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Langages

Gustave Guillaume et l'actualité linguistique


Maurice Toussaint

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Toussaint Maurice. Gustave Guillaume et l'actualité linguistique. In: Langages, 2ᵉ année, n°7, 1967. Linguistique française.
Théories grammaticales. pp. 93-100;

doi : https://doi.org/10.3406/lgge.1967.2884

https://www.persee.fr/doc/lgge_0458-726x_1967_num_2_7_2884

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M. TOUSSAINT

GUSTAVE GUILLAUME
ET L'ACTUALITÉ LINGUISTIQUE

1.1. Les travaux de G. Guillaume, d'un accès rendu difficile — livres


introuvables, numéros de revues épuisés — ont été, pour l'essentiel, en
l'espace d'une année (1964-1965), sous forme de deux livres 1, mis a la
disposition de quiconque veut lire ou relire la fraction publiée d'une
œuvre imposante qui, semble-t-il, tendrait à s'imposer.
A ce mouvement d'intérêt, la mort de G. Guillaume n'est certes pas
étrangère... Comme en écho à ces deux livres, dans la floraison des
publications abordant les problèmes du ou des langages — prélude à une
renaissance de la linguistique française — une nouvelle revue, La Linguistique,
ne s'ouvre-t-elle pas sur une étude consacrée au système verbo-temporel
établi par G. Guillaume? Mais cela est encore de l'ordre de l'accident.
1.2. Plus significative est la rencontre qu'on peut faire au détour des
notes et bibliographies d'un nom qu'on avait peu l'habitude de lire en ces
lieux, celui de G. Guillaume. G. Guillaume dans Communications, G.
Guillaume dans Langages, rencontre de la linguistique guillaumienne et de
celles qui ne le sont pas? Quelle parenté y aurait-il alors entre la
psychosystématique et les méthodes et théories de ces dernières années?
Répondre à cette question c'est impliquer qu'il importe moins, dans
une première tentative pour situer la psychosystématique dans une
perspective historique, de dire que la démarche de G. Guillaume fut à l'opposé de
celle de Damourette et Pichon, combien la psychosystématique est éloignée
de la linguistique psychologique de Van Ginneken, quels liens il existe
entre Humboldt, Saussure, Meillet2 et Guillaume, que de montrer, ce
qui est plus utile et plus vrai, que la psychomécanique du langage a
partie liée avec l'avenir de la linguistique.
2.1. Aux « linguistes enclins à prendre hardiment les routes de l'avenir »
(1952, p. 250) 3, G. propose l'aphorisme suivant : « Le mouvement se

1. Langage et Science du langage, Nizet et Presses de l'Université Laval, 1964.


Temps et Verbe suivi de L'Architectonique du temps dans les langues classiques, Champion,
1965.
2. Sur ce point lire une étude de M. R. Valin : « La méthode comparative en
linguistique historique et en psychomécanique du langage », cahier de psychomécanique
du langage, n. 6, Québec, 1964.
3. Toute citation qui ne porte pas la date de 1929 (Temps et Verbe) renvoie à
Langage et Science du langage.
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prouve en marchant, l'aptitude de la linguistique à se créer en science


théorique se prouvera en théorisant » (1944, p. 145). L'attitude des
linguistes d'aujourd'hui répond à ces paroles déjà anciennes.
On a pu lire, dernièrement, qu'après une première conception taxino-
mique de la science, « dans la seconde conception, qui est celle de toutes
les sciences aujourd'hui arrivées à maturité, le travail de la science consiste
au contraire à construire, à partir d'un ensemble toujours limité
d'observations et d'expérimentations, des hypothèses, des modèles théoriques,
formulés de façon aussi explicite que possible, et destinés, à la fois à prévoir
de nouveaux faits, et à expliquer les anciens » (N. Ruwet, 1966, Langages,
n° 4, p. 3); comme un prolongement à ceci : « Or les théories, même les
plus exactes, ne deviennent probantes que si, quittant la sphère des
généralités philosophiques, elles s'attaquent à des faits concrets bien délimités,
faisant difficulté, et dont elles rendent raison mieux qu'il n'avait été
possible de la faire jusque-là sans elles. [...] C'est par une alliance en toute
proportion utile 4 de la réflexion abstraite profonde et de l'observation fine
du concret que la linguistique réussira [...] à s'élever de plusieurs degrés
dans la hiérarchie des sciences... » Ce qui renvoie à : « la description obéit
donc à deux principes simultanément présents et contradictoires : elle est
inductive dans son désir de rendre fidèlement compte de la réalité qu'elle
décrit; elle est deductive de par la nécessité de maintenir la cohérence du
modèle en construction et d'atteindre à la généralité, coextensive du
corpus soumis à la description » (A.-J. Greimas, Sémantique structurale,
1966, p. 68).
On ne peut indéfiniment prolonger cette sorte de répons. Les guillau-
miens pourront d'ailleurs le faire, non sans plaisir, dans la mesure même
où la lecture des pages d'où est extraite la première citation renvoie
constamment à l'œuvre de G. Guillaume, alors qu'elles sont une introduction à
celle de N. Chomsky. Significative, n'est-ce pas, cette ambivalence?
2.2. Si G. Guillaume fut taxé d'apriorisme, c'est bien parce qu'il
privilégiait la déduction, soucieux avant tout de cohérence et rigueur théoriques,
rigueur et cohérence nées de la construction d'un modèle — comme le rappelle
très justement R. Valin dans sa Petite introduction... (Québec, 1954) : le
scheme bi-tensoriel ou « tenseur binaire radical ». Quand on se propose
d'inscrire chaque élément d'une structure linguistique dans une opération
mentale qui précède et conditionne l'emploi de chaque élément, quand on
précise que cette opération mentale qui va « du large à l'étroit et de l'étroit
au large » — un mouvement généralisant faisant suite à un mouvement
particularisant — est « l'assiette de tous les systèmes dont les langues ont
produit en elles une définition » (1951, pp. 197-198) et qu'on ajoute — si
cette opération est celle, par exemple, qui engendre les formes verbales —
que « pour être une opération mentale extrêmement brève, la formation
de l'image-temps dans l'esprit n'en demande pas moins un temps [le temps
opératif], très court sans doute, mais non pas infiniment court, et par
conséquent réel » (1929, p. 8), on s'est donné un ensemble de principes qui
contraignent à un pas à pas méthodique fort éloigné des imprécisions et
incertitudes des « généralités philosophiques ».
Ces principes furent si contraignants que G. Guillaume ne parvint pas à
montrer ce scheme sous « tous les systèmes » et que là où il l'a utilisé, on

4. « Cette proportion varie utilement entre deux extrêmes : celui où l'observation


du concret est presque tout et la réflexion abstraite presque rien et celui où l'observation
du concret n'est presque rien et la réflexion abstraite presque tout. Le va-et-vient d'un
extrême à l'autre est une méthode féconde d'investigation scientifique » (G. Guillaume,
1944, p. 145 — lire aussi la page 203, 1951).
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peut déceler des incompatibilités théoriques, ce qui est tout à 1'ava.ntage de


la psycho-systématique, puisque ces contradictions, par leur netteté même,
offrent un terrain propice à la réflexion des jeunes chercheurs (qui verront
par exemple, de telles incompatibilités s'ils comparent les schemes et
commentaires des pages 197 (1951), 269 (1955) et 33 (1958)), et qu'elles
peuvent être facilement résolues dans une optique post-guillaumienne;
tant il est vrai qu' « en poussant une formulation précise, mais inadéquate,
à une conclusion inacceptable, nous arrivons souvent à révéler les sources
exactes de son insuffisance, et, par conséquent, à gagner une compréhension
plus profonde des faits » (Chomsky, cité dans l' Introduction de N. Ruwet,
p. 4). Ce qui rappellera aux guillaumiens une phrase que G. Guillaume se
plaisait à répéter et qui va très exactement dans le même sens.
Qu'on soit, chez G. Guillaume souvent très loin de la formulation
mathématique, que certains termes restent non définis, cela ne fait aucun doute.
Qu'il y ait aussi de nombreux points : concept d'image mentale, concept
de cinétisme temporel à « verser dans l'inventaire épistémologique des
postulats non analysés » (A.-J. Greimas, p. 18), cela est également vrai.
Mais il aura suffi que le principe du « tenseur binaire radical » (1958,
p. 33) ait permis la construction d'un modèle très explicite pour que la
psychomécanique soit véritablement une théorie linguistique et par là
même capable d'en engendrer une autre.
3.1. On dira qu'à lire N. Chomsky on ne retrouve pas la pensée de G.
Guillaume et qu'il est vain, peut-être, de vouloir comparer la
psychosystématique à la grammaire generative, surtout quand on sait que Chomsky
précise lui-même que « la question de savoir comment sont produites et
analysées les phrases particulières (autrement dit, la question du
comportement linguistique effectif de l'homme) [...] est un autre type de recherche,
distinct de l'étude de la grammaire » au sens où il l'entend (Langages,
n° 4, p. 73). Et pourtant... Qu'on relise d'abord l'Introduction de N. Ruwet
en pensant à G. Guillaume. Mieux, qu'on s'arrête un instant à considérer
que G. Guillaume fut peut-être le premier à poser, avec précision, les
problèmes linguistiques en termes de dynamisme. Le scheme bi-tensoriel
représente bien une opération génératrice des éléments d'un système. La « chro-
nogénèse », par exemple, est l'opération qui génère les formes verbales —
pensées, chez G. Guillaume sous forme d'images mentales. «Du même coup
on change le centre de gravité de la recherche linguistique, qui de
statique devient dynamique. Ce n'est plus la description d'un texte figé qui
sera le but ultime de l'analyse, mais l'explication d'un processus qui
recommence sans cesse. » Un commentateur averti de l'œuvre de G.
Guillaume? Non. C'est T. Todorov qui, dans le premier numéro de Langages,
présente la grammaire generative.
3.2. A première vue, contrairement à ce que fait N. Chomsky, G.
Guillaume ne se pose pas le problème de la genèse de la phrase. Mais c'est qu'il
prend le problème par l'autre bout. Avant d'engendrer la phrase, il faut
engendrer le mot, avant d'engendrer le mot, il faut engendrer les
constituants élémentaires du mot. Autrement dit, la syntaxe est ce que les
relations inter-et intra-systématiques lui permettent d'être. Telle est sur ce
point la pensée de G. Guillaume : « réduire la syntaxe à la sémantique »
(A.-J. Greimas, p. 131).
Et déjà la psychosystématique n'est-elle pas en mesure de rendre
compte de la construction de certaines phrases? Elle sait dire pourquoi on
a je sais qu'il viendra et je savais qu'il viendrait (l'imparfait est l'antérieur
immédiat du conditionnel, cf. 1929, pp. 55-57; de la page 29 à la page 75
de Temps et Verbe ce n'est d'ailleurs qu'une suite d'études génétiques de
phrases françaises); pourquoi on ne peut faire précéder l'infinitif français
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du mot avec (incompatibilité entre la « virtualité » de l'infinitif siégeant en


chronothèse I et la « concomitance » d'avec — alors que l'infinitif espagnol
acceptera cette construction, parce que moins « virtuel »); pourquoi on
dit je vais, nous allons et j'irai et non *nous vons et *nous ailerons (cf. 1941,
pp. 120 et sv.; ici, l'analyse peut être considérablement améliorée).
Ne sommes-nous pas là au centre des préoccupations de la grammaire
generative? Et l'article de Moignet (Langages, n° 3, pp. 49 et sv.) ne
montre-t-il pas, lui aussi, que la psychomécanique est opérante au niveau
de la phrase?
3.3. « Après tout, disent Chomsky et Miller (1963, 277), les gens les plus
stupides apprennent à parler, mais même les singes les plus brillants n'y
arrivent pas. » G. Guillaume répétait souvent une phrase analogue et pensait que
l'homme avait en lui la possibilité de produire une infinité de phrases plus
ou moins complexes, qui n'étaient autres à ses yeux que les conséquences
momentanées d'un ensemble de « conditions de concevabilité » qu'il
appelait langue et que Chomsky appelle compétence. Ces conditions, ce « savoir-
dire » (Chomsky aussi oppose la compétence à la performance comme un
savoir à un faire), l'enfant apprend à le construire avec une très grande
aisance; ce qui semble impliquer, dans une optique guillaumienne, qu'il
possède au départ le substrat matériel de ce scheme binaire partout
opérant qui lui permettra d'analyser les phrases entendues en toute simplicité,
en toute cohérence, réduisant le multiple à la formulation unique.
Compétence, chez Chomsky, et langue, chez G. Guillaume sont proches
parentes, sœurs peut-être, et le père n'est manifestement pas Saussure mais
Humboldt.
4.1. La psychosystématique, cette grammaire generative est aussi, et la
chose a déjà été notée, une grammaire sémantique. A ceux qui
pensaient à l'aide des oppositions morphème /sémantème, mot vide /mot plein,
G. Guillaume montre que dans la langue aucun mot ou élément de mot ne
saurait être vide de sens et que le sens d'un élément n'est autre que la place
qu'il occupe par rapport aux autres éléments engendrés dans la même
opération mentale. La psychosystématique est donc bien une sémantique
structurale.
On fera peut-être remarquer que G. Guillaume pensait que le lexique
était peu ou n'était pas structuré. C'est vrai. Il l'a même écrit, mais il a aussi
écrit ceci: « le verbe croire naît comme le verbe espérer sur la ligne
d'actualité en Pj ( = probabilité minima) et comme lui il y meurt en Pn au point
certitude (= probabilité maxima). A ce moment, on ne dit pas « je crois »,
mais « je sais ». La même analyse s'applique au verbe penser employé dans
un sens voisin de croire. Je pense que Pierre viendra. La langue française
n'a pas toujours fait nettement le départ entre les quanta interceptifs
de forme q et les quanta non interceptifs de forme q'... » (1929, pp. 39-40).
N'est-ce pas là en termes guillaumiens une analyse sémantique du lexique?
Ces « quanta dubitatifs » sont-ils très éloignés de ce qui serait appelé
aujourd'hui le sème « dubitativité »?
4.2. L'analyse sémique de M. Greimas est une analyse statique, l'analyse
guillaumienne est dynamique, celle de M. Pottier ressortit souvent à l'un
et l'autre point de vue. Mais un axe sémantique, comme l'argument d'un
scheme bi-tensoriel, subsume les éléments qu'il développe, et comme l'axe
sémantique doit pouvoir être interprété comme un sème dans la structure
hiérarchiquement supérieure, le temps, par exemple, qui est l'argument
du scheme verbo-temporel, devrait être à son tour analysé comme une
saisie dans le système immédiatement supérieur (cela n'est qu'impliqué,
en psychosystématique).
Chez G. Guillaume comme chez Brondal ou M. Greimas, il y a plusieurs
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types d'articulations. Dans la tension particularisante du système de


l'article, on ne peut « saisir » qu'un seul élément plus ou moins particularisé
(l'article un -avec ses deux valeurs extrêmes: 1944, p. 149). Dans la tension
particularisante du système temporel sont saisis x éléments répartis en
trois ensembles : ceux du mode quasi nominal, ceux du mode subjonctif
et le présent (1951, p. 197). Ce qui est cohérent — par manque de précision
— chez Brondal, est incohérent chez G. Guillaume plus précis ; car
pourquoi une tension engendrerait-elle un seul élément, et une autre tension de
même nature une suite d'éléments discrets? (Seule une transformation du
modèle guillaumien résout et cette incohérence et celles déjà mentionnées.)
Si chaque « saisie » livre une particule élémentaire de signification qui
est un « sème » pensé en termes guillaumiens, comment se fait-il qu'un
sémanticien puisse dire par exemple que l'analyse guillaumienne des
« temps » n'est pas assez fine puisqu'on peut encore décomposer chaque
« temps » en plusieurs sèmes? Ne faut-il pas préférer une formulation
unique à une analyse qui se situe à un niveau où la réduction est encore
possible? Car il faut bien l'avouer, et M. Greimas l'avoue, qui ne croit pas
voir dans « avec dossier » un sème, pas plus qu'il ne pense être devant des
irréductibles quand il obtient les sèmes « extrémité » ou « sphéroïdité », on
ne voit pas pourquoi on arrêterait l'analyse sémique ici plutôt qu'ailleurs.
Question. Si on poussait cette analyse, ne serait-on pas amené à prendre
pour fondement sémantique l'opposition la plus intégrante : généralité
/particularité, choisie par G. Guillaume pour essayer de rendre compte de tous les
signifiés — grammaticaux dans un premier temps? Si G. Guillaume n'a pas
pu montrer partout l'existence de ce tenseur binaire radical qu'il a
sûrement cherché partout, s'il a fait appel à d'autres éléments analytiques —
les cinétismes temporels par exemple — il faut s'empresser de dire qu'en
affinant le modèle qu'il a laissé, mais en maintenant pour base sémantique
l'opposition généralité/particularité, entrant bien entendu dans un jeu
d'intégrations et d'interférences, on peut renforcer l'unicité de la
formulation et accroître son domaine d'application.
4.3. Au-delà de cette différence de point de départ sémantique, c'est une
opposition d'ordre epistemologique qui distingue la sémantique actuelle de
celle de G. Guillaume opposition qui, semble-t-il, n'a rien d'insurmontable.
(Les termes du débat ont été fort justement posés par M. Greimas dans une
note de lecture qu'il a bien voulu m'adresser et à laquelle il sera fait
allusion.)
Comme J. Dubois, dans l'un des comptes rendus qu'il consacre
régulièrement aux ouvrages de linguistique guillaumienne (cf. Le Français
moderne), M. Greimas voit dans le fait de poser en premier le dynamisme
un héritage de la pensée bergsonienne. Bien que G. Guillaume essaie de
définir la pensée et Chomsky une machine, au sens mathématique du terme,
il n'y a peut-être pas plus de bergsonisme chez G. Guillaume qu'il n'y en a
chez Chomsky quand il met, lui aussi, l'accent sur l'aspect dynamique des
faits linguistiques.
Ne pourrait-on pas aborder le problème de cette façon? Les
structuralistes n'ont jamais voulu chercher à quoi correspondaient dans la réalité
les structures linguistiques qu'ils parviennent à décrire, parce qu'avant
tout la science est, à leurs yeux, « une langue bien faite ». Certains se sont
inquiétés : Hjelmslev qui a parlé de nominalisme; Martinet qui disait un
jour que si les structures n'existaient pas seulement dans la tête du chercheur,
il faudrait bien finir par se tourner du côté des psychologues. G.
Guillaume évitant le formalisme — au sens philosophique du terme — qui est
peut-être une des caractéristiques du structuralisme, a rapporté les structures
linguistiques à des opérations mentales. Dès lors, si les oppositions établies
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par les structuralistes ont leur correspondant dans notre cerveau, elles ne
peuvent être de pures oppositions, mais sont aussi nécessairement des
positions, et partant de cette pensée qui n'est pas de Bergson : « le mouvement
est le mode d'existence de la matière », ces positions ne peuvent être
comprises que comme des « saisies », c'est-à-dire des arrêts au sein d'un
déplacement de matière. (Il est vrai que G. Guillaume dit — ce qui
complique les choses — que la réalité mentale est immatérielle et non matérielle.)
Ainsi le concept de « distance », impliqué dans le jeu de « positions s'oppo-
sant », peut, présentement, être délimité partiellement comme suit: une
opération mentale est decomposable en une suite de moments plus ou moins
distants les uns des autres, auxquels correspondent des unités minimales
de sens — autant de quantifications de la généralité-particularité — qui
doivent leur valeur à la nature du mouvement opératif et à l'espace de
temps qui les sépare du début de l'opération.
Tout cela, mise à part la matérialité des faits, se trouve, dans les
travaux de G. Guillaume plus ou moins explicité.
5.1. Quand on sait que G. Guillaume a repris plusieurs fois à son compte
l'affirmation de Meillet : « les faits linguistiques sont qualitatifs » (cf., 1933,
p. 47; 1937, p. 60), il peut sembler vain qu'on veuille prouver que son
analyse sémantique est aussi une analyse quantitative. Qu'on parcoure
seulement l'article de 1937 et on y lira : « to et a : Quantités de temps en énexie
dans le présent... » (p. 60), « interpolation quantitative » (p. 61); qu'on se
rappelle les « quanta dubitatifs » (1929, p. 40), un des derniers mots de
l'article de Moignet : « quantité de mouvement » (Langages, n° 3, p. 66) et
surtout, chez G. Guillaume la volonté de tout rapporter à un temps
d'opération mentale, un temps « très court sans doute, mais non pas infiniment
court et par conséquent réel », donc théoriquement mesurable.
Dans l'opération chronogénétique, le mode quasi nominal est celui
qui est livré par « une première saisie transversale »; le mode subjonctif
et le mode indicatif sont respectivement de « saisies transversales seconde
et tierce » (1951, p. 193); cette dernière pouvant s'analyser en une « saisie
précoce » et une « saisie tardive » (pp. 199 et sv.). Tout ici est quantitatif.
Si le temps nécessaire à la génération d'un élément du mode quasi nominal
est t. o. (q. nom.), on a : t. o. (q. nom.) < t. o. (sub.) < t. o. (passé simple)
< t. o. (imparfait) (cf. p. 200). Et si parfois G. Guillaume fait appel à des
qualités qui ne peuvent pas être ramenées à des quantités, c'est justement
là où il est possible de déceler des contradictions théoriques qui, une fois
levées, font place à une quantification généralisée.
5.2. J. Dubois, rendant compte d'une étude de M. Moignet (Cahier de
linguistique structurale, n° 5) 5, a déjà signalé l'existence d'une parenté
entre la formulation guillaumienne et une analyse faite en termes
informationnels. Mais c'est au niveau de la définition structurale, c'est-à-dire
de la génération des éléments d'un système, que ce rapprochement peut
être fait. A-t-on cherché à établir un lien entre la fréquence d'un infinitif
et la place qui lui est assignée en psychomécanique du langage (premier
élément de la chronogénèse apportant un contenu d'information quasi nul
relativement à la notion de temps)?
C'est toute une linguistique quantitative prenant son départ au niveau
des opérations génératrices qu'on pourrait construire sur les bases de la
psychosystématique et plus encore à partir d'analyses post-guillaumiennes
qui font voir partout des temps d'opération pensés comme des
consommations d'énergie.
6.1. G. Guillaume faisait remarquer que lorsqu'on demande à quelqu'un

5. Ce cahier est le premier à être appelé : « cahier de psychomécanique du langage ».


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un nom de chose c'est presque toujours un nom masculin singulier qui


est donné. Si ce fait permet encore de mener un parallèle entre la pensée
de G. Guillaume et la linguistique quantitative, ne rappelle-t-il pas cet autre
fait : « ...si le sujet dispose d'un substantif animé et d'un substantif non
animé, il distribue toujours l'animé comme sujet et le non-animé comme
objet ou circonstant... » (Langages, n° 3, p. 100), mis en lumière par les
expérimentations d'une équipe de psycho-linguistes? Ainsi l'article de
J. Dubois et L. Irigaray, placé sous le signe de la grammaire generative,
aurait pu tout aussi bien être mis sous celui de la psychosystématique, et
plus justement, peut-être, dans la mesure où G. Guillaume et J. Dubois
visent une activité humaine, ce que N. Chomsky ne prétend pas faire
(Langages, n° 4, p. 73).
Faut-il comprendre l'approche expérimentale de J. Dubois comme le
lieu de rencontre de la sémantique, de la grammaire generative et de la
psychosystématique ou voir dans cette dernière une théorie qui portait en
elle les points de vue qui sont ceux des linguistes d'aujourd'hui?
6.2. Qu'on relise la première page de la conclusion de Temps et Verbe
(1929) pour en mesurer toute l'actualité. Qu'on veuille bien aussi se
rappeler cette pensée de G. Guillaume (je cite de mémoire) : « La
psychosystématique, quand elle sera plus avancée, montrera la voie aux neurologues et aux
neurochirurgiens. » Pensée qui implique que le « tenseur binaire radical »
a un substrat matériel et que le « temps opératif » est « concret » (celui
qu'exige, par exemple, la formation de 1' « image-temps » : 1939, p. 109
ou 1929, p. 8 — et nous sommes bien alors en « langue ») et qu'il n'est pas
« une imaginaire », un « temps opératif, conçu tantôt réel, tantôt
imaginaire, selon qu'il est vu porter les successivités concrètes du discours ou
celles abstraites de la langue » (R. Valin, p. xv de l'Avant-propos de Temps
et Verbe, 1965); qu'il n'est pas un temps « abstrait vidé delà durée » comme
dit ailleurs M. R. Valin. S'il est fait état ici de cette incompatibilité entre
les citations de G. Guillaume se rapportant au temps opératif et celles de
M. R. Valin, ce n'est pas par esprit de polémique (on sait combien cette
attitude est vaine et qu'il faut lui préférer une confrontation sereine des
preuves qui pourront être apportées par l'une et l'autre direction de
recherche, développant d'ailleurs chacune un aspect de la pensée de
G. Guillaume), mais pour dire à quelle condition se renforceront les liens
déjà existants entre la psycholinguistique expérimentale et la
psychomécanique du langage. Qu'il me soit permis d'ajouter ceci — cette
information paraîtra peut-être prématurée : c'est en renforçant le principe du
temps opératif (dans le système verbo-temporel guillaumien ce temps
n'est pas partout; dans les chronothèses il se passe quelque chose, sans
qu'on puisse rapporter ce quelque chose à un temps d'opération) qu'on
a pu construire une neurolinguistique analytique, post-guillaumienne,
faisant pendant à une autre démarche née indépendamment vers la même
époque : la neurolinguistique expérimentale.
7.1. Lors des deux premières journées d'études de l'A. F. L. A., M. P. Gui-
raud, parlant de sémantique, a dit que G. Guillaume avait eu le tort
d'avoir raison trop tôt. Cela n'est pas vrai uniquement parce que la
psychosystématique est une sémantique structurale, mais aussi parce qu'elle
est une grammaire generative et qu'elle porte en elle des analyses propres à
alimenter les études quantitatives et la recherche psycholinguistique,
quatre branches de la linguistique contemporaine qui révèlent l'essentiel
de la psychomécanique du langage et disent combien elle est actuelle.
Mais la psychosystématique étend sa portée au-delà de ces quatre
domaines. Un exemple parmi d'autres. Jakobson, dans le n° 51 de Diogène,
repartant à la découverte de Ch. S. Peirce, ne fait pas autre chose que de
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la psychosémiologie, rejoignant un des points de doctrine de la


psychosystématique. Sauf erreur, R. Jakobson ne présente pour le français que
deux cas sémiologiques : le signifié « pluriel » est traduit par un plus, une
augmentation du côté du signifiant; même traduction plus difficilement
explicable pour le « féminin ». L'œuvre de G. Guillaume offre de
nombreux exemples de traductions sémiologiques (1941, pp. 120 et sv.; 1953,
pp. 241 et sv. : deux articles portant exclusivement sur des faits psy-
chosémiologiques), une analyse post-guillaumienne en révèle de plus
nombreux encore.
7.2. Dans la présentation du n° 3 de Langages (p. 5), les auteurs, J. Dubois
et A.-J. Greimas, formulent un souhait : « le jour n'est peut-être pas
éloigné où tout le monde retrouvera le même langage » et se plaisent à noter
« l'intégration progressive, mais certaine, du guillaumisme dans la
linguistique ». On espère — soyons naïfs — que tous les linguistes
partageront leur désir de construire un langage commun à travers des méthodes
complémentaires et que cesseront les vaines hostilités et les
incompréhensions du passé.
Mais s'il est vrai, en partie, que la psychosystématique s'intègre aux
courants actuels de la linguistique, il est une autre intégration, elle aussi,
partielle, mais progressive et certaine, et qu'on a cherché à mettre ici en
lumière, celle des points de vue non guillaumiens dans la perspective
guillaumienne.

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