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Yvon Quiniou
Dans Philosophie en cours 2011, pages 83 à 101
Éditions Éditions Kimé
ISBN 9782841745661
© Éditions Kimé | Téléchargé le 11/11/2023 sur www.cairn.info via Université Lyon 3 (IP: 193.52.199.24)
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de la production le seul facteur expliquant les comportements humains –, il
n’empêche qu’il présente bien ce facteur comme étant « déterminant en der-
nière instance » et donc comme ultimement explicatif, et il plonge l’homme
du coup dans une histoire (économique) qui l’influence largement, au point
même de pouvoir paradoxalement le faire accéder à une forme incontestable
de liberté puisque, poussée à son terme, cette histoire devrait lui permettre
de s’émanciper précisément du poids envahissant de l’économie et d’échap-
per ainsi aux conséquences négatives qu’elle a eues, pour une part impor-
tante et jusqu’à présent, sur son existence et sur son être. marx ne sous-
estime-t-il pas alors, par là même et en cela même – une histoire qui le dé-
termine mais qui s’offre progressivement à sa prise et s’inverse en moyen
de liberté –, ce qu’il pourrait y avoir de nature biopsychologique disons né-
gative chez l’homme, qui rendrait plus difficile qu’il ne l’a cru, sinon im-
possible, ce vivre-ensemble (qui est aussi un produire-ensemble) qu’il a
nommé « communiste », avec toutes ses caractéristiques que l’on dira alors
positives : la mise en commun, le partage, l’égalité, la concorde, la paix,
etc., qui constitue son objectif politique explicite et qui est constamment à
l’arrière-plan ou, si l’on préfère, à l’horizon de sa théorie anthropologique ?
sans qu’on puisse dire que l’objectif politique a déterminé directement la
conception anthropologique pour n’en faire qu’une rationalisation idéolo-
gique destinée à le rendre crédible après-coup, il est clair qu’ils n’en sont
pas moins solidaires et que remettre en cause l’anthropologie marxienne
c’est fragiliser, pour le moins, le projet politique qui lui est associé.
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l’homme à la politique : nietzsche, dont nous avons déjà parlé et sur lequel
nous ne reviendrons pas, mais aussi d’autres qui, s’ils ne se situent pas au
même niveau de profondeur théorique que le penseur allemand et ne pré-
sentent pas les mêmes bases conceptuelles, convergent avec lui dans un pes-
simisme indissolublement anthropologique et politique. régis Debray, par
exemple, dans la dernière période, qui pense que « se poser » c’est « s’op-
poser », qu’il s’agisse de la vie individuelle ou de la vie collective, et par
conséquent que les rapports humains sont dans tous les cas conflictuels,
sans possibilité plausible d’apaisement2. mais on pourrait en citer de plus
anciens comme Hobbes affirmant que « l’homme est un loup pour
l’homme » ou Kant parlant de l’« insociable sociabilité » de l’homme, ou
encore le « darwinisme social » érigeant la concurrence en moteur indépas-
sable de la vie collective et dont j’ai déjà indiqué qu’il était en contradiction
avec le véritable apport anthropologique de Darwin, etc. Pourtant, c’est sans
conteste du côté de l’anthropologie freudienne, avec sa base scientifique
initiale et son envergure conceptuelle impressionnante, qu’il faut se tourner
pour voir si l’optimisme anthropologique de marx, y compris dans ses
nuances ou ses réserves, est justifié et résoudre ainsi la question de savoir
si l’instance historique de l’économie, même relativisée, est bien la « der-
nière instance » expliquant l’homme et permettant d’envisager que son
contrôle, non perturbé ou empêché par d’autres facteurs, nous permette de
maîtriser le devenir humain.
on peut, dans un premier temps, interroger directement l’importance
que marx attribue à la production matérielle dans sa conception de l’homi-
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production des moyens d’existence soit tout aussi essentielle pour définir
l’homme, les deux processus pouvant se conditionner réciproquement ou
s’accompagner, fonctionner en parallèle. mais pris ainsi dans sa généralité,
il n’explique pas ce qui chez l’homme, en liaison avec sa sexualité, pourrait
expliquer la difficulté, sinon l’impossibilité, d’un vivre-ensemble de type
communiste, à la fois pacifique et égalitaire, sauf à envisager tout de suite
que cette répression initiale de la sexualité, fondatrice dans cette hypothèse
de tout ordre social, génère, par la frustration qu’elle implique, une agres-
sivité universelle, présente chez tous les hommes et constituant alors la
source de perturbations potentielles dans leurs rapports. avec ce paradoxe
qu’il faut bien voir, qui la rendrait indépassable : cette agressivité, si elle
peut bien être maîtrisée par la société, ne saurait être éliminée puisqu’elle
est la conséquence même de l’ordre social qu’elle rend possible et qui devra
du coup s’en préoccuper. C’est très précisément la thèse que Freud soutient
dans Malaise dans la civilisation et qui touche à sa théorie des pulsions4. il
faut donc s’interroger davantage sur le contenu précis de ce qui chez
l’homme, selon Freud, fait obstacle à un pareil vivre-ensemble.
une précision d’ordre épistémologique sur son statut scientifique,
d’abord, importante pour notre discussion. La théorie freudienne des pul-
sions a été initialement élaborée dans le cadre de la psychanalyse considérée
comme une théorie psychologique portant sur l’individu, qu’il soit malade
ou sain, avec cette remarque essentielle : c’est l’étude de l’homme malade,
atteint surtout de névrose, dans le cadre expérimental d’une thérapeutique
visant à le guérir, qui a ouvert à Freud l’accès à la nature du psychisme hu-
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main en général, mais toujours envisagé dans son aspect individuel5. Disons
que c’est à travers la compréhension des dysfonctionnements de la person-
nalité individuelle qu’il a pu appréhender sa structure générale et connaître
l’essence du psychisme, donc indirectement, puisque cette structure et cette
essence sont difficilement connaissables si on tente de les saisir directement
dans le cadre du fonctionnement habituel, non perturbé par la maladie, des
êtres humains. Le fait que la doctrine psychanalytique ait eu d’abord affaire
à des états maladifs, moins fréquents que les états « normaux », et qu’elle
ait d’abord pris la forme d’une psychopathologie ne saurait donc être pré-
senté comme un argument contre elle, argument prétendant fallacieusement
que son point de départ aurait déformé la manière dont elle comprend
l’homme en général ; il a constitué au contraire l’occasion théorique qui lui
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a permis de comprendre d’une manière radicalement inédite la nature de
l’homme, nature qui lui serait restée inconnue si Freud avait voulu l’étudier
dans ses manifestations habituelles. Dans cette optique, je considère, avec
d’autres qui ne se laissent pas abuser par le retour en force du biologisme
dans l’approche des maladies mentales ou par des attaques d’un autre âge6,
qu’elle constitue bien une théorie scientifique, non seulement falsifiable
mais vérifiable et largement vérifiée – quelles que soient les précisions, les
nuances et les limites qu’il faudrait apporter à ce propos dans son cas7 –,
caractérisée par quelques grands acquis comme : l’existence d’un psychisme
inconscient lié au refoulement, l’importance de la sexualité dans la vie hu-
maine et la genèse des troubles mentaux, l’existence d’un « appareil psy-
chique » ou d’une structure de la personnalité comportant trois instances,
le ça, le moi et le surmoi, l’idée que nos comportements ont un sens qui
nous échappe, etc. À quoi j’ajouterai cependant l’idée plus générale qu’on
peut en tirer – quand on réfléchit philosophiquement sur elle ou, si l’on pré-
fère, quand on réfléchit philosophiquement sur l’homme à travers ce qu’elle
nous en dit, conformément à la pratique de la philosophie dont nous nous
réclamons –, à savoir que l’être humain est une construction de l’éducation
donc de la culture, opérée à partir d’un matériau initial naturel, fourni par
le ça8 – point de vue qui me paraît totalement isomorphe ou analogue à celui
de marx, à un certain niveau d’abstraction, sauf qu’on est ici dans un registre
clairement psychologique qui n’était pas en priorité celui de ce dernier9.
or c’est justement au niveau du « ça » qu’est impliquée la théorie des
pulsions qu’on peut opposer à l’anthropologie marxienne. elle n’a pas été
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pothèse, à côté de la pulsion de vie ou eros, de l’existence d’une pulsion de
mort ou thanatos, inscrite dans l’essence du vivant et le poussant à recher-
cher la mort, en l’occurrence l’état inorganique dont la vie est issue dans la
perspective clairement matérialiste qui est la sienne10. retournée vers l’ex-
térieur, ce qu’elle n’est pas primitivement, cette tendance à l’autodestruction
devient clairement destructrice ou héterodestructrice, c’est-à-dire donne
naissance à l’agressivité. C’est donc pour une raison purement interne à son
projet de comprendre la psychopathologie individuelle qu’il est amené à
faire cette hypothèse et, conformément à la démarche que j’ai indiquée, à
la transposer chez l’être humain en général où cette pulsion est moins visible
(voire moins forte) mais n’en existe pas moins. et si dans sa première for-
mulation elle est accompagnée de réserves intellectuelles indiquant qu’il y
a peut-être là une part de spéculation qui aurait besoin d’être confirmée par
la biologie scientifique11, Freud la maintiendra de plus en plus vigoureuse-
ment, au point d’en faire une thèse essentielle de sa doctrine : l’homme est
par nature agressif ou violent. Comme l’indique sans restriction une notation
de Malaise dans la civilisation : « L’homme n’est point cet être débonnaire,
au cœur assoiffé d’amour, dont on dit qu’il se défend quand on l’attaque,
mais un être, au contraire, qui doit porter au compte de ses données instinc-
tives une bonne somme d’agressivité. »12
Étant données les raisons explicatives que Freud avance, qui militent en
sa faveur, cette conception doit être prise en compte sur le terrain même où
elle se situe, celui de la psychologie individuelle, même si on peut, on le
verra, la relativiser sur ce même terrain. Le problème est que Freud ne s’en
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au surplus avoir des conséquences sur son objet initial, la vie psychique de
l’individu13. examinons cela de plus près.
il y a donc d’abord cette thèse qui relève de l’ontogenèse et qui affirme
qu’il y aurait en l’homme un fond naturel de violence d’origine biologique
mais de nature psychique – puisque la pulsion (plutôt que l’instinct) est un
concept-limite, indiquant une réalité psychologique d’origine somatique –,
le poussant à rechercher du plaisir dans la souffrance qu’il impose, dans ce
cas, aux autres, visant donc à délier et à détruire ce que la pulsion de vie
vise à lier et à construire. son champ de manifestation, s’il n’est pas réprimé,
devient alors immense, depuis l’agressivité dans la vie quotidienne, les ri-
valités ou les jalousies interindividuelles, la compétition et la concurrence
pour les postes, les statuts, le pouvoir, jusqu’aux formes collectives bien
plus graves comme l’oppression exercée sur autrui, la tendance économique
à l’exploiter, à le dépouiller de ses biens – donc ce qu’il faut bien appeler
les conflits de classes – et, bien entendu, forme suprême de son expression,
la guerre avec toutes les exactions et les horreurs dont elle est l’occasion,
dont des hommes que l’on croyait civilisés et apaisés se montrent tout à
coup capables14. À l’horizon de cette violence native, il y a donc le meurtre
d’autrui, qu’il soit perpétré ou seulement fantasmé, donc son désir, dont la
guerre n’est que la forme collective ultime, actualisée et donc visible. Pour
Freud celle-ci ne crée pas le meurtre, elle ne fait que réaliser une tendance
au meurtre inhérente à la violence innée de l’homme : ce n’est pas la guerre
(expliquée par exemple sur le seul terrain de l’histoire par des circonstances
contingentes) qui engendre la violence, c’est la violence (naturelle) qui en-
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exclusive qu’il implique : c’est par amour pour le premier parent que l’on
hait l’autre parent (même si on l’aime aussi, autre ambivalence). À quoi
s’ajoutent les rivalités internes à la fratrie (quand il y a fratrie) qui elles aussi
vont susciter de l’agressivité enracinée dans l’amour et le besoin d’un amour
sans partage. nous retrouvons ici la dualité d’eros et de thanatos, et donc
la présence de ce dernier, la pulsion de mort, sauf que l’agressivité n’a pas
dans ce cas le statut d’une donnée anthropologique générale dont le substrat
biologique pourrait être contesté, mais apparaît plus simplement sous la
forme clairement vraisemblable et avérée d’un phénomène qui se met en
place nécessairement dans toute enfance, étant donnée la situation œdi-
pienne et son complexe, dans la mesure, bien entendu, où l’on admet l’uni-
versalité du complexe d’Œdipe, ce qui est mon cas15. La nécessité (=
l’inévitabilité) et l’universalité de ce complexe nous contraignent à admettre
en l’homme la nécessité (= l’inévitabilité) et l’universalité de l’agressivité
ou de la haine qu’il induit, très logiquement. L’homme donc, de ce point de
vue, et tout homme, devient violent et est donc nécessairement violent parce
qu’il rencontre une situation infantile qui le rend nécessairement violent.
enfin, Freud ajoute un dernier point pour expliquer la présence de l’agres-
sivité en l’homme, que nous avons déjà évoqué : la civilisation ne pouvant
se constituer qu’au prix de la maîtrise des pulsions (l’agressivité innée, la
sexualité et l’agressivité infantiles liées à l’Œdipe), elle doit les réprimer et
donc les frustrer en empêchant leur satisfaction directe. elle produit alors
une agressivité réactionnelle, elle-même inévitable, sans la production de
laquelle elle ne pourrait se constituer et qu’elle devra elle aussi réprimer,
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terdisant l’accès aux femmes de la tribu, fondant ainsi l’interdit de l’inceste,
l’exogamie, la religion et la morale énonçant en priorité l’interdit du meurtre
(= au départ : tu ne tueras point ton père). Je ne développerai pas davantage
cette perspective, dont la fonction est d’appuyer l’idée du complexe
d’Œdipe et de sa violence propre sur les traces mnésiques d’un événement
archaïque, donc sur l’hypothèse peu vraisemblable d’une hérédité mémo-
rielle de l’acquis (un événement historique) comme sur celle d’une « âme
collective » très contestable17. L’important est d’y voir la projection sur le
plan d’une histoire plus ou moins imaginée et imaginaire, de la réalité trans-
historique et toujours actuelle, elle incontestable, du complexe d’Œdipe,
avec son mélange d’amour et surtout de haine pour le père – projection dans
laquelle la phylogenèse est censée confirmer l’ontogenèse dont en réalité
elle s’inspire.
Quoi qu’il en soit de la validité scientifique de ce supplément théorique,
la conclusion est claire : Freud procède bien à « une histoire psychique de
la possibilité du meurtre, ainsi que de toutes les violences »18. Qu’en est-il
alors de cette « histoire psychique » de la violence qui paraît bien empiri-
quement autonome et faire abstraction de l’histoire matérielle et sociale telle
que marx l’a analysée et en a en marqué l’importance causale, donc l’im-
portance quand il s’agit de comprendre l’homme dans toutes ses dimensions,
violence comprise – histoire psychique qui prétend, à l’inverse, rendre
compte des aspects conflictuels de cette histoire et les déclare plus ou moins
indépassables ?
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sence naturelle de la cause – la pulsion de mort – paraissant expliquer
facilement et d’une manière cohérente l’omniprésence de ce qui est conçu
comme son effet – les conflits inter-humains. Pourtant, la situation théorique
est plus compliquée que cette présentation pourrait le laisser croire, y com-
pris chez Freud lui-même, pour plusieurs raisons. D’abord il faut observer
que l’honnêteté intellectuelle de Freud et son ouverture à la critique de ses
positions – malgré un certain durcissement dans ses derniers écrits – sont
telles qu’il lui arrive souvent d’indiquer que ce qu’il avance n’est qu’un
point de vue particulier et partiel, qui n’exclut en rien d’autres points de vue
venant d’autres disciplines. C’est ainsi que s’interrogeant, au début de son
livre L’avenir d’une illusion, sur la question de la civilisation et de ce qui
l’attend, avant d’aborder le problème religieux, il signale qu’il va présenter
son avis personnel et s’interdire toute totalisation dogmatique : « Je recher-
cherai […] le petit domaine sur lequel j’ai dirigé, jusqu’à ce jour, mon at-
tention, et ceci dès que j’aurai défini sa position par rapport au vaste
ensemble. »20 De même, à la fin de Totem et tabou, dans une note, il relati-
vise la conception ambitieuse qu’il vient d’exposer en affirmant que, face à
la complexité des phénomènes qu’il a étudiés, sa « seule intention est d’ajou-
ter aux causes connues ou non encore reconnues de la religion, de la morale
et de la société, un nouveau facteur qui se dégage des recherches psychana-
lytiques »21. ensuite, il faut bien voir que l’admission d’une agressivité im-
portante chez l’homme, qu’elle soit innée ou acquise à partir des facteurs
infantiles que j’ai indiqués, ne signifie en rien qu’elle doive nécessairement
se manifester dans les comportements humains sous une forme directe.
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pour les autres. Conséquence : si l’on définit l’homme globalement, sans le
réduire à sa nature instinctive et en tenant compte de sa capacité culturelle
d’auto-répression et de sublimation qui le définit en propre (l’animal ne la
possède pas), alors il faut dire que la nature de l’homme est plastique,
qu’elle s’offre au travail de la culture et l’on peut affirmer avec le meilleur
nietzsche que l’homme est un « animal dont le type n’est pas encore fixé »22.
au point que Freud est amené à plusieurs reprises à envisager, fût-ce avec
prudence, un progrès humain, un progrès de l’homme ainsi conçu qui, s’il
n’a pas la capacité d’éradiquer son fond pulsionnel animal, peut le tenir à
distance et même envisager de faire subir à sa « nature », sur le long terme,
des transformations positives quasi définitives, sinon héréditaires. C’est
ainsi que dans sa très belle lettre à albert einstein à propos de la guerre, il
envisage, via le progrès de la culture, des transformations psychiques pro-
fondes de l’homme allant dans le sens d’un « mieux » et s’inscrivant dans
l’organisme humain sous la forme d’une nouvelle nature ou d’une nature
améliorée : « Les transformations psychiques qui procèdent de cette évolu-
tion de la culture sont patentes et sans équivoque » dit-il en les liant au pro-
cessus multiforme de répression/sublimation qui est au cœur de la culture23.
et il précise : « Parmi les caractéristiques de la culture, les deux principales
me semblent être le renforcement de l’intellect, qui commence à dominer
la vie pulsionnelle, et l’intériorisation du penchant à l’agression, avec toutes
les conséquences bénéfiques et dangereuses qu’elle implique. »24 Cette
transformation lui paraît clairement pouvoir atteindre l’homme en son fond
et constituer comme une nouvelle idiosyncrasie, celle des pacifistes dont il
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fait partie (comme einstein), qui éprouvent une espèce d’horreur instinctive
pour la guerre et dont il ne désespère pas qu’un jour tous les hommes l’ac-
quièrent. Ce n’est pas là « un espoir utopique » ajoute-il même25 – sous-en-
tendu : si l’on a compris à quel point l’homme, au-delà de son origine
animale et des traces qu’il en conserve, est aussi un être de culture. on peut
le dire en d’autres termes, qui nous rapprochent clairement de marx et de
Darwin : l’origine animale (lointaine) n’est pas une base (actuelle)26 et
l’homme initial peut être transformé par l’histoire.
on voit que l’idée d’une « nature » violente de l’homme, pourtant sou-
vent affirmée avec force, comme on l’a vu, en sort fragilisée à l’intérieur
même de la pensée freudienne prise avec toutes ses nuances, sinon ses
quelques contradictions : qu’est-ce qu’une « nature » à ce point plastique ?
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et le concept de « pulsion de mort »27 pourrait être alors soumis à révision,
de la manière suivante : s’il y a bien en l’homme une énergie vitale qu’on
peut dire pulsionnelle, celle-ci est primitivement sans objet précis et elle ne
devient violence (ou agressivité) qu’en se donnant comme objet ou objectif,
pour se satisfaire, l’agression d’autrui, ce qui n’est pas inscrit dans son es-
sence initiale et suppose un devenir-violent au sein de situations culturelles
ou sociales particulières qui, si elles étaient différentes, pourraient lui im-
poser un tout autre devenir28. or cette remise en cause peut être amplifiée
par une considération plus générale qui fait intervenir la problématique es-
sentielle de l’acquis, appliquée à cette même violence. D’abord en un sens
certes restreint, mais qu’il faut prendre en compte dans les analyses de Freud
et qui concerne la manière dont les pulsions de vie et de mort ne peuvent
être séparées ni jugées univoquement à la lumière d’un manichéisme som-
maire, les pulsions de vie étant déclarées bonnes et celles de mort mau-
vaises, nourrissant par exemple l’égoïsme. au contraire, ces dernières, sous
l’influence de l’érotisme et du besoin d’amour, peuvent devenir en quelque
sorte utiles et bonnes, et être « métamorphosées en instincts sociaux »29.
une espèce d’alchimie interne, opérant dans la vie individuelle sous l’in-
fluence des contraintes culturelles externes, fait donc acquérir à l’égoïsme
(lié à l’agressivité) une dimension d’altruisme, à la cruauté une dimension
de compassion30. « Les influences de la culture conduisent à ce qu’une part
toujours croissante des tendances égoïstes se transforment, grâce à des ad-
juvants érotiques, en tendances altruistes » affirme ainsi Freud, au point,
ajoute-t-il, que les contraintes externes d’origine historique ayant été inté-
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riorisées, « les hommes qui naissent aujourd’hui apportent avec eux, à titre
de structuration héritée, une part d’inclination (de disposition) » à cette
transformation31. il apparaît du coup que « l’individu n’est pas seulement
soumis aux influences de son milieu culturel actuel, mais [qu’] il obéit éga-
lement aux influences exercées par l’histoire de la civilisation de ses ascen-
dants »32, énoncé étonnant pour qui voudrait ranger imprudemment le père
de la psychanalyse dans le camp des théoriciens naturalistes de la civilisa-
tion et de l’homme, occultant dans ce double domaine le rôle de l’acquis,
qu’il soit lié à l’histoire ou à la biographie individuelle. C’est bien une vision
contraire qui se révèle ici, à nouveau convergente avec celle de marx (et de
Darwin), même si c’est sur des bases différentes parce que psychologiques.
Cette dimension de l’acquis, le travail de gérard mendel, dont nous
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avons déjà indiqué l’importance théorique, la fait clairement intervenir dans
une perspective qui mêle, mais sans syncrétisme aucun, la genèse psycha-
nalytique de l’humain et sa genèse sociale, avec l’objectif pleinement as-
sumé d’aider l’homme à parvenir à l’autonomie33. il y a selon lui un
« sujet-machinerie », à l’opposé du sujet métaphysique parfaitement ima-
ginaire de l’idéalisme philosophique, et qui est constitué aussi bien d’une
part de nature que de la « mémoire de l’acquis » individuel inscrit en lui, de
ses investissements actuels et de ses représentations culturelles liées à la so-
ciété dans laquelle il vit34. Dans ce cadre général, il pense l’agressivité hu-
maine, contrairement à ce que dit Freud en partie, mais en partie seulement,
comme étant fondamentalement « réactionnelle », comme « la résultante de
frustrations, de manques, et non pas comme un processus primaire existant
de manière autonome ». Ce qui ne veut pas dire qu’elle soit « vouée à dis-
paraître », mais, comme je l’ai déjà suggéré, qu’on peut largement la réduire
en agissant en amont sur les facteurs qui la renforcent35. Élargissons le pro-
pos, sans trahir je le crois mendel et en étant cette fois-ci catégorique : il y
a une large part de l’agressivité humaine qui, au-delà de ce qui en elle vient
des circonstances inévitables de l’enfance et dont j’ai déjà parlé, provient
des conditions sociales de la vie individuelle, qui est donc acquise, ni innée
ni inévitable, liée à des réalités historiques sur lesquels l’homme a prise ou,
si l’on préfère, doit pouvoir avoir prise étant donnée leur essence historique.
C’est le cas, au minimum, de toute cette violence proprement sociale dont
l’origine se trouve dans la misère, la pauvreté, le chômage, la surpopulation,
l’urbanisme mal conçu, les déficits éducatifs, les manques de modèles pa-
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pleur et sa complexité, pour en concevoir le caractère historique, au sens
fort du terme, celui d’un phénomène contingent et non nécessaire dans l’ab-
solu, offert par principe à la maîtrise de l’homme dès lors que l’on comprend
ses causes et que l’on se donne les moyens de les éliminer. et l’on ne
conclura à la nature, c’est-à-dire à la pulsion, qu’en désespoir de cause –
j’entends : en désespoir d’autres causes, proprement culturelles.
or le paradoxe est qu’on retrouve une nouvelle fois cette dimension spé-
cifiquement sociale de la violence, donc celle de sa sociogenèse et non de
sa nature biologique ou de sa seule psychogenèse, chez Freud lui-même.
revenons au début de L’avenir d’une illusion où, avant d’aborder la ques-
tion de l’illusion religieuse, il s’interroge sur les difficultés de la vie en so-
ciété qui peuvent alimenter cette illusion. Ce qui est frappant, c’est qu’il ne
fait pas du tout l’impasse sur la question sociale, sur les inégalités dans la
répartition du pouvoir et de la richesse, et qu’il indique que l’hostilité à
l’égard de la civilisation, qu’une anthropologie générale des pulsions telle
que nous avons commencé par la présenter pourrait faire croire générale,
est en réalité inégalement présente selon les classes sociales, bien plus forte
chez les dominés, les opprimés ou les exploités : « Quand une civilisation
n’a pas dépassé le stade où la satisfaction d’une partie de ses participants a
pour condition l’oppression des autres, peut-être de la majorité, il est com-
préhensible qu’au cœur des opprimés grandisse une hostilité intense contre
la civilisation rendue possible par leur labeur mais aux ressources de la-
quelle ils ont une trop faible part » dit-il par exemple36 ; et sans renoncer à
l’idée d’une hostilité générale liée à sa théorie des pulsions, il montre bien
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que les classes opprimées auront plus de mal à intérioriser les interdits mo-
raux entraînant la frustration de la vie instinctuelle, faute de trouver dans la
vie sociale une compensation matérielle suffisante à cette frustration pul-
sionnelle. Freud envisage donc clairement l’idée qu’une partie de l’agres-
sivité humaine se manifestant sous la forme d’une hostilité à la culture
susceptible de perturber son fonctionnement, ait son origine dans les condi-
tions sociales de vie. D’où cette hypothèse qu’il avait formulée d’emblée,
contradictoire avec le fond de son approche mais qu’il ne rejette pas a
priori : « il semble alors facile d’admettre que ces difficultés ne sont pas
inhérentes à l’essence de la civilisation elle-même, mais sont conditionnées
par l’imperfection des formes de culture ayant évolué jusqu’ici. »37 il ne va
pourtant pas jusque-là, maintenant la thèse d’une agressivité innée, mais
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rendue en quelque sorte invisible dans les classes « mieux partagées », ce
qui l’amène à penser que « l’homme archaïque » reste présent en l’homme,
simplement masqué par le processus civilisateur répression/sublimation,
qu’il resurgit en temps de guerre et qu’il en fournit la matrice explicative
ultime38. Pourtant, même dans ce cas et alors qu’il vient d’affirmer que « la
guerre ne peut être abolie », on le voit préciser, d’une manière une nouvelle
fois contradictoire, que « tant que les conditions d’existence des peuples se-
ront si différentes et si vives leur aversion mutuelle, il y aura nécessairement
des guerres »39. or, que signifie ce « tant que » sinon qu’une autre organi-
sation des conditions sociales d’existence et des rapports entre les peuples
est logiquement concevable et, donc, que la paix est possible, que son idéal
n’est pas anthroplogiquement impossible comme il lui arrive aussi de le
soutenir ?
C’est ici qu’il faut examiner la manière dont il considère l’expérience
bolchevique et, plus largement, l’hypothèse historique du communisme, non
comme un point de détail qui ne concernerait que l’histoire de ses opinions
politiques, mais comme un point théorique important, qu’il aborde à chaque
fois avec respect et gravité, car il touche à la possibilité d’une pacification
des rapports entre les hommes comme à la possibilité de les réconcilier au
sein d’un ordre social susceptible de les rendre heureux ou, en tout cas, de
répartir d’une manière égalitaire les chances de bonheur – double problème
qui est au cœur de sa réflexion anthropologique générale comme elle est au
cœur, on l’aura compris, de la réflexion matérialiste de marx sur l’homme
et l’histoire40. L’expérience bolchevique suscite en lui à la fois de l’intérêt
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sont plus forts. C’est ainsi que peu après, dans un passage de Malaise dans
la civilisation (1929), il s’attarde longuement sur cette question43 : partant
de l’idée que les communistes « croient avoir découvert la voie de la déli-
vrance du mal » à travers l’abolition de la propriété privée qui aurait vicié
la nature de l’homme, qu’ils pensent celui-ci comme essentiellement « bon »
(ce qui n’est pas tout à fait exact, on l’a vu plus haut) et donc susceptible de
s’entendre avec autrui et d’être heureux collectivement en modifiant la base
économique de la société actuelle, il récuse radicalement cette possibilité
d’une amélioration profonde de l’homme et de la société, croyance dans la-
quelle il ne voit, d’un point de vue psychologique, qu’« une illusion sans
consistance aucune ». on retrouve le même diagnostic pessimiste où le psy-
chologue, devenu anthropologue, se fait juge de l’histoire dans son rapport
à l’homme – de ce que l’homme peut faire d’elle et de ce que l’histoire peut
faire de lui – dans sa lettre à einstein, Pourquoi la guerre ? : « Les bolche-
vistes, eux aussi, espèrent qu’ils sauront faire disparaître l’agressivité hu-
maine en garantissant la satisfaction des besoins matériels et, par ailleurs,
en instaurant l’égalité parmi les membres de la société. Je tiens cela pour
une illusion. »44
Quel bilan d’ensemble faire alors non de la psychologie freudienne mais
de son anthropologie générale, et comment l’articuler aux apports essentiels
de celle de marx en tenant compte de ses flottements propres mais aussi de
ses ignorances dans son rapport à cette dernière ? une remarque tout de
suite : il ne faut pas se laisser prendre au piège du terme d’« illusion » utilisé
contre le projet communiste, avec son anthropologie considérée par Freud
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C’est dire, comme l’indique Freud lui-même, que non seulement « une il-
lusion n’est pas la même chose qu’une erreur » mais qu’elle « n’est pas né-
cessairement une erreur »46 et, donc, que l’on peut croire en une vision du
monde ou de l’homme sur la base d’un pareil mobile affectif – le désir – et
ne pas être pour autant dans l’erreur : une illusion prise dans son strict sens
freudien peut être vraie. Conséquence : l’éclairage qu’apporte Freud sur le
statut éventuel d’illusion du marxisme, qui est souvent repris à son encontre
et qui doit être pris en compte même quand on se réclame de marx, au moins
à titre de prudence intellectuelle, ne saurait réfuter celui-ci sur le fond. C’est
uniquement en considérant ce fond théorique du marxisme pour le confron-
ter à celui de Freud qu’il faut prendre position et tenter d’articuler une ré-
ponse finale. or il est clair que, quelles que soient les convergences entre
nos deux auteurs que nous avons signalées au passage ou qui se sont déga-
gées d’elles-mêmes – en résumant : il y a de la nature chez marx et de l’his-
toire chez Freud –, la tendance dominante de la doctrine freudienne est bien
de subsumer l’explication de l’homme et de l’histoire ou, si l’on préfère, de
l’homme dans l’histoire, sous des catégories psychologiques élaborées pour
comprendre l’individu – champ où elles sont incontestablement explicatives
– en occultant alors, voire en refusant les déterminants intrinsèques du nou-
veau champ ou des nouveaux champs où elle les applique : l’économie, la
société, l’histoire, dont l’intelligence relève de disciplines particulières avec
leurs concepts spécifiques. avec ce risque supplémentaire : cette occultation
ou ce refus peuvent l’empêcher, en retour, de voir (pas toujours) ce qui dans
son objet propre – la vie psychique individuelle – dépend structurellement
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il y critique la prétention de marx d’expliquer l’histoire par l’économie –
en lui prêtant d’ailleurs un « exclusivisme économique » ou un « écono-
misme » que l’on ne trouve pas chez lui mais seulement dans les déforma-
tions militantes de sa doctrine47 – et propose carrément de mettre la
psychologie au poste de commande des sciences de l’humain, versant lui,
dans ce cas précis, dans « l’exclusivisme psychologique », dans le « psy-
chologisme ». C’est ainsi que, après avoir parlé de la présence prédominante
des facteurs psychologiques dans l’évolution économique et dans l’évolu-
tion culturelle et abordant cette fois-ci la sociologie, il peut énoncer ce qu’il
faut bien appeler cette énormité : « La sociologie qui étudie le comportement
de l’homme au sein de la société ne saurait non plus être autre chose que de
la psychologie appliquée », ajoutant même que « rigoureusement parlant, il
n’existe que deux sciences : la psychologie pure ou appliquée ou les sciences
naturelles »48. et précédemment, au moment où il examinait le rôle des fac-
teurs psychologiques dans le développement économique, il pouvait affir-
mer dans le même esprit : « non seulement ces facteurs participent à
l’établissement des conditions économiques, mais ensuite ils déterminent
tous les actes de l’homme. »49 exit donc ces autres sciences humaines que
sont l’économie, la sociologie et l’histoire en tant que telles. on comprend
que mendel, opposé à toute idée de « nature humaine » et, par conséquent
à toute occultation théorique du social, ait pu dénoncer la dualité d’eros et
de thanatos pour autant qu’elle donne naissance à une espèce de cosmogo-
nie et même, faut-il ajouter, à une philosophie de l’histoire un peu fantaisiste
dans lesquelles le « jeu » de ces deux instincts (ou pulsions), érigés en entités
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ciente au pouvoir de la part des classes opprimées peut leur apporter une
compensation et faciliter leur oppression : il y a là un facteur psychique, en
liaison avec l’enfance et l’image du père, qui va bien au-delà de ce que le
seul concept d’idéologie, ici d’idéologie dominante, pourrait nous faire com-
prendre52. Wilhem reich s’en est clairement inspiré pour expliquer le fas-
cisme, l’adhésion des masses à un pouvoir dictatorial qui les fait aimer ce
qui ou celui qui les opprime : ce n’est là ni un phénomène de « servitude
volontaire », ni la conséquence d’une seule situation économique, mais aussi
un mécanisme psychologique inconscient reposant sur une « structure ca-
ractérielle » forgée dans l’enfance avec l’aide d’une éducation autoritaire
et répressive, transférant le besoin infantile de l’autorité paternelle sur le
chef politique. il y a donc bien une « psychologie de masse du fascisme »
qui apporte un élément spécifique d’explication à un phénomène pourtant
politique, mais dont la causalité n’est pas seulement politique53. Plus large-
ment, d’ailleurs, dans son essai Psychologie collective et analyse du moi 54,
Freud nous montre comment les rapports au sein d’un groupe – foule,
Église, Parti – sont tissés non seulement de convictions idéologiques com-
munes mais, tout autant, de liens affectifs émanant d’une libido sublimée
avec, là aussi, une reviviscence de l’enfance et de la structuration de la fa-
mille autour du père qui se transpose sur l’organisation hiérarchique du
groupe ; et c’est ce soubassement affectif, autant que l’unité des idées, qui
fait la force des groupes organisés, la force de l’adhésion qu’ils suscitent…
comme parfois la violence des rejets dont ils peuvent être aussi l’objet. Com-
prendre ainsi ces phénomènes socio-politiques, sans les couper eux-mêmes
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de l’histoire, est donc une nécessité à la fois théorique, pour ne pas verser
dans un matérialisme historique économiciste, et pratique pour éviter les ef-
fets négatifs en politique de ces mécanismes psychologiques quand ils sont
ignorés et non maîtrisés – comme le culte du chef ou la personnalisation du
pouvoir et de la politique, catastrophiques pour la démocratie.
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1voir m. godelier, Au fondement des sociétés humaines. Ce que nous apprend l’anthropologie,
albin michel, 2007, et g. guille-escuret, L’anthropologie, à quoi bon ? L’Harmattan, 1996.
godelier indique bien que les rapports de parenté ne sont pas fondateurs de l’histoire et de la
société : « Les rapports de parenté, et encore moins la famille, ne sauraient constituer le lien
qui unit différents groupes humains de façon à faire une société. » (op. cité, p. 21). Par contre,
on sera sensible à la déclaration de matérialisme intégral (ou « transcendantal » dit-il en repre-
nant un vocabulaire ironique de sartre) que fait Lévi-strauss – qui rejoint la nôtre – et au fait
que ce matérialisme lui paraît sinon justifié, en tout cas suggéré par son travail d’ethnologue
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et en congruence avec lui, y compris quand il s’agit de penser que « l’esprit est une chose » :
voir le magnifique dernier chapitre, « Histoire et dialectique », de La pensée sauvage (op. cité
plus haut), dans lequel il polémique avec la conception sartrienne de l’histoire et ce qu’il reste
d’idéalisme subjectif en elle.
2
voir sa Critique de la raison politique (gallimard, 1981), mais aussi son Cours de médiologie
générale (gallimard, 1991) dans lequel il récuse toute idée de progrès dans l’ordre des rapports
entre les hommes, réservant cette idée au domaine de l’histoire des sciences et des techniques,
donc à l’ordre du rapport de l’homme aux choses (op. cité, p. 39).
3 op. cité, p. 185.
4 op. cité, PuF. Le nouveau titre des éditions récentes de cet ouvrage est Malaise dans la cul-
ture, mais ce terme de « culture » (Kultur en allemand) est moins parlant en français que « ci-
vilisation ».
5 voir cette observation de Freud dans l’Abrégé de psychanalyse : « une étude des états nor-
maux, stables […] ne nous apprendrait pas grand chose » (op. cité, ch. v, p. 29), étant entendu
que les autres états ne sont pas seulement ceux de la maladie mentale puisque Freud, dans ce
chapitre du livre, parle essentiellement du rêve.
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6 Je pense bien évidemment ici au Livre noir de la psychanalyse, à l’ouvrage déjà ancien de P.
Debray ritzen, La psychanalyse, cette imposture (albin michel, 1991) ou, récemment, aux
élucubrations indignes de m. onfray dans sa diatribe Le crépuscule d’une idole. L’affabulation
freudienne (grasset, 2010). si l’on veut connaître une approche critique sérieuse, véritablement
argumentée et qui commence par prendre acte de l’authentique ambition scientifique de l’œuvre
de Freud, on lira l’ouvrage d’a. grünbaum, Les fondements de la psychanalyse (PuF, 1996).
Le petit ouvrage de synthèse de r. Bouveresse-Quillot et r. Quillot, Les critiques de la psy-
chanalyse (PuF/Que sais-je ? 1991) n’est pas, lui non plus, à la hauteur de son objet.
7 voir par exemple, l’examen qu’en fait g. mendel dans La psychanalyse revisitée (La décou-
verte, 1988) avec la remise en cause de certaines de ses affirmations à laquelle il procède. on
peut aussi estimer (avec ce même mendel) qu’elle surestime le facteur sexuel infantile et sous-
estime le facteur biologique dans son explication des maladies mentales. Par ailleurs, l’idée
que la psychanalyse ne soit pas falsifiable et ne réponde donc pas au critère de scientificité
que constituerait prioritairement la « falsifiabilité » – idée énoncée par K. Popper dans le cadre
d’un polémique plus large avec les sciences humaines (avec le marxisme par exemple) et non
dépourvue d’intentions idéologiques – ne me semble pas soutenable. il suffirait, par exemple,
de démontrer qu’elle ne guérit pas pour la réfuter, ce qui n’est pas le cas : elle guérit bien des
névroses, mais échoue face aux psychoses, échec qui tient à la nature des psychoses, qui par
définition rendent difficile, voire impossible, la relation thérapeutique fondée sur la prise de
conscience du refoulé et la suppression du refoulement, via le transfert.
8 J’en profite pour indiquer que l’appareil psychique ou la topique n’est donc pas « immuable »
comme l’avance L. sève (L’« homme » ?, op. cité, p. 258). Le moi et le sur moi sont bien
acquis sur la base de l’éducation et leur « force », par exemple (moi fort ou faible, sur-moi
plus ou moins répressif), en dépend.
9 il m’est arrivé de faire la même remarque, mais en sens inverse, à propos de la formule de
marx, selon laquelle « la vie détermine la conscience » : elle vaut aussi pour Freud (comme
pour nietzsche !) dans un même esprit matérialiste et déterministe, sauf que le concept de
« vie » n’a pas le même contenu dans les deux (ou trois) cas.
10 voir Essais de psychanalyse, Payot, 1re partie.
12 op. cité, PuF, 1971, p. 64. Pour ceux qui seraient d’emblée critiques à l’égard de cette thèse,
je livre une anecdote et une information, qui valent ce qu’elles valent. L’anecdote : dans un
débat de la revue M consacrée au renouveau du marxisme, dans les années 1980, H. Lefebvre
s’était emporté contre la thèse de la pulsion de mort. mais il l’avait fait violemment, en bran-
dissant un bras et une main rageuses : curieux, non ? L’information : répondant à ce qui est de-
venu le « questionnaire Proust », marx définissait sa conception du bonheur par « la lutte ». il
me semble que cela interroge.
13 en dehors de Malaise dans la civilisation, voir L’avenir d’une illusion (PuF), Totem et tabou
(Payot) mais aussi Psychologie collective et analyse du moi (in Essais de psychanalyse), ses
importantes Considérations sur la guerre et sur la mort (ib.) ainsi que Pourquoi la guerre ?
Lettre à Albert Einstein. une partie de ces textes est réunie dans Sigmund Freud. Anthropologie
de la guerre (Fayard, 2010), avec une excellente introduction de m. Crépon et m. de Launay.
14 voir Malaise dans la civilisation, op. cité, p. 64-65. Pour les horreurs dont les hommes se
montrent capables en tant qu’individus à la guerre, il suffit de songer aux viols, à la torture,
aux humiliations qu’ils font subir aux ennemis vaincus. au xxe siècle, cela n’a pas été l’apa-
nage des fascismes de droite, par exemple avec les camps de concentration nazis. on les a re-
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trouvées dans les révolutions dites « communistes », dans les procès ou les camps de
rééducation soviétiques, par exemple, en Chine avec les excès inacceptables de la révolution
culturelle ou encore au Cambodge sous Pol-Pot. Plus largement, le stalinisme aura été une vio-
lence de masse exercée contre les masses au nom d’une théorie politique qui entendait suppri-
mer la violence ! La différence entre les deux systèmes est cependant de taille : dans le premier
cas la violence est constitutive, dans le second cas elle était censée n’être qu’un moyen provi-
soire, au service de son contraire, la paix.
15 Je ne peux développer ce point, mais j’indique seulement que les recherches empiriques de
l’ethnologue malinowski visant à infirmer cette thèse ont reçu une réponse qui va dans le sens
de Freud et qui me convainc.
16 Plus précisément encore, l’agressivité réprimée est captée par le sur-moi et se retourne contre
le sujet, engendrant un sentiment inconscient de culpabilité. C’est là, sans doute, l’aspect le
plus original de l’explication freudienne de ce « malaise ».
17 voir Totem et tabou, op. cité, p. 181. Les critiques de L. sève à ce niveau (op. cité) sont par-
faitement justifiées.
18 m. Crépon et m. de Launay dans l’introduction à Sigmund Freud, Anthropologie de la guerre,
op. cité, p. 8.
19 Je reviendrai sur ce point important et qui marque la singularité de Freud dans l’univers in-
tellectuel : il échappe aux préjugés anticommunistes qui brouillent l’intelligence du réel chez
beaucoup.
20 op. cité, p. 8.
22 Par-delà le bien et le mal, § 62. Ce rapprochement avec nietzsche s’impose d’autant plus
que Freud en avait lui-même conscience. voir sur ce point l’ouvrage de P.-L. assoun, Freud
et Nietzsche (PuF, 1982) ainsi que mon Nietzsche ou l’impossible immoralisme. Lecture ma-
térialiste (Kimé, 1993).
23 in Anthropologie de la guerre, op. cité, p. 330.
24 ib.
25 ib., p. 331.
26 on trouve cette distinction importante origine/base dans le travail de L. sève. elle me paraît
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juste et féconde, à condition de ne pas la durcir au point d’oublier que l’origine peut rester
présente dans la base. C’est ainsi que la leçon de Freud, en dehors de la problématique de la
violence, est bien que notre enfance psychologique reste présente dans notre vie d’adulte et la
détermine. L’origine peut être et est aussi une base ! Comme on a pu le dire, « l’enfant est le
père de l’homme », au moins partiellement et quel que soit le poids des circonstances qui suc-
cèdent à l’enfance.
27 Ce terme de pulsion paraît préférable à celui d’« instinct » car un instinct est, biologiquement,
pulsion de mort.
29 Considération actuelle sur la guerre et la mort (i) in Anthropologie de la guerre (op. cité,
p. 271)
30 ib., p. 269.
32 ib. Le seul problème qui se pose ici – comme dans Totem et tabou – c’est que ce rôle de
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l’histoire ainsi envisagé suppose une hérédité de l’acquis qui est scientifiquement contestable.
33 C’est bien pourquoi il se définit comme « socio-analyste », ce qui ne l’assimile ni au courant
du « freudo-marxisme », qui n’est pas toujours très rigoureux, ni à l’inspiration de ceux qui
entendent trouver au sein du capitalisme une « pulsion de mort » qui expliquerait son devenir
inhumain, comme g. Dostaler et B. maris dans leur ouvrage commun, Capitalisme et pulsion
de mort (albin michel/Pluriel, 2009). C’est, dans ce dernier cas, mêler un concept psycholo-
gique (déjà lui-même problématique) à un concept socio-historique sans les articuler comme
il conviendrait. Qui détermine quoi : est-ce la pulsion de mort qui détermine le capitalisme (et
l’explique) ou le capitalisme qui rend les hommes agressifs et détermine leur violence (et l’ex-
plique) ?
34 Le vouloir de création, op. cité, p. 124-125.
35 ib., p. 107.
37 ib., p. 9.
38 voir Considération actuelle sur la guerre et la mort (ii), op. cité, p. 311.
39 ib.
40 un texte, cependant, manifeste une hostilité exagérée à l’égard de marx. C’est la dernière
le long terme et, surtout, que son identification au communisme marxien allait de soi pour lui.
C’est là une erreur répandue à l’époque et qui interdit, quand on en a pris conscience, d’utiliser
son échec désormais avéré dans le débat théorique qui nous occupe.
42 « Celui qui dans sa propre jeunesse a goûté aux misères de la pauvreté, a éprouvé l’insensi-
bilité et l’orgueil des riches, est sûrement à l’abri du soupçon d’incompréhension et de manque
de bienveillance à l’égard des efforts tentés pour combattre l’inégalité des richesses et ce qui
en découle. » (Malaise dans la civilisation, p. 67, note).
43 op. cité, p. 66-68.
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49 ib., p. 236. suit toute une liste de ces facteurs (pulsion, instinct de conservation, agressivité,
soif d’amour, etc.) qui sont censés nous déterminer totalement et exclusivement. C’était aussi,
on s’en souvient, la position de nietzsche faisant de la psychologie (de la volonté de puissance)
la « reine des sciences ».
50 C’est bien pourtant la revendication d’une pareille multiplicité explicative qu’il oppose à
marx dans la polémique que j’ai citée (voir p. 237), mais il ne se l’applique pas vraiment à lui-
même ! La critique de mendel se trouve dans le chapitre « une étrange cosmogonie » de La
psychanalyse revisitée (op. cité).
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51 voir, tout simplement, le rejet de la psychanalyse elle-même à l’époque du stalinisme triom-
plication du nationalisme.
53 voir W. reich, La psychologie de masse du fascisme, Payot. on comprendra tout de suite
que ce mécanisme explique tout autant les dérives du stalinisme – staline était qualifié de
« petit Père du peuple » et les masses russes ont pleuré à sa mort – et du maoïsme avec son
culte du chef et l’instauration du « Petit Livre rouge » en nouvelle bible.
54 in Essais de psychanalyse, op. cité.