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Olivier Lefebvre
Lettre aux ingénieurs qui doutent
L’Echappée
(extrait, p. 33-40)
La seconde proposition est que la technologie est politique. Elle peut sembler
moins évidente, car l’idée que la technologie serait neutre, c’est-à-dire ni bonne
ni mauvaise en soi, est largement dominante dans nos sociétés. Selon cette
conception, les objets technologiques seraient de simples outils, des instruments
dont les effets sociaux dépendraient essentiellement de l’usage qui en est fait.
Penser la technologie se réduirait alors à encadrer ses usages afin de se prémunir
de ses effets indésirables.
Pourtant, comme l’écrit l’historien des techniques François Jarrige, « les exemples
abondent, qui montrent combien les techniques transportent des trajectoires et
façonnent en permanence le champ des possibles de l’action » (3). Les techniques
sont loin d’être socialement neutres, elles véhiculent « un ordre social et
politique ».
Cette dimension politique du travail n’est évidemment pas réservée aux seuls
ingénieurs et on peut considérer que le travail est par définition une
transformation du monde : il revêt donc un caractère politique. Cependant cette
dimension a tendance à être sous-estimée chez l’ingénieur pour au moins deux
raisons. La première est que le caractère politique de la technologie est
généralement occulté par l’idée, largement répandue dans nos sociétés, que la
technique serait neutre – et ce en dépit des évidences que nous venons de rappeler.
La seconde est que la fonction d’ingénieur apparaît comme l’incarnation de la
rationalité technique. Il ne fait qu’appliquer, en toute objectivité, des méthodes
et des techniques, se gardant bien, tout du moins en apparence, d’y mêler des
questions politiques.
Je pris alors l’exemple d’un projet sur lequel nous travaillions : l’automatisation
de grands ports marchands, à Singapour, Amsterdam, etc. L’objectif de l’utilisation
de véhicules autonomes dans ces environnements était d’augmenter la productivité de
cette activité, autrement dit de diminuer les coûts par unité de marchandise
transportée, avec pour conséquence évidente un « effet rebond »: le coût de
transport se réduisant, on allait transporter plus de marchandises. Or augmenter le
flux de babioles fabriquées en Chine vers l’Europe et le reste du monde ne me
paraissait pas particulièrement souhaitable sur le plan environnemental. Sa réponse
exprima parfaitement la dépolitisation de l’ingénieur dans son travail, alors même
qu’il m’assurait l’instant d’avant de l’importance que revêtaient les questions
politiques pour lui : « C’est vrai, tu as raison, mais c’est au « politique » de
gérer ça et de créer les réglementations pour l’empêcher. » En d’autres termes, il
attendait qu’un pouvoir politique l’empêche de faire ce qu’il était précisément
payé pour faire.
Cesser de nuire
Que peut-on conseiller à un individu qui sait « mal agir » et souffre d’en avoir
conscience ?
Il n’est nul besoin de vouloir faire le bien: cesser de nuire est suffisant. La
devise primum non nocere (« Avant tout, ne pas nuire »), que la médecine applique à
ses patients, devient aujourd’hui l’acte politique primordial.
Cesser une activité dont on juge qu’elle a des effets politiques négatifs, des
effets sociaux nuisibles, constitue en soi une action particulièrement positive.
Comme un médecin qui proposerait l’arrêt d’un traitement, jugeant qu’il ne fait
qu’aggraver l’état de santé de son patient.
Un ingénieur ne ressent pas de la dissonance parce que son travail ne fait pas
suffisamment de « bien ». Il la ressent parce que son travail fait trop de « mal ».
J’ai rencontré de nombreux ingénieurs qui avaient travaillé dans des entreprises de
développement de projets d’énergies renouvelables (solaires ou éoliens), pensant
trouver là un débouché vertueux à leurs compétences. Ils ont rapidement déchanté
quand ils ont compris que ces projets étaient principalement guidés par la
rentabilité économique, condition présentée comme nécessaire à la survie de
l’entreprise sur un marché très compétitif, et ceci au détriment de considérations
environnementales et sociales. Certains projets qui ne présentaient qu’un très
faible intérêt sur le plan énergétique au regard des désagréments associés étaient
tout de même lancés, pour l’unique raison qu’ils avaient été « bien vendus ».
Leur désillusion n’était alors pas due au fait qu’ils jugeaient ne pas avoir un «
impact » suffisamment positif, pour employer un terme en vogue. Elle était due a la
conscience de participer à une activité qui devient nuisible dès lors qu’elle est
pilotée avant tout par des logiques de marché.
C’est pourquoi il est essentiel d’écouter ses doutes et de leur donner une portée
politique en retirant sa participation à une entreprise dont on juge l’action
néfaste. C’est d’ailleurs le moyen le plus efficace de réduire sa dissonance
cognitive. Et de dire avec Bartleby, le personnage de la célèbre nouvelle de Herman
Melville : « Je préférerais ne pas. » C’est une action politique extrêmement
puissante. Je préférerais ne pas… faire ce travail dont je ressens qu’il contribue
à conduire le monde à sa perte.
Notes
Hartmut Rosa, Aliénation et accélération. Vers une théorie critique de la
modernité tardive, La Découverte, 2012 (2010).
Andrew Feenberg, (Re)penser la technique. Vers une technologie démocratique, La
Découverte, 2004.
François Jarrige, Technocritiques, La Découverte, 2016 [2014),
Dans un article de 1980 intitulé « Do Artefacts Have Politics?, le philosophe
américain Langdon Winner répondait par l’affirmative à cette question, montrant que
les objets techniques incarnaient et mettaient en œuvre des visions du monde et des
valeurs.
Herman Melville, Bartleby, le scribe, 1853.