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Lectures critiques

Dans Revue française de science politique 2005/5 (Vol. 55), pages 935 à 968
Éditions Presses de Sciences Po
ISSN 0035-2950
ISBN 2724630165
DOI 10.3917/rfsp.555.0935
© Presses de Sciences Po | Téléchargé le 30/07/2023 sur www.cairn.info via Université Paris 8 (IP: 193.54.180.221)

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LECTURES CRITIQUES

La conditionnalité historique et l’action politique


Sur la question de la sortie de l’autoritarisme : le cas tunisien

« Aime l’incertitude et tu seras démocrate »


Adam Pzreworski 1

La théorie classique des régimes politiques contemporains a distingué trois grandes


catégories : démocratiques, totalitaires et autoritaires 2. À l’occasion d’une étude de cas sur la
Tunisie, Michel Camau et Vincent Geisser 3 sont revenus sur cette classification et ont été
amenés à « réinterroger la pertinence des thèses sur les autoritarismes ». Selon eux, la théorie
classique qualifierait les régimes autoritaires résiduellement (Il s’agirait de régimes ni démo-
cratiques, ni totalitaires) et les penserait comme des systèmes transitoires, « une espèce his-
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toriquement condamnée ». Venant dix ans après un ouvrage dirigé par Ghassan Salamé qui
voulait mesurer « les chances d’une véritable transition vers la démocratie [dans le monde
arabe et islamique], incertaines ici, prometteuses là, […] partout laborieuses » 4, loin de
confirmer la disparition à terme des systèmes autoritaires, excipant du cas tunisien, cette
nouvelle étude conclut à leur stabilisation (p. 16), voire à leur stabilité. Voyant dans
« l’autoritarisme tunisien […] le syndrome d’une dynamique paradoxale affectant l’ensemble
des relations sociales et limitant de ce fait les probabilités d’alternance » (p. 21), M. Camau
et V. Geisser s’inscrivent en faux contre les analystes des transitions (p. 230), dans la suite de
ce que l’un d’eux écrivait déjà en 2002 : « Les analystes des transitions et consolidations […],
globe trotters par vocation, […] franchissent allégrement les frontières géopolitiques et aca-
démiques sans solliciter de visa auprès des spécialistes des aires parcourues. Voyageurs
pressés, munis pour tout viatique d’une théorie portable de la démocratisation, livrable clés
en mains ? Certains de leurs contempteurs le murmurent, apparemment lassés de croiser dans
les aérogares la « jet set des transitions » entre deux survols d’une région ou d’une culture » 5.
Aux terrains sur lesquels le paradigme transitologique et consolidologique a été fondé
(l’Europe du Sud et l’Amérique latine), puis adapté et aménagé (l’Europe centrale et orientale
post-communiste) 6, M. Camau et V. Geisser confrontent un terrain extra-occidental, élargis-
sant ainsi (après Gh. Salamé) la base comparative du débat actuel sur le destin des régimes
autoritaires et tout particulièrement sur la valeur et les limites de pertinence du paradigme
transitologique 7. En partant du cas tunisien, à la lumière de l’ouvrage de M. Camau et

1. D’après Guy Hermet, Les désenchantements de la liberté. La sortie des dictatures dans les années
1990, Paris, Fayard, 1993, p. 43.
2. Madeleine Grawitz, Jean Leca (dir.), Traité de science politique, tome II, Les régimes politiques
contemporains, Paris, PUF, 1985.
3. Michel Camau, Vincent Geisser, Le syndrome autoritaire. Politique en Tunisie de Bourguiba à Ben
Ali, Paris, Presses de Sciences Po, 2003.
4. Ghassan Salamé (dir.), Démocraties sans démocrates. Politiques d’ouverture dans le monde arabe
et islamique, Paris, Fayard, 1994.
5. Michel Camau, « La transitologie à l’épreuve du Moyen-Orient et de l’Afrique du Nord », dans
Annuaire de l’Afrique du Nord 2000, Paris, CNRS Éditions, 2002, p. 3-9.
6. Guillermot O’Donnell, Laurence Whitehead, Philippe C. Schmitter, Transitions from Authoritarian
Rule : Comparative Perspectives, Baltimore/Londres, Johns Hopkins University Press, 1986 ; Juan J. Linz,
Alfred Stepan, Problems of Democratic Transition and Consolidation : Southern Europe, South America
and Post-Communist Europe, Baltimore/Londres, Johns Hopkins University Press, 1996.
7. Pour une vue globale sur ce paradigme et sur ses évolutions récentes à partir de son application aux
pays de l’Europe centrale et orientale post-communiste, voir Michel Dobry, « Les transitions démocra-
tiques. Regards sur l’état de la “transitologie” », Revue française de science politique, 50 (4-5), août-
octobre 2000, p. 579-583.

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Revue française de science politique, vol. 55, n° 5-6, octobre-décembre 2005, p. 935-951.
© 2005 Presses de Sciences Po.
Revue française de science politique
V. Geisser, mais aussi d’autres travaux 1, le présent texte se veut surtout une esquisse de réflexion
sur les rapports dans l’action politique entre la conditionnalité historique et le possible.

RETOUR SUR LA THÉORIE CLASSIQUE DE L’AUTORITARISME :


ÉLÉMENTS POUR UNE « NOUVELLE TRAME DESCRIPTIVE »

« SYNDROME AUTORITAIRE »

Partons de la distinction entre régimes démocratiques et régimes totalitaires. Sur celle-ci,


Guy Hermet avait émis dès 1985 quelques réserves 2, mais c’était avant l’effondrement du Bloc
communiste, qui, pour M. Camau et V. Geisser, change tout : avec cet effondrement, « à bien
des égards, la classification tripartite démocratie-autoritarisme-totalitarisme a vécu » (p. 31).
À supposer que les « régimes totalitaires » aient disparu partout et intégralement, cette
situation disqualifierait-elle la classification elle-même ou la rendrait-elle désormais inactuelle,
comme est devenue inactuelle la catégorie d’absolutisme ? Quoi qu’il en soit du sort du totali-
tarisme lui-même, la notion d’autoritarisme demeure, mais sous une nouvelle catégorisation :
comme syndrome. Qu’entendre par syndrome ?
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Il s’agit là d’une notion qu’on retrouve plusieurs fois dans l’ouvrage de M. Camau et
V. Geisser, avec des attributs variés : à propos du Parti Néo-Destour, il est question de « syn-
drome populiste » (p. 125) ; à propos de syndicats, de « syndrome de janvier » (p. 226) ; à
propos de l’étude du « processus d’idéalisation de la scène universitaire passée », de « syn-
drome de Stockholm différé » (p. 319) ; ou encore de « syndrome de Carthage », en citant un
opposant tunisien accusant le pouvoir de tentative d’assassinat sur sa personne (p. 357). Il est
fait aussi allusion au « syndrome de Pygmalion » énoncé par Leon Carl Brown 3 à propos de la
Tunisie d’Ahmed Bey (1837-1855) : ce syndrome-ci recouvrirait même, au moins pour partie,
ce qui est nommé ici « syndrome autoritaire » (p. 110).
Par « syndrome », il faut entendre une simple « trame descriptive, propice tout à la fois à
la spécification et à la comparaison et non point, à proprement parler, […] une théorie » (p. 40) ;
un syndrome, c’est « un ensemble de traits qui rendent compte [en l’occurrence] de tendances
caractéristiques d’agencements politiques et de modes d’exercice du pouvoir ». Syndrome
aurait ainsi exclusivement une valeur heuristique (« propice tout à la fois à la spécification et à
la comparaison »).
Reste la qualification d’autoritaire de l’« ensemble de traits ». Les traits dominants de
l’autoritarisme sont : « la limitation du pluralisme et la dépolitisation des citoyens » dans un
espace global à faible teneur idéologique, selon des configurations locales très variables (p. 39).
Revenons ici à Guy Hermet et lisons Abdallah Hammoudi 4. Le premier avait défini les
régimes autoritaires contemporains (pour les différencier des absolutismes du passé) comme
des « pouvoirs d’État concentrés dans les mains d’individus ou de groupes qui se préoccupent,
avant toute chose, de soustraire leur sort politique aux aléas d’un jeu concurrentiel qu’ils ne con-
trôleraient pas de bout en bout » 5. À partir d’une approche anthropologique des sociétés arabes,
le second qualifiait les régimes autoritaires de « régimes qui refusent l’arbitrage public des inté-
rêts et des conflits au sein d’institutions issues de la société civile, le centre politique unique pré-

1. Sur la Tunisie, je me réfèrerai à de nombreux travaux au-delà de l’ouvrage de M. Camau,


V. Geisser. Je mentionnerai ici particulièrement l’ouvrage – de très peu antérieur – de Sadri Khiari, Tunisie,
le délitement de la cité. Coercition, consentement, résistance, Paris, Karthala, 2003. Politologue de forma-
tion, S. Khiari est un observateur engagé de la scène politique tunisienne.
2. Guy Hermet, « L’autoritarisme », dans Madeleine Grawitz, Jean Leca (dir.), op. cit., p. 269-312.
3. Leon C. Brown, The Tunisia of Ahmed Bey, 1837-1855, Princeton, Princeton University Press,
1973.
4. Guy Hermet, « L’autoritarisme », cité. Abdallah Hammoudi, Maîtres et disciples. Genèse et fonde-
ments des pouvoirs autoritaires dans les sociétés arabes. Essai d’anthropologie politique, Paris, Maison-
neuve & Larose, 2001.
5. Guy Hermet, ibid., p. 271.

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Lectures critiques
tendant distribuer les pouvoirs et les ressources selon un équilibre défini par ses propres
organes » 1.
Le premier trait retenu par M. Camau et V. Geisser pour qualifier l’autoritarisme (limita-
tion du pluralisme) est construit par rapport à une norme, le pluralisme, qui est l’axiome d’un
régime démocratique, et le second trait retenu (espace global à faible teneur idéologique) réfère
encore à ce qui, dans l’ancienne classification tripartite, qualifiait un régime totalitaire (espace
à forte teneur idéologique). Est-on vraiment sorti de l’ancienne classification et notamment de
la définition de l’autoritarisme élaborée par J. J. Linz dans les années 1960, à partir de l’étude
du régime franquiste : « des systèmes à pluralisme limité, mais non responsables, sans idéologie
directrice élaborée […] ni volonté de mobilisation intensive ou extensive, sauf à certains
moments de leur développement » 2 ? Là où la science politique classique définissait l’autorita-
risme mollement, en creux par rapport aux deux autres régimes (ni… ni…), il semble qu’on
assiste ici à un durcissement du concept. Dans la mesure où, comme nous allons voir, ces auteurs
associent syndrome autoritaire et ce qu’ils nomment tunisianité, ne renvoient-ils pas moins à
une situation stabilisée ou en voie de stabilisation, qu’à une situation durable, voire plus ?

« SYNDROME AUTORITAIRE », « TUNISIANITÉ POLITIQUE »


ET « RÉFORMISME PAR LE HAUT »

Tunisianité politique et autoritarisme tunisien (« syndrome de Pygmalion » ?) semblent


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quasiment confondus chez M. Camau et V. Geisser (p. 20). Qu’entendre par tunisianité ? Ce
n’est pas une culture au sens d’essence nationale, ni « une scorie de l’histoire au sens des
culturalistes » 3. La tunisianité, c’est « d’abord […] un projet politique, inauguré par les réfor-
mateurs du 19e siècle, repris par le mouvement de libération nationale, conforté par le régime
bourguibien au lendemain de l’indépendance et poursuivi aujourd’hui par son successeur »
(p. 20). Un projet politique cependant en permanence ambigu, « largement cultivé par les gou-
vernants comme par les gouvernés, par les dominants comme par les dominés », et c’est en ce
sens que, sous les espèces de l’autoritarisme politique, la tunisianité est « le syndrome d’une
dynamique paradoxale affectant l’ensemble des relations sociales » (p. 20). La tunisianité n’est
pas un destin, un essentialisme, c’est un projet, une volonté des élites comme des masses.
M. Camau et V. Geisser récusent toute approche qui ferait de l’autoritarisme un trait intrin-
sèque, structurel, de la culture arabe 4. La variable culturelle intervient, mais c’est de façon « non
déterminante » (p. 19). Ils se démarquent des lectures orientalistes d’hier aussi bien que des essais
néo-culturalistes d’Hisham Sharabi 5 ou Abdallah Hammoudi. Celui-ci, par exemple, rattacherait
l’autoritarisme arabe non plus, comme H. Sharabi, à la forte prégnance dans les sociétés arabes
de la fonction de père, mais à la force du rapport maître-disciple en tant que « symbolisation
particulière qui réélabore la fonction de père » (p. 85), ce qui serait le propre d’un schème
culturel arabe – toutefois ambivalent : soumission/rébellion (p. 86) –, l’autoritarisme marocain
(à la base de l’étude de Hammoudi) étant pensé comme une variation locale de l’autoritarisme
arabe. M. Camau et V. Geisser doutent de la pertinence de la généralisation à l’ensemble de la
scène arabe de la thèse hammoudienne et récusent à coup sûr sa validité dans le cas tunisien.

1. Abdallah Hammoudi, op. cit., p. 11.


2. Juan J. Linz, « An Authoritarian Regime : The Case of Spain », dans Erik Allardt, Yrjö Littunen
(eds), Cleavages, Ideologies and Party Systems. Contributions to Comparative Political Sociology, Hel-
sinski, The Academic Bookstore, 1964.
3. De quels culturalistes s’agit-il ? À cette vision de la culture comme « scorie de l’histoire », je pré-
férerai la définition de la culture proposée par G. Hermet : « Une sorte de grammaire ou de lexique en
changement permanent, qui, à l’instar des vraies grammaires et des vrais lexiques, régit à un moment
donné les réactions d’une collectivité et de chacun de ses membres face aux perspectives immédiates qui se
dessinent devant eux » (Guy Hermet, Culture et développement, Paris, Presses de Sciences Po, 2000,
p. 17).
4. Ils se défendront encore de tout culturalisme, quand, dégageant « des schèmes protestataires
propres aux configurations nationales-étatiques qui sont censées transcender les clivages politiques et idéo-
logiques du moment et qui nous autorisent à parler de “culture tunisienne de la protestation” », ils précisent
bien : « sans verser pour autant dans le culturalisme » (p. 332).
5. Hisham Sharabi, Le néo-patriarcat. Essai, préface de Jacques Berque, Paris, Mercure de France,
1996 (1re éd. angl. : 1988).

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Revue française de science politique
À la différence de l’État chérifien, l’État beylical ne pouvait s’appuyer sur la combinaison
de la sainteté et de la force. M. Camau et V. Geisser en appellent à la très longue durée, à un
modèle djahilyen, anté-islamique, du pouvoir : le pouvoir beylical « réactualisait un modèle
politique de l’ancienne Ifriqiya consistant dans une sorte de pacte de sécurité passé par la société
citadine avec un « homme fort », quel qu’il fût, chef de guerre tribal ou étranger, pour assurer
sa sauvegarde contre les fauteurs de troubles » (p. 89) 1. Ultérieurement, sous des pouvoirs
musulmans, les élites citadines, en compensation de leur abandon – quasi hobbesien – de la
force au pouvoir politique, auraient conservé sinon du prestige (réservé aux oulémas et aux
détenteurs de baraka), du moins des faveurs et des privilèges (p. 89). Un pouvoir extérieur à la
société locale – qualifié de mamelouk (p. 90) – se serait développé à l’abri de ce système. Et
c’est ce pouvoir mamelouk exogène qui aurait opéré des transformations autoritaires et une
modernisation, instituant une culture réformatrice d’en haut (« une forme particulière de
« révolution par le haut » ou de « modernisation conservatrice » : p. 46). Cette culture devait
perdurer après la fin du régime beylical/mamelouk dans les régimes de Bourguiba et de son suc-
cesseur – par « analogies de fonctionnement », les élites de l’État bourguibien sont comparées
à des mamelouks (p. 93-94) –, voire constituer – même si c’est avec des interprétations dis-
sonantes – « une matrice commune », une culture partagée jusque par les islamistes (p. 106) :
leur obsession de la légalité qui leur aurait évité d’aller trop loin hier, une volonté « d’intégration
négociée » aujourd’hui (p. 290) en seraient la marque.
On comprend alors mieux pourquoi M. Camau et V. Geisser estiment improbable, voire
impossible, une véritable alternance (p. 20). « Le syndrome autoritaire apparaît ainsi comme le
coût d’une visée réformiste paradoxalement antipolitique » (p. 24). La tunisianité serait ainsi
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l’avers d’une même médaille, le réformisme, dont le revers serait le syndrome autoritaire ?
Troublant les repères, M. Camau et V. Geisser parleront cependant, plus loin, de « mythe
de la tunisianité, où le compromis et la négociation font figure de principes fondateurs du pacte
politique au mépris des réalités socio-historiques » (p. 293).

LES DEUX AUTORITARISMES, SES ÉLITES


ET LA QUESTION DES PARTIS POLITIQUES

M. Camau et V. Geisser affinent leur conception de l’autoritarisme tunisien en distinguant


des « discontinuités de formes » (ou « types » ou « configurations ») sous la « permanence du
système » (chapitre 4). Ils distinguent – en fait, uniquement depuis l’indépendance du pays –
deux « types » d’autoritarisme selon la manière dont se combinent les relations « entre élites
politiques, élites sectorielles et gouvernées » (p. 153). « Le premier se caractérise par la mono-
polisation de la politique par une élite professionnalisée confinant les élites sectorielles dans une
position subordonnée. Le second consiste dans le déclassement de l’élite politique au profit d’un
réseau d’élites sectorielles dont les éléments dominants relèvent de la sécurité, de l’armée et des
milieux d’affaires » (p. 153). Les élites « politiques » auraient perdu leur position stratégique
acquise au lendemain de l’indépendance et de « gouvernantes » seraient devenues
« subordonnées », « gouvernées », tandis que les élites sectorielles – plus ou moins informelle-
ment constituées en réseau, apparemment hétéroclite (sécurité, armée, milieux d’affaires) – ne
seraient devenues ni « politiques », ni donc à proprement parler « gouvernantes » ?
La disqualification des élites politiques du côté du pouvoir vaut-elle pour autant qualifica-
tion politique des mouvements d’opposition ? M. Camau et V. Geisser s’interrogent d’abord sur
la qualification de partis appliquée à des mouvements politiques en situation autoritaire. Les
mouvements tunisiens d’opposition répugnent eux-mêmes à se qualifier ainsi, ou plus exacte-
ment, nos auteurs notent, à propos de la tentative de création du Congrès pour la République de
Moncef Marzouki, « la complexité du positionnement des acteurs politiques tunisiens par rap-
port à la problématique partisane, qui sert à la fois de repoussoir organisationnel et de modèle
d’action » (p. 234). On objectera qu’il ne s’agit pas là d’une situation exceptionnelle : les termes
de la critique à l’égard de ce mode d’organisation politique sont en grande partie déjà largement
énoncés dès le début du 20e siècle pour l’Europe de l’Ouest et les USA mêmes par deux auteurs,

1. Est-ce une allusion aux notables-évergètes de l’Antiquité romaine ? Aucune référence bibliogra-
phique ne vient étayer cette assertion.

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Lectures critiques
Moisei Ostrogorski (1902) et Michels Robert (1910), qui ont marqué durablement de leur
empreinte l’étude des partis politiques 1 ; que de nombreux partis européens tout à fait patentés
ont aussi récusé l’autoqualification de partis au profit d’autres nominations conçues comme
moins claniques, plus ouvertes. Dans la situation tunisienne, tous les mouvements n’ont
d’ailleurs pas les mêmes préventions : le mouvement islamiste (Mouvement de la tendance isla-
mique) a accepté, au moment de sa demande de légalisation en 1981, de s’afficher publiquement
comme « un parti comme les autres » (p. 235) ; l’émergence de l’islamisme s’est faite « à la fois
comme mouvement socio-culturel […] et parti politique (hizb) », (p. 273) ; plus clairement
encore, on peut relever que « le MTI fut finalement la seule organisation politique à se rappro-
cher de l’idéal type [sic] partisan, ou pis de l’idéal type monopartisan (le Parti-État), reprodui-
sant une structure monopolistique et défendant une visée unanimiste » (p. 284). Ce jeu pour
éviter le discrédit populaire de la qualification partisane est donc au total assez complexe. Que
ces mouvements ne soient que des « groupes restreints » est un autre problème, qui relève de la
théorie politique, non de l’autodéfinition. Au total, pour M. Camau et V. Geisser, les
« organisations politiques n’existent que par et pour l’autoritarisme et perdront toute vocation
politique avec sa disparition » ; on a affaire à des « groupes proto-partisans », des « proto-
partis », ou encore des « clubs politiques épisodiques » (selon M. Weber) plutôt « qu’à des
partis, fussent-ils de cadres ou de notables » (p. 237).
M. Camau et V. Geisser concluent : « Nous postulons que le changement en Tunisie doit
être pensé non pas directement en termes de démocratisation, mais d’émergence possible de
conjonctures politiques “fluides”. La fluidité politique ne constitue pas nécessairement, loin
s’en faut, l’antichambre de la démocratie, mais elle rend crédible chez les acteurs l’idée, et par-
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fois l’illusion, que tout devient possible » (p. 365).

LA QUESTION DE LA QUALIFICATION DES FAITS


DE LA CONDITIONNALITÉ HISTORIQUE

M. Camau et V. Geisser traitent de la situation politique tunisienne de manière très rigou-


reuse sur le plan théorique et dans sa complexité empirique, et leur ouvrage fera longtemps réfé-
rence. Leur conclusion globale – à savoir que les éléments d’une culture politique largement
partagée ne laissent pas augurer une ouverture démocratique – m’interroge. Elle m’interroge
parce que, pour être réaliste, elle a quelque chose de désespérant, mais ceci est un élément
d’appréciation moral hors de propos dans une analyse de science sociale (telle la boutade « Ne
pas désespérer Billancourt » de Sartre). Elle renvoie surtout pour moi à une réflexion sur la
nature de l’action politique et son analyse dans toute son épaisseur. Pour mener cette réflexion,
il me faut « déconstruire » un certain nombre de points. Je distinguerai dans ce qui suit trois
niveaux : le niveau de la qualification des faits, un niveau plus théorique et interprétatif, plus
paradigmatique, pour aboutir enfin à la question globale de l’action politique et de son analyse
dans toute son épaisseur, qui sous-tend en fait les analyses des points précédents.
Je commencerai donc par l’examen de la qualification des faits retenus à l’appui de la thèse
de M. Camau et V. Geisser, et je poserai la question énoncée par M. Dobry 2 à l’égard de la path
dependance : quels sont « les principes de la sélection de la temporalité pertinente, les principes
de la discrimination dans le passé, […] des effets de détermination décisifs » ? Je prendrai deux
objets centraux par rapport à la thèse : les origines de l’autoritarisme et les fondements de la dis-
tinction de deux types d’autoritarisme dans la Tunisie républicaine. Je commencerai par le
deuxième point.

1. Moisei Ostrogorski, La démocratie et les partis politiques, préface de Pierre Avril, Paris, Fayard,
1993 (L’esprit de la cité) (1re éd. : 1912) ; Michel Robert, Les partis politiques. Essai sur les tendances oli-
garchiques des démocraties, Paris, Flammarion, 1971 (1re éd. all. : 1910). J’ai longuement tiré profit de ces
deux auteurs dans « Les partis politiques dans la gouvernementalisation de l’État des pays arabes », dans
Pierre Robert Baduel (dir.), Les partis politiques dans les pays arabes. Le Machrek, Aix-en Provence,
Édisud, 1999 (Revue des mondes musulmans et de la Méditerranée, 81-82), p. 9-51.
2. Michel Dobry, « Les voies incertaines de la transitologie. Choix stratégiques, séquences histo-
riques, bifurcations et processus de path dependance », Revue française de science politique, 50 (4-5),
août-octobre 2000, p. 585-613, notamment p. 597.

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Revue française de science politique
DES ÉLITES ET DES PARTIS DANS LES FIGURES DE L’AUTORITARISME

M. Camau et V. Geisser distinguent donc, sur fond de « permanence du système » autori-


taire, des « discontinuités de formes » (« types » ou « configurations »). Celles-ci sont fonction,
dans l’évolution de la Tunisie indépendante, de la manière dont se combinent les relations entre
deux types d’élites, politiques et professionnalisées d’une part, sectorielles et gouvernées
d’autre part.
Au-delà d’une interrogation sur la notion même d’élite, peut-on aussi radicalement distin-
guer entre ces deux types d’élites ? Si on voit bien en quoi les élites économiques confondues
avec les « milieux d’affaires » sont des élites « sectorielles » – sous réserve de l’existence, dans
les premières décennies de l’indépendance, d’un secteur économique extra-étatique stratégique-
ment significatif –, la question est plus complexe si ces élites sectorielles incluent les profes-
sions libérales et les cadres de l’administration, du secteur privé, mais aussi des secteurs public,
parapublic et coopératif (p. 163), et on voit moins bien pourquoi on les exclurait toutes des élites
« professionnalisées ». Pourquoi, par exemple, les hommes de la sécurité et de l’armée n’émar-
geraient-ils pas parmi les élites « professionnalisées », presque doublement (carrière plus
« compétence » spécifique) s’agissant des hommes de la police dans les dernières années du
règne de Bourguiba ? De plus, la distinction des deux autoritarismes ne porte-t-elle pas en elle
une forme de jugement de valeur, la première servant d’aune de référence pour la seconde, à
travers la notion de « déclassement » (p. 153) ? M. Camau et V. Geisser décrivent alors le fonc-
tionnement du régime bourguibien avec son élite politique et ses élites « sectorielles » prati-
quant à la fois une forme de « servitude volontaire » à l’égard du Raïs (p. 157) et une
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« privatisation de l’État » (p. 156). Comment tenir ensemble deux assertions selon lesquelles les
élites bourguibiennes ont été, d’une part, des élites vraiment politiques, « gouvernantes » et,
d’autre part, des mamelouks pratiquant une « servitude volontaire » ? Les élites « sectorielles »
représentaient en 1965, sous Bourguiba, au total moins de 5 000 personnes (si on enlève les
2 000 coopérants étrangers), les cadres tunisiens du secteur privé se chiffrant alors à seulement
deux cents personnes. S’il en était bien ainsi, pouvait-on alors parler significativement d’élites
en dehors de l’État et de sa mouvance, et la distinction entre élites « professionnalisées » et
élites « sectorielles » faisait-elle alors pleinement sens, s’il s’agissait bien d’élites et non des
catégories « gouvernées » de l’administration, de l’armée ou de la police, voire d’un secteur
privé fortement dépendant de l’État ?
M. Camau et V. Geisser notent que ce qu’ils qualifient de second type d’autoritarisme, s’il
est caractéristique de la seconde présidence, pointe déjà sous Bourguiba. Ne fait-il que pointer ou
connaît-il déjà un développement tel qu’on peut dire que ce sont bien davantage que les prémisses
de la situation ultérieure qui sont déjà présentes ? Un homme n’a-t-il pas symbolisé, voire d’une
certaine façon incarné, amalgamé en sa personne les deux types d’élites ? On notera à cet égard
que, tandis que sont nommées presque toutes les personnalités politiques majeures de l’époque
bourguibienne 1, la mention de Hedi Nouira, Premier ministre de novembre 1971 à avril 1980,
reste abstraite, dépersonnalisée ; curieusement, son nom est même totalement gommé. Or,
nombre de personnalités politiques (H. Baccouche, A. Zouari) et d’élites « sectorielles »
d’aujourd’hui n’appartiennent-elles pas sinon à la « génération Nouira », du moins à ce que
M. Toumi 2 nomme la « décennie Nouira » ? Il est vrai que le bilan global de cette « décennie
Nouira » est contrasté et complexe à analyser : après une demi-décennie de réussite économique,
des mouvements sociaux (émeutes de janvier 1978) et socio-politiques (coup de Gafsa de janvier
1980) ont éclaté ; au lendemain de l’expérience coopérativiste, la demande de démocratisation
avait été forte, même dans le Parti et jusque dans les rangs du gouvernement : c’est sur le refus
répété de toute inflexion politique libérale et sur les méthodes de gouvernement qu’intervinrent
dix des quatorze cas de démission recensés durant tout le règne de Bourguiba 3, au point que
même un ancien ministre aussi bourguibien que Chedly Ayari 4 parle d’un échec que seule peut

1. S. Ben Youssef, F. Hached, M. Slim, T. Mehiri, W. Ben Ammar, A. Ben Salah, A. Mestiri,
H. Achour, A. Tlili, M. Mzali, T. Belkhodja, M. Sayah…
2. Mohsen Toumi, La Tunisie de Bourguiba à Ben Ali, Paris, PUF, 1989.
3. D’après Mounir Charfi (Les ministres de Bourguiba (1956-1987), Paris, L’Harmattan, 1988), ces
démissions se sont produites essentiellement en deux périodes : quatre séparément en 1971, six en bloc en
1977.
4. Chedly Ayari, Le système de développement tunisien. Vue rétrospective. Les années 1962-1986.
Livre I : analyse institutionnelle, Tunis, Centre de publication universitaire, 2003, p. 111.

940
Lectures critiques
tempérer la création le 10 mai 1977 de la Ligue tunisienne des droits de l’homme. On retiendra
cependant deux choses de ce personnage et de cette période : c’est à la maladie, non à l’arbitraire
du prince (comme pour Ahmed Ben Salah, Bahi Ladgham, Mohamed Mzali ou Rachid Sfar) qu’il
doit d’avoir été écarté du pouvoir ; et surtout, si on suit notamment Aziz Krichen 1, c’est à ce
moment, au beau milieu du règne de Bourguiba, que semble se produire assez massivement le
tournant majeur de l’histoire de la jeune République, alors que se mettent en place les éléments
d’une politique qui influe jusqu’à aujourd’hui sur l’avenir du pays et qu’émergent des élites recy-
clées ou nouvelles que M. Camau et V. Geisser qualifieraient de sectorielles.
À son arrivée à la primature, H. Nouira substitua au socialisme coopérativiste d’Ahmed Ben
Salah une politique économique que Ch. Ayari qualifie de « proto-libérale », ou de façon plus
ambiguë de « socialiste-contractuelle », voire de « colbertiste ». Il s’agissait alors de moderniser
l’ensemble de l’économie tunisienne. Mettant en perspective historique l’évolution économique
et grossissant le trait, A. Krichen écrit : « En focalisant la mobilisation populaire sur le seul
objectif de la récupération des biens possédés par les colons, le mouvement [nationaliste] destou-
rien ne pouvait pas ne pas exciter et activer les vieux instincts de la razzia – la jouissance comme
résultat de la guerre et de la rapine, non comme le fruit du labeur […] » 2 ; à l’indépendance
(1956), « le nouvel État récupère les richesses nationales – du moins en partie – et la distribution
commence. C’est au sens propre du terme, un partage de butin » 3. Jusqu’au début des années
1970 et tout particulièrement durant la décennie 1960 de la socialisation de l’économie, l’État
domina de plus en plus la société (on passa de 12 000 fonctionnaires en 1956 à 80 000 en 1960),
les élites destouriennes placées au-dessus de tout instrumentalisaient le corps social 4. Dans les
années 1970 et 1980, on passa « du clientélisme dirigiste au clientélisme libéral » 5, les élites au
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pouvoir fonctionnant désormais « au profit d’intérêts concrets particuliers » 6. À partir de 1970,
« l’État n’est plus porteur d’un projet de modernisation et il n’est plus en mesure, d’un autre côté,
de continuer à assurer un face-à-face exclusif avec l’ensemble de la population ; son hégémo-
nisme ne peut plus s’exercer sans intermédiaires. Nous passons en quelque sorte d’une relation
binaire – l’État et la société, l’État qui cherche à s’incorporer la société pour la conformer à son
dessein – à une relation triangulaire, où l’État laisse s’interposer entre lui et le corps social un
groupe tampon de promoteurs privés, ce qui lui permet de disposer de relais nouveaux dans son
système de domination politique et qui entraîne en même temps un relatif élargissement des
assises de son pouvoir. […] Dans leur majorité, les nouveaux promoteurs privés vont être inscrits
dans un statut d’allégeance organique par rapport à l’État : littéralement fabriqués par l’État, ils
seront ses créatures puisqu’ils lui devront tous leurs privilèges matériels » 7, l’instrumentalisation
de l’économie à des fins de pouvoir se perpétuant avec, en supplément, une extension de l’éco-
nomie publique à l’économie privée. Le tableau dressé par A. Krichen pour les « années Nouira »
rejoint celui dressé par Camau et Geisser pour les années Ben Ali et semble donc faire remonter
très haut sous le règne de Bourguiba (la décennie 1970) les éléments d’évolution vers ce que
serait le second type d’autoritarisme.
L’insistance de M. Camau et V. Geisser, quant à la prééminence des élites « sectorielles »
pour définir le second type d’autoritarisme, est assez paradoxale, dans la mesure où l’ouvrage
se focalise presque exclusivement sur les acteurs politiques (partis, syndicats) et – pas plus
d’ailleurs qu’Aziz Krichen – ne développe de portrait concret d’une élite « sectorielle », notam-
ment économique. Seulement quelques noms d’affairistes notoirement proches de l’actuelle
présidence sont furtivement mentionnés (p. 211-212). Quant aux élites de l’armée et de la
police, à la faveur de l’affaiblissement du leadership de Bourguiba et de la montée nationale et
internationale des questions sécuritaires, de périphériques ne sont-elles pas devenues sinon
ostensiblement politiques, du moins plus centrales avec la nouvelle présidence 8 ?

1. Aziz Krichen, Le syndrome Bourguiba, Tunis, Cérès-Productions, 1991. Cet ouvrage, qui connut
un certain succès à sa sortie, n’est pas mentionné en bibliographie par les auteurs.
2. Aziz Krichen, ibid., p. 69.
3. Aziz Krichen, ibid., p. 75.
4. Aziz Krichen, ibid., p. 80.
5. Aziz Krichen, ibid., p. 86.
6. Aziz Krichen, ibid., p. 88.
7. Aziz Krichen, ibid., p. 134-135.
8. Deux seuls noms d’officiers supérieurs sont cités : Mohamed Ali Ganzaoui et Mohamed Hedi Ben
Hassine (p. 206-207). Ces deux militaires ont quitté le gouvernement en 2002, pour le premier à la suite de
l’attentat contre la synagogue de Jerba (cf. Éric Gobe, « Tunisie 2002 : un référendum pour quoi faire ?
(Chronique politique) », dans Annuaire de l’Afrique du Nord 2002, Paris, CNRS Éditions, 2003).

941
Revue française de science politique
Ce qui surtout crée une nouvelle situation après l’éviction de Bourguiba (7 novembre
1987), n’est-ce pas que, les hommes de la seconde présidence ne possédant pas le capital sym-
bolique des héros de la lutte pour l’indépendance, la politique même professionnalisée est
désormais banalisée, routinisée, entraînant la nécessité, dans une situation nationale et interna-
tionale évolutive, d’autres fondements au pouvoir, d’autres ressources que strictement poli-
tiques pour gravir les échelons du pouvoir ? Cette démonétisation du politique sous la prési-
dence Ben Ali, pour prendre ici des figures singulières, est-elle le propre des régimes
autoritaires du Tiers monde 1 ?
Il est clair que, s’agissant des partis, la classification rokkanienne ne peut s’appliquer
telle quelle, mais éventuellement avec d’importantes adaptations dans les pays arabes 2.
Que, par exemple, le clivage État/Religion ne soit pas pleinement pertinent en situation
arabo-islamique (p. 245 et suiv.) est d’avance évident, surtout si on associe État à laïcité. En
revanche, le clivage serait moins irrecevable si un certain sécularisme, entendu minimale-
ment comme le non-recouvrement complet de la sphère politique et de la sphère religieuse,
est cognitivement possible et peut dès lors faire l’objet (d’éléments) d’un programme. Or,
d’une part, si on en croit différents auteurs 3, l’histoire de l’islam et des pays arabes n’est
pas dépourvue de toute ressource historique en ce sens ; d’autre part, malgré leurs objec-
tions initiales, M. Camau et V. Geisser parlent ultérieurement des « opposants les plus sécu-
laristes (MDS, PCT, MUP, Perspectivistes…) » en les distinguant des « anciens ennemis
kouanjis (fréristes) » (p. 305 et 309), voire même « du clivage manichéen gauche laïque/
islamistes » à l’occasion de la réception de la réforme de l’enseignement signée du ministre
Mohamed Charfi (p. 350). Les critiques de la personnalisation du pouvoir (« monocraties
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partisanes ») et du faible renouvellement des dirigeants (p. 250) qui obèrent la vie et le fonc-
tionnement des partis, si elles sont fondées en Tunisie, ont été déjà formulées à propos des
partis européens au début du 20e siècle par Michels Robert. « La présidentialisation du parti
aboutit à une compétition surveillée par le monocrate qui arbitre la concurrence des sous-
élites et coopte ses plus proches collaborateurs » : cette assertion (citée p. 253) de Michel
Offerlé n’a pas été écrite pour décrire le « syndrome autoritaire » tunisien mais bien une
situation « démocratique » occidentale 4. « La majorité des dirigeants de l’opposition tuni-
sienne sont hantés par le mythe de Cincinnatus. Malgré l’état actuel de léthargie politique,
ils croient fermement en leurs chances d’accéder un jour aux plus hautes charges de l’État
à la faveur de bouleversements sociaux ou de la maladie du Raïs, qui précipiteraient la chute
du régime autoritaire », ce qui expliquerait la « persévérance politique » de personnalités
comme Néjib Chebbi (PDP), Mohamed Charfi (Perspectives tunisiennes), Mustapha Jaafar
(FDTL) et Moncef Marzouki (CPR) : si nous laissons de côté l’allusion rhétorique à

1. Sur le politique en général, voir par exemple l’analyse de la situation internationale par Jean-Marie
Guéhenno, La fin de la démocratie, Paris, Flammarion, 1994.
2. Le discrédit relatif dans lequel leur étude est tombée en science politique française ajoute aux diffi-
cultés de penser les partis politiques : P. Perrineau parlait en 1986 d’« objet perdu » (Pascal Perrineau, « Un
objet perdu : les partis politiques », dans Marc Guillaume (dir.), L’État des sciences sociales en France,
Paris, La Découverte, 1986, p. 281-285) et treize ans après, P. Bréchon faisait un constat à peine moins
sévère : (Pierre Bréchon, « un champ d’étude délaissé en France », dans Les partis politiques, Paris, Mont-
chrestien, 1999). Avec des exceptions toutefois, notamment Guy Hermet, Julian Thomas Hottinger, Daniel-
Louis Seiler (dir.), Les partis politiques en Europe de l’Ouest, Paris, Economica, 1998, ou encore Daniel-
Louis Seiler, Les partis politiques en Europe. Sociologie historique du phénomène partisan, Paris, Ellipses,
2003. Hors de France, voir en particulier Richard Gunther, José R. Montera et Juan J. Linz (eds), Political
Parties. Old Concepts and News Challenges, Oxford, Oxford University Press, 2002.
3. Ali Abderraziq, L’islam et les fondements du pouvoir, traduction et introduction d’Abdou Filali-
Ansary, Paris, La Découverte/Cedej, 1991 (1re éd. arabe : 1925) ; Mohammed Arkoun, L’Islam, morale et
politique, Paris, Desclée de Brouwer/Unesco, 1986 ; Olivier Carré, L’islam laïque ou le retour de la
Grande Tradition, Paris, Armand Colin, 1993. On peut lire aussi dans ce sens Abdou Filali-Ansary,
Réformer l’islam ? Une introduction aux débats contemporains, Paris, La Découverte, 2003 (Textes à
l’appui/islam et société).
4. Michel Offerlé (Les partis politiques, Paris, PUF, 2002) s’appuie en effet sur une étude de
W. R. Schonfeld comparant les taux de renouvellement des élites dirigeantes de 1967 à 1978 de trois partis
français : UDR, puis RPR, SFIO, puis PS, PCF : cf. William R. Schonfeld, « La stabilité des dirigeants des
partis politiques : le personnel des directions nationales du Parti socialiste et du mouvement gaulliste »,
Revue française de science politique, 30 (3), juin 1980, p. 477-505, et « La stabilité des dirigeants des
partis politiques : la théorie de l’oligarchie de Robert Michels », Revue française de science politique,
30 (4), août 1980, p. 846-866.

942
Lectures critiques
Cincinnatus 1, est-on dans cette situation de caractère épisodique de la vie partisane stigma-
tisée plus haut ? En concluant à une inadaptation des « catégories rigides [de] vrais partis/
faux partis, groupes proto-partisans/associations civiques, organisations reconnues/organi-
sations légales […] à l’analyse du contexte autoritaire et sécuritaire tunisien », et en parlant
plutôt de « formation d’un espace multi-organisationnel plus ou moins autonome » (p. 264),
M. Camau et V. Geisser « filoutent » les termes de l’approche classique des partis politiques
pour coller à l’empirie, mais en sortent-ils vraiment ?

DES SOURCES HISTORIQUES DE L’AUTORITARISME


OU QUESTIONS SUR LES CARACTÉRISATIONS D’UNE MATRICE
ET DE SON ACTION PERDURABLE : LA TUNISIANITÉ

Avant d’en arriver, dans la troisième partie, à questionner le positionnement paradigma-


tique d’ensemble, globalement anti-transitologique, je voudrais revenir ici sur une notion qui
occupe une place centrale dans la thèse des auteurs et qui trace les conditions, mais aussi les
limites de l’action politique et – de par ses caractéristiques – éloigne les chances d’une transition
démocratique : la notion de tunisianité. On peut s’interroger d’une part sur la pertinence de
l’historicisation proposée et, d’autre part, sur les limites mêmes de la conditionnalité historique
de l’action présente portée par cette notion.
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La tunisianité serait une « matrice perdurable ». Le pouvoir beylical lui-même n’aurait fait
que réactualiser cette « matrice » remontant à la plus haute Antiquité. Pour se démarquer d’une
approche culturaliste ou néo-culturaliste (hammoudienne), les auteurs n’auraient-ils pas alors
eu tendance à trop extranéiser le pouvoir beylical et à le réduire à la force ? N’auraient-ils pas
minimisé le fait que l’allégeance du bey au sultan-calife stambouliote lui apportait une légiti-
mation symbolique, certes incomparable avec la qualité chérifienne du sultan marocain, mais
malgré tout sociétalement et internationalement significative ? Le bey n’était pas démuni de
toute qualification religieuse : il était considéré comme « l’imam de la communauté musulmane
de Tunisie », non un imamat temporel, mais un imamat spirituel ; des vœux étaient prononcés
dans les mosquées en sa faveur à la fin de la khotba (prêche) du vendredi ; il était considéré
comme le « cadi des cadis » 2 ; il tenait des audiences publiques de justice en application d’une
« obligation morale imposée par la conscience musulmane au bon souverain » 3. Certes, les beys
husseinites de Tunis eurent recours pour l’administration et l’armée à des mamelouks 4, mais le
nombre de ces mamelouks semble avoir été très limité, au moins au temps du Réformisme :

1. Appelé dans des situations de crise, le dictateur à l’antique dont Cincinnatus est une figure – la
« dictature de commissaire » du temps de la République romaine – avait à charge de gérer les états
d’exception et de dicter alors – « Dictator est qui dictat » – de nouvelles institutions dont les chances de
succès étaient liées au fait qu’il ne devait pas en bénéficier lui-même, en les taillant à sa mesure par
exemple, mais se retirer à l’expiration d’un mandat qui ne devait pas excéder six mois : voir Carl Schmitt,
La dictature, Paris, Seuil, 2000 (1re éd. all. : 1921). Il ne semble pas que ce soit le programme des hommes
politiques mentionnés.
2. D’après un manuscrit anonyme d’un haut fonctionnaire français de la fin du Protectorat : Anonyme,
Étude de sociologie politique sur les aspects de la souveraineté du Bey de Tunis, édition, introduction et
notes par Mohamed-El Aziz Ben Achour, dans La cour du Bey de Tunis, Tunis, Espace Diwan, 2004, p. 25-
26. Dans un écrit journalistique (« Les chiens aboient… », La voix du Tunisien, 9 juin 1932) exhumé par
Khaled Abid (Réalités. Hebdomadaire indépendant, 954, 8-14 mars 2004, p. 14-15), Bourguiba lui-même
affirmait à l’encontre d’un plumitif colonial attaquant le Cheikh El Islam hanéfite que « le premier magis-
trat religieux de la Régence est le Bey, et non le Cheikh El Islam ».
3. Selon A. Raymond, dans Ibn Abî l-Diyâf, Présent aux hommes de notre temps. Chronique des rois
de Tunis et du Pacte fondamental. Chapitres I et V, édition critique, traduction et commentaire historique
d’André Raymond, 1 : Texte et Traduction (avec la collaboration de Khaled Kchir), 2 : Commentaire histo-
rique, Tunis, Alif, 1994.
4. Esclaves orientaux chrétiens d’origine et islamisés, renégats d’origine italienne. On notera que ce
commerce public des esclaves blancs se faisait à partir d'Istanbul : Ibn Dhiyâf mentionne dans ses chro-
niques les tentatives du Sultan ottoman pour le limiter (notamment vers l’Égypte). D’après André Demeer-
seman, Aspects de la société tunisienne d’après Ibn Abî l-Dhiyâf, Tunis, Publications de l’IBLA, 1996,
p. 42.

943
Revue française de science politique
deux cents vers 1830 1. Quelques-uns de ceux-ci parvenaient à des positions dominantes 2 ; si
l’absolutisme des beys était réel et s’il arrivait qu’on passa des plus hautes faveurs à une mort vio-
lente (ainsi de Youssef Saheb al Tâba), « les beys s’attachaient [aussi] les plus capables d’entre eux
en leur faisant épouser leurs filles » 3. Mais le pouvoir beylical ne se réduisait pas à l’appareil
mamelouk, tant s’en faut : il faut relever que, dès le premier bey husseïnite (1705-1740), le pouvoir
beylical manifesta une volonté d’autochtonisation parallèle de la chancellerie et de l’administra-
tion régionale. Mohamed-Hedi Chérif explique précisément la différence de destin du régime dey-
lical d’Alger et du régime beylical de Tunis par un ancrage différent dans la société autochtone :
celui des beys aurait permis « un affermissement tant sur le plan intérieur qu’extérieur », tandis
qu’en Algérie, « révoltes, instabilité et affaiblissement progressif [du régime deylical], dès les pre-
mières années du 19e siècle, [amenèrent à] son effondrement brutal – celui du pouvoir central
turc – en 1830 » 4. Doit-on ajouter enfin que ce qui caractérisait l’État beylical par rapport à l’État
proprement mamelouk égyptien, ce fut sa dynastisation et que celle-ci fut incontestablement l’un
des éléments constitutifs de la formation nationale actuelle ?
S’agissant toujours de la caractérisation de l’autoritarisme et de l’affirmation de la
« permanence du syndrome autoritaire » derrière des figures variables (p. 50), passant de la
période ottomane aux années charnières de l’indépendance, M. Camau et V. Geisser voient dans
la crise yousséfiste de 1955 5 un moment fondateur de l’autoritarisme. Ils écrivent en effet :
« L’acte de naissance de l’autoritarisme en Tunisie date de cet épisode, qui a emprunté des
formes de violence et a donné lieu à une répression implacable » (p. 109) ; ou encore :
« L’autoritarisme apparaît […] comme une issue de crise » (p. 140) ; et enfin : « L’autoritarisme
tunisien constitue assurément une dérive. La propension du Néo-Destour à la violence et au
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coup de force durant le Protectorat pouvait s’expliquer par les conditions de la lutte. Elle ne pré-
disposait pas particulièrement le parti à une banalisation de ces pratiques, une fois au pouvoir.
[…] Ce sont les circonstances de la crise de l’indépendance et le jeu des différents protagonistes
qui ont noué les fils de l’autoritarisme. La dérive autoritaire se révèle inhérente aux conditions
mêmes de l’accès de la Tunisie à l’indépendance » (p. 151-152). L’autoritarisme tunisien est-il
un syndrome associé au processus de modernisation conservatrice sur la longue durée ou une
dérive conjoncturelle et récente, « maladie infantile de l’indépendance » (p. 152) ?

RECONFIGURATIONS PARADIGMATIQUES

La question de la qualification des faits renvoie à celle de la configuration théorique dont


ils sont le produit, aux débats disciplinaires, aux approches paradigmatiques dans lesquelles une
thèse s’inscrit explicitement ou qu’elle récuse. À cet égard, il me semble que, par ses caracté-
ristiques, la notion centrale de tunisianité est doublement problématique : d’une part, elle est
datée et ne permet pas de penser la situation actuelle, d’autre part, alors qu’elle aurait pu de par
ses origines historiques permettre de conduire l’analyse de l’autoritarisme à différentes échelles,
elle a réduit l’étude de l’autoritarisme aux composantes de la politique intérieure.

1. D’après A. Raymond, dans Ibn Abî l-Diyâf, op. cit., p. 39.


2. Ainsi de Youssef Sâhib al Tâba' (né Moldave) sous trois beys (de 1782 à 1815, en fait essentielle-
ment sous le règne de Hammouda Pacha, 1782-1814), Mustapha Khaznadar (né Grec) sous plusieurs beys
(de 1837 à 1873, puis encore en 1877-1878 et à nouveau de 1881 à 1883) ou encore Kheir ed-Din (né Cir-
cassien) sous Mohamed Sadok Bey (de 1873 à 1877).
3. D’après A. Raymond, op. cit., p. 39, 164. Ce mariage ne leur assurait pas pour autant une bonne
fortune définitive. Ainsi de Sâkîr Sâhib al Tâba' (1795-1837) : il épousa en 1833 la fille de Hussayn Bey,
mais n’en fut pas moins exécuté en 1837 ! On notera que les beys pratiquaient une autre forme d’ennoblis-
sement des mamelouks : leur adoption ; les plus hauts placés pouvaient même être enterrés dans la cour du
tombeau des beys. Selon André Demeerseman, op. cit., p. 48-50.
4. Mohamed-Hédi Chérif, « Tunisie, la chute de la monarchie beylicale », dans Rémy Leveau,
Abdallah Hammoudi (dir.), Monarchies arabes. Transitions et dérives dynastiques, Paris, La Documenta-
tion française, 2002, p. 101-110, notamment p. 103.
5. Salah Ben Youssef : chef nationaliste, compagnon de route de Bourguiba, devenu concurrent pour
le leadership dans les derniers temps de la lutte pour l’indépendance, tenant d’un nationalisme arabe ins-
piré de Nasser. Ses partisans furent lourdement réprimés par Bourguiba avec l’appui armé de la puissance
protectorale à la veille de l’indépendance. Il fut assassiné sur ordre en Allemagne en 1961.

944
Lectures critiques
LA TUNISIANITÉ COMME CATÉGORIE CONSOLIDOLOGIQUE DE LA PREMIÈRE
MODERNITÉ, NON DE LA DÉMOCRATIE CONTEMPORAINE DU TEMPS
DE LA GLOBALISATION ?

D’une certaine manière, cette notion de tunisianité joue, dans la thèse de M. Camau et
V. Geisser, un rôle qui justifie leur position antitransitologique : celui d’une « matrice
perdurable ». Ils accordent un poids décisif à cet élément de la culture politique tunisienne qui
les met, selon eux, à l’opposé de l’approche procédurale et désinculturée qui serait le propre du
paradigme transitologique 1. Peut-être leur jugement était-il fondé par rapport à la conception
initiale du paradigme transitologique. Mais il semble qu’à l’expérience de son extension de son
terrain original, l’Europe du Sud (Portugal, Grèce, Espagne) et l’Amérique du Sud, vers un nou-
veau terrain, l’Europe centrale et orientale, les transitologues aient été conduits vers une
approche plus historicisée et contextualisée, théorisée sous la notion de path dependance. Cette
approche-ci permet d’ancrer l’analyse dans la spécificité et de reconnaître la multiplicité des
voies et des tempos de transition vers des régimes démocratiques et de leur consolidation dans
les pays de l’Europe ex-socialiste, en tenant compte (dependance) de la trajectoire (path) histo-
rique propre à chaque pays. M. Dobry nous dit que cette approche devrait à première vue retenir
l’attention des spécialistes des area studies 2. Or, M. Camau et V. Geisser sont, sous d’autres
langages, sensibles à ces path dependances. Mais ils en font un usage apparemment de sens
contraire, puisqu’ils mobilisent cette espèce de path dependance que serait la tunisianité pour
tracer les limites (« matrice perdurable ») de l’évolution possible d’un régime autoritaire, tandis
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que les initiateurs utilisent cette notion pour montrer les modalités spécifiques, locales 3, de
métabolisation de la greffe démocratique.
Par ailleurs, l’analyse du réformisme, avec son avers la tunisianité et son revers le syn-
drome autoritaire, n’aurait-elle pas pu tirer profit d’éléments théoriques de la transitologie, en
particulier, de la déconstruction du concept de régime politique à laquelle Ph. C. Schmitter a
procédé ? Celui-ci « désagrège » en effet la notion de régime politique en deux éléments
distincts : d’une part, le régime comme « procédures distinctives », « règles qui déterminent la
forme des institutions gouvernementales, les canaux et les conditions d’accès à ces structures,
la manière dont les décisions y sont prises, ainsi que la population habilitée à participer à ces
processus » et, d’autre part, le régime politique comme attitude et institutionnalisation, comme
« conduites régulées » qui font que les règles initiées généralement par un groupe restreint, une
élite, ne restent pas « lettres mortes », mais sont assimilées par la société élargie 4. Cette distinc-
tion a pour but de découpler ce qui apparaît comme une catégorie siamoise – transitologie-
consolidologie – qui résulte en fait d’une confusion particulièrement grave aux yeux de
Ph. C. Schmitter, lequel n’hésite pas à parler d’une « incompatibilité épistémologique entre les
concepts de transition et de consolidation » 5. Tandis que la transitologie s’intéresse au change-
ment de régime en tant que procédures, règles, et donc à la « fabrication de nouvelles règles du
jeu politique » 6, la consolidologie prend pour objet « le degré d’institutionnalisation des
règles » 7, leur « habituation » (selon Rustow) ; la consolidologie porte ainsi sur le renforcement
du « consensus social » par rapport à la réforme initiée par une élite. « Tandis que la transition
présuppose un degré d’incertitude élevé et explique l’émergence de nouvelles règles du jeu poli-
tique par les causes relativement imprévisibles que sont les choix stratégiques des acteurs, la
consolidation restreint l’éventail des choix possibles et redonne aux facteurs structurels et ins-

1. Selon Michel Camau (op. cit., p. 9), la transitologie « promeut [en effet] une politologie compara-
tive qui refuse le préalable des frontières culturelles, en faisant prévaloir une approche procédurale. Mais la
dimension symbolique de la politique figure le point aveugle de sa louable entreprise de relativisation de la
portée des matrices culturelles ».
2. Michel Dobry, « Introduction », dans Michel Dobry (dir.), op. cit., p. 579-583, p. 581.
3. On notera le titre significatif de la contribution de Valérie Bunce au bilan des transitions démocra-
tiques en Europe centrale et orientale : Valérie Bunce, « Quand le lieu compte. Spécificités des passés auto-
ritaires et réformes économiques dans les transitions à la démocratie », dans Michel Dobry (dir.), op. cit.,
p. 633-656.
4. Nicolas Guilhot, Philippe C. Schmitter, « De la transition à la consolidation. Une lecture rétrospec-
tive des democratization studies », dans Michel Dobry (dir.), op. cit., p. 615-631, notamment p. 616.
5. Nicolas Guilhot, Philippe C. Schmitter, ibid., p. 620.
6. Nicolas Guilhot, Philippe C. Schmitter, ibid., p. 618.
7. Nicolas Guilhot, Philippe C. Schmitter, ibid., p. 619.

945
Revue française de science politique
titutionnels un pouvoir explicatif » 1 ; la transitologie relève d’une théorie du changement, la
consolidologie d’une théorie de l’ordre. Appliquons cette approche à l’analyse du cas tunisien :
on pourrait dire que la réforme relève du temps de la transition tandis que le réformisme, avec
les deux côtés de sa médaille, relèverait du temps de la consolidation, du temps des valeurs par-
tagées, des « conduites régulées ».
Cependant, la consolidation porterait en l’occurrence non sur la démocratisation, mais sur
la modernisation. Les prémisses de cette modernisation remontent au 19e siècle, dans un
contexte dans lequel ce concept était invoqué par les pays musulmans méditerranéens dans le
but essentiellement préventif d’acquisition par leur État des moyens de la puissance des pays
impérialistes, ce qui a donné naissance à des politiques de réformes importantes, technostructu-
rales ou technologicocratiques (réformes de l’armée, de l’administration, de la santé, de
l’école…), sans implication directe quant à la nature du régime politique (les États impérialistes
de l’heure n’étant pas tous des modèles de démocratie…).
La notion de tunisianité associée à ce réformisme est fondamentalement ambiguë.
D’abord, elle ne signifie pas simplement modernité ; elle cristallise de façon molle l’idée d’une
synthèse difficile entre une modernité associée à l’Occident et une tradition islamo-arabe, une
modernisation conservatrice ; elle ne porte pas sur les règles du jeu politique en dehors de la
souveraineté nationale (le « principe des nationalités », non le « droit des peuples à disposer
d’eux-mêmes » dans sa plénitude intérieure et extérieure), elle n’a pas impliqué au jour de
l’indépendance la mise en place d’un régime interne démocratique. Le caractère hybride de cette
notion permettrait de comprendre l’attitude ambiguë, y compris (voire surtout ?) des partis poli-
tiques, sur les valeurs de la démocratie, souvent conçues comme valeurs d’un Occident qui les ins-
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trumentalise plus qu’il ne les applique au reste du monde, et en tout cas pas aux pays arabes (il y
aurait « deux poids, deux mesures » au Moyen-Orient). Les valeurs fortement consensuelles de la
tunisianité (« cultivé[es] par les dominants comme par les dominés » selon M. Camau et V. Gesser,
p. 20) instilleraient ainsi l’ambiguïté au cœur de la culture politique locale, et en énonçant la gram-
maire des pratiques politiques, auraient une valeur conservatrice, enkystant le mouvement de
modernisation dans un système de modernisation partielle, dans certains secteurs (les femmes,
l’économie…), tout en en laissant d’autres en dehors, dont la question de la nature du régime. Ph.
C. Schmitter voit dans les partis politiques plus des forces de consolidation conservatrice que des
agents de transition ; peut-être que faire de la tunisianité la valeur partagée par tous les acteurs poli-
tiques et étudier essentiellement l’évolution de l’autoritarisme tunisien à travers les partis politiques
(et les syndicats, qui sont des formes de partis) focalisent la réflexion sur les forces de la consolida-
tion d’une modernité sinon dépassée, du moins très datée, alors que d’autres forces à l’œuvre que
les partis politiques mériteraient d’être prises en considération pour voir ce qui change derrière la
façade d’un régime qui n’est plus confronté à la seule question de la modernisation, mais à celle de
la globalisation. Les notions de tunisianité et, plus généralement, de réformisme ne seraient-elles
pas dès lors d’une certaine façon des concepts très liés à l’âge de la modernisation conservatrice
(islamiser la modernité ?) et de sa consolidation séculaire, qui devraient être dépassées pour mieux
saisir les évolutions sociétales de fond agissant plus ou moins subliminalement, parce que si l’État
est omniprésent, pas plus en Tunisie qu’ailleurs, il n’est omnipotent ?

L’AUTORITARISME COMME RESSOURCE DU SYSTÈME INTERNATIONAL ?

L’analyse de l’autoritarisme a été conduite presque exclusivement en termes de politique


intérieure. Or, la dimension internationale de la question de l’autoritarisme ne peut être minorée.
Le réformisme lui-même se peut-il concevoir sans replacer sa genèse et sa perdurabilité dans
l’environnement international ? J’ai déjà situé le réformisme tunisien du 19e siècle dans le cadre
de l’espace méditerranéen de l’époque et de la nécessité où se sont trouvés les pouvoirs otto-
mans d’Istanbul, du Caire ou de Tunis (voire, hors Empire ottoman, de Rabat) de prévenir autant
que possible l’impérialisme européen en mettant en œuvre eux-mêmes des processus de moder-
nisation composite, en procédant à une révolution conservatrice, une révolution par le haut. On
pourrait pousser le paradoxe en ce sens en faisant remarquer que le réformisme tunisien a été
pensé alors, aux temps conjugués de la montée des nationalismes et de la concurrence des impé-
rialismes européens, non par des élites autochtones, mais, en la personne de Khaznader ou de

1. Nicolas Guilhot, Philippe C. Schmitter, ibid., p. 621.

946
Lectures critiques
Kheir ed-Din, par des allogènes, en l’occurrence ottomans 1. S’appuyant sur les chroniques
d’Ibn Dhiaf, A. Demeerseman 2 écrit ainsi clairement à propos de la Tunisie : « Le corps des
mamelouks se montre impuissant à nouer avec le pays les liens qu’il réclame. Origine, compor-
tements, anoblissement artificiel, prétentions illusoires, autant de fêlures dont souffre le système
mamelouk, autant de points faibles qui entraînent la dépréciation sur le plan social » ; un
« abîme » 3 les sépare de la société autochtone ; et la montée du nationalisme auquel les beys de
l’époque protectorale – certes limités dans leurs prérogatives, comme les sultans marocains,
mais moins dotés que ceux-ci en capital symbolique – n’ont pas apporté le poids de leur
autorité 4 a conduit à la marginalisation du régime beylical à l’heure de l’indépendance et rendu
possible l’abolition de la monarchie sans le moindre sursaut populaire dès 1957. Mais les élites
ottomanes d’avant le Protectorat avaient sans doute une vision géopolitique plus large que leur
horizon territorial d’exercice et étaient sensibles à la situation internationale au point de pro-
duire de grandes politiques publiques de réforme au cœur de l’Empire ottoman (notamment les
Tanzîmât, de 1839 à 1878) et dans l’Égypte khédiviale de Mohamed Ali et de ses successeurs.
Le réformisme est bien ainsi une culture politique complexe, mêlant affirmation identitaire et
réponse à une action internationale qu’il fallait alors prévenir.
La définition que S. Khiari donne de son côté de la tunisianité tient compte de cette dimen-
sion internationale : telle que Bourguiba l’avait conçue dans une vision nationaliste opposée au
nationalisme arabe (yousséfiste, nassérien), elle était une « identité spécifique occidentale sur
un terreau arabe et musulman ». Et il ajoute : cette tunisianité-là s’est révélé « une chimère. […]
La tunisianité réellement existante est une forme d’hybridation instable et problématique, où se
croisent, se mêlent, se disputent un processus d’occidentalisation de l’État, des relations écono-
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miques, des mœurs, des habitudes de consommation et un processus d’orientalisation, d’arabi-
sation et d’islamisation, sans pour autant qu’aucun de ces pôles ne puisse représenter de repères
solides d’identification » 5.
Au fond, la question que M. Dobry 6 adresse à la path dependance, qui fait fortement sa
part aux trajectoires spécifiquement nationales, ne vaut-elle pas dans le cas de l’approche de
M. Camau et V. Geisser : « Est-il aussi innocent que cela de prendre pour unité d’analyse, par
exemple pour penser les héritages du passé, les unités d’analyse qui s’imposent spontanément

1. Rappelons que Kheir ed-Din (1822-1890), après sa démission du poste de Premier ministre auprès
de Mohamed Sadok Bey en 1877, fut appelé en 1878 par le Sultan à Istanbul au poste de Premier ministre
de l’Empire ottoman (cf. Magali Morsi, « Présentation » de la réédition de Khayr ed-Din, Essai sur les
réformes nécessaires aux États musulmans (1867), Aix-en-Provence, Édisud, 1987, p. 5-79.).
2. André Demeerseman, cité, p. 64.
3. André Demeerseman, ibid., p. 59.
4. Exception dans la série des six beys qui se succédèrent au pouvoir durant le Protectorat : le bey
Moncef (1942-1943). À un moment où le nationalisme néo-destourien (incarné par Bourguiba) était
affaibli, le bey Moncef manifesta sa volonté de reprendre vis-à-vis de la Résidence les parts de pou-
voir constitutionnel que des empiétements successifs et incessants avaient, au fil des décennies, forte-
ment réduit. Cette attitude nationaliste lui valut, dans le contexte de la guerre, une accusation de collusion
avec l’ennemi et fut sanctionnée par une destitution brutale et l’exil. Très populaire durant son bref règne,
le bey Moncef incarne dans la mémoire nationale une figure du nationalisme, preuve que la famille beyli-
cale n’était pas nécessairement définitivement hors jeu. Son successeur, le bey Lamine (1943-1957), mis en
place d’autorité par la France, n’eut pas la force de résistance du futur Mohamed V au Maroc et eut surtout,
sur l’échiquier de l’heure, une attitude ambiguë moins vis-à-vis du nationalisme que de Bourguiba lui-
même, ce qui lui fit perdre toute marge d’action politique avec l’arrivée de celui-ci au poste de Premier
ministre. Voir Mohamed-El Aziz Ben Achour, dans Anonyme, op. cit., note 22 ; Khadija Mohsen-Finan,
« Le rôle de Bourguiba dans l’abolition du beylicat », dans Rémy Leveau, Abdallah Hammoudi (dir.),
Monarchies arabes. Transitions et dérives dynastiques, Paris, La Documentation française, 2002, p. 111-
119.
5. Sadri Khiari, op. cit., p. 119. Chacun a sa définition de la tunisianité. Pour Ch. Ayari (op. cit., p. 73),
« la tunisianité, version bourguibienne, n’est pas un simple héritage de ce qu’on appelait l’“identité tuni-
sienne” sous la dynastie hussaïnite. Outre sa distanciation de la Umma islamique et de la Nation arabe à la
fois, la tunisianité bourguibienne est fortement enracinée dans son triple terreau islamique, africain et
méditerranéen, et ouverte sur un réformisme et une modernité, dont les prémisses remontent au milieu du
19e siècle ». Pour Mohamed Mzali, ancien Premier ministre de Bourguiba (1980-1986), c’est une posture
consistant à « refuser de nous dissoudre dans une universalité de nivellement et de dépersonnalisation, de
nous engager dans une forme d’internationalisme, qui prendrait pour tare l’amour de la patrie, de nous
enliser enfin dans des voies aliénantes de l’imitation servile » (Mohamed Mzali, Parole de l’action, Paris,
Publisud, 1984, p. 76).
6. Michel Dobry, op. cit., p. 582.

947
Revue française de science politique
à la démarche comparative, à savoir les États nations ? » Pour analyser la situation actuelle tout
autant que l’avenir des régimes autoritaires, peut-on disjoindre facteurs internes et facteurs
internationaux ?
Peut-on abstraire l’arrivée au pouvoir du président Ben Ali des nouvelles contraintes inter-
nationales de l’heure ? S. Khiari n’est-il pas fondé à établir un rapport entre les politiques
d’ajustement structurel imposées progressivement à la Tunisie et la nécessité d’une nouvelle
politique socio-économique encore plus libérale supposant un nouveau pouvoir et l’appui de
nouvelles forces sociales ? Les « émeutes du pain » qui ont touché tout le pays à partir du
29 décembre 1983 n’ont-elles pas été consécutives aux injonctions de vérité des prix adressées
par le FMI au gouvernement de Mohamed Mzali ? Et n’est-ce pas à cette occasion qu’est entré
en scène au ministère de l’Intérieur le général Ben Ali ? En 1986, les pressions du FMI n’amè-
nent-elles pas à la primature Rachid Sfar, qui dut accepter les conditions du PAS, qu’une obser-
vatrice de la scène politique tunisienne, Sophie Bessis, a qualifiées alors de « véritable perte de
souveraineté » 1 ? Chedly Ayari 2 insiste lui aussi sur « la crise du 8 juillet 1986. À partir de cette
date, en effet, la Tunisie allait rompre avec sa première modernité, le modèle de développement
socialiste destourien, pour s’ouvrir rapidement sur sa deuxième modernité d’économie en voie
de libéralisation : d’abord, via la thérapie dite des Programmes d’ajustement structurel (PAS), à
laquelle le pays allait être soumis pour la première fois depuis son indépendance ; ensuite, via
son ouverture accélérée, à partir des années 1990 sur l’économie de marché, les échanges mon-
diaux et la compétition internationale » 3, au point que la crise de 1986 est définie par Ch. Ayari
comme « première crise systémique ». Les nouvelles forces, les élites sectorielles peuvent dès
lors d’autant mieux s’identifier au « changement » affiché par le nouveau régime. Et c’est toute
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cette pression internationale qui expliquerait que se soit produit, non sous le président Ben Ali,
mais bien dès la fin du régime de Bourguiba (1984-1985), le découplage entre le monde syndical
et l’État dont l’union fit l’originalité et longtemps la force du bourguibisme 4.
L’autoritarisme – un autoritarisme éclairé autant que possible, la conditionnalité démocra-
tique faisant sur le plan formel partie du paquet (linkage) PAS – n’est-il pas ainsi, différenciel-
lement selon les cas, une ressource politique du et dans le système international ? Avec les évo-
lutions de la guerre civile en Algérie, et plus encore depuis le 11 septembre 2003, les régimes
autoritaires arabes, pour se légitimer, jouent avec l’insécurité internationale que redoutent les
grandes puissances elles-mêmes et se renforcent. Les autorités américaines ou européennes rap-
pellent certes à l’occasion aux dirigeants arabes l’impératif des droits de l’homme, mais s’adres-
sant essentiellement à leur opinion publique nationale, elles prennent peu de mesures concrètes
pour imposer les termes d’une ouverture démocratique. Le syndrome autoritaire perdure-t-il
essentiellement du fait d’une culture historique partagée de haut en bas de la société ou – aussi ?
plutôt ?… – dans des proportions variables et sous des figures variées, de par le maintien des
conditions de surdétermination de l’ordre interne par l’ordre régional et international ? Selon
S. Khiari 5, « la configuration vers laquelle semble s’acheminer la Tunisie devrait ainsi com-
biner libéralisme économique, étatisme autoritaire et intervention croissante du capital interna-
tional, qui devient un acteur à part entière de la politique tunisienne ». L’étude du caractère mul-
tidimensionnel (politique, économique 6, culturel, religieux…) des relations dialectiques de
l’interne et de l’externe dans la genèse et dans la durabilité des régimes autoritaires doit être
approfondie.

LE PRIMAT DU POLITIQUE ET L’EXTRACTION D’UN POSSIBLE

L’ensemble de l’ouvrage amène à une réflexion sur l’action politique et sur la manière d’en
traiter en sciences sociales. Pour ce faire, je voudrais reprendre quelques derniers points.

1. Sadri Khiari, op. cit., p. 22.


2. Chedly Ayari, op. cit., p. 9.
3. Il s’agit bien ici clairement du passage de la modernisation à la globalisation, ou « deuxième
modernité ».
4. Sadri Khiari, op. cit., p. 75-86.
5. Sadri Khiari, ibid., p. 97.
6. En économie, voir par exemple Béatrice Hibou, Les marges de manœuvre d’un « bon élève »
économique : la Tunisie de Ben Ali, Paris, Les études du CERI, 60, 1999.

948
Lectures critiques
Je reviendrai d’abord sur la notion même de syndrome, qui, pour être peut-être moins
importante dans l’argumentation de l’ouvrage que la notion de tunisianité ou de réformisme, est
affichée comme centrale, puisqu’elle fait le titre de la thèse. Cette notion n’a-t-elle pas lexicale-
ment une connotation stigmatisante que n’avait pas la notion, plus neutre, de régime ? On sait
déjà que cette notion a été utilisée dans la bibliographie sur le régime tunisien par Aziz Krichen
en 1991 dans son ouvrage intitulé Le syndrome Bourguiba. Au-delà de la personne de Bour-
guiba, A. Krichen définit un type psychologique : la personnalité autoritaire qui, se pensant
unique, refuse toute filiation : ni ascendance, ni descendance. Bourguiba « n’avait pas mission
de préserver une continuité, il était chargé au contraire d’introduire une rupture, il ne venait pas
pour assurer une succession, mais pour fonder un ordre nouveau, le sien » 1 ; ce syndrome de
l’élection charismatique expliquerait le « mode de fonctionnement du pouvoir à son niveau le
plus élevé » 2, du culte de la personnalité à l’autoritarisme. La notion de syndrome introduit-elle
ainsi, au-delà d’un effet purement rhétorique, une approche psychologisante ? De par son ori-
gine clinique et sa valeur nosographique, ne subsume-t-elle pas des traits négatifs,
pathologiques 3 ? Quand on passe du psychologique au sociétal, n’est-on pas alors d’emblée
implicitement dans l’axiologique et ne revient-on pas subrepticement à l’esprit de la classifica-
tion des régimes telle qu’établie à partir de la primauté de la bonne gouvernance démocratique
précédemment suspectée d’idéologisme ? Par ailleurs, d’un usage à finalité heuristique, on peut
se demander s’il n’y a pas eu dans la suite du texte un glissement avec la mise en évidence de
l’action de ce syndrome sur la longue durée ; et surtout, si la connotation clinique du syndrome
ne suppose pas que la situation doive être dépassée sous peine de faire sinon de la morbidité
l’ordinaire durable, la normalité, dans le cas étudié. Cela renvoie alors à la manière dont l’auto-
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ritarisme est conçu : si l’autoritarisme est plutôt une dérive, alors la morbidité de la situation
peut être dépassée et il y a un avenir possible qui ne soit pas enfermé dans la conditionnalité
historique.
Nous sommes une fois encore renvoyés vers la notion de matrice perdurable : il y a dans
cette invocation une espèce d’enfermement – relatif, mais significatif – de l’action dans la répé-
tition, une espèce de déterminisme qui exclut presque a priori toute idée de sortie de l’autorita-
risme et d’amorce d’une transition démocratique. Il faut admettre qu’il y a, pour une part même
assez grande, une conditionnalité historique, de l’action politique, mais de la conditionnalité
historique, rien ne nous permet de conclure en bonne méthode sinon au déterminisme, du moins
à un répétitivisme probabiliste, et donc sinon à l’impossibilité, du moins à l’improbabilité de la
novation, voire de la rupture. Le règne de l’histoire, c’est aussi le règne du possible, de l’inédit,
non de l’éternel retour : les probabilités d’alternances sont sans doute limitées (à court terme,
au moins), mais c’est là un discours d’observateur ex post, pas un discours d’acteur ex ante. Je
partagerai ainsi la réserve de S. Khiari 4 quant à l’importance à accorder aux explications histo-
riques, surtout quand elles remontent trop haut dans le temps : « Non qu’elles n’aient aucune
pertinence, mais, renonçant bien souvent à comprendre les spécificités du moment, elles tendent
à substituer à la dialectique politique un déterminisme historique réducteur. Qu’il soit écono-
mique, culturel ou autre, peu importe, il occulte le politique comme actualisation des possibles,
comme art du possible ».
Voilà qui renvoie à une question de fond : comment, dans l’analyse scientifique du poli-
tique, rendre compte de ce qui est advenu non pas comme d’un inévitable, alors qu’il s’agit là
d’un possible qui s’est réalisé parmi les différents possibles de l’heure ? Comment rendre
compte de l’effervescence sociale ?

1. Aziz Krichen, op. cit., p. 35.


2. Aziz Krichen, ibid., p. 41.
3. Pour le dictionnaire Petit Robert, un syndrome est une « association de plusieurs symptômes, signes
ou anomalies constituant une entité clinique reconnaissable, soit par l’uniformité de l’association de mani-
festations morbides, soit par le fait qu’elle traduit l’atteinte d’un organe ou d’un système bien défini.
V. Affection, maladie ». Le Lalande (Vocabulaire technique et critique de la philosophie, Paris, Société
française de philosophie, PUF, 1960, p. 1089) le définit comme « un groupe spécial et habituel de symp-
tômes morbides ». Le Porrot (Manuel alphabétique de psychiatrie, Paris, PUF, 1965, p. 540-541) ajoute
une précision intéressante : « Un syndrome est un groupement nosographique fondé sur la coexistence
habituelle et la subordination logique des symptômes ; c’est un tout, une unité clinique » (définition de
Dupré) ; c’est ainsi une « notion intermédiaire entre symptôme et entité […]. On peut aussi y voir une posi-
tion d’attente, simplement raisonnable, vers une précision plus grande de nos connaissances ».
4. Sadri Khiari, op. cit., p. 14.

949
Revue française de science politique
L’insistance sur la période beylicale pour attester d’une continuité, voire d’une pérennité
de la culture politique, outre que, comme nous l’avons vu précédemment, on peut qualifier de
façon plus complexe la période, n’est-elle pas à cet égard excessive ? La Turquie n’a-t-elle pas
connu un pouvoir absolu comparable à celui des beys et aussi un réformisme par le haut (Tan-
zîmât, Jeunes Ottomans, Jeunes Turcs) tout aussi important 1 ? Pourtant, les ruptures entre le
19e siècle et aujourd’hui – sans qu’elles soient irréversibles, bien évidemment – ont été plus
radicales et les cheminements politiques plus complexes.
Je prendrai un dernier exemple pour illustrer mon propos. Il portera sur la période suivant
immédiatement l’accession à la présidence de Zinelabidine Ben Ali en 1987. Les observateurs
de l’époque ont perçu, les acteurs ont vécu sur le moment cet événement comme un possible
gain démocratique. Ils pouvaient douter de l’ampleur du changement, beaucoup y crurent alors
plus ou moins fortement. La période du possible eut d’ailleurs une durée non négligeable :
1987-1989. Dans une lecture ex post, on peut certes voir dans la politique d’alors une pseudo-
ouverture de la part du pouvoir, en attendant qu’assuré de lui-même, il montre son vrai visage ;
on peut dire après coup que tout était joué d’avance, que le pouvoir a purement instrumentalisé
et donc trompé sciemment les membres de la société civile et les ex-opposants – et non des
moindres – qu’il a intégrés dans son jeu en leur faisant faire le « sale boulot » avant d’écarter
ensuite ceux qu’il n’avait pu convaincre ou corrompre. Si on élimine comme trop manichéenne
la thèse de « collaborateurs » opportunistes (« khobzistes », dans le langage populaire), on peut
aussi voir dans ceux qui, antérieurement dans l’opposition, ont alors rejoint le pouvoir, des
acteurs qui ont de leur côté voulu instrumentaliser le pouvoir et qui, ayant tiré les leçons de leur
impuissance, se sont retirés. D’ailleurs, ces années 1987-1989 sont peut-être le moment où
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l’autoritarisme du successeur de Bourguiba ressemblait plus au premier autoritarisme de l’indé-
pendance, avec aussi des élites vraiment politiques (de Hedi Baccouche, d’un côté, à Mohamed
Charfi, de l’autre). On peut aussi penser que des élites du type Charfi – qui avait connu la prison
sous Bourguiba en tant que perspectiviste (mouvement d’extrême gauche) – étaient à la fois
conscientes des limites et des risques du jeu et sincères, qu’elles ont fait le pari – aléatoire,
comme tout pari – qu’une chance historique se présentait pour un changement et qu’il ne fallait
pas la rater. Ils n’ont sans doute pas été jusqu’à penser que, du fait de leur présence, l’autorita-
risme disparaîtrait, mais qu’il pourrait être plus éclairé et à terme évoluerait significativement
vers un régime plus négocié et partagé 2. Des exemples en ce sens existent ailleurs dans l’histoire
contemporaine. Si la suite ne leur a pas donné raison, cela signifie-t-il que cette période n’amor-
çait pas une transition ? Un positionnement trop antitransitionniste ne risque-t-il pas de rendre
difficile de penser le possible et ne réduit-il pas le jeu des acteurs à une servitude, à une répéti-
tion déterministe ? Mais alors, à quoi bon faire une analyse en termes d’acteurs, à quoi bon
parler tout simplement d’acteurs ? S. Khiari qualifie lui cette période de « transition avortée » 3 :
pour qu’il y ait avortement, ne faut-il pas qu’auparavant, l’imagination du futur ait permis la
fécondation du présent, rendu crédible un autre possible et poussé à un engagement ? Ne sont-
ce pas là des questions qu’une tendance trop assurancialiste des sciences sociales ne peut éluder,
s’agissant de l’étude de l’effervescence sociale, des sociétés en acte, sans manquer – en grande
partie, du moins – son objet ?

**

Au terme d’un survol de la situation politique au Moyen Orient et en Afrique du Nord,


Ph. C. Schmitter 4 concluait en laissant ouvert l’avenir : « Je suis convaincu qu’à l’heure où les

1. Voir, par exemple, Paul Dumont, « La période des Tanzîmât (1839-1878) », dans Robert Mantran
(dir.), Histoire de l’Empire ottoman, Paris, Fayard, 1989, p. 457-522, ou Nicolas Vatin, Gilles Veinstein, Le
Sérail ébranlé. Essai sur les morts, dépositions et avènements des sultans ottomans (16e–19e siècle), Paris,
Fayard, 2003.
2. C’était, me semble-t-il, le sens de l’article de Serge Adda écrit au lendemain du 7 novembre 1987 :
Serge Adda, « Enjeux : le possible et le probable », suivi de « Post-Scriptum [du 13 novembre 1987] »,
dans Michel Camau (dir.), Tunisie au présent. Une modernité au dessus de tout soupçon ?, Paris, CNRS
Éditions, 1987, p. 403-414 et 415-420.
3. Sadri Khiari, op. cit., p. 26-35.
4. Philippe C. Schmitter, « Se déplaçant au Moyen Orient et en Afrique du Nord, “transitologues” et
“consolidologues” sont-ils toujours assurés de voyager en toute sécurité ? », dans Annuaire de l’Afrique du
Nord 2000, Paris, CNRS Éditions, 2002, p. 11-35.

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Lectures critiques
transitions depuis l’autoritarisme commenceront effectivement à “prendre” au Moyen-Orient et
en Afrique du Nord 1, ces systèmes politiques se trouveront face à la même gamme d’issues pos-
sibles – même si la probabilité d’un succès dans la consolidation d’un type ou d’un autre de
démocratie dans un avenir proche s’y trouve considérablement amoindrie par rapport au bon
vent qui avait initialement accompagné leurs prédécesseurs de l’Europe du Sud et de l’Amé-
rique latine ». Si, réaliste, S. Khiari écrit d’un côté : « Le mouvement démocratique est ascen-
dant, mais il ne concerne encore que quelques milliers de personnes dans tout le pays. Il inté-
resse une frange croissante de la population urbaine, mais il ne la mobilise pas. […] Nous en
sommes au stade du “mécontentement”, de la “grogne”, du “coup de colère”, pas de l’opposi-
tion affirmée : c’est-à-dire de la prise de position et de l’engagement politique » 2, il ajoute
cependant : « Le primat du politique est synonyme d’une conception non linéaire du temps
historique : l’anticipation agissante du futur, qui donne sens à la lutte politique, est le choix et
l’extraction d’un possible ; elle est la mise au monde, parmi d’autres possibles, parmi d’autres
virtuels, d’un virtuel déjà là » 3, et ceci est d’ailleurs valable tant pour les forces aspirant au pou-
voir que pour celles qui le détiennent. Au terme de leur étude, M. Camau et V. Geisser déplacent
– de manière trop furtive cependant – la question de la transition du politique vers le culturel (en
référence à Ronald Inglehart 4) : « Les anciennes et les nouvelles élites contestataires tuni-
siennes, mues par des valeurs “post-matérialistes”, aspireraient-elles désormais à “l’émergence
de modèles spécifiques de comportements économique et politique” axés notamment sur le
marché international des ONG et la défense médiatique des droits de l’homme ? » (p. 351).
Antonio Gramsci opposait au « pessimisme de l’intelligence, l’optimisme de la volonté ».
En évitant de tomber dans ce que Michel Dobry a qualifié d’« illusion héroïque » 5 et en sachant
© Presses de Sciences Po | Téléchargé le 30/07/2023 sur www.cairn.info via Université Paris 8 (IP: 193.54.180.221)

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bien que « les transitions sont réversibles » 6, peut-on rendre toute son épaisseur aux dimensions
de la stratégie, de l’imagination, de l’espérance, voire de l’utopie dans l’analyse scientifique de
l’action politique même ordinaire, sauf à n’avoir de celle-ci comme de l’action humaine en
général qu’une vision cynique ?

Pierre Robert BADUEL


Institut de recherche
sur le Maghreb contemporain (Tunis)

1. Dans tous les classements sur une échelle de Liberalization of Autocracy (LoA) et de Consolidation
of Democracy (CoD) auxquels Ph. C. Schmitter et C. Q. Schneider ont procédé en comparant vingt-huit
pays (de l’ex-Europe de l’Est et de l’ex-URSS européenne à l’Amérique latine, en passant par six pays du
MENA : Algérie, Maroc, Tunisie, Égypte, Palestine, Turquie) sur une période assez longue (de 1974 à
1999), la Tunisie se maintient au tout dernier rang (Philippe C. Schmitter, Carsten Q. Schneider, Concep-
tualizing and Measuring the Liberalization of Autocracy and the Consolidation of Democracy across
Regions of the World and from Different Points of Departure, Florence, Instituto Universitario Europeo,
2002, <http://www.iue.it>).
2. Sadri Khiari, op. cit., p. 10 et 13.
3 . Sadri Khiari, ibid., p. 14.
4. Ronald Inglehart, La transition culturelle dans les sociétés industrielles avancées, Paris, Econo-
mica, 1993.
5. Typiques des situations révolutionnaires qui « sont d’emblée conçues comme les moments du règne
des facteurs subjectifs » (Michel Dobry, op. cit., p. 607). Mais M. Dobry ajoute aussitôt : « Je concèderai
volontiers que ce type de représentation constitue vraisemblablement une illusion utile, sinon nécessaire, à
la pratique des hommes politiques ».
6. Guy Hermet, Les désenchantements de la liberté. La sortie des dictatures dans les années 90, Paris,
Fayard, 1993, p. 191-226. Nicolas Guilhot, Philippe C. Schmitter (op. cit., note 59, p. 615) notent cepen-
dant qu’alors que les transitions démocratiques d’avant 1974 ont échoué en gros dans les deux tiers des cas,
« un nombre significativement élevé des pays qui ont amorcé une transition après 1974 n’ont pas connu de
restauration du statu quo ante ».

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