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Olivier Lefebvre, « Lettre aux ingénieurs qui doutent »

Olivier Lefebvre
Lettre aux ingénieurs qui doutent
L’Echappée
(extrait, p. 33-40)

La dimension politique du travail

La dissonance cognitive est en réalité produite par la conscience d’une dimension


politique du travail : la politique mise en œuvre par son travail va à l’encontre
de la politique qu’on souhaiterait mettre en œuvre. Le caractère politique du
travail d’ingénieur apparaît comme une évidence si on le pense selon un
enchaînement de deux propositions élémentaires.

La première proposition est que l’ingénieur développe de la technologie. C’est une


tautologie, car son travail consiste historiquement à créer des moyens techniques,
c’est-à-dire non seulement des objets techniques, mais aussi tout le système
technique dans lequel ils s’insèrent. Hartmut Rosa souligne que le rythme du
changement technique ne cesse de s’accélérer, produisant une accélération sociale
et une accélération des modes de vie qui engendre à son tour un besoin de
technologies permettant de s’adapter à cette accélération du rythme social (1). Le
rôle de l’ingénieur producteur de nouvelles technologies est au cœur de cette
spirale d’accélération.

La seconde proposition est que la technologie est politique. Elle peut sembler
moins évidente, car l’idée que la technologie serait neutre, c’est-à-dire ni bonne
ni mauvaise en soi, est largement dominante dans nos sociétés. Selon cette
conception, les objets technologiques seraient de simples outils, des instruments
dont les effets sociaux dépendraient essentiellement de l’usage qui en est fait.
Penser la technologie se réduirait alors à encadrer ses usages afin de se prémunir
de ses effets indésirables.

Cette conception dite « instrumentale (2) » de la technique omet l’analyse des


effets structurels des technologies, avec pour conséquence une dépolitisation de la
question technique : in fine, c’est l’individu qui serait le seul responsable de
leurs effets, selon qu’il en fait bon ou mauvais usage.

Pourtant, comme l’écrit l’historien des techniques François Jarrige, « les exemples
abondent, qui montrent combien les techniques transportent des trajectoires et
façonnent en permanence le champ des possibles de l’action » (3). Les techniques
sont loin d’être socialement neutres, elles véhiculent « un ordre social et
politique ».

La manière dont l’automobile a progressivement façonné les paysages et


l’organisation des villes, la façon dont elle a structuré les manières d’habiter et
les modes de vie dans leur ensemble, illustre parfaitement la notion de système
sociotechnique, qui s’oppose à une conception instrumentale de la technique : la
société s’adapte au développement d’un système technique qui détermine une
trajectoire orientant ses futurs choix.

Dans le cas de l’automobile, cette adaptation se matérialise notamment dans les


infrastructures routières, la filière industrielle de production (et l’organisation
économique et sociale qui en découlent), l’essor des banlieues résidentielles, etc.
Les modes de vie s’étant progressivement adaptés à ces infrastructures, ils en sont
aussi devenus fortement dépendants. Une fois le monde structuré par l’automobile,
elle n’est plus un simple instrument que les individus auraient le libre choix
d’utiliser ou non.
Chaque individu, chaque génération, n’est pas en capacité de rebattre librement les
cartes du système sociotechnique, car elle n’a en main que les cartes offertes par
le monde présent, avec ses infrastructures et son organisation sociale, produits
d’un processus sociohistorique.

Dit autrement, faire disparaître l’automobile du monde d’aujourd’hui n’aboutirait


pas à un monde passé qui aurait évolué sans elle. Qui plus est, il est bien plus
difficile de la soustraire aujourd’hui que cela ne l’aurait été d’y renoncer jadis.

Ces transformations des modes de vie et cette structuration du fonctionnement


social par les technologies constituent les effets politiques de la technique. Pour
reprendre la formule de Langdon Winner : « Les objets technologiques ont une
politique (4). » Si l’on pense aux profondes transformations sociales provoquées
aujourd’hui par l’essor du numérique, on mesure que les effets produits par les
technologies sont plus importants que ceux des politiques gouvernementales. Le
paradoxe est que les choix technologiques ne font l’objet d’aucun débat
démocratique !

On peut alors relier les deux propositions et affirmer que si le travail de


l’ingénieur est nécessaire au développement technologique, et que la technologie
est politique par essence, alors le travail de l’ingénieur est nécessairement
politique.

Cette dimension politique du travail n’est évidemment pas réservée aux seuls
ingénieurs et on peut considérer que le travail est par définition une
transformation du monde : il revêt donc un caractère politique. Cependant cette
dimension a tendance à être sous-estimée chez l’ingénieur pour au moins deux
raisons. La première est que le caractère politique de la technologie est
généralement occulté par l’idée, largement répandue dans nos sociétés, que la
technique serait neutre – et ce en dépit des évidences que nous venons de rappeler.
La seconde est que la fonction d’ingénieur apparaît comme l’incarnation de la
rationalité technique. Il ne fait qu’appliquer, en toute objectivité, des méthodes
et des techniques, se gardant bien, tout du moins en apparence, d’y mêler des
questions politiques.

Je me souviens d’une conversation avec un collègue lors de la soirée de Noël de


l’entreprise. L’heure était suffisamment avancée pour que les langues se délient.
Croyant devoir me convaincre qu’il n’était pas indifférent à l’état du monde et aux
questions politiques, il m’informa qu’il s’était présenté aux élections municipales
de son village d’enfance. Je le félicitais de cet engagement et en profitais pour
le taquiner sur l’intérêt environnemental du secteur dont il était le responsable
du développement commercial, à savoir l’automatisation du transport de marchandises
au moyen de véhicules autonomes (sans conducteur). Il me vantait les économies
d’énergie obtenues grâce à l’optimisation des parcours des véhicules et le fait que
les personnes libérées de la conduite des chariots pourraient trouver à s’employer
« à quelque chose de plus utile, notamment pour l’environnement » (sic).

Je pris alors l’exemple d’un projet sur lequel nous travaillions : l’automatisation
de grands ports marchands, à Singapour, Amsterdam, etc. L’objectif de l’utilisation
de véhicules autonomes dans ces environnements était d’augmenter la productivité de
cette activité, autrement dit de diminuer les coûts par unité de marchandise
transportée, avec pour conséquence évidente un « effet rebond »: le coût de
transport se réduisant, on allait transporter plus de marchandises. Or augmenter le
flux de babioles fabriquées en Chine vers l’Europe et le reste du monde ne me
paraissait pas particulièrement souhaitable sur le plan environnemental. Sa réponse
exprima parfaitement la dépolitisation de l’ingénieur dans son travail, alors même
qu’il m’assurait l’instant d’avant de l’importance que revêtaient les questions
politiques pour lui : « C’est vrai, tu as raison, mais c’est au « politique » de
gérer ça et de créer les réglementations pour l’empêcher. » En d’autres termes, il
attendait qu’un pouvoir politique l’empêche de faire ce qu’il était précisément
payé pour faire.

L’ingénieur en dissonance cognitive a conscience de ce paradoxe car il se rend


compte de la dimension politique de son travail. Il sait que celui-ci façonne le
monde, selon une direction qu’il juge indésirable, et souhaiterait qu’une force
extérieure à lui l’empêche de nuire.

Cesser de nuire

Que peut-on conseiller à un individu qui sait « mal agir » et souffre d’en avoir
conscience ?

À l’évidence, il ne serait pas moral de lui conseiller de faire de la méditation


pour se détendre, du sport pour évacuer ses tracasseries ou de s’inscrire à un
atelier de poterie pour oublier tout ça. Non, il convient au contraire de
l’encourager à écouter cette conscience et certainement pas à la refouler ou à
l’anesthésier. Pour soulager sa souffrance, nous lui conseillerions plutôt
d’adopter un comportement éthique et de cesser de nuire, car il serait
politiquement extrêmement desirable que les personnes qui pensent avoir une action
nuisible sur le monde y renoncent immédiatement. Tout le monde ne s’en porterait
que mieux.

Il n’est nul besoin de vouloir faire le bien: cesser de nuire est suffisant. La
devise primum non nocere (« Avant tout, ne pas nuire »), que la médecine applique à
ses patients, devient aujourd’hui l’acte politique primordial.

Cesser une activité dont on juge qu’elle a des effets politiques négatifs, des
effets sociaux nuisibles, constitue en soi une action particulièrement positive.
Comme un médecin qui proposerait l’arrêt d’un traitement, jugeant qu’il ne fait
qu’aggraver l’état de santé de son patient.

Un ingénieur ne ressent pas de la dissonance parce que son travail ne fait pas
suffisamment de « bien ». Il la ressent parce que son travail fait trop de « mal ».

J’ai rencontré de nombreux ingénieurs qui avaient travaillé dans des entreprises de
développement de projets d’énergies renouvelables (solaires ou éoliens), pensant
trouver là un débouché vertueux à leurs compétences. Ils ont rapidement déchanté
quand ils ont compris que ces projets étaient principalement guidés par la
rentabilité économique, condition présentée comme nécessaire à la survie de
l’entreprise sur un marché très compétitif, et ceci au détriment de considérations
environnementales et sociales. Certains projets qui ne présentaient qu’un très
faible intérêt sur le plan énergétique au regard des désagréments associés étaient
tout de même lancés, pour l’unique raison qu’ils avaient été « bien vendus ».

Leur désillusion n’était alors pas due au fait qu’ils jugeaient ne pas avoir un «
impact » suffisamment positif, pour employer un terme en vogue. Elle était due a la
conscience de participer à une activité qui devient nuisible dès lors qu’elle est
pilotée avant tout par des logiques de marché.

C’est pourquoi il est essentiel d’écouter ses doutes et de leur donner une portée
politique en retirant sa participation à une entreprise dont on juge l’action
néfaste. C’est d’ailleurs le moyen le plus efficace de réduire sa dissonance
cognitive. Et de dire avec Bartleby, le personnage de la célèbre nouvelle de Herman
Melville : « Je préférerais ne pas. » C’est une action politique extrêmement
puissante. Je préférerais ne pas… faire ce travail dont je ressens qu’il contribue
à conduire le monde à sa perte.

Notes
Hartmut Rosa, Aliénation et accélération. Vers une théorie critique de la
modernité tardive, La Découverte, 2012 (2010).
Andrew Feenberg, (Re)penser la technique. Vers une technologie démocratique, La
Découverte, 2004.
François Jarrige, Technocritiques, La Découverte, 2016 [2014),
Dans un article de 1980 intitulé « Do Artefacts Have Politics?, le philosophe
américain Langdon Winner répondait par l’affirmative à cette question, montrant que
les objets techniques incarnaient et mettaient en œuvre des visions du monde et des
valeurs.
Herman Melville, Bartleby, le scribe, 1853.

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