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Féminismes décoloniaux, justice sociale, anti-

impérialisme
Françoise Vergès
Dans Tumultes 2017/1 (n° 48), pages 157 à 168
Éditions Éditions Kimé
ISSN 1243-549X
DOI 10.3917/tumu.048.0157
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TUMULTES, numéro 48, 2017

Féminismes décoloniaux, justice sociale,


anti-impérialisme

Françoise Vergès
Titulaire de la Chaire Global South(s), Collège d’études globales, FMHS

Dans Le Monde du 26 novembre 2016, un article sur le


féminisme décolonial « Combattre en couleurs1 » construit un récit
linéaire sur les mouvements féministes en France où les termes de
« génération » et « féministes historiques » tiennent lieu d’analyse. Le
récit est le suivant : il y aurait eu dans les années 1970 un féminisme
« blanc » indifférent aux luttes des femmes non blanches qui ont,
depuis, fait entendre leurs voix. Ce récit, devenu familier, entièrement
centré sur « l’Hexagone », adhère à une périodicité et à une spatialité
que l’on est en droit d’interroger. Il utilise la notion de « génération »
pour faire d’une transformation sociale et culturelle une question
d’âge et il accorde de manière arbitraire à quelques femmes françaises
le statut d’« historiques ». La journaliste cite de jeunes chercheuses
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qui, par leurs travaux, déconstruisent les clichés de ces « historiques »
sur ce que seraient les droits des femmes. Pour dépasser la linéarité de
ce récit et proposer d’autres périodicités et spatialités à l’histoire des
luttes des femmes pour leur libération, je souhaite présenter ici
quelques pistes d’analyse pour élargir la réflexion des féminismes

1. Gaëlle Dupont « Combattre en couleurs », Le Monde, pages Idées, 26 novembre


2016, p. 2.
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décoloniaux2. Je reviendrai sur les cécités qui légitiment le récit d’une


opposition générationnelle.
Un des préalables à l’élaboration de nouvelles théories est
l’élaboration d’une nouvelle historiographie, ce qu’ont entrepris des
universitaires et des militantes en France qui se définissent comme
racisées et questionnent, à partir d’une analyse intersectionnelle, un
féminisme qui s’avère être « blanc » et qui masque son particularisme
avec un universel. Le point de départ de ce questionnement est la prise
de parole de femmes racisées dans les années 2000. Ma proposition
est simple : questionner cette cartographie en élargissant la périodicité
et la spatialité de cette historiographie, remonter plus loin pour
identifier les glissements épistémologiques qui ont permis la création
d’un féminisme blanc et « français ». En d’autres termes,
l’eurocentrisme des mouvements féministes européens a une longue
histoire. Je traiterai cependant plus principalement du mouvement
féministe en France, mais en faisant des allers-retours entre le local
(France) et le global. « Provincialiser » le féminisme européen et
dénationaliser l’histoire du féminisme en France constituent donc à
mes yeux un préliminaire. En effet, comment expliquer que
l’anticolonialisme et l’antiracisme n’aient pas été des terrains sur
lesquels les théories féministes s’ancrent dans les années 1970 ? Quel
a été l’impact de cette absence ? Cet effacement explique-t-il les
tensions actuelles autour de l’antiracisme et du féminisme français ?
Comment les formes d’oubli dans lesquelles glissent progressivement
des territoires comme les Outre-mer affectent-elles l’analyse
décoloniale en France ?
Commençons par la fin. Si aujourd’hui le discours des droits
des femmes a pu remplacer celui plus radical de « libération des
femmes » avec ses objectifs de justice sociale, c’est à la suite d’une
contre-offensive globale qui vise à dépolitiser les mouvements de
décolonisation. Ce qui devrait être le minimum — les droits des
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femmes — est non seulement devenu le maximum, mais il a été
dépolitisé. En France, non seulement le féminisme a été nationalisé,
mais il est en outre désormais confondu avec les « valeurs de la
république » et avec la laïcité. Exit les demandes de justice sociale, les

2. Je parle de féminismes décoloniaux, en insistant sur le pluriel, pour indiquer que si


un féminisme est inexact, un féminisme décolonial l’est aussi. La décolonisation
étant, pour reprendre les mots de Frantz Fanon, « un processus historique », ce
processus est inscrit dans une diversité de contextes politiques, religieux, culturels,
économiques et sociaux et les luttes contre la colonialité du pouvoir sont à la fois
locales et globales.
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luttes contre l’exploitation et le racisme. L’effort pour dépolitiser les


mouvements de décolonisation est rapide. Il est présent dans le
discours du développement qui s’appuie sur la rhétorique de l’absence
et du manque, dans le renforcement de l’axe Nord-Sud, dans la
transformation de la natalité des femmes des Sud en menace pour le
développement et la sécurité du monde, plus brutalement dans les
interventions impérialistes, les programmes d’ajustement structurel et
la militarisation du politique, et culturellement, dans la diffusion
d’images d’un bonheur normatif et consommateur. On peut repérer les
grands moments de cette dépolitisation. La déclaration par l’ONU de
« la décennie des droits de la femme » montre à quel point les
institutions internationales observent alors avec attention et inquiétude
les mouvements de femmes dans le Tiers-Monde car ces dernières
risquent de mettre en danger les programmes internationaux de
contrôle et de régulation des naissances, des migrations, du travail et
de la propriété. Ainsi, « de même qu’elle avait soutenu de manière très
sélective la “décolonisation” », l’ONU s’arroge « la promotion des
droits des femmes afin de contenir leurs politiques d’émancipation
dans un cadre qui soit compatible avec les besoins et les projets du
capital international, et avec un programme néolibéral en cours
d’élaboration3 ». En 1975, l’ONU déclare une « Année internationale
de la femme » suivie par une « Décennie des Nations unies pour la
femme » (1976-1985). Le discours des droits des femmes devient
progressivement une arme idéologique au service de la pacification.
On se souvient qu’ils furent évoqués lors de l’attaque contre
l’Afghanistan par les États-Unis en 2011, et qu’ils sont devenus une
pièce maîtresse pour l’islamophobie et pour justifier des interventions
impérialistes.
Revenons maintenant en arrière. Dans les années 1970, les
médias attachent aux premières manifestations de femmes le nom de
« mouvement de libération des femmes » en référence au Women’s
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Lib nord-américain, terme dont s’approprie toute une diversité de
groupes de femmes qui se reconnaissent dans cette appellation. Elles
seront désormais des femmes du MLF, du Mouvement de Libération
des Femmes. La référence aux mouvements de libération du joug
colonial ou de l’impérialisme est claire. La guerre d’Algérie, qui a pris
fin quelques années auparavant, a mis en lumière le racisme et les
politiques de dépossession et d’exclusion au cœur de la république,

3. Silvia Federici, Point zéro propagation de la révolution. Salaire ménager,


reproduction sociale, combat féministe, Donnemarie-Dontilly, Éditions iXe, coll.
Racine de iXe, 2016, p. 155.
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comme tendances fascisantes. La comparaison entre des méthodes de


l’armée française et celles de la Gestapo résonne comme une
condamnation morale terrible, comme une tache honteuse sur la
« patrie des droits de l’homme ». N’oublions pas que la mémoire de la
résistance agit encore comme une éthique. L’opposition à la guerre
impérialiste menée par les États-Unis au Vietnam, la création du
Black Panther Party, la mobilisation pour la libération d’Angela
Davis, les luttes contre toutes les guerres impérialistes et les dictatures
militaires en Europe et ailleurs, les luttes ouvrières, les luttes des
minorités, des peuples indigènes provincialisent l’Europe et montrent
que l’aspiration à la liberté et l’égalité ne sont pas des idéaux
européens. Dans toutes ces luttes, les femmes jouent un rôle. Pendant
la guerre d’Algérie, les procès de résistantes jettent une lumière crue
sur le viol comme arme de guerre, sur l’intersection entre racisation,
sexe et humiliation, sur la masculinisation guerrière comme forme
d’intégration à la Nation. Des femmes qui ont participé à la
mobilisation contre la guerre en Algérie puis ont rejoint celle contre
l’impérialisme et le totalitarisme rejoignent le MLF. Les luttes de
décolonisation sont clairement une des matrices des luttes de femmes
en Europe. Mais si les femmes du MLF comparent facilement leur
lutte à celle des colonisé-e-s — dans un texte paru en 1970, intitulé
« Combat pour la libération des femmes », ses auteures déclarent :
« Nous, depuis ce temps immémorial, vivons comme un peuple
colonisé dans le peuple, si bien domestiquées que nous avons oublié
que cette situation de dépendance ne va pas de soi4 » —, jamais elles
ne s’interrogent sur les privilèges que racisme, colonialisme et
impérialisme leur ont attribués comme femmes françaises blanches.
Elles acceptent la réorganisation spatiale de la Cinquième République,
née du chaos de la guerre en Algérie et qui, dès la fin de cette
dernière, se reconfigure comme innocente des crimes coloniaux
qu’elle a commis au nom de la république. Si les débuts de la
Cinquième République, marqués par la réécriture de l’histoire de
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l’impérialisme et de l’anti-impérialisme, sont attaqués par la gauche
socialiste et communiste française, les objectifs de son projet
d’intégration, ses campagnes idéologiques et la façon dont elles visent
les femmes racisées, ne vont pas constituer des sources où puiser les
éléments d’analyse du patriarcat racial et du patriarcat d’État. Les

4. Texte signé par Monique Wittig, Gille Wittig, Marcia Rothenburg et Margaret
Stephenson, publié intégralement sur : http://re-belles.over-blog.com/pages/
_Chroniques_du_MLF_premiers_articles_premiers_journaux-931099.html. Souligné
par moi.
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conditions des femmes sous l’esclavage et le colonialisme français


sont ignorées comme sont ignorés leurs effets sur le processus de
racisation qui crée la « femme blanche ».
Après 1962, alors que le terme « Hexagone » commence à
désigner la France, la société française est invitée à oublier le passé
colonial. Un dispositif discursif, ce que l’historien Todd Shepard a
appelé « l’invention de la décolonisation », où la décolonisation est
présentée comme une fatalité et non comme l’échec du projet
d’intégration des départements d’Algérie, produit alors une
cartographie mutilée. L’espace de la République, plusieurs fois
reconfiguré depuis la Seconde Guerre mondiale, est une nouvelle fois
redessiné. Des réaménagements, des choix dans le domaine
économique, politique, culturel et social dictés par de nouvelles
formations, de nouveaux enjeux, de nouvelles situations, de nouvelles
contradictions s’opèrent. Apparaît une nouvelle carte des territoires
qui comptent et des territoires qui ne comptent pas. Ce qui avait
clairement surgi pendant la guerre d’Algérie — les liens entre
colonialisme et gestion de la féminité et masculinité progressivement
marginalisés sinon oubliés, les contradictions entre libération des
femmes européennes et femmes colonisées — s’efface. Le
refoulement du monde colonial et postcolonial républicain est une
condition nécessaire à la réinvention de la société française qui
s’opère. Kristin Ross a analysé cette reconfiguration autour de
l’opposition propre-moderne/sale-arriéré : la colonie est sale et
arriérée, mais puisqu’elle n’a plus de colonie, la France peut devenir
propre et moderne, et pour y parvenir, elle doit maintenir la distinction
avec l’Algérie5. Ross observe une série de phénomènes : la nouvelle
société de consommation, ses acteurs — le jeune cadre rasé de près, la
ménagère zélée, l’impeccable « techno-couple urbain » — et ses
principes — mobilité, propreté, conjugalité — ; elle étudie le mythe
Françoise Sagan ou le travail de Ménie Grégoire. Dans ce processus,
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l’Algérie devient le double pervers et monstrueux de la métropole, les
mesures d’« assainissement » qui bouleversent celle-ci répondant à la
« sale guerre » qui ravage celle-là. Ross montre combien les
magazines féminins jouent un rôle important dans la dissémination de
l’effort modernisateur de l’État. Ils promeuvent les outils créés par le
capitalisme français pour libérer les femmes du travail domestique. Ils

5. Kristin Ross, Fast Cars, Clean Bodies ; Decolonization and the Reordering of
French Culture, Cambridge, MIT Press, 1994, p. 78 ; en français, Rouler plus vite,
laver plus blanc. Modernisation de la France et décolonisation au tournant des
années soixante, Paris, Flammarion, 2006.
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contribuent à la construction d’un rêve : un foyer centré sur la vie


domestique du couple qui découvre le « plaisir de préparer son
intérieur6 ». Henri Lefebvre et Cornelius Castoriadis voient dans ce
repli sur la vie domestique une fuite de l’histoire, et non dans
l’histoire. La maison, la vie domestique et l’image de la femme libérée
participent à la modernisation de l’économie et de la société, qui se
fait au prix de la pacification de la classe ouvrière et de la petite
bourgeoisie. Une des conditions du succès de cette pacification est
l’adoption par les familles ouvrières des modes de vie bourgeois et de
la société de consommation7. La modernisation de la société française
post-1962 se fonde sur l’oubli du colonialisme et sur l’émergence
d’un « consensus néo-raciste » qui produit une logique d’exclusion
qui trouve « ses origines dans l’idéologie de la modernisation
capitaliste, une idéologie qui présente l’Ouest comme un modèle de
complétude, rejetant le contingent et l’accidentel — en d’autres
termes, l’historique — à l’extérieur8 ». Les femmes du MLF
adopteront cette cartographie. Si dans leurs premières publications,
elles intègrent des traductions de femmes noires nord-américaines et
dénoncent racisme, colonialisme et impérialisme, nulle part ces textes
ne les conduisent à une autoréflexion. Racisme, colonialisme et
impérialisme sont externalisés, ils ne concernent plus la république
française.
La transformation de la libération des femmes en « droits des
femmes », le rôle joué par les droits des femmes dans les politiques
impérialistes d’intervention, et le déni à l’égard de la radicalité de
groupes de femmes non européennes et du MLF permettra
l’émergence, dans les années 2010, d’un féminisme de missionnaires
civilisatrices9. La rhétorique « sauver les femmes » non européennes a
produit un sentiment de supériorité tel — l’Europe serait le continent
qui sait ce que sont les droits des femmes — que ces pratiques de
« sauvetage » se perpétuent en se reconfigurant. Il s’agit désormais de
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6. Un jeune couple interviewé par Chris Marker pour son film « Le joli mai » (1962).
7. Kristin Ross, Fast Cars, Clean Bodies…, op. cit., pp. 138-139.
8. Ibid., p. 196.
9. À ce sujet, voir l’ouvrage de Lila Abu-Lughod, Do Muslim Women Really Need
Saving ?, Cambridge, Harvard University Press, 2013, où l’auteure compare le
discours actuel sur l’égalité, la liberté et les droits des femmes musulmanes avec celui
des missionnaires. Plutôt que de vouloir « sauver » les femmes musulmanes (avec le
sentiment de supériorité et les violences que cela entraîne), elle suggère de les
percevoir comme agents des transformations historiques, de travailler avec elles et
combattre les formes d’injustice globale qui pèsent sur leur situation.
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sauver les femmes non plus au nom d’un impérialisme bienveillant


mais au nom de « valeurs » européennes donc naturellement
« universelles ». Les questions raciales et coloniales sont forcloses.
Elles vont revenir avec les discours sur le voile et les femmes
musulmanes. En d’autres termes, un féminisme décolonial se pose la
question de l’espace de la postcolonialité républicaine et, dans cet
espace, fait l’analyse de la manière dont le patriarcat d’État, le
capitalisme et l’impérialisme affectent les femmes des classes
populaires, et étudie les phénomènes transversaux. Il vise une histoire
connectée, d’une « co-production » des idées et des représentations,
l’étude des processus de créolisation et d’hybridité qui ont montré que
l’espace national construit par les frontières (toute une littérature
interroge la notion de frontière elle-même) ne suffit pas à rendre
compte des interactions, intersections et circulations, et plus encore,
des situations inattendues, imprévisibles, dont l’étude fait apparaître
ce qui échappe à la logique des impérialismes ou des nations.
Revenons encore plus en arrière. La matrice des premiers écrits
« féministes » dans « l’Europe-Amérique » est l’antiesclavagisme.
C’est en se comparant aux esclaves que des femmes au dix-huitième
siècle dénoncent leur oppression. Elles seraient, disent-elles, la
propriété de leur père et de leur mari, comme les esclaves le sont de
leurs maîtres. Cette comparaison, qui confère à leurs écrits et paroles
une force éthique alors qu’émerge plus fortement un abolitionnisme
européen, néglige un aspect essentiel : une femme blanche peut être
privée de nombreux droits civiques — et elle l’est effectivement —
mais elle peut posséder des esclaves. Le droit de propriété sur des
êtres humains racisés ne lui est pas interdit. Elle ne peut en revanche
devenir la propriété d’un être racisé car la suprématie blanche la
protège de ce qui est considéré comme le plus infamant et humiliant,
une femme blanche propriété d’un homme ou d’une femme noire.
Toute femme blanche bénéficie des privilèges d’être née — ou d’être
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perçue comme — blanche. Le droit à la propriété devenant un droit
imprescriptible et lié à la citoyenneté, cette dernière est donc
« colorée ». Or, aucun des combats des femmes blanches pour leurs
droits ne remettra en cause les privilèges qui leur ont été accordés en
vertu de la couleur de leur peau devenue un marqueur social. Dans la
gauche et l’extrême gauche française, domine la notion de classe
sociale, la croyance que si l’on appartient à une classe dominée, on ne
peut devenir un colon raciste. Cette position moraliste — l’opprimé
est naturellement innocent de mauvaises pensées — continue à
ignorer comment se fabrique le colon après l’abolition de l’esclavage
ou comment se fabrique l’expat français aujourd’hui. C’est aussi
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ignorer qu’un phénomène semblable à celui qui se produisit à


l’abolition de l’esclavage aux États-Unis — la protestation de
féministes blanches abolitionnistes au nom du privilège blanc contre
le droit de vote accordé aux hommes noirs affranchis alors qu’elles ne
l’ont pas — eut lieu en France. La grande féministe républicaine
Hubertine Auclert se prononça avec force contre le droit de vote des
« Nègres » obtenu avec l’abolition de 1848, alors que les femmes
blanches civilisées n’avaient toujours pas ce droit. On ne peut faire
l’économie de l’étude de la contamination des mouvements
progressistes par la ligne de couleur si l’on veut comprendre les
phénomènes d’un repli identitaire s’exprimant à travers la
nationalisation du féminisme.
Nombreux, les groupes qui constituent le MLF adoptent des
analyses et positions diverses. Ils expriment à maintes reprises leur
solidarité active envers les luttes des femmes dans le monde, et leurs
membres disent lire « Engels, Bebel, Frantz Fanon ou les leaders du
Black Power ». S’il s’agit d’un mouvement où les « plus âgées, ou les
plus précoces, se sont mobilisées durant la guerre d’Algérie, elles ont
manifesté pour la paix, contre la torture ou la menace militaire10 »,
l’espace de leurs luttes se restreint en réalité à l’Hexagone. Ces
groupes s’intéressent aux luttes des femmes contre l’impérialisme :
celles qui se passent ailleurs, à l’étranger. Si Fanon et d’autres
théoriciens du Sud global sont lus, leur analyse critique des
conséquences du colonialisme sur la démocratie française n’est pas
intégrée. Des récits tardifs sur la naissance du MLF font état de luttes
anticolonialistes mais les transforment en « terrain », en « passé » :
« Dans la foulée des luttes anticolonialistes et anti-impérialistes (avec
les guerres d’Algérie et du Vietnam), la révolte étudiante débute à
Paris le 22 mars à l’Université de Nanterre. Animé par une
contestation de la société répressive, mû par des revendications de
libération sexuelle, le “mouvement du 22 mars”, anti-autoritaire et
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libertaire, exprime l’aspiration au changement de toute une jeunesse
étudiante… C’est dans ce contexte de reprise des luttes et de rupture
culturelle que naît le mouvement de libération des femmes », lit-on
sur le site des Éditions des Femmes11. Dans les témoignages sur les

10. Françoise Picq, Libération des femmes. Les années-mouvement, Paris, Seuil, 1993,
pp. 28 et 45.
11. http://www.antoinettefouque-mlf.com/temoignages/ Je ne traiterai pas ici des
controverses sur l’appropriation par le groupe « Psy et Po » du sigle MLF ni de
l’objectif de ce site qui semble être celui de construire un monument à Antoinette
Fouque. Des ouvrages ont été écrits sur cette appropriation.
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années 1968-1971, recueillis des années plus tard par le groupe Psy et
Po, les récits se centrent sur la prise de conscience du fait d’être une
femme dans un monde d’hommes, sur l’homosexualité, l’étude
approfondie de textes, la joie de se retrouver entre femmes dans des
lieux non mixtes. L’effet retour, ou l’effet boomerang, de l’esclavage
et du colonialisme, si clairement dénoncé par Aimé Césaire dans
Discours sur le colonialisme (1950), n’est pas pris en compte. Dès
1972 pourtant, se créent des groupes de femmes immigrées ou non
françaises (femmes brésiliennes, latino-américaines, marocaines…)12.
En 1975, les débats de femmes en Guadeloupe suscités par « L’année
de la femme » (déclarée par les Nations unies en 1975), où sont
discutés la violence contre les femmes et la lutte pour la langue créole,
ne sont jamais mentionnés13. En 1978, la « Coordination des femmes
noires » se crée et questionne le récit féministe blanc, et propose déjà
d’analyser l’intersection entre être femme, être noire, être ex-
colonisée, être lesbienne et être immigrée. Mais ce n’est qu’en 1985
que la revue Nouvelles Questions Féministes consacre un numéro
spécial aux femmes des Antilles. Dans « La pluripaternité en
Guadeloupe et en Martinique », les auteurs contestent le discours sur
la matrifocalité et écrivent que les « analyses qui privilégient les
conséquences de la pauvreté paraissent plus convaincantes que
certaines généralisations psycho-sociologiques14 ». Ils font part des
souffrances exprimées par les femmes interviewées devant « une
situation quasi insurmontable » et une « réalité implacable » produite
par le chômage, le sexisme, la solitude. Ils montrent cependant des
femmes qui sont loin d’être passives, qui savent se saisir des
opportunités, se baser sur la solidarité familiale. Mais ces études
restent sans écho dans le débat sur ce que constitue la libération des
femmes.
Malgré l’existence, dans les années 1980, de nouveaux groupes
féministes et de lesbiennes clairement engagés dans la lutte contre le
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racisme — Coordination féministe contre le racisme, Lesbiennes
internationales —, mais aussi de la création de la maison des femmes
en 1981 ou de la publication d’ouvrages sur l’impérialisme français,

12. Nadia Châabane, « Diversité des mouvements de “femmes dans l’immigration” »,


Les Cahiers du CEDREF [en ligne], 16/2008, pp. 231-250, mis en ligne le 26 juin
2011, http://cedref.revues.org/601 (consulté le 14 avril 2016).
13. Voir Gisèle Pineau et Marie Abraham, Femmes des Antilles. Traces et voix. Cent
cinquante ans après l’abolition de l’esclavage, Paris, Stock, 1998.
14. Catherine Charbit, Yves Charbit et Catherine Bertrand, « La pluripaternité en
Guadeloupe et en Martinique », Nouvelles Questions Féministes, 1985, n°9-10, p. 88.
166 Féminismes décoloniaux, justice sociale, anti-impérialisme

comment expliquer que l’analyse de l’instrumentalisation des droits


des femmes dans la postcolonialité républicaine et des Outre-mer
comme espace de redéploiement de la mission civilisatrice, soit restée
absente ? Il faut sans doute se pencher sur tout un réseau d’éléments :
la politique gouvernementale socialiste de pacification, la naissance de
l’islamophobie, la place et le rôle des droits des femmes dans les
nouvelles politiques impérialistes, le récit sur la naissance des luttes
des femmes en Europe, les nouvelles configurations du nationalisme,
les postes à occuper dans ces nouveaux dispositifs qui offrent, sans
grand effort, l’assurance d’une couverture médiatique et d’une
intégration dans les réseaux de pouvoir, l’offre faite à des militantes
non blanches de postes de pouvoir et de gratification financière, et la
rhétorique sur la laïcité et la religion… Il ne faut pas oublier
l’entreprise de réécriture sur les radicalismes présents en 1968, la
pacification des mouvements qui émergent et l’avenir du reniement
comme philosophie de la vie. « Le style renégat contamine toute la
pensée », écrit Guy Hocquenghem en 1986, qui décrit un consensus
fondé sur la « redécouverte du néolibéralisme et en même temps des
charmes du pouvoir d’État, de la raison d’État… ; l’apologie du
nucléaire au nom de la Démocratie, dénonciation du pacifisme au nom
de la Paix, chantage à la Pologne et aux dictatures du tiers monde pour
valoriser Reagan, réhabiliter le passé colonial15 ». Une Restauration
est en marche.
La nationalisation du féminisme, que représente l’émergence
d’un fémonationalisme français, doit donc être analysée dans son
processus. Elle ne fut pas spontanée. Elle s’est appuyée sur le
refoulement des luttes féministes radicales en France, sur les liens
entre patriarcat, formation de l’État et colonialisme, racisme et
impérialisme. Partant du cas singulier de « l’Hexagone », l’analyse de
l’oppression des femmes françaises va l’universaliser à toutes les
femmes habitant l’espace de la postcolonialité républicaine. Les luttes
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de femmes pour leur libération sont exprimées en termes de classe et
de genre, les processus de racialisation sont ignorés. Le combat pour
la libéralisation de l’avortement et contre le viol pourra alors se
déployer sans que les politiques coloniales et racisées ne soient
évoquées16. Le fémonationalisme bénéficia du contexte plus général
de la création de nouveaux « ennemis » de l’Occident, et de

15. Guy Hocquenghem, Lettre ouverte à ceux qui sont passés du col Mao au Rotary,
Marseille, Agone, 2014, pp. 28 et 57.
16. J’analyse plus longuement ces politiques dans Le ventre des femmes. Capitalisme,
racialisation, féminisme (Albin Michel, 2017).
Françoise Vergès 167 167

l’intégration des droits des femmes en arme idéologique des « luttes


de civilisation ». Je le répète, des groupes du MLF, ou de femmes de
l’extrême gauche et de la gauche, protestèrent et s’engagèrent dans la
lutte contre le franquisme, l’impérialisme américain, l’extrême droite
italienne ou la dictature grecque, ils ont soutenu des luttes d’ouvrières
et de femmes émigrées. Mais leurs militantes ne pensèrent pas la
libération des femmes dans leur lien étroit avec les luttes contre
l’impérialisme français et son racisme ; en négligeant de comprendre
comment l’impérialisme et le racisme étaient des outils de pouvoir sur
les femmes et les hommes non blancs, assurant des privilèges aux
femmes blanches et aux hommes blancs, elles les perpétuèrent.
L’ignorance de l’histoire coloniale et la conviction de détenir une
théorie universelle de l’émancipation des femmes ont rendu des
féministes insensibles à une altérité pourtant au cœur du patriarcat de
l’État français.
Les luttes de femmes des années 1970 — moins « blanches »
que des analyses actuelles le pensent — proposent une autre
cartographie à partir de laquelle élaborer un féminisme décolonial.
L’attention de l’État portée aux femmes dans les Outre-mer soit pour
les discriminer soit pour les assimiler, les controverses sur le foulard
en France ou la longueur des jupes comme « signes religieux », sont
des formes du rapport disciplinaire de la République aux femmes des
classes populaires et racisées. Quelles comparaisons faire entre les
quartiers populaires de l’Hexagone et ceux des Outre-mer ?
L’évolution des Outre-mer depuis 1947 éclaire-t-elle de manière
nouvelle les politiques de discrimination et de relégation dans les
quartiers populaires ? Qu’apporte l’analyse de la gestion de l’oubli
comme politique de gestion des populations « inutiles » à l’analyse
décoloniale ? Comment imaginer de nouveaux réseaux de solidarité
entre les opprimés et racisés des Outre-mer et de l’Hexagone ?
Comment montrer les liens entre fémonationalisme et la gestion
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brutale des femmes migrantes travailleuses ? Féministes décoloniales,
qu’avons-nous à dire de la racisation et de la féminisation du care ?
Ainsi, je dois avouer que je n’aurais jamais cru voir dans les rues de
Paris tant de femmes racisées s’occuper de bébés et d’enfants blancs.
Cette image appartenait pour moi à mon enfance et adolescence dans
un pays où la postcolonialité républicaine perpétuait un racisme
colonial, préservant des privilèges comme l’accès à une domesticité
non blanche. Voir s’installer au cœur de la cité des pratiques
coloniales racisées devrait rendre immédiatement visible la colonialité
du pouvoir républicain. Or, qu’entendons-nous du côté des
« féministes » qui nous donnent des leçons d’égalité dans les médias ?
168 Féminismes décoloniaux, justice sociale, anti-impérialisme

« Le voile, le voile, le voile ». Repolitiser le féminisme, même


décolonial, c’est refaire l’analyse de l’exploitation racisée, des formes
que prend aujourd’hui le capitalisme racial et le patriarcat racial, c’est
interroger le fantasme d’un bien-être qui repose sur l’aveuglement aux
conditions de production d’un bonheur illusoire, c’est refuser de se
placer sur le terrain culturaliste.
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