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Antiquités africaines

Variétés des usages libyques : variations chronologiques,


géographiques et sociales
Salem Chaker

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Chaker Salem. Variétés des usages libyques : variations chronologiques, géographiques et sociales. In: Antiquités africaines,
38-39,2002. pp. 267-273;

doi : https://doi.org/10.3406/antaf.2002.1360

https://www.persee.fr/doc/antaf_0066-4871_2002_num_38_1_1360

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Variété des usages libyques

Variations chronologiques,

géographiques et sociales

Salem Chaker"

Au cours des dernières années, les spécialistes ont récente1, dans une situation où la langue et son
beaucoup insisté sur la variabilité des alphabets écriture évoluent librement, au gré des lieux et des aléas
libyco-berbères, variabilité souvent pointée comme de l'histoire, sans contrôle ou réglage institutionnel,
difficulté supplémentaire au travail de déchiffrement même de fait une langue et une écriture « à l'état
:
et d'interprétation des matériaux libyques. Pour sauvage », soumise seulement aux contraintes d'une
reprendre la belle formule de Lionel Galand, il nous communication immédiate, locale. En fait, une langue
faut admettre à la fois « l'unité de l'écriture et la et une écriture en symbiose avec l'histoire générale et
diversité des alphabets ». Deux des axes de cette variation la sociologie des Berbères, un peuple globalement
ont été repérés, au moins dans leurs grandes lignes, « hors de l'État », à organisation sociale
depuis longtemps la diversité à travers le territoire « segmentaire ». L'écriture a donc chez les Berbères
:

(variation géographique) et la diversité à travers le une signification et des fonctions très éloignées de
temps (variation chronologique). Il semble bien qu'il celles auxquelles nous ont habitués les grandes
faille reconnaître une troisième dimension à cette civilisations scripturaires et les sociétés modernes l'écrit

:
diversité la variation sociale ou socioculturelle. indigène n'y a pratiquement jamais eu de fonction
:

Avant de rappeler les faits connus et d'éclairer des utilitaire, il n'a jamais servi à fixer la mémoire
aspects peut-être plus nouveaux - ou, à tout le moins, historique ou la production littéraire, fonctions qui, seules,
peu mis en évidence jusqu'ici -, il convient, pour bien peuvent assurer une certaine stabilité de l'écriture.
comprendre la situation spécifique de l'écriture L'écriture berbère n'a pas atteint le stade d'une
libyco-berbère, de rappeler que cette variabilité des pratique stabilisée, codifiée, parce qu'elle n'a jamais
alphabets berbères, cette fluidité d'une écriture, eu une fonction de communication réelle. Écriture
renvoie directement à une donnée sociolinguistique uniquement symbolique, identitaire, la trace d'une
fondamentale et perenne dans l'aire berbère existence particulière, et non le vecteur d'une
:

l'absence, de tout temps, de normes linguistique et communication à travers l'espace et le temps.


graphique instituées. Aucune instance, politique, Dans un tel contexte, d'emblée il nous faut
culturelle ou religieuse, n'a jamais exercé un contrôle admettre que la variabilité à travers le temps et
explicite et durable sur la langue et son écriture, ni l'espace des alphabets libyco-berbères est sans doute
imposé ou édicté une norme linguistique et
graphique. Le monde berbère est, depuis le début des
temps historiques et jusqu'à une période toute 1. L'action d'aménagement et de normalisation du berbère a, très
discrètement, commencé dans un contexte extra-institutionnel à partir
des années 1940, en Kabylie elle se développe très rapidement
depuis les années 1970, en particulier dans le domaine de la
;

codification de l'écrit et celui de la terminologie. Cf. Chakkr S., Berbères


Professeur de berbère à l'Inalco (Paris). aujourd'hui, 1998.

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bien plus grande encore que ce que la tradition des Mais les choses, hélas, ne sont pas aussi simples
études berbères reconnaît habituellement. qu'il y paraît ! D'une part, on trouve, dès l'Antiquité,
des caractères formés de points, dans les formes du
libyque dit « occidental »3, ce qui amène Chabot à écrire
I - LA VARIATION CHRONOLOGIQUE à propos du libyque « occidental »:«... quelques-uns
[= des signes] sont identiques à des lettres de l'alphabet
En usage depuis au moins 2500 ans (cf. Camps touareg » (RIL, 1941, p. VI). Ces caractères à points sont
1978), l'écriture libyco-berbère a nécessairement fréquents dans les inscriptions peintes de Kabylie (cf.
connu d'importantes évolutions à travers le temps. Musso et Poyto 1969) et abondent dans les documents
Même si l'on se limite à la période libyque sahariens anciens. Certaines des attestations ont même
proprement dite, sa durée d'existence dépasse le millénaire pu être assez précisément datées (Camps 1978, 1997)

:
(500 av. J.-C. à 600 ap. J.-C.) ; sur un tel laps de temps, ainsi, l'inscription du mausolée de Tin-Hinan à
une écriture ne peut rester totalement identique à elle- Abalessa, qui comporte de nombreux caractères à
même. traits, typiquement touaregs (· ··· " i I· ), remonte
D'abord, en raison d'une évolution, naturelle, des à ± 400 ap. J.-C. Et de nombreuses autres

!
formes graphiques, induites par des soucis inscriptions sahariennes à points appartiennent
d'économie ou des changements des conditions indiscutablement à des périodes antiques, voire
d'usage (types de supports, types d'instruments protohistoriques... Les documents publiés par les
utilisés, orientation de l'écriture...) : changements protohistoriens de l'Afrique du Nord et des zones
d'orientation des lettres, simplifications diverses sont sahariennes (Lhote, Reygasse, Monod, Hachid,
bien attestés dans la grande famille des alphabets Dupuy, Muzzolini...) abondent en matériaux épigra-
libyco-berbères2. Un cas classique, pointé depuis phiques libyco-berbères rédigés dans des alphabet
longtemps, est la correspondance entre le trait et le « à points », de type nettement tifinagh.
point dans des alphabets appartenant clairement à des Il n'est donc pas possible de poser, de manière
périodes historiques différentes plusieurs caractères globale et générale, que les alphabets à points sont
:

constitués de traits verticaux ou horizontaux en postérieurs aux alphabets à traits on est sûr que,

:
libyque « oriental » ou en tifinagh anciens dans bien des cas, ils sont contemporains ; certains
correspondent en tifinagh actuels à des graphèmes constitués de usages à points pourraient même être antérieurs aux
points, par ex. alphabets à traits de type libyque « oriental », que l'on
:

= (/w/) en libyque « oriental » correspond à : en pourrait alors considérer comme des variétés
tifinagh actuels ; secondaires, plus élaborées, sous l'influences des pratiques
de même, le tifinagh ancien == (/y/) a pour graphiques puniques. On reviendra au § 3 sur cette
correspond tifinagh modernes · question, fondamentale.
.

On est naturellement tenté de voir dans cette Ce constat a une conséquence capitale sur la
correspondance une évolution, commandée par un typologie-chronologie des différents alphabets berbères
:

souci d'économie - la réalisation d'un trait demande nous manquons cruellement de repères internes sûrs
plus d'effort que celle d'un point - et par la contrainte et il devient très difficile d'établir une succession
d'un support omniprésent chez les Touaregs, le sable, chronologique des usages ; les balises chronologiques
dans lequel il est plus facile de réaliser un point (avec assurées sont les rares éléments de datation interne ou
le doigt) qu'un trait. On en vient donc assez externe que peuvent contenir certaines inscriptions et,
facilement à poser une règle de transformation du type dans le cas des tifinagh, la tradition orale touarègue
:

« trait » —> « point ». qui donne expressément les tifinagh anciens comme
antérieurs aux tifinagh en usage actuellement

2. On trouvera un examen fouillé de ces phénomènes clans Galano 3. En fait, le mieux serait de parler de libyque « non-oriental »,
L., Inscriptions libyques, 1966, et de nombreuses informations sur ces opposé au libyque » oriental », de façon à recouvrir l'ensemble des
variations dans les tifinagh chez Aghali-Zakara M. et Drouin J., variétés ■· maurétaniennes » (on entend par là des deux Maurétanies),
Recherches sur les tifinagh, 1982. dont la diversité a bien été soulignée par L. Galand (1989).

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(Foucauld 1920). Mais tout cela ne permet pas que le berbère a pu connaître, et dont l'infinie
d'établir une chronologie globale et une chaîne variation des dialectes actuels nous donne une petite idée :
d'évolution précise entre les alphabets. phénomènes de spirantisation, d'affriction, de
En fait, il faut certainement revenir aux palatalisation, d'assibilation, de confusion de liquides etc.,
considérations sociolinguistiques introductives sur l'absence de qui tous peuvent avoir eu des retombées au niveau
norme instituée dans le domaine berbère et postuler des alphabets en usage.
que les choses sont enchevêtrées, avec possibilité de
coexistence, à toute époque, d'alphabets variés et en
chevauchement chronologique. Ce qui ne simplifie II - LA VARIATION GÉOGRAPHIQUE
pas nos affaires
!

L'évolution diachronique des alphabets peut Pour les période anciennes, on distinguait
également être induite par les changements traditionnellement au moins trois alphabets différents

:
phonologiques et phonétiques que connaît nécessairement la deux appartiennent clairement à la période antique

:
langue : le changement phonétique ou phonologique le libyque « occidental » et le libyque « oriental » ; le
entraînant l'adaptation de l'alphabet (disparition, troisième, Y alphabet saharien ou tifinagh ancien, est
apparition ou adaptation de graphèmes). Deux plus difficile à dater et s'étend sans doute sur une
phonèmes, correspondant à deux graphèmes période allant de l'Antiquité, voire de la protohistoire,
distincts, dans un stade 1 peuvent être confondus à la période médiévale. En réalité, on ne peut être très
dans un stade 2 ultérieur, dans lequel il ne subsistera catégorique quant à leur contemporanéité et à leur
plus qu'un seul des deux graphèmes ; inversement, extension temporelle respective puisque seuls des
une distinction phonologique secondaire, issue de la textes rédigés en libyque « oriental » ont été
phonologisation d'une ancienne variante contextuelle précisément datés (par exemple RIL 2 = 138 av. J.-C).
ou locale, peut donner naissance à deux graphèmes Mais les travaux récents et les nouvelles
différents. Un exemple clair de cette influence du découvertes4 montrent que cette typologie n'a rien de très
niveau phonologique sur le niveau graphématique est tranché ni de définitif la distribution géographique
:

fourni, en synchronie, par les variétés touarègues des types d'alphabets se recoupe largement et il est
actuelles. probable que leurs limites ont pu varier dans le temps.
La variété linguistique et graphique du touareg De plus, il a nécessairement dû exister des variétés
de l'Ahaggar (tamahâq) distingue clairement, intermédiaires qui n'entrent tout à fait dans aucun des
comme en libyque « oriental », dans l'ordre des trois alphabets anciens.
occlusives dentales, l'emphatique de la Une fois encore, les données et pratiques
non-emphatique /d/ ~ /d/ = Λ ~ Ε ; la plupart des dialectes contemporaines peuvent utilement éclairer les situations
touaregs méridionaux, en raison d'une tendance anciennes chez les Touaregs, chaque confédération
:

générale à la vélo-pharyngalisation de toutes les utilise un alphabet légèrement différent de celui des
articulations consonantiques, ont perdu cette distinction groupes voisins (cf. Prasse 1972 ou Aghali-Zakara et
et confondent dans la graphie la dentale emphatique Drouin 1981). Ces variations s'expliquent
et la non-emphatique (il y a dans ces parlers un essentiel ement par une adaptation aux particularités
phénomène de transphonologisation avec transfert phonétiques et/ou phonologiques des différents parlers.
de la distinction sur les timbres vocaliques Ainsi, les Touaregs méridionaux qui n'ont pas dans
adjacents). Au niveau graphique, l'inventaire leurs parlers d'occlusive sonore vélaire palatalisée ne
alphabétique n'est donc pas le même en Ahaggar et dans les distinguent pas, contrairement à l'usage de l'Ahaggar,
régions méridionales l'Ahaggar possède Λ et E, entre [g>] (palatalise) = Τ et [g] = X ; les alphabets du
:

alors que les dialectes sud n'emploient plus que E, Sud ne connaissent généralement que T. De même,
qui recouvre désormais les deux articulations et les
deux graphèmes.
On peut aisément imaginer, sur une période de 4. On pense notamment à l'excellente synthèse critique de Lionel
Galand (Les alphabets libyques. 1989). aux notes de Garbini (Note
2 500 ans, le nombre considérable d'évolutions libiche I e II. 1968) et aux matériaux publiés par Ghaki (Tunisie),
phonétiques ou phonologiques, locales ou générales, Chaker (Algérie centrale), etc.

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certains parlers touaregs (Ghat, Aïr...) ont développé Si, maintenant, l'on soumet à examen
une consonne dentale palatalisée ou affriquée (/tv/, / systématique le corpus des inscriptions peintes de la Kabylie
c/), à partir du groupe /t + i/ ; du fait de sa fréquence, (cf. Musso et Poyto 1969), on observe que sur une
notamment à l'initiale des noms féminins pluriels, ces quinzaine de textes libyques, dix, dont les plus longs
parlers ont tendance à générer un nouveau caractère (notamment Ifigha), sont indiscutablement rédigés
pour représenter cette articulation spécifique. dans un alphabet de type « occidental » (avec de
La situation touarègue actuelle est sans doute nombreux caractères à points et autres graphèmes
comparable à celle qui a dû caractériser l'ensemble du spécifiques) ; cinq de ces textes, très courts et/ou très
domaine berbère à travers toutes les époques abîmés, sont difficiles à identifier du point de vue

:
l'absence de norme linguistique instituée implique alphabétique. Il s'agit, dans tous les cas, d'inscriptions
l'absence de norme graphique et une variation de peintes à l'ocre, dans des abris sous roche et, très
l'alphabet parallèle à la variation dialectologique. probablement dans le cadre de pratiques magico-reli-
La typologie classique pour les périodes anciennes gieuses - le cas d'Ifigha est à ce point de vue
(libyque « oriental », libyque « occidental », alphabet exemplaire : plusieurs centaines de caractères sur une
saharien) est donc, de manière absolument certaine, paroi verticale de l'abri, à la lisière de la forêt.
trop simplificatrice : il a nécessairement dû exister, Inversement, si l'on considère les fameuses stèles
aux époques antiques comme de nos jours, autant de gravées à figurations humaines provenant de la même
sous-variétés alphabétiques que de sous-variétés région (cf. Laporte 1992, Camps, Chaker et Laporte
dialectales. Et, il faut être tout à fait ferme et clair sur 1999, Chaker 1999), on constate que sur les huit
ce point, il n'y a aucune raison de penser que la comportant un texte libyque6, sept sont rédigées en
variation dialectologique ait été moins importante dans les alphabet « oriental ». Une seule (RIL 845 ; n° 2 de
périodes anciennes que de nos jours l'immensité du Laporte 1992) est rédigée en libyque « occidental » ; et
:

territoire, l'absence d'institutions communes une, celle de Kerfala (cf. Chaker 1981, Galand 1989,
stabilisées sont des traits permanents du monde berbère et Laporte 1992, Salama 1993), comporte une face en
impliquent une variabilité importante, de tout temps, libyque « oriental » et une face en libyque
de la langue. « occidental », manifestement indépendantes l'une de
l'autre.
Ce dernier cas, bi-alphabétique, a immédiatement
III - LA VARIATION SOCIOCULTURELLE DANS attiré l'attention des spécialistes qui y ont vu l'indice
LA PÉRIODE LIBYQUE et la confirmation d'une frontière indécise, ou
fluctuante, entre les deux alphabets. Mais on pourrait
En premier lieu, si l'on considère l'ensemble des envisager une autre hypothèse explicative, évoquée
régions de l'Algérie centrale, extérieures à la Numidie par G. Camps (1983) la coexistence d'usages
:

et à la zone censée relever du libyque « oriental » - le contemporains distincts, en un même lieu, l'un plus
Sétifois et l'Algérois -, on constate que les 34 officiel, lié à l'exercice d'un pouvoir, l'autre plus
documents libyques répertoriés par Chabot se répartissent spontané, local et tribal. J'ai esquissé une hypothèse de ce
à peu près équitablement entre libyque « oriental » et genre à l'occasion de l'étude de la stèle de Sidi
libyque « occidental ». Au premier abord, cet aspect Naamane (Chaker 1999), document à très belle
des choses, dont Chabot était déjà bien conscient5 et figuration humaine, sans doute assez tardif, provenant de la
qui est corroboré par les découvertes récentes, vallée du Sebaou et gravée en libyque « oriental »,
pourrait être analysé comme une simple confirmation de la alors que l'essentiel du corpus peint, provenant de la
variabilité géographique de l'écriture et de même micro-région (Musso et Poyto 1969), est rédigé
l'indécision de la frontière entre les alphabets. en libyque « occidental ». Je me suis donc demandé si
on n'avait pas là une trace de la coexistence de deux
5. « L'examen des inscriptions nous a mis sous les yeux des textes
paraissant être écrits avec deux alphabets différents que nous avons 6. RIL 851 (Laporte 1), 850 (Laporte 3), 845 (Laporte 2), 849 (Laporte
appelés oriental et occidental, sans prendre ces mots dans un sens trop 5), Laporte 8 et 9, + Kerfala + Sidi-Naamane (Chaker S., BCTH, 1996-
précis. » [C'est nous qui soulignons] (1941, fase. II, p. IV). 98 [1999D.

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usages, l'un officiel ou semi-officiel, gravé, honorant support pour deux inscriptions étrangères l'une à
des dignitaires ou notables locaux, l'autre plus l'autre.
spontané, rural, magico-religieux, peint dans des grottes et Même si, bien sûr, le corpus est limité, les données
abris sous roches. Et au fond, s'il ne fallait pas statistiques sont extrêmement nettes une majorité

:
réinterpréter, au moins partiellement, la distinction classique écrasante (au moins 85 %) des inscriptions bilingues
entre alphabet « oriental » et alphabet « occidental » utilisent l'alphabet « oriental ». Ce pourcentage
comme une distinction sociale, socioculturelle, entre pourrait même être plus élevé si l'on ne tient compte que
deux niveaux d'usages un niveau spontané et un des données graphiques ; car bien souvent, la carac-
:

niveau élaboré7 térisation par Chabot d'une inscription comme


.

Le sous-ensemble des inscriptions bilingues « occidentale » n'est pas toujours fondée sur des
punique/libyque, latin/libyque pourrait constituer un critères explicites10. Par ailleurs, dans sa classification,
terrain de vérification de cette hypothèse il paraît il tient compte11 de la présence de la fameuse formule
:

raisonnable de penser que les inscriptions bilingues initiale Λ E X (GDT - ?), sans pour autant que
appartiennent a priori à un usage élaboré puisque l'inscription présente toujours d'autres traits
cette pratique a nécessairement été l'apanage de graphiques « non-orientaux ». Or, il n'est pas sûr qu'il y ait
personnes et de milieux en contact étroit avec les correspondance obligatoire entre utilisation d'une
cultures et les langues puniques et latines, des formule réputée occidentale et écriture « occidentale »
notables, des chefs, des gens bilingues, peut-être instruits. et l'on confond peut-être deux ordres de pratiques qui
Sur l'ensemble des 18 inscriptions bilingues latin/ ne sont nécessairement liées.
libyque répertoriées8 (le RII de Chabot en fournit 17 Que peut-on conclure de ces données et constats ?
et le corpus marocain de Galand, une), 15 sont À l'évidence, que le principe d'une simple répartition
indiscutablement rédigées en libyque « oriental », même géographique, même à frontière fluctuante et indécise,
lorsqu'elles proviennent de l'Algérie centrale. Une entre libyque « oriental » et libyque « occidental » doit
seule est clairement écrite en libyque « occidental » être sinon totalement abandonné, du moins très
(RIL 870), deux sont plus problématiques quant à sérieusement relativisé et réinterprété. Et qu'à la
l'identification de leur alphabet (RIL 880 et 882/ géographie, si géographie il y a, s'ajoute
Galand n° 1) ; si l'on se reporte à l'étude minutieuse manifestement un autre paramètre, celui des types ou niveaux
que propose Galand de RIL 882 (1966, p. 38-39), on d'usage de l'écriture.
aboutit à une large remise en cause des identifications L'étude attentive du corpus libyque, notamment
graphiques antérieures et l'inscription ne comporterait dans une région de transition entre libyque « oriental »
aucun caractère typiquement « occidental ». et libyque « occidental » comme la Kabylie, semble
Si l'on considère à présent les bilingues punique/ bien dessiner une répartition sociale et fonctionnelle
libyque, sur les dix documents9 répertoriés dans le entre les deux types d'alphabets le libyque
:

RIL, neuf sont sans conteste en alphabet « oriental » ; « oriental » paraît correspondre à un usage plus
une seule, celle de Lixus (RII 881) est en libyque élaboré et plus officiel, souvent lié à l'exercice d'un
« occidental », mais les textes punique et libyque en pouvoir - il est une écriture de chefs ou notables,
présence sont sans rapport il ne s'agit donc pas d'un alors que le libyque « occidental » se présente comme
:

bilingue mais de l'utilisation successive d'un même une écriture à la fois plus rurale et plus locale.
En fait, la classique et approximative distinction
entre alphabet « oriental » et alphabet « occidental »
mise en place par Chabot, pourrait cacher un clivage
7. On rejoindrait là une dichotomie bien connue de la sociolinguis-
tique qui distingue, dans toute société complexe, un (ou des)
niveau(x) d'usage linguistique « bas » (= populaire) et un niveau
d'usage « élevé ■· (ou élaboré, élitaire) cf. les travaux de Labov. 10. On peut inférer qu'il considère comme « occidentales » les
Fishman... inscriptions pour lesquelles il ne propose pas d'interprétation
;

8. RIL 85, 98. 145. 146, 147. 150. 151, 182. 193, 211, 252. 288, 289. phonématique mais tous ces cas ne présentent pas des traits ■· non-
orientaux » indiscutables. La catégorisation de Chabot mériterait donc
;

844. 870. 880. 882. 906, 908 pour la moitié d'entre elles, il y a un
doute quant à la correspondance entre le texte latin et le texte libyque. d'être reprise sur la base de critères explicites et systématiques.
;

9. RIL 1, 2. 12. 31. 72. 451. 657. 803. 813. 881. 11. Et il est suivi en cela par les auteurs ultérieurs.

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socioculturel entre écriture spontanée/locale/rurale tifinagh il s'agirait d'occurrences appartenant à cet

:
d'une part, et écriture élaborée/officielle d'autre part, usage local, spontané de l'écriture berbère, qui dès
cette dernière ayant eu tendance à se généraliser les origines présentait déjà certaines des
dans les usages funéraires et monumentaux, caractéristiques formelles des alphabets actuels. Hypothèse qui
particulièrement bien représentés en Numidie. Cette rendrait encore plus délicate la datation et la
réinterprétation sociale est nettement confortée par la chronologie relative des alphabets. Et qui, cela va de soi,
découverte récente d'inscriptions de type ferait largement, sinon complètement, disparaître la
« occidental » en pleine Tunisie (Ghaki, notamment notion d'alphabet libyque « occidental », qui devrait
1986), et, inversement, par la présence d'inscriptions être fondu dans cette nappe, variable à l'infini, des
de type « oriental » en Algérie centrale (Chaker 1999), alphabets locaux.
voire au Maroc. On en vient alors à se demander si D'une certaine façon, on rejoindrait ainsi
l'usage premier, si l'alphabet primitif - en fait les l'intuition de G. Marcy (1936) qui distinguait d'une part
alphabets - n'est pas « l'occidental », alors que le l'écriture « numidique » (= l'alphabet « oriental ») et un
libyque « oriental » serait une forme élaborée, ensemble qu'il qualifiait de « saharien », recouvrant
funéraire et monumentale, semi-officielle qui, à partir tous les autres usages l'alphabet « occidental » et

:
d'un noyau de cités numides fortement influencées l'ensemble des variétés sahariennes, anciennes et
par Carthage, se serait largement diffusé, sans pour actuelles. Ce qui n'exclut d'ailleurs pas que dans les
autant avoir remplacé les usages locaux. On usages « non-orientaux », il ait également pu exister
comprendrait alors mieux pourquoi, dès l'Antiquité, des dynamiques de stabilisation et de normalisation
voire la protohistoire, on trouve des attestations de l'alphabet, mais elles auraient été beaucoup plus
maurétaniennes (Kabylie), pré-sahariennes et embryonnaires et inabouties que dans la tradition
sahariennes qui présentent déjà certains traits des « numidique ».

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