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Georges Mounin

Les problèmes théoriques de la traduction (1963),


(lecture critique de Nicolas Ruwet)

L'idée de ce livre est simple, transparente : avant Saussure, la traduction ne posait pas de
problèmes théoriques. Tout le monde croyait à l'unité de l'esprit humain, les mots désignaient
les choses, les choses étaient les mêmes pour tous, et, pour traduire, il suffisait de connaître
les mots différents qui, dans des langues différentes, désignaient les mêmes choses.
La linguistique structurale a changé tout cela : la notion de système, l'idée qu'un signe se
définit par sa place relativement aux autres signes de la langue, que le rapport vertical des
signes aux choses est déterminé par le rapport latéral des signes entre eux, tout cela rendrait
théoriquement la traduction, c'est-à-dire le passage d'un système à un autre, impossible —
d'autant plus que l'ethnologie et l'ethnolinguistique (les néo-humboldtiens, Whorf),
démontreraient que les cultures humaines sont extrêmement différentes les une des autres,
voire étanches, et que, de plus, des langues différentes façonnent des visions du monde
irréductibles entre elles.
En foi de quoi, l'apport « théorique » de Mounin se ramène à ceci : bien sûr, toutes ces
acquisitions de la linguistique et de l'ethnologie modernes sont incontestables, il faut en tenir
compte, mais, après tout, s'il y a des différences entre les langues (ou entre les cultures), il y a
aussi des ressemblances, la traduction n'est pas toujours possible, mais elle l'est souvent, bref,
impossible en théorie, elle est possible en pratique (ce que nous ignorions sans doute).
Tout le livre se ramène à un va-et-vient entre ces deux pôles : impossibilité théorique,
possibilité pratique. A aucun moment, l'auteur ne semble soupçonner que le propre d'une
théorie est précisément de rendre compte d'une pratique, et qu'on n'a pas le droit d'ainsi les
opposer1. Ses considérations théoriques se ramènent à des raisonnements de ce genre : il y a
des « choses » qui sont propres à telle ou telle culture, comment en parler dans la langue d'une
culture qui les ignore ? Mais heureusement, il y a aussi des « choses » qui se rencontrent
partout (c'est ce que l'auteur appelle les « universaux cosmogoniques », « technologiques »,
«sociologiques », etc.) : à la bonne heure, les mots qui les désignent peuvent se traduire. Ou
encore : les langues ont des structures, grammaticales, lexicales, très divergentes. Désespoir
du traducteur. Mais il y a aussi, heureusement, des « universaux de langage »: le traducteur
reprend confiance2. Et ainsi de suite.

1
On pourrait, à meilleur droit, soutenir la thèse inverse : la traduction est toujours possible en théorie - — cela
tient à la définition même du langage comme système ouvert — mais elle est parfois, sinon impossible, du moins
très difficile en pratique, en particulier quand il s'agit de traduire, dans la langue d'une culture, des notions,
philosophiques, par exemple, qui ont été élaborées dans d'autres cultures. Dans des cas de ce genre, c'est
l'assimilation des notions qui sera difficile et prendra du temps. Mais le problème n'est plus d'ordre linguistique,
et il est purement pratique.
2
Pour se faire une idée du niveau où le débat est situé, on lira ce que l'auteur dit (pp. 209-210) de la question des
pronoms personnels, sur laquelle on pourrait croire, pourtant, que les travaux de Benveniste et de Jakobson ont
apporté quelque lumière.
On pourrait se contenter d'observer que Mounin s'est inventé un faux problème, faute, d'une
part, d'avoir réfléchi sur la notion, pourtant saussurienne, de sémiologie, et faute, d'autre part,
d'avoir compris la véritable nature de l'analyse structurale. Faut-il encore rappeler que la
notion de « système où tout se tient » ne correspond qu'à un tout premier temps de la
démarche structuraliste, et qu'au temps suivant apparaissent les notions inséparables de
structure, d'invariant et de transformation ? Faut-il répéter que l'analyse comparative — qui,
de toute évidence, est au centre d'une théorie de la traduction - — ne peut jamais se donner
pour but, simplement, de recenser des différences et des ressemblances, mais uniquement de
dégager — à condition de passer à un niveau plus abstrait, moins directement observable que
celui des faits empiriques que, en bon « réaliste », Mounin ne quitte jamais — les invariants,
la « base commune qui seule peut rendre les différences mesurables et comparables »3 ?
En fait, Mounin s'en tient constamment à une conception beaucoup trop étroite de la
traduction. Ce qu'il entend par ce terme, c'est la traduction au sens le plus ordinaire, le travail
de l'individu qui prend un livre écrit dans une langue donnée et qui le transpose dans une autre
langue. Que son point de départ consiste à présenter la traduction comme un cas particulier du
bilinguisme est significatif : on pourrait à bien meilleur droit voir dans la traduction, comprise
en un sens plus profond, la condition et le fondement de toute forme
possible de bilinguisme.
Pour comprendre ce qu'est exactement la traduction (interlinguale, comme dit Jakobson), il
aurait fallu la replacer dans le groupe dont elle fait partie, entre la traduction intralinguale
(paraphrase) et la traduction intersémiotique (d'un système de signes à un autre) ; il aurait
fallu parler de la fonction symbolique, de l'échange, comprendre que les cultures humaines se
définissent par cet échange constant du même et de l'autre dont la traduction au sens ordinaire
du terme n'est qu'un cas particulier. En fait, dans la langue — et dans la culture —
tout est, à chaque instant, traduction, et si les grands linguistes n'en parlent guère — ce dont se
plaint Mounin — c'est peut-être parce qu'ils en parlent tout le temps 4, le propre de tout signe
linguistique étant de pouvoir être remplacé, c'est-à-dire traduit, par d'autres signes — c'est
même là la définition du sens d'un signe selon Peirce. Ce lien indissoluble entre le langage et
la traduction au sens large pourrait être illustré par mille exemples. Ainsi, la notion
de « transformation » (cette fois au sens restreint que le terme prend en grammaire
transformationnelle, chez Chomsky, etc.) implique celle de traduction. La relation de
transformation qui existe entre les phrases « l'homme tue le taureau » et « le taureau est tué
par l'homme » (transformation passive) implique une opération de traduction, en tous points
comparable à celle qui fait passer de « l'homme tue le taureau » à « the man kills the bull » ;
simplement, la relation des variantes aux invariants n'est pas la même dans les deux cas.
Il eût été plus utile de méditer sur ces notions de transformation, de variantes et d'invariants,
que de recourir à la notion passe-partout de situation non-linguistique, « unité de mesure entre
deux énoncés » (on pourrait tout aussi bien parler de « l'énoncé, unité de mesure entre deux
situations »). Faut-il donc répéter depuis le temps que, en France, Lacan, Lévi-Strauss et
33
A. J. Greimas, L'Homme, III, 3, p. 55. Il faut ajouter que l'image que Mounin donne de la pensée pré-
saussurienne est plutôt simplifiée. Depuis les stoïciens au moins, il existe toute une tradition pour laquelle les
rapports des mots aux choses n'avaient pas le caractère idyllique que leur prête Mounin.
4
Bloomfield lui-même, que Mounin cite souvent, en dit un mot, dans un passage fort instructif, aisément
traduisible en termes peirciens (Language, p. 140) ; on y voit très bien que, pour lui, le pointing (Y « index » de
Peirce), la paraphrase, et la traduction, sont autant d'accès différents, et substituables, au sens.
quelques autres tapent sur ce clou, qu'il n'existe pour l'homme de situation que verbalisable,
catalysable, comme dit Hjelmslev. Mounin n'aperçoit jamais qu'il n'existe pas un « monde de
l'expérience objective », extérieur au langage et accessible par d'autres moyens (qui seraient
les sciences), mais que la fonction symbolique façonne toute notre expérience du monde et
que nous n'avons accès à celui-ci que par l'intermédiaire d'un certain nombre de systèmes
signifiants, ou de codes (la science en est un), traduisibles les uns dans les autres. Ce qui rend
possible la traduction, c'est l'interaction constante d'un contexte, verbal ou verbalisable, et des
opérations métalinguistiques, autrement dit, en définitive, exactement la même chose que ce
qui rend possible le fonctionnement même du langage, le jeu des relations syntagmatiques et
paradigmatiques5.
On peut se demander si les « difficultés théoriques » de Mounin ne tiennent pas pour une
bonne part au fait qu'il ne sépare jamais deux aspects distincts du problème de la traduction,
l'aspect proprement linguistique et l'aspect esthétique. Linguistiquement, il n'y a pas de
problème, et les exemples mêmes qu'il donne prouvent bien qu'il est toujours possible de faire
passer d'une langue dans une autre le contenu de l'information. Simplement, là où un mot
suffit dans la langue A, il faudra une paraphrase dans la langue B. Tout autre est le problème
d'ordre esthétique qui met en jeu des notions de concision, d'élégance, etc., et qui exige, par
exemple, qu'un mot de A soit traduit par un mot de B6.

Ce dernier point est lié étroitement à la question posée par M. A. K. Halliday 7, de la


correspondance entre niveaux dans la traduction. On sait que, à la différence de Mounin, qui,
comme beaucoup de linguistes d'ailleurs, accorde une importance trop exclusive aux unités
linguistiques de niveau minimal (« monèmes » ou « morphèmes »), Halliday insiste sur la
nécessité d'analyser les unités de différents niveaux (phrase, proposition, groupe, mot,
morphème, pour des langues comme le français ou l'anglais). Pour Halliday, l'unité de
traduction est non le mot ou le monème, mais la phrase : une phrase chinoise peut être traduite
intégralement par une phrase française ; aux niveaux inférieurs, les correspondances peuvent
devenir plus difficiles. Il y aurait ici un problème intéressant pour la linguistique comparative
et pour la typologie : il s'agirait de comparer les langues selon le degré de profondeur du
niveau où les équivalences sont possibles. Alors qu'entre le français et le chinois, dès qu'on a
quitté le niveau de la phrase pour celui des propositions, on s'aperçoit de certaines différences,
entre le français et l'anglais la correspondance peut, en général, être poussée jusqu'au niveau
des groupes. C'est là un problème qui pourrait faire l'objet de recherches purement formelles.
Une des erreurs les plus graves de Mounin est d'avoir séparé complètement l'étude du lexique
de celle de la grammaire (ou de la syntaxe). Or, une des différences les plus marquantes entre
les langues tient au fait que le rapport entre le lexique et la grammaire, le champ que l'un et

5
Cf. Jakobson, « Deux aspects du langage et deux types d'aphasie » (= Essais de linguistique générale, chap. 11).
La notion de métalangage (au sens des logiciens, non au sens de la « métalinguistique » de Trager) n'apparaît
nulle part chez Mounin. Elle est pourtant fondamentale pour une théorie de la traduction. Cf. N. I. Zhinkin, «
Four Communicative Systems and Four Languages », Word, 18, 1-2 : 143-172 (1962), qui en fait la propriété
fondamentale des langues naturelles, explique, à partir de la fonction métalinguistique plutôt que de la notion
d'économie, la nécessité de la double articulation, et montre que des systèmes de communication (les langages
des singes, par exemple) auxquels manque la possibilité d'être leur propre métalangage, ne peuvent se traduire
entre eux (tout en pouvant être traduits dans les langues humaines).
6
Il est assez étonnant que Mounin, lui-même traducteur, et spécialiste de la littérature, n'aborde jamais ce
problème. Il n'y a pas une ligne dans tout l'ouvrage sur les problèmes spécifiques que pose, par exemple, la
traduction de la poésie. Il serait pourtant possible de les aborder de façon rigoureuse, à partir de deux types de
relations se chevauchant, les unes fondées normalement sur la contiguïté, les autres fondées sur l'équivalence :
c'est ce chevauchement même qui rend la traduction de la poésie difficile.
7
« Linguistique générale et linguistique appliquée », Études de linguistique appliquée, I, 1962, pp. 30 sq.
l'autre couvrent, varie avec les langues (comme l'entrevoyait déjà Saussure : langues plus
« grammaticales » et langues plus « lexicales »). Jakobson, reprenant une idée de Boas, l'a
bien montré, quoique de façon schématique : telle catégorie sémantique, exprimée en termes
grammaticaux (dont l'expression est donc obligatoire) dans telle langue, le sera par des
moyens lexicaux dans telle autre. Jakobson rapproche cette constatation du fait que les
langues ne diffèrent pas par ce qu'elles peuvent exprimer (idée sous-jacente à toutes les
théories néo-humboldtiennes) mais bien par ce qu'elles doivent exprimer. Tout peut toujours
être dit dans une langue, mais certaines choses doivent être dites. Ceci rejoint la thèse de
Lévi-Strauss : si les différentes sociétés paraissent contraster par des usages contradictoires,
en fait elles diffèrent beaucoup plus par une disposition différente d'éléments qui sont
fondamentalement les mêmes dans toutes les cultures. Tous les éléments de l'expérience
humaine sont toujours disponibles dans toute culture, exprimables dans toute langue, mais
leur hiérarchie, leur place respective, le rapport du latent au patent, varient dans chaque cas.
Comme la plus longue section du livre (pp. 69-168) est consacrée au problème de la
lexicologie structurale, et quoique celui-ci soit abordé d'un point de vue qui a peu de rapports
avec une théorie de la traduction (puisque, comme on vient de le voir, c'est seulement si on
considère la totalité de la langue, lexique + grammaire, que le problème de la traduction peut
être posé), j'avais d'abord pensé en faire la critique. Mais, d'abord, cela m'aurait entraîné au-
delà des limites d'un compte rendu, et ensuite, l'existence de travaux comme l'article de
Weinreich (in Universals of Language) rend une telle critique superflue. Je me contenterai
donc de renvoyer le lecteur à cet article (et à sa bibliographie très étendue) et de noter que
l'attitude négative de Mounin à l'égard de la possibilité d'une lexicologie et d'une sémantique
structurales (deux choses différentes, qu'il confond), le rejette en marge de tout un
mouvement en pleine expansion parmi les linguistes, aux États-Unis, en Grande-Bretagne, en
U.R.S.S., et en France même. Sans doute, il serait mal venu de reprocher à Mounin de ne pas
connaître des travaux dont beaucoup sont très récents, mais il est difficile d'admettre qu'un
ouvrage, qui apporte une fin de non-recevoir à l'analyse componentielle du contenu, passe
sous silence des travaux déjà anciens et classiques sur la question, comme ceux de Conklin
(« Hanunoo Color Categories », South-Western Journal of Anthropology, 11, 1955),
Lounsbury (« A Semantic Analysis of the Pawnee Kinship Usage », Language, 32, 1956) et
Goodenough (« Componential Analysis and the Study of Meaning », ibid.), de même
d'ailleurs que le rapport de Hjelmslev, « Pour une sémantique structurale » (Actes du VIIIe
C.I.L., 1958, repris dans les Essais linguistiques, 1959). D'un ouvrage très original, on
admettrait qu'il soit partial ou incomplet ; mais, d'un livre dont les seules qualités sont de
l'ordre de la compilation, ces défauts deviennent inacceptables.

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