que, pris isolément, ils présentent des limites quant à la
caractérisation d’un implicite culturel ou idéologique. C’est leur
association qui permettra d’identifier un implicite culturel ou
idéologique (qui peut d’ailleurs se greffer sur des références
explicites). L’ensemble des procédés crée un monde fictionnel qui
suppose cette culture ou cette idéologie. L’implicite idéologique
lui-même sera lié à une axiologie ou système de valeurs établi
dans le texte par le jeu des connotations (euphoriques et
dysphoriques), par le ton, par la caractérisation (caricature ou
idéalisation), par le jeu de focalisation, par la sémantique, etc.
30L’écriture peut témoigner d’une véritable intentionnalité en
matière idéologique ou de positionnement culturel. Mais elle peut
aussi refléter une participation plus ou moins consciente à une
idéologie ou à une culture à partir de laquelle on écrit (par
exemple la culture « patriarcale » de tel ou tel auteur qu’une
lecture féministe s’attachera à débusquer). L’Histoire des idées
met en évidence ces aspects plus ou moins intentionnels mais
toujours présents, explicitement ou implicitement, dans le texte
littéraire. L’implicite culturel d’un texte n’a pas qu’une fonction
idéologique. Des fonctions esthétiques, identitaires, satiriques ou
interprétatives pourront être explicitées.
 19 Susan Barrett, par exemple, montre le substrat féministe de Bush
Studies de Barbara Baynton, impli (...)

31La question de l’interprétation de l’implicite culturel ou


idéologique se pose. Les interprétations peuvent en effet différer.
L’implicite culturel et idéologique peut ne pas être perçu ou être
perçu de manière partielle19. Ainsi un lecteur occidental ne saisit
pas nécessairement tout l’implicite culturel d’une nouvelle
amérindienne. Ou encore, l’implicite culturel de telle ou telle
nouvelle (par exemple l’implicite culturel d’une société de
consommation chez Carver) peut être perçu par un lecteur et pas
par un autre. Car le décodage de l’implicite se fait à la rencontre
de deux systèmes, le système textuel et le système interprétatif,
que celui-ci soit conscient (théorie littéraire) ou inconscient
(schémas et attentes d’un lecteur dit « naïf »). Certaines théories
(marxiste, post-coloniale, féministe, « new historicism », etc.) se
donnent a priori comme tâche interprétative la mise au jour de
l’implicite idéologique et culturel à partir d’un angle choisi.
D’autres (sémiotique, déconstruction, etc.) abordent l’implicite
culturel et idéologique sans horizon particulier.
32D’une manière plus générale, on peut considérer que tout le
travail de l’interprétation littéraire repose sur l’implicite. Redire
l’explicite serait inutile, et négliger l’implicite du texte pour se
livrer à une interprétation purement personnelle serait ouvrir la
voie aux projections incontrôlées du lecteur. L’implicite est donc
le champ d’investigation du lecteur et de son dialogue avec le
texte. Il forme la zone interface entre discours explicite et
interprétation. Mais toute interprétation, on le sait, passe par une
structuration plus ou moins avouée. Tel ou tel lecteur critique se
réclamera d’une théorie, ou d’un ensemble de concepts. Le
lecteur qui se proclamerait « innocent » ou « spontané » et
refuserait toute référence à une approche quelconque serait bien
naïf et sans doute aveuglé par ce qui le structure à son insu. Ceci
dit, toute approche du texte littéraire se focalise généralement sur
un type particulier d’implicite auquel elle sera sensible. Elle
percevra sans doute essentiellement l’implicite pour le décodage
duquel elle est formatée. La citation de quelques approches
critiques évoquera à l’esprit les aspects de l’implicite qu’elles
rechercheront : implicite des aspects formels (sémiotique,
narratologie, analyse du discours) ; implicite social catégoriel
(sociocritique, lectures féministes, post-coloniales) ; inconscient
du texte (lecture psychanalytique). Il faut ajouter que beaucoup de
pratiques interprétatives reposent souvent sur un implicite
théorique connu — mais que l’on pense, à tort ou à raison, inutile
d’exprimer — et sur un implicite philosophique qui n’est pas
toujours mis au jour. L’approche interprétative fonctionnera
comme articulation entre son implicite interprétatif et l’implicite
du texte analysé.
33Ces remarques générales ne visent qu’à définir quelques
problématiques et à évoquer les grandes directions de
l’interprétation littéraire. Les analyses qui suivent s’attachent plus
particulièrement à un corpus de nouvelle de langue anglaise. Bien
sûr, il s’agit d’un domaine de compétences reconnu de notre
groupe de recherches. Mais la brièveté même de la nouvelle
encourage le recours à l’implicite pour des raisons d’économie
d’écriture. L’évolution historique de la nouvelle a aussi montré un
développement du jeu sur l’implicite. La nouvelle ouvre des
brèches, des espaces d’interprétation, que l’équipe de chercheurs
du CRILA, complétée par des chercheurs d’autres universités
françaises et étrangères, se propose d’explorer.
BIBLIOGRAPHIE
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Références Bibliographiques
BERTUCCELLI Papi, Marcella, Implicitness in Text and Discourse, Pisa,
ETS, 2000.

COLLINGE, Linda et Jacques SOHIER, Actes du Colloque « The Implicit in


the Short Story in English », Journal of the Short Story in English, n° 40,
Angers, Presses de l’Université d’Angers, 2003.

DUCROT, Oswald. Dire et ne pas dire. Paris : Hermann, 1972.


— Le Dire et le Dit, Paris, Minuit, 1985.

KERBRAT-ORECCHIONI, Catherine, L’Implicite, 1986, Paris, Armand Colin,


1998.

LEPALUDIER, Laurent (dir.), Métatextualité et métafictions : théorie et


analyses, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2002.
DOI : 10.4000/books.pur.29648

LEPALUDIER, Laurent, L'Objet et le récit de fiction, Rennes, Presses


Universitaires de Rennes, 2004.
DOI : 10.4000/books.pur.31943

MAINGUENEAU, Dominique, Pragmatique pour le discours littéraire, Paris,


Bordas, 1990.

RECANATI, François, Les Enoncés performatifs, Paris, Minuit, 1981.

NOTES
1 Catherine Kerbrat-Orecchioni, L’Implicite, 1986 ; Paris, Armand
Colin, 1998, p. 21.

2 Ma traduction.

3 Voir notamment Oswald Ducrot, Dire et ne pas dire (Paris, Hermann,


1972) et Le Dire et le Dit (Paris, Minuit, 1985).

4 Voir notamment Dominique Maingueneau, Pragmatique pour le


discours littéraire, Paris, Bordas, 1990.

5 Kerbrat-Orecchioni, op. cit., p. 17.

6 Ibid., p. 24.

7 Ibid., p. 25

8 Ibid., p. 39.

9 « The Unsaid in James Joyce’s ‘Araby’ : A Linguistic


Perspective », in L. Collinge et J. Sohier, op. cit., p. 18.

10 Voir par exemple Anne Besnault-Lévita, « What Is It About ? : The


Implicit in Virginia Woolf’s Short Fictions », Linda Collinge et Jacques
Sohier, op. cit., p. 135-147.

11 Ibid., p. 151.

12 François Récanati, Les Enoncés performatifs, Paris, Minuit, 1981, p.


146-152.

13 Voir à ce sujet l’ouvrage collectif du CRILA, L. Lepaludier


(dir.), Métatextualité et métafictions : théorie et analyses, Rennes,
Presses Universitaires de Rennes, 2002.

14 Voir Georges Letissier, « Pruning London Down to her Marrow :


Michael Moorcock’s Attempt at a Strategy of the Implicit in London
Bone », in Linda Collinge et Jacques Sohier, op. cit, p. 29-45.
15 Voir Catherine Mari, « Tell-Tale Ellipsis in Colum
McCann’s Everything in This Country Must », in Linda Collinge et
Jacques Sohier, op. cit, p. 47-56.

16 Voir par exemple Bertrand Cardin, « Figures of Silence : Ellipses and


Eclipses in John McGahern’s Collected Stories », in Linda Collinge et
Jacques Sohier, op. cit., p. 57-68.

17 Marcella Bertuccelli Papi, Implicitness in Text and Discourse, Pisa,


ETS, 2000.

18 Voir Laurent Lepaludier, L’Objet et le récit de fiction, Rennes,


Presses Universitaires de Rennes, 2004.

19 Susan Barrett, par exemple, montre le substrat féministe de Bush


Studies de Barbara Baynton, implicite autrefois non identifié. Voir « No
Place for a Woman. Barbara Baynton’s Bush Studies », in Linda Collinge
et Jacques Sohier, op. cit., p. 85-96.

AUTEUR
Laurent Lepaludier
Du même auteur
 L'objet et le récit de fiction, , 2004

 Conclusion in L'implicite dans la nouvelle de langue anglaise, , 2005

 Fonctionnement de la métatextualité : procédés métatextuels et processus cognitifs in


Métatextualité et métafiction, , 2003

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