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Affects Et SC Pol SCPO - MUXEL - 2014 - 01 - 0061
Affects Et SC Pol SCPO - MUXEL - 2014 - 01 - 0061
Pascal Perrineau
in Anne Muxel, La vie privée des convictions
2014 | pages 61 à 74
ISBN 9782724614657
Article disponible en ligne à l'adresse :
© Presses de Sciences Po | Téléchargé le 20/05/2021 sur www.cairn.info via Université Paris 8 (IP: 193.54.174.3)
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Pascal Perrineau
L
a politique ne peut se réduire, en dépit des rêves positivistes de
nombre de sociologues du xixe siècle, à la gestion rationnelle de
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la vie commune. La politique, que ce soit dans l’espace privé ou
l’espace public, est le théâtre des passions et des affects. Amours et
haines, espoirs et déceptions, identifications et rejets, introjections et
projections, sont à l’œuvre et traversent la vie politique, les institu-
tions, les attitudes et les comportements politiques. D’ailleurs, gouver-
nants et médias jouent avec ce système d’affects, avec ces passions,
et tentent de susciter des émotions favorables à leur cause. Du côté
des gouvernés, ce sont des « citoyens sentimentaux » qui, à travers
des filtres émotionnels, saisissent les informations et élaborent leurs
choix et orientations politiques 1. En dépit de ce très riche tissu d’af-
fects, la science politique s’est longtemps montrée, particulièrement
en France, très réticente à intégrer dans ses analyses ce registre des
émotions et des affects.
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du citoyen « maître de ses passions ». Celle-ci s’appuie sur la pri-
mauté de la raison individuelle et de l’autonomie morale du citoyen
et rejette tous les éléments singuliers de son histoire, de ses origines,
de sa naissance, de sa famille, ou encore de sa culture, dans l’enfer
de l’irrationnel et de l’affect. Seule la raison, à en croire cet héritage,
peut fonder la dignité et la valeur de la personne et du citoyen 3. Une
raison à laquelle on va rendre un véritable culte dans ces fêtes de la
Raison et de l’Être suprême dont Mona Ozouf a si bien rendu compte4.
Dans le moment révolutionnaire de 1789 et des années qui suivent,
le culte de la Raison, lié à la déchristianisation, est considéré comme
le vecteur de la fin des superstitions et de l’irrationnel. Lors de son
discours sur l’instruction publique du 5 novembre 1793 devant la
Convention, Marie-Joseph Chénier précise qu’il s’agit de fonder « sur
les débris des superstitions détrônées la seule religion universelle […]
qui fait des citoyens et non des sujets […], qui n’a ni sectes ni mystères,
dont le seul dogme est l’Égalité, dont les lois sont les oracles, dont les
magistrats sont les pontifes […] 5 ».
2. Gustave Le Bon, Psychologie des foules, Paris, PUF, 2003 [1re éd. 1895] ;
Gabriel Tarde, Les Lois de l’imitation : étude sociologique, Paris, Slatkine,
1979 [1re éd. 1890], et L’Opinion et la Foule, Paris, PUF, 1989 [1re éd. 1901].
3. Dans l’ouvrage qu’il consacre à l’analyse des manuels de morale et d’ins-
truction civique des deux écoles laïque et catholique, Yves Déloye distingue
une définition républicaine du citoyen appuyée sur la primauté de la raison
individuelle dans la première et une conception davantage organique et
affective dans la seconde (École et citoyenneté. L’individualisme républicain
de Jules Ferry à Vichy : controverses, Paris, Presses de Sciences Po, 1994).
4. Mona Ozouf, La Fête révolutionnaire, 1789-1799, Paris, Gallimard, 1976.
5. Marie-Joseph Chénier, Œuvres, t. 5, Paris, Guillaume, 1826, p. 130.
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développe cette approche d’une raison qui seule peut protéger des
dogmes, des passions et des survivances du passé : « L’homme est
raisonnable et libre. L’animal ne l’est pas. La raison, c’est la faculté de
juger, entre plusieurs actions possibles, celle qu’il convient de faire […].
La raison réfléchit, délibère, juge ; la liberté se décide et agit. La liberté
de l’homme n’est pas illimitée : il y a bien des choses, soit dans notre
âme, soit dans notre corps, sur lesquelles nous ne pouvons rien 6. » La
seconde, celle qui réfère à la tradition, s’attache à la nation revendiquée
par les mouvements nationalistes et pensée selon un modèle identitaire
fondé sur l’appartenance ethnique. Ainsi, la nation se retrouve-t-elle
expurgée de ses éléments étrangers. C’est cette conception organique
que porte, par exemple, Maurice Barrès dans son discours « La Terre
et les Morts », prononcé en 1889, où l’individu ne trouve place dans
la nation qu’au travers de « l’acceptation d’un déterminisme », celui
d’une collectivité nationale considérée comme un véritable organisme
vivant avec ses exigences et sa force sentimentale : « On ne fait pas
l’union sur des idées, tant qu’elles demeurent des raisonnements ; il
faut qu’elles soient doublées de leur force sentimentale. À la racine de
tout, il y a un état de sensibilité. »
À une France universaliste et rationaliste s’oppose donc une France
nationaliste, plongée dans l’affect, « une France de chair et d’os » pour
reprendre la terminologie de Maurice Barrès qui, dans Le Roman de
l’énergie nationale 7, refusait que son intelligence ne se dégrade « en
laissant s’atrophier en [lui] les qualités délicates de la vie affective ».
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que sont la théorie politique et la psychanalyse. De la Renaissance aux
Lumières, la question des passions et des affects a été traitée comme
l’objet par excellence de la théorie politique. On s’éloigne alors d’une
perspective où les passions et les affects étaient avant tout pensés
sous l’angle du péché. En effet, la philosophie augustinienne – et son
triptyque de convoitises pécheresses : le désir de chair, le désir de
richesse et le désir de pouvoir, la libido dominandi – a été longtemps
dominante. Saint Augustin identifiait le mal moral à la passion qui
n’est qu’un mouvement irrationnel de l’âme que l’homme partage avec
les bêtes8. La théorie politique, à partir de la Renaissance, s’efforce de
penser la question des passions sous l’angle de la « nature humaine ».
La difficulté politique se pose en ces termes : comment contrôler,
contenir ou canaliser les passions lorsqu’elles sont celles du Prince ou
du Peuple et lorsqu’elles risquent de faire naître l’arbitraire ou la vio-
lence ? Du xv e au xviiie siècle, tous les penseurs politiques (Machiavel,
Spinoza, Hobbes, Smith, etc.) vont s’ingénier à proposer des stratégies
de gouvernement des passions ou de recyclage des affects derrière la
notion d’« intérêts ».
Pour comprendre la dynamique temporelle de ce processus, Albert
Hirschman9 va mettre au jour un processus d’inversion normative qui
a accompagné la naissance du capitalisme et vu les affects dominants
du Moyen Âge être subvertis. Au Moyen Âge, les valeurs nobiliaires
dominantes sont l’honneur, la recherche de la gloire et l’amour de soi.
Ces affects dominants définissent un idéal chevaleresque d’aristocrates
qu’ont su illustrer des littérateurs comme Pierre Corneille et la figure
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d’honneur suscite de plus en plus des conduites irrationnelles comme
celle que prête, au début du xvii e siècle, Miguel de Cervantès à « l’in-
génieux Hidalgo, Don Quichotte de la Manche ». Les cours d’Europe
regorgent alors de notables qui agissent avec, comme visée principale,
la satisfaction de leur propre grandeur, cédant pour cela aux passions
les plus irréfléchies.
Convaincus que cet abandon aux passions ne peut servir ni les princes
ni les sujets, plusieurs philosophes entreprennent de déconstruire l’idéal
du héros pour entamer une réflexion nouvelle qui vise à comprendre
« les hommes tels qu’ils sont », dit Spinoza : « Les philosophes conçoivent
les affects qui se livrent bataille en nous comme des vices dans lesquels
les hommes tombent par leur faute ; c’est pourquoi ils ont accoutumé
de les tourner en dérision, de les déplorer, de les réprimander ou, quand
ils veulent paraître plus vertueux, de les détester. Ils croient ainsi agir
divinement et s’élever au faîte de la sagesse, prodiguant toutes sortes
de louanges à une nature humaine qui n’existe nulle part, et flétris-
sant par leurs discours celle qui existe réellement. Ils conçoivent les
hommes, en effet, non tels qu’ils sont, mais tels qu’eux-mêmes vou-
draient qu’ils fussent : de là cette conséquence que la plupart, au lieu
d’une Éthique, ont écrit une Satire, et n’ont jamais eu, en Politique,
de vues qui puissent être mises en pratique, la Politique, telle qu’ils la
conçoivent, devant être tenue pour une Chimère […] 10. »
10. Baruch Spinoza, Traité politique (1677), chap. 1, § 1-2, trad. fr. Charles
Appuhn (légèrement modifiée), dans Œuvres, t. 4, Paris, Garnier-Flammarion,
1966, p. 11-12.
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forte : le meilleur remède à la puissance des passions est à chercher
dans les passions elles-mêmes.
Les passions ne sont plus considérées comme un tout homogène, il
y a des passions négatives et des passions positives. Il faut canaliser
les premières par l’usage des secondes. C’est le principe de la « passion
compensatrice » mis en avant par nombre de philosophes du xviie siècle
(Bacon, Spinoza, Hume, etc.). Les passions individuelles et les intérêts
particuliers peuvent se neutraliser au profit d’un bien commun har-
monieux. Naît l’idée que l’appât du gain peut être un frein à l’amour-
propre et à la recherche de la gloire. Cette inversion de l’ordre normatif
se produit à l’aide d’une mutation terminologique : la « passion du
gain » devient simple « intérêt ».
Les penseurs vont alors s’évertuer à démontrer les vertus sociales
d’un monde où priment les intérêts particuliers. Il y aurait une vraie
vertu pacificatrice des activités lucratives, de ce que Montesquieu
appelle « l’esprit de commerce »14 : « Le commerce guérit des préjugés
destructeurs ; et c’est presque une règle générale, que partout où il y
a des mœurs douces, il y a du commerce ; et que partout où il y a du
commerce, il y a des mœurs douces. »
11. Nicolas Machiavel, Le Prince, Paris, Ivrea, 2001 [1re éd. 1532] ; Thomas
Hobbes, Léviathan, Paris, Gallimard, coll. « Folio essais », 2001 [1re éd. 1651].
12. Gianbattista Vico, La Science nouvelle, Paris, Gallimard, 1993
[1re éd. 1725].
13. Bernard Mandeville, La Fable des abeilles, Paris, Institut Coppet, 2011
[1re éd. 1714].
14. Dans De l’esprit des lois publié pour la première fois à Genève en 1748,
Montesquieu écrit : « L’effet naturel du commerce est de porter à la paix ».
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dans les institutions et les relations de pouvoir.
Quels sont les rôles d’affects comme le sentiment de convoitise, de
frustration ou d’estime de soi dans l’action publique des hommes poli-
tiques et dans les orientations politiques des citoyens ? Quelles rela-
tions complexes lient une foule à son chef politique dans des situations
totalitaires ? Quel exutoire trouvent les pulsions fondamentales (de vie
et de mort) sur la scène politique ? Quelle place accorder au sentiment
d’honneur et au ressentiment dans les processus révolutionnaires ?
Se poser toutes ces questions, c’est admettre le principe d’un intérêt
à regarder autrement les phénomènes politiques qu’au travers des
seules lunettes sociologiques. Le concept d’inconscient permet alors
de penser l’impossible maîtrise de l’homme sur lui-même et de mettre
au jour les limites – et non pas l’inanité – des explications des com-
portements humains à partir de variables qui situent l’homme dans
un système de positions démographiques, sociales, culturelles et poli-
tiques. Vis-à-vis de cette matrice de positions objectives se trouve
une matrice décisive de positions subjectives, enracinées dans les
formations de l’inconscient, formations (rêve, lapsus, symptômes, etc.)
qui traduisent l’existence dans un autre lieu que la conscience, d’un
texte qui se manifeste, au prix de déformations et de déplacements,
de métaphores et de métonymies, dans la conscience. L’interprétation
psychanalytique permet alors, à partir de ce contenu manifeste, de
déchiffrer un contenu latent. Il n’y a que peu d’analyses de ce type
sur l’objet politique. Cependant, Sigmund Freud lorsqu’il écrit, à l’été
1929, Malaise dans la culture 15 nous montre comment, au cœur de la
15. Sigmund Freud, Malaise dans la culture, Paris, PUF, 2004 [1re éd. 1929].
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cette maxime ? » Wilhelm Reich cherche, à la même époque, à percer
les mystères de la propagande nazie à partir de la « psychologie des
profondeurs »16. Harold Dwight Lasswell, dans une optique beaucoup
plus behavioriste, présente à la même époque une analyse très forte
des mécanismes de manipulation psychologique qui sont à l’œuvre
dans la propagande nazie 17. Dans les années d’après-guerre, Theodor
Adorno, dans The Authoritarian Personnality 18, montre comment
les comportements fascistes et antidémocratiques s’enracinent dans
des traits de personnalité. Cette tradition de l’étude des structures
de la personnalité comme soubassements des choix et orientations
politiques sera poursuivie particulièrement aux États-Unis 19. En
France, l’approche psychologique notamment inspirée par les grilles
d’interprétation de la psychanalyse a été très développée par Philippe
Braud qui, du comportement électoral des citoyens aux ressorts de
l’adhésion aux régimes démocratiques, est parti à la recherche des
bases psycho-émotionnelles du politique20. Mais, au-delà de ce travail
solitaire, relativement rares sont les auteurs français qui ont exploré
ce substrat émotionnel à partir d’une entrée philosophique 21 ou de
la grille analytique 22.
À toutes ces préventions de la science politique contre l’interpré-
tation des phénomènes politiques au travers des systèmes d’affects, il
faut peut-être encore ajouter deux mouvements de la pensée qui ont
conduit à minimiser et à contester le rôle des émotions en politique.
D’un côté, les usages qui ont été faits par les totalitarismes des émo-
tions en matière politique ont entaché d’une aura négative les analyses
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des sociologues qui avaient pris au sérieux l’impact des émotions dans
les phénomènes politiques collectifs. Les analyses des comportements
pathologiques de la foule agissant d’un seul bloc et de façon déraison-
nable23 ont pu contribuer à discréditer l’usage de la catégorie des émo-
tions dans la science politique. Or, en France, la sociologie dominante
durkheimienne s’est construite largement contre la psychologie sociale
du type de celle de Gabriel Tarde qui insistait sur les explications des
comportements en termes de contagion mimétique ou d’imitation.
D’un autre côté, les émotions et les passions ont été largement exclues
du champ de l’analyse parce que les intérêts et le calcul utilitaire ont
semblé être les plus pertinents pour comprendre les comportements.
À cet égard, la fin du xviiie siècle où s’impose en économie politique le
paradigme de l’intérêt est tout à fait décisive24. Les approches en termes
de « choix rationnel », aujourd’hui dominantes, reposent entièrement
sur le postulat selon lequel les émotions peuvent être négligées au
bénéfice de calculs fondés sur la maximisation de son intérêt personnel.
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des affects dans les groupes. Si l’on retient la manière dont la poli-
tique s’immisce dans la sphère affective et intime des individus, seule
la première dimension nous intéresse. Comment les comportements
politiques et les comportements affectifs et intimes des individus se
tissent ou interférent entre eux ?
Sur ce registre, Madeleine Grawitz distingue trois ensembles de
recherches et d’approches. Tout d’abord, les approches qui partent à la
recherche des sources biologiques et éthologiques de quelques affects
fondamentaux chez l’homme. D’importants travaux ont été menés dans
ce domaine qui a été et reste l’objet de fortes polémiques initiées, dès
les années 1970, contre la sociobiologie. On peut penser aux travaux
d’Hans Jürgen Eysenck qui insistent sur l’homme comme animal bio-
social 26, à ceux de Konrad Lorenz sur l’agressivité qui généralisent
la théorie anthropologique du « bouc émissaire » 27, ou encore aux
recherches d’Albert Somit qui montrent la difficile émergence de la
forme démocratique dans un contexte où les primates sociaux que nous
sommes seraient génétiquement prédisposés aux structures sociales
et politiques autoritaires 28.
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non selon les circonstances. La scène intime comme la scène publique
n’est qu’un lieu d’expression de ces registres fondamentaux inscrits
dans une « nature humaine ». Le privé et le public ne sont que des
« circonstances particulières » qui permettent ou non à ces registres
instinctuels de s’exprimer.
Madeleine Grawitz distingue ensuite les approches qui explorent
les sources contextuelles des affects. Le behaviorisme, par exemple,
analyse les comportements comme autant de réponses à des stimuli
venant du contexte ou de l’environnement de l’individu. Dans cette
perspective, on ne s’intéresse plus seulement aux facteurs endogènes
(instinctuels) des affects et des comportements. Ceux-ci sont considé-
rés comme le fruit d’apprentissages qui se construisent en réaction à
des incitations venues de l’extérieur de l’individu. L’analyse d’André
Siegfried relative au vote du granit et du calcaire dans la France de
l’ouest sous la IIIe République s’inscrit dans cette veine. C’est un envi-
ronnement physique qui va mettre en scène un registre d’affects et
de comportements : « Il faut insister sur cette armature géologique
et notamment sur la limite essentielle entre la Plaine et le Bocage,
parce que tout le reste en dépend. […] La Plaine est acquise à l’œuvre
de la révolution, soit sous la forme républicaine, soit sous la forme du
bonapartisme démocratique ; mais le Bocage demeure obstinément
fidèle aux champions de l’Ancien Régime 30. » L’armature géologique
a mis en place une certaine occupation de l’espace (habitat dispersé,
29. Albert Somit (dir.), Biology and Politics: Recent Explorations, Paris,
Mouton, 1976.
30. André Siegfried, Tableau politique de la France de l’ouest sous la
IIIe République, Paris, Armand Colin, 1980 [1re éd. 1913].
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Enfin, Madeleine Grawitz considère les approches qui partent à la
recherche des sources psychiques des affects et des comportements
politiques (analyse des personnalités). Ici, l’individu n’est pas un être
rationnel et son comportement dépend en partie de forces psychiques
qu’il ne maîtrise pas. La plupart de ces approches débouchent sur une
analyse en termes de personnalité comme ensemble de traits psy-
chiques définissant une véritable structure de production d’attitudes,
de comportements, d’affects et d’opinions dans les domaines person-
nel, social et politique 31.
À partir des cadres fixés par ces auteurs, de nombreuses recherches
vont développer la mise au jour de personnalités étudiées du point de
vue descriptif et analytique : la personnalité est alors un ensemble de
croyances, de jugements, d’opinions et d’attitudes (aspect cognitif et
affectif) qui se traduit en actions et en comportements (aspect conatif).
L’approche la plus marquante et la plus prestigieuse dans ce
domaine est bien sûr l’œuvre de Theodor Adorno et ses collabora-
teurs Else Frenkel-Brunswick, Daniel Levinson et Nevitt Sanford : The
Authoritarian Personnality 32. L’hypothèse de base de cette recherche
engagée dans l’immédiat après-seconde guerre mondiale est la sui-
vante : « Les convictions politiques, économiques et sociales d’un
individu constituent souvent un schéma large et cohérent. Elles sont
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de prédisposition au fascisme (échelle F). Toutes ces corrélations font
apparaître un syndrome clair : celui d’une personnalité autoritaire,
potentiellement fasciste, prête à participer à des mouvements anti
démocratiques et sensible à la propagande antisémite. Ce syndrome,
cette personnalité a plusieurs composantes psychiques fortes et lourdes :
des réactions moralisantes très conventionnelles, une tendance à la
soumission, une certaine agressivité, une nette désapprobation vis-à-
vis d'une vie sentimentale trop libre, l’utilisation de jugements stéréo-
typés, le recours à des superstitions comme moyen de fuir ses propres
responsabilités, une éducation sévère, etc. C’est à partir de cette matrice
organisée autour d’affects forts et fondamentaux que sont produits les
jugements et les comportements politiques.
Plus tard, ces analyses seront élargies aux personnalités autoritaires
de gauche et plusieurs recherches montreront que l’esprit fermé n’est
pas le seul apanage de la droite fasciste ou du fanatisme religieux 33.
Un courant de sociologues de l’action collective, dans la perspective
ouverte par Jeff Goodwin, James Jasper et Francesca Polletta 34, a
pris en compte la dimension émotionnelle des mouvements sociaux
et travaillé sur les « dispositifs de sensibilisation » déployés dans les
mobilisations sociales 35.
33. Cf. Hans Jürgen Eysenck, The Psychology of Politics, op. cit. ; Milton
Rokeach, The Open and Closed Mind: Investigations in the Nature of Belief
Systems and Personnality Systems, New York (N. Y.), Basic Books, 1960.
34. Jeff Goodwin, James M. Jasper et Francesca Polletta (eds), Passionate
Politics: Emotions and Social Movements, Chicago (Ill.), University of
Chicago Press, 2001.
35. Christophe Traïni (dir.), Émotions… Mobilisation !, Paris, Presses de
Sciences Po, 2009.
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qui permettent la rationalité. Ou encore nos facultés émotionnelles
(emotional faculties) sont davantage en harmonie avec notre capacité
à être rationnels. La raison n’est pas une faculté autonome de l’esprit,
indépendante des émotions 37. »
Qu’il soit pensé en rupture avec la rationalité ou étroitement arti-
culé à elle, le système d’affects doit donc être considéré comme une
véritable « infrastructure » des choix et des tropismes politiques. Dans
cette perspective, l’affectivité profonde de chaque individu produit
en quelque sorte son système d’orientations politiques, indépendam-
ment, dans une large mesure, des conditions sociales, économiques
et culturelles. Cette politique « affective » trouve-t-elle des conditions
d’expression différentes selon qu’elle s’exprime sur la scène publique
ou sur la scène privée ? Le soubassement affectif est-il prépondérant,
ou bien les scènes d’expression des choix politiques jouent-elles un rôle
décisif ? La scène privée ne conduit-elle pas à des dissimulations, des
recompositions, des compromis plus importants que la scène publique
où c’est l’abstraction du citoyen qui s’exprime dans la seule unidimen-
sionnalité de la politique, un citoyen non encombré de la multitude de
rôles caractéristique de la scène privée (par exemple, pour un homme :
le fils de…, le mari de…, le père de…, le frère de…, l’ami de…, etc.) ?
Une multidimensionnalité de la scène privée où l’unidimensionnalité
apparente du choix politique de la scène publique doit difficilement
trouver son ou ses chemin(s) d’expression.