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Michel Foucault, Les Mots et les choses, article paru dans le Monde du 31 juillet 2008

Les Mots et les Choses, de Michel Foucault (1926-1984), commence par un morceau de bravoure
qui a beaucoup contribué à la renommée du livre : la savante description d’un tableau de Vélasquez, Les
Ménines, devenue un classique de l’analyse picturale. Sur ce tableau, que Foucault désigne par son titre
français, Les Suivantes, on aperçoit l’infante Marguerite d’Espagne, entourée de demoiselles d’honneur,
de courtisans, de nains. À gauche, en retrait, le peintre se tient devant une grande toile, dont on ne voit
que le dos. À l’arrière-plan, sur le mur du fond, un tableau, note Foucault, « brille d’un éclat singulier ».
Deux silhouettes s’y dessinent. Ce tableau est un miroir, qui reflète les visages du roi Philippe IV et de
son épouse. Les souverains sont à l’extérieur du tableau, « retirés en une invisibilité essentielle », mais
« ils ordonnent autour d’eux toute la représentation ». Ils en sont la condition de possibilité. « Peut-être y
a-t-il, dans ce tableau de Vélasquez, comme la représentation de la représentation classique », mais on y
lit aussi, selon Foucault, « la disparition nécessaire de ce qui la fonde ». Et l’auteur de conclure : « Libre
enfin de ce rapport qui l’enchaînait, la représentation peut se donner comme pure représentation. »
Pourquoi cette longue ouverture sur l’idée de représentation dans l’œuvre de Vélasquez ? Parce
que cette notion est, selon Foucault, le principe qui organise les savoirs à l’âge classique. Chaque époque
se caractérise par un « champ épistémologique » particulier, qui forme le « socle » des diverses
connaissances et commande leur apparition. Foucault appelle « épistémê » cet « a priori historique » sur
fond duquel se constituent les diverses sciences. Il s’attache à trois d’entre elles (le langage, la vie et les
richesses) pour souligner leur « cohérence », aux XVIIe et XVIIIe siècles, avec la théorie de la
représentation.
La Renaissance, elle, était fondée sur la ressemblance. « Le monde s’enroulait sur lui-même, écrit
Foucault. Don Quichotte en apparaît, sur le mode de la dérision, comme l’incarnation. « Tout son chemin
est une quête aux similitudes », mais celles-ci tournent au délire. Au XIXe siècle vient l’âge de l’histoire,
qui devient « le mode d’être fondamental des empiricités » et qui introduit dans la pensée moderne « cette
étrange figure du savoir qu’on appelle l’homme ». Voici l’homme « au fondement de toutes les
positivités », en cette place du roi « que lui assignaient par avance Les Ménines, mais d’où pendant
longtemps sa présence réelle fut exclue ».
Or cette période, selon Foucault, est peut-être en train de se clore et l’homme, une « invention
récente », en voie de disparaître. Si une nouvelle « épistémê » venait à naître, par l’effet d’un nouveau
changement dans les dispositions du savoir, « alors on peut bien parier que l’homme s’effacerait, comme
à la limite de la mer un visage de sable ». C’est la dernière phrase du livre. « Fin de l’humanisme », titre
Jean Lacroix dans son article du Monde. Celui de Gilles Deleuze dans Le Nouvel Observateur s’intitule
« L’homme, une existence douteuse » et celui de Georges Canguilhem, un an plus tard, dans Critique,
« Mort de l’homme ou épuisement du cogito ».

« ANTI-HUMANISME THÉORIQUE »
En pleine vogue du structuralisme, l’ouvrage de Foucault, publié en 1966, la même année que les
Ecrits de Lacan ou Critique et vérité de Barthes, est perçu par nombre de lecteurs comme un des
principaux manifestes du mouvement, même si l’auteur se défend d’y appartenir. En montrant que la
connaissance ne résulte pas du progrès continu de la raison, mais d’un système de règles propres à chaque
époque, puis en affirmant que l’homme comme objet des sciences dites humaines est peut-être voué à une
« fin prochaine », le philosophe donne la priorité au jeu des structures pour définir les conditions du
savoir. « Mais Foucault ne nous dit pas ce qui serait le plus intéressant, objectera Sartre, l’une des cibles
du livre, à savoir comment chaque pensée est construite à partir de ces conditions et comment les hommes
passent d’une pensée à une autre. »
Les discussions suscitées par « l’anti-humanisme théorique » de Foucault, en écho aux théories
exposées l’année précédente par Althusser dans Pour Marx, assurent au livre un important succès de
librairie. Selon Didier Eribon, biographe de Foucault, les premiers tirages sont vite épuisés. Plus de 20
000 exemplaires sont vendus la première année, plus de 110 000 le seront en vingt ans. C’est beaucoup
pour un ouvrage de sciences humaines, souvent aride, parfois obscur. Le cinéma le consacre : dans La
Chinoise, de Jean-Luc Godard (1967), Les Mots et les Choses, « dernier barrage que la bourgeoisie puisse
encore dresser contre Marx » selon Sartre, est attaqué à coups de tomates.
Quarante-deux ans après sa parution dans la « Bibliothèque des sciences humaines » (Gallimard),
le livre, publié en poche dans la collection « Tel » depuis 1990, continue de se vendre, selon l’éditeur, à
environ 4 000 exemplaires par an. Mais il est resté sans vraie postérité. Foucault en parlera comme
d’ « une sorte d’excursus » dans son œuvre. Certes, le titre de sa chaire au Collège de France (« Histoire
des systèmes de pensée ») sera dans la continuité de ce travail, mais son attention va se tourner vers
d’autres questions qui, sans être en rupture avec celles qu’il posait dans Les Mots et les Choses,
justifieront une approche différente. Avec Surveiller et punir puis Histoire de la sexualité, la réflexion sur
les dispositifs de pouvoir va prendre le pas sur l’analyse des « épistémês ». C’est ce Foucault-là qui
inspire encore nombre de chercheurs à travers le monde plutôt que celui des Mots et les Choses.

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