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Permanences et mutations du populisme

Guy Hermet
Dans Critique 2012/1 (n° 776-777), pages 62 à 74
Éditions Éditions de Minuit
ISSN 0011-1600
ISBN 9782707322258
DOI 10.3917/criti.776.0062
© Éditions de Minuit | Téléchargé le 30/07/2023 sur www.cairn.info via Université Paris 8 (IP: 193.54.180.221)

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Permanences et mutations
du populisme

La notion de populisme est de plus en plus « populaire »,


même si elle souffre de nombreux handicaps. Le premier
relève de son histoire. Son usage dans notre langue est réper-
torié assez tard dans les dictionnaires, à partir de 1929 et
par simple référence à un courant littéraire rebelle à la psy-
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chologie mondaine des romanciers de l’époque. En France, il
ne fut question longtemps que de bonapartisme ou de bou-
langisme, alors que le terme de populisme se trouvait déjà
vulgarisé en russe (Narodnitchestvo) ou en anglais d’Amé-
rique (Populism). Ce retard contribue à expliquer le carac-
tère erratique qu’il revêt pour ses utilisateurs d’expression
française. Sa deuxième faiblesse tient, en outre, à ce que per-
sonne ou presque ne se réclame du populisme. Le populisme
est « nauséabond », au point que Marine Le Pen ­s’affirme
« républicaine » et marquée par la figure du général de
Gaulle. Troisième faiblesse, enfin : le populisme s’est dissous
dans le mélange hétéroclite pratiqué par ceux qui l’associent
à d’autres mots en le brouillant plus encore.
Sa parenté avec le vocable populiste aggrave la confusion,
car les deux termes ne coïncident qu’en partie. Le populisme
se comprend comme une catégorie générique du registre
politique applicable à un ensemble de courants, d’attitudes
ou de régimes de gouvernement. En revanche, tant l’adjectif
que le substantif populiste sont dépourvus, dans le parler
courant, de ce caractère classificatoire. Ils peuvent désigner
des phénomènes ou des personnalités relevant sans conteste
du populisme homologué comme tel, mais il leur arrive aussi
bien de qualifier des postures ou des comportements sans
rapport direct avec lui. Il faut se montrer un peu populiste
pour être élu…
Les mots populiste et populaire forment un autre voisi-
nage. Ils s’opposent comme l’illicite au licite, le condamnable
ou le « nauséabond » au souhaitable et au justifié. Il faut
pourtant admettre que le terme « licite », qui recueille une

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large adhésion, a été popularisé par tout un travail de per-


suasion effectué par les médias, les politiciens, les intellec-
tuels et l’appareil éducatif dans le cadre d’une manipulation
langagière, idéologique et cognitive d’une tout autre ampleur
que celle dont on fait grief aux populistes. L’ opposition est
donc douteuse.
Autre voisinage habituel : celui du populisme et de l’ex-
trême droite. Mais l’épithète « extrême droite » relève moins
du répertoire de l’analyse que de celui de l’anathème lancé
contre ceux qui n’adhèrent pas à la foi démocratique, alors
même que le rejet de la démocratie, y compris représentative,
est devenu rarissime chez les populistes. Avec cela, l’extrême
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droite ne peut être de gauche, à l’inverse du populisme qui
peut l’être : ainsi avec Hugo Chávez au Venezuela, ou Evo
Morales en Bolivie.

Les mouvements populistes des origines


Qu’en est-il dès lors, non plus du mot, mais de la nature
des phénomènes qui furent ou restent étiquetés comme
populistes ? Le populisme naît dans une extrême gauche
révolutionnaire et violente, sa première manifestation sous
ce nom remontant aux populistes russes – les Narodniki 1 –
des années 1840 à 1880. D’extraction sociale élevée ou petite-
bourgeoise, ces initiateurs du premier national-populisme
honnissaient le projet modernisateur du tsarisme et exaltaient
la vision ethnique d’une « Petite Mère Russie » conforme au
modèle idéalisé de ses communautés paysannes. Sans idéo-
logie, ces populistes n’avaient qu’une règle : l’action avec et
pour le peuple. Non contaminées à leurs yeux par les fausses
valeurs de l’Occident, les campagnes pouvaient seules contri-
buer à la rédemption du pays. Pétris d’abnégation mais
fanatiques, les Narodniki étaient prêts à tout pour la cause,
jusqu’au terrorisme et à l’assassinat, dans une indifférence
absolue à la vie humaine.

1. Le mot Narodnitchestvo – populisme – apparaît en Russie


vers 1870 pour désigner un courant révolutionnaire vieux déjà d’une
trentaine d’années. Le vocable Narodnik – populiste – date du même
moment. Plus tard, le terme russe Populizm définira le populisme en
tant que phénomène générique.

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Deuxième expression du phénomène, le boulangisme


joue en France un rôle plus directement fondateur à la fin
des années 1880. Le boulangisme se développe dans un pays
avancé, nanti d’une démocratie parlementaire tout juste entrée
dans la politique électorale. Mais il apparaît aussi dans une
société traumatisée par la Commune de Paris et affectée par
la défaite de 1871 face à l’Empire allemand. Enfin, la France
souffre depuis 1885 d’une dépression économique prolongée.
En bref, par le terrain où il se développe, le boulangisme préfi-
gure les poussées populistes, désormais classiques, des pays
accédant à l’ère industrielle. Il illustre également une muta-
tion du populisme qui déplace celui-ci de la gauche idéaliste
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vers la droite radicale. De 1887 à 1889, le mouvement bou-
langiste se définit déjà comme un phénomène de la modernité
par son assise urbaine dans tous les groupes sociaux, assez
analogue à celle du Front national ou des formations popu-
listes scandinaves ou néerlandaises actuelles. Sa nouveauté
s’observe aussi dans son moment d’émergence, lors d’une des
convulsions qui affectent les sociétés industrielles de façon
chronique : le boulangisme comme ses héritiers répondent à
ces crises par la mise au pilori de la caste des représentants
patentés du peuple et une surenchère nationaliste chauvine et
xénophobe. Toutefois, l’issue indiquée n’est pas la dictature,
mais une démocratie plébiscitaire dont Gambetta s’était déjà
fait le chantre après la guerre de 1870-1871.
Un an après le suicide du général Boulanger en 1891
surgit un troisième mouvement : celui des petits fermiers de
l’Ouest et du Middle West américains, puis des Prairies cana-
diennes. Ce populisme antiurbain, dénonciateur de la corrup-
tion capitaliste, innove par son organisation en véritable parti
politique – le People’s Party – et par sa vocation électoraliste.
Il se distingue encore par deux autres aspects. Le People’s
Party naît d’une véritable protestation populaire : celle des
petits exploitants agricoles de l’Ouest – les Grangers – et à
moindre degré des mineurs, des prohibitionnistes, des socia-
listes chrétiens, des femmes des milieux modestes et d’autres
encore. En deuxième lieu, il ne met en cause ni la démocratie
américaine, ni la constitution des États-Unis. En cela, il fixe
l’archétype du populisme dans ce pays : d’une part réfor-
miste plutôt que subversif, d’autre part ethnique, traduisant
la hantise d’une déchéance sociale de la masse des « petits

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blancs » protestants. Le People’s Party ne connaît pas les


hésitations du boulangisme entre voie légale de conquête du
pouvoir par les élections et coup d’État factieux ; mais bien
qu’il ait choisi la respectabilité électorale, il ne sera qu’un feu
de paille, jailli avec l’élection présidentielle de 1892 et déjà
moribond avec celle de 1896.

Les régimes populistes


Si l’Europe et l’Amérique du Nord ont été les berceaux
du populisme naissant, l’Amérique latine fut sa terre d’élec-
tion. Car si le gouvernement représentatif n’a plus guère été
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contesté dans les vieilles sociétés industrielles, il n’en a pas
été de même en Amérique latine où les régimes constitution-
nels vivant au rythme des élections et confondus avec le gou-
vernement des partis et des professionnels de la politique
ont toujours dû affronter un modèle rival de type populiste.
À partir des années 1920, les masses latino-américaines se
sont lassées des subterfuges de dirigeants qui ne respectaient
les apparences de la souveraineté populaire que pour mieux
en annuler les conséquences. Dès lors, elles se sont ralliées
au modèle alternatif d’une démocratie plébiscitaire, reposant
non plus sur une délégation de pouvoir à des mandataires
élus sans conviction, mais sur l’incarnation de leur volonté
par des figures providentielles. Cette réceptivité au message
populiste a entraîné une autre conséquence. C’est en Amérique
latine qu’est apparu le « populisme consolidé », c’est-à-dire un
populisme atteignant sa plénitude au travers de régimes de
gouvernement achevés, dotés de leurs institutions propres et
perdant par là leur caractère marginal et éphémère.
Les précurseurs du populisme latino-américain furent
les caudillos du xixe siècle. Le terme de caudillo désignait les
chefs des bandes chrétiennes combattant les musulmans à
l’époque médiévale. Au xixe siècle, il s’est appliqué en Amé-
rique latine à des personnages qui, pourvus d’une base de
pouvoir locale, s’emparaient ensuite de l’autorité centrale
avant de rétablir un semblant de sécurité dans des pays tom-
bés dans l’anarchie. Les indépendances des années 1820
ayant éliminé les fonctionnaires ibériques, les oligarchies
créoles – créole signifie blanc, ou d’origine européenne, dans
l’Amérique hispanophone – avaient pratiqué le libéralisme à

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l’état pur. Privatisant le pouvoir, elles s’étaient réservé dans


leurs espaces respectifs un droit de police libre de toute
entrave, la politique latino-américaine se réduisant à un
« accord entre gentlemen » excluant le peuple.
Seuls à bousculer cette logique, les caudillos furent les
premiers populistes : héros nationaux comme Rosas (1793-
1877) ou Portales (1793-1837), créateurs des États argentin
et chilien, dictateurs moins illustres, tel le guatémaltèque Bar-
rios, voire bandits de grand chemin affectant de défendre les
pauvres. Des décennies plus tard surgira le sergent mulâtre
Batista (1901-1973) qui, de 1933 à 1944 et de 1952 à 1959,
donnera aux Cubains l’impression que le règne ininterrompu
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des Blancs avait pris fin – impression fausse, puisque ce
règne des gouvernants blancs se rétablit avec l’avènement de
Fidel Castro, en 1959. Cela sans oublier d’autres caudillos
relativement récents : ainsi le docteur Duvalier (1909-1971)
en Haïti, l’implacable dictateur Trujillo (1891-1961) en Répu-
blique dominicaine ou le sous-officier de la garde nationale
nicaraguayenne Anastasio Somoza (1925-1980), fondateur
de dynastie.
Les gouvernements populistes « consolidés » établis de
1932 à 1945 et de 1950 à 1954 par Getúlio Vargas au Brésil,
puis de 1946 à 1955 et en 1973-1974 par Juan Perón en
Argentine, forment toutefois le plat de résistance du popu-
lisme latino-américain. Parent du fascisme italien dans un
registre non belliciste, le « gétulisme » brésilien adopte en
1934 la forme d’un Estado Novo autoritaire reposant sur un
syndicat unique, avant de se libéraliser un peu en s’appuyant
sur deux partis créés ex nihilo. En Argentine, le colonel
Perón apparaît plus emblématique encore du « populisme
consolidé ». Partisan des puissances de l’Axe pendant la
Seconde Guerre mondiale, il vire à gauche après son élection
régulière à la présidence en 1945. Jouissant avec son épouse
Evita d’un charisme probablement supérieur à celui de tous
les autres dictateurs de son continent, il fonde davantage
encore que Vargas son pouvoir sur un syndicalisme « jus-
ticialiste » érigé en gestionnaire direct d’un État-providence
créé de toutes pièces. Dès lors, un peu à l’instar du gaullisme
en France, le péronisme va se transformer en particularité
pérenne du système politique argentin. De nos jours, le gou-
vernement « bolivarien » du lieutenant-colonel Hugo Chávez

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au Venezuela prolonge cette lignée du « populisme conso-


lidé ». Militaire d’extrême gauche, admirateur de Castro et de
Kadhafi, il a mis en place depuis son élection à la présidence
en 1999 un régime plébiscitaire soutenu, comme dans le cas
de Perón, par son charisme intense auprès des pauvres. Son
pouvoir repose en outre sur la rente pétrolière du pays, qui
lui permet d’acheter ses soutiens comme l’avaient fait déjà
les gouvernements démocratiques vénézuéliens en place de
1958 à 1999.
Les populismes de la décolonisation sont apparus par la
suite, notamment avec Julius Nyerere en Tanzanie, Kwame
Nkrumah au Ghana, Sukarno, « sauveur de la nation indo-
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nésienne », de 1956 à 1966 ; cela sans oublier la dynastie
Bhutto au Pakistan, Gamal Abdel Nasser en Égypte, de 1953
à 1970, voire Mao Zedong en Chine. Les espaces africain,
arabo-­musulman et asiatique ont ainsi connu, eux aussi, des
moments teintés de populisme, mais davantage encore de
nationalisme et parfois de socialisme, au moins en paroles.
Toutefois, la plus récente expression du phénomène est celle,
comparativement récente, qui s’est imposée en Europe.

L’ irruption populiste en Europe


Que des pays appartenant au monde de la pauvreté y
succombent n’a rien pour surprendre : il est plus singulier,
en revanche, de constater que ce sont aujourd’hui les socié-
tés d’abondance qui cèdent au populisme. La seule chronolo-
gie montrerait que c’est en France que le populisme européen
contemporain a surgi, au début des années 1950, avec le bref
essor du poujadisme. Pierre Poujade exprimait alors l’an-
goisse des artisans et commerçants frappés par les formes
nouvelles de production, de distribution et de consomma-
tion. Créée en 1953, son Union de défense des commerçants
et artisans (UDCA) était empreinte de l’antiparlementarisme
classique des formations protestataires et se trouvait en outre
emportée par les événements d’Algérie. Aux élections législa-
tives de juin 1956, elle recueillit deux millions et demi de
voix et cinquante-deux sièges à l’Assemblée nationale – dont
celui de Jean-Marie Le Pen – correspondant à 11,6 % des
suffrages. Mais cette performance fut réduite à néant par le
retour au pouvoir du général de Gaulle en 1958.

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Au-delà de cet avatar, les véritables initiateurs du nou-


veau populisme européen furent plutôt les partis antifiscaux
scandinaves nés à l’orée des années 1970 qui, pour leur part,
se sont inscrits dans une certaine modernité. Leur apparition
se produit assez simultanément au Danemark et en Norvège,
avec la création des deux organisations dont sont issus les Par-
tis du progrès (homonymes) danois et norvégien. Le ­premier
obtient aussitôt 15,9 % des suffrages et vingt-huit sièges aux
premières élections législatives où il est présent, en 1972,
notamment grâce à une forte audience parmi les diplômés de
l’enseignement supérieur et dans les professions libérales.
L’ un et l’autre ont une sensibilité néolibérale et antiétatiste
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radicale. Favorables aux États-Unis et à Israël, ils ne sont
pas encore expressément xénophobes, bien qu’hostiles à
l’unification européenne. Leur cible est l’envahissant modèle
scandinave de l’État-providence. D’emblée, ils illustrent aussi
la forte atténuation de la fonction assumée jusqu’alors par
le charisme personnel des leaders dans les poussées popu-
listes. En Scandinavie comme (sauf exceptions) dans l’Eu-
rope de l’Ouest, l’ascendant charismatique s’est trouvé dilué
dans une personnalisation de l’ensemble du jeu politique,
qui touche aussi les grands partis classiques.
Presque simultanément se forme, en octobre 1972, le
Front national de l’ex-député poujadiste Jean-Marie Le Pen.
Mais cette première naissance est un coup pour rien, le FN
et son leader restant perçus comme des curiosités. Ce pre-
mier Front national sans troupes possède pourtant un trait
indélébile : son hétérogénéité idéologique, mêlant les natio-
naux-catholiques à la nouvelle droite et aux nationalistes
maurassiens. L’ accord se fait toutefois sur un axe majeur :
la protection de l’identité nationale, avec pour corollaire le
choix d’une « Europe des patries » et d’une politique « démo-
graphique » – cet euphémisme couvrant une remise en cause
véhémente de l’immigration. À partir de 1993, le FN dénonce
en outre le « libre échangisme » des « technocrates de
Bruxelles », le démantèlement du secteur public et réclame le
rétablissement d’un protectionnisme minimal.
La deuxième naissance, cette fois décisive, du Front
national se produit dans l’intervalle. En 1983, à des élec-
tions municipales partielles, il recueille 16,7 % des voix à
Dreux. Dans la foulée, les élections européennes de 1984 lui

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donnent ses premiers députés. Puis le rétablissement partiel


de la représentation proportionnelle par François Mitterrand
lui procure trente-cinq sièges à l’Assemblée lors des législa-
tives de 1986, en attendant que Le Pen capitalise 14,4 % des
voix au premier tour des élections présidentielles de 1988.
Cela dans l’attente encore d’une sorte de troisième naissance
du parti, aux élections présidentielles du 21 avril 2002, où
Le Pen se place en deuxième position au premier tour avec
16,9 % des électeurs inscrits, juste derrière Jacques Chirac
(19,9 %). Le Front national s’est transformé en formation de
premier rang, même s’il enregistre toujours des hauts et des
bas. Il se « banalise » et le fera davantage encore avec l’acces-
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sion de Marine Le Pen à sa tête, puis il confirme son ascen-
sion aux cantonales de 2011 et sème par avance le trouble
dans la perspective des présidentielles de 2012.
C’est donc tout récemment que les formations popu-
listes ont cessé d’être éphémères pour s’imposer comme
des ­composantes obligées dans le système des partis d’un
nombre croissant de pays. Au Danemark et en Norvège, elles
peuvent sans scandale soutenir des gouvernements de centre
droit, le Parti du progrès norvégien parvenant même, un
moment, à devancer les sociaux-démocrates dans les son-
dages. En Suède, où la présence des populistes était restée
confidentielle, ils obtiennent vingt sièges au Parlement et
5,8 % des voix aux élections de 2010. Il en va de même en
Finlande, avec la poussée en 2011 des « Vrais Finlandais » de
Timo Soini (19,1 %). Mais ce sont les « libéraux » autrichiens
(FPÖ) qui, dès 1999, illustrent le mieux la stature nouvelle
du populisme avec l’accès de Jörg Haider et des siens aux
responsabilités gouvernementales, en coalition avec les
sociaux-chrétiens du Parti populaire autrichien. Après la
­
mort de Haider, les deux partis issus de la scission du FPÖ
recueillent encore 28 % des voix aux législatives de 2008.
De leur côté, les Pays-Bas se transforment en vitrine du
populisme nouvelle vague, d’abord avec le séduisant Pim
Fortuyn et le cinéaste islamophobe Theo van Gogh, tous
­
deux assassinés en 2002 et 2004. Mais c’est désormais Geert
­Wilders qui défraie la chronique, avec son Parti de la liberté
(PVV), libéral en économie et conservateur en matière de
mœurs. Lors des législatives de 2010, ce parti furieusement
antimusulman et prodigieusement pro-israélien a recueilli
­

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16 % des voix et vingt-quatre sièges sur cent cinquante, deve-


nant la troisième formation politique du pays. En Suisse,
c’est l’Union démocratique du centre (UDC), vieille formation
agrarienne, qui s’est muée en parti populiste anti-immigrés et
réfractaire à l’Union européenne sous l’impulsion de Chris-
toph Blocher, qui en a fait le premier parti helvétique. À ces
mouvements de l’Europe de l’Ouest s’ajoutent en outre ceux
de l’Europe centrale et orientale, certains un moment nostal-
giques du communisme, la plupart aujourd’hui nationalistes
et rejetant l’intégration européenne. Ainsi en Hongrie, où
domine le Fidesz (ancienne Alliance des jeunes démocrates),
autrefois progressiste et anticlérical, ni antisémite ni raciste,
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transformé par Viktor Orbán en un parti national-conserva-
teur concurrencé par une autre formation qui est, elle, ouver-
tement antisémite, le Jobbik. Le Fidesz a conquis 52,7 % des
suffrages et deux cent six sièges sur trois cent quatre-vingt-
six dès le premier tour des élections législatives d’avril 2010,
tandis que le Jobbik en recueillait 17 %.
Par ailleurs, une autre variété de populisme s’est impo-
sée : celle des partis qui subordonnent une protestation
antifiscale et antiétatique assez commune à un objectif de
sécession pure et simple. Tel est le trait commun de la Ligue
du Nord en Italie, du Vlaams Blok devenu Vlaams Belang
(« Intérêt flamand ») en Belgique, ainsi que de la Nouvelle
alliance flamande. Ce dernier parti, créé en 2001 par Bart De
Wever, est devenu la première formation politique belge avec
17,4 % des suffrages et vingt-sept sièges sur cent cinquante à
la Chambre des représentants. La Ligue du Nord d’Umberto
Bossi, dont la création remonte à 1980, présente de son côté
l’originalité d’avoir appartenu aux gouvernements successifs
de Silvio Berlusconi et d’avoir ainsi contribué à l’émergence
d’une structure, jusque-là inédite parmi les démocraties
européennes, d’alternance au pouvoir d’une alliance de for-
mations populistes ou semi-populistes et d’un bloc adverse
de partis parlementaires classiques.

Définir le populisme
Ces expressions hétéroclites n’aident pas à définir le popu-
lisme et la difficulté s’aggrave d’un paradoxe peu ­récusable :
car si le populisme s’associe de façon ­automatique à un cer-

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tain style d’appel au peuple, l’affirmation symbolique de la


souveraineté populaire caractérise également la démocratie
représentative classique. C’est bien là le problème : popu-
listes et démocrates se disputent le monopole de la référence
au Peuple souverain auquel les uns et les autres affectent de
se subordonner. Aucun esprit lucide ne pouvant prétendre
que, au niveau de son dispositif réel, la démocratie constitue
vraiment un gouvernement du peuple, il est clair qu’elle ne
se définit qu’au regard du culte de nature symbolique qu’elle
rend à sa souveraineté. Et, de façon symétrique, la singula-
rité de l’appel populiste ne résulte pas pour l’essentiel du fait
qu’il récuserait la portée plus mythique que réelle de la pré-
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tention que la démocratie exprime de refléter la volonté du
peuple. Car, sauf cas résiduels, les populistes caressent très
rarement la vision utopique d’une démocratie « populaire »
au sens actif, et ils sont aussi rarement porteurs de projets
d’extension des procédures de démocratie directe. S’abste-
nant au contraire de toute proposition pratique de refonte
des canaux d’expression de la voix des masses, ils se conten-
tent de cultiver un registre plébiscitaire n’altérant en rien la
valeur de pur symbole qu’ils affectent, tout autant que les
démocrates, à la souveraineté populaire.
Il faut pourtant se pencher sur les définitions, toujours
susceptibles d’éclairer un aspect ou un autre du phéno-
mène. La première définition savante du populisme date
des années 1960, par référence à sa modalité latino-amé-
ricaine. Gino Germani, en particulier, le conçoit alors sans
beaucoup de précision comme une stratégie de mobilisation
transgressant les règles de la démocratie représentative 2.
Il s’agit en pratique des régimes de Perón en Argentine et
de Vargas au Brésil. À la même époque, Helio Jaguaribe
observe le rôle primordial du charisme personnel dans la
relation entre le leader populiste et ses fidèles. Il note égale-
ment que le discours populiste mobilise son public par des
promesses de guérison instantanée des maux de la société,
tandis qu’il voue aux gémonies les élites réfractaires à cette
prodigieuse thérapeutique 3. Une dizaine d’années plus tard,

2. G. Germani, Authoritarianism, Fascism, and National Popu­


lism, New Brunswick, Transaction Books, 1978.
3. H. Jaguaribe, Problemas do desenvolvimento latinoamericano,

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72 CRITIQUE

Ernesto Laclau dépasse pourtant l’espace latino-américain


dans son analyse comparée du fascisme et du populisme,
mais son approche marxiste du phénomène démontre seu-
lement que les leaders populistes ne sont nullement antica-
pitalistes en dépit de leurs diatribes révolutionnaires 4. Ces
définitions du populisme restaient en réalité circonscrites à
une seule de ses manifestations ou un seul de ses aspects.
Dans ces conditions, au début des années 1980, Margaret
Canovan exprime nettement ses doutes quant à la possibi-
lité d’aboutir à une définition satisfaisante du populisme,
réduit à ses yeux à une forme d’action politique polémique
aux contours vagues visant, à travers une rhétorique centrée
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sur le peuple, à déclencher une réaction émotionnelle dans le
public auquel elle s’adresse 5. Quant à Pierre-André Taguieff,
il s’est employé ces dernières années à remettre l’accent sur
les multiples usages possibles de la rhétorique populiste, en
insistant sur ses conditions d’émergence – « une crise de légi-
timité politique affectant l’ensemble du système de représen-
tation 6 » – plutôt que sur son évanescente nature.
Reste ma propre tentative de définition. Quels que soient
son contexte et ses thèmes de prédilection, l’unique trait
permanent du populisme me paraît être l’exploitation sys-
tématique du rêve populaire de réalisation immédiate des
revendications des masses. En tant que récepteur du mes-
sage, le « Peuple » aspire à la suppression de la distance qui
sépare les désirs personnels ou collectifs de leur réalisation,
toujours différée par l’argument de la complexité de l’action
politique. Les leaders populistes affirment que cette attente
onirique peut se satisfaire sans changements profonds ni
révolution douloureuse et que seuls des rabat-joie mal inten-
tionnés font obstacle à sa concrétisation rapide. C’est en ce
sens que le populisme est antipolitique. Plus précisément, il
se définit par une relation au temps en opposition absolue

Rio de Janeiro, Civilização Brasileira, 1967.


4. E. Laclau, Politics and Ideology in Marxist Theory. Capitalism.
Fascism. Populism [1977], Londres, Verso, 1982, en part. p. 143-198.
5. M. Canovan, Populism, New York, Harcourt Brace Jovanovich,
1981.
6. Voir notamment « Le populisme et la science politique », Ving­
tième Siècle, n° 56, oct.-déc. 1997.

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PER M A NE N CE S E T M U TAT IO N S DU POPUL IS ME 73

avec le temps normal de la politique, régi par la longue durée


face à l’impossibilité de répondre à toutes les demandes à la
fois ainsi qu’à la nécessité de gérer avec lenteur leur inscrip-
tion sur l’agenda des actions prioritaires. L’ art de la politique
se résume pour l’essentiel à l’agencement de cet agenda,
alors que les populistes ignorent ce souci (joliment formulé
par Cervantes) de « donner du temps au temps 7 ».
Ce rapport du populisme au temps immédiat en consti-
tue le noyau distinctif. Cette temporalité le distingue de la
démocratie courante qui, pour sa part, se singularise moins
par sa prétention à « représenter » la souveraineté populaire
qu’au regard de ses procédures tournées vers la délibération,
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la confrontation des intérêts et, en fin de compte, une ges-
tion des conflits étalée dans la durée. Et si l’élément tempo-
rel intervient également dans la définition du totalitarisme et
de l’autoritarisme, il le fait différemment. Lorsqu’ils prodi-
guaient leur certitude d’un « avenir radieux » à des peuples
guéris de leurs divisions, les dirigeants totalitaires reconnais-
saient qu’ils œuvraient sur une durée encore plus longue que
la démocratie. En outre, les régimes autoritaires ordinaires
ont, quant à eux, constamment voulu s’isoler des espoirs ins-
tantanés des masses.
Cette définition du populisme en termes de temporalité
politique peut surprendre, les commentateurs ayant coutume
de rapporter avant tout ses manifestations contemporaines
à des causes conjoncturelles, telles du moins qu’ils les per-
çoivent : immigration extra-européenne massive génératrice
de racisme et choc de la mondialisation, monnaie unique,
remise en cause des valeurs nationales-patriotiques. Mais
cette interprétation renvoie seulement aux circonstances du
populisme, que ce soit le rejet d’une fiscalité écrasante en
Scandinavie ou, jadis, pour le boulangisme, la haine antialle-
mande et la pulsion militariste. Par ailleurs, si l’antiélitisme
représente bien un invariant du populisme, il constitue aussi
une réaction commune aux gouvernés sous quelque régime
que ce soit. En revanche, son rapport à un temps de l’immé-
diateté définit bien le discours populiste, de façon stable et

7. Miguel de Cervantes Saavedra, Don Quijote de La Mancha


[1605], Buenos Aires et Mexico, Espasa-Calpe Argentina, 1947,
chap. lxxi, p. 696. La formule a été reprise par François Mitterrand.

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74 CRITIQUE

spécifique, quoi qu’il en soit par ailleurs des caractéristiques


nouvelles qu’il a acquises depuis une vingtaine d’années et
qu’il n’est pas question d’occulter.

Populisme des anciens et populisme des modernes


Jusque vers 1914, ce que l’on appellera le « populisme
des anciens » – ou l’expression classique du populisme –
s’était nourri de la protestation chronique de masses dés-
héritées contre des couches privilégiées qu’elles rendaient
responsables de leur misère. En revanche, depuis l’expan-
sion en Europe des nouveaux partis perturbateurs du jeu des
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partis établis, le « populisme des modernes » a bouleversé la
topographie sociale protestataire. En France notamment, il a
traduit l’humiliation ressentie par des catégories sociales pas
forcément indigentes face aux concessions à leurs yeux immé-
ritées que leurs gouvernements faisaient aux plus démunis,
les immigrés en particulier. Ainsi, le populisme a achevé son
parcours de la gauche à la droite.
C’est lui qui perce dans l’inquiétude que les électeurs du
Front national, rarement miséreux, éprouvent face à ce qui
leur semble constituer une collusion des élites et des partis
« républicains » avec deux éléments troubles : les immigrés de
trop fraîche date et de trop lointaine provenance, d’une part ;
et, d’autre part, le cosmopolitisme apatride des « techno­crates
de Bruxelles ». Ce « populisme des modernes », embrassé
par une population de demi-nantis, n’est du reste pas l’apa-
nage des seuls pays économiquement avancés. Il s’est par
exemple manifesté en Iran en 1979, lorsque les boutiquiers
et les membres des petites classes moyennes ont préféré la
pieuse démagogie redistributrice de l’imam Khomeiny à la
prévoyance sévère du Shah détrôné.
Le populisme contemporain a ainsi accompli une dernière
mutation capitale : il a cessé d’être un phénomène épisodique
et transitoire, typique des contextes passagers de crise des
démocraties. L’ épuisement de l’État-providence et de la social-
démocratie, lié au bouleversement induit par la mondialisa-
tion, l’ont transformé en ce qui risque de constituer une com-
posante de longue durée du processus politique européen.

Guy Hermet

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