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Présentation

Dans Actuel Marx 2013/1 (n° 53), pages 7 à 10


Éditions Presses Universitaires de France
ISSN 0994-4524
ISBN 9782130617808
DOI 10.3917/amx.053.0007
© Presses Universitaires de France | Téléchargé le 27/06/2023 sur www.cairn.info (IP: 80.15.175.208)

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présentation DOSSIER interventions en débat livres

PRÉSENTATION

L’« histoire globale », approche motivée par la nécessité d’inscrire les


formes actuelles de la mondialisation dans la longue durée et de déconstruire
la vision eurocentrique du passé, s’inspire de différents programmes de
recherche. L’École des Annales avait stimulé plusieurs perspectives de géo-
histoire et d’anthropologie historique. L’impulsion théorique est également
venue du monde anglo-saxon et des anciens continents dominés, de l’Inde à
l’Amérique latine. L’eurocentrisme est ainsi devenu la cible de plusieurs cou-
rants « globalistes », des Cultural aux Subaltern Studies. Par diverses voies,
l’histoire économique, sociale et culturelle est sortie des cadres nationaux
pour s’inscrire dans une histoire mondiale bien différente de l’histoire uni-
verselle des philosophies de l’histoire. C’est ainsi que l’on fait parfois entrer
dans l’histoire globale ce que l’on appelle également l’« histoire croisée » ou
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« connectée » qui considère chaque moment ou fragment d’histoire du point
de vue des différentes populations, sociétés ou cultures en présence. Dans 7
un précédent numéro, nous avions interviewé Sumit Sarkar qui entend _
précisément l’histoire globale en ce sens1.
C’est en un sens plus spécifique que nous considérons ici « l’histoire
globale » comprise comme la discipline qui s’est organisée autour du para-
digme du « système-monde ». Cette conception de l’histoire présente de
nombreuses affinités avec le marxisme tout en développant une vision du
rôle de l’économie et une conception du développement historique qui
s’en écartent de différentes manières. L’objectif du dossier de ce numéro
d’Actuel Marx est tout à la fois d’interroger l’histoire globale comme lieu
de renouvellement du rapport des historiens à Marx2 et comme proposi-
tion théorique invitant à reformuler certains des concepts fondamentaux
et des thèses centrales de la conception matérialiste de l’histoire, au-delà
de la seule question de son biais eurocentrique3. Le dossier « Histoire glo-
bale » donne donc la parole à des théoriciens majeurs de ce courant et à des
maîtres d’œuvre de ce front de recherche dans l’espace français. Il confronte
différentes orientations et examine les principaux concepts en jeu. Plus
généralement, il pose la question de savoir ce qu’il advient des traditions

1. Voir Sarkar Sumit, « Subalternité et histoire globale », Actuel Marx, n° 50, 2011, pp. 207-217.
2. Pour une réflexion sur les différentes formes possibles sur ce renouvellement, voir Traverso Enzo, « Marx, l’histoire et les histo-
riens. Une relation à réinventer », ibidem, pp. 153-165.
3. Sur le débat concernant l’eurocentrisme de Marx, voir Lindner Kolja, « L’eurocentrisme de Marx : pour un dialogue du débat
marxien avec les études postcoloniales », Actuel Marx, n° 48, 2010, pp. 106-128.

Actuel Marx / no 53 / 2013 : Histoire globale


présentation

histoire globale

théoriques et politiques issues de Marx, quand le passé, le présent et l’avenir


semblent soudain réinventés par un tout autre esprit historique.
Les deux premiers articles fixent le cadre général de la discussion.
Immanuel Wallerstein, interrogé par Stéphane Haber, présente en termes
synthétiques sa vision du dernier demi-siècle et du temps présent. Au
cours des « Trente Glorieuses », l’hégémonie US a assuré le maintien des
monopoles nécessaires à l’accumulation de grands profits. La « révolution
de 68 » en marque la fin : elle met à nu un système-monde capitaliste rongé
par les conquêtes sociales et la montée des nouvelles nations. Elle ébranle
les « vieilles gauches » communistes et socialistes, parvenues à leurs limites
extrêmes, et libère la droite qui pilote alors une contre-révolution visant à
restaurer le profit mais s’avère incapable de sortir d’une trajectoire spécula-
tive improductive. La question est maintenant celle de savoir par quoi rem-
placer le capitalisme. En écho, Barry Gills propose une esquisse générale
de l’ambitieuse théorie du « système monde » qu’il a développée avec André
Gunder Frank en réponse à celle d’Immanuel Wallerstein : une perspective
anti-européocentrique, déployée sur cinq millénaires, sensible aux phéno-
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mènes quasi synchroniques qui traversent l’espace mondial, aux continuités
8 sous-jacentes (notamment entre le capitalisme et ce qui le précède), à la
_ relation culturelle-environnementale, à l’immanence du politico-idéel à
l’économique, à des dialectiques entropie/organisation et capital/oïkos qui
parcourent les siècles.
Les deux articles suivants présentent, quant à eux, des fragments
d’histoire globale. Philippe Beaujard propose un grand exercice concret
d’historien, en se penchant sur le destin de l’Afrique de l’Est, swahilie, péri-
phérie d’un système-monde dont l’Océan indien est un élément essentiel. Il
analyse les liens entre cette côte africaine, avec ses hinterlands continentaux,
et les « cœurs » arabe, persan et indien : exploitation, esclavage, domination
idéologique et politique, mais aussi échanges et diffusion de savoirs, tissage,
écriture, islam. Il montre la capacité réactive et inventive de l’Afrique qui
n’est freinée que par son éloignement des grands centres et l’absence du
potentiel agricole qui a permis ailleurs un essor démographique et une
montée en puissance autonome. Philippe Norel interroge, quant à lui, la
question de la nature et des commencements du capitalisme. L’essentiel des
techniques agricoles, artisanales, commerciales et militaires qui forment le
contexte de son émergence européenne viennent d’Asie, et elles sont liées à
des économies de marché. Le capital était-il déjà à l’œuvre ? Wallerstein date
le capitalisme du système-monde moderne ; Frank et Gills lui reconnaissent
une existence millénaire. Pour Braudel, au-delà de Marx et de Weber, il
ne s’affirme vraiment que lorsque le négoce au loin acquiert des positions
de monopole et une emprise sur les pouvoirs étatiques. Au total, Norel
présentation DOSSIER interventions en débat livres

propose, en référence à Arrighi et à Mielants, un schéma plus complexe, et


plus universel, fondé sur la relation entre logiques marchandes et logiques
étatiques ou territoriales, conduisant finalement du capitalisme diffus des
marchands au capitalisme concentré moderne.
Les trois derniers articles du dossier mettent en discussion certains des
enjeux les plus généraux de l’histoire globale. Yves-David Hugot reprend
la question à partir de Brenner, qui place l’enclenchement du processus
d’accumulation capitaliste au terme d’une révolution agraire de nature déjà
capitaliste, condition de la révolution industrielle. Wallerstein rétorque que
l’essor du capitalisme s’appuie essentiellement, non sur la relation salariale,
mais sur une accumulation monopoliste fondée sur l’hégémonie du Centre
au sein d’un système-monde, et cela dès avant l’ère de l’industrie. Pour
Frank, la capacité à accumuler s’effectue aussi bien dans un cadre étatique
que marchand ; la Chine put ainsi être le haut lieu d’un ordre mondial,
dans lequel l’Europe ne fit que s’intégrer. Chacune de ces approches pré-
sente l’histoire et l’avenir du capitalisme sous un jour différent. Pour sa
part, Pierre Charbonnier s’interroge sur la manière dont l’histoire globale
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conduit à poser le problème des rapports entre l’histoire des sociétés et
celle de l’environnement, à centrer l’analyse non sur notre espèce, mais 9
sur la relation entre celle-ci et la nature. Le capitalisme, qui implique un _
cycle de reproduction et une logique d’accroissement étrangers à l’ordre
naturel, instaure un rapport radicalement nouveau, global et irréversible.
L’homme devient un agent écologique à comprendre à partir d’une écologie
qui l’englobe. Marx et d’autres après lui (Polanyi, Pomeranz…) ont, en ce
sens, ouvert la voie à une histoire naturelle, en même temps que morale
et politique, du capitalisme. Jacques Bidet souligne, quant à lui, que la
perspective cyclique propre aux théories du système-monde est de nature à
neutraliser la perspective ouverte par Marx, orientée vers un objectif ultime :
la fin du capitalisme et de la domination de classe. S’il accepte l’apport
savant de l’histoire globale et la relativisation des prétentions historiennes
du marxisme, il récuse l’interprétation du temps présent à laquelle elle
conduit. La modernité est un fait non seulement de système (-monde), mais
aussi de structure (de classe) sous une égide étatique. Ainsi reviennent, plus
complexes, les tâches du marxisme – à défaut de certitudes quant à la fin.
Le reste du numéro se partage entre articles consacrés à l’interprétation
de Marx et interventions concernant les évolutions économiques et les
enjeux politiques les plus actuels. Jean Vioulac interroge l’originalité phi-
losophique de Marx dans ses rapports avec son concept de démystification
et sa pensée de la révolution. Stéphane Haber et Frédéric Monferrand
proposent une discussion détaillée du récent ouvrage de Pierre Dardot et
Christian Laval : Marx, prénom : Karl (Gallimard, 2012). Poursuivant la
présentation

histoire globale

réflexion de la revue, ininterrompue depuis 2008, sur l’évolution de la crise


et ses incidences politiques, Paulo Nakatani et Rémy Herrera proposent
une analyse critique des interprétations et des solutions keynésiennes de la
crise. Enfin, André Tosel interroge la manière dont l’idée de démocratie
peut être repensée à la lumière de ces deux types de conflits que sont les
conflits sociaux et les conflits identitaires.

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10
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Une crise globale qui attend encore sa résolution
Immanuel Wallerstein
Dans Actuel Marx 2013/1 (n° 53), pages 11 à 27
Éditions Presses Universitaires de France
ISSN 0994-4524
ISBN 9782130617808
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globale
Dossier
histoire
par Jacques Bidet et Stéphane Haber
coordonné
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histoire globale

S. HABER, I. WALLERSTEIN, Une crise globale qui attend encore sa résolution

UNE CRISE GLOBALE QUI ATTEND


ENCORE SA RÉSOLUTION
Un entretien de Stéphane HABER avec Immanuel WALLERSTEIN

Depuis 2008, le thème de la crise que d’explications de ses origines.


est devenu omniprésent. Voyez-vous Dans les années 1980, le terme
cette obsession comme un phéno- de « crise » a semblé disparaître du
mène nouveau ou comme la répéti- discours mondial pour être rem-
tion d’un discours ancien ? placé par un autre mot à la mode,
aux connotations beaucoup plus
En 1982, j’ai publié avec trois optimistes, celui de « mondialisa-
de mes collègues un livre intitulé : tion ». C’est seulement au début
Dynamique de la crise globale1. Ce de l’année 2008 que le ciel s’est à
n’était pas son titre original ; nous nouveau assombri et que le mot
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avions proposé : La crise, quelle de crise a refait surface, cette fois-ci
12 crise ? L’éditeur américain ne l’aimait plus nettement que dans les années
_ pas, mais nous l’avons utilisé dans 1970, mais avec la même plasticité.
la traduction française2. Le livre Aussi la question : « Quelle crise ? »
contenait une introduction et une reste-t-elle pertinente.
conclusion communes et un essai
de chacun de nous sur le sujet. Justement, quelle est votre vision
Le livre s’ouvrait sur une obser- de la crise économique actuelle ?
vation : « Au cours des années 1970, Jusqu’où faut-il remonter pour
la ‘crise’ est devenue un thème découvrir ses origines lointaines ?
de plus en plus familier. D’abord
dans des cercles intellectuels plus Quelque chose est arrivé au sys-
ou moins obscurs, ensuite dans la tème-monde à la fin des années
presse populaire et finalement dans 1960 et au début des années 1970.
les débats politiques de nombreux Ce moment a marqué le début de la
pays. » Nous remarquions qu’il récession dans deux cycles parfaite-
y avait autant de définitions diffé- ment normaux du développement
rentes de ce qu’on appelait « la crise » du système-monde moderne : le
cycle hégémonique et le cycle éco-
1. Amin Samir, Arrighi Giovanni, Frank André Gunder, Wallers- nomique. La période qui s’étend de
tein Immanuel, Dynamics of Global Crisis, New York, Monthly
Review Press, 1982. 1945 à 1970 avait marqué l’apogée
2. Amin Samir, Arrighi Giovanni, Frank André Gunder, Wallers- de l’hégémonie états-unienne dans
tein Immanuel, La Crise, quelle crise ? Dynamique de la crise
mondiale, Paris, Maspero, 1982. le système-monde et celui de la plus

Actuel Marx / no 53 / 2013 : Histoire globale


présentation DOSSIER interventions en débat livres

grande expansion de « phase A » du titude de vendeurs, une multitude


cycle de Kondratieff que l’histoire d’acheteurs et des informations uni-
de l’économie-monde capitaliste ait versellement valables sur les prix),
jamais connue. Les Français utili- chaque acheteur intelligent va aller
sent l’expression particulièrement d’un vendeur à l’autre jusqu’à ce
heureuse de « Trente glorieuses » qu’il trouve celui qui vendra à seu-
pour désigner cette période. lement un centime au-dessus du
Je considère ces récessions coût de production voire, en effet,
comme parfaitement normales. en dessous du coût de production.
Pour comprendre pourquoi elles le
sont, on doit avoir deux choses à Mais les coûts de production
l’esprit. Premièrement, tous les sys- sont-ils les mêmes pour les divers
tèmes ont des rythmes cycliques. concurrents sur les mêmes produits ?
C’est leur mode de vie, la manière
dont ils gèrent les inévitables fluc- Obtenir des profits significatifs
tuations de leur fonctionnement. requiert un monopole ou au moins
Deuxièmement, le capitalisme un quasi-monopole à l’échelle de
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fonctionne comme un système- l’économie-monde. S’il y a mono-
monde. Il y a deux problèmes clés : pole, le vendeur peut exiger n’im- 13
comment les producteurs font- porte quel prix aussi longtemps qu’il _
ils du profit et comment les États ne va pas au-delà de ce que l’élasti-
garantissent-ils l’ordre mondial au cité de la demande permet. À chaque
sein duquel les producteurs peuvent période d’expansion significative de
faire du profit ? Examinons ces pro- l’économie-monde, on trouve des
blèmes l’un après l’autre. produits de pointe relativement
Le capitalisme est un système monopolisés. Ces produits permet-
dont la raison d’être est l’accumula- tent de dégager de grands profits et
tion sans fin du capital. Pour accu- d’accumuler de grandes quantités de
muler du capital, les producteurs capital. Les effets d’entraînement en
doivent obtenir des profits à par- amont et en aval de ces produits de
tir de leurs investissements. Cepen- pointe sont la base d’une expansion
dant, des profits véritablement générale de l’économie-monde. On
significatifs ne se dégagent que si le appelle cette expansion « phase A »
producteur peut vendre son produit du cycle de Kondratieff.
à des prix considérablement plus Le problème, pour les capita-
élevés que le coût de production. listes, est que tous les monopoles
Dans une situation de concurrence s’autodétruisent. Ceci s’explique
parfaite, il est absolument impos- par l’existence d’un marché mon-
sible de faire des profits significatifs. dial au sein duquel de nouveaux
S’il existe une situation de compéti- producteurs peuvent entrer, aussi
tion parfaite (c’est-à-dire une mul- politiquement défendu que soit un
histoire globale

S. HABER, I. WALLERSTEIN, Une crise globale qui attend encore sa résolution

monopole donné. Bien sûr, entrer tions dans le commerce mondial.


sur le marché prend du temps, mais Comme Schumpeter l’a inlassable-
tôt ou tard, on peut y parvenir et le ment répété, le bilan d’ensemble
degré de compétition augmente. Et, de l’économie-monde pendant les
comme nous l’ont toujours appris guerres mondiales n’est pas positif.
les hérauts du capitalisme, à mesure Il faut une situation relativement
que la concurrence s’accroît, les stable pour que le bilan d’en-
prix baissent. Cependant, au même semble soit positif. Assurer cette
moment, les profits baissent aussi. situation relativement stable est la
Quand les profits tirés des pro- tâche d’un pouvoir hégémonique,
duits de pointe baissent suffisam- c’est-à-dire d’un pouvoir assez fort
ment, l’économie-monde cesse de pour imposer une telle stabilité rela-
s’étendre, et l’économie entre dans tive au système-monde entendu
une période de stagnation. Nous comme un tout. Les cycles hégé-
nommons cette période « phase B » moniques ont été beaucoup plus
du cycle de Kondratieff. Empiri- longs que les cycles de Kondratieff.
quement, on peut dire que le cycle Il n’est pas aisé pour un État, dans
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d’ensemble des « phases A » et « B » un monde composé de multiples
14 dure en moyenne 50 ou 60 ans, États prétendument souverains, de
_ mais la durée exacte a varié. Bien s’établir comme puissance hégémo-
entendu, après un certain temps de nique. Cela ne s’est en fait produit
« phase B », de nouveaux mono- que trois fois en plusieurs siècles :
poles peuvent être créés et une nou- d’abord avec les Provinces-Unies,
velle « phase A » peut commencer. au milieu du XVIIe siècle, ensuite
La manière dont cela se produit avec le Royaume-Uni, au milieu
n’est pas notre objet ici. du XIXe siècle, enfin avec les États-
Unis, au milieu du XXe siècle.
Mais les conditions de produc- L’avènement d’une puissance
tion de l’accumulation et du profit hégémonique est le résultat d’une
n’ont-elles pas d’autres dimensions longue lutte avec d’autres puis-
que strictement économiques ? sances hégémoniques potentielles.
Jusqu’ici, cette lutte a toujours été
Si. Une seconde condition est gagnée par l’État qui, pour dif-
requise pour que le profit capitaliste férentes raisons et par différentes
soit possible : l’existence d’un rela- méthodes, a été capable de mettre
tif ordre mondial. Les guerres mon- en route la machine productive
diales offrent la possibilité à certains la plus efficiente et de gagner une
entrepreneurs de réussir, mais, dans « guerre de trente ans » contre son
le même temps, elles occasionnent principal rival. Encore une fois, la
d’énormes destructions de capital manière dont cela se produit n’est
fixe et de considérables perturba- pas notre objet ici. Ce qu’il faut
présentation DOSSIER interventions en débat livres

retenir, c’est que, une fois qu’un ne décline pas immédiatement,


État donné est parvenu à l’hégémo- d’autres pays commencent à émer-
nie, il est capable de fixer les règles ger et, à mesure que leur pouvoir
de fonctionnement du système inte- augmente, ils sont moins enclins
rétatique ; il cherche simultanément à accepter les diktats du pouvoir
à assurer un bon fonctionnement hégémonique. Le pouvoir hégémo-
de l’ensemble et une accumulation nique entre alors dans un processus
maximale du capital par ses citoyens de lent déclin relatif face aux puis-
et par ses entreprises productives. sances émergentes. Aussi lent soit-il,
On pourrait appeler cela un quasi- le déclin n’en est pas moins fonda-
monopole de pouvoir géopolitique. mentalement irréversible.
Le problème pour le pouvoir La conjonction de deux sortes
hégémonique est le même que pour de déclin aux alentours des années
une industrie dominante. Le mono- 1965-1970 – qui marque la fin du
pole est autodestructeur, et cela « cycle A » de Kondratieff le plus
pour deux raisons. D’une part, pour important de l’histoire et le début
maintenir l’ordre qu’il impose, le du déclin du pouvoir hégémonique
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pouvoir hégémonique doit en cer- le plus puissant de l’histoire – rend
taines occasions faire usage de sa ce tournant particulièrement remar- 15
puissance militaire. Mais la force quable. Ce n’est pas par accident que _
militaire potentielle est toujours la révolution mondiale de 1968 (en
plus intimidante que la force mili- fait de 1966-1970) se situe à ce tour-
taire actuellement utilisée. Utiliser nant, dont elle est l’expression.
la force militaire est coûteux sur le La révolution mondiale de 1968
plan financier et humain. Cela a un marque une troisième récession, qui
impact négatif sur les citoyens de la ne s’est cependant produite qu’une
puissance hégémonique, dont l’arro- seule fois dans l’histoire du sys-
gance initiale, après les premières vic- tème-monde moderne : le déclin
toires, se transforme en insatisfaction des mouvements anti-systémiques
à mesure qu’ils assument l’accroisse- traditionnels, les mouvements dits
ment des coûts de l’action militaire ; de la « vieille gauche ». La vieille
l’enthousiasme se dissipe. De plus, gauche – essentiellement compo-
les grandes opérations militaires sont sée des deux sortes de mouvements
toujours moins efficaces que ne le sociaux mondiaux, les commu-
croient les opposants comme les nistes et les sociaux-démocrates,
défenseurs de la puissance hégémo- auxquels on peut ajouter les mou-
nique. Ceci tend à renforcer la résis- vements de libération nationale
tance future de ceux qui voudront – apparaît doucement et laborieu-
défier le pouvoir hégémonique. sement à travers le système-monde
D’autre part, même si l’effi- dans le dernier tiers du XIXe siècle
cience de la puissance hégémonique et la première moitié du XXe. Mar-
histoire globale

S. HABER, I. WALLERSTEIN, Une crise globale qui attend encore sa résolution

ginaux et politiquement faibles en lité relative dans le système-monde


1870, les mouvements de la « vieille constituait un objectif essentiel.
gauche » devinrent centraux et forts Les États-Unis ont dû mettre en
dans les années 1950. Ils atteigni- balance le coût de l’activité répres-
rent le sommet de leur pouvoir de sive sur la scène mondiale et le coût
mobilisation dans la période qui va qu’occasionneraient des concessions
de 1945 à 1968, période qui cor- faites aux revendications des mou-
respond exactement à la fois au vements de libération nationale. Et,
moment d’expansion d’une extra- à contrecœur d’abord, mais, plus
ordinaire « phase A » de cycle de tard, d’une manière plus délibé-
Kondratieff et au maximum de rée, les États-Unis ont commencé
l’hégémonie américaine. Même si à favoriser une « décolonisation »
c’est contre-intuitif, je ne pense pas contrôlée, ce qui eut pour effet la
que cette coïncidence ait été for- victoire de ces mouvements.
tuite. L’incroyable expansion éco-
nomique mondiale de l’époque Souvent, on voit plutôt dans le
conduisait les entrepreneurs à ne « moment 68 » la fin d’une époque,
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plus supporter les interruptions après laquelle en commence une
16 des processus productifs dues aux autre, qui ne lui doit rien, étant en
_ conflits avec les ouvriers. Par consé- complète rupture avec elle. Quelles
quent, ils avaient tendance à croire ont été les conséquences politiques,
que des concessions faites aux sur le court terme et sur le long
revendications matérielles de leurs terme, de cette « révolution mon-
ouvriers leur coûteraient moins que diale » que vous venez de décrire ?
de telles interruptions. Bien sûr, au
fil du temps, cette préférence impli- Vers le milieu des années 1960,
quait l’élévation des coûts de pro- on pourrait dire que les mou-
duction, et c’est un des facteurs vements relevant de la « vieille
qui ont mené à la fin des quasi- gauche » avaient atteint presque
monopoles qui dominaient aupara- partout leur objectif historique,
vant les principales industries. Mais, la conquête du pouvoir d’État,
vous le savez, la plupart des entre- au moins sur le papier : des par-
preneurs prennent des décisions qui tis communistes gouvernaient un
maximisent les profits à court terme tiers du monde – le prétendu bloc
– disons pour les trois ans à venir socialiste – et des partis sociaux-
– et ils abandonnent l’avenir plus démocrates étaient au pouvoir, du
lointain aux dieux. moins détenaient le pouvoir en
Des considérations parallèles alternance, dans à peu près un autre
ont influencé la politique menée tiers du monde – le monde pan-
par le pouvoir hégémonique de européen. De plus, on doit tenir
l’époque. Le maintien de la stabi- compte du fait que, à ce moment-
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là, l’essentiel de la politique des phalisme dont il a été question. Le


partis sociaux-démocrates – l’État premier thème était que la puissance
social, l’État-providence – avait été hégémonique américaine s’était trop
accepté et mis en œuvre par les par- étendue et était devenue vulnérable.
tis conservateurs. Bien sûr, il faut La guerre du Vietnam constituait
ajouter que les mouvements de libé- l’exemple typique, bien qu’il ne fût
ration nationale étaient parvenus au pas unique. L’échec de l’offensive du
pouvoir dans la majorité de l’ancien Têt semblait sonner le glas de l’opé-
monde colonial (de même que des ration militaire états-unienne. Un
versions diverses de mouvements des éléments de la nouvelle atmos-
populistes en Amérique latine). phère a aussi été que les révolution-
La plupart des analystes et des naires ont attaqué le rôle de l’Union
militants ont tendance aujourd’hui soviétique, dont la collusion avec
à être très critiques à l’égard des l’hégémonie américaine était souli-
résultats obtenus par ces mouve- gnée. Ce sentiment avait grandi par-
ments et à douter que leur acces- tout, au moins depuis 1956.
sion au pouvoir ait vraiment fait Le deuxième thème était que les
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la différence. Mais c’est une vue mouvements de la « vieille gauche »
rétrospective qui est historique- – relevant des trois modèles que 17
ment anachronique. Ces critiques l’on a évoqués – n’avaient pas réalisé _
oublient le triomphalisme mon- toutes leurs promesses historiques.
dial qui régnait dans les mouve- Partout, on avait officiellement
ments de la « vieille gauche » et suivi une stratégie en deux temps :
chez leurs partisans à cette époque, on s’empare du pouvoir d’État, puis
un triomphalisme justement fondé on change le monde. Mais les mili-
sur les réalisations permises par la tants disaient de plus en plus aux
conquête du pouvoir d’État. Les représentants de cette gauche victo-
critiques oublient aussi la peur pro- rieuse : « Oui, vous avez pris le pou-
fonde qui s’était répandue dans les voir, mais vous n’avez pas changé le
strates plus riches et plus conserva- monde. Si nous voulons changer le
trices du monde à la vue de ce qu’on monde, il nous faut vous rempla-
considérait comme le début d’un cer par de nouveaux mouvements
cycle de mise en place d’un égalita- et de nouvelles stratégies. Et c’est ce
risme destructeur. que nous allons faire ! » Beaucoup
La révolution mondiale de 1968 de gens ont considéré la « Révolu-
a tout changé. Trois thèmes domi- tion culturelle » en Chine comme le
naient les analyses et la rhétorique modèle de cette nouvelle voie.
de ceux qui s’engageaient dans les Le troisième thème était que les
soulèvements divers de l’époque. mouvements de la « vieille gauche »
Ces trois thèmes témoignaient avaient ignoré les peuples oubliés,
d’une certaine révision du triom- tous ceux que l’on opprimait à
histoire globale

S. HABER, I. WALLERSTEIN, Une crise globale qui attend encore sa résolution

cause de leur race, de leur apparte- Oui. Car la droite mondiale a été
nance ethnique ou de leur genre, de également libérée de son rattache-
leur sexualité. Les militants insistè- ment au libéralisme centriste. Elle a
rent sur le fait que les revendications profité de la stagnation économique
d’un traitement égal de tous ne pou- mondiale et de l’écroulement des
vaient plus être reportées à quelque mouvements de la « vieille gauche »
avenir lointain, quand les partis de (et des gouvernements qui l’incar-
la « vieille gauche » auraient enfin naient) pour lancer une contre-
réalisé leurs objectifs historiques. offensive que nous appelons « la
Ces revendications, disait-on, font mondialisation néolibérale » (qui est
partie des urgences du présent. Sous en réalité tout à fait conservatrice).
beaucoup d’aspects, le mouvement Ses objectifs principaux consistaient
du Black Power aux États-Unis en à supprimer tous les gains obte-
fournissait l’exemple typique. nus par les classes subordonnées
La révolution mondiale de 1968 pendant la « phase A » du cycle de
fut un énorme succès politique ; Kondratieff. La droite mondiale
elle fut également un énorme échec a alors cherché à réduire tous les
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politique. Apparue tel un phénix, principaux coûts de production,
18 elle brûla d’un feu intense à tra- à détruire l’État social dans toutes
_ vers le monde, mais, ensuite, avant ses versions et à ralentir le déclin
le milieu des années 1970, sembla de la puissance américaine au sein
s’éteindre presque partout. Quels du système mondial. L’offensive de
ont été les résultats de ce bref embra- la droite mondiale a semblé culmi-
sement ? Ils ne furent pas nuls. Le ner en 1989. La fin du contrôle
libéralisme centriste, idéologie qui soviétique sur les États satellites
gouvernait le système mondial, en Europe puis la dislocation de
fut détrôné. Il devint une alterna- l’Union soviétique elle-même ont
tive parmi d’autres. Et les mouve- conduit la droite mondiale à un
ments de la « vieille gauche » furent nouveau triomphalisme. Encore
détruits : ils n’incarnaient plus les une illusion !
agents essentiels du changement L’offensive de la droite mon-
historique. Mais le triomphalisme diale fut un grand succès ; elle fut
immédiat des révolutionnaires de également un grand échec. Ce qui
1968, libérés de toute subordination soutenait l’accumulation de capi-
au libéralisme centriste, se révéla tal depuis les années 1970, c’était
aussi peu profond que peu durable. la stratégie consistant à rechercher
les profits par les manipulations
Voulez-vous dire que cette financières, ce que l’on appelle plus
« révolution mondiale » a eu correctement la spéculation, plu-
comme conséquence involontaire de tôt que par l’efficacité productive.
rendre possible le néolibéralisme ? Le mécanisme clé de la spéculation
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encourage la consommation par de prévenir le soulèvement des chô-


l’endettement. C’est ce qui, bien meurs et des classes moyennes dont
sûr, arrivait à chaque phase B du l’épargne et les pensions de retraites
cycle de Kondratieff. s’effondrent. Comme première
Cette fois, la différence tenait ligne de défense, les gouvernements
à l’échelle sur laquelle se dévelop- se tournent vers le protectionnisme
paient la spéculation et l’endet- et font marcher la planche à billets
tement. Après la plus grande expan- pour éviter que ne s’exprime la
sion de « phase A » de l’histoire de colère populaire.
l’économie-monde capitaliste, on De telles mesures peuvent per-
a vu s’exprimer la plus délirante mettre de reporter à plus tard les
des folies spéculatives. Les bulles dangers que craignent les gouver-
se déplaçaient à travers le système nements. Elles peuvent apaiser
mondial entier, depuis les dettes momentanément les souffrances
nationales des pays du Tiers Monde des gens ordinaires. Mais, en fin de
et du bloc socialiste dans les années compte, elles aggraveront probable-
1970 jusqu’aux obligations à haut ment la situation. Nous entrons dans
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risque des grandes entreprises dans une période de défaillance du sys-
les années 1980, à l’endettement tème dont le monde aura beaucoup 19
des consommateurs dans les années de mal à s’extraire. Cette défaillance _
1990 et à celui du gouvernement s’exprimera sous la forme d’une série
américain de l’ère Bush. Le système de fluctuations toujours plus sau-
est allé de bulle en bulle. Le monde vages, qui rendront pratiquement
s’essaye actuellement à une dernière impossibles les prédictions à court
bulle : le renflouement des banques terme, tant économiques que poli-
et l’émission de dollars. tiques. Ce qui aggravera encore les
La dépression dans laquelle le craintes populaires et l’aliénation.
monde est tombé continuera long- Certains prétendent que la posi-
temps à s’approfondir. Elle détruira tion économique relative désormais
le dernier petit pilier de la stabilité avantageuse des nations asiatiques –
économique relative que l’on avait le Japon, en premier lieu, la Corée
connu : le rôle du dollar américain du Sud et Taïwan, finalement la
comme monnaie de réserve assu- Chine et, dans une moindre mesure,
rant la sauvegarde de la richesse. Au l’Inde – permettra le renouveau de
fur et à mesure que ce processus se l’entreprise capitaliste, au prix d’un
déroule, la principale préoccupa- simple déplacement géographique.
tion des gouvernements – des États- Encore une illusion ! La montée en
Unis à la Chine, de la France à la puissance relative de l’Asie est bien
Russie et au Brésil, pour ne pas par- une réalité, mais elle sape plus pro-
ler de tous les gouvernements plus fondément les bases du système
faibles sur la scène mondiale – sera capitaliste, en faisant augmenter à
histoire globale

S. HABER, I. WALLERSTEIN, Une crise globale qui attend encore sa résolution

l’excès le nombre de personnes qui asymptote. Dans l’économie-monde


se partagent la survaleur. En effet, capitaliste, il n’est pas vraiment diffi-
la pointe de la pyramide des béné- cile de savoir quelles sont les courbes
ficiaires ne peut pas être trop large, qui importent le plus. Puisque le
car cela réduirait (au lieu d’augmen- capitalisme est un système qui repose
ter) l’accumulation globale du capi- fondamentalement sur l’accumula-
tal. L’expansion économique de la tion infinie de capital et puisqu’on
Chine aggrave la pression structu- accumule du capital en faisant des
relle qui s’exerce sur le profit dans le profits sur le marché, le problème clé
système-monde capitaliste. de tout capitaliste consiste à produire
au plus bas prix, de préférence à un
Économiquement, où en arrive- prix bien plus bas que celui auquel
t-on à l’issue de ce processus ? les produits seront vendus.
Il nous faut, dès lors, distinguer
C’est à ce moment de la réflexion ce qui relève des coûts de production
qu’il nous faut discuter l’autre élé- et ce qui détermine les prix. Logi-
ment que j’ai évoqué, les tendances quement, il y a trois types différents
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séculaires du système-monde, par de coûts de production : les coûts
20 opposition à ses rythmes cycliques. de personnel (tout le personnel), les
_ Formellement, tout type de système coûts d’entrées (tout type d’entrée)
fonctionne de la même manière. et, enfin, les coûts liés à l’impôt (tous
Les rythmes cycliques expriment la les types d’impôt). Il ne me semble
manière dont les systèmes opèrent pas trop compliqué de démontrer
sur une base continue, la manière qu’au fil du temps, ces trois types de
dont ils respirent, si vous voulez. coût ont augmenté et ont représenté
Il y a des hauts et des bas innom- un pourcentage croissant du prix réel
brables, certains plus fondamentaux auquel les produits étaient vendus.
que d’autres. Mais les « phases B » Et ce, malgré les efforts répétés des
ne finissent jamais exactement là où capitalistes pour réduire ces prix et
les « phases A » précédentes avaient malgré les améliorations techniques
commencé. Il y a toujours un coût et organisationnelles continues qui
systémique dont il faut s’acquitter ont augmenté la prétendue puis-
pour retrouver une phase ascen- sance de production.
dante. Le système doit toujours Pourquoi en est-il ainsi et pour-
aller un peu plus loin que son point quoi l’élasticité de la demande est-
d’équilibre, même si ce dernier est elle limitée ? Les coûts de personnel
mouvant. peuvent être divisés en trois catégo-
Chaque reprise peut être envi- ries : la force de travail relativement
sagée comme une contribution au peu qualifiée, les cadres intermé-
lent déplacement par lequel chaque diaires et les dirigeants. Les coûts
courbe ascendante se dirige vers son relatifs à la force de travail peu qua-
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lifiée tendent à augmenter pendant lisation politique de cette dernière.


les « phases A », sous la pression La hausse des coûts liés au per-
de l’action syndicale. Lorsque ces sonnel de direction est, quant à elle,
coûts sont trop élevés pour certains le résultat direct de la complexité
entrepreneurs, notamment ceux accrue des structures entrepreneu-
des industries de pointe, la délo- riales – la fameuse séparation de
calisation dans des régions où les la propriété et de la direction. Elle
salaires sont historiquement plus permet aux dirigeants de s’appro-
bas pendant la « phase B » consti- prier sous la forme de rente des por-
tue le remède principal. Lorsque, tions toujours plus importantes des
plus tard, l’action syndicale se déve- revenus de la firme, réduisant par là
loppe également dans ces régions, même la part de ce qui revient aux
on délocalise à nouveau. Ces délo- « propriétaires » sous la forme de
calisations sont onéreuses, mais effi- profit ou de réinvestissement dans la
caces. On observe cependant un firme. Cette augmentation fut spec-
effet de cliquet à l’échelle mondiale. taculaire durant ces dernières années.
Les réductions n’éliminent jamais
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totalement les hausses. La répétition On peut alors comprendre cette
de ce processus pendant cinq cents course à l’externalisation des coûts 21
ans a épuisé les lieux de délocalisa- qui a marqué l’histoire du capita- _
tion disponibles. C’est ce que per- lisme récent…
met de mesurer la déruralisation du
système-monde. Oui. Les coûts relatifs aux entrées
La hausse des coûts du personnel ont augmenté pour des raisons ana-
d’encadrement s’explique par deux logues. Les capitalistes concentrent
considérations distinctes. Premiè- leurs efforts sur l’externalisation des
rement, l’augmentation de la taille coûts, c’est-à-dire qu’ils s’efforcent de
des unités de production requiert ne pas payer l’intégralité de la note
plus de personnel intermédiaire pour les entrées qu’ils utilisent. Il y a
dont le salaire fait monter les frais trois types de coûts susceptibles d’être
de personnel. Deuxièmement, le externalisés : la gestion des déchets
danger politique qui résulte de l’orga- toxiques, le renouvellement des
nisation syndicale du personnel matériaux bruts et la construction
relativement peu qualifié est contre- d’infrastructures. Pendant très long-
balancé par la création d’une strate temps, depuis les origines de l’écono-
intermédiaire plus importante, qui mie-monde capitaliste au XVIe siècle
peut aussi bien être un allié poli- jusqu’aux années 1960, on considé-
tique de la strate dirigeante qu’un rait cette externalisation des coûts
modèle d’ascension sociale pour la comme absolument normale. Au
majorité non qualifiée, émoussant fond, les autorités politiques ne la
par là même la capacité de mobi- remettaient pas en question.
histoire globale

S. HABER, I. WALLERSTEIN, Une crise globale qui attend encore sa résolution

Au XXIe siècle, marqué par Historiquement, les entrepreneurs


l’instauration d’un vaste débat n’ont jamais payé qu’une faible part
sur le changement climatique et du montant réel des infrastructures.
l’apparition de la mode du « vert » En conséquence, les gouver-
et du « bio », on a du mal à se rap- nements furent poussés à assumer
peler que, pendant cinq siècles, les directement certains coûts néces-
déchets toxiques étaient tout sim- saires à l’assainissement, au renouvel-
plement rejetés dans le domaine lement des ressources et à l’extension
public. Seulement, et parallèle- des infrastructures. Mais, pour ce
ment à la déruralisation de la force faire, les gouvernements doivent
de travail mondiale, le domaine augmenter les impôts. Et, à moins
public compris comme ressource de risquer la banqueroute, ils doivent
disponible s’est considérablement demander aux entrepreneurs d’inter-
réduit dans le monde. Soudain, les naliser tous ces coûts, ce qui, bien
conséquences et les coûts sanitaires sûr, entame les marges des entre-
sont devenus si élevés et si proches prises.
de nous qu’une réponse politique Finalement, les impôts ont aug-
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majeure s’est imposée. On exige menté. Il y a de multiples niveaux
22 désormais que l’assainissement et politiques d’imposition, sans oublier
_ le contrôle environnemental soient l’impôt privé que représentent la
pris en charge. corruption et les mafias organisées.
La seconde externalisation, celle Du point de vue de l’entrepreneur,
du renouvellement des ressources, il importe peu de savoir où vont les
n’est devenue un problème majeur prélèvements. Il s’agit de frais. Le
que récemment. C’est une consé- niveau d’imposition a augmenté
quence de l’augmentation saisis- à mesure que se sont étendues
sante de la population mondiale. l’activité économique mondiale et
Tout à coup, on se soucie gran- la structuration des bureaucraties
dement des pénuries en sources d’État. Cependant, c’est l’impact
d’énergie, en eau, en forêts, en sols des mouvements anti-systémiques
riches, en poissons et en viande. mondiaux sur la culture politique
Soudainement, nous nous inquié- qui a constitué le levier principal
tons de savoir qui utilise quoi, dans de l’augmentation des impôts – ce
quel but et qui paiera la note. qu’on pourrait appeler la démocrati-
La troisième externalisation a été sation de la politique mondiale.
celle des infrastructures. La vente La poussée des mouvements
des produits sur le marché mondial populaires s’est exercée sur l’État.
nécessite des moyens de transport Ces mouvements voulaient obtenir
et de communication dont le coût trois garanties de base : l’éducation,
a augmenté à mesure qu’ils deve- la santé, et l’assurance d’un revenu
naient plus efficaces et plus rapides. à vie. Durant les deux cents der-
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nières années, le niveau des services La réunion de trois éléments –


exigés ainsi que l’extension géogra- l’ampleur du krach « normal », la
phique des régions dans lesquelles hausse réelle des coûts de produc-
ces revendications se sont exprimées tion et le surcroît de pression exercé
ont augmenté. L’État-providence sur le système par le développement
résume bien la nature de ces reven- chinois (et asiatique) – a constitué
dications et il n’est pas aujourd’hui la goutte d’eau qui a fait déborder le
de gouvernement exempt de la vase. Le système est loin, très loin,
pression visant à maintenir un État de l’équilibre et ses fluctuations sont
Providence, même si le niveau que énormes. En conséquence, il est
l’on vise diffère d’un pays à l’autre, devenu impossible de faire des pré-
en premier lieu en fonction de la visions à court terme, ce qui tend à
richesse collective de chaque pays. geler les décisions de consomma-
Ces cinq cents dernières années, tion. C’est ce qu’on appelle une
les trois types de coûts de produc- crise structurelle.
tion ont augmenté régulièrement.
Leur poids dans le prix de vente D’après vous, quels scénarios
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des produits a crû, quoique sous la d’avenir paraissent alors les plus
forme d’un mouvement de balan- probables ? 23
cier entre « phases A » et « B ». Les _
hausses les plus impressionnantes Le processus systémique se
eurent lieu durant les années 1945 trouve à un carrefour. La question
et suivantes. Les prix de vente des n’est plus celle de savoir comment
produits ne peuvent-ils pas être le système capitaliste va se reconsti-
tout simplement augmentés afin tuer et reprendre sa course à la crois-
de maintenir les marges de profit sance. Elle est celle de savoir ce qui
réel ? C’est précisément ce qui fut remplacera ce système et quel ordre
tenté pendant les années 1970 et nous choisirons de faire émerger de
après, sous la forme d’une hausse ce chaos. Bien sûr, tout le monde n’a
des prix soutenue par une consom- pas encore conscience de la situa-
mation accrue, elle-même soutenue tion. La plupart des gens continuent
par l’endettement. L’effondrement à agir en utilisant les anciennes
économique que nous connaissons règles du système, comme si, d’une
aujourd’hui n’est rien d’autre que manière ou d’une autre, il poursui-
l’expression des limites de l’élasti- vait sa route. Et ils n’ont pas tota-
cité de la demande. Lorsque tout le lement tort : le système continue
monde vit largement au-dessus de de fonctionner, sur la base de ses
ses moyens, vient un moment où anciennes règles. Mais aujourd’hui,
quelqu’un doit arrêter les frais, et, persister à suivre ces règles ne fait
assez vite, tout le monde en ressent qu’exacerber la crise structurelle.
le besoin. Néanmoins, certains acteurs sont
histoire globale

S. HABER, I. WALLERSTEIN, Une crise globale qui attend encore sa résolution

bien conscients que nous nous trou- Alegre ». Mais les intitulés impor-
vons à un point de bifurcation et ils tent peu. Ce qui importe, c’est
savent aussi, même sans le dire, que, de discerner les stratégies organi-
à partir de ce point, il faudra choisir. sationnelles qui s’affrontent dans
Après coup, on pourra dire qu’une cette lutte déterminante – laquelle
décision a été prise, même si l’usage dure, sous une forme ou une autre,
du terme de « décision » a quelque depuis la révolution mondiale de
chose d’anthropomorphique. 1968 et ne trouvera peut-être son
On peut penser cette période de terme qu’aux alentours de 2050.
crise systémique comme le théâtre Toutefois, avant de considérer
d’une lutte dont l’objet est le sys- les stratégies, il faut relever deux
tème qui va succéder à celui qui caractéristiques cruciales de ce
existe. Le résultat est imprévisible, qu’est une crise structurelle. Tout
pour des raisons inhérentes à ce d’abord, les fluctuations sont si sau-
qu’est un système, mais la nature vages qu’il y a peu de chance de
de cette lutte est très claire. Nous retourner à l’équilibre. Au cours du
sommes face à une alternative dont, temps long, du temps « normal » de
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sans pouvoir la décrire avec une pré- la vie du système, celui-ci est soumis
24 cision absolue, on peut esquisser les à des pressions, en l’occurrence à des
_ grands traits. mobilisations sociales (ou de pré-
Donc, nous pouvons collecti- tendues « révolutions »), qui sont
vement « choisir » un nouveau sys- importantes, mais en réalité tou-
tème stable qui ressemble pour jours limitées dans leurs effets. En
l’essentiel au système actuel, en cer- revanche, lorsque le système quitte
taines de ses caractéristiques de base son point d’équilibre, c’est exacte-
– un système hiérarchisant, exploi- ment le contraire qui se passe. De
teur et polarisant. Il peut, bien sûr, petites mobilisations sociales ont
revêtir de nombreuses formes pos- parfois de grands effets.
sibles, parmi lesquelles certaines C’est ce que l’on appelle, en
peuvent être plus dures encore que science de la complexité, « l’effet
celles du système-monde capita- papillon ». Nous pourrions aussi,
liste dans lequel nous avons vécu. suivant les formes anciennes du dis-
Mais nous pouvons aussi collective- cours philosophique, appeler cela le
ment « choisir » une forme de sys- moment où le libre arbitre prend le
tème radicalement différent, qui n’a pas sur le déterminisme. Dans La
jamais vu le jour auparavant – un Fin des certitudes, Ilya Prigogine et
système relativement démocratique Isabelle Stengers disaient qu’avec
et relativement égalitaire. la prise en compte des systèmes
J’avais appelé les deux alter- complexes, on s’engageait sur la
natives en question « l’esprit de voie étroite qui subsiste entre deux
Davos » et « l’esprit de Porto conceptions aliénantes : la concep-
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tion où le monde est régi par des lois qui souhaiteraient instituer un sys-
déterministes qui ne laissent aucune tème hautement répressif propa-
place à la nouveauté et la concep- geant ouvertement une vision du
tion d’un monde régi par un Dieu monde qui consacre le rôle de diri-
lanceur de dés, où tout est absurde, geants qualifiés, dissimulateurs, hau-
a-causal et incompréhensible. tement privilégiés, en face de sujets
La seconde caractéristique cru- serviles. Et ceux-là ne se contentent
ciale d’une crise structurelle consiste pas de propager une telle vision ; ils
en ce qu’aucune des deux forces en proposent aussi l’organisation d’un
présence n’a ni ne peut avoir de réseau de réformateurs armés pour
structure verticale composée d’un écraser l’opposition.
petit groupe au sommet tirant À côté d’eux, un second groupe
toutes les ficelles. Il n’y a ni comité pense que la voie du contrôle et du
exécutif de la classe dirigeante ni privilège passe par un système hau-
Politburo des masses opprimées, et tement méritocratique qui coopte
il ne peut y en avoir. Même ceux un grand nombre de cadres indis-
qui sont conscients et engagés dans pensables au maintien d’un système
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la lutte pour un autre système met- qui fonctionnerait avec un mini-
tent l’accent sur des aspects dis- mum de force et un maximum de 25
tincts et peinent à se coordonner. persuasion. Ce groupe parle la lan- _
Ces groupes de militants éclairés gue du changement radical, uti-
ont également beaucoup de peine lisant tous les slogans issus des
à persuader les groupes plus vastes, mouvements antisystémiques – les
qui forment la base potentielle de slogans qui vont dans le sens d’un
leur action, de l’utilité et de la pos- univers « vert », d’une utopie mul-
sibilité d’organiser la transition. En ticulturelle, et veulent offrir des
bref, le chaos de la crise structurelle opportunités méritocratiques à tout
se reflète de la même façon dans les le monde –, tout en maintenant un
structures relativement chaotiques système inégalitaire et polarisé.
des deux camps en lutte pour un Du côté du camp « esprit de Porto
autre système. Alegre », on trouve une fracture
Ce que nous pouvons faire, au parallèle. Il y a ceux qui envisagent
beau milieu de cette crise structurelle, un monde hautement décentralisé,
c’est essayer d’analyser les stratégies qui privilégierait le rationnement
émergentes développées par chaque des ressources sur le long terme plu-
camp, de façon à mieux orienter nos tôt que la croissance économique,
propres choix politiques, guidés par un rationnement qui rendrait pos-
nos propres options morales. Nous sible l’innovation sans faire appa-
pouvons commencer par la straté- raître une caste d’experts coupés de
gie du camp « esprit de Davos ». Il la société civile. Ce groupe envisage
est profondément divisé. Il y a ceux un système dans lequel un univer-
histoire globale

S. HABER, I. WALLERSTEIN, Une crise globale qui attend encore sa résolution

salisme se construirait progressi- Non, même s’il n’y a pas de plan


vement, à partir d’une incessante d’action tout fait. Il y a seulement
combinaison de sagesses multiples des lignes de force qui apparaissent.
produites par l’humanité passée et à Je mettrais en tête de liste des actions
venir, respectée dans la diversité de à mettre en œuvre à court terme la
ses créations culturelles. minimisation des dommages inhé-
Et il y a un second groupe qui a rents à l’effondrement du système
été et demeure plus attiré par l’idée existant, à l’état de confusion propre
d’une transformation « par le som- à une situation de transition. Per-
met », une transformation mise en sonnellement, je ne ferais pas la
œuvre par les cadres et les experts moue devant une victoire électo-
qui pensent y voir plus clair que rale importante ou devant l’obten-
les autres. Loin de tout idéal de tion d’avantages supplémentaires
décentralisation, ils envisagent un pour ceux qui ne disposent que du
système-monde toujours plus coor- minimum matériel. Je ne bouderais
donné et intégré ; ils sont partisans pas une protection accrue des droits
d’un égalitarisme formel qui n’a pas judiciaires et politiques. Je ne tour-
_
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à attendre d’innovations imprévi- nerais pas le dos au combat contre
26 sibles ni l’hypothétique construc- l’érosion grandissante de notre
_ tion d’un universalisme réellement richesse planétaire et des conditions
universel, c’est-à-dire profondé- de notre survie collective. Je ne tour-
ment pluriel. nerais pas le dos à tout cela, même
Ainsi, plutôt qu’une simple si je ne considère toutes ces avancées
bataille pour un autre système enga- que comme des soins palliatifs pro-
geant deux parties, je pense que nous visoires. Aucune ne constitue en soi
avons affaire à une bataille qui se une contribution à la création de cet
déroule sur quatre fronts, certaines autre système que nous appelons de
mettant en présence les deux grands nos vœux.
camps, les autres des fractions au Ce qu’il convient de faire égale-
sein de chacun de ces deux camps. ment, c’est engager un débat intel-
C’est une situation déroutante, que lectuel sérieux et soutenu sur les
ce soit au point de vue intellectuel, paramètres du type de système-
au point de vue moral ou au point monde que nous désirons voir adve-
de vue politique. Et c’est une rai- nir et sur la stratégie de transition
son supplémentaire pour insister sur qui lui correspond. Nous devons
l’imprévisibilité du résultat. non seulement engager un tel débat
sans attendre, mais également nous
Mais cela ne signifie pas, je sup- préparer à écouter des personnes de
pose, que l’action et l’engagement bonne volonté qui ne partagent pas
« ici et maintenant » aient perdu notre point de vue. Un débat ouvert
leur sens… permanent pourrait nous procurer
présentation DOSSIER interventions en débat livres

plus d’acuité et assurément conso- la lutte contre les trois inégalités fon-
lider une plus grande camaraderie, damentales que l’on trouve au niveau
tout en nous gardant peut-être de mondial : les inégalités de genre, de
tomber dans ce sectarisme qui, histo- classe et de race/ethnicité/religion.
riquement, a toujours mis en échec C’est la tâche la plus difficile de
les mouvements antisystémiques. toutes, car aucun de nous n’est inno-
La troisième chose que nous pou- cent, aucun de nous n’est pur. Toute
vons envisager, c’est de construire la culture dont nous avons hérité
ici et là, partout, à petite et grande résiste même à cette évolution.
échelle, des modes de production Enfin, nous devons fuir comme
alternatifs, démarchandisés. En nous la peste la croyance selon laquelle,
engageant dans cette voie, nous en deux solutions étant données, une
apprendrons sur les limites de nom- bonne et une mauvaise, l’histoire
breuses méthodes isolées. Nous pou- serait de notre côté : la bonne so-
vons, ce faisant, démontrer qu’il ciété adviendra nécessairement.
existe d’autres façons d’assurer une L’histoire n’est du côté de personne
production intelligente et soute- en particulier. D’ici à un siècle, nos
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nable, au-delà de cette dépendance descendants pourraient regretter
par rapport au profit qui fonde notre tout ce que nous avons fait. Nous 27
système actuel de rémunération. avons au mieux 50 % de chances de _
La quatrième consisterait à créer un système-monde meilleur
engager un débat moral qui aigui- que celui dans lequel nous vivons
serait notre sensibilité aux limites aujourd’hui. Mais 50 %, c’est beau-
de ce que chacun peut accom- coup. Nous devons tenter de sai-
plir. Il nous aiderait à prendre sir cette chance, même si elle nous
conscience du fait que, pour l’ave- échappe finalement. Qu’y a-t-il à
nir, des équilibres sont à décou- faire de plus utile ? n
vrir qui ne se réaliseront qu’au prix
d’expérimentations tâtonnantes et Traduit de l’anglais
de recherches difficiles. par Paul Guillibert,
Et puis, à travers tout cela, on Stéphane Haber,
doit pouvoir mettre au premier plan Frédéric Monferrand
de notre réflexion et de notre action et Olivier Surel
La théorie du système monde (TSM) : Analyse de l'histoire
mondiale, de la mondialisation et de la crise mondiale
Barry K. Gills
Dans Actuel Marx 2013/1 (n° 53), pages 28 à 39
Éditions Presses Universitaires de France
ISSN 0994-4524
ISBN 9782130617808
DOI 10.3917/amx.053.0028
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https://www.cairn.info/revue-actuel-marx-2013-1-page-28.htm

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histoire globale

B. K. GILLS, La théorie du système monde (tsm) : analyse de l’histoire mondiale, de la mondialisation et de la crise mondiale

LA THÉORIE DU SYSTÈME
MONDE (TSM) : ANALYSE
DE L’HISTOIRE MONDIALE,
DE LA MONDIALISATION
ET DE LA CRISE MONDIALE
Par Barry K. GILLS

Cet article se propose de montrer que la Théorie du Système Monde


(TSM) peut constituer un cadre d’analyse applicable à l’étude de l’histoire
globale, y compris à celle de la mondialisation et de la crise mondiale1. Ce
cadre analytique peut également servir à la compréhension des processus de
« développement mondial » ou de « développement global » en les concep-
tualisant sur plusieurs millénaires et en prenant le monde comme un tout,
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selon des échelles temporelles et une analyse spatiale appropriées. La TSM
28 est ainsi le cadre adapté à une analyse critique de l’histoire globale, comprise
_ comme un ensemble de processus historiques de longue durée qui s’éten-
dent sur plusieurs siècles et millénaires ; ce cadre permet de parvenir à une
« histoire du Système Monde » où les processus de mondialisation actuels
sont interprétés comme les produits d’une histoire globale cumulative.
Les lecteurs sont priés d’excuser la référence trop fréquente dans le
présent article à mes propres travaux ainsi qu’à ceux que j’ai conduits
conjointement avec André Gunder Frank et d’autres chercheurs. Je sup-
pose que les lecteurs de langue française ne sont guère accoutumés aux
travaux publiés en anglais et dans d’autres langues. Je fournirai donc un
1. Nous recommandons tout d’abord au lecteur de consulter un résumé en français pour saisir la perspective de la théorie du système
monde : Gills Barry K. and Danemark Robert, « L’hypothèse de la continuité historique du système monde », in Beaujard Philippe,
Berger Laurent, Norel Philippe (dir.), Histoire Globale, mondialisations et capitalisme, Paris, La Découverte, 2009, pp. 203-226 ; Gills
Barry K. and Denemark Robert, « One World System or Many : the Continuity Thesis in World System History », in Modelski George
et Denemark Robert (eds), The Encyclopedia of Life Support Systems (EOLSS), Oxford, EOLSS Publishers, 2010. Pour une approche
plus élaborée des différentes perspectives offertes par les théories du système (-) monde, voir : Gills Barry K., « World system ana-
lysis, historical sociology and international relations : the difference a hyphen makes », in Hobson John and Hobden John (eds), The
Sociology of International Relations, Cambridge, Cambridge University Press, 1999, pp. 141-161 ; Gills Barry K., « Globalization as
Global History : Introducing a Dialectical Analysis », in Tetreault Mary Ann, Denemark Robert, Thomas Kenneth P., Burch Kurt (eds),
Rethinking Global Political Economy, Emerging issues, unfolding Odysseys, London and New York, Routledge, 2003, pp. 89-108.
Voir également Frank André Gunder, « The Modern World System Revisited : Re-reading Braudel and Wallerstein », in Sanderson
Stephen S., Civilizations and World Systems. Studying World-Historical Change, Altamira, Walnut Creek, 1995, pp. 206-228 ; Frank
André Gunder, ReOrient : Global Economy in the Asian Age, Berkeley, University of California Press, 1998. Pour une plus ample discus-
sion de ces problématiques et une version antérieure de quelques arguments développés par le Re-orient de Frank, voir : Gills Barry
K. et Frank André Gunder, « The Modern World System under Asian Hegemony. The silver standard world economy 1450-1750 »,
in Manning Patrick et Gills Barry K. (eds), André Gunder Frank and Global Development. Visions, remembrances, and explorations,
London, Routledge, 2011, pp. 50-80, qui inclut également des cartes légendées et des schémas précisant la structure de production
de la marchandise, de l’échange et de l’accumulation à l'échelle mondiale.

Actuel Marx / no 53 / 2013 : Histoire globale


présentation DOSSIER interventions en débat livres

appareil de notes conséquent pour permettre une exploration approfon-


die de certains thèmes. Mon intention ici est simplement de souligner
quelques aspects fondamentaux de la TSM, tout particulièrement ses liens
avec les traditions du marxisme et du matérialisme historique, d’examiner
dans quelle mesure elle s’en émancipe et quel sens donner à cette rela-
tion. Cette discussion soulignera certaines différences avec la théorie du
système-monde (avec un trait d’union) telle qu’elle a été formulée par
Immanuel Wallerstein et son école, face à laquelle la théorie du Système
Monde (sans trait d’union) s’est toujours conçue comme une alternative
ouvrant une perspective critique.
L’inspiration première de la TSM est liée à l’idée de relancer la critique
de la théorie eurocentrique, notamment dans sa relation à l’interprétation
de l’histoire globale et du développement mondial. La seconde idée-force,
du reste liée à la première, est d’élargir l’horizon spatial et temporel de
la TMS pour couvrir quelque cinq mille ans de processus de l’histoire
globale. La TSM accorde une importance particulière à cet aspect central
de sa méthode : l’analyse synchronique des processus, des configurations
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et des dynamiques à l’œuvre à travers tout le Système Monde (et au-delà)
« à un même moment ». Une telle analyse synchronique est néanmoins 29
toujours combinée à celle des processus diachroniques, qu’ils se déroulent _
à l’intérieur de certaines zones et de régions du Système Monde ou dans
son ensemble, pris comme unité d’analyse. Cette approche méthodo-
logique met l’accent sur la continuité des configurations (« thèse de la
continuité ») au-delà des clivages analytiques entre les époques « précapi-
talistes » et « capitaliste » de l’histoire globale.
La TSM insiste sur la structure matérielle du Système Monde, fondée
sur des relations économiques et sociales complexes : formes de productions
partagées ou en interaction, processus d’accumulation (du capital), systèmes
d’exploitation de classes (ou d’« accumulation avec interpénétration »).
Les processus politiques et idéels sont intrinsèquement liés à ces cadres
« économiques » : l’économique est aussi politique et idéel. L’analyse est en
définitive délibérément holiste, incluant les dimensions de la culture et de
l’environnement. En outre, la TSM ne présente pas le système mondial, sa
structure et ses processus comme une structure statique qui se reproduirait
tout simplement de manière continuelle à travers l’espace et le temps de
l’histoire mondiale. Au contraire, bien que certains modèles représentent
des éléments de continuité à l’intérieur du Système Monde, l’analyse se
concentre sur les processus historiques de long terme, parfois perçus comme
cycliques, mais toujours dialectiques, et donc à la fois capables de se trans-
former continuellement tout en maintenant la structure, faute de quoi il ne
saurait y avoir de véritable progrès humain. À cet égard, la TSM poursuit
histoire globale

B. K. GILLS, La théorie du système monde (tsm) : analyse de l’histoire mondiale, de la mondialisation et de la crise mondiale

les traditions du matérialisme historique et de l’analyse néo-marxiste, en


accordant une grande attention aux « cycles longs » de l’économie mon-
diale et de l’histoire politique. Le développement du Système Monde est
ponctué par de longs cycles d’expansion et de crise et, alternativement,
caractérisé par la dialectique historique « entropie versus organisation » ; ces
modèles sont étroitement liés aux processus d’accumulation du capital qui
opèrent à l’échelle « locale », régionale et mondiale.
Les outils de la TSM servent à analyser les processus historiques et
dialectiques du changement et du développement social à long terme, qui
constituent le fondement d’une histoire globale, couvrant plusieurs mil-
lénaires et l’ensemble du monde. C’est ainsi que la TSM peut interpréter
les processus de mondialisation comme historiquement « cumulatifs » et
étudier la crise mondiale contemporaine en cours comme un exemple de
réitération illustrant la théorie générale des crises du système mondial.
On n’insistera jamais assez sur ce point. Le dynamisme et le potentiel de
transformation à l’intérieur du Système Monde, notamment dans la mon-
dialisation et les configurations de crise contemporaines, viennent ainsi au
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premier plan. On n’a pas affaire à de simples répétitions ou à des cycles. La
30 TSM s’attache tout à la fois aux continuités et aux transformations, étu-
_ diées sur des périodes de plusieurs siècles et de plusieurs millénaires, à des
processus historiques complexes et interactifs qui concernent l’ensemble
de l’histoire globale. Elle se fonde sur les traditions du matérialisme histo-
rique, mais reformule ses notions premières, en modifie de manière signi-
ficative les champs d’application et leur adjoint de nombreux concepts et
thèses nouveaux.
La TSM est apparue au tournant des années 1980-1990, et s’est
développée dans le cadre d’une collaboration étroite entre André Gunder
Frank et moi-même2. Nous avions en commun certaines orientations
fondamentales et des positions semblables par rapport aux traditions du
marxisme, du matérialisme historique et de l’héritage de la théorie de la
dépendance ; nous partagions le projet de construire une alternative à la
théorie du système-monde présentée par Wallerstein. Notre approche

2. Cette collaboration a donné lieu à une série de travaux écrits conjointement, commencés en 1989. Les travaux les plus substantiels
du point de vue théorique et conceptuel se trouvent dans : Gills Barry K., Frank André Gunder, « The Cummulation of Accummulation.
Theses and Research Agenda for 5000 Years of World System History », Dialectical Anthropology, vol.15, No.1, July 1990, pp. 19-
42 ; Gills Barry K., Frank André Gunder, « World System Cycles, Crises, and Hegemonic Shifts, 1700 BC to 1700 AD », Review 15(4),
1992, pp. 621-687. Les deux articles ont été reproduits dans : Frank André Gunder and Gills Barry K. (eds), The World System : Five
hundred years or five thousand ?, London, Routledge, 1993. Voir également l’article récent : « The Modern World System under Asian
Hegemony », op. cit. Dans les approches qui ont précédé les nôtres, en vue d’une compréhension du capital dans la théorie du sys-
tème monde et de l’économie politique de l’antiquité, il faut également citer la contribution centrale de Jonathan Friedman et Kasja
Eckholm, « Capital, Imperialism and Exploitation in Ancient World Systems », d’abord publié en 1979, et re-publié dans The World
System : Five hundred years or five thousand ?, édité par André Gunder Frank et Barry K. Gills, London, Routledge, 1993, pp. 59-80.
Eckholm et Friedman ont déjà défendu une approche qui mettait en valeur une similarité des processus systémiques globaux, une
interaction complexe entre processus locaux et globaux et des interactions significatives entre des systèmes régionaux datant de
plusieurs millénaires. Bien qu’ils se soient intéressés à la continuité, ils n’ont pas formulé le concept d’un système monde unique,
mais ils ont examiné les relations entre différents systèmes.
présentation DOSSIER interventions en débat livres

s’appuyait sur les débats concernant les origines et le développement du


capitalisme historique et de l’expansion du capitalisme à l’intérieur d’un
système capitaliste mondial3.

EUROCENTRISME ET ORIGINES DU CAPITALISME HISTO-


RIQUE ET DU SYSTÈME (-) MONDE CAPITALISTE MODERNE
Une des controverses centrales dans le débat sur les origines du capita-
lisme historique et de la théorie du Système(-)Monde concerne le rôle de
l’Europe par rapport au reste du monde. La critique que Robert Brenner4 a
faite des idées de Paul Sweezy, d’Immanuel Wallerstein et d’André Gunder
Frank, les qualifiant de « marxistes néo-smithiennes », a posé la question
de savoir comment il faut analyser la relation entre échange et production,
ainsi que les rapports de classe qu’ils impliquent, tant à l’échelle nationale
qu’internationale (ou mondiale, globale). Contre Brenner et son inter-
prétation du marxisme, la TSM suggère qu’il est essentiel d’analyser le
Système Monde comme une totalité et de considérer les structures de
production et d’échange et d’accumulation du capital à l’échelle mon-
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diale, si l’on entend historiciser correctement l’émergence du capitalisme
historique. Elle se fonde en cela sur l’hypothèse méthodologique selon 31
laquelle « le tout est plus important que la somme de ses parties ». _
La TSM se situe dans la lignée de Marx, qui analyse le « capital » en
tant que forme de rapport social, et elle affirme la centralité de cet objet
dans la construction théorique. Mais elle n’accepte pas l’analyse marxiste
traditionnelle des origines historiques du capital, ni de la place de celui-ci
dans l’histoire globale des millénaires passés. Marx croit reconnaître
« l’aube dorée » du capital moderne dans les interventions, agressives et
rapaces, de l’Europe dans le monde entier à la suite de la « découverte »
des Amériques. La TSM avance, au contraire, que le capital, en tant que
forme de rapport social, a été présent et a joué un rôle significatif dès l’An-
tiquité. Elle souligne son rôle déterminant, voire central, dans le modelage
et l’expansion du Système Monde sur une période de plusieurs millénaires
et à travers le monde entier, et non pas simplement en Europe et lors des

3. Nous n’avons pas la place de proposer une bibliographie complète, relative aux débats sur l’origine du capitalisme historique.
On peut cependant se reporter aux ouvrages suivants : Hilton Rodney H. (ed.), The Transition from Feudalism to Capitalism, London,
New Left Books, 1976 ; Ashston Trevor H. and Philpin Charles H. E. (eds), The Brenner Debate, Cambridge, Cambridge University
Press, 1985 ; Blaut James, 1492: The Debate on Colonialism, Eurocentrism, and History, Trenton, N.J., Africa World Press, 1992 ;
Denemark Robert and Kenneth Thomas, « The Brenner-Wallerstein debate », International Studies Quarterly, n° 32, 1982, pp. 47-65 ;
Ekholm Kasja and Friedman Jonathan, « Capital imperialism and exploitation in ancient world-systems » (1982), réédité in Frank
André Gunder et Gills Barry K. (eds), The World System : five hundred years or five thousand ?, op. cit., pp. 59-80. Voir, d’ailleurs,
l’ensemble des contributions dans ce volume, en particulier celles de Janet Abhu-Lughod, Samir Amin, Eckholm et Friedman, David
Wilkinson et Immanuel Wallerstein ; Abu-Lughod Janet, Before European Hegemony. The World System A.D. 1250-1350, New York,
Oxford University Press, 1991. La perspective du système-monde est apparue dans les années 1970 avec les travaux précurseurs de
Wallerstein et Frank. Voir Wallerstein Immanuel, The Modern World-System, Vol. 1, New York, Academic Books, 1974 ; Frank André
Gunder, World Accumulation 1492-1789, New York, Monthly Review Press and Macmillan, 1978.
4. Brenner Robert, « The Origins of Capitalist Development : A Critique of Neo-Smithian Marxism », New Left Review, I/104, 1977,
pp. 25-92.
histoire globale

B. K. GILLS, La théorie du système monde (tsm) : analyse de l’histoire mondiale, de la mondialisation et de la crise mondiale

cinq siècles passés.


La TSM met l’accent sur le tout pour interpréter le « développement »
de chaque partie et zone du Système Monde. Dans la vision économique
traditionnelle, marxiste ou libérale, on considère que la « transition vers le
capitalisme » est apparue d’abord, et d’une façon historiquement unique,
en Europe (et, pour Brenner, dans un seul pays, l’Angleterre). Le capita-
lisme serait ainsi né des contradictions, des crises et du déclin des rapports
sociaux féodaux au sein de l’Europe, de l’essor de la classe bourgeoise et
des rapports sociaux capitalistes sur le continent européen5. Selon la for-
mulation de Wallerstein, le Système-Monde capitaliste moderne provient
d’une économie-monde et d’un système-monde européens, et le passage
au capitalisme est d’abord survenu en Europe. Une fois consolidé, le
Système-Monde européen se serait progressivement étendu et imposé au
monde entier par un processus que Wallerstein appelle « incorporation » :
par extension de la domination européenne et des rapports sociaux capi-
talistes à un monde qui, à ses yeux, était auparavant « pré-capitaliste », au
mieux « proto-capitaliste ».
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Le Système Monde afro-asiatique conceptualisé dans la TSM de Gills
32 et Frank (et d’autres, comme Janet Abu-Lughod, David Wilkinson et
_ Robert Denemark) offre un tableau complètement différent : il n’était pas
originairement situé en Europe, ni dépendant de l’expansion ou d’inno-
vations européennes. Il fait apparaître une Europe capitaliste prédatrice,
dominant le monde. Dans le Système Monde afro-eurasien, le commerce
mondial et les processus d’accumulation du capital à l’échelle mondiale
ont joué un rôle durable et significatif pendant plusieurs millénaires, bien
avant l’essor de l’Europe. C’est dans ce cadre qu’interviennent les stratégies
d’hégémonie européennes, parfois conduites dans le cadre d’alliances État-
capital. Ainsi, les célèbres compagnies marchandes, la Vereligde Ostindische
Compagnie et l’English East India Company, se sont-elles concentrées sur la
recherche de positions avantageuses au sein du commerce mondial, tout
en s’appuyant sur la conquête coloniale pour réaliser leurs fins d’accu-
mulation du capital. De ce point de vue, les « événements qui suivirent
14926 » provoquèrent la fusion du Système Monde afro-eurasien et des
systèmes-mondes pré-colombiens de la Méso-Amérique et de la région
andine. C’est en inscrivant leur butin – cette énorme quantité d’or et
d’argent – dans des circuits d’échange et de production déjà existants dans
un Système Monde au sein duquel l’Europe occupait une position encore
marginale que les prédateurs ont pu concrétiser leur pillage des Amériques,
5. Pour une critique de l’approche eurocentrique de Wallerstein, voir la recension récente de Jan Nederveen Pieterse : « Periodizing
Globalization : Histories of Globalization », New Global Studies, Vol. 6, n° 2, January 2012, pp. 1-25. Voir également Frank André
Gunder, « De quelles transitions et de quels modes de production s’agit-il dans le Système-Monde Réel ? Commentaire sur l’article
de Wallerstein », Sociologie et Societés, vol. XXII, n° 2, Montréal, oct. 1990, pp. 207-222.
6. Voir Blaunt James, 1492, op. cit.
présentation DOSSIER interventions en débat livres

en attendant de réorganiser le réseau et d’y imposer leur hégémonie. En


bref, le « capitalisme historique » a émergé du contexte de tout un Système
Monde antérieur à la domination européenne. « L’essor » de l’Europe est
à comprendre comme un cas de « déplacement du centre » vers le « lieu
de l’accumulation dans le Système Monde », reflet d’une stratégie géopo-
litique d’État visant à créer une nouvelle « structure hégémonique » ayant
pour centre les puissances européennes et le capital européen.

LA LUTTE DES CLASSES COMME MOTEUR DE L’HISTOIRE


MONDIALE ET LES MODES DE PRODUCTION
La TSM accepte la thèse de Marx selon laquelle « la lutte des classes est
le moteur de l’histoire », mais non sans y apporter d’importantes modifi-
cations. Elle ne reprend pas à son compte toutes les catégories définissant
le « mode de production », ni le schéma historique linéaire de transitions
séquentielles censées mener d’un mode de production à un autre. Elle
accorde une priorité analytique aux processus d’accumulation du capital
et aux rapports sociaux qu’ils impliquent. Elle considère que le capital (les
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rapports sociaux et les rapports de classe capitalistes) ont régulièrement
co-existé avec d’autres « modes d’accumulation » et avec d’autres modes 33
d’exploitation sociale, et ce à travers toute l’histoire du Système Monde. _
Elle ne ramène pas l’histoire du Système Monde au « capitalisme ». Elle
essaie, au contraire, d’éviter la confusion qui peut être induite par l’usage
de ce terme dans l’analyse de l’histoire mondiale du capital et de l’accu-
mulation du capital. Et elle se préoccupe tout autant du rôle déterminant
des luttes sociales et des luttes de classes dans la dynamique de l’histoire
mondiale, montrant comment elles sont liées aux autres variables carac-
téristiques de la longue durée et à la transformation des rapports sociaux.
Comprendre la lutte des classes comme la force motrice de l’histoire
mondiale implique aussi que l’on analyse les relations entre le capital et
d’autres modes d’accumulation et d’organisation sociale. Et cela concerne
une grande variété de rapports sociaux non capitalistes. Je défends l’idée
de « dialectique historique », notamment : la dialectique « capital versus
oïkos », la dialectique « entropie versus organisation », les processus
dialectiques de « concentration et de déconcentration » (du capital,
de la propriété, de la richesse et du pouvoir), de « capitalisation et dé-
capitalisation », entendus comme des phases rythmées ou cycliques de
longue durée qui définissent le rôle et l’étendue du capital dans les struc-
tures sociales historiques. La TSM souligne que ces processus sont, dans
l’ensemble du Système Monde, constamment ponctués de luttes sociales
et des luttes de classes visant à l’émancipation des rapports d’exploitation
et d’oppression. Ces mouvements, qu’elle analyse à l’échelle de l’huma-
histoire globale

B. K. GILLS, La théorie du système monde (tsm) : analyse de l’histoire mondiale, de la mondialisation et de la crise mondiale

nité, sont au centre de ses préoccupations théoriques et empiriques, et


donc aussi politiques.
La TSM rejette la prédiction et l’attente d’une dissolution historique
définitive de la société de classes et de l’état dans un ordre communiste qui
achèverait l’histoire humaine – simple répétition des idées eschatologiques
judéo-chrétiennes, comme l’a dit Mircea Eliade7. Elle n’envisage ni l’aboli-
tion de la société de classes, ni celle du « capitalisme » ou de l’État, ni la fin
de la tension entre formes concurrentes et classes opposées. La dialectique
historique « capital contre oïkos » n’implique ni résolution finale de ces
contradictions ni réalisation d’un équilibre, ni dépassement complet de la
forme « capital », ni communisme mondial, socialisme mondial ou ordre
mondial sans État. Cela n’empêche pas la TSM de proclamer l’urgence
et la nécessité de luttes tournées contre l’exploitation, l’oppression et les
horreurs de la guerre8. Elle en appelle à des transformations sociales révo-
lutionnaires qui limitent la puissance du capital et engagent des modes
d’organisation sociale alternatifs. Ces alternatives, elle les appréhende sous
la catégorie générale de la forme « oïkos », qui comprend de nombreuses
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variantes et divers types de rapports sociaux non capitalistes fondés sur un
34 éthos commun de solidarité.
_ La lutte entre le capital et les formes non capitalistes est un thème
central de l’histoire mondiale et des « peuples sans histoire » ; et ces dyna-
miques perdurent jusqu’à aujourd’hui. Les populations tribales et indigènes
à travers le monde, hier comme aujourd’hui, ont souvent et régulièrement
essayé de défendre leur organisation sociale. Elles ont résisté aux attaques de
l’expansion du capital et des processus de formation de l’État. Aujourd’hui,
cet ensemble de mouvements importants revendique un rôle clé dans la
« politique de résistance » globale à la mondialisation économique. Ils
revendiquent et incarnent le droit de ne pas être « développé » sous les
auspices du capital mondial et de l’État-nation moderne. En pratique,
cela équivaut au droit de ne pas être dépossédé par les forces prédatrices
qui représentent la logique (mondialisante) d’expansion du capital. Cela
représente aussi un aspect important de la construction de forces sociales de
résistance et de protection sociale, soit l’antithèse historique du capital et de
ses formes d’aliénation et de subordination, bref l’illustration de la dialec-
tique historique continuelle entre capital et oïkos dans l’histoire mondiale.
7. Je suis actuellement en train d’achever un livre intitulé : A Perfect World : The Myth of Cosmopolis in Global History (London, Rout-
ledge, à paraître). Le cadre théorique est dérivé de la mythologie comparative et de l’histoire des idées religieuses (sous l’influence,
principalement, d’Eliade), ainsi que d’éléments de la psychologie des profondeurs. Le texte examine le mythe d’un monde parfait, sa
structure, ses fonctions et son influence dans l’histoire humaine. Il sera suivi d’un travail intitulé Beyond Reason : The Pathology of the
West, qui explorera les sources profondes, les structures et les pratiques historiques liées à la violence exercée par les civilisations
occidentales contre « l’Autre ».
8. Voir Chase-Dunn Christopher and Gills Barry K., « Waves of Globalization and Resistance in the Capitalist World-System : Social
Movements and Critical Global Studies », in Appelbaum Richard P. et Robinson William I. (eds), Critical Globalization Studies, New
York and London, Routledge, 2005, pp. 45-54 ; Gills Barry K. et Gray Kevin, « People Power in an Era of Global Crisis : Resistance,
Rebellion, and Liberation », Third World Quarterly, vol. XXXIII, n° 2, 2012, et aux éditions Routledge (Londres), 2012.
présentation DOSSIER interventions en débat livres

La TSM partage avec les courants post-développementalistes et avec


la pensée postcoloniale un rejet de l’universalisme eurocentrique et l’idée
d’un progrès historique linéaire, notamment lorsqu’il est compris sur le
mode de la croissance économique et de l’expansion du marché capitaliste
mondial, de la démocratie occidentale et du « savoir universel » généré
par l’Occident (qui est une manière singulière et dominatrice de com-
prendre le monde). L’histoire mondiale comporte de nombreux rythmes,
fluctuations, progressions et régressions qui constituent le processus de
« développement mondial » ; ils ne sont pas tous dérivés de l’expérience
occidentale. Elle est formée d’un ensemble de processus interactifs com-
plexes porteurs de tendances à la fois positives (favorables au bien-être de
l’humanité et de la nature) et négatives (destructrices ou dangereuses).
L’histoire globale et le développement mondial sont des processus essen-
tiellement contradictoires, marqués par des répétitions périodiques de
crises systémiques majeures, des dysfonctionnements socio-économiques
et politiques graves, des réorganisations sociales dramatiques.
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UN NOUVEL ENSEMBLE DE CONCEPTS : RÉNOVATION ET
REFORMULATION DE LA TRADITION DU MATÉRIALISME 35
HISTORIQUE _
La TSM repose sur un ensemble neuf de concepts clés, de définitions
et de nouvelles façons de les déployer théoriquement. Ces concepts déri-
vent, pour la plupart, de la tradition du matérialisme historique marxiste.
Ils sont associés à ceux de la théorie de la dépendance, du néo-marxisme,
de l’analyse néo-gramscienne, des formulations de Wallerstein, avec un
apport de l’histoire globale, notamment sur le terrain préhistorique et
anthropologique. Faute de pouvoir présenter ici une définition de chacun,
je me contenterai de les énumérer et de suggérer comment ils permet-
tent une formulation alternative au marxisme traditionnel. Combinés
entre eux dans l’analyse historique concrète, ils fournissent une nouvelle
interprétation d’ensemble. Je propose la liste suivante, dans laquelle les
concepts nouveaux et probablement propres à la TSM, formulés par moi-
même ou par Frank, sont entre guillemets : Système Monde, « histoire
du Système Monde », « systèmes de l’histoire mondiale », capital, accu-
mulation du capital, « mode(s) d’accumulation », « cumulation de l’ac-
cumulation », « contradiction politique-économique », « nexus logistique
du Système Monde », centre, périphérie, Hinterland, « complexes centre-
périphérie-Hinterland », hégémonie, « hégémonie Système Monde »,
« super hégémonie », transition(s) hégémonique(s), phase de déclin hégé-
monique, système(s) État(s), système pluri-étatique, « cycles du Système
Monde », « Système Monde afro-eurasien », « crise du Système Monde »,
histoire globale

B. K. GILLS, La théorie du système monde (tsm) : analyse de l’histoire mondiale, de la mondialisation et de la crise mondiale

déplacement de centre (dans le locus de l’accumulation au sein du Système


Monde) ; cycles longs, cycles de Kondratieff (phases A/B ; vagues K) ;
cycles longs d’expansion et de contraction (dans le Système Monde),
cycles longs d’hégémonie, « phase de prospérité hégémonique », synchro-
nisation, conjoncture, dialectique historique, « dialectique historique du
capital et du pouvoir », oïkos (comme « forme » historique d’une organi-
sation socio-économique aux antipodes du « capital »), « capital contre
oïkos », entropie, « entropie contre organisation », « capitalisation et dé-
capitalisation » ; concentration et dé-concentration, crise générale, « théo-
rie générale de la crise du Système Monde », « surexploitation », surcon-
centration (de capital, richesses et pouvoir), « sur-extraction de surplus »
(de la base productive de la société), sous-investissement (dans l’appareil
de production et dans son infrastructure), « appropriation parasitaire du
surplus », « accumulation parasitaire », « accumulation prédatrice », trans-
formation, continuité, « thèse de la continuité », « processus de l’histoire
mondiale », accumulation à l’échelle mondiale, crise fiscale de l’État,
lutte des classes, forces sociales, exploitation, libération, émancipation,
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« développement historique mondial », développement mondial, histoire
36 mondiale, « mondialités historiques », mondialisation de l’histoire, « crise
_ civilisationnelle mondiale », (crise de) sur-accumulation, « crise de mon-
dialisation », mondialisation économique néo-libérale, « mondialisation
et politique de résistance », pouvoir du peuple.
La mise en œuvre de ces élaborations conceptuelles conduit, à nos yeux,
à des résultats importants dans l’investigation empirique. Elle permet de
montrer que le capital a existé à l’intérieur du Système Monde sur une
période de plusieurs millénaires, de pair avec une production significative
de biens de consommation destinée à l’échange sur les marchés et que ces
configurations et ces rythmes de production, d’échange et d’accumulation
ont eu une influence déterminante sur le cours du développement du
monde, de l’Antiquité à nos jours.
Dans la majeure partie de l’histoire mondiale, le Système Monde fut
« centré sur l’Asie9 ». D’un point de vue géopolitique et géostratégique,
l’Asie centrale resta le pivot du nexus logistique du Système Monde afro-
eurasien pendant plusieurs millénaires. Elle fut supplantée, voici quelques
siècles, par le nouveau nexus logistique trans-océanique mondial. Celui-ci
s’appuyait d’abord sur un système antérieur qui comprenait le commerce
afro-eurasien ; il s’est transformé en système mondial après la conquête des
Amériques par les Européens. Des formations sociales telles que le « féo-
dalisme », dont le déclin a conduit à des rapports sociaux plus capitalistes,

9. Gills et Frank ont discuté cette thèse au début des années 1990, voir « The Modern World System under Asian Hegemony : the
silver standard world economy 1450-1750 », op. cit. Voir également l’ouvrage magistral de Frank, ReOrient : Global Economy in the
Asian Age, op. cit.
présentation DOSSIER interventions en débat livres

n’ont pas seulement existé en Europe (ou au Japon). Elles reflètent un


processus dialectique historique à l’échelle mondiale entre capital et oïkos.
L’histoire a connu de nombreuses fluctuations entre ces formes en
conflit, comme l’atteste entre autres ce que connut l’Europe dans son
« âge sombre ». La période médiévale européenne ne représente pas une
étape linéaire unique dans l’histoire mondiale. Elle constitue plutôt un
exemple parmi d’autres de ces moments de mutation économique, sociale
et politique majeure, caractérisés par des traits tels que la désurbanisation,
la fragmentation politique, la dé-monétisation et la dé-commercialisation
(entendez : le déclin du commerce, de l’échange marchand). On « rétro-
gresse » alors vers des structures seigneuriales non monétaires, désurbani-
sées, de production et d’extraction des surplus. Il n’existe donc pas une
seule histoire de la « transition au capitalisme », né en Europe avant de
s’étendre au monde extérieur. L’histoire est plutôt celle d’un ensemble de
configurations et de cadres de l’accumulation du capital à travers tout le
Système Monde ; ces processus et leurs rythmes historiques sont continus
et historiquement dialectiques en termes de dynamique sociale.
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MONDIALISATION ET CRISES MONDIALES INTERPRÉTÉES 37
PAR UNE THÉORIE GÉNÉRALE DES CRISES DU SYSTÈME _
MONDE
La « crise » peut être considérée à la fois dans son contexte historique
et dans son cadre contemporain. Ce concept permet d’éclairer les grandes
transformations historiques à l’échelle mondiale. J’ai développé en ce
sens une théorie générale des crises mondiales fondée sur la TSM et je
l’ai appliquée à la présente crise mondiale. J’avance que les facteurs clés
sont les suivants : sur-extraction, sur-concentration, sous-consommation
et sous-investissement, rapportés à un contexte d’« accumulation parasi-
taire » et de « transition hégémonique » en cours dans le Système Monde.
L’analyse s’appuie sur le matérialisme historique, en particulier pour ce
qui concerne le déploiement de l’idée d’un « dés-équilibre » entre les struc-
tures matérielles et les structures idéelles du capital(isme) mondial actuel.
Elle reprend aussi la thèse marxiste selon laquelle il existe un moment
du processus historique d’accumulation où ses conditions internes génè-
rent un ensemble d’obstacles à sa poursuite, à moins que n’interviennent
d’importantes transformations dans les facteurs sociaux et technologiques.
L’interprétation matérialiste historique de la « crise » repose sur le concept
de manque de « correspondance », ou d’unité fonctionnelle effective,
entre les processus matériels sous-jacents et les structures politiques et
idéelles, qui forment ensemble le système historique et social global. Ce
manque de cohérence et de correspondance génère un très haut niveau
histoire globale

B. K. GILLS, La théorie du système monde (tsm) : analyse de l’histoire mondiale, de la mondialisation et de la crise mondiale

de tension qui déstabilise tout le système. Ce dysfonctionnement est une


caractéristique essentielle de la crise systémique mondiale. Une telle crise
ne peut être résolue que par une restauration de l’unité fonctionnelle entre
les structures matérielles et idéelles du système social historique. J’ai ana-
lysé la présente crise comme un ensemble de crises multiples, interagissant
simultanément. Parmi celles-ci, on relève une crise de l’accumulation capi-
taliste, une crise mondiale systémique (qui comprend un déplacement du
centre et une transition hégémonique globale) et une crise civilisationnelle
mondiale. L’espace ne me permet pas ici de fournir une analyse détaillée.
Que l’on me permette cependant de conclure en reprenant des formula-
tions que j’avais proposées en 1992. Elles indiquent quelques hypothèses
générales relatives aux causes des crises périodiques :

Le premier aspect de ces crises est toujours le caractère


dominant de la lutte pour le contrôle du surplus. Les facteurs
clés qui interviennent au début des crises sont, entre autres,
les suivants : un taux excessif d’extraction du surplus (surex-
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traction), une concentration excessive du contrôle du capital
38 (surconcentration), un échec de la demande ou de l’expansion
_ dans la stimulation de croissance (sous-consommation), un
échec de l’investissement dans la capacité productive (sous-
investissement) qui peut se refléter dans la croissance d’une
consommation élitiste influant sur la redistribution sociale et
l’investissement productif. Il s’agit toujours d’une « appropria-
tion parasitaire » en tant qu’elle s’oppose à l’investissement
productif du capital. Ces éléments sont souvent accompa-
gnés d’une crise fiscale de l’État et d’une crise de l’autorité
politique. Le résultat final est une contraction économique
et une fragmentation, ou une dislocation, politique, souvent
accompagnée par la rébellion et la guerre.
La crise générale du Système Monde advient lorsque les
contradictions cumulatives combinées en lui ne peuvent plus
être supportées par les arrangements sociaux, économiques
et politiques existant dans l’ordre du monde – nécessitant
ainsi une transformation radicale. L’interaction de tous les
cycles dans le système et l’occurrence simultanée de la crise
dans des moments conjoncturels génèrent un déséquilibre
majeur à l’intérieur du Système Monde qui déstabilise le
tout. Ce déséquilibre est présent à la fois dans la sphère du
commerce mondial et dans la sphère du pouvoir politico-
militaire. Un déplacement, à la fois dans le locus de l’accu-
présentation DOSSIER interventions en débat livres

mulation et dans le pouvoir hégémonique dans le Système


Monde, en est le résultat. Ce processus est accompagné par
des soulèvements économiques, sociaux et politiques, et
bien souvent par des guerres. Une transition hégémonique
mondiale dramatique est à la fois le résultat et la voie de
résolution d’une crise mondiale générale. Il s’agit d’une réso-
lution au sens où l’ancien ordre mondial est enfin détruit et
où les conditions sont posées pour l’émergence d’un nouvel
ordre mondial. Au terme de la crise d’accumulation, on
parvient à l’émergence de conditions nouvelles permettant
l’expansion de l’accumulation et l’apparition d’un nouvel
ordre hégémonique.

Plus essentiel encore : de tels concepts semblent tout


aussi opératoires pour comprendre la crise économique
mondiale d’aujourd’hui et la réorganisation hégémonique
en cours qu’ils le sont pour comprendre les 5000 années de
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l’histoire du Système Monde10. n
39
_

10. Gills Barry K., « Hegemonic Transitions in the World System », in Frank André Gunder and Gills Barry K., The World System : Five
hundred years or five thousand, op. cit., pp. 137-138 ; et Gills Barry K., « Globalization, Crisis and Transformation : World Systemic
Crisis and the Historical Dialectics of Capital », in Gills Barry K. (ed.), Globalization in Crisis, London, Routledge, 2011, pp. 273-286.
Voir également Gills Barry K., « Going South : capitalist crisis, systemic crisis, civilizational crisis », Third World Quarterly, Vol. 31,
2010, n° 2, pp. 169-184.
Systèmes-mondes anciens. Processus de domination, de
co-évolution et de résistance. L'exemple de la côte est-
africaine avant le XVIIe siècle
Philippe Beaujard
Dans Actuel Marx 2013/1 (n° 53), pages 40 à 62
Éditions Presses Universitaires de France
ISSN 0994-4524
ISBN 9782130617808
DOI 10.3917/amx.053.0040
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histoire globale

P. Beaujard, Systèmes-mondes anciens. processus de domination, de co-évolution et de résistance

SYSTÈMES-MONDES ANCIENS.
PROCESSUS DE DOMINATION,
DE CO-ÉVOLUTION
ET DE RÉSISTANCE.
L’EXEMPLE DE LA CÔTE
EST-AFRICAINE
AVANT LE XVIIe SIÈCLE
Par Philippe Beaujard

Forgé par Immanuel Wallerstein1, suivi par de nombreux autres cher-


cheurs, le concept de système-monde permet d’éclairer la concentration
de richesse dans et autour de certains pôles de développement, ainsi que
les variations observées dans le temps et dans l’espace2. Diverses critiques
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ont toutefois été adressées à des analyses utilisant ce modèle, celles notam-
40 ment d'André Gunder Frank. Une première critique porte sur le manque
_ de précision du concept de système. Une deuxième concerne l’idée selon
laquelle les inégalités entre régions viendraient de transferts de surplus
réalisés par les échanges marchands3 : ni la manière dont ces surplus sont
extraits – pour les périodes anciennes – ni l’ensemble des mécanismes qui
génèrent ces transferts ne sont clairement explicités, et la notion de valeur
des « surplus » transférés est restée insuffisamment abordée. Une troisième
critique affirme que, dans le modèle, « la domination par un cœur [région
dominante] dénie toute possibilité d’initiative à la périphérie », traitée
comme une « victime passive »4.
Dans cet article, je souhaite apporter quelques éléments de réponse
à ces critiques, en offrant une définition du système, en présentant des
réflexions sur le concept de valeur d’échange – reconsidéré par des tra-
vaux récents –, enfin, en éclairant les processus de domination mais aussi
de co-évolution observés sur la côte est de l’Afrique avant le XVIIe siècle,
1. Wallerstein Immanuel, The Modern World-System, vol. 1, Capitalist Agriculture and the Origins of the European World-Economy in
the Sixteenth Century, vol. 2, Mercantilism and the Consolidation of the European World-Economy, 1600-1750, et vol. 3, The Second
Era of Great Expansion of the Capitalist World-Economy 1730-1840s, San Diego, New York, Boston, London, Sydney, Tokyo, Toronto,
Academic Press, 1974, 1980, 1988.
2. Je remercie Catherine Baroin, Guy Bensimon, Laurent Berger, Thomas Hall, Philippe Norel, et Jean-Pierre Warnier, pour leurs
remarques sur une version antérieure de ce texte. Une version plus complète de cet article, enrichie d’un appareil critique, est
disponible sur le site CAIRN.
3. Frank André Gunder, Gills Barry K. (eds), The World System : Five Hundred Years or Five Thousand ?, London, New York, Routledge, 1993.
4. Stein Gill J., Rethinking World Systems. Diasporas, Colonies, and Interaction in Uruk Mesopotamia, Tucson, University of Arizona
Press, 1999, p. 19.

Actuel Marx / no 53 / 2013 : Histoire globale


présentation DOSSIER interventions en débat livres

processus liés à des rapports économiques, politiques et idéologiques. Cet


article vise aussi à montrer la « capacité de négociation » et de résistance
de certaines régions et le fait que des développements locaux ne sont pas
nécessairement générés par le niveau global du système mais interagissent
avec lui.

LA FORMATION D’UN SYSTÈME-MONDE AFRO-EURASIEN


Le concept de système-monde a parfois été utilisé dans une approche
holiste qui « cherche l’explication au [seul] niveau de la totalité ». Cette
approche, dont Edgar Morin a marqué les limites, omettait de définir
clairement le concept même de système. Je reprendrai ici les éléments
essentiels de la définition donnée par E. Morin : 1. Un système représente
« une unité complexe et le complexe des relations entre [un] tout et [ses]
parties » ; 2. Un système est constitué par un ensemble d’interactions, qui
forme son organisation5.
I. Wallerstein a élaboré son modèle pour l’époque moderne, mais de
nombreux chercheurs l’ont utilisé – en l’adaptant – pour les périodes
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anciennes. J’ai montré qu’au début de l’ère chrétienne, l’existence
d’échanges réguliers et à un niveau significatif conduisit à la formation d’un 41
espace que l’on peut considérer comme un système-monde afro-eurasien, _
où l’Océan Indien occupait une place centrale6. Jusqu’au XVIIe siècle, ce
système s’est développé au long d’une série de quatre cycles économiques
montrant des phases alternées de croissance et de repli (Ier-VIe, VIe-Xe,
Xe-XIVe, XVe-XVIIe siècles), cycles que l’on peut figurer comme quatre
vagues ascendantes (sur une courbe à pente de plus en plus accentuée)
synchronisées avec les évolutions politiques, sociales, idéologiques, et bien
souvent avec les transformations du climat. L’évolution du système a été
caractérisée par une intégration économique croissante, un essor démo-
graphique et urbain, un progrès général du commerce, de la production,
des innovations, et le développement simultané de hiérarchies dans le
cadre d’une division transrégionale du travail de plus en plus marquée.
Du Ier au XVIIe siècle, le système-monde s’est structuré autour de cinq
« cœurs » – régions dominantes –, dont l’existence dérive à la fois de don-
nées géographiques et de l’histoire : la Chine, l’Inde, l’Asie occidentale,
l’Égypte et l’Europe (Méditerranée, puis Europe du nord-ouest). D’un
cycle à l’autre, on observe l’incorporation de périphéries toujours plus
vastes, avec un phénomène d’interdépendance structurelle entre les zones,
des déplacements de pouvoir entre des régions en compétition et des iné-

5. Morin Edgar, Science avec conscience, Paris, Fayard, 1990, pp. 244-245. Les italiques sont miennes.
6. Beaujard Philippe, « Un seul système-monde avant le XVIe siècle ? L’Océan Indien au cœur de l’intégration de l’hémisphère Afro-
eurasien », in Beaujard Philippe, Berger Laurent et Norel Philippe (dir.), Histoire globale, mondialisations et capitalisme, Paris, La
Découverte, 2009, pp. 82-148 ; Beaujard Philippe, Les Mondes de l’Océan Indien, 2 volumes, Paris, Armand Colin, 2012.
histoire globale

P. Beaujard, Systèmes-mondes anciens. processus de domination, de co-évolution et de résistance

galités changeantes. Dans les périodes d’expansion du système, certaines


régions (cœurs et semi-périphéries notamment) ou catégories sociales
peuvent tirer parti du progrès des marchés par un développement de leurs
exportations, qui peut s’accompagner d’une exploitation de leurs marges
géographiques et sociales. La croissance a souvent eu un coût élevé pour
l’environnement et pour des périphéries désavantagées.

LA CÔTE SWAHILI : UNE SEMI-PÉRIPHÉRIE DU SYSTÈME-


MONDE
L’histoire de l’Afrique de l’est, des îles Comores et de Madagascar offre
un bon exemple des processus à l’œuvre dans le système-monde, pour la
période antérieure au XVIe siècle comme pour une période plus récente.
Dans le cadre du système-monde naissant, les échanges entre la côte
est-africaine, les réseaux de l’Océan Indien et les routes menant vers l’inté-
rieur du continent ont amené la mise en place d’une « culture de frange »
pré-swahilie dès le début de l’ère chrétienne. À partir du VIIIe siècle, la
culture swahilie se constitue, en position de semi-périphérie entre des
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cœurs (et d’autres semi-périphéries) dominants et les sociétés dominées
42 de l’intérieur de l’Afrique et des îles (Comores, Madagascar). Une iden-
_ tité distinctive se forge, fondée sur la langue (Kiswahili)7, un phénomène
d’urbanisation, l’adoption de l’islam (présent dès le VIIIe siècle dans
l’archipel de Lamu et l’île de Pemba)8, et une perception commune du
« cosmopolitisme9 ». L’insertion de la côte swahilie dans le système-monde
conduit à la mise en œuvre de nouvelles pratiques dans les domaines de
l’architecture, des soins du corps, du vêtement et de la consommation10.
À partir du IXe siècle, l’islam se répand aux Comores11 et dans le nord de
Madagascar12, en suivant le « corridor Swahili13 ».
L’essor swahili à partir de cette période résulte d’une synergie entre
la croissance des échanges dans l’Océan Indien et un développement
interne. Ce dernier se fonde sur le commerce et l’artisanat, mais aussi
sur une intensification de l’agriculture. La floraison de nouvelles pratiques
économiques, politiques et religieuses accompagne la formation d’une

7. Nurse Derek, Hinnebusch Thomas J., Swahili and Sabaki. A Linguistic History, Berkeley, Los Angeles, London, University of Ca-
lifornia Press, 1993.
8. Insoll Timothy, The Archaeology of Islam in Sub-Saharan Africa, Cambridge, Cambridge University Press, 2003 ; Horton Mark, « The
Islamic Conversion of the Swahili Coast 750-1500: some Archaeological and Historical Evidence », in Scarcia Amoretti Biancamaria,
(ed.), Islam in East Africa : New Sources, Rome, Herder, 2001, pp. 449-469.
9. La Violette Adria, « Swahili Cosmopolitanism in Africa and the Indian Ocean World, A.D. 600-1500 », Archaeologies, 4 (1), 2008,
pp. 24-49.
10. Iem ; Horton Mark, Middelton John, The Swahili, the Social Landscape of a Mercantile Society, Oxford, Blackwell, 2000.
11. Wright Henry T., « Early Sea-farers of the Comoro Islands : the Dembeni Phase of the IXth-Xth Centuries AD », Azania, XIX, 1984,
pp. 13-59.
12. Vérin Pierre, Histoire ancienne du Nord Ouest de Madagascar, Tananarive, Université de Madagascar, [1972] ; trad. anglaise,
David Smith, The History of Civilisation in North Madagascar, Rotterdam, Boston, A. A. Balkema, 1986, avec des remaniements du
texte original français.
13. Horton Mark C., « The Swahili Corridor », Scientific American, 257 (3), 1987, pp. 86-93.
présentation DOSSIER interventions en débat livres

nouvelle société. Adopté sur toute la côte entre le XIIe et le XIVe siècle,


l’islam joue clairement un rôle intégratif14.
Cette co-évolution de la côte swahilie avec les cœurs du système
s’est accompagnée d’une double exploitation, de l’environnement et des
hommes. Mark Horton et John Middleton15 ont souligné la situation
d’exploitation de l’intérieur de l’Afrique par la côte swahilie et l’outre-
mer dans les périodes anciennes, situation déjà mise en relief par Edward
Alpers16 et Abdul Sheriff17, ce qui ne signifie pas pour autant que les
régions périphériques n’avaient aucun pouvoir de négociation ou qu’elles
étaient toutes dans une situation comparable. L’interdépendance a engen-
dré non seulement du sous-développement mais aussi différents types de
croissance dans les régions interconnectées.

DES INÉGALITÉS CHANGEANTES


Pourquoi certaines régions ou groupes sociaux s’enrichissent-ils quand
d’autres stagnent ou s’appauvrissent ? Il y a évidemment des raisons géo-
graphiques18 et démographiques19 aux inégalités observées, mais celles-ci
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proviennent également des mécanismes de production et d’échanges, des
échanges enchâssés dans le politique et le religieux. 43
Généralisant la théorie d’Adam Smith, Ricardo a défendu l’idée _
que l’échange est globalement bénéfique à toutes les parties impliquées.
L’observation des faits révèle une réalité plus nuancée. L’échange peut être
mutuellement profitable (pour certaines couches sociales du moins), mais
cela ne signifie pas nécessairement qu’il y ait égalité dans l’échange (un
échange qui permettrait aux gains, en regard de l’autarcie, d’être iden-
tiques). Un échange bénéfique peut s’accompagner d’une croissance des
inégalités. La théorie des « avantages relatifs » avancée par Ricardo est
mathématiquement incontestable, sur la base de ses hypothèses spéci-
fiques (valeur mesurée à travers le temps de travail investi, immobilité
des facteurs de production entre des pays…). Elle peut aussi apparaître
comme la « justification théorique » d’une situation de domination où un
pays tend à « spécialiser les autres en fonction de ses intérêts », alors que
cette situation est le fruit d’une trajectoire historique particulière et ne
14. Pouwels Randall-Lee, Horn and Crescent, Cultural Change and Traditional Islam on the East African Coast, 800-1900, Cambridge,
Cambridge University Press, 1987 ; Wright Henry T., « Trade and Politics on the Eastern Littoral of Africa, AD 800-1300 », in Shaw
Thurstan, Sinclair Paul, Andah Bassay and Okpoko Alex (eds), The Archaeology of Africa. Food, metals and towns, London/New-York,
Routledge, 1993, pp. 657-671 ; Insoll Timothy, The Archaeology of Islam in Sub-Saharan Africa, op. cit.
15. Horton Mark, Middelton John, The Swahili, the Social Landscape of a Mercantile Society, op. cit.
16. Alpers Edward A., Ivory and Slaves : Changing Patterns of International Trade in East Central Africa to the Later Nineteenth
Century, Berkeley, Los Angeles, University of California Press, 1975.
17. Sheriff Abdul, « Trade and Underdevelopment : The Role of International Trade in the Economic History of the East African Coast
before the 16th Century », in Ogot Betwell A. (ed.), Hadith 5. Economic and Social History of East Africa, Nairobi, Kenya Literature
Bureau, 1976, pp. 1-23.
18. Diamond Jared, De l’inégalité parmi les sociétés. Essai sur l’homme et l’environnement dans l’histoire (1997), Paris, Gallimard, 2000.
19. Boserup Ester, The Conditions of Agricultural Growth. The Economics of Agrarian Change under Population Pressure (1965),
London Earthscan Publications Ltd, 1998.
histoire globale

P. Beaujard, Systèmes-mondes anciens. processus de domination, de co-évolution et de résistance

saurait par ailleurs rester statique20. De plus, Ricardo décrit le monde en


termes d’unités locales21 ; or, la dynamique mondiale du développement
capitaliste « est plus que la somme des dynamiques nationales », fait qui
ne peut être perçu « que si on prend comme unités d’analyse non pas des
États individuels mais le système qui réunit les États où le capitalisme
mondial est encastré »22.
Un échange inégal se développait de par la nature des biens échangés,
à travers les conditions de leur obtention et celles de l’échange lui-même.
En Afrique de l’est, selon un schéma mis en lumière par I. Wallerstein
pour le système-monde moderne23, les régions dominantes de l’outremer
et de la côte échangeaient des produits manufacturés contre des biens
bruts ou semi-manufacturés, et de la main-d’œuvre (généralement des
esclaves). L’or, l’ivoire, le bois et le fer partaient de la côte est-africaine
vers le golfe persique, la mer Rouge, l’Inde et même l’Asie sud-orientale et
orientale. Dans le premier cycle du système-monde, la côte est-africaine
est fréquentée par des marchands du Yémen et des puissances de la mer
Rouge (empire romain, Axoum), ainsi que par les Persans, qui occupent le
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Yémen en 570. Le golfe persique est prééminent du VIIe au Xe siècle, sous
44 l’empire abbasside, puis la mer Rouge retrouve une importance nouvelle
_ à partir du Xe siècle, des marchands du golfe continuant cependant à fré-
quenter la côte swahilie. Le XVe siècle est marqué par un équilibre entre
golfe persique et mer Rouge et une présence accrue des Indiens, surtout
du Gujarat.
Les cœurs et certaines semi-périphéries avaient la capacité d’attirer
à eux de la main-d’œuvre issue des campagnes ou venue de terres plus
lointaines (esclaves, migrants). En Afrique de l’est, la traite est florissante
aux VIIIe et IXe siècles, au moins jusqu’en 868, date de la révolte des Zanj
en Irak. Elle se poursuit dans les siècles suivants24. L’exploitation de l’or
du Zimbabwe commence vers le VIIe siècle et semble avoir un impact
sur l’économie de Kilwa à partir du IXe siècle25. Dans les textes arabes,
la première mention d’un commerce de l’or se trouve chez le géographe
Mas’ûdî, au Xe siècle. La cité-État de Kilwa, qui contrôle le commerce de
l’or avec la côte de Sofala, devient prééminente à partir du XIIe siècle. Son
essor est parallèle à celui du royaume de Mapungubwe, sur le Limpopo,
et de l’État du Grand Zimbabwe, parallèle aussi à celui des échanges
dans l’Océan Indien, qui atteignent leur pic dans la première moitié du
20. Partant François, La Fin du développement. Naissance d’une alternative ? (1982), Arles, Babel, 1997, p. 83.
21. Friedman Jonathan, Cultural Identity and Global Process, London, Sage, 1994, p. 2.
22. Arrighi Giovanni, Silver Beverley J., « Capitalism and world (dis)order », Review of International Studies, 27, 2001, p. 528, note 8.
23. Wallerstein Immanuel, Comprendre le monde. Introduction à l’analyse des systèmes-monde, Paris, La Découverte, 2006.
24. Beaujard Philippe, « East Africa, the Comoros Islands and Madagascar before the Sixteenth Century : on a Neglected Part of the
World System », Azania, Vol. XLII, « The Indian Ocean as a Cultural Community », 2007, pp. 15-35.
25. Swan Lorraine, Early Gold Mining on the Zimbabwean Plateau. Studies in African Archaeology 9, Uppsala, Societas Archaeolo-
gica Upsaliensis, 1994.
présentation DOSSIER interventions en débat livres

XIVe siècle, avant un déclin entre les années 1330 et 1400. Kilwa profite


d’un nouvel essor des échanges au début du XVe siècle mais à partir du
milieu du XVe siècle, le déclin et la chute de la production de l’or et de
l’État du Grand Zimbabwe entraînent un relatif affaiblissement de cette
ville. L’ivoire a depuis toujours constitué une exportation majeure de la
côte est-africaine. Mas’ûdî indique que « les défenses d’éléphant partent
du pays des Zanj pour l’Oman. La plupart d’entre elles sont [ré]expédiées
de l’Oman en Chine et en Inde26 ». L’importance du commerce de l’ivoire
implique des réseaux étendus de commerce avec l’intérieur27. Pemba
joue alors un rôle central dans les exportations, de même que Zanzibar28,
mais l’Afrique du sud-est participe aux échanges : des rebuts provenant
de la taille de l’ivoire ont été exhumés à Schroda (IXe-Xe siècles) puis à
Bambandyanalo dans la vallée du Limpopo, en même temps que des perles
de verre importées. Au XIIIe siècle, Murbât, au Hadramaout, semble être
le grand marché de l’ivoire, comme en témoignent des textes chinois29. Au
XVe siècle, l’Inde (et d’abord le Gujarat) constitue la principale destination
de l’ivoire d’Afrique de l’est.
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LA VALEUR LIÉE AU TRAVAIL ET AU SAVOIR-FAIRE. 45
INNOVATIONS ET MONOPOLES _
Pour tenter d’éclairer les inégalités instaurées à travers les processus de
production et d’échange, il nous faut revenir sur le problème du transfert
de richesse. D’où vient la valeur (dans l’échange) des produits manufac-
turés exportés par les cœurs ? On peut considérer que, dans ces produits,
sont incorporés du travail, du capital et du savoir-faire (technologie),
valorisés dans les échanges. L’innovation technique permet aux cœurs de
se situer en position de monopole sur le marché pour des produits que leurs
qualités propres et le pouvoir idéologique des centres dominants peuvent
faire apparaître comme essentiels.
De plus, ces biens manufacturés sont souvent fabriqués spécialement
pour l’exportation, les cœurs adaptant leur production aux marchés où
ils commercent. La capacité à innover est, pour une part, le fruit d’une
accumulation du savoir dans les cœurs ; elle dépend aussi des structures
sociales, notamment des formes de propriété et de l’organisation du
travail. Elle dépend encore de l’accès d’une région à des marchés exté-
rieurs, de ses possibilités d’accumuler du capital et donc de sa position
26. Mas’ûdî Al, Les Prairies d’or, trad. Barbier de Meynard et Pavet de Courteille, revue et corrigée par C. Pellat, Paris, Société
asiatique, t. I et II, 1962, 1965, t. II, p. 323.
27. Sinclair Paul, Hakansson Thomas, « The Swahili City-State Culture », in Hansen Mogens H. (ed.), A Comparative Study of Thirty
City-State Cultures, Copenhague, Det Kongelige Danske Videnskabernes Selskab, 2000, pp. 463-482.
28. Juma Abdurahman M., Unguja Ukuu on Zanzibar. An archaeological study of early urbanism, Studies in Global Archaeology 3,
Uppsala, Uppsala University, 2004.
29. Hirth Friedrich et Rockhill William W., Chau-Ju-Kua : his Work on the Chinese and Arab Trade in the Twelfth and Thirteenth
Centuries, Entitled Chu-fan-chi, St Petersbourg, Printing Office of the Imperial Academy of Sciences, 1911.
histoire globale

P. Beaujard, Systèmes-mondes anciens. processus de domination, de co-évolution et de résistance

dans le système-monde. Les produits manufacturés dans les cœurs sont


de manière générale fabriqués à coût de plus en plus bas, grâce à des gains
de productivité qui s’appuient sur des innovations technologiques, un
environnement socio-politique favorable et une mobilisation efficace du
travail, qu’il s’agisse d’un travail salarié ou non (travail servile, travail à
façon…). C’est à un concept de valeur-travail que se référait E. Alpers
lorsqu’il évoquait ainsi l’exploitation subie par le continent noir dans la
période moderne : « Ce que les Africains recevaient en échange contre les
esclaves n’équivalait absolument pas à la force de travail perdue par chaque
société. [...] [Pour les esclaves, l’ivoire et l’or], les Africains recevaient [seu-
lement] des biens de consommation courante bon marché30. »
Toutefois, c’est d’abord l’échange lui-même qui « détermine la valeur
économique ». Il est sans doute vrai que la valeur d’échange ne procède
que dans une faible mesure d’une valeur intrinsèque de l’objet échangé,
qu’elle provienne du travail et du capital investis ou d’une notion d’utilité
essentielle, et qu’il convient de « partir de l’échange lui-même et de la
violence qu’il contient31 ». Deux facteurs, qui sont liés et se renforcent,
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ont joué un rôle crucial dans les relations de pouvoir entre régions : 1. la
46 désirabilité, socialement construite, des produits exportés par les cœurs ;
_ 2. l’établissement de situations (quasi) monopolistiques dans l’échange.

LA DÉSIRABILITÉ SOCIALEMENT CONSTRUITE DES PRO-


DUITS MANUFACTURÉS
L’objet produit a une utilité qui est, pour une part, fonction du
matériau et de la technologie mise en œuvre, ainsi que de l’usage qui en
est fait ; sa capacité à participer à la construction de hiérarchies sociales
joue ici un rôle crucial, ceci étant lié à des systèmes de pensée et à des
rapports de force entre producteur-exportateur et acheteur (rappelons
ici que l’étymologie du mot prestige est le latin praestigium, « artifice,
illusion »). Il convient d’envisager la notion d’utilité par rapport à des
« besoins » qui sont l’expression d’un désir d’accaparement plus que par
rapport à des besoins vitaux à satisfaire. Différents facteurs contribuaient
à rendre désirables les produits importés. Grâce aux biens exotiques, les
élites des périphéries pouvaient tisser leurs propres réseaux, locaux et
supra-locaux. À l’intérieur de leur société, ces biens aidaient les élites à
bâtir et à matérialiser des différences statutaires. Le contrôle des biens
de prestige donnait aux élites une possibilité accrue de capter davantage
de femmes, d’esclaves et de soldats32. Ces biens constituaient aussi des

30. Alpers Edward A., Ivory and Slaves : Changing Patterns of International Trade in East Central Africa to the Later Nineteenth
Century, op. cit., p. 266.
31. Aglietta Michel et Orléan André, La Monnaie entre violence et confiance, Paris, O. Jacob, 2002, p. 107.
32. Ekholm Kajsa, Power and Prestige. The Rise and Fall of the Kongo Kingdom, Uppsala, Skriv Service AB, 1972.
présentation DOSSIER interventions en débat livres

« moyens de paiement » lors des funérailles. Placés dans les tombes des
notables, ils représentaient des dons susceptibles d’attirer les faveurs sur-
naturelles. Par ailleurs, se procurer des produits exportés par les cœurs
dominants revenait à accaparer et à utiliser une part de leur puissance :
le pouvoir idéologique des cœurs amenait les Africains à intérioriser leur
position dominée. On prêtait aux céladons et aux porcelaines chinoises
un pouvoir protecteur et bénéfique. Enfin, les produits importés ser-
vaient aux élites à solidifier des rapports de type clientéliste, aidant ainsi
à l’édification d’un pouvoir (proto-)étatique. Les dirigeants est-africains
étaient ainsi conduits à encourager ou à promouvoir la collecte de maté-
riaux bruts et la traite des esclaves pour obtenir des biens de prestige qui
étaient – pour une part – redistribués. Selon le Portugais Silveira (1518),
« sans les biens importés, le [souverain du Mutapa] ne pourrait avoir
aucune armée33 ». Edward Alpers souligne : « Si les Africains souhaitaient
continuer à recevoir les produits de l’étranger, ils devaient nécessaire-
ment fournir les biens qui étaient demandés34. » Lorsque l’archéologue
Mitchell Rothman note que « tous les joueurs doivent être prêts à jouer,
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faute de quoi le jeu [de l’échange] ne peut tout simplement pas avoir
lieu35 », il oublie de remarquer que tous les joueurs ne sont pas sur le 47
même plan et que certains sont contraints de jouer. En paraphrasant _
François Eymard-Duvernay36, qui traite des « institutions de valorisation
des biens et du travail » dans la période contemporaine, on pourrait dire
que tous les individus ou tous les groupes n’ont pas le même « pouvoir
de valorisation » sur les biens échangés et caractériser le système-monde
par sa « structure de pouvoirs de valorisation ». Entre des sociétés qui
échangent, ou à l’intérieur d’une société, « la question [...] est de savoir
qui, quel groupe, quelle alliance, détient [ce pouvoir] » (en sachant que
la situation est celle d’un partage inégal de la capacité de valorisation).
Certes, tous les systèmes hiérarchiques n’étaient pas fondés sur des biens
de prestige importés. De plus, certaines sociétés pouvaient « décider » de
modifier la manière dont la hiérarchie sociale était fondée, en limitant
leur dépendance. Les communautés humaines ne se sont toutefois jamais
développées dans l’isolement : toutes ont été façonnées à des degrés divers
par les échanges avec d’autres sociétés.
Parures, marqueurs de statut et signes de richesse, les textiles ont
depuis l’origine du système-monde constitué des armes essentielles dans
33. Randles William G. L., L’Empire du Monomotapa du XVe au XIXe siècle, Paris, Mouton, 1975, p. 45.
34. Alpers Edward A., Ivory and Slaves : Changing Patterns of International Trade in East Central Africa to the Later Nineteenth
Century, op. cit., p. 265.
35. Rothman Mitchell S., « The Tigris Piedmont, Eastern Jazira, and Highland Western Iran in the Fourth Millenium B.C. », in Mitchell
S. Rothman (ed.), Uruk Mesopotamia and its Neighbors. Cross-cultural Interactions in the Era of State Formation, Sante Fe, School of
American Research, Oxford, James Currey, 2001, p. 355.
36. Eymard-Duvernay François, « Les institutions de valorisation des biens et du travail », Colloque Théorie de la valeur et sciences
sociales, 19 et 20 janvier 2007, Université de Paris X-Nanterre, ÉconomiX, Fédération Capitalisme(s) et Démocratie(s).
histoire globale

P. Beaujard, Systèmes-mondes anciens. processus de domination, de co-évolution et de résistance

les échanges pour les régions qui les exportaient. Le Périple de la mer
Érythrée (Ier siècle) soulignait déjà les exportations d’étoffes en coton et
en soie (chinoise) à partir de divers ports indiens, et celles de tissus brodés
d’or de l’Asie occidentale vers l’Inde37. À partir du Xe siècle, arrivent sur la
côte est-africaine des cotonnades de l’Inde, des étoffes en lin d’Égypte38,
des soieries de Chine (convoyées par les Chinois eux-mêmes au XVe siècle,
lorsque les navires de l’amiral Zheng He atteignent par deux fois Malindi).
Le récit mythique de l’achat de l’île de Kilwa (censé être intervenu au
IXe siècle) par un « Shirazi » à un roi « païen » illustre ce pouvoir des
étoffes. Selon les termes du contrat, le Shirazi entoura l’île de tissus, geste
emblématique d’une transaction commerciale mais aussi marque d’une
« urbanisation » de l’espace et acte civilisateur. Dans une version de la
Chronique de Kilwa, le fondateur shirazi étale des tissus « sur le chemin
qu’emprunte le roi païen de la cité au continent », figuration des relations
clientélistes fondées sur l’octroi de tissus entre la cité swahilie et les com-
munautés de l’intérieur. Pour les Swahilis, la manière de se vêtir définit
socialement la personne. Un lien s’établit entre les différentes qualités et
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valeurs d’échange des biens importés et les valeurs des personnes qui vont
48 manipuler ces marchandises. Pour l’intérieur de l’Afrique, au XVIe siècle,
_ João de Barros signale que « les gens du commun portaient des tissus de
fabrication locale, tandis que les nobles s’habillaient de soieries [...] bro-
dées d’or importées des Indes39 ». Au XVIIe siècle, un chef « dont l’autorité
avait été minée par la facilité avec laquelle ses sujets pouvaient acquérir
des tissus auprès des Portugais » reproche à ces derniers de ruiner le pays
en vendant des tissus à tout va : « S’ils voulaient donner des tissus aux
Noirs, c’est à lui qu’il fallait les remettre, qu’il les ferait ensuite distribuer
à ceux qui devaient être payés40. » Par leur variété, les textiles se prêtent à
une circulation dans diverses sphères d’échange ; certains textiles entrent
dans des circuits de redistribution, d’autres non. Des rouleaux de soieries
ou de cotonnades, dont il faut souligner les possibilités de stockage et de
redistribution, ont souvent servi de monnaie, à diverses époques. Selon
un processus caractéristique des semi-périphéries, très tôt, un artisanat
tisserand se développe en outre dans les cités swahilies, avec une probable
influence indienne41, pour des échanges avec leurs périphéries – ainsi à
Kilwa à partir du XIIe siècle, et Mogadiscio aux XIVe-XVe siècles. Certains
historiens ont estimé que les importations massives de tissus en prove-

37. Casson Lionel (dir.), Periplus Maris Erythraei, Princeton, Princeton University Press, 1989.
38. Allen James de Vere, Swahili Origins. Swahili Culture and the Shungwaya Phenomenon, London, J. Currey, Nairobi, E.A.E.P.,
Athens, Ohio Univ. Press, 1993, p. 59.
39. Randles William G. L., L’Empire du Monomotapa du XVe au XIXe siècle, op. cit., p. 119.
40. Ibidem, p. 120.
41. Horton Mark, Shanga. The Archaeology of a Muslim Trading Community on the Coast of East Africa, London, British Institute in
Eastern Africa, 1996, p. 418.
présentation DOSSIER interventions en débat livres

nance du Gujarat entraînèrent un déclin de la production textile swahilie


aux XVe-XVIe siècles, mais ce point reste débattu.
Les cœurs ou certaines semi-périphéries exportaient également des
perles, des objets métalliques (outils…), des verres, des narcotiques, des
parfums, des épices et des céramiques. Ainsi, les perles de verre, déjà citées
dans le Périple, arrivent en quantités notables au XIe siècle et à profusion
à partir de 1300, à Kilwa par exemple, et dans le royaume du Grand
Zimbabwe. Le Gujarat exporte des perles dès le IXe siècle42. Les perles du
type « indo-pacifique » viennent de la côte du Coromandel, et peut-être
(pour une période antérieure au XIIIe siècle) d’Asie du sud-est43. D’autres
types de perles trouvées au XVe siècle correspondraient à des fabrications
chinoises44.
Parmi les céramiques, les céladons et les porcelaines de Chine ont
joué un rôle crucial. Les trouvailles croissantes sur la côte d’Afrique de
l’est, aux Comores et à Madagascar à partir du IXe siècle, signalent une
incorporation grandissante de cette région dans le système-monde. Pour
la période islamique ancienne, la plupart des poteries d’outremer sont
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originaires du golfe persique, mais des poteries d’Asie orientale, venant
pour l’essentiel par le golfe persique, sont également présentes45. Sur la 49
côte nord-ouest de Madagascar, Mahilaka, cité apparue au IXe siècle, a _
livré des céramiques du monde musulman (golfe persique, mer Rouge)
et d’Asie orientale46. Ces dernières augmentent en Afrique de l’est et à
Mahilaka aux XIIIe et surtout au début du XIVe siècle, pic du commerce
dans le système-monde. L’Inde et l’Arabie participent à ces apports. Pour
Zanzibar, le Chinois Zhao Rugua (1225) écrit : « [Les habitants] sont
d’origine Dashi [Arabes] et suivent la religion Dashi. Ils s’habillent de
cotonnades bleues importées [...] Chaque année, le Huchala [Gujarat]
et les ports de la côte Dashi envoient des navires avec des cotonnades,
de la porcelaine […]47. » Au XVe siècle, le bleu-et-blanc chinois et ses
imitations d’Asie du sud-est ou de Perse arrivent en masse sur la côte
est-africaine, aux Comores et à Madagascar48. Les élites swahilies insèrent

42. Dussubieux Laure, Kusimba Chapuruka M., Gogte Vishwas, Kusimba Sibel B., Gratuze Bernard, Oka Rahul C., « The Trading of
Ancient Glass Beads : New analytical Data from South Asian and East African Soda-Alumina Glass Beads », Archaeometry, 50 (5),
2008, pp. 797-821.
43. Robertshaw Peter, Wood Marilee, Popelka-Filcoff Rachel S., Glascock Michael D., « Glass Beads of Southern Africa and Indian
Ocean Trading Networks », communication présentée à la Conférence Biennale de la Society of Africanist Archaeologists, Calgary,
juin 2006.
44. Wood Marilee, Glass Beads and Pre-European Trade in the Shashe-Limpopo Region, Thesis, University of Witwatersrand Jo-
hannesburg, 2005.
45. Chittick Neville, Manda : Excavations at an Island Port on the Kenya Coast, British Institute in Eastern Africa Memoir n° 9, Nairobi,
British Institute in Eastern Africa, 1984.
46. Radimilahy Chantal, Mahilaka. An Archaeological Investigation of an Early Town in Northwestern Madagascar, Uppsala, Depart-
ment of Archaeology and Ancient History, 1998.
47. Hirth Friedrich et Rockhill William W., Chau-Ju-Kua : his Work on the Chinese and Arab Trade in the Twelfth and Thirteenth
Centuries, Entitled Chu-fan-chi, op. cit., p. 126.
48. Wright Henry T., « Trade and Politics on the Eastern Littoral of Africa, AD 800-1300 », op. cit.
histoire globale

P. Beaujard, Systèmes-mondes anciens. processus de domination, de co-évolution et de résistance

bols et assiettes importés au-dessus des portes des maisons, sur les murs
des tombes et les mihrabs des mosquées : les deux éléments essentiels
qui fondent le pouvoir (commerce à longue distance et islam) sont ici
visuellement associés. L’utilisation ostentatoire de ces biens de prestige
fait partie intégrante des processus de compétition et de valorisation de la
richesse dans ces villes, richesse qui témoigne du pouvoir – économique,
politique et religieux – accaparé par un groupe ou un individu. L’emploi
des porcelaines dans les mosquées et les tombes représentait aussi – au
même titre que les étoffes – un don susceptible d’attirer en retour les
faveurs divines. Il avait, en outre, pour effet de retirer ces biens des
échanges, alimentant ainsi une demande constante.
Des chercheurs ont curieusement avancé l’idée que les matériaux bruts
exportés – or et ivoire – étaient sans valeur d’usage dans les périphéries
africaines et qu’il n’est donc pas possible de parler d’échange inégal. Cette
absence de valeur des matériaux bruts à l’intérieur des périphéries, en
contraste avec la désirabilité des produits importés, a aidé au contraire à
l’établissement d’un échange inégal, même s’il ne suffit pas à l’expliquer.
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De plus, parallèlement à un essor des échanges, on note un changement
50 de statut de l’or : des tombes de l’élite à Mapungubwe contenaient des
_ objets couverts d’or et des perles en or49. Les dirigeants des périphéries
étaient dans une certaine mesure conscients de la valeur potentielle des
matériaux bruts et des esclaves dans l’échange avec l’extérieur, mais ils
ne pouvaient généralement en apprécier le coût d’obtention ni impo-
ser une valeur d’échange. À l’évidence, les dirigeants jouaient un rôle
dans l’obtention de l’ivoire et de l’or50. Dans le Mutapa, selon João de
Barros (1552), « chaque année parmi ces Cafres, on tue 4 000 à 5 000
éléphants51 », et pour certaines régions, sur chaque éléphant tué, une
défense était destinée au roi. Dans des chefferies du Zimbabwe, au début
du XVIe siècle, d’après Veloso (1512), le mineur « payait [au dirigeant]
la moitié du fruit de son travail (en or)52 ». « Aucun homme, nous dit
Alcaçova en 1506, ne pouvait extraire de l’or sans autorisation du roi [du
Mutapa]53 » (le contrôle royal devait toutefois être fluctuant). Lorsqu’il
voulait de l’or, le souverain faisait distribuer des têtes de bétail à ses sujets
« selon leur travail54 ». Les textes portugais montrent l’existence d’un cycle
d’échanges qui conforte la prééminence des classes dirigeantes : le bétail

49. Huffman Thomas N., « Mapungubwe and the Origins of the Zimbabwe Culture », in Leslie Mary et Maggs Tim (eds), African Nais-
sance : The Limpopo Valley 1000 Years Ago, South African Archaeological Society, Goodwin Series 8, Cape Town, 2000, pp. 14-29.
50. Pikirayi Innocent, The Zimbabwe Culture. Origins and Decline in Southern Zambezian States, Walnut Creek, Lanham, New York,
Oxford, Altamira Press, 2001, p. 103.
51. Newitt Malyn, East Africa, Aldershot, Ashgate, 2002, p. 38.
52. Randles William G. L., L’Empire du Monomotapa du XVe au XIXe siècle, op. cit., pp. 81, 122.
53. Beach David, The Shona and their Neighbours, Oxford, Blackwell, 1994, p. 104.
54. Randles William G. L., L’Empire du Monomotapa du XVe au XIXe siècle, op. cit., p. 121, d’après João de Barros (1552) et François
de Monclaro (1569).
présentation DOSSIER interventions en débat livres

permet d’acquérir de l’or, avec lequel on se procure des biens de luxe. Ces
derniers renforcent le pouvoir des élites, qui peuvent accroître leurs trou-
peaux. La question d’une utilisation d’une main-d’œuvre servile pour
l’extraction de l’or, par ailleurs, reste posée pour le Zimbabwe55. Dans les
anciens royaumes de Mapungubwe et même pour le Grand Zimbabwe,
toutefois, les élites tiraient leur richesse « du commerce plutôt que par
une exploitation directe56 ».
On pourrait penser à retourner l’argument précédent : pour les cœurs
aussi, les produits exportés (perles…) ont souvent une faible désirabilité,
au contraire des matériaux bruts importés. En outre, on pourrait estimer
que la manière dont chacun – à l’intérieur de sa propre société – envisage
les gains (économiques et politiques) induits par l’acquisition des biens
échangés détermine, pour une part, les conditions de l’échange. Toutefois,
les deux situations ainsi mises en miroir ne sont pas comparables. Les
produits échangés ne sont pas similaires : biens bruts, d’un côté, produits
manufacturés, de l’autre, produits dont les coûts de production, de trans-
port et de transaction peuvent être évalués par les marchands des cœurs et
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comparés aux gains que ces marchands peuvent escompter des biens bruts
acquis dans l’échange. Ensuite, il faut garder à l’esprit l’importance du 51
contrôle des routes (direct ou indirect) et de l’information par les cœurs. _
L’échange s’inscrit dans des rapports de force politiques et idéologiques –
qu’il contribue en même temps à créer.

L’ÉTABLISSEMENT DE SITUATIONS MONOPOLISTIQUES


DANS L’ÉCHANGE
La production et la mise sur le marché de biens jouissant de qualités
particulières – réelles ou supposées –, nous l’avons vu, constituent une
première forme de monopole. D’autres monopoles concernent la sphère
de l’échange. L’échange est favorable aux régions dominantes parce que
celles-ci ont les moyens d’imposer leurs produits et leurs prix, directement
ou non. La valeur d’échange des biens exportés par les périphéries, princi-
palement matériaux bruts et esclaves, reste faible, d’abord du fait de taux
d’échange désavantageux dictés par les cœurs. Le contrôle des moyens de
communication et de l’information permet aux cœurs – et dans une moindre
mesure aux semi-périphéries – de garantir leur accès à des ressources ainsi
qu’à des marchés et de jouer entre plusieurs périphéries, en se situant en
position de force dans le rapport dialectique de l’offre et de la demande,
par exemple en organisant la rareté. Mark Horton et John Middleton57,

55. Magalhães-Godinho Vitorino, L’Économie de l’empire portugais aux 15e et 16e siècles, Paris, SEVPEN, 1969, p. 251, d’après
Barreto et Monclaro.
56. Coquery-Vidrovitch Catherine, « Recherches sur un mode de production africain », La Pensée, n° 144, 1969, p. 73.
57. Horton Mark, Middelton John, The Swahili, the Social Landscape of a Mercantile, op. cit.
histoire globale

P. Beaujard, Systèmes-mondes anciens. processus de domination, de co-évolution et de résistance

ainsi qu’Adria La Violette58 notent que les Swahili ont restreint la diffusion
de marchandises importées d’outre-mer et fabriqué leurs propres produits
manufacturés, exportés vers les périphéries de l’intérieur et des îles : tissus,
perles en coquillage, cuirs… Ils n’ont pas cherché à diffuser l’islam à l’in-
térieur de l’Afrique, mais l’ont sciemment « conservé en monopole » (si
les sociétés et les classes dominantes cherchent généralement à contrôler
l’innovation et son transfert59, il est plus rare qu’elles tentent de freiner la
diffusion de leur religion : une telle diffusion a bien souvent représenté
pour elles un atout60). Dans la Chronique de Kilwa, le Shirazi fondateur fit
se creuser par son pouvoir magique un canal qui sépara l’île du continent.
Il réunit ainsi en sa personne deux traits majeurs des patriciens swahilis
aux yeux des Africains païens : ils sont possesseurs de produits de luxe
venus d’outre-mer et détenteurs d’un pouvoir magico-religieux attaché
à l’islam. Des conversions – localisées – se produisirent cependant dans
l’Afrique intérieure, aux XVe et XVIe siècles, dans la vallée du Zambèze
et sur le plateau rhodésien61, signe d’une connexion croissante avec des
réseaux océaniques.
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En mesure de traiter avec de nombreux vendeurs, les marchands
52 étrangers se trouvaient – sauf pour le marché de l’or – en situation
_ d’oligopsone. Même lorsqu’ils n’avaient pas une mainmise directe sur les
routes, les cœurs ou les semi-périphéries pouvaient exercer leur domi-
nation à distance, des groupes en position d’intermédiaires assurant la
construction de chaînes de domination. On le voit en Afrique de l’est,
avec la position des marchands swahilis et les liens tissés avec des groupes
clients de leur hinterland62, les esclaves constituant le bout de la chaîne.
Lorsque Paul Sinclair et Thomas Hakansson écrivent qu’« il n’y avait
pas de domination militaire des villes [swahilies] sur l’intérieur63 », ils
oublient de préciser que les villes utilisaient leurs alliés de la côte pour
des opérations vers l’intérieur. La construction de chaînes d’échanges fait
que, contrairement à l’assertion de l’archéologue Gil Stein, le pouvoir du
cœur ne diminue pas nécessairement avec la distance et que les échanges
ne deviennent pas « symétriques » lorsque celle-ci augmente64. Même
lorsqu’elles ne sont pas directement inféodées à un cœur, des diasporas
58. La Violette Adria, « Swahili Cosmopolitanism in Africa and the Indian Ocean World, A.D. 600-1500 », op. cit.
59. Peregrine Peter, « Prehistoric Chiefdoms on the American Mid-continent : A World System Based on Prestige Goods », in Chase-Dunn
Christopher and Hall Thomas D. (eds), Core/Periphery Relations in Precapitalist Worlds, Boulder, Westview Press, 1991, pp. 193-211.
60. Voir cependant Helms Mary W., Ulysses’ Sail : An Ethnographic Odyssey of Power, Knowledge, and Geographical Distance,
Princeton, Princeton University Press, 1988, p. 151.
61. Beach David, The Shona and their Neighbours, op. cit.
62. Pouwels Randall L., « The Battle of Shela : the Climax of an Era and a Point of Departure in the Modern History of the Kenya
Coast », Cahiers d’Études Africaines, 31 (3), 1991, p. 381. Horton Mark, Middelton John, The Swahili, the Social Landscape of a Mer-
cantile Society, op. cit., p. 96 ; Vernet Thomas, « Les Cités-États swahili de l’archipel de Lamu, 1585-1810. Dynamiques endogènes,
dynamiques exogènes », Thèse, Université de Paris-1, 2005, pp. 366 et suiv., p. 524.
63. Sinclair Paul, Hakansson Thomas, « The Swahili City-State Culture », op. cit., p. 475.
64. Stein Gil J., Rethinking World Systems. Diasporas, Colonies, and Interaction in Uruk Mesopotamia, Tucson, University of Arizona
Press, 1999, pp. 62-63.
présentation DOSSIER interventions en débat livres

peuvent répercuter la domination économique et culturelle de ce dernier,


en accroissant les prix et en renforçant la désirabilité des produits impor-
tés. Le fait que les diasporas impliquées dans l’échange à longue distance
n’étaient pas nécessairement l’émanation d’un cœur diminuait peut-être
le transfert de « surplus » vers ce cœur, mais ces diasporas pouvaient aussi
stimuler ses exportations. Il est vrai toutefois que certaines diasporas,
comme le suggère Gil Stein, pouvaient agir de manière autonome ou
être « manipulées » par des pouvoirs locaux. L’accent mis sur les diasporas
présente l’intérêt de mettre en avant l’importance des stratégies et des
développements régionaux et locaux65.
Parce que les cœurs maîtrisent généralement les routes commerciales
et les marchés, les gains de productivité de leurs industries n’entraînent
pas nécessairement une baisse des prix de leurs produits manufacturés à
l’exportation ; en revanche, les périphéries se révèlent souvent incapables
de tirer parti de leurs gains de productivité ou du développement d’une
production manufacturée susceptible de trouver des débouchés, du fait
d’un accès généralement limité aux marchés extérieurs et de leur faible
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pouvoir de négociation. Il en était de même pour la semi-périphérie swa-
hilie. Ainsi, aux XIVe et XVe siècles, Mogadiscio produit des tissus qui sont 53
exportés vers l’Égypte, mais la ville est ici tributaire des navires yéménites _
et égyptiens ; ne disposant pas de bateaux en nombre suffisant ni d’un
poids politique lui permettant de s’imposer dans les réseaux contrôlés par
les marchands kârimî et autres, elle est incapable de tirer pleinement profit
de marchés extérieurs en croissance.
Le commerce vers l’intérieur de l’Afrique était, pour une part, assuré
par des Swahili. Selon le Portugais Duarte Barbosa (ca. 1518), ces derniers
« faisaient un bénéfice d’environ 100/1 sur les échanges qu’ils contrô-
laient66 ». Divers textes portugais soulignent en outre les énormes profits
que pouvaient réaliser les marchands de l’océan, qui sont surtout Gujaratis.
Selon un document de 1525 : « Une certaine quantité de perles jaunes et
bleues qui coûtent 1.05 maticals à Cambay se vendent pour une valeur
de 21.28 maticals à Sofala. Sur le même marché, les tissus sont vendus
pour cinq fois le prix coûtant67. » Les différences importantes notées dans
les taux d’échange des marchandises entre Sofala et Malindi ne sont pas
seulement imputables aux coûts de transport. En 1530, des tissus achetés
100 au Gujarat sont vendus 220 à Malindi et 780 à Sofala : les marchés en
compétition de l’Afrique de l’est déterminent des structures de prix sans
rapports avec les coûts.
65. Curtin Philip D., Cross-cultural Trade in World History, Cambridge, Cambridge University Press, 1984 ; Bentley Jerry H., Old World
Encounters : Cross-Cultural Contacts and Exchanges in Pre-Modern Times, Oxford, Oxford University Press, 1993.
66. Randles William G. L., L’Empire du Monomotapa du XVe au XIXe siècle, op. cit., p. 115.
67. Pearson Michael N., Port Cities and Intruders. The Swahili Coast, India, and Portugal in the Early Modern Era, Baltimore, London,
The Johns Hopkins University Press, 1998, p. 113.
histoire globale

P. Beaujard, Systèmes-mondes anciens. processus de domination, de co-évolution et de résistance

Michael Pearson, qui traite de la période postérieure au XVe siècle,


reconnaît l’existence de « profits massifs » réalisés par les marchands
swahilis et étrangers, mais il pense qu’il n’y avait pas d’exploitation. « Du
point de vue africain », le commerce n’avait que des effets « bénéfiques ».
Mieux, « l’avantage en fait est du côté africain »68. Ceci pouvait être vrai
dans certaines régions, mais M. Pearson choisit d’ignorer les mécanismes
d’exploitation et il sous-estime l’importance des échanges, dans le temps
et dans l’espace. Au lieu de la quête de l’or en dilettante présentée par M.
Pearson, le livre d’al-Sirafî, que l’on appelait Livre des Merveilles de l’Inde
(Xe siècle) évoque déjà des Africains qui travaillent comme des fourmis
dans des galeries69. Quant à l’ivoire, les quantités exportées étaient telles
qu’on peut difficilement le considérer comme un simple « sous-produit »
de la chasse à l’éléphant comme le propose M. Pearson. Dès le Xe siècle,
Mas’ûdî écrit :

Les Zanj […] tuent les éléphants pour leur ivoire. C’est
de ce pays [Sofala et le Waqwaq] que viennent les défenses
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pesant 50 livres et plus qui arrivent en Oman [...]. Quoique
54 sans cesse occupés par la chasse à l’éléphant et la collecte de
_ l’ivoire, les Zanj ne font de cet ivoire aucun usage dans leurs
propres sociétés70.

Des groupes de chasseurs-cueilleurs, qui fournissaient ivoire et peaux,


se trouvaient probablement tenus dans une situation de perpétuels débi-
teurs par avance de produits importés, comme Kathleen Morrison le décrit
dans le sud de l’Inde71. On sait que, dans l’État du Mutapa, des groupes
se spécialisèrent dans la chasse à l’éléphant72. Sauf pour les régions qui ont
bénéficié d’une co-évolution avec les cœurs, le commerce dans les sociétés
périphériques a d’abord « stimulé » l’exploitation de l’environnement et
celui des hommes qui n’avaient pas la chance d’appartenir aux élites des
sociétés impliquées dans le commerce. Un commerce, à coup sûr, révèle
le sens de l’exploitation : la traite des esclaves, que, précisément, Pearson
passe pratiquement sous silence.
Michael Pearson choisit aussi d’ignorer les effets du commerce sur
la construction de sociétés hiérarchisées comme celles de la vallée du
68. Ibidem., p. 117.
69. Voir aussi Abû al-Fidâ (1273-1331), in Freeman-Grenville Greville S. P., The East African Coast : Select Documents from the First to
the Earlier Nineteenth Century, [1962], Oxford, Clarendon Press, 1975, pp. 15, 24, et supra pour le XVIe siècle.
70. Freeman-Grenville Greville S. P., The East African Coast : Select Documents from the First to the Earlier Nineteenth Century,
op. cit., pp. 14-16.
71. Morrison Kathleen D., « Historicizing Foraging in South Asia : Power, History, and Ecology of Holocene Hunting and Gathering »,
in Stark Miriam T. (ed.), Archaeology of Asia, Malden, Oxford, Carlton, Blackwell Publishing, 2006, pp. 294-295. Sur les chasseurs-
cueilleurs considérés dans une perspective systémique, voir Friedman Jonathan, Cultural Identity and Global Process, London, Sage,
1994, pp. 11, 13.
72. Beach David, The Shona and their Neighbours, op. cit., p. 73.
présentation DOSSIER interventions en débat livres

Limpopo puis du Grand Zimbabwe. Il est vrai que ce rôle a été débattu.
Certains auteurs ont relié la croissance de ces États à l’importance de
l’élevage, favorisé par un climat plus humide de 900 à 129073. D’autres
facteurs locaux sont encore à prendre en compte, comme les institutions
sociales et l’idéologie74. Par ailleurs, l’accroissement démographique dans
la vallée du Limpopo au XIIIe siècle indique des progrès dans l’agriculture.
Pour d’autres chercheurs, l’émergence de sociétés hautement stratifiées
est d’abord imputable à l’essor des échanges. « Le commerce avec la côte,
écrit Thomas Huffman, généra beaucoup plus de richesse que cela n’était
possible avec le bétail75 », richesse source de pouvoir et d’une hiérarchi-
sation sociale accrue. Le contrôle par l’élite de l’importation de biens de
luxe et de leur redistribution renforçait les relations de hiérarchie. Les
biens importés constituaient une forme nouvelle de capital, qui pouvait
être stockée, et distribuée différemment du bétail76. Exprimant un autre
point de vue, Lorraine Swan a récemment souligné que la complexité
sociale et la centralisation politique sont apparues avec le progrès d’un
commerce de cuivre dans l’intérieur de l’Afrique, à une époque où les
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contacts marchands avec la côte semblent limités77. Pourtant, le fait
que ces contacts apportent des cauris et des perles de verre jusque dans 55
l’ouest du Botswana dès le VIIIe siècle est sans doute significatif78. Ces _
perles, venues du golfe persique79 (Iran ?), étaient probablement échan-
gées contre de l’ivoire80. Il semble que « les biens importés ont stimulé
l’économie, dans des régions où les bases d’une hiérarchie sociale étaient
déjà présentes81 ».
Les élites des semi-périphéries avaient parfois une claire perception des
mécanismes mis en jeu dans le système-monde. Les propos d’un roi de
Tlemcen, rapportés par al-Maqqarî (1577-1632), illustrent bien les gains
et les pertes qui résultent d’une interface (ici pour l’Afrique du Nord) :

Si je ne craignais de faire une chose odieuse, je ne laisse-


rais s’installer dans mon pays que des marchands trafiquant
avec le Sahara ; car ils emportent des marchandises à vil prix

73. Garlake Peter S., « Pastoralism and Zimbabwe », Journal of African History, 19 (4), 1978, pp. 479-493 ; Beach David, The Shona
and their Neighbours, op. cit. Waarden Catrien van, « The Later Iron Age », in Lane Paul, Reid Andrew, Segobye Alinah (eds), Ditswa
Mmung. The Archaeology of Botswana, Gaborone, Pula Press and the Botswana Society, 1998, pp. 115-160.
74. Vogel Joseph O., « The Cultural Basis. Development and Influence of a Socially Mediated Trading Corporation in Southern Zam-
bezia », Journal of Anthropological Archaeology, 9, 1990, pp. 104-147 ; Pikirayi Innocent, The Zimbabwe Culture. Origins and Decline
in Southern Zambezian States, op. cit.
75. Huffman Thomas N., « Mapungubwe and the Origins of the Zimbabwe Culture », op. cit., p. 25.
76. Pwiti Gilbert, « Southern Africa and the East African Coast », in Stahl Ann B. (ed.), African Archaeology. A Critical Introduction,
Malden, Oxford, Carlton, Blackwell Publishing, 2005, p. 386.
77. Swan Lorraine, « Economic and Ideological Roles of Copper Ingots in Prehistoric Zimbabwe », Antiquity, 81 (314), 2007, pp. 999-1012.
78. Wood Marilee, Glass Beads and Pre-European Trade in the Shashe-Limpopo Region, op. cit.
79. Robertshaw Peter et alii, « Glass Beads of Southern Africa and Indian Ocean Trading Networks », op. cit.
80. Insoll Timothy, The Archaeology of Islam in Sub-Saharan Africa, op. cit., p. 365.
81. Swan Lorraine, « Economic and Ideological Roles of Copper Ingots in Prehistoric Zimbabwe », op. cit.
histoire globale

P. Beaujard, Systèmes-mondes anciens. processus de domination, de co-évolution et de résistance

et ils rapportent de l’or, métal auquel tout est assujetti en


ce monde : les autres marchands exportent notre or et nous
donnent en échange des objets dont les uns ont tôt fait de
s’user ou de disparaître et les autres transforment nos habi-
tudes et entraînent les sots dans la corruption.

Ces « autres marchands » sont d’abord des Européens : plus que


l’Égypte, l’Europe apparaît comme la grande bénéficiaire du développe-
ment du commerce transsaharien entre le XIIIe et le XVIe siècle.

POUVOIR ET MONNAIE
Les cœurs et les semi-périphéries ont aussi exercé une influence sur
les usages monétaires, l’adoption d’une monnaie dans les échanges trans-
régionaux et régionaux apparaissant pour une part comme le résultat d’un
rapport de pouvoir. Le drainage de la monnaie d’un cœur vers l’extérieur
ne représente pas nécessairement un signe de faiblesse. La monnaie, faut-il
le rappeler, n’a pas qu’une dimension économique. L’acceptation de la
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monnaie d’un cœur joue un rôle dans la domination idéologique de ce
56 dernier et lui permet en quelque sorte de faire travailler les populations
_ des périphéries avec sa monnaie. Entre le IXe et le XVe siècle, on trouve en
Afrique de l’est des monnaies musulmanes ou leurs copies (l’or et le cuivre
sont d’origine africaine, mais l’argent des pièces locales est importé)82. Au
XIIIe siècle, la dynastie yéménite des Mahdali de Kilwa frappe des pièces
en or, en argent et en cuivre, avec des ratios 1/10/1 000 qui inscrivent cette
monnaie dans le système trimétallique du monde musulman83, système
qui fonctionne en fait du IXe au XVIe siècles. Ces pièces devaient être
utilisées dans les échanges, y compris dans certains États de l’intérieur,
même si leur distribution apparaît limitée. En outre, dès la fin du premier
millénaire, les cauris servent parfois de monnaie d’échange avec l’inté-
rieur. Des cauris ont été trouvés au Botswana pour les VIIIe et IXe siècles84.
Ces coquillages sont apportés en masse en Afrique au XIVe siècle, par les
Yéménites notamment85. « Contrôlant la distribution des marchandises à
l’intérieur du continent, [les Swahili] se sont assuré le monopole du com-
merce des coquillages86. » D’autres monnaies étaient en usage. Comme en
d’autres lieux de l’Océan Indien, les monnaies variaient selon les transac-
tions et leur volume.
82. Horton Mark, Middelton John, The Swahili, the Social Landscape of a Mercantile Society, op. cit., pp. 49, 57.
83. Ibidem, p. 93.
84. Mitchell Peter, The Archaeology of Southern Africa, Cambridge, Cambridge University Press, 2002.
85. Ibn Battûta, Voyages. T. II : De La Mecque aux steppes russes. T. III : Inde, Extrême-Orient, Espagne et Soudan, Paris, F. Maspero,
1982, p. 228.
86. Allibert Claude, « Des cauris et des hommes. Réflexion sur l’utilisation d’une monnaie-objet et ses itinéraires », in Allibert Claude
et Rajaonarimanana Narivelo (dir.), L’Extraordinaire et le Quotidien. Variations anthropologiques. Hommage au professeur Pierre
Vérin, Paris, Karthala, 2000, p. 71.
présentation DOSSIER interventions en débat livres

LA CAPACITÉ DE NÉGOCIATION DE CERTAINES RÉGIONS


OU DE CERTAINS GROUPES
En paraphrasant Stéphane Breton87, on pourrait dire que le taux
d’échange sert à déterminer la « valeur et la position relative » des sociétés
et des groupes impliqués dans l’échange plutôt ou autant que celle des
choses. Le taux d’échange est déterminé par la position que les deux par-
ties occupent dans la hiérarchie du système, mais aussi par des conditions
locales88. Kardulias, qui parle de « périphérisation négociée » (negotiated
peripherality), souligne à juste titre le fait que les chercheurs ont accordé
trop peu d’attention à la capacité de négociation des périphéries et à leurs
actions de résistance89. De plus, l’échange se déroule dans des conditions
particulières à chaque société et il est important de considérer la « spécifi-
cité locale de chaque transaction90 ».
La domination économique des cœurs pouvait être masquée par la
mise en scène de l’échange, mais aussi infléchie ou même inversée par
son organisation et le contrôle d’élites locales sur les biens convoités. Le
commerce au long cours était souvent précédé par la présentation de dons
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et de contre-dons, qui préludait à l’échange proprement dit. Évoquant
le Mutapa, Veloso (1512) relate qu’il est impossible de rendre visite à un 57
roi sans présenter une offrande, à laquelle le roi répond par un don censé _
représenter le double de l’offrande initiale, déséquilibre qui met en relief
la puissance et la dimension divine du souverain, source inépuisable de
richesse91. Certaines cités côtières pouvaient négocier des termes d’échange
plus favorables que d’autres. À Mogadiscio, au XIVe siècle, un traitant
étranger était pris en charge par une maisonnée de la ville appartenant à
un lignage « aîné92 ». « L’hôte vend ses marchandises et achète pour lui93. »
Pero Afonso raconte qu’à Sofala, en 1505,

[les Portugais] apportèrent tous leurs biens devant le roi,


qui manda les marchands de la ville ; ils séparèrent alors les
marchandises selon leur genre, et après les avoir évaluées, ils
pesèrent de l’or sur de petites balances, et sur chaque sorte
de tissus, ils placèrent son équivalent en or. Le roi déclara
que ces biens valaient l’or qui avait été déposé, et que les
87. Breton Stéphane, « Présentation. Monnaie et économie des personnes », L’Homme, n° 162, « Questions de monnaie », 2002,
pp. 14, 23.
88. La Violette Adria, « Swahili Cosmopolitanism in Africa and the Indian Ocean World, A.D. 600-1500 », op. cit., p. 25.
89. Kardulias P. Nick (ed.), World-Systems Theory in Practice : Leadership, Production, and Exchange, Lanham, Rowman & Littlefield
Publishers, Inc., 1999. Voir aussi Chase-Dunn Christopher, Hall Thomas D., Rise and Demise. Comparing World-Systems, Boulder,
Westview Press, 1997 ; Parkinson William A., Galaty Michael L., « Secondary States in Perspective : An Integrated Approach to State
Formation in the Prehistoric Aegean », American Anthropologist, 109 (1), 2007, pp. 113-129.
90. Pomeranz Kenneth et Topik Steven, The World that Trade Created, Armonk, M.E. Sharpe, 1999, p. XV.
91. Newitt Malyn, East Africa, op. cit., p. 28.
92. Horton Mark, Shanga. The Archaeology of a Muslim Trading Community on the Coast of East Africa, op. cit., p. 413.
93. Ibn Battûta, Voyages. T. II : De La Mecque aux steppes russes. T. III : Inde, Extrême-Orient, Espagne et Soudan, op. cit., p. 85.
histoire globale

P. Beaujard, Systèmes-mondes anciens. processus de domination, de co-évolution et de résistance

Portugais pouvaient l’emporter, car les taxes avaient déjà été


prises en compte dans la pesée94.

Le roi affirma à Afonso qu’« il traitait du mieux possible tous ceux qui
venaient dans son pays, surtout les marchands, car il recevait d’eux grand
profit95 ».
Avant l’arrivée des Portugais, le contrôle du commerce de l’or de Sofala
par le sultan de Kilwa – et la localisation de l’île – donnaient à ce dernier
et aux nobles de la cité une capacité de négociation que n’avaient pas les
dirigeants des autres cités-États swahilies. Contrairement à d’autres biens
primaires, l’or était rare et recherché ; il n’y a pas ici d’inélasticité de la
demande. Aux XIIIe et XIVe siècles, Kilwa dominait une partie de la côte
swahilie96, et le sultan était capable d’« imposer un système complexe de
taxation97 ». Certains groupes de l’intérieur, notamment les élites d’États
comme Bambandyanalo (XIe-XIIIe siècle), Mapungubwe (XIIIe siècle)
(vallée du Limpopo) et surtout Zimbabwe (XIVe-XVe siècle) avaient les
moyens d’agir sur les termes de l’échange avec les Swahili et de résister
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à l’exploitation. La puissance militaire acquise par certaines (semi-)péri-
58 phéries leur permettait d’accroître leur capacité de négociation. Des clans
_ « alliés » étaient souvent en mesure de menacer une cité swahilie (sur le
versement de tributs en tissus par Malindi aux Segeju et par Mombasa
aux Mijikenda aux XVIe et XVIIe siècles, voir Michael Pearson98, et
Randall Pouwels pour la région du Webi Shebele au XVIe siècle99). Les
« agressions » se produisaient plus fréquemment en période de récession
économique, de crise écologique et sociale. L’alliance prenait alors une
autre tournure, les groupes de l’intérieur se montrant désireux de prendre
par la force ce qu’ils ne pouvaient plus obtenir par les échanges. La com-
pétition entre des groupes de l’hinterland (pour l’acquisition d’esclaves, en
particulier) conduisit à un processus de militarisation de ces groupes. La
situation entre sociétés d’une périphérie pouvait devenir d’une extrême
violence, comme le montrent les Hautes Terres de Madagascar à partir
du XVIe siècle. Des sociétés de l’intérieur jouaient aussi de la compétition
entre des cités swahilies rivales ou des luttes pour le pouvoir à l’intérieur
d’une cité : on le constate pour Kilwa au début du XVIe siècle100. Par
ailleurs, des régions faiblement incorporées au système jouissaient d’un

94. Newitt Malyn, East Africa, op. cit., p. 8.


95. Idem.
96. Sutton John E. G., « Kilwa », Azania, XXXIII, 1998, pp. 113-169.
97. Fleisher Jeffrey B., « Behind the Sultan of Kilwa’s ’Rebellious Conduct’: Local Perspectives on an International East African
Town », in Lane Paul and Reid Andrew (eds), African Historical Archaeologies, New York, Kluwer Academic/Plenum Publishers,
2004, p. 102.
98. Pearson Michael N., Port Cities and Intruders. The Swahili Coast, India, and Portugal in the Early Modern Era, op. cit., p. 74.
99. Pouwels Randall L., Horn and Crescent, Cultural Change and Traditional Islam on the East African Coast, 800-1900, op. cit., p. 14.
100. Pearson Michael N., Port Cities and Intruders. The Swahili Coast, India, and Portugal in the Early Modern Era, op. cit., p. 74.
présentation DOSSIER interventions en débat livres

certain espace de liberté dans leurs échanges avec l’extérieur (toutefois, les
groupes victimes de raids esclavagistes pouvaient justement appartenir à
des « marges » peu impliquées dans le commerce supra-régional ou refu-
sant l’échange). Des sociétés ont résisté à l’incorporation, soit par refus
de ce qui pouvait être perçu comme une domination extérieure, soit par
crainte d’effets déstabilisateurs du commerce à longue distance, l’appari-
tion de biens de prestige induisant une complexification sociale qui allait à
l’encontre des principes de ces sociétés. Les villes côtières essayaient de leur
côté de fidéliser des alliances avec des marchands étrangers ou de jouer de
leur concurrence éventuelle. Cette stratégie éclaire les affiliations religieuses
mouvantes observées à Kilwa entre les XIe et XVe siècles, où les dirigeants
adhèrent à différentes écoles ou branches de l’islam ; ces changements
reflètent aussi des luttes de pouvoir entre des groupes nobles qui s’ap-
puient sur des réseaux distincts, ainsi que des arrivées de migrants venant
de divers centres du monde musulman101. Il apparaît ainsi clairement que
les relations cœur/semi-périphérie/périphérie n’étaient pas nécessairement
« sous-développantes » ; de plus, les situations étaient changeantes dans le
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temps et dans l’espace.
59
LA FORCE DU POLITIQUE ET DE L’IDÉOLOGIE _
J’ai évoqué jusqu’ici les processus de domination et de co-évolution
essentiellement à travers les avantages technologiques ou institutionnels et
les échanges commerciaux, mais il convient d’insister sur deux points : 1/
Le commerce n’est pas le seul mode de transfert de richesse : la domination
politique et les conflits jouent aussi un rôle, de même que les réseaux
religieux ; 2/ Les transferts de richesse ne représentent pas la seule source
de structuration d’une domination par les cœurs.
Pour exercer leur domination, les cœurs utilisaient pouvoir idéolo-
gique et puissance politique, par le biais de stratégies diverses : imposition
de taxes et de tributs, colonisation, alliances, intermariages, conversions
religieuses et force armée. Le poids démographique représentait un fac-
teur crucial : il permettait des investissements en agriculture, dans des
industries, et la constitution d’armées puissantes. À l’échelle de l’Océan
Indien, l’intégration économique et culturelle se révélait plus efficace
que l’emploi de la force. Toutefois, les régions dominantes du système
recouraient parfois à la violence. Selon Idrîsî, les Arabes d’Oman kid-
nappaient les enfants en leur offrant des dattes102. Au XIIe siècle encore,

101. Wilkinson Toby C., Sherratt Susan, Bennet John (eds), Interweaving Worlds : Systemic Interactions in Eurasia, 7th to the
1st  Millennia BC, Oxford, Oxbow Books, 2011. Horton Mark, « The Islamic Conversion of the Swahili Coast 750-1500: some Archaeo-
logical and Historical Evidence », op. cit.
102. Viré François, « L’Océan Indien d’après le géographe Abû Abd-Allah Muhammad Ibn Idrîs al-Hammûdî al-Hasanî, dit Al-Sarîf
Al-Idrîsî (493-560 H./1100-1166) (Extraits traduits et annotés du « Livre de Roger ») », Études sur l’Océan Indien, Coll. des travaux de
l’Université de la Réunion, 1984, p. 20.
histoire globale

P. Beaujard, Systèmes-mondes anciens. processus de domination, de co-évolution et de résistance

les dirigeants de l’île de Qays (golfe persique) mènent des raids sur la
côte des Zanj pour se procurer des esclaves. Le mauvais souvenir laissé
par les Wadebuli (« gens de Daybul », port à l’embouchure de l’Indus)
dans les traditions de la côte africaine semble lié également à l’emploi
de la force pour se procurer des esclaves. Des semi-périphéries éloignées
avaient aussi recours à la force : selon l’ancien Livre des Merveilles de l’Inde
(Xe siècle), « des gens de Waqwaq » (Indonésiens) attaquèrent Qanbalû,
sur l’île de Pemba, pour se procurer « ivoire, écaille [de tortue], [peaux
de] panthères, ambre gris », et esclaves (ces Indonésiens avaient aussi
« pillé des îles situées à six jours de route de Qanbaloh [les Comores ?]
et s’étaient rendus maîtres d’un certain nombre de villages et de villes de
Sofala des Zenj »)103.
Bien sûr, les pouvoirs idéologique, politique et économique se recou-
pent et agissent en synergie. Parlant des Européens, Andrew Sherratt
l’exprimait en ces termes : « Les Missionnaires apprenaient aux indigènes
qu’ils étaient nus et les traitants leur vendaient des étoffes104. » La diffusion
de l’islam et celle du christianisme apparaissent ainsi liées à des rapports
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économiques et politiques. La chronique d’Ibn Battûta consacrée à la
60 ville de Kilwa (1334), même s’il ne l’a pas visitée comme il le prétend105,
_ reflète ces synergies. Le voyageur marocain souligne les guerres inces-
santes du sultan, Hasan bin Sulaymân, contre les « infidèles », évidem-
ment pour se procurer des esclaves. La richesse de la cité et de son sultan
– prototype du « bon souverain » – explique par ailleurs la « générosité »
de ce dernier, qui aurait donné un jour vingt esclaves et deux charges
d’ivoire à un fakir du Yémen. Même si l’épisode rapporté est d’abord
une « histoire édifiante » construite sur des récits oraux en provenance de
Kilwa, il n’en reste pas moins qu’en quelques lignes, Ibn Battûta trace la
chaîne de domination qui pénètre à l’intérieur de l’Afrique, en révélant
une partie des mécanismes mis en jeu. On perçoit que l’échange est un
rapport de force, appuyé sur l’idéologie et les armes, et que l’inégalité
dans l’échange est d’autant plus grande que l’écart entre les deux parties
est plus important, en matière de technologie, de puissance militaire et de
complexité sociale. L’inscription de l’échange (et de la notion de valeur)
dans le social, le politique et le sacré, dans des hiérarchies et des systèmes
de pensée, ressort clairement des faits observés. Toutefois, les influences
politiques et idéologiques n’impliquaient pas seulement une sujétion.

103. Sauvaget Jean (dir.), Les Merveilles de l’Inde, trad. Sauvaget Jean, in Mémorial Jean Sauvaget, t. I, Damas, Institut Français
de Damas, 1954, p. 301.
104. Sherratt Andrew, « Envisioning Global Change : a Long-Term Perspective », in Denemark Robert A., Friedman Jonathan, Gills
Barry K., Modelski George (eds), World System History. The Social Science of Long-Term Change, London, New York, Routledge,
2000, p. 122.
105. Fauvelle-Aymar François Xavier et Hirsch Bertrand, « Voyage aux frontières du monde. Topologie, narration et jeux de miroir dans
la Rihla de Ibn Battûta », Afrique et Histoire, 1, 2003, pp. 75-122.
présentation DOSSIER interventions en débat livres

Les élites swahilies ont pour une part bénéficié de leur appartenance
au monde musulman, et l’islam – dans ses différentes variantes – a été
adapté et métissé de croyances africaines106.

L’exemple de l’Afrique de l’Est avant le XVIIe siècle montre clairement


que les relations à l’intérieur du système-monde, si elles instituent une
division du travail et la domination de périphéries – par des processus éco-
nomiques, politiques et idéologiques –, permettent aussi le développement
d’autres régions. Toutes les périphéries et plus encore les semi-périphéries
ne sont pas demeurées en situation de « victimes passives ». La frange
côtière est-africaine a ainsi pu se constituer en interface semi-périphérique
entre les cœurs de l’hémisphère nord et des périphéries de l’intérieur
de l’Afrique et des îles (Comores et Madagascar). Nous avons, de plus,
observé des développements locaux qui ne furent pas initiés par les réseaux
océaniques, mais interagirent ensuite avec eux et se trouvèrent stimulés
par ces contacts. Il existe, en outre, des gradations et des variations – spa-
tiales et temporelles – dans la domination d’une périphérie par un cœur,
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fonction de l’histoire, de la distribution des ressources et des conditions
socio-politiques dans les deux régions considérées, certaines périphéries 61
manifestant une réelle capacité de négociation. À l’image de ce que l’on _
peut noter dans le système-monde moderne, parallèlement à l’exploitation
de périphéries toujours plus étendues et au pillage de l’environnement, la
croissance globale a permis des phénomènes de co-évolution dans certaines
régions capables de tirer parti de la dynamique du système, grâce à leurs
atouts géographiques et humains, à travers le progrès des échanges et des
phénomènes de décentralisation du capital. Ces co-évolutions s’accompa-
gnent de l’adoption de traits sociaux et technologiques des zones centrales
et du recours à des innovations (parfois par substitution de produits).
Dans les périodes d’expansion du système surtout, certaines régions se
trouvent aspirées vers le haut par les échanges, lorsqu’elles sont en mesure
de répondre à la demande croissante du marché en matériaux bruts ou en
produits finis. D’un cycle à l’autre, l’espace swahili a pu développer ses
exportations de biens bruts et sa propre production manufacturée, même
si celle-ci est restée limitée. Toutefois, le processus de co-évolution de la
côte swahilie et de certaines entités politiques de l’intérieur ou des îles ne
saurait masquer une situation générale de domination par les cœurs. La
côte swahilie et les États ou chefferies de l’intérieur, qui organisaient la
collecte de l’ivoire, l’exploitation de l’or et la traite des esclaves, étaient

106. Pouwels Randall L., « The East African Coast c. 780 to 1900 C. E. », in Levtzion Nehemia, Pouwels Randall L. (eds), The History
of Islam in Africa, Athens, Ohio University Press, Oxford, James Currey Ltd, Claremont, David Philip Publish. Ltd, 2000, pp. 251-271 ;
Insoll Timothy, The Archaeology of Islam in Sub-Saharan Africa, op. cit. ; La Violette Adria, « Swahili Cosmopolitanism in Africa and
the Indian Ocean World, A.D. 600-1500 », op. cit.
histoire globale

P. Beaujard, Systèmes-mondes anciens. processus de domination, de co-évolution et de résistance

eux-mêmes parties prenantes dans la chaîne de domination construite à


partir de l’hémisphère nord.
Dans la compétition que se livrent les régions au sein du système, les
positions bien sûr ne demeurent pas immuables. Certaines zones peuvent
passer d’un statut de périphérie ou semi-périphérie à celui de cœur (ainsi
l’Europe aux XVe-XVIe siècles) ou suivre un chemin inverse (l’Europe occi-
dentale à l’effondrement de l’empire romain). La côte swahilie, cependant,
n’est jamais parvenue au statut de cœur. Les possibilités de développement
de l’Afrique de l’est paraissent en effet limitées, pour des raisons surtout
géographiques : la côte est-africaine ne disposait pas d’un potentiel agri-
cole comparable à celui de l’Égypte, de la Mésopotamie, de l’Inde, de
Java ou de la Chine, ses possibilités de croissance démographique étaient
donc plus réduites. Son éloignement des cœurs du système a aussi repré-
senté un facteur défavorable. Elle n’a pas bénéficié d’une décentralisation
notable du capital à partir des cœurs. Ces différents facteurs expliquent
que l’espace swahili n’ait jamais réussi à jouer un rôle aussi considérable
que d’autres semi-périphéries. Ses villes principales sont restées de taille
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modeste par rapport à celles de régions côtières également en situation
62 d’interface. Contrairement à l’Asie du sud-est, la côte d’Afrique orientale
_ n’a pas été en mesure de développer ses marchés locaux ou ses industries
d’exportation à une échelle significative, ni de promouvoir des innovations
qui pouvaient représenter un atout dans le système-monde. Aucune pro-
duction impliquant des technologies relativement complexes et capable
d’effets d’entraînement sur d’autres secteurs de l’économie n’a été mise en
œuvre, fait à relier aux possibilités limitées du secteur privé et à l’absence
d’État puissant. Ces handicaps éclairent sans doute, pour une part, l’his-
toire de la région à l’époque moderne. n
L'émergence du capitalisme au prisme de l'histoire globale
Philippe Norel
Dans Actuel Marx 2013/1 (n° 53), pages 63 à 75
Éditions Presses Universitaires de France
ISSN 0994-4524
ISBN 9782130617808
DOI 10.3917/amx.053.0063
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L’ÉMERGENCE
DU CAPITALISME AU PRISME
DE L’HISTOIRE GLOBALE
Par Philippe NOREL

L’histoire globale peut-elle nous aider à penser le capitalisme, sa na-


ture, les conditions de son émergence, les voies de son développement ?
Envisager de répondre oui à cette question suppose déjà de se départir
d’un eurocentrisme spontané, d’une part, et d’accepter un certain recul
par rapport aux analyses entièrement focalisées sur la formation des classes,
d’autre part, les deux biais étant sans doute en partie liés.
Sortir de l’eurocentrisme paraît a priori assez simple. Il s’agit avant tout
de réaliser que les techniques et institutions de l’essor européen amorcé
au XIIIe siècle sont le produit d’interactions à l’échelle du monde afro-
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eurasien, parfois sur la très longue durée, et non d’abord le résultat d’une
évolution contradictoire du féodalisme1. De fait, les grandes techniques 63
commerciales et financières qui feront le capitalisme européen (principes _
de l’aval, de la lettre de change, du calcul actuariel) apparaissent précisé-
ment en Italie au moment où les cités États de la péninsule rencontrent
très directement leurs homologues arabes et persans grâce aux croisades,
puis à l’ouverture de la route de la soie permise par la domination mongole
sur l’Eurasie. Les grandes techniques productives qui feront la révolution
agricole européenne (charrue à soc et versoir métallique, collier de cheval,
semoir mécanique), sa croissance industrielle (machines à filer, manivelle,
hauts fourneaux et acier) tout comme les outils de son essor intellectuel
(papier, imprimerie, chiffres) sont clairement d’origine chinoise ou in-
dienne. Et on ne parlera pas ici des techniques de transport (écluse, navire
à cale compartimentée, gouvernail, boussole) ni des techniques militaires
(poudre à canon), également originaires d’Asie orientale, qui ont très large-
ment contribué à l’essor européen corrélé avec celui de son capitalisme. Ce
qui est vrai des techniques l’est tout autant des institutions : les premières
sociétés par participations italiennes (par exemple, la commenda) relèvent
directement d’influences arabes (qirad) et les réseaux commerciaux qui
subsisteront en Europe, entre la chute de l’empire romain et l’essor de
l’an mille, relèvent plus des réseaux diasporiques propres au commerce

1. Norel Philippe, L’Histoire économique globale, Paris, Seuil, 2009, pp. 65-83.

Actuel Marx / no 53 / 2013 : Histoire globale


histoire globale

P. NOREL, L’émergence du capitalisme au prisme de l’histoire globale

traditionnel de l’océan Indien que d’une quelconque filiation gréco-


romaine. Dit schématiquement, les outils du capitalisme européen ne sont
pas d’abord les nôtres, même si le génie européen saura, à partir des XIIe-
XIIIe siècles, les adapter et les transformer, parfois de façon radicale. Tout
ceci ne signifie pas, bien sûr, que le capitalisme européen se réduirait à ces
emprunts, aussi massifs et fondamentaux soient-ils, mais simplement qu’il
fut puissamment permis, épaulé, voire accéléré par eux.
Remettre en cause la focalisation du regard sur la formation des classes
sociales paraît beaucoup plus difficile et sans doute discutable. Il ne s’agira
pas de nier ici que le mode de production capitaliste européen s’est fon-
damentalement constitué dans la séparation des producteurs d’avec leurs
moyens de production, notamment à partir de la période des enclosures en
Angleterre, mais de réaliser que des économies de marché, avec formation
de véritables marchés du capital et de la terre, recherche relativement ra-
tionnelle du profit en vue de son accumulation illimitée et soutien actif
de l’État à cette dernière, ont pu exister ailleurs qu’en Europe sans pour
autant impliquer la domination tendancielle du rapport salarial au sein de
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la société. Dit autrement, l’économie de la Chine des Song du Sud (1127-
64 1279) a créé une économie de marché prospère, largement fondée sur une
_ petite et moyenne production marchande, sans déposséder brutalement
les travailleurs de leurs moyens de production. De façon plus importante
encore, ce changement de focale consiste à envisager que la transformation
des rapports de production puisse être le résultat de processus à la fois
internes et externes, les contradictions internes à une structure sociale
donnée ne pouvant souvent être dépassées que par une conjoncture ex-
terne très particulière. C’est ainsi que Brenner2 a admis que la constitu-
tion du capitalisme agraire anglais des XVIe-XVIIe siècles s’est sans doute
trouvée considérablement accélérée par l’intégration du monde américain
à l’économie européenne, l’argent péruvien ou mexicain permettant l’ex-
plosion des exportations de laine britanniques vers la péninsule ibérique,
donc rendant les enclosures économiquement plus faciles et évidemment
rentables, via l’élevage du mouton, pour la gentry. Ce changement de fo-
cale permet également de réaliser que la formation du capital marchand
européen (fondement de son développement capitaliste) doit beaucoup
aux pratiques des diasporas juives ou arméniennes dans une interaction, il
est vrai, complexe et heurtée.
On l’aura compris, l’histoire globale peut nous permettre de reprendre
la question du capitalisme en réévaluant certains aspects externes par trop
négligés dans des analyses marxistes traditionnelles, uniquement centrées
sur l’Europe et l’évolution réelle de ses rapports sociaux, reléguant l’Orient
2. Brenner Robert, « The Agrarian Roots of European Capitalism », in Astorn T. H. & Philpin C. H. E., The Brenner Debate, Cambridge,
Cambridge University Press, 1985.
présentation DOSSIER interventions en débat livres

et l’Asie dans les affres du mythique « mode de production asiatique ».


Autrement dit, elle peut sortir l’analyse marxiste de certaines ornières où
la tradition a pu la maintenir, au mépris des analyses factuelles les plus
élémentaires quant à la réalité asiatique du commerce de longue distance,
de l’essor urbain, de l’accumulation du capital, parfois même de l’investis-
sement du capital marchand dans la sphère productive.
Ceci étant posé, c’est sans doute l’analyse en termes de systèmes-monde
qui, au sein de l’histoire globale, a tenté la première de répondre à cette ques-
tion du capitalisme, de son origine, des ressorts de sa constitution. Et elle l’a
fait dans deux directions a priori antagonistes : la première, faite de discon-
tinuités significatives et radicales ; la seconde privilégiant une hypothèse de
continuité généralisée. La première de ces voies a été tracée par Wallerstein3,
qui considère que le capitalisme historique est indissociable du système-
monde moderne élaboré à partir du XVIe siècle, d’une part, et qu’il ne saurait
exister véritablement de système-monde antérieur, d’autre part, faute préci-
sément d’un capitalisme antérieur à cette date. La seconde direction a été il-
lustrée par les travaux de Frank et Gills4, mais aussi Friedman5, qui défendent
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à l’inverse l’idée d’une ancienneté et d’une continuité des systèmes-monde,
comme du reste l’affirmation que le capitalisme, sous des formes il est vrai 65
variées, est présent depuis beaucoup plus longtemps qu’on ne le prétend ha- _
bituellement. L’opposition entre ces deux courants a donné lieu à des débats
qui ont structuré la discipline, mais sans pour autant emporter la conviction,
d’un côté ou de l’autre. À l’évidence, le débat est aussi et surtout sémantique
et dépend de la définition donnée du capitalisme, de la façon dont ce dernier
est conceptualisé par les auteurs cités. Curieusement, les deux questions ont
été largement confondues, la continuité des systèmes-monde semblant aller
de pair avec l’ancienneté du capitalisme, et réciproquement. Comme si, de
fait, la logique systémique à l’œuvre dans les systèmes-monde et sans laquelle
ils ne seraient pas décelables se réduisait à la seule logique du capitalisme…
Et, de façon symptomatique, ce n’est que récemment, en particulier avec
les travaux de Beaujard6, que l’hypothèse d’une certaine continuité entre
systèmes-monde a été proposée et étayée, sans pour autant que cet auteur
affirme résolument la pérennité plurimillénaire du capitalisme.

3. Voir Wallerstein Immanuel, The Modern World System, tome I, New York, Academic Press, 1974, et, du même auteur, Le Ca-
pitalisme historique, Paris, La Découverte, 1985 ; Comprendre le monde. Introduction à l’analyse des systèmes-monde, Paris, La
Découverte, 2006 ; « La construction de l’économie-monde européenne, 1450-1750 », in Beaujard Philippe, Berger Laurent, Norel
Philippe (dir.), Histoire globale, mondialisations et capitalisme, Paris, La Découverte, 2009, pp. 191-202.
4. Franck André Gunder, « Transitional Ideological Modes : Feudalism, Capitalism, Socialism », in Frank André Gunder and Gills
Barry K., The World System, Five Hundred Years or Five Thousand ?, London, Routledge, 1993, pp. 200-217. Franck André Gunder,
ReOrient : Global Economy in the Asian Age, Berkeley, University of California Press, 1998.
5. Friedman Jonathan, « Concretizing the Continuity Argument in Global Systems Analysis », in Denemark et al., World System
History. The Social Science of Long Term Change, London and New York, Routledge, 2000, pp. 133-151.
6. Beaujard Philippe, « The Indian Ocean in Eurasian and African World-Systems before the Sixteenth Century », Journal of World
History, vol. 16, n° 4, 2005, version française remaniée in Beaujard Philippe, Berger Laurent, Norel Pierre (dir.), Histoire globale,
mondialisations et capitalisme, op. cit., 2009, pp. 82-148. Voir aussi Beaujard Philippe, Les Mondes de l’océan Indien, Paris, Armand
Colin, deux tomes, 2012.
histoire globale

P. NOREL, L’émergence du capitalisme au prisme de l’histoire globale

L’histoire globale au sens large, c’est-à-dire non réduite à l’approche


systèmes-monde, nous apporte alors deux éclairages sur ces questions. Elle
nous permet d’abord de mieux comprendre comment s’est concrètement
formé le capitalisme qui s’affirme en Europe à partir de la pénétration de
l’océan Indien et de l’implantation américaine. Elle nous fournit ensuite
un outillage précieux pour décider de l’acceptabilité d’une ou de plusieurs
formes de capitalisme en deçà de 1492. Nous aborderons ici principale-
ment cette seconde problématique, renvoyant à nos travaux antérieurs7
pour l’étude de la première.

DES CAPITALISMES ANTÉRIEURS À L’ÈRE MODERNE ?


À l’évidence, la réponse à cette question dépend largement de la carac-
térisation implicite qui est donnée du capitalisme. Et il n’est sans doute
pas faux de dire que c’est l’influence de l’approche braudélienne du phé-
nomène qui, en histoire globale, a permis de penser que des capitalismes
se sont matérialisés bien avant 1492 et bien ailleurs qu’en Europe. Ce
faisant, Braudel a introduit une distinction très forte entre sa thèse et les
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approches du capitalisme en tant que mode de production (Marx) ou en
66 tant que logique d’organisation économique de la société (Weber). Si l’on
_ se réfère à ces deux derniers auteurs, le repérage de capitalismes antérieurs
à notre modernité apparaît comme particulièrement délicat. Rappelons
donc dans un premier temps les thèses marxienne et wébérienne.
Chez Weber8, le capitalisme est une organisation de l’économie qui
permet une recherche rationnelle du profit. Cet auteur distingue, on le
sait, les économies de subsistance de celles qui sont mues par la recherche
du profit. Ces dernières ne sont cependant pas nécessairement capitalistes.
Bien des activités justifiées par l’appât du gain ont existé dans le passé
sans mériter ce qualificatif (ainsi du pillage du Pérou par Pizarro) dans
la mesure où cette recherche de profit n’avait rien de rationnel. Pour que
cette rationalité émerge, il faut qu’un calcul précis de rentabilité soit pos-
sible, lequel requiert l’existence d’un compte de capital digne de ce nom.
Parallèlement, Weber montre que six conditions structurelles doivent
accompagner ces progrès de la comptabilité : appropriation des moyens
matériels de production par des entreprises lucratives privées ; liberté de
marché ; technique et droit rationnels ; existence et disponibilité de tra-
vailleurs libres ; commercialisation de l’économie (c’est-à-dire notamment
spécialisation systématique des producteurs). Sans toutes ces conditions,
en effet, il devient difficile de produire, de vendre, de gérer les conflits
des affaires, dans des conditions acceptables. La réalisation progressive de
ces différentes conditions montre que le capitalisme est une construction
7. Norel Pierre, L’Histoire économique globale, op. cit., pp. 151-238.
8. Weber Max, Histoire économique, Paris, Gallimard, 1991.
présentation DOSSIER interventions en débat livres

sociale, sans doute contingente quant aux formes de son élaboration his-
torique, mais nécessaire dans son principe, dès lors que l’économie est
tournée vers le profit et que se pose la question de le pérenniser.
Ces conditions apparaissent précisément, dans leur cohérence globale et
pour l’essentiel, entre la fin du Moyen-âge et le XIXe siècle. L’appropriation
privée des moyens de production est certes très ancienne, apparaissant
dès l’empire romain et la Grèce antique, par exemple. Elle est cependant
alors orientée surtout vers l’approvisionnement de l’oïkos, du domaine : la
terre possédée permet de fournir les nécessités ou de produire un surplus
échangeable contre les produits que l’on ne peut fabriquer soi-même. Elle
ne commencerait à se tourner vers la production en vue du profit, selon
Weber, qu’au XIIe siècle en Angleterre et franchirait un palier décisif avec
la révolution des enclosures aux XVIe et XVIIe siècles. Quant à la liberté de
marché, elle correspond à la marginalisation des guildes et corporations,
laquelle progresserait significativement, aux Pays-Bas, au XVIIe siècle. La
technique rationnelle connaîtrait un incontestable franchissement de seuil
avec les innovations de la fin du XVIIIe siècle tandis que le droit rationnel
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(notamment de la propriété) émergerait à la fin du Moyen-âge mais ne ces-
serait ensuite de se perfectionner. L’existence de travailleurs libres serait, elle 67
aussi, stimulée de façon décisive par le mouvement des enclosures, quoique _
la parfaite mobilité du travail salarié n’apparaisse peut-être que dans les
années 1830 en Angleterre. Enfin, la commercialisation de l’économie
émergerait nettement, au cours du XVIIe siècle, avec le choix des paysans
néerlandais d’abandonner la production alimentaire pour des cultures
de rente (fleurs, plantes textiles ou tinctoriales), puis avec l’apparition du
commerce de gros au XVIIIe siècle, enfin avec l’émergence de marchés de
titres à la même époque. Terminons cette revue des conditions wébériennes
du capitalisme en précisant que le compte de capital, au sens technique de
ce terme, apparaîtrait, lui aussi, de façon décisive au début du XVIIe siècle
aux Pays-Bas (sur la base d’avancées préalables dans les cités italiennes du
Moyen-âge). Le capitalisme est donc, chez Weber, une construction sociale
progressive débouchant sur une rationalisation de la recherche du profit.
Chez Marx, le capitalisme désigne autre chose qu’une rationalité ou
une accumulation de conditions « fonctionnelles » : un véritable « mode de
production ». Dans l’approche traditionnelle, un « mode de production »
est constitué par la combinaison de « forces productives » à un certain
niveau de développement et de « rapports de production » spécifiques.
Les forces productives désignent ainsi en général la nature des techniques
utilisées (outil élémentaire, machine actionnée par l’ouvrier, machine au-
tomatisée) mais aussi l’organisation de la fabrication (en ateliers séparés,
manufacture ou grande entreprise) et la division technique du travail au
histoire globale

P. NOREL, L’émergence du capitalisme au prisme de l’histoire globale

sein des éventuels collectifs de production. Les rapports de production


font référence aux relations qui se nouent entre les hommes dans le but
de produire, relations techniques bien sûr, mais aussi et surtout relations
sociales : certains possèdent les moyens de production, d’autres non, ce
qui crée une division irréductible entre classes et définit différents statuts
possibles pour les travailleurs directs (esclaves, serfs, salariés…). Sur ces
bases, on peut sans doute dire que les rapports de production capitalistes
se caractérisent par la tendance à la généralisation de l’échange marchand
(tous les biens ont vocation à s’échanger, y compris la force de travail)
et par l’extension du salariat (conséquence de l’appropriation privée des
moyens de production par quelques-uns). Le mode de production capita-
liste combine donc ces rapports de production spécifiques avec les forces
productives particulières au stade de la grande industrie.
Fondamentalement, c’est l’appropriation privée, parfois brutale, des
moyens de production par la bourgeoisie et la noblesse qui, à partir de la
fin du Moyen-âge, oblige une partie des individus relevant de modes cou-
tumiers de subsistance à vendre leur force de travail et à subir, notamment
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sous la forme particulière du salariat, une extorsion de plus-value (ou d’un
68 surtravail). C’est bien, de façon concomitante, l’échange marchand qui
_ sanctionne à la fois l’ampleur de ce surtravail et sa captation par le capi-
taliste. Le montant monétaire du salaire ouvrier s’échange en effet contre
des biens de subsistance fabriqués en un temps de travail moindre que le
temps de travail ouvrier supposé rémunéré par ce salaire. La différence
constitue le surtravail. Cet écart entre temps de travail fourni et temps de
travail obtenu dans les biens que le salaire permet d’acheter mesure donc
l’ampleur du surtravail ou plus-value. Mais de même, cette plus-value
n’est captée par le capitaliste, réalisée, que si ce propriétaire des moyens de
production parvient à vendre le produit du travail de ses salariés : on a là
une sanction par l’échange marchand du pari productif et de l’espoir de
plus-value qui lui est lié. Enfin, le réinvestissement systématique de cette
plus-value dans de nouveaux moyens de production est nécessaire pour
accumuler du capital et lutter ainsi contre la concurrence.
Dans la perspective marxiste, si le rapport de production capitaliste
voit le jour très progressivement, entre le XIIe et le XVe siècle, il ne de-
vient véritablement prégnant qu’aux XVIe et XVIIe siècles, lorsque la
séparation du travailleur d’avec ses moyens de production (par exemple
avec les enclosures anglaises) et le développement du marché de la terre
(Angleterre et Pays-Bas) déterminent une structure d’exploitation basée
sur le salariat, mais aussi et surtout sur le travail à domicile pour le compte
de marchands donneurs d’ordres. Il ne constitue le mode de production
capitaliste qu’en étant combiné avec le stade industriel de développement
présentation DOSSIER interventions en débat livres

des forces productives, à partir de la fin du XVIIIe siècle et la révolution


industrielle. De ce fait, il n’est sans doute pas illégitime de distinguer, chez
Marx, l’émergence du capitalisme (XVIe-XVIIe siècles), liée pour l’essentiel
au capital marchand, et son arrivée à maturité (fin XVIIIe et XIXe siècle),
coïncidant avec la domination du capital productif.
Il semble alors que les approches wébérienne et marxienne interdisent
assez largement de penser un capitalisme hors du contexte moderne euro-
péen. Chez Weber, c’est cette fameuse rationalisation de la recherche du
profit qui, nécessairement basée sur une comptabilité en partie double,
laquelle ne prend elle-même sens que dans le cadre des six conditions
connexes, paraît manquer en tous temps et en tous lieux autres que
l’Europe des XVIIe-XIXe siècles. De même, chez Marx, la conjonction
du stade industriel de développement des forces productives et de la
domination tendancielle du rapport salarial semble exclure tout capita-
lisme hors de l’Europe moderne. Tout au plus pourra-t-on trouver dans
d’autres sociétés des formes élaborées d’échange marchand ou encore une
véritable capacité à calculer la rentabilité des affaires, hors comptabilité
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formelle, mais sans doute pas les combinaisons de facteurs présentes dans
ces deux approches canoniques, combinaisons évidemment riches de si- 69
gnifications mais, de fait, très contraignantes quand il s’agit de les repérer _
dans une société donnée.
Friedman n’est cependant pas de cet avis et considère que Weber s’était
bien posé la question de « formes » différentes de capitalisme dans l’An-
tiquité, ce qui est indéniable. Il rejette les positions, inspirées de Polanyi,
qui nieraient tout capitalisme hors de l’Europe moderne sur la base du
comportement rentier des détenteurs de capital, en Grèce ou à Rome.
Il plaide pour la reconnaissance d’un tel capitalisme ailleurs, non sur la
base de « la position réductionniste qui réduirait le capitalisme à une sorte
de comportement mais en fonction de structures objectives encadrant la
formation des stratégies9 ». Il évoque alors l’existence d’un capitalisme en
Grèce, au VIe siècle avant l’ère conventionnelle, sur la base de l’exploita-
tion d’esclaves ayant statut de producteurs indépendants, dont le travail
était mobilisé et rémunéré, dans le cadre d’une sorte de putting-out system.
Il semble que cette preuve par un exemple soit discutable pour des rai-
sons de représentativité, d’abord, parce que l’institution du putting-out
system ne saurait caractériser le capitalisme, ensuite. En revanche, le fait
que certains esclaves deviennent proches du statut de salarié semble étayer
l’existence d’un mode élaboré de mobilisation du facteur travail. On est
peut-être ici, sous réserve d’inventaire, dans le cadre d’une économie « à
marchés », sans être sûr pour autant qu’un mécanisme d’allocation des

9. Friedman Jonathan, « Concretizing the Continuity Argument in Global Systems Analysis », op. cit., p. 136.
histoire globale

P. NOREL, L’émergence du capitalisme au prisme de l’histoire globale

ressources joue entre secteurs, à travers la synergie entre marchés de biens


et marchés de facteurs, ce qui caractériserait pleinement une économie
« de marché ». Mais cela ne serait pas totalement étonnant puisque, deux
siècles plus tard, Xénophon décrivait clairement une forme embryonnaire
de cette synergie :

Quand les bronziers sont en nombre trop élevé et que le


prix de leurs productions est en baisse, ils abandonnent leur
métier, et il en va de même pour les forgerons ; et si le grain
et le vin sont en abondance et que le prix de ces productions
est bas, leur culture ne s’en trouve plus rentable, si bien que
nombreux sont ceux qui abandonnent le travail de la terre et
se tournent vers le grand commerce, le commerce de détail
et le prêt à intérêt10.

Ceci dit, la Grèce des IVe et Ve siècles est aujourd’hui reconnue comme
l’exemple le plus proche de ce que nous appelons aujourd’hui économie
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de marché et ce constat ne signifie nullement que des formes de capita-
70 lisme aient caractérisé l’Antiquité en général. On retrouve ici la possibilité,
_ comme dans la Chine des Song au XIIe siècle, déjà évoquée en introduc-
tion, que des formes particulières d’économie de marché aient surgi…
Mais on est évidemment loin du capitalisme au sens plein de ce terme, tel
que Weber ou Marx l’ont conceptualisé.

LE RETOURNEMENT DE LA QUESTION DU CAPITALISME


CHEZ BRAUDEL
C’est précisément le carcan propre aux approches de ces deux auteurs
que Braudel a fait exploser, libérant ainsi la possibilité de « trouver » du ca-
pitalisme « ailleurs et autrefois ». Car, pour lui, le capitalisme est quelque
chose de très concret qui désigne, paradoxalement, « des activités qui s’avè-
rent différentes de l’économie de marché11 ». Le capitalisme n’apparaîtrait
que lorsque le marchand cherche à contourner les marchés réglementés et
relativement transparents qui apparaissent au bas Moyen-âge (XIIe siècle).
Braudel distingue deux sphères économiques. Dans la sphère A, se regrou-
pent les échanges quotidiens du marché, les transactions bien connues, les
trafics locaux et à courte distance, mais aussi certains échanges lointains
et néanmoins transparents (par exemple l’acheminement de grains de la
Baltique, en raison du synchronisme des prix au départ et à l’arrivée, de
ses marges bénéficiaires connues). La sphère B, en revanche, serait faite

10. Bresson Alain, La Cité marchande, Bordeaux, Ausonius, 2000, p. 294.


11. Braudel Fernand, La Dynamique du capitalisme, Paris, Arthaud, 1985, p. 49.
présentation DOSSIER interventions en débat livres

d’absence de transparence, de détournement de trafic en vue du profit.


Braudel la nomme le « contre-marché », car elle consiste à se débarrasser
des règles du marché traditionnel, souvent paralysantes, pour aller acheter
aux producteurs chez eux, voire leur acheter à l’avance, le blé encore en
herbe ou la laine avant la tonte. Ce type de vente se déroule aussi en marge
du marché officiel, à l’auberge ou sur une place annexe du bourg. Il est
particulièrement difficile d’y résister. Le marchand venant de loin y paie
en effet comptant et à des prix qui peuvent dépasser ceux qu’octroierait le
marché réglementé (sa connaissance du prix de vente final, dans un pays
éloigné, lui permettant d’apparentes largesses). Ce serait l’efficacité de ces
longues chaînes marchandes entre production et consommation « qui les
a imposées, en particulier pour le ravitaillement des grandes villes, et qui
a incité les autorités à fermer les yeux12 ». Plus ces chaînes s’allongent, plus
elles échappent aux règles et aux contrôles, plus le processus capitaliste
émerge clairement. En ce sens, le capitalisme s’oppose, dès l’origine, aux
autorités, naît de cette opposition, n’existe pas hors des contraintes du
pouvoir. Ce commerce paradoxal (puisque se développant en marge des
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marchés constitués et réglementés) se partage par ailleurs entre quelques
mains, concerne un groupe de gros négociants qui se détache nettement 71
de la masse des marchands, est relié enfin au commerce de longue distance. _
Pour Braudel, ce phénomène devient visible à Paris dès le XIIIe siècle et
apparaît dans les villes d’Italie au moins dès le XIIe siècle. Les négociants
en question disposent d’une multitude d’avantages : supériorité de l’infor-
mation, de l’intelligence, capacité de jouer sur les monnaies métalliques,
capacité d’augmenter leur capital par des prêts mutuels, absence de spé-
cialisation et souplesse dans le réinvestissement vers les activités les plus
rentables. Par-dessus tout, ces négociants sont déjà « internationalisés » et,
s’ils ne constituent pas toujours des monopoles durables, ils ont toujours
les moyens de supplanter la concurrence. Quant aux pouvoirs, étatiques
ou urbains, ils laissent faire, dans la mesure où ils trouvent leur intérêt
dans ce négoce : lever quelques impôts en échange de leur protection,
ravitailler les villes.
Justement, chez Braudel, le capitalisme ne s’épanouit véritablement
que dans une synergie entre le capital marchand et les pouvoirs politiques,
les commerçants de haute volée et l’État. Ce deuxième point est fonda-
mental. Les capitalistes ne réussissent vraiment dans leurs affaires et ne
déterminent un développement réel de certaines économies territoriales
que lorsqu’ils instrumentalisent en quelque sorte le pouvoir d’État sur le
modèle de Venise ou des Provinces-Unies. Dans cette approche, les mar-
chands capitalistes précèdent l’État tout en ayant besoin de lui : « L’État

12. Ibidem, p. 58.


histoire globale

P. NOREL, L’émergence du capitalisme au prisme de l’histoire globale

moderne, qui n’a pas fait le capitalisme mais en a hérité, tantôt le favorise,
tantôt le défavorise ; tantôt il le laisse s’étendre, tantôt il en brise les res-
sorts. Le capitalisme ne triomphe que lorsqu’il s’identifie avec l’État, qu’il
est l’État13. » Si les intérêts privés des marchands de la sphère B sont donc
clairement considérés comme antérieurs à l’État, au risque de se trouver
ainsi naturalisés chez Braudel, ils n’en demeurent pas moins soumis aux
pratiques de ce dernier pour parvenir à leur plein développement.
Il apparaît alors évident que des pratiques capitalistes, au sens braudé-
lien de ce terme, ont pu exister, notamment en Asie, dans l’océan Indien
ou sur les routes de la Soie, bien avant la période moderne. Toutes les
analyses réalisées sur les chaînes marchandes propres aux diasporas arabes
ou juives au Proche-Orient, persanes ou sogdiennes en Asie centrale, guja-
ratis, cholas ou chinoises en Asie du Sud-Est, montrent la présence active,
intelligente et très organisée d’un capital marchand semblable en tout
point à celui que décrit Braudel. Néanmoins, lorsque ce capital marchand
relève de diasporas, il est moins fréquemment en connivence réelle avec
les pouvoirs politiques locaux. Plus théoriquement, on peut sans doute
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résumer les possibilités logiques des relations entre États et marchands,
72 comme les modèles les plus emblématiques de ces relations, et notamment
_ ceux chers à Braudel, à partir du tableau suivant :

Pouvoir étatique

Stratégies Instrumentaliser Se tenir à distance


les marchands des marchands

Instrumentaliser Symbiose acceptée Prise de pouvoir


l’état modèle des Cités-États des marchands au
italiennes au XIIIe siècle sein de l’État
Ex. : Pays-Bas au
XVIIe siècle
Marchands
privés
Se tenir à distance Coercition contre Indépendance
de l’état les marchands et/ mutuellement acceptée
ou intégration forcée modèle des diasporas
au projet étatique de l’océan Indien
avant le XVIe siècle

Ce tableau nous présente deux solutions de relative « coopération » :


quand chacun garde ses distances (ce qui n’empêche pas une taxation des
activités marchandes), d’une part, ou lorsque la symbiose est mutuellement

13. Ibidem, p. 68.


présentation DOSSIER interventions en débat livres

acceptée comme facteur de gains pour chacun, d’autre part. On serait tenté
de les privilégier et de voir, dans leur opposition, celle d’une autonomie
assez large des diasporas, dans le cadre d’un mode de production tribu-
taire très prégnant dans l’océan Indien, d’un côté, et d’un fonctionnement
propre aux cités-États italiennes de la fin du Moyen âge, de l’autre. Cette
opposition serait cependant par trop eurocentrique. En effet, les deux « so-
lutions » non-coopératives se rencontrent également et, en Asie, si la dis-
tance mutuelle est sans doute dominante, tous les cas de figure existent. On
sait ainsi que la dynastie Ming, après 1433, a voulu réprimer les marchands
privés au long cours pour les insérer de force dans les logiques d’une société
redevenue officiellement néo-confucéenne. On sait aussi qu’aux Maldives,
à la fin du XVe siècle, certains marchands parviendront à saisir le pouvoir
politique. Quant à la symbiose acceptée, elle est souvent présente hors
d’Europe : les liens étroits entre marchands du Karim et pouvoir Rasūlide
au Yemen, du XIIIe au XVe siècle, ont été décrits en détail14 ; la solidarité
entre marchands cholas (Sud de l’Inde) et le pouvoir de leur État d’origine
s’est illustré lorsque ce dernier est venu, en 1025, combattre l’État indo-
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nésien de Sriwijaya afin de faire respecter les droits de « ses » marchands
dans le détroit de Malacca ; en Chine, sous les Song du Sud, de grands 73
commerçants obtiennent des postes officiels dans le cadre d’une politique _
impériale étonnamment favorable au commerce extérieur…
Au total donc, le type de « capitalisme » que définit Braudel serait bel
et bien présent en Asie, quelques siècles déjà avant la pénétration euro-
péenne. Peut-on envisager de le repérer également, en Asie ou ailleurs, dans
des périodes plus anciennes ? Pour Frank, « les organisations économiques
et politiques du monde antique et même archaïque étaient aussi caractéri-
sées par les éléments propres au (proto)capitalisme […], capital, monnaie,
profit, marchands, travail salarié, entrepreneuriat, investissement, techno-
logie, etc.15 » En conséquence, il pose comme non pertinent le problème
du passage, en Europe, au capitalisme, étant donné la continuité profonde
des pratiques capitalistes, comme des systèmes-monde successifs. Pour lui,
l’essor de l’Europe au XVIe siècle représenterait simplement « un transfert
d’hégémonie à l’intérieur d’un système préexistant16 » et rien d’autre.
Pourquoi ne peut-on pas invoquer de « capitalisme », comme le fait par
ailleurs Wallerstein à propos de cette transition ? Fondamentalement parce
que « l’accumulation pour elle-même », qui définit chez Wallerstein le
capitalisme historique, « a joué un, sinon le, rôle central, dans le système-
monde, bien au-delà de l’Europe et bien longtemps avant 150017 ». De
14. Vallet Éric, L’Arabie marchande : État et commerce sous les sultans rasülides du Yemen (1229-1454), Paris, Publications de la
Sorbonne, 2010.
15. Frank André Gunder, « Transitional Ideological Modes : Feudalism, Capitalism, Socialism », op. cit, p. 205.
16. Ibidem., p. 200.
17. Ibidem, p. 202.
histoire globale

P. NOREL, L’émergence du capitalisme au prisme de l’histoire globale

plus, en admettant, avec Wallerstein, que le capitalisme historique s’iden-


tifie avec ce nouveau système-monde, le fait que toutes les caractéristiques
de ce système (division centre-périphérie, cyclicité, hégémonie, etc.)
aient été repérées préalablement ruine l’hypothèse d’une originalité, au
XVIe siècle, de quelque capitalisme que ce soit… Frank en tire une histoire
globale entièrement fondée sur la cyclicité des systèmes-mondes et les suc-
cessions hégémoniques. Le changement institutionnel lié à l’émergence
d’un capitalisme européen n’en constitue évidemment plus un sujet de
prédilection.
L’argumentation de Frank apparaît ici bien schématique. Par exemple,
il ne démontre aucunement, quoi qu’il en dise, que l’accumulation pour
elle-même est la norme depuis l’antiquité. Si les travaux de Polanyi et de
son courant de pensée ont largement étayé l’idée que le marché et l’accu-
mulation sans autre but qu’elle-même étaient contraints par l’ordre social
dans l’antiquité, même leurs adversaires théoriques18, favorables à la réalité
et à l’importance des marchés dans ces époques, n’iraient certainement pas
jusqu’à approuver sans réserve la thèse de Frank. De même, il est inaccep-
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table de réduire le capitalisme à un simple inventaire d’éléments tels que la
74 monnaie, les marchands, l’investissement, et la technologie, sauf effective-
_ ment à dire que le capitalisme n’est rien. En dépit d’une certaine parenté
apparente avec cette approche, Braudel est beaucoup plus nuancé, tant
par son insistance sur la synergie État/marchands que par son analyse des
conditions socio-politiques qui entravent ou non l’essor du capitalisme
dans chaque contexte spécifique.
Si l’on retient donc l’existence d’un capital marchand de haute vo-
lée comme l’une des réalités économiques les mieux partagées dans les
sociétés humaines, qu’on se situe en Asie, en Afrique (avec les Swahilis,
par exemple) ou en Europe, pendant ou avant l’ère conventionnelle, il
importe aussi de souligner la distance entre les structures forgées par ce
capital marchand et les économies de marché, d’une part, le capitalisme
en tant que mode de production à la Marx (ou en tant que logique d’or-
ganisation économique de la société à la Weber), d’autre part. Tenter de
placer ces trois « éléments » sur une échelle comparative revient à mélan-
ger différents niveaux d’analyse. Le premier niveau reste celui de pratiques
historiques d’acteurs, d’une quête intelligente et efficace de profit, de
tactiques individuelles dans le cadre de logiques sociales d’accumulation.
Le deuxième niveau est celui de la fonctionnalité pure, de la cohérence et
de la synergie entre marchés ou quasi-marchés. Le troisième nous parle de
structures plus déterminantes, fondées sur l’économie de marché mais qui
la dépassent aussi, la dépassant de par l’hétérogénéité des statuts sociaux

18. Silver Morris, Economic Structures of Antiquity, Westport, Greenwood Press, 1995, et Bresson Alain, La Cité marchande, op. cit.
présentation DOSSIER interventions en débat livres

engendrés. C’est sans doute en ce sens que le débat sur le capitalisme avant
1492 est sans doute assez vain…
Il n’en reste pas moins que des continuités fortes conduisent du capital
marchand de long cours au capitalisme. Arrighi19 a qualifié de « capita-
lisme diffus » ces marchands, diasporiques ou pas, qui ont fait l’histoire
afro-eurasienne depuis quelques millénaires. Pour lui, poser la question
de l’émergence du capitalisme territorialisé, incarné dans les institutions
qu’évoquent Weber ou Marx, revient à demander comment on a pu passer
d’un « capitalisme diffus » à un « capitalisme concentré ». Il trouve la clé
de ce passage dans l’équilibre subtil pratiqué par les cités-États italiennes
entre « territorialisme » (attitude identifiant le pouvoir à l’extension du
territoire et ne considérant la richesse que comme un moyen) et « capita-
lisme » (recherche de la richesse comme finalité, l’acquisition de territoires
n’étant plus qu’un moyen). Ainsi Venise développerait simultanément
les deux dynamiques, tout en veillant à ce qu’elles n’entrent jamais en
contradiction. Mielants20 reprend à son compte cette dialectique, en mon-
trant, par exemple, que les techniques de monopole pratiquées à Venise
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relevaient à la fois du territorialisme et du capitalisme. Qui plus est, ce
sont bien les systèmes politiques communs à ces cités-États qui seront 75
repris ensuite par les États-nations en lutte du XVIIe siècle, les intérêts _
privés y instrumentalisant peu à peu le pouvoir politique afin de servir
leur propre accumulation… Dans ce cadre, les réussites commerciales
extérieures néerlandaise et anglaise devaient, on le sait, considérablement
stimuler leurs économies, menant aux réformes institutionnelles avancées
par Weber, à la prolétarisation des paysans anglais, à l’affermissement du
droit de propriété, à l’extension du salariat et à la rentabilisation des in-
novations scientifiques et techniques. À ce titre, le capitalisme industriel
européen est bien largement le fruit d’une chronologie historique globale
qu’il importe plus que jamais d’écrire… n

19. Arrighi Giovanni, The Long Twentieth Century, Money, Power and the Origins of our Times, London, Verso, 1994.
20. Miellants Eric, The Origins of Capitalism and the Rise of the West, Philadelphia, Temple University Press, 2008.
Où et quand le capitalisme est-il né ? Conceptualisations et
jeux d'échelle chez Robert Brenner, Immanuel Wallerstein
et André Gunder Frank
Yves-David Hugot
Dans Actuel Marx 2013/1 (n° 53), pages 76 à 91
Éditions Presses Universitaires de France
ISSN 0994-4524
ISBN 9782130617808
DOI 10.3917/amx.053.0076
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histoire globale

Y.-D. HUGOT, Où et quand le capitalisme est-il né ?

OÙ ET QUAND
LE CAPITALISME EST-IL NÉ ?
CONCEPTUALISATIONS
ET JEUX D’éCHELLE
CHEZ ROBERT BRENNER,
IMMANUEL WALLERSTEIN
ET ANDRé GUNDER FRANK
Par Yves-David HUGOT

Selon une lecture courante de Marx, le capitalisme, au sens plein du


terme, devrait être défini comme un mode de production associant un
certain rapport de production (celui qui place face-à-face les détenteurs
des moyens de production, qui doivent écouler leur production sur un
marché, et les producteurs directs, obligés de vendre leur force de tra-
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vail) et un certain état des forces productives (avec, en son centre, l’usine,
76 où sont concentrés les machines et les prolétaires salariés). Or, une telle
_ configuration ne devint dominante qu’à la fin du XVIIIe siècle, et d’abord
seulement en Angleterre. Peut-on affirmer, alors, que le capitalisme, c’est-
à-dire une économie orientée vers la recherche effrénée et indéfinie du
profit, n’a pu exister avant cette date ?
Immanuel Wallerstein s’inscrit dans cette lignée de chercheurs en
sciences sociales qui ont ambitionné d’expliquer « la création […] du
monde moderne1 ». Pour le sociologue américain, ce phénomène consti-
tue, avec la révolution néolithique, l’une des deux grandes « étapes2 »
qui ont marqué l’histoire de l’humanité. Il identifie la modernité avec
la naissance du capitalisme. Mais, en le faisant naître de l’établissement
d’un espace de production et d’échange à l’échelle de l’Europe et de ses
dépendances au début du XVIe siècle, il n’identifie plus capitalisme, pro-
létarisation et révolution industrielle. En considérant la période s’étendant
du XVIe au XVIIIe siècle comme pleinement capitaliste, Wallerstein opère
une réinterprétation originale de l’histoire du capitalisme qui minore le
rôle pionnier de l’Angleterre.
André Gunder Frank, en s’appuyant sur l’histoire globale, a opéré une
critique de Wallerstein, qui l’a amené non seulement à repousser les limites

1. Wallerstein Immanuel, Le Système du monde du XVe siècle à nos jours, tome 1, Capitalisme et économie-monde (1450-1640),
Paris, Flammarion, 1980, p. 7.
2. Idem.

Actuel Marx / no 53 / 2013 : Histoire globale


présentation DOSSIER interventions en débat livres

géographiques et temporelles du capitalisme bien au-delà de l’Europe du


XVIe siècle, mais aussi, plus généralement, à refuser au marché tout privi-
lège dans la capacité à entretenir un processus d’accumulation. On peut se
demander si cette perspective, stimulante intellectuellement, n’a pas rendu
en revanche difficile, par la dissolution/éternisation du capitalisme qu’elle
opère, toute critique de l’ordre économique existant, s’éloignant ainsi de
ce qui était l’objet premier du marxisme ?

ROBERT BRENNER ET LA PROLÉTARISATION COMME


CONDITION DU CAPITALISME
Robert Brenner est un défenseur de la conception classique, qui
accorde une importance cruciale à la prolétarisation/salarisation dans la
naissance du capitalisme. Pour que la division du travail ainsi que la spé-
cialisation de la ville et de la campagne apportent des gains de productivité
et enclenchent un cercle vertueux de croissance, il faut que la force de
travail puisse être « transférée de l’agriculture rurale à l’industrie urbaine
en réponse aux opportunités du marché3 ». Il est donc nécessaire qu’il
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n’y ait plus « de barrières » empêchant de « quitter l’agriculture, comme
le servage ou l’esclavage »4. Les agriculteurs doivent pouvoir quitter leur 77
campagne pour répondre aux opportunités offertes par l’industrie urbaine _
et ne doivent plus pouvoir y retourner ensuite, ce qui implique de les ex-
clure de la propriété des moyens de production et de subsistance agricoles.
« La proportion de la population urbaine et rurale » dépendant par ailleurs
« strictement de la productivité du travail »5 agricole, ce transfert de force
de travail vers l’industrie urbaine sera impossible, à moins que la produc-
tivité du travail agricole n’ait augmenté. Ce sont précisément les mêmes
rapports de classes que ceux qui ouvrent pleinement la voie au transfert
de la force de travail de la campagne à la ville qui vont permettre la crois-
sance de la productivité du travail agricole. La mise en place de « rapports
sociaux capitalistes ‘classiques’ entre un propriétaire foncier capitaliste et
un tenancier travailleur libre » rendant « possible le développement de
la productivité du travail dans l’agriculture », est apte à engendrer « une
tendance au développement continu des forces productives »6.
Où et quand un tel processus a-t-il débuté ? Brenner considère que
seule l’Angleterre, à partir du XVIIe siècle, a connu ce processus de mise
en place d’une agriculture capitaliste. Son argumentation suit ici le récit
développé par Marx dans le chapitre du Capital sur la « prétendue accu-
mulation initiale », y ajoutant simplement une comparaison avec la France
3. Brenner Robert, « The Origins of Capitalist Development : a Critique of Neo-Smithian Marxism », New Left Review, n° 104, July-
August 1977, pp. 25-92, ici p. 34.
4. Ibidem, p. 35.
5. Ibidem, p. 34.
6. Ibidem, p. 60.
histoire globale

Y.-D. HUGOT, Où et quand le capitalisme est-il né ?

et la Pologne. Partout en Europe, à la fin du Moyen Âge, les paysans ont


cherché à échapper au servage. L’issue de leur lutte a dépendu du rapport
de force entre seigneurs et paysans. « En Europe orientale, les seigneurs
vainquirent7 » et un second servage s’ensuivit. En France et en Angleterre,
en revanche, « la résistance paysanne8 » l’a brisé. L’issue de cette lutte n’a
cependant pas été identique dans les deux cas.
En France, la lutte des paysans réussit trop bien. La paysannerie arriva
à conquérir la « propriété d’une grande partie de la terre9 ». Ce triomphe
de la petite propriété empêcha le développement d’une agriculture capi-
taliste. Les petits propriétaires pratiquant une agriculture de subsistance,
allant peu sur le marché, n’avaient guère intérêt à améliorer les méthodes
agricoles. Les faibles surplus étaient collectés par un État central fort
pour financer les guerres. Il en résulta une absence d’investissements et
d’améliorations productives. En Angleterre, « l’immense majorité de la
population » était aussi composée « de paysans libres »10, mais les grands
propriétaires terriens restèrent suffisamment puissants pour procéder au
« pillage systématique de la propriété communale11 », c’est-à-dire à l’en-
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closure des communaux, dont l’effet fut d’asphyxier les petits paysans en
78 les rendant incapables de continuer à subsister de l’exploitation de leur
_ terre. Cette politique de longue haleine, conjuguée au « vol des domaines
de l’État12 », aboutit à la constitution de grandes propriétés affermées à
« une classe de ‘fermiers capitalistes’13 » que la nécessité d’écouler leur pro-
duction sur des marchés concurrentiels pour payer leurs loyers incitait à
rechercher des gains de productivité. Quant à la Yeomanry, cette classe de
petits propriétaires qui était majoritaire au XVIIe siècle, elle « avait dispa-
ru14 » vers 1750 au profit des gros fermiers travaillant sur les domaines des
Landlords. Il ne restait plus aux descendants de ces petits propriétaires qu’à
aller se vendre comme salariés dans l’industrie naissante, leur subsistance
ayant été rendue impossible par les gains de productivité effectués par
les fermiers capitalistes. Les enclosures, en rendant les petites propriétés
paysannes non viables, ont donc contribué à « faire de la population des
campagnes, en la ‘libérant’, un prolétariat pour l’industrie15 ». Quant à la
constitution de grandes « fermes à capital16 », elle permit de nourrir cette
nouvelle population urbaine. C’est « cette structure capitaliste agraire

7. Ibidem, p. 78.
8. Idem.
9. Ibidem, p. 81.
10. Marx Karl, Le Capital, trad. dirigée par J.-P. Lefebvre, Paris, Puf, « Quadrige », 1993, p. 807.
11. Ibidem, p. 816.
12. Idem.
13. Ibidem, p. 836.
14. Ibidem, p. 813.
15. Ibidem, p. 816.
16. Idem.
présentation DOSSIER interventions en débat livres

[qui] rendit possible, à un degré sans précédent, l’accumulation du capital


spécialement par l’innovation dans l’agriculture17 ». Les métayers devaient
répondre aux pressions du marché, étant donné le besoin qu’ils avaient de
vendre leur production pour payer leur loyer.

Le résultat fut un système qui soutenait une productivité


agricole continuellement croissante, ce qui avait pour résul-
tat de fournir une relation symbiotique entre l’agriculture
et l’industrie, chacun fournissait un marché et des moyens
de production et de consommation toujours moins chers
pour l’autre. Sur le continent, par contraste, l’agriculture
et l’industrie étaient mises en conflit l’une avec l’autre du
fait du système productif de classes ayant cours basé sur le
servage ou la propriété paysanne18.

C’est donc l’établissement de rapports de production nouveaux en


Angleterre dans le cadre d’une révolution agricole à partir de la seconde
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moitié du XVIIe siècle qui engendra ce processus de croissance que nous
appelons capitalisme. 79
Wallerstein a critiqué ce scénario. L’opposition entre une France de _
petits propriétaires essentiellement tournés vers l’autosubsistance et une
Angleterre dans laquelle les grands propriétaires fonciers auraient élargi
et enclos leurs domaines afin de créer de grandes fermes louées à des fer-
miers capitalistes devant procéder sans cesse à des investissements n’est pas
établie : « En matière d’organisation foncière et de productivité agricole,
les différences entre l’Angleterre et la France du Nord étaient relativement
mineures pendant la période 1650-175019. » « Le développement régulier
de vastes domaines par un processus de concentration » et « la clôture
des communaux »20 ainsi que l’introduction de techniques agricoles et
de cultures nouvelles eurent lieu dans les deux pays21. Par ailleurs, en
Angleterre, le marché du travail n’était pas libre. L’Act of Settlement (1662)
clouait les tenanciers au sol, et la loi de Speenhamland, qui la remplaça en
1795, « bloquait » aussi « la création d’un véritable marché du travail »22.
Il y eut donc maintien d’entraves à la libre circulation de la force de travail
et à son transfert de la campagne vers la ville.
Si l’Angleterre n’était pas très différente de la France, il faut donc expli-
17. Brenner Robert, « The Origins of Capitalist Development : a Critique of Neo-Smithian Marxism », op. cit., p. 75.
18. Ibidem, p. 77.
19. Wallerstein Immanuel, Le Système du monde du XVe siècle à nos jours, tome 2, Le mercantilisme et la consolidation de l’économie
-monde européenne. 1600-1750, Paris, Flammarion, 1984, p. 118.
20. Ibidem, p. 114.
21. Ibidem, p. 112 : « Les techniques agricoles modernes furent introduites en France aussi tôt qu’ailleurs », citant Roehl Richard,
« French Industrialization : A Reconsideration », Explorations in Economic History, XIII, 3, 1976, p. 262.
22. Wallerstein Immanuel, Impenser la science sociale. Pour sortir du XIXe siècle, Paris, PUF 1995, p. 54.
histoire globale

Y.-D. HUGOT, Où et quand le capitalisme est-il né ?

quer la croissance qui a conduit à la révolution industrielle autrement que


par une prétendue exception anglaise.

WALLERSTEIN ET LE CAPITALISME COMME ÉCONOMIE-


MONDE
Le développement de l’Angleterre ne peut s’expliquer par sa structure
sociale particulière si celle-ci se retrouve à peu de choses près en France. Pour
résoudre le problème du développement économique, il faut se donner un
espace économique complet, un espace de division du travail et d’échange
« permettant d’assurer la survie de la société23 », un espace dans lequel « les
gens qui y vivent sont reproduits24 » continûment, soit un système.
Dans cet espace économiquement autarcique, Wallerstein intègre les
catégories du socioculturel et de la politique qui, incapables en elles-mêmes
de délimiter une totalité, permettent en revanche d’en dresser la typologie
et de les différencier spécifiquement. À l’échelle d’une seule culture, il
s’agit d’un mini-système. Si elle englobe plusieurs cultures, c’est un système-
monde (world-system), le monde désignant simplement « une arène ou
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une division du travail, à l’intérieur de laquelle plus d’un groupe culturel
80 existe25 ». Des systèmes suffisamment vastes pour englober plusieurs socié-
_ tés possèdent des structures étatiques. Politiquement unifié, il s’agit d’un
empire-monde (world-empire). Si, en revanche, plusieurs entités politiques
y coexistent, alors il s’agit d’une économie-monde (world-economy).
Les caractères culturels et politiques déterminent la « structure for-
melle26 » des systèmes. Pour que leur détermination soit complète, un
« mode de production27 » doit s’y ajouter. Wallerstein emprunte ici à
Polanyi ses trois « formes d’intégration28 », susceptibles de fournir aux
économies l’« unité », la « stabilité », l’« interdépendance et récurrence de
[leurs] éléments »29 qui les rendent fonctionnelles : la réciprocité, la redis-
tribution et l’échange. « La réciprocité sous-entend des mouvements entre
points de corrélation, de groupes symétriques ; la redistribution désigne
des mouvements d’appropriation en direction d’un centre, puis de celui-ci
vers l’extérieur. L’échange se réfère […] à des mouvements […] tels que les
changements de ‘mains’ dans un système marchand30. » Pour être mises en
œuvre, ces formes d’intégration ont besoin de « supports institutionnels

23. Ibidem, p. 262.


24. Wallerstein Immanuel, « World-System Analysis », The Essential Wallerstein, New York, The New Press, 2000, p. 139.
25. Wallerstein Immanuel, « A World-System perspective on the social sciences », The Capitalist World-Economy, Cambridge Univer-
sity Press/Éditions de la Maison des Sciences de l’Homme, 1979, p. 156.
26. Ibidem, p. 159.
27. Ibidem, p. 155.
28. Polanyi Karl, « L’économie en tant que procès institutionnalisé », dans Les Systèmes économiques dans l’histoire et dans la
théorie, Paris, Larousse, 1975, pp. 239-260, p. 244.
29. Idem.
30. Ibidem, p. 245.
présentation DOSSIER interventions en débat livres

déterminés31 » : organisations symétriques, comme les groupes de parenté,


structures centralisées, qui collectent et attribuent, systèmes de marchés
créateurs de prix. Wallerstein appelle donc « modes de production » ce qui
constitue en fait des « formes de la circulation des biens ou des services
au détriment des rapports de production »32. À chaque type de système
correspond un mode de production particulier.
La réciprocité organise la circulation des biens dans les mini-systèmes.
Ce « mode réciproque-lignager33 » est basé sur une spécialisation des tâches
limitée et élémentaire dans laquelle les produits sont échangés réciproque-
ment entre producteurs. C’est le mode de production des peuples de chas-
seurs-cueilleurs ou d’horticulteurs éleveurs de petits bétails vivant isolés.
Les empires-mondes sont tous économiquement intégrés selon le mode
« tributaire-redistributif34 ». L’Égypte antique, la Rome impériale, la Chine
classique, l’Europe féodale furent de tels empires-mondes35. Le capitalisme
qui se définit par la recherche « incessante » de l’accumulation du capital
par le moyen de la production en « vue de la vente sur un marché »36, ne
peut, quant à lui, s’épanouir que dans une économie-monde, c’est-à-dire
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dans un système de « commerce marchand37 » trans-étatique38. En effet,
pour que les agents économiques capitalistes puissent accumuler sans 81
encombre, ils doivent jouir d’une « liberté de manœuvre structurellement _
fondée39 ». Or, celle-ci ne peut exister qu’à « l’intérieur d’une aire excédant
celle entièrement contrôlable par une entité politique40 ». Elle leur est four-

31. Idem.
32. Maucourant Jérôme, Avez-vous lu Polanyi ?, Paris, La Dispute, 2005, p. 62.
33. Wallerstein Immanuel, « A World-System Perspective on the Social Sciences », op. cit., p. 155.
34. Ibidem, p. 157.
35. Le féodalisme est une forme que peut prendre le mode de production tributaire-redistributif dans les empires-mondes dans
lesquels l’autorité centrale s’est dissoute et où les échelons intermédiaires ont acquis une grande indépendance. Ce qui caractérise
le mode de production tributaire-redistributeur est « l’unité politique de l’économie, que cette ’unité’ impliquât une décentralisation
administrative extrême (la forme féodale) ou une centralisation relativement élevée (un véritable ’empire’). » (« A World-Sytem
Perspective on the Social Sciences », op. cit., pp. 157-158). Il y a eu manifestement une inflexion de Wallerstein entre le premier
volume du Modern World-System (1974) et l’article « A World-System perspective on the social sciences » (1976). Dans le premier
ouvrage, il présente le féodalisme comme « le principal mode ou organisation sociale » de l’Europe médiévale, mais se refuse à faire
de l’ère féodale un système-monde. L’Europe féodale était « une ’civilisation’ » mais « ni un empire-monde, ni une économie-monde »
(Le Système du monde, op. cit., p. 37). En revanche, dans l’article de 1976, Wallerstein affirme que « la genèse [du système-monde
moderne] doit être localisée dans le processus de ’déclin’ d’un système-monde redistributif particulier, celui de l’Europe féodale »
(p. 161). Cette solution supprime une incohérence, mais elle fait subir une torsion à la notion d’empire-monde. Un empire-monde
décentralisé, est-ce encore un empire-monde ?
36. Wallerstein Immanuel, « The Rise and Future Demise of the World Capitalist System », The Essential Wallerstein, New York,
The New Press, 2000, p. 83.
37. Ibidem, p. 76.
38. Une économie-monde est-elle d’emblée capitaliste ou bien est-elle seulement la condition du capitalisme ? Parfois, Wallerstein
identifie sans reste économie-monde et capitalisme : « Le capitalisme et une économie-monde […] sont les deux faces de la même
médaille » (« The Rise and Future Demise of the World Capitalist System », op. cit., p. 76), parfois l’économie-monde n’en est qu’une
condition : « La transition du féodalisme au capitalisme implique avant tout (d’abord logiquement et d’abord temporellement) la
création d’une économie-monde » (« Societal Development, or Development of the World-Systems », The Essential Wallerstein, op.
cit., p. 121). Il ne nous semble pas qu’il y ait contradiction. Une économie-monde est d’emblée formellement capitaliste, mais pour
qu’elle s’affermisse et fasse preuve de ses capacités à dégager de la croissance, il lui faut du temps, une concurrence interétatique
durable, des instruments économiques, financiers et technologiques, particuliers.
39. Wallerstein Immanuel, Le Système du monde du XVe siècle à nos jours, tome 1, Capitalisme et économie-monde (1450-1640),
op. cit., p. 313. Traduction modifiée.
40. Idem.
histoire globale

Y.-D. HUGOT, Où et quand le capitalisme est-il né ?

nie par une multiplicité d’États en concurrence qui, s’ils veulent accroître
leur puissance, ont tout intérêt à aider leurs capitalistes dans leur entreprise
d’accumulation. Le capitalisme implique donc une pluralité d’États.
Au cours de l’histoire, les économies-mondes se sont toujours rapi-
dement désagrégées ou ont été absorbées par des empires-mondes. La
seule qui se soit établie durablement est l’économie-monde européenne,
née au tournant des XVe et XVIe siècles. La mise en place d’un espace
marchand régionalement spécialisé à l’échelle européenne fut le résultat
d’un choix fait par les « classes capitalistes locales – propriétaires terriens
pratiquant des cultures commerciales (souvent, et même normalement,
la noblesse) et marchands41 » – en vue de maintenir leurs profits après
que le féodalisme s’est décomposé durant les XIVe et XVe siècles. Entre le
XVIe et le XVIIIe siècle, le système-monde européen englobait les pays de
l’Europe occidentale, la Pologne et les colonies américaines42. Les diffé-
rentes régions de l’économie-monde se spécialisèrent rapidement chacune
dans un type d’activité, engendrant une polarisation de l’espace centre/
périphérie. Le capital s’accumula en Europe occidentale, où se concen-
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traient les activités les plus capitalistiques nécessitant une main-d’œuvre
82 hautement qualifiée (industrie textile, construction navale, métallurgie),
_ au détriment des régions comme la Pologne ou les Amériques, spécialisées
dans l’exportation de matières premières ou agricoles (argent-métal, sucre,
bois, coton, céréales). Pour maintenir et pérenniser le caractère inégal de
l’échange, les capitalistes du centre s’appuyèrent sur les États centraux,
qu’ils renforcèrent afin de « protéger » leurs « intérêts, […] garantir » leurs
« droits de propriété » et leurs « divers monopoles »43. Ces États furent
chargés de prévenir toute constitution d’États forts dans les périphéries.
Le système-monde capitaliste implique donc autant l’inégalité que la
multiplicité des États. Également forts, ils « seraient en mesure d’empê-
cher l’action d’entités économiques transnationales situées dans d’autres
États44 », ce qui bloquerait toute perspective d’accumulation et entraîne-
rait l’effondrement du système. L’accumulation exige des États forts sur
lesquels les capitalistes du centre puissent compter et des États faibles ou
défaillants qui ne puissent empêcher leurs populations d’être exploitées.
L’identité de l’économie de marché et du capitalisme, que défend
Wallerstein, ne signifie donc pas que les marchés soient libres ni que toutes
les activités soient marchandisées45. Ainsi, le travail peut fort bien ne pas
être libre. Capitalisme et travail forcé sont tout à fait compatibles. Le capi-

41. Wallerstein Immanuel, « The Rise and Future Demise of the World Capitalist System », op. cit., p. 86.
42. Avant de s’étendre au monde entier au cours des XIXe et XXe siècles.
43. Wallerstein Immanuel, Le Système du monde du XVe siècle à nos jours, tome 1, Capitalisme et économie-monde (1450-1640),
op. cit., p. 322.
44. Ibidem, pp. 321-322.
45. Même si elles tendent à l’être peu à peu au cours du temps.
présentation DOSSIER interventions en débat livres

talisme n’est plus défini par un rapport de production particulier qui serait
le salariat. La transition du féodalisme au capitalisme n’a pas consisté dans
le remplacement d’un rapport de production (le servage) par un autre (le
salariat), mais dans la mise en place d’un système de marché. Ce système
est pleinement compatible avec l’esclavagisme (dans les plantations améri-
caines) et le servage (en Europe orientale) qui constituaient, dans les lieux
où ils existaient, les modes d’enrégimentement du travail les plus adap-
tés à l’accumulation. La période s’étendant du XVIe au XVIIIe siècle ne
constitue pas une « période de ‘transition’46 » durant laquelle les rapports
de production capitalistes ne seraient pas encore pleinement développés.
Wallerstein défend l’idée d’une adaptation fonctionnelle des rapports de
production au type de production et à leur localisation dans le système.
Durant toute la période du « capitalisme agricole47 », le salariat n’a d’im-
portance que dans les régions du centre abritant les activités intensives
en capital exigeant une main-d’œuvre qualifiée. Le triomphe du rapport
de production salarial avec l’industrialisation est une conséquence de la
croissance, non sa condition ou sa cause.
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Le fonctionnement du marché, même s’il n’est « pas […] libre », suffit
à créer les « incitations à l’accroissement de la productivité et de tout ce qui 83
en découle et accompagne le développement économique moderne »48. La _
recherche de l’accumulation incessante du capital induit une dynamique
d’innovation et de croissance qui mènera au « capitalisme industriel ». Il
ne s’agit pas d’une révolution, car

le changement cumulatif, auto-entretenu sous la forme


de la recherche sans fin de l’accumulation a été le leitmo-
tiv de l’économie-monde capitaliste depuis sa genèse au
XVIe siècle49.

Or, un processus qui s’étale sur trois siècles (comme l’atteste le concept
de proto-industrialisation) ne peut être qualifié de révolutionnaire.
Pourquoi l’Angleterre s’est-elle industrialisée la première ? La réponse
ne se trouve pas dans une structure foncière et sociale particulière, mais
dans l’issue de la rivalité séculière de l’Angleterre et de la France pour
l’accès à l’hégémonie parmi les nations du centre. Le traité de Paris, en
1763, en constitue le tournant, même s’il fallut attendre 1815 pour que
l’Angleterre écarte définitivement le danger français. Les victoires de la
Grande-Bretagne, qui consolidèrent et agrandirent son empire colonial et
46. Wallerstein Immanuel, « The Rise and Future Demise », op. cit., p. 84.
47. Ibidem, p. 85.
48. Wallerstein Immanuel, Le Système du monde du XVe siècle à nos jours, tome 1, op. cit., pp. 20-21.
49. Wallerstein Immanuel, The Modern World-System, 3, The Second Era of Great Expansion of The Capitalist World-Economy 1730-
1840s, San Diego, Academic Press, 1989, p. 22.
histoire globale

Y.-D. HUGOT, Où et quand le capitalisme est-il né ?

les défaites de la France qui l’en privèrent, expliquent que l’Angleterre soit
devenue pour un temps la nation hégémonique dans le système-monde
moderne. Thiers en avait déjà conscience :

Nous n’avons pas gagné la bataille de Trafalgar. Nous


ne sommes pas restés maîtres des mers et nous n’avons pas
200 millions de consommateurs, comme l’Angleterre les
possède. Voilà le secret de notre infériorité50.

C’est donc la concurrence entre États du centre pour l’hégémonie dans


un cadre marchand qui explique le dynamisme bien supérieur du système-
monde capitaliste par rapport aux empires-mondes. Certes, ceux-ci pré-
supposent l’existence d’un surplus permettant à la population urbaine,
artisans et administrateurs, de subsister. Ils fonctionnent sur la base de
l’extraction des surplus produits par les agriculteurs. Mais l’entretien d’une
bureaucratie pléthorique affectée à la levée du tribut absorbe une grande
partie de celui-ci, oblitérant le réinvestissement. De plus, l’existence d’un
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surplus trop élevé augmente les possibilités de détournement d’une partie
84 de celui-ci entre les mains de ceux qui ont la charge de le lever, avec pour
_ conséquence de les rendre indépendants à l’égard de l’autorité centrale.
Historiquement, il en a résulté que « les groupes dirigeants » des empires-
mondes « furent toujours pris dans la contradiction d’en vouloir plus,
mais pas ‘trop’51 », préférant la stabilité et la régularité du prélèvement à
sa croissance.

ANDRÉ GUNDER FRANK ET LA MULTIPLICITÉ PLURIMILLÉ-


NAIRE DES MODES D’ACCUMULATION
André Gunder Frank a contesté cette analyse. L’accumulation peut
très bien se faire dans un cadre tributaire dans lequel l’économie n’est pas
indépendante. Il suffit pour cela que les structures politiques tributaires
ne soient pas des empires-mondes, mais des éléments d’un système plus
vaste dans lequel elles sont en concurrence pour l’accès aux ressources et
aux voies de communication. Un tel méta-système a existé dès la plus
haute antiquité52.
Pour qu’un processus d’accumulation puisse s’enclencher, il faut

50. Ibidem, p. 116, note 294. Cette importance donnée aux colonies anglaises atteste que le modèle de Wallerstein n’est peut-être
pas incompatible avec celui que développe Kenneth Pomeranz dans Une Grande Divergence, Paris, Fayard, 2010.
51. Wallerstein Immanuel, « A World-System Perspective on the Social Sciences », op. cit., p. 157.
52. Fernand Braudel constitue un chaînon entre Wallerstein et Frank. C’est lui qui ouvre la possibilité d’une régression chronologique
bien en deçà du XVIe siècle. Discutant Wallerstein dans le premier chapitre du troisième volume de Civilisation matérielle, économie
et capitalisme, il déplace la naissance de l’économie-monde capitaliste au XIIIe siècle dans les villes d’Italie du Nord. Mais il s’agit
d’un tout autre capitalisme que celui de Wallerstein. Il tourne autour du commerce au long cours de produits de luxe. Or, Wallerstein
a toujours refusé de considérer que le commerce de biens de luxe puisse faire système. Seul l’échange de produits agricoles et de
biens manufacturés courants peut fournir la base systémique d’une économie-monde.
présentation DOSSIER interventions en débat livres

d’abord qu’il y ait production de surplus, donc révolution néolithique. Il


faut ensuite que les différentes entités politiques en charge de collecter le
surplus soient en concurrence pour l’accès aux biens non agricoles dont
elles manquent. Dans l’ancien monde, cette révolution eut lieu dans les
bassins de l’Indus, du Tigre et de l’Euphrate et du Nil. Les civilisations qui
en naquirent manquaient de nombreuses ressources naturelles (métaux,
bois…). Elles durent donc sortir hors de leur « niche écologique », pour
compléter leur « cycle productif »53. Un « système mondial54 » (world sys-
tem) se mit en place quand la Mésopotamie, l’égypte, l’Indus et le Levant
entrèrent en relation « vers 2500 avant Jésus-Christ55 » en cherchant à
s’étendre dans leur recherche de l’accès aux ressources (en matières pre-
mières et en main-d’œuvre) et d’une sécurisation de leurs routes d’ache-
minement. Cette concurrence interétatique obligea ces États à accumuler
pour réinvestir afin de se renforcer et ouvrit une dynamique de croissance.
La situation de rivalité entre États, même non marchande, entraîne
l’« investissement dans les infrastructures et le développement technolo-
gique56 ». Ainsi, dès l’apparition des premiers États, on trouve le « ‘capital’
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comme la […] logique impérialiste qui accompagne son expansion57 ».
Ce système mondial eurasiatique antique possède les mêmes caractéris- 85
tiques que l’économie-monde moderne de Wallerstein : polarisation centre/ _
périphérie, rivalités interétatiques pour l’hégémonie, alternance de cycles
longs de croissance et de dépression. Frank, à cet égard, ne se contente pas
d’affirmer la très grande ancienneté d’un système mondial. Il affirme aussi
sa continuité. Depuis 5000 ans, c’est le même système afro-eurasiatique
qui se développe et s’étend. À ceux qui contestent l’existence d’une telle
continuité systémique plurimillénaire au motif que « les modes de pro-
duction antérieurs au système-monde moderne étaient tributaires58 » et
non marchands, sous-entendant par là qu’ils n’offraient pas de possibilités
à l’accumulation, Frank rétorque que « l’importance que nous accordons
au mode de production nous empêche de voir la continuité systémique,
qui importe davantage59 ». L’accumulation ne s’est pas seulement faite à
travers une multiplicité de rapports de production, elle s’est aussi faite
à travers les modes de production tributaires aussi bien que marchands.
L’investissement et le développement peuvent se faire de manière étatique

53. Frank André Gunder et Gills Barry K. (eds), The World System. Five Hundred years or Five Thousand ?, London/New York, Rout-
ledge, 1993, p. 82.
54. Ibidem, p. 45.
55. Ibidem, p. 107.
56. Ibidem, p. 90.
57. Ibidem, p. 6. Je souligne.
58. Ibidem, p. 92.
59. Idem.
histoire globale

Y.-D. HUGOT, Où et quand le capitalisme est-il né ?

ou privée. Le marché n’est pas nécessaire à l’accumulation60.


Plutôt que de modes de production, Frank et Gills nous engagent donc
à parler de « modes d’accumulation61 ». Ce qui peut être heuristiquement
fécond, c’est « d’étudier les différences, et aussi les relations mutuelles et
les combinaisons, de l’‘articulation’ des modes d’accumulation ‘publique’
(étatique) et ‘privé’, ‘redistributif ’ et ‘marchand’62 ». Frank et Gills dis-
tinguent quatre de ces modes : 1) accumulation privée dominante (États
mercantiles, États démocratiques modernes) ; 2) accumulation étatique
dominante (États bureaucratiques, autoritaires, impériaux) ; 3) accumula-
tion entièrement privée (pas d’instance connue) ; 4) accumulation entiè-
rement étatique (Sparte, l’empire inca, l’URSS et les pays de l’Est). C’est
l’unité et la continuité du système mondial par-delà ses différents modes
d’accumulation qui a engendré un processus de croissance : « Quoique le
mode d’accumulation connût de nombreuses transformations historiques,
il y a eu un processus continu et cumulatif d’accumulation dans le système
mondial63 », une « cumulation de l’accumulation64 ».
Selon Frank, ce système mondial a presque toujours eu son centre en
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Asie. Cette perspective d’un seul système mondial plurimillénaire asia-
86 tocentré induit une profonde réinterprétation de l’histoire du monde.
_ Frank explique l’essor de la Grèce classique par son intégration dans le
système mondial durant la période orientalisante (VIIe siècle avant J.-C.)
lorsqu’elle entra en relation avec les civilisations du Proche-Orient
(Assyrie, Égypte, Phénicie). L’orientation vers l’Asie caractérise encore la
période hellénistique, romaine puis médiévale. Les villes comme Gènes et
Venise doivent leur prospérité à leurs connexions avec l’Empire byzantin
et le monde musulman.
La découverte de l’Amérique et de la route des Indes orientales par
le Cap de Bonne-Espérance ne furent des événements importants que
pour les Européens et n’ont de sens que parce qu’il existait un système
mondial reliant la Méditerranée à la Chine par les routes de la soie en Asie
centrale et des épices dans l’Océan indien, auquel les Européens, jusque-là
en position marginale, voulaient pleinement participer. Ces voyages ont
simplement marqué la sortie de l’Europe de son isolement relatif. C’est
l’argent américain, extrait des mines du Potosi et de Zacatecas à partir du
milieu du XVIe siècle, qui permit aux Européens de s’insérer pleinement
dans ce système mondial, ceux-ci ayant enfin une marchandise intéres-

60. Ibidem, p. 90 : « Dans la forme étatique d’accumulation, l’État cherche à créer de la richesse sociale en vue de l’extraire. En
posant les bases de l’accroissement de la production et en facilitant l’accumulation, l’État accroît son propre accès au surplus et par
conséquent ses capacités potentielles vis-à-vis des États rivaux. »
61. Ibidem, p. 97.
62. Idem.
63. Ibidem, p. 106.
64. Ibidem, p. 105.
présentation DOSSIER interventions en débat livres

sant les orientaux et leur permettant d’acheter les biens précieux qu’ils
convoitaient. Le tournant du XVIe siècle n’a donc pas marqué la naissance
en Europe d’un système dont le mode de production serait inédit. Il a
seulement connu l’arrimage plus ferme de l’Europe au système mondial
préexistant. Il n’y a donc pas eu non plus de « transition »65, mais simple-
ment une adaptation des structures économiques de l’Europe à celles de
l’Asie. Mais si aucun système spécifique n’est né en Europe au début de la
période moderne, comment expliquer son essor ultérieur ?
La croissance européenne n’a pas été supérieure à celle des autres par-
ties du monde entre 1500 et 1800. Durant toute la période, l’Europe reste
à la traîne. Ce retard se lit dans la structure des échanges : « En 1615,
les biens manufacturés comptaient pour seulement 6 % de la valeur des
cargaisons exportées par la Compagnie hollandaise des Indes Orientales,
94 % était du numéraire66. » Ce qui signifie que, sans l’argent extrait aux
Amériques, « l’Europe aurait été presque totalement exclue de toute par-
ticipation à l’économie mondiale67 ». En 1750, encore, avec 66 % de la
population mondiale, l’Asie produisait 80 % de la richesse mondiale, alors
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que l’Europe, avec 20 % de la population mondiale, produisait moins de
20 % de cette richesse68. 87
Pourquoi donc la révolution industrielle n’a-t-elle pas eu lieu en _
Chine ? Paradoxalement, c’est la capacité de l’agriculture chinoise à
nourrir de fortes densités de population qui en fut la cause. La Chine fut
capturée dans une « ‘trappe d’équilibre de haut niveau’69 ». Dans un pays
où la main-d’œuvre était abondante et bon marché, la mécanisation n’était
pas intéressante, voire socialement dangereuse. En Europe, au contraire, la
main-d’œuvre était rare. L’Amérique, vers laquelle les Européens mécon-
tents de leur sort pouvaient émigrer, aggravait cette pénurie. Le coût du
travail élevé qui en résultait rendait rationnel le remplacement du travail
par des machines afin de « réduire les coûts de production en remplaçant
le travail coûteux par des machines économisant du travail70 ». Ce « déve-
loppement technologique » que constitua la révolution industrielle n’a de
sens que dans le « procès économique mondial71 ». C’est parce qu’il fallait
faire baisser les coûts face à la concurrence des producteurs asiatiques
que les entrepreneurs européens eurent recours au machinisme. Si « la
Révolution industrielle en Grande-Bretagne commença72 » par le textile,

65. Ibidem, p. 86.


66. Frank André Gunder, ReOrient, Global Economy in the Asian Age, Berkeley/Los Angeles/London, University of California Press,
1998, p. 74.
67. Ibidem, pp. 74, 146.
68. Ibidem, pp. 172-173. Les chiffres viennent de Paul Bairoch.
69. Ibidem, p. 301, citant Elvin Mark, The Pattern of the Chinese Past, Stanford, Stanford University Press, 1973.
70. Ibidem, p. 286.
71. Ibidem, p. 204.
72. Ibidem, p. 288.
histoire globale

Y.-D. HUGOT, Où et quand le capitalisme est-il né ?

c’est parce que « la Grande-Bretagne et l’Europe occidentale étaient en


concurrence […] avec l’Inde et la Chine73 ».
L’essor de l’Occident, qui est donc récent, ne constitue pas une rupture
historique, seulement une oscillation, vraisemblablement passagère, du
centre de gravité d’un système mondial qui se développe avec le temps.
L’histoire mondiale a la forme d’une « spirale, par laquelle le système mon-
dial lui-même croît et s’‘établit’ plus fermement par l’investissement dans
les infrastructures et l’accumulation74 ». L’accumulation n’a pas commencé
en 1750. Elle n’a pas non plus commencé avec la Renaissance européenne.
Elle « a joué un rôle central, sinon le rôle central dans le système mondial
bien au-delà de l’Europe et bien longtemps avant 150075 ». Derrière la ré-
volution industrielle, il y a un processus d’accumulation continu : « Depuis
des millénaires déjà […] il y eut de l’accumulation de capital par des inves-
tissements dans l’agriculture […] et l’élevage […] ; industrie […] ; transport
[…] ; commerce […] et développement culturel du ‘capital humain’76. »
Il en résulte que nous ferions mieux d’abandonner, avec la question des
modes de production, celle de l’origine et de la nature du capitalisme :
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« La quête incessante des historiens modernes à la recherche des ‘origines’
88 et racines du capitalisme ne vaut pas mieux que la recherche de la pierre
_ philosophale transformant le plomb en or des alchimistes77. »

DE L’ORIGINE À L’AVENIR DU CAPITALISME


Où et quand le capitalisme, c’est-à-dire un processus de croissance par
accumulation, est-il né ? demandions-nous. La réponse dépend du critère
permettant d’identifier l’élément capable d’engendrer et d’entretenir un
tel processus. D’un auteur à l’autre, nous sommes passés d’un capitalisme
comme mode de production exprimé par un rapport de production particulier
(le salariat) à un capitalisme comme mode de production exprimé par un
mode de circulation (le marché), puis à un capitalisme n’impliquant ni
rapport de production ni mode de circulation particulier, mais différents
modes d’accumulation (tributaires, marchands ou mixtes).
Dans le premier cas, le capitalisme apparaît à la fin du XVIIIe siècle
en Angleterre à la suite d’une révolution sociale ; dans le deuxième cas, au
début du XVIe siècle par la mise en place d’un système marchand euro-
péocentré ; dans le troisième cas, avec les premiers États moyen-orientaux
entrés en rivalité pour l’accès aux ressources et à la puissance qu’elle octroie
à leurs possesseurs, il y a de cela 5000 ans.

73. Ibidem, p. 289.


74. Ibidem, p. 90.
75. Ibidem, p. 81.
76. Frank André Gunder et Gills Barry K. (eds), The World System. Five Hundred years or Five Thousand ?, op. cit., p. 7.
77. Frank André Gunder, ReOrient, op. cit., p. 332, citant Chaudhuri Kirti, Asia Before Europe, Cambridge, Cambridge University
Press,1990, p. 84.
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Face aux conceptions anglocentriques du capitalisme, Wallerstein


rappelle le rôle fondamental de l’échange inégal sur la longue durée dans
l’essor des pays européens. Frank, quant à lui, critique ce que le schéma
wallersteinien conserve encore d’eurocentrique et d’orientaliste en ce qu’il
oppose une économie-monde capitaliste eurocentrée dynamique à des
empires-mondes dont le caractère statique rappelle celui du mode de pro-
duction asiatique. Il ré-historicise l’économie de l’ensemble de l’Eurasie. À
chaque changement d’échelle, les grandes ruptures structurant le continu
spatio-temporel se déplacent. Il en ressort une image de l’histoire passée et
une signification du présent profondément renouvelées. Face aux perspec-
tives analytiques affirmant que seul un fragment est susceptible d’être vrai,
l’histoire mondiale atteste de la fécondité d’une perspective holiste mais
aussi de la diversité des modèles holistes.
Chez Wallerstein et chez Frank, système-monde et système mondial
sont pensés à travers un prisme organiciste. Pour Wallerstein, l’économie-
monde moderne « a eu une naissance, s’est développée, et cessera un jour
d’exister78 ». Frank pousse encore plus loin la métaphore puisque « l’éco-
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nomie mondiale […] a un squelette et d’autres structures ; […] des organes
qui sont vitaux pour sa survie et dont les ‘fonctions’ sont matériellement 89
déterminées ; [...] des cellules qui vivent et meurent et sont remplacées par _
d’autres ; [...] des cycles quotidiens, mensuels et d’autres courts et longs
(en fait, un cycle de vie)79 ». Quant au « flux de marchandises et d’argent »
qui parcourt « le ‘corps’ de l’économie mondiale », il « est analogue au
sang qui transporte l’oxygène » et « qui pulse dans le système circulatoire
(ou aux autres informations transmises par le système nerveux) »80. La
question de l’avenir du système, n’est cependant pas du tout envisagée de
la même manière par les deux auteurs.
Chez Wallerstein, comparer le système à un être vivant, c’est-à-dire à
un mortel, sert à souligner sa radicale historicité. Wallerstein déploie ainsi
encore sa pensée dans les coordonnées fondamentales du marxisme. Le
système-monde capitaliste est conçu comme un phénomène transitoire.
Il a eu un début et il aura une fin. Dès The Rise and Future Demise of
the World Capitalist System (1974), Wallerstein a insisté sur l’existence de
deux contradictions inhérentes au système capitaliste et a mis leur étude
au centre de son analyse. La première est celle « que le corpus marxien du
dix-neuvième siècle pointait81 » déjà :

Tandis que la maximisation du profit nécessite de retirer

78. Wallerstein Immanuel, « The Three Instances of Hegemony in the History of the Capitalist World-System », op. cit., p. 253.
79. Frank André Gunder, ReOrient, op. cit., p. XXVI.
80. Idem.
81. Wallerstein Immanuel, « The Rise and Future Demise of the World Capitalist System », op. cit., p. 101.
histoire globale

Y.-D. HUGOT, Où et quand le capitalisme est-il né ?

de la consommation pour le grand nombre la plus grande


quantité possible de profit sur le court terme, la production
continue de surplus à long terme nécessite une demande
de masse qui ne peut être créée qu’en redistribuant lesdits
surplus82.

La seconde porte sur la proportion toujours plus élevée de surplus que


les capitalistes du centre doivent mobiliser pour s’assurer de la loyauté des
groupes et mouvements antisystémiques :

Si les détenteurs de privilèges cherchent à coopter un


mouvement oppositionnel en accordant à ses membres une
part de privilèges, ils peuvent sans doute éliminer des oppo-
sants sur le court terme, mais ils font monter les enchères
pour le prochain mouvement oppositionnel [...] lors de la
prochaine crise de l’économie-monde83.
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Les quantités de surplus à redistribuer deviennent telles qu’elles finis-
90 sent par rendre impossible la pérennisation de l’accumulation :
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Alors, le système subit ce que certains appellent des
« turbulences de bifurcation » et d’autres la ‘transformation
de la quantité en qualité’84.

Le caractère inéluctable de l’effondrement d’un système dont le


fonctionnement vise à l’accaparement des surplus entre quelques mains
doit nous prémunir contre toute tentation de participer à son maintien
(plutôt l’injustice que le désordre !) et nous engage bien plutôt à concevoir
un système à venir plus juste et plus humain. L’analyse de Wallerstein
accompagne donc une pratique politique visant à hâter l’effondrement
du système actuel par le soutien aux mouvements antisystémiques ainsi
qu’une pratique théorique (qu’il appelle « utopistique85 ») visant à élaborer
un système alternatif viable plus égalitaire (« un gouvernement-monde
socialiste86 »). Wallerstein reprend ainsi à Marx l’idéal d’une science sociale
critique engagée à vocation émancipatrice.

82. Idem.
83. Ibidem, pp. 101-102.
84. Wallerstein Immanuel, « The Three Instances of Hegemony », op. cit., p. 254.
85. Wallerstein Immanuel, L’utopistique ou les choix politiques du XXIe siècle, Paris, Éditions de l’Aube, 2000, p. 6 : « L’utopistique se
voudrait […] une évaluation sérieuse des alternatives historiques, l’exercice de notre jugement quant à la rationalité matérielle de
systèmes historiques alternatifs possibles. Il s’agit […] d’indiquer les zones encore ouvertes à la créativité humaine » (op. cit., p. 6).
86. Wallerstein Immanuel, « The Rise and Future Demise of the World Capitalist System », op. cit., p. 102.
présentation DOSSIER interventions en débat livres

Or, une telle perspective semble avoir disparu de l’horizon intellectuel


du dernier Frank. Pris dans un temps plurimillénaire très long, il n’envi-
sage jamais, semble-t-il, la disparition du système mondial actuel et son
remplacement par un système différent. La « construction ‘scientifique’
d’une transition (du féodalisme en Europe) à un système et une économie-
monde capitaliste moderne au XVIe siècle » n’est pour lui qu’une simple
croyance idéologique dont le but est de ménager la possibilité d’une autre
« croyance », celle « dans une transition subséquente du capitalisme au
socialisme »87. On peut se demander si la provincialisation de l’Europe
à laquelle se livre Frank ne se paye pas par l’abandon de l’ambition de
changer ce monde en profondeur. n

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87. Frank André Gunder, « Transitional Ideological Modes. Feudalism, Capitalism, Socialism », in Frank André Gunder et Gills Barry K.
(eds), The World System. Five Hundred years or five thousand ?, op. cit., p. 214.
Le rendement et le butin. Regard écologique sur l'histoire
du capitalisme
Pierre Charbonnier
Dans Actuel Marx 2013/1 (n° 53), pages 92 à 105
Éditions Presses Universitaires de France
ISSN 0994-4524
ISBN 9782130617808
DOI 10.3917/amx.053.0092
© Presses Universitaires de France | Téléchargé le 27/06/2023 sur www.cairn.info (IP: 80.15.175.208)

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histoire globale

P. CHARBONNIER , Le rendement et le butin. regard écologique sur l’histoire du capitalisme

LE RENDEMENT ET LE BUTIN.
REGARD éCOLOGIQUE SUR
L’HISTOIRE DU CAPITALISME
Par Pierre CHARBONNIER

À propos de la morale du capitalisme, le géographe Carl Sauer écrivait


qu’elle consistait bien souvent à confondre « le rendement et le butin »
(« the yield and the loot »). Cette remarque fait ressortir une distinction
qui est implicitement au cœur de nombreuses réflexions sur l’histoire
économique et écologique. Alors que le constat d’une dégradation des
milieux naturels devient de moins en moins contesté et que celle-ci
accompagne depuis ses débuts le développement d’une économie de
marché d’échelle mondiale, comment départager les activités qui tirent
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légitimement profit des richesses de la nature (le rendement) de celles
92 qui extorquent par la violence ses ressources et qui tendent à menacer ses
_ équilibres fondamentaux (le butin) ? Comment identifier les mécanismes
sociaux responsables d’une transformation sans précédent des conditions
biophysiques de l’environnement ? Quelles sont leurs caractéristiques et
leur dynamique historique ?
On peut donner corps à ces interrogations en les situant à la confluence
de deux domaines de recherches actuellement très productifs, mais dont
les relations ne sont pas toujours très clairement définies. Le premier de
ces domaines est l’histoire globale, c’est-à-dire l’enquête sur l’expansion
mondiale du capitalisme et des formes sociales qui l’accompagnent de-
puis le XVIe siècle. Le second est l’histoire environnementale, peut-être
plus difficile à circonscrire que le premier. En effet, sous cette appellation
sont rassemblés des travaux interrogeant l’histoire des politiques de ges-
tion environnementale (de l’eau et des forêts notamment), l’histoire de
la wilderness, l’histoire agraire, celle des techniques d’encadrement de la
nature, de ses représentations, l’histoire de l’industrie, des énergies, mais
aussi de l’hygiène et des maladies. Les relations qui se nouent entre les
sociétés et leurs environnements sont en effet très diverses et complexes,
et l’histoire étant longtemps restée étrangère à ces questions, les chantiers
se multiplient aujourd’hui1. L’acquis fondamental de ces études est que les
1. Pour un panorama d’ensemble, voir Locher Fabien et Quenet Grégory, « L’histoire environnementale : origines, enjeux et perspec-
tives d’un nouveau chantier », Revue d’histoire moderne et contemporaine, n° 56(4), pp. 7-38.

Actuel Marx / no 53 / 2013 : Histoire globale


présentation DOSSIER interventions en débat livres

milieux ont une histoire, via l’ensemble des pratiques et représentations


qui l’entourent et que, de cette histoire existent des témoignages directs
et indirects, que l’on peut rassembler dans une synthèse intellectuelle.
Faire l’histoire de l’environnement, cela suppose en effet que celui-ci se
transforme, et l’une des questions vives consiste à mieux comprendre en
quoi les modifications environnementales dont nous faisons l’expérience
sont liées à d’autres types de transitions historiques. Parmi celles-ci, les
mutations économiques se présentent immédiatement comme un accom-
pagnement nécessaire, puisque les modalités d’acquisition des richesses
semblent constituer la plus évidente des formes d’emprise collective sur la
nature. Nous voudrions donc donner ici quelques éléments qui plaident
pour une convergence entre l’histoire environnementale et l’histoire du
capitalisme mondialisé, c’est-à-dire pour une démarche où l’une et l’autre
s’éclairent réciproquement.
Notre réflexion, d’un point de vue plus théorique, s’appuie sur trois
hypothèses sociologiques. La première consiste à définir le social dans et
par ses relations à un environnement naturel, c’est-à-dire à rompre avec
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l’identification classique (mais peu questionnée) entre rapports sociaux
et rapports humains. La dépendance collective à l’égard de la nature est 93
d’abord matérielle – cela ne fait pas débat – mais également symbolique, _
c’est-à-dire culturelle : les représentations, attitudes, valeurs et savoirs qui
permettent de se donner accès à la nature sont un aspect essentiel de la
structuration sociale, et elles ne sont jamais sans lien avec les formes de
subsistance que l’on observe. C’est ce qu’a montré Philippe Descola2,
donnant ainsi un socle théorique à une démarche moniste en sciences
sociales, qui ne ferait plus de l’homme le centre de gravité de ses objets.
Les rapports collectifs à l’environnement naturel représentent donc
un fait social élémentaire, et la forme qu’ils ont pris dans la modernité
doit informer l’étude que l’on fait de ses transformations actuelles. La
seconde hypothèse est de nature plus historiographique. C’est l’idée selon
laquelle le système économique et social dans lequel nous vivons n’a de
sens qu’à une échelle supra-étatique3, voire mondiale4. Le développement
du capitalisme s’accompagne en effet d’une logique globale orientant la
circulation des marchandises, des capitaux, de l’information, et d’une
division du travail elle-même mondialisée. Les démarcations entre centres
et périphéries, pôles d’extraction, de production et de consommation,
par exemple, jouent un rôle clé dans le devenir de l’économie de marché,
mais elles affectent également les milieux naturels. En effet, la pression

2. Descola Philippe, La Nature domestique, Paris, Éditions de la Maison des Sciences de l’Homme, 1986, et Par-delà nature et culture,
Paris, Gallimard, 2005.
3. Braudel Fernand, Civilisation matérielle, économie et capitalisme, 3 vol., Paris, Armand Colin, 1979.
4. Wallerstein Immanuel, Le Système du monde du XVe siècle à nos jours, Paris, Flammarion, 1980.
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que fait supporter l’économie à la nature n’est pas également répartie


dans le monde, quantitativement et qualitativement, et la distribution des
services demandés au milieu s’accompagne de dégradations elles-mêmes
différenciées. Cette seconde hypothèse permet ainsi de tracer un parallèle
entre l’histoire de l’économie et celle de l’environnement, qui se déploient
toutes deux à un rythme et à une échelle communs. La dernière hypothèse
sur laquelle nous nous appuierons suggère que l’expérience qui est faite des
rapports entre nature, société et économie trouve une partie de son intel-
ligibilité dans cette logique globale. Autrement dit, la crise écologique est,
tout comme l’économie de marché, un fait social d’ampleur globale, qui
se trouve à la convergence de l’histoire environnementale et de l’histoire
économique. Le cadre théorique développé par le marxisme classique a
largement souligné le fait que le capitalisme était générateur de crises et
de contradictions sociales. En admettant cette troisième hypothèse, on
devient capable de comprendre les crises et les contradictions affectant
le rapport à la nature comme des phénomènes profondément associés au
capitalisme5, et non comme ses aspects périphériques.
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À partir de ces trois hypothèses, il est possible non seulement d’enri-
94 chir les explications dominantes du capitalisme et de son développement,
_ notamment dans sa dimension globale, mais aussi de déplacer certains élé-
ments de l’analyse marxiste, telle qu’elle est à l’œuvre dans l’histoire globale.

LA PLACE DE LA NATURE DANS LA DYNAMIQUE DU


CAPITALISME
La mise en récit du capitalisme est un chantier vaste et complexe, dont
on peut parfois se demander s’il est vraiment à la mesure de nos efforts :
car, si c’est bien ce terme – capitalisme – qui définit le mieux la spécificité
historique et sociale de ce que nous vivons, alors la connaissance que l’on
en a doit recouvrir l’ensemble indéfini des dimensions de notre existence
collective. De fait, il est loisible d’accorder à de nombreux facteurs un rôle
clé dans la logique de son développement. Des innovations scientifiques et
techniques, des mutations politiques, le phénomène colonial, l’expropria-
tion des paysans anglais ou encore l’évolution impalpable de la mentalité
occidentale peuvent tour à tour être vus comme les germes de transfor-
mations devenues structurelles. Et si l’on refuse le dogmatisme des causes
uniques, on se tourne alors vers un panorama global de la « civilisation » du
capitalisme, à la manière de Braudel, où tous ces éléments sont appréhendés
dans un mouvement unique. Dans un cas comme dans l’autre, la spécificité
historique du capitalisme comme fait social nous échappe peut-être par
un effet de réduction ou de banalisation, alors que c’est précisément elle

5. O’Connor James, Natural Causes : Essays in Ecological Marxism, New York, Guilford Press, 1998.
présentation DOSSIER interventions en débat livres

qu’il s’agit de saisir. L’historiographie d’inspiration marxiste a souvent, et à


juste titre, rappelé que le défi principal de l’histoire du capitalisme était de
combattre la représentation qu’il se donne de lui-même comme un phéno-
mène naturel découlant de simples instincts humains et donc échappant
étrangement à la condition historique de l’homme6.
En proposant d’expliquer l’économie de marché en référence à la façon
dont elle s’installe dans le monde, c’est-à-dire comme un mode de relation
à la nature spécifique, on doit pourtant éviter de provoquer une autre forme
d’aplatissement de l’analyse, qui menace bien souvent les approches dites
écologiques. En effet, il est possible de décrire le décollage économique de
l’occident en montrant la rupture quantitative dans l’énergie mobilisée et
consommée par rapport aux modes de subsistance précédents ou connus
ailleurs dans le monde7. L’histoire de l’énergie fournit des éléments maté-
riels tout à fait essentiels pour l’histoire écologique du capitalisme, mais s’en
tenir à ces éléments ne permet pas de proposer une véritable explication –
elle établit simplement des faits, mais pas la raison de ces faits. Par ailleurs,
elle tend à suggérer que la question du rapport à la nature ne se pose
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qu’aux deux extrémités du système économique, c’est-à-dire au moment
de l’extraction et du rejet des affluents, ce que notre première hypothèse 95
conteste. Dans un autre registre, on peut être tenté par une conception _
naturaliste de l’histoire qui, constatant que l’homme est devenu un agent
naturel, voire géologique, réduirait l’historicité du social à un aspect de
l’évolution biophysique8. Dans ce cas comme dans le précédent, la prise en
compte de la dimension matérielle de l’histoire se fait au détriment de l’idée
selon laquelle l’attention aux rapports à la nature nous apprend des choses
sur les mutations des rapports sociaux eux-mêmes. Parler d’une dimension
environnementale du capitalisme, ce n’est pas (ou pas seulement) décrire
ce système comme un nouvel effort demandé aux milieux, mais chercher à
mieux comprendre quelle est la société qui demande cet effort. La nature
dont on parle n’est donc pas une biosphère neutre et homogène, mais
un espace politique, fait de découpages et de différences. C’est en ce sens
qu’elle contribue à éclairer la dimension globale du capitalisme. Un dernier
écueil possible (mais rare, heureusement) pour une démarche environne-
mentale serait de considérer la nouvelle rationalité économique du marché
comme le fossoyeur d’une rationalité écologique ancestrale, seule vérité du
bon usage de la nature. L’ancrage collectif dans la nature ne va de soi pour
aucune société humaine – aucune n’est spontanément associée à son milieu
par un lien organique – et la spécificité du capitalisme à cet égard ne se

6. Meiksins Wood Ellen, L’Origine du Capitalisme : une étude approfondie, Montréal, Lux, 2009.
7. Smil Vaclav, Energy in World History, Boulder, Westview Press, 1994.
8. Pour un exemple de cette tentation naturaliste, voir Chakrabarty Dipesh, « The Climate of History : Four Theses », Critical Inquiry,
35(2), 2009, pp. 197-222.
histoire globale

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dégage que par rapport à d’autres contextes sociaux – pas forcément aussi
destructeurs, mais tout aussi spécifiques.
Par contraste avec ces fausses pistes, la contribution la plus convain-
cante à ce jour pour une histoire du capitalisme d’un point de vue envi-
ronnemental vient de Kenneth Pomeranz. La démarche de cet historien
repose essentiellement sur une comparaison entre la Chine et l’Angleterre
du XVIIIe siècle. À partir d’une situation initiale selon lui comparable
d’un point de vue économique et démographique, l’une et l’autre se sont
lancées dans des aventures historiques très différentes, rendant difficile
l’explication de cette « grande divergence », pour reprendre le titre de
l’ouvrage9. Pomeranz fait alors intervenir deux critères qui, selon lui, sont
les mieux à même de rendre compte de cette différence et qui sont tous
deux liés à des considérations environnementales10. Il s’agit d’abord de
l’usage à grande échelle de l’énergie fossile du charbon. La Chine disposait
bien de ressources minières, mais, pour plusieurs raisons liées au hasard
(notamment leur éloignement par rapport aux villes principales), elle n’est
pas passée à une exploitation massive de ces énergies. L’industrialisation
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anglaise dépend en effet largement de la puissance du feu progressivement
96 installée dans les fabriques, et pas seulement de l’accroissement de la main-
_ d’œuvre ouvrière au détriment du travail agricole11. Car si ce dernier pro-
cessus est également observable en Chine, selon Pomeranz, sous la forme
d’un développement de l’artisanat domestique, il n’a pas entraîné l’appari-
tion d’un marché de grande échelle. Le second facteur est la contribution
économique de l’Empire britannique. Pomeranz n’insiste pas tant sur les
débouchés que l’Empire pouvait représenter pour l’industrie que sur son
apport productif. Le sucre, le bois et le coton, notamment, ont pu être
produits à bas coût, sans mobiliser la main-d’œuvre anglaise elle-même,
par l’intermédiaire de l’esclavage, et sont ainsi devenus des marchandises
clés de la nouvelle économie. Ces ressources coloniales peuvent être
conçues, à la manière du charbon, comme un apport énergétique non né-
gligeable pour le système économique britannique, qui fait ainsi l’écono-
mie de surfaces à cultiver sur son propre territoire. Pomeranz a ici recours
à une notion très répandue en histoire environnementale, celle d’« hectare
fantôme » (« ghost acre », en anglais) : le charbon extrait du sous-sol fournit
une énergie convertible en une surface de forêt, tout comme les produits
coloniaux libèrent les terres anglaises de leur contribution12. Alors que
9. Pomeranz Kenneth, Une grande divergence. La Chine, l’Europe et la construction de l’économie mondiale, Paris, Albin Michel/
Éditions de la Maison des Sciences de l’Homme, 2010.
10. Ces éléments sont repris dans Pomeranz Kenneth, La Force de l’empire : révolution industrielle et écologie, ou pourquoi l’Angle-
terre a fait mieux que la Chine, Alfortville, Ère, 2009.
11. C’est ce que montrait Jan De Vries dans The Industrious Revolution : Consumer Behavior and the Household Economy, 1650 to the
Present, Cambridge, New York, Cambridge University Press, 2008.
12. Sur l’esclavage conçu dans son rapport à cette logique, voir Mouhot Jean-François, Des esclaves énergétiques : regard sur le
changement climatique, Seyssel, Champ Vallon, 2011.
présentation DOSSIER interventions en débat livres

la Chine était contrainte de fournir la totalité de l’énergie (c’est-à-dire


du travail et de la productivité du sol) nécessaire à l’alimentation de son
économie à partir de moyens locaux et « traditionnels », ou organiques,
l’Empire britannique délocalisait cet apport primaire dans ses colonies
et dans son sous-sol. Sans cette différence, le décollage économique du
second est inexplicable, car la pression malthusienne qui règne sur l’une et
l’autre nation est initialement similaire.
Il est intéressant de remarquer que ce que l’on entend ici par « ar-
gument environnemental » ne recouvre pas l’idée d’une nature plus ou
moins généreuse, distribuant ses services de façon intrinsèquement iné-
gale. Il s’agit davantage d’opportunités exploitées (ou non) que de causes
premières ou de déterminations écologiques. Toutes les sociétés humaines
ont développé des stratégies différentes pour assurer leur subsistance, et
cela à travers des instruments technologiques et sociaux qui ne dérivent
jamais directement de causes écologiques. Le capitalisme naissant n’est, à
cet égard, qu’une forme spécifique de ce schéma anthropologique géné-
ral13. Ce que Pomeranz observe, c’est, non pas la volonté délibérée d’une
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nation donnée de passer à une exploitation intensive de la nature, mais
l’ensemble des conditions sociales et techniques qui ont permis l’appa- 97
rition de cette exploitation massive. La modification de la structure du _
travail (c’est-à-dire des rapports sociaux de production), l’ambition poli-
tique, l’innovation technique sont des facteurs eux-mêmes disjoints (on
peut les trouver ailleurs de manière éparse), mais qui, coordonnés, ont
provoqué l’apparition d’un marché mondialisé dominé par la logique du
capital. Autrement dit, il s’agit d’affirmer, non pas que l’on aurait eu tort
de chercher les raisons du capitalisme dans l’un ou l’autre de ces facteurs,
mais que chacun d’entre eux prend sens en contribuant à répondre à la
question : comment telle ou telle société s’organise-t-elle pour tirer du mi-
lieu les services qui lui permettent d’exister ? Le capitalisme est à cet égard
une forme d’accès à la nature radicalement nouvelle, dont les facettes sont
multiples. Pomeranz ne les analyse d’ailleurs pas toutes, et on aimerait en
savoir plus sur la façon dont les formes de représentation et de connais-
sance de la nature ont pu jouer un rôle dans la mise en place de ces formes
d’exploitation. Il reste néanmoins que l’ancrage collectif dans la nature
revêt une importance cardinale dans la compréhension du capitalisme.

LE CYCLE DE LA MARCHANDISE ET LE CYCLE DE LA NATURE


La façon dont Pomeranz écrit l’histoire du capitalisme prend une si-
gnification tout à fait cruciale à la lumière des hypothèses de Karl Polanyi.
Le classique qu’est devenu La Grande Transformation contient en effet
13. Sur ces questions, voir Sahlins Marshall, Âge de pierre, âge d’abondance. L’économie des sociétés primitives, Paris, Gallimard,
1976 ; et Godelier Maurice, L’Idéel et le Matériel, Paris, Flammarion, 1984.
histoire globale

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certaines intuitions tout à fait importantes quant aux conséquences envi-


ronnementales du capitalisme ; en retour, une meilleure connaissance des
formes d’accès à la nature qui sont apparues avec l’économie de marché
sont susceptibles de compléter et d’enrichir ces intuitions.
Polanyi s’était donné pour but d’identifier l’illusion sociale qui réside
au cœur de la nouvelle économie et qui explique sa responsabilité dans
l’explosion mondiale des années 1940. Selon lui, la simple existence du
marché n’est pas un critère suffisant pour saisir la spécificité du capitalisme
libéral occidental : il faut, en outre, que ce marché soit conçu comme l’es-
pace de régulation sociale hégémonique, c’est-à-dire que l’ensemble des
éléments assurant la coexistence des hommes prennent la forme de la
marchandise. Polanyi, en s’appuyant sur de solides références en anthro-
pologie économique, montre alors que cette forme sociale (apparue au
cours du XIXe siècle) est une innovation radicale, puisqu’elle suppose l’au-
tonomisation de la sphère économique à l’égard des autres domaines de la
vie sociale. Jusque-là enchâssée à l’intérieur d’autres motifs sociologiques
et religieux, la production de biens marchands se dote alors d’une logique
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propre. La désolidarisation de l’économie par rapport aux autres registres
98 de la vie sociale n’est pourtant parfaitement accomplie qu’au moment où
_ les conditions de production elles-mêmes participent de la logique du
marché, c’est-à-dire quand la terre, le travail et la monnaie sont à leur
tour conçus comme des marchandises, dont respectivement la rente, le
salaire et l’intérêt sont le prix14. En ce qui concerne le travail et la monnaie,
l’historien de l’économie se fait ici l’héritier des analyses du Capital, mais,
en attirant également notre attention sur la nature, Polanyi ouvre une voie
restée implicite chez Marx. Dans le chapitre qu’il consacre à la question,
il commence par affirmer qu’il en va de même pour la nature et pour le
travail : l’un et l’autre sont également à considérer comme constituant la
substance même du social15, c’est-à-dire comme des réalités qui partici-
pent de la dynamique collective. En livrant la terre aux mécanismes du
marché autorégulateur, on a finalement nié la spécificité ontologique de
cette condition première de production en faisant d’elle ce que Polanyi
appelle une « marchandise fictionnelle ».
Si, s’agissant de la main-d’œuvre, notre culture humaniste donne in-
tuitivement du poids à l’argument selon lequel le travail est irréductible
à sa valeur marchande, il n’en va pas de même pour la nature. Il s’agit
au fond d’un ensemble d’objets présents devant nous, disponibles pour
l’appropriation et la transformation et qui ne protestent pas d’eux-mêmes
contre les conséquences de celles-ci. C’est pourquoi la démonstration de

14. Polanyi Karl, La Grande Transformation (1944), Paris, Gallimard, 1983, p. 118.
15. Ibidem, p. 253.
présentation DOSSIER interventions en débat livres

Polanyi est en réalité assez subtile, voire élusive, quant au statut exact de
la tension entre la fonction de la nature dans l’économie et son statut de
marchandise. Pour la comprendre, il faut y ajouter (ce qu’il ne fait jamais
explicitement) la contradiction matérielle qui existe entre la recherche du
profit tiré de la terre et les limites biophysiques de la nature elle-même.
De la même manière que le travail humain s’épuise, et avec lui la vie
humaine, s’il n’est pas compensé par certaines gratifications biologiques,
psychologiques et sociales, la nature a une vulnérabilité propre à laquelle
on devient aveugle dès lors qu’elle n’entre dans notre conscience écono-
mique qu’à titre de ressource productive. Le métabolisme des sols, pour
en rester à la question de l’exploitation agricole, est fait de contraintes sys-
témiques, c’est-à-dire de limites et de seuils de résilience, qui ne peuvent
être pris en charge que si l’on considère la nature comme une condition
de production plutôt que comme une valeur économique « comme les
autres ». Cela signifie que cette condition première doit faire l’objet d’un
entretien spécifique, qui ne peut être pris en considération dans le cadre
de la logique de la marchandise, puisque celle-ci doit avant tout produire
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un rendement. Cette contradiction environnementale à laquelle se heurte
la logique du marché, et que toute l’économie écologique redécouvre 99
aujourd’hui, est au cœur du raisonnement de Polanyi : l’attention et le _
travail que requière l’entretien de la nature sont passés sous silence avec
sa marchandisation, et si ce processus enclenche pour un temps un gain
de production, il menace à terme l’équilibre de la nature, et avec lui,
l’équilibre des sociétés qui en vivent.
Si l’on considère à nouveau les éléments apportés par Pomeranz, on
verra que le diagnostic proposé par Polanyi peut s’enrichir. Premièrement,
ses analyses ignorent le rôle joué par cette ressource naturelle curieuse
qu’est le charbon – et après lui le pétrole – dans l’émergence de l’économie
de marché. Comme la notion d’« hectare fantôme » le rappelle judicieu-
sement, les énergies fossiles participent des services que l’économie tire de
la nature, mais sous une forme tout à fait nouvelle : les grandes quantités
d’énergie tirées du charbon, et qui ont permis l’accroissement de la pro-
ductivité du travail, ne correspondent ni à une intensification de l’effort
humain (sauf pour la catégorie de population particulière que forment les
mineurs) ou animal, ni à une pression plus grande exercée sur les sols. En
quelque sorte, l’usage du charbon correspond à une exploitation invisible
de la nature, parce que différée dans le temps (le charbon s’est formé à par-
tir de forêts vivant il y a 300 millions d’années), qui peut laisser imaginer
un système économique devenu indépendant des contraintes systémiques
de l’écosystème naturel. De la même manière, le recours aux services co-
loniaux (sous forme de travail gratuit et d’hectares délocalisés) permis par
histoire globale

P. CHARBONNIER , Le rendement et le butin. regard écologique sur l’histoire du capitalisme

l’empire fait sortir de l’horizon ordinaire du consommateur occidental la


dépendance naturelle de l’économie. Cette fois, ce n’est pas dans le temps,
mais dans l’espace, que cette dépendance est déplacée. Si, d’un côté, les
conséquences sont en train d’apparaître sous la forme du changement
climatique provoqué par l’accumulation de CO2 dans l’atmosphère,
de l’autre, c’est l’équilibre politique entre anciennes colonies et anciens
empires qui émerge comme contrecoup historique. Dans les deux cas,
l’échelle globale des problèmes soulevés est évidente, nous y reviendrons.
Parmi les éléments qui font du capitalisme un système social histori-
quement spécifique, cette apparente désolidarisation à l’égard des condi-
tions naturelles doit être soulignée. Nous ne pouvons pas discuter ici le
rôle qu’ont pu jouer des facteurs plus proprement culturels, comme l’ins-
tallation dans la conscience collective occidentale d’une notion objectivée
de « nature », via la science notamment, mais il semble qu’une certaine
logique se dégage si l’on s’en tient au strict registre de l’économie maté-
rielle. La différence qui s’est creusée entre le système économique né dans
l’Angleterre de la fin du XVIIIe siècle et tout autre système précédent peut
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se concevoir comme une perte de contact entre le cycle de la marchandise,
100 le cycle du capital et celui de la nature. Alors que leur adéquation avait
_ longtemps été maintenue par l’effet composé de l’absence des moyens
matériels d’y déroger et du souci collectif d’entretenir les conditions natu-
relles générales, la rupture que l’on observe avec l’industrialisation (mais
qui n’est devenue véritablement tangible que deux siècles plus tard) tient à
la libération de l’économie à l’égard de contraintes autrefois indépassables.
L’économie de travail et de temps réalisée en n’assurant pas l’entretien
des conditions naturelles de production ainsi que l’intégration au circuit
marchand classique de ces mêmes facteurs ne sont donc pas des aspects
extérieurs et contingents de la dynamique du capitalisme, mais font partie
de ses éléments constitutifs. La façon si particulière qu’a ce système éco-
nomique de solliciter la nature définit en bonne partie son identité socio-
historique et ses crises actuelles. Or, cette spécificité s’explique en partie
par l’extériorisation des conditions premières et naturelles de production,
par le décrochage de deux sphères (celle des biens échangés et celle du
système biophysique) jusque-là entremêlées. Cette fois, la différence entre
le « rendement et le butin » que l’on évoquait en ouverture, qui ne pouvait
sembler être qu’une intuition fragile, prend toute son épaisseur à partir de
ces données historiques, économiques et simplement matérielles.
Avant d’envisager d’autres conséquences, il faut rappeler que tout un
pan de la théorie économique non orthodoxe fournit d’autres éléments à
l’appui de ces considérations, moins appuyés sur l’histoire que sur la bio-
logie. Marx déjà, à travers la lecture de Liebig ou de Moleschott, identifiait
présentation DOSSIER interventions en débat livres

ce que l’on peut appeler une « rupture métabolique » entre l’économie


et la nature16 ; après lui, une tradition de pensée bioéconomique a pris
forme, pour ensuite s’instituer sous le nom d’ecological economics17. Que
ce soit du côté de l’interprétation de Marx ou de la théorie économique
postérieure, ce que l’on peut appeler une histoire naturelle du capitalisme
est apparue, qui complète les éléments issus des sciences historiques18. Il
faut mettre au crédit de l’une comme de l’autre une rupture de paradigme
dans la connaissance et la critique du capitalisme, dont l’élément central
est le rappel d’une limitation fondamentale des capacités de charge de la
nature19, qui vient contredire l’idéal de croissance indéfinie ancrée dans
nos habitudes économiques.

CE QUE LE CAPITALISME FAIT À LA NATURE


À partir de ce que l’on vient d’établir, la dimension globale du capita-
lisme que l’histoire a souvent mise en avant nous apparaît d’un point de
vue différent. L’affranchissement à l’égard de l’échelle étatique, l’attention
pour les dynamiques de complémentarité entre centre et périphérie et une
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certaine forme d’unification des conditions socio-économiques prennent
en effet une résonnance particulière dès lors que l’on conçoit le déploie- 101
ment de « l’économie-monde » en référence à l’environnement naturel. _
Une première série de conséquences concerne la transformation de
la nature elle-même, c’est-à-dire l’empreinte toute particulière que laisse
le monde capitaliste sur les processus biophysiques qui l’encadrent.
Rappelons tout de même que l’ensemble des systèmes socio-économiques
laissent des traces durables sur la nature : l’anthropisation des milieux
vaut aussi bien pour les sociétés de chasseurs-horticulteurs du bassin
amazonien que pour les sociétés pastorales d’Asie centrale et les sociétés
dites « avancées ». L’histoire des hommes et celle de la nature sont ainsi
intrinsèquement liées, sans exception, et tout n’est à cet égard qu’affaire
de mesure. Mais alors que la notion d’anthropisation n’avait initialement
de signification que par rapport à un état de référence des écosystèmes,
défini par son indifférence aux activités humaines, il apparaît aujourd’hui
que ces processus ont pris une ampleur telle que cet état de référence lui-
même, à l’échelle globale, apparaît comme une abstraction. L’hypothèse
« Gaïa », forgée dans les années 1970 pour désigner la solidarité planétaire
des équilibres biophysiques20, doit ainsi prendre en compte les transfor-
mations systémiques, certainement irréversibles, induites par les activités

16. Foster John Bellamy, Marx’s Ecology, Materialism and Nature, New York, Monthly Review Press, 2000.
17. Martinez-Alier Juan, Ecological Economics, Energy, environment and Society, Oxford, Basil Blackwell, 1987.
18. Charbonnier Pierre, « De l’écologie à l’écologisme de Marx », Tracés, n° 22, 2012, pp. 153-165.
19. Daly Hermann, Toward a Steady-State Economy, San Francisco, W. H. Freeman, 1973.
20. Lovelock James, La Terre est un Être Vivant : l’Hypothèse Gaïa, Paris, Flammarion, 1997.
histoire globale

P. CHARBONNIER , Le rendement et le butin. regard écologique sur l’histoire du capitalisme

humaines, dont on rend compte aujourd’hui par le terme (introduit par le


Prix Nobel de chimie Paul Crutzen) d’« anthropocène » : l’homme est dé-
sormais un agent géologique. Au-delà de l’usage qui est généralement fait
de ces notions pour frapper l’imaginaire consumériste, il faut reconnaître
qu’elles mettent remarquablement en lumière l’adéquation contemporaine
entre la mondialisation de l’économie et celle de l’environnement. Car on
ne peut s’en tenir à l’évidence abstraite selon laquelle « la nature », au sens
purement physique du terme, serait d’emblée et par définition une réalité
globale, partout la même, homogène. Affirmer que c’est aujourd’hui le
cas, plus spécifiquement de l’environnement, c’est-à-dire des conditions
d’existence des hommes en général, cela suppose d’une certaine manière
que la nature n’est véritablement globale que via l’homme et ses activités.
Ce n’est en effet que très tardivement que tous les hommes se sont
trouvés dans un environnement unifié par la circulation des conséquences
lointaines de leurs activités : le passage d’un nuage radioactif, la modifica-
tion des conditions climatiques, de la structure chimique des sols, l’accès à
l’eau sont autant d’éléments socio-environnementaux dont la logique ré-
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side désormais à une échelle globale. Autrement dit, alors que toute forme
102 sociale et économique « classique » façonne l’environnement dans des
_ proportions limitées, seul le capitalisme le façonne à l’échelle mondiale.
D’une part, parce que sa logique même repose sur une distribution globale
des activités, donc des formes de sollicitation de la nature, et, d’autre part,
parce que la consommation massive d’énergie fossile dont il est tributaire
est un agent écologique incomparablement plus puissant que ceux connus
auparavant. En outre, des innovations techniques telles que les DDT et
autres pesticides, les CFC (chlorofluorocarbures), ainsi que de nombreux
autres compléments chimiques à la production agricole ou industrielle
sont venus compléter cette capacité technique et sociale à produire une
nature unifiée. Certains historiens de l’environnement expriment très bien
cette nature globalisée en déclinant ces transformations de la nature à la
manière des penseurs antiques, c’est-à-dire en adoptant la classification
des éléments : l’eau, l’air, la terre, en tombant sous l’emprise des activités
économiques, entrent dans une nouvelle temporalité, sociale cette fois, et
une nouvelle échelle spatiale21.
Il faut toutefois préciser que, si l’on peut parler d’une unification des
conditions environnementales, au sens où elles ne prennent aujourd’hui
sens qu’à l’échelle globale, cela ne signifie pas que ces conditions soient
égales partout dans le monde. Au contraire, la dynamique de complé-
mentarité entre centre et périphéries a donné une tournure décisive à la
distribution des modifications écologiques – et donc des conditions d’exis-

21. McNeill John, Du Nouveau sous le Soleil. Une histoire de l’environnement mondial au XXe siècle, Seyssel, Champ Vallon, 2010.
présentation DOSSIER interventions en débat livres

tence collective. Au fond, l’une des conséquences indirectes du travail de


Pomeranz est de suggérer que le pôle européen qui a vu naître l’économie
de marché, ne pouvant supporter sur son propre territoire l’effort éco-
logique (c’est-à-dire énergétique) nécessaire au décollage économique, a
réussi à le transférer vers d’autres parties du monde tombées sous sa tutelle
politique. Ce faisant, il déplaçait également les conséquences écologiques
de ses propres transformations économiques et différait du même coup
l’inévitable crise environnementale. Cette inégale répartition des efforts
écologiques se traduit aujourd’hui par une exposition elle-même diffé-
renciée des populations aux risques et aux vulnérabilités, inégalité que la
littérature philosophique et politique ressaisit sous la notion d’échange
(ou de développement) inégal, et à laquelle elle répond à travers celle de
justice environnementale. Ces travaux expriment remarquablement le lien
que l’on tentait de dégager en introduction entre l’épreuve collective de la
nature, qui contribue à définir la condition sociale, et les transformations
induites par le capitalisme mondialisé.
Dans ce cadre, une première série de réflexions concerne l’expérience
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que les communautés humaines ont fait des changements économiques
et écologiques survenus avec le développement du système-monde. À 103
propos de l’Inde, l’historien Ramachandra Guha a, par exemple, suivi les _
transformations qui ont mené le système agricole vers une production
massivement destinée à l’exportation (de bois notamment) et a analysé les
mutations sociales qui leur sont liées22. L’intégration à l’économie mon-
diale entraîne en effet une spécialisation progressive de l’activité, qui af-
fecte non seulement le mode de subsistance local, mais aussi les structures
traditionnelles du rapport à la nature. Dans la mesure où celles-ci sont
originairement solidaires des formes sociales en général, via la division du
travail et les représentations de l’environnement, c’est l’identité collective
qui se trouve profondément affectée et déstabilisée. La dépendance à
l’égard des pôles occidentaux de la globalisation n’est donc pas seulement
une affaire de prix des marchandises, mais concerne les dimensions cultu-
relles des communautés impliquées. Ces travaux, qui ont pu être menés à
propos d’autres régions du monde, avec leurs spécificités23, montrent bien
qu’une histoire des périphéries du capitalisme, loin d’être elle-même d’un
intérêt périphérique, permet d’approfondir la conception que l’on s’en
donne ordinairement. Car, en adoptant le point de vue de ceux qui ont été
en situation de fournir l’effort énergétique d’appoint pour le décollage du
capitalisme, on fait du même coup réapparaître la dimension écologique

22. Gadgil Madhav et Guha Ramachandra, This Fissured Land : Ecological History of India, Delhi, Oxford University Press, 1992.
23. Voir Bunker Stephen, Underdeveloping the Amazon. Extraction, Unequal Exchange, and the Failure of the Modern State, Urbana,
University of Illinois Press, 1985, pour l’Amazonie, et Guha Ramachandra et Martinez-Alier Juan, Varieties of Environmentalism.
Essays on North and South, London, Earthscan Publications, 1997.
histoire globale

P. CHARBONNIER , Le rendement et le butin. regard écologique sur l’histoire du capitalisme

de ce phénomène historique, dont l’effacement avait été l’une des condi-


tions de possibilité.
Mais on ne peut se contenter d’une perspective qui ferait de l’histoire
environnementale un élément de plus pour une histoire mondiale des
formes de domination. En effet, la distribution des efforts économiques
et écologiques donne lieu à des expériences sociales positives, tendant
à répondre de façon, là encore, spécifique aux transformations vécues.
Les auteurs déjà mentionnés ont, par exemple, souligné l’originalité des
mouvements environnementalistes nés aux marges du système-monde24,
et plus particulièrement leurs différences avec l’environnementalisme
occidental25. Si, pour nous, la protection de la nature s’est généralement
formulée comme une tentative de conserver des zones de nature sauvage
vierges de toute emprise humaine, il est possible d’y voir le simple reflet
inversé de notre tendance à ne solliciter la nature que sous une forme
prédatrice. Au contraire, l’environnementalisme du Sud s’appuie sur la
différence qui s’est creusée entre l’usage traditionnel du milieu naturel
et ses nouveaux avatars apparus avec l’économie de marché : ce qui est
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à protéger, dans cette perspective, ce sont plutôt des formes de solidarité
104 socio-environnementale garantissant la coexistence de tous dans un milieu
_ donné que l’image toujours un peu illusoire de la « nature elle-même ».
Pour en rester au cas de l’Inde, le lien entre les structures sociales classiques
et l’usage maîtrisé de la nature a permis de réinjecter les luttes féministes
dans le mouvement écologiste26. Dès lors que le rôle des femmes dans
l’entretien des conditions de production est reconnu et que la nouvelle
division du travail imposée par l’économie d’exportation perturbe ces
tâches, la réponse politique prend la forme d’une convergence des luttes,
qui témoigne de l’inséparabilité entre le social et le naturel.
Ces différences entre plusieurs versions de l’environnementalisme
jouent un rôle essentiel dans la reformulation de la conscience écologique
« occidentale », désormais consciente de ses limites initiales. L’écologie po-
litique ne se conçoit plus seulement comme une lutte pour la nature, mais
comme la réponse aux formes de dépossession qu’entraînent les mutations
économiques, et qui affectent indissociablement l’accès aux ressources et
la conscience collective de soi comme communauté. La nature globale
produite par le capitalisme fait donc émerger des mouvements sociaux
eux-mêmes globaux, dans la mesure où leurs contours épousent ceux des
mutations socio-environnementales contemporaines.

24. Guha Ramachandra, Environmentalism. A Global History, New York, Longman, 2000.
25. Guha Ramachandra, « Environnementalisme radical et préservation de la nature sauvage : une critique de la périphérie », in
Hache Émilie (dir.), Écologie Politique, Cosmos, Communautés, Milieux, Paris, Amsterdam, 2012, pp. 155-170.
26. Mies Maria et Shiva Vandana, Écoféminisme, Paris, L’Harmattan, 1998.
présentation DOSSIER interventions en débat livres

L’enjeu central visé ici est au fond très bien synthétisé par la trilogie des
marchandises fictionnelles proposée par Polanyi. En ajoutant aux thèmes
classiques de l’accumulation du capital et de l’aliénation du travail celui de
la surexploitation de la nature, il permet d’enrichir notre compréhension
du capitalisme mondialisé. Non seulement, en effet, c’est un nouveau
moteur historique qui s’ajoute à notre grille de lecture historiographique,
mais aussi un domaine dans lequel des savoirs critiques peuvent être élabo-
rés. Cette perspective, dont on a tenté de donner les caractéristiques théo-
riques principales, a donné lieu à des réalisations déjà très abouties27, qui
laissent espérer un renouvellement profond de la pensée environnemen-
tale. Désormais ancrée dans une forme de connaissance socio-historique,
elle n’en passe plus seulement par une définition abstraite de la nature et
de sa valeur, mais identifie des contradictions inhérentes à la dynamique
conjointe du naturel et du social, rendant visibles les réactions collectives
concrètes nées de ces contradictions. n

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105
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27. Hornborg Alf, Carol Crumley (eds), The World System and the Earth System. Global Socioenvironmental Change and Sustainabi-
lity since the Neolithic, Walnut Creek, Left Coast Press, 2006 ; et Hornborg Alf, Martinez-Alier Joan, McNeill John (eds), Rethinking
Environmental History. World System History and Global Environmental Change, Lanham, AltaMira Press, 2007.
Le marxisme face à l'histoire globale
Jacques Bidet
Dans Actuel Marx 2013/1 (n° 53), pages 106 à 120
Éditions Presses Universitaires de France
ISSN 0994-4524
ISBN 9782130617808
DOI 10.3917/amx.053.0106
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histoire globale

J. BIDET, Le marxisme face à l’histoire globale

LE MARXISME
FACE À L’HISTOIRE GLOBALE
Par Jacques BIDET

L’histoire globale, du moins dans ses versions qui se fondent sur le


paradigme de « système-monde », s’inscrit dans la large lignée des maté-
rialismes historiques issus des Lumières. Elle semble, de ce fait, ouverte
à un redéploiement des programmes théoriques et politiques inspirés du
marxisme. Mais il se pourrait aussi qu’elle porte, tout au contraire, un coup
fatal à cette vision de l’histoire esquissée par Marx en termes de « modes
de production » successifs, qui conduisait finalement du capitalisme à son
dépassement dans le socialisme. À mesure, en effet, que se vérifie la fécon-
dité du concept de système-monde, la perspective linéaire, téléologique,
propre à la tradition marxiste, tournée vers une émancipation comprise
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comme un parachèvement de la modernité, semble céder la primauté à
106 une conception cyclique. Le futur n’est plus ce qu’il était.
_ Les théoriciens marxisants de l’histoire globale ont souligné la défi-
cience géographique du marxisme, mais, à mes yeux, sans en saisir plei-
nement le fondement, qui réside dans la nature même de son concept
matriciel, celui de « mode de production » (dont le « rapport de classe »
est le corrélat). Alors qu’un système-monde concerne un ensemble de lieux
(centres, périphéries, etc.) concrètement déterminés, un mode de production,
qui définit un type formel de relation entre forces productives et rapports
sociaux de production, fait abstraction de tout référent territorial. Ce
formalisme handicape le marxisme dans son aptitude à appréhender les
phénomènes historiques, et notamment le moment qui est le nôtre, celui
de la mondialisation néolibérale, où ce qui est en jeu, c’est une paradoxale
territorialité mondiale.
Certains, comme David Harvey, ont certes engagé un programme
fécond d’analyse géographique du capitalisme. Mais on ne peut, à mes
yeux, le conduire à son terme qu’au prix d’une refondation du marxisme.
La théorie marxiste s’est développée sous une forme unilatérale et ban-
cale. On ne peut la remettre sur ses deux pieds qu’à la condition de la
reconstituer dans une conception plus large, définissant la structure sociale
moderne à partir d’une meilleure conception de sa « métastructure »,
c’est-à-dire de ses présupposés – au sens où, chez Marx, le marché, comme
forme juridico-économique, est le présupposé « logique » du capital. Cette

Actuel Marx / no 53 / 2013 : Histoire globale


présentation DOSSIER interventions en débat livres

approche, que je désigne comme « métastructurelle », permet, à mes yeux,


de concevoir la relation qui existe entre une territorialisation systémique,
celle du système-monde, et une territorialisation structurelle, celle de l’État
de classe national – un concept que la tradition issue de Marx n’est pas
parvenu à élaborer. Elle fournit au marxisme, porté au niveau d’un méta-
marxisme, les moyens d’affronter la problématique cyclique propre à
l’histoire globale. Elle lui donne, en quelque sorte, une deuxième chance.
Elle définit, non pas un ordre à venir où seraient dépassés les rapports
de classes, mais d’abord une donnée de fait, une transformation épochale
de la relation entre l’espèce humaine et son « territoire » : non pas une
postmodernité, mais une ultimodernité caractérisée par l’imbroglio entre
le système-monde moderne et un État-monde de classe1.

COMMENT L’HISTOIRE GLOBALE MET LE MARXISME EN


CRISE
La découverte progressive, notamment depuis deux décennies, de
notre histoire globalement commune devrait être pour tous les humains
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une grande joie. Nous interagissons depuis des millénaires. Nous ne
sommes donc pas si différents. Une telle pensée devrait conforter ceux qui 107
se donnent pour tâche de lutter pour un « avenir commun ». Il se pourrait _
cependant que cette découverte déclenche chez les héritiers de Marx une
crise sans précédent, une crise d’identité. Cela d’autant que le marxisme se
trouve ici confronté, non pas à une vue avancée par des adversaires, mais à
une idée qui s’est développée en son sein propre.
D’emblée, le concept de système-monde semble propre à fournir au
marxisme un nouvel élan. Il constitue sans doute la principale innovation
apparue en son sein dans la seconde moitié du XXe siècle. Il permet de
se donner pour objet ce que le marxisme de Marx, centré sur le rapport
entre classes, ne théorisait pas de façon opératoire : le rapport entre nations
(et autres territoires). La théorie de l’impérialisme indiquait, il est vrai, la
direction dans laquelle il fallait progresser. La « théorie de la dépendance »
avait su donner une grammaire à la lutte anti-impérialiste. Dans ce
contexte, le développement par Wallerstein2 de l’analyse braudélienne en
termes de « système-monde » définit un cadre à partir duquel on pouvait
concevoir la société capitaliste moderne dans son ensemble et notamment
dans sa dimension coloniale, centres-périphéries. Ce à quoi une théorie
des classes sociales et de l’État ne peut suffire.
Il a pu d’abord sembler que l’approche en termes de système-monde

1. Dans le présent essai, je reviens sur un thème qui parcourt mon livre récent, L’État-monde, Paris, PUF, 2011, où l’on trouvera la
bibliographie qui ne peut trouver place ici.
2. Il introduit ce concept dans The Modern World-System, vol. I, New York/London, Academic Press, 1974, trad. fr., Capitalisme et
économie-monde, 1450-1640, Paris, Flammarion, 1980.
histoire globale

J. BIDET, Le marxisme face à l’histoire globale

moderne n’était finalement qu’une nouvelle façon de mettre l’Europe au


centre du dispositif. Mais il est apparu que ce concept avait une portée
beaucoup plus vaste, pouvant s’appliquer à d’autres aires géographiques
et aussi fournir un schème pertinent pour l’articulation entre les grandes
ères historiques3. Il se montrait capable de recueillir et de recycler les
opérateurs de l’analyse marxiste : modes de production, classes, luttes de
classe et autres processus étatiques et idéologiques y trouvaient leur place.
Ce modèle englobant ouvrait une perspective relationniste (versus essen-
tialiste), impliquant une compréhension des éléments à partir du tout.
Il enrichissait la panoplie marxienne d’outils nouveaux, plus propres à la
saisie des rapports économiques, politiques et culturels entre les sociétés. Il
libérait le marxisme, qui s’est, en effet, sans peine acclimaté au territoire de
recherche ainsi défini, devenu désormais son terrain d’exercice quotidien :
cultural studies, subaltern studies, études post-coloniales, altermondialisme,
éco-socialisme… Il reste cependant à savoir si cette nouvelle approche est
à comprendre comme une extension de la conceptualité marxienne ou
bien plutôt comme le passage à un tout autre paradigme.
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Elle fait en effet ressortir les limites et ambiguïtés du concept marxien
108 de « mode de production ». Marx est certes un penseur de la totalité : il
_ analyse le capitalisme comme un réseau universel et le capital comme
un mouvement d’expansion illimitée. Il est tout autant un penseur de la
singularité : cette « forme économique » n’existe par définition qu’au sein
(et à partir) d’États-nations particuliers, car il n’y a pas d’infrastructure
sans une superstructure étatique, établie sur un territoire défini. Mais le
concept de « mode de production » ou de « mode de production capita-
liste » – parce qu’il n’a pas de déterminant géographique – ne fournit pas
de quoi penser la relation entre ces deux termes : entre l’élément singu-
lier, l’État-nation, et la totalité, le monde. Il est purement « structurel »,
définissant formellement une structure de classe et la forme d’État qu’elle
implique. Pour penser le système, la relation entre le tout global concret et
les parties nationales (et autres), il faut un concept « systémique », non pas
au sens d’une alternative – le système-monde moderne ne se conçoit que
dans sa relation au capitalisme –, mais comme une configuration d’une
tout autre nature.
Le concept de « système-monde », dès lors qu’on le généralise, appa-
raît comme un opérateur capable de configurer les espaces et les temps,
et de les articuler les uns aux autres dans la trame d’un nouveau « grand
récit ». Par son universalité, par la variété des catégories qu’il décline, il
fait apparaître l’inaptitude du vieux concept de « mode de production »
à cette fonction historico-géographique, son incapacité à répondre à
3. Voir notamment Frank André Gunder and Gills Barry K. (eds), The World System : Five hundred years or five thousand ?, London,
Routledge, 1993.
présentation DOSSIER interventions en débat livres

l’espoir que Marx mettait en lui : pour reprendre ses termes, celui de
nous procurer un « fil conducteur » pour une histoire universelle. Le
« système-monde » propose en effet tout à la fois un espace et un temps.
Une nouvelle spatialité – centre/périphéries – et, à partir de là, une série
de nouveaux concepts – route, diaspora, hinterland, etc. – qui définis-
sent une géographie, concrètement associée à une frontière écologique4.
Et une nouvelle temporalité : celle du cycle, avec sa phase ascendante
et sa phase descendante, etc., qui définit une histoire faite de séquences
d’hégémonies, liées entre elles par des « transitions hégémoniques ». Soit
un espace-temps lisible sur plusieurs millénaires.
Si le « système-monde » introduit une historicité que la conceptualité
marxienne ne parvenait pas à établir, c’est bien parce qu’il croise ainsi
l’histoire par la géographie. Le paradigme « structurel » marxien permet
certes d’envisager tout à la fois la dynamique propre à chaque société et la
dynamique d’ensemble du capitalisme. Mais le paradigme « systémique »
introduit l’idée que les entités particulières (et leurs mouvements) sont à
comprendre à partir de leur place dans une configuration globale. Dès lors,
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ce qui est déterminant, ce ne sont pas seulement les tendances endogènes
autour desquelles les classes s’affrontent, mais tout autant le jeu, plus hasar- 109
deux, des échanges et des interférences, des contacts (culturels ou micro- _
biens), des guerres, des migrations, des emprunts et des réinterprétations.
Le système (du monde) induit une nouvelle géopolitique de l’humanité.
En effet, le concept de mode production capitaliste introduit l’idée d’une
tendance historique qui permet de penser, à partir des contradictions
et des luttes du temps présent, une communauté universelle à venir. Il
appréhende l’humanité dans son unité possible. Quant à lui, le concept
de système-monde définit concrètement, géographiquement, un affron-
tement humain global entre communautés à partir de territoires : à partir
de leur appropriation économique et culturelle par des groupes humains
définis au gré de l’arbitraire de l’histoire. Au temps structurel linéaire, celui
des modes de production ou celui des « stades » du capitalisme, se subs-
titue le temps systémique, celui des « cycles ». Le concept de « mode de
production » suggère un cours général « progressiste » de l’histoire : avant
le « capitalisme », il y eut d’autres modes de production, et après lui il y
aura, si nous nous y employons, un ordre social supérieur « socialiste »
ou « communiste ». La théorie des systèmes-mondes est une théorie des
cycles : après les cycles hollandais, anglais, américain, qui en suivent divers
autres, viendra un autre cycle. Un autre système d’hégémonie. Faisons
qu’il soit le meilleur possible.

4. Voir Pomeranz Kenneth, The Great Divergence : China, Europe, and the Making of the Modern World Economy, Princeton, N.J.,
Princeton University Press, [2000], trad. fr., Une grande divergence. La Chine, l’Europe et la construction de l’économie mondiale,
Paris, Albin Michel, 2010.
histoire globale

J. BIDET, Le marxisme face à l’histoire globale

Le concept d’hégémon mondial suggère ainsi une autre sorte de sagesse


que celle du « prince moderne » de Gramsci. Il incite à relativiser la « lutte
des classes », qui cesse d’apparaître comme le « moteur de l’histoire ». Il
met au centre du tableau tout autre chose que la « lutte » : la « guerre »
entre les nations, l’écrasement des populations les plus faibles par les plus
puissantes, les épidémies, les invasions et les exterminations. Mais aussi les
chances de l’échange, du compromis et de la paix. Et l’on se divise sur la
question de savoir si la trajectoire témoigne de la « vertu des échanges5 »
ou de « l’échange inégal6 ».
La lutte finale serait ainsi engagée entre Smith et Marx. Il reste à savoir
si l’affrontement ultime, au sein de l’espèce humaine, se joue sur le terrain
défini par le système-monde. Pour que Marx puisse secouer la tutelle de
Smith, résister à son analytique et à sa politique, il faut, me semble-t-il,
sortir de la trop grande évidence du « système ». Cela suppose l’élaboration
d’un concept historien qui soit de nature structurelle et non systémique –
c’est-à-dire un concept de structure de classe et non de système-monde – et
qui cependant comporte une détermination territoriale, lui permettant
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de s’articuler au systémique et de conduire une histoire-géographie de
110 classe jusqu’au moment de la globalisation en cours. C’est en ce sens que
_ j’avance un « concept métastructurel de la forme moderne de société »
(d’une modernité plus ancienne que la société capitaliste européenne),
propre à intégrer la tradition structurelle issue de Marx dans une approche
géographique mondiale, et qui se donne le défi de venir troubler les jeux
souverains de l’histoire systémique globale.

UN MéTA-MARXISME POUR AFFRONTER L’HISTOIRE


GLOBALE
Marx, suivant en cela les libéraux, définit la société « bourgeoise »
ou « moderne » à partir du marché. Il en vient cependant à une double
analyse critique. Une analyse structurelle, montrant que la généralisation
du marché implique que le travailleur lui-même devienne marchandise
et que son exploitation est le principe de la formation d’une plus-value.
Une analyse historique, montrant que dans ces conditions le capital, à
mesure qu’il s’accumule et se concentre en grandes entreprises, génère
en son sein une coordination rationnelle qui n’est pas marchande mais
organisationnelle, et donc aussi une classe ouvrière organisée et ration-
nelle, potentiellement capable de prendre la direction de l’organisation
productive et de la généraliser à l’ensemble de la société sous une forme
démocratiquement concertée.

5. Voir le dernier livre d'Arrighi Giovanni, Smith in Beijing : Lineages of the Twenty-First Century, London, Verso, [2007], trad. fr.
N. Vieillescazes, Adam Smith à Pékin, Paris, Max Milo, 2009.
6. Amin Samir, L’Échange inégal et la loi de la valeur, Paris, Anthropos, 1973.
présentation DOSSIER interventions en débat livres

À cela, m’inspirant notamment des institutionnalistes américains,


j’oppose que l’on ne peut concevoir une telle trajectoire, qui conduirait
ainsi du marché à l’organisation. Ce sont là, en effet, les deux modes de
la coordination rationnelle à l’échelle sociale, qui ne sont effectivement
« rationnels » qu’associés de quelque façon l’un à l’autre. Ces deux média-
tions fonctionnent comme des relais d’une coordination immédiate par voie
communicationnelle discursive. Cette approche, dont Talcot Parsons four-
nit une version particulière, vient en réalité de Marx : dès que la production
devient sociale, explique-t-il, il faut des médiations (Vermittlung), et il y en
a deux, écrit-il : le marché et l’organisation. Marx expose ici la réalisation
spécifiquement moderne d’un couple qui, sous des formes extrêmement
diverses – cosmos/taxis, capital/oïkos, entropie/organisation, société/
communauté –, joue un rôle crucial dans les sciences sociales, notamment
en histoire globale. Mais il commet, à mes yeux, son péché conceptuel
originel, soit une double erreur. Celle de concevoir le cours de l’histoire
comme allant du marché à l’organisation. Celle, corrélative, de concevoir
l’organisation comme le lieu possible de l’immédiation (Unmittelbarkeit) :
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de la concertation discursive transparente. Je propose, pour ma part, de
traiter l’organisation comme il traite le marché : comme l’instrument d’un 111
rapport de classe. J’avance ainsi un schéma plus général, celui d’une défi- _
nition de la structure moderne de classe comme « instrumentalisation de
la raison ». Ces deux médiations – marché entre chacun et organisation
entre tous, qui, dans leur relation critique au discours, forment ensemble
notre entendement social commun – constituent en effet les « facteurs
de classe » qui, dans leur combinaison, donnent lieu au rapport moderne
de classe, dont ils représentent les deux pôles7. à cette relation bipolaire
d’entendement (Verstand) économique correspond son « autre face », celle
d’une raison (Vernunft) juridico-politique, soit d’une « libertégalité » sup-
posée réalisée dans la co-implication, bipolaire elle aussi, de l’entre-chacun
(que Marx décrypte dans la relation marchande) et de l’entre-tous (qu’il
attend de l’organisation concertée). Telle est la « métastructure » de la
société moderne : la relation entre les deux médiations et l’immédiateté du
discours, supposé également partagé entre tous. La « structure » moderne
de classe est à comprendre à partir de l’instrumentalisation de cette métas-
tructure, comme « instrumentalisation de la raison ».
La classe dominante comporte donc deux pôles : celui des capitalistes,
maîtres du marché, et celui des dirigeants-compétents, maîtres de l’organi-
7. Le carré métastructurel : bipolarité et bifacialité

FACES Le rationnel économique Le raisonnable juridico-politique


PôLES
Entre-chacun marché Contractualité interindividuelle
Entre-tous organisation Contractualité centrale
histoire globale

J. BIDET, Le marxisme face à l’histoire globale

sation, qui se partagent les deux privilèges liés aux deux médiations, pour
les uns la propriété (Marx), pour les autres la « compétence » (Bourdieu)
ou « savoir-pouvoir » (Foucault). L’autre classe, la classe fondamentale, se
divise en diverses fractions, qui diffèrent en ce qu’elles se relient davantage
à l’une ou l’autre des deux médiations facteurs de classe : indépendants
(paysans, artisans, commerçants…), salariés du public ou du privé. Et ces
facteurs déterminent tout autant l’exclusion moderne. La lutte moderne
de classe – sa dynamique historique, avec la séquence d’hégémonies qui
la scande – s’analyse ainsi à partir de la relation entre les deux classes et
entre les deux forces sociales (les capitalistes et les dirigeants-compétents),
à la fois convergentes et divergentes, qui forment la classe dominante ou
mieux privilégiée. La lutte entre les deux classes est donc un jeu à trois acteurs.
Comment ce concept structurel de « forme moderne de société »
vient-il interférer dans la perspective systémique de l’histoire globale ?
Il suggère, tout d’abord, que la modernité n’a rien d’occidental, ni
dans son esprit, ni dans ses origines. Il la définit comme un processus
multiséculaire, émergeant en divers lieux du monde, à partir d’expériences
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anciennes. De vastes organisations et de grands réseaux marchands ont
112 existé depuis des millénaires. Mais la « modernité » apparaît à partir du
_ moment où ces deux sortes de médiations interfèrent sous l’égide d’un
État qui assume la tâche de les coordonner de quelque façon : d’articuler
rationalité marchande et rationalité organisationnelle. Le phénomène se
cristallise autour de l’An Mil, en Chine notamment. Quand, dans un
processus de pouvoir étatique, marché et organisation se trouvent ainsi
confrontés l’un à l’autre, il se produit un développement de la discursivité
sociale (science, culture, législation) qui transforme la civilité humaine.
Cette définition de la modernité se tient, me semble-t-il, à bonne distance
de tout « eurocentrisme »8.
En Europe, ce processus émerge plus tard, en un temps où elle n’est
encore qu’une modeste périphérie, et non pas au sein d’États-nations
préexistants mais de micro-territoires : au sein des communes médiévales
dans lesquelles la production, essentiellement artisanale, se définit par
la corporation, soit à l’intersection du marché et de l’organisation et de
leurs logiques enchevêtrées. L’expérience sera poussée à l’extrême dans les
États-cités italiens du XIIIe siècle, pratiquement indépendants. La société
(la population) tout entière se trouve impliquée dans un face-à-face tel
qu’elle se trouve en situation de viser à s’emparer de la politique, articulant
les deux médiations dans une confrontation immédiatement discursive,
sous un gouvernement relevant censément de la participation égale de
tous : modernité que je désigne comme « socio-politique ». Dans ces
8. Ceci en réponse à une question que me posait Étienne Balibar dans son compte rendu de mon livre, Actuel Marx, n° 52, 2012,
pp. 205-206.
présentation DOSSIER interventions en débat livres

conditions se produit un affrontement général de classe pour le partage


d’un pouvoir (oligarchique !) d’État tout à la fois politique et économique
– fait sans précédent en Europe. C’est dans cette conjoncture que ces
États-cités italiens en viennent à inventer les institutions républicaines
modernes (le triple législatif/exécutif/judiciaire). Une fois cette première
révolution populaire moderne écrasée, la même matrice moderne, dans sa
teneur socio-politique, pointant obscurément sous les absolutismes et les
tyrannies, se fraiera lentement son chemin à travers des espaces de plus en
plus larges jusqu’aux États-nations modernes. Le processus de modernité
se poursuit également, selon des rythmes inégaux, ailleurs dans le monde9.
Mais c’est dans ce contexte socio-politique que va émerger – à la faveur
de diverses circonstances (l’or d’Amérique, l’esclavage…) – le système-
monde moderne.
La problématique marxiste classique du « mode de production » confi-
gure une analyse de la société moderne au plan de sa structure (classes/
État). Mais elle n’a, comme telle, rien à dire du système du monde, même
si désormais les marxistes analysent le capitalisme comme imbriqué en lui.
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Que lui manque-t-il donc ?
À mes yeux, ce qui lui manque – et c’est là l’autre dimension de son 113
« péché conceptuel originel » –, c’est de considérer l’appropriation des _
territoires par une communauté dans les mêmes termes que l’appropriation
des moyens de production par une classe. C’est là le cœur de son a-géo-
graphisme. Tacitement, la tradition marxiste considère cette factualité des
États-nations modernes comme étrangère à son programme théorique.
Une certaine paresse la pousse aujourd’hui à laisser la gestion de cette
question « de fait » à l’histoire globale, qui la traite en termes de système.
Mais elle se dispense ainsi de réfléchir à ses propres carences et de décou-
vrir aussi ce qui pourrait être son apport à l’achèvement du programme
d’une histoire globale.
En effet, Marx, ici, tout à la fois montre la voie et bloque le passage.
Il montre, au fond, dans Le Capital, que la légalité capitaliste, son Nomos
échangiste, ne s’établit qu’à travers un Nahme, une appropriation. Je
reprends ici les termes Nomos-Nahme que Carl Schmitt utilise pour signi-
fier que la légalité nationale n’existe qu’en vertu de l’appropriation d’un
territoire par une communauté10. Si je rapproche ainsi le « ceci est à nous »
territorial et le « ceci est à moi » capitaliste, c’est parce qu’ils s’imposent
en effet comme les deux modes primaires interreliés, l’un public, l’autre
privé, de l’appropriation moderne. Et ce n’est qu’au titre de la première,

9. On en trouverait cent exemples dans Beaujard Philippe, Berger Laurent, Norel Philippe (dir.), Histoire Globale, Mondialisations et
Capitalisme, Paris, La Découverte, 2009, ou dans Boucheron Patrick (dir.), Le Monde en 1500, Paris, Fayard, 2009.
10. Voir Schmitt Carl, Der Nomos der Erde, Berlin, Duncker & Humblot, [1988], trad. fr. L. Deroche-Gursel, Le Nomos de la terre, Paris,
Puf, 2001, notamment pp. 83 sq.
histoire globale

J. BIDET, Le marxisme face à l’histoire globale

l’appropriation nationale, qu’il y a une appropriation dite (indûment)


« sociale » des moyens de production sur un territoire défini. Voilà où git
l’autre spectre, pour lequel le marxisme n’a pas de nom parce qu’il n’ose pas
l’affronter. C’est lui qui se donne dans le paradoxe énoncé par Hannah
Arendt : il n’existe de droits de l’homme que comme droits du citoyen11,
parmi lesquels on doit, selon mon analyse – et cela radicalise le paradoxe
–, compter les droits exclusifs (droits d’exclusion) des citoyens sur un
territoire donné. Voilà ce qui s’établit à mesure que la modernité s’affirme
comme un ordre universel dans lequel les diverses nations, dans le proces-
sus de la guerre, se reconnaissent mutuellement comme maîtresses de leur
territoire. Cette reconnaissance mutuelle entre États-nations répond à la
forme moderne du « nous » national, supposé procéder d’une reconnais-
sance concitoyenne au sein de chaque État-nation.
On ne peut rendre compte des liens entre ces deux termes, le national
et le privé, de l’appropriation moderne qu’en refondant la théorie de Marx
sur une base plus large, celle de la relation entre le marché et l’organisa-
tion. On doit en effet reconnaître à celle-ci la place prééminente qui est
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celle de l’entre-tous par rapport à l’entre-chacun. Dans la forme moderne
114 de société, l’organisation étatique, sous l’égide supposée de la parole éga-
_ lement partagée (un homme = une voix), consacre censément ce « fait de
raison » que Kant a formulé dans ces termes : nul ne peut dire « ceci est à
moi » qu’au terme de l’accord entre tous sur les règles du partage12. Et l’on
comprend que « supposée » et « censément » sont les termes clés. Ce « fait
de raison » est le présupposé posé de la modernité. Non pas son fondement,
mais ce dont l’instrumentalisation définit la structure moderne de classe. Kant
court-circuite cette relation en posant que le « contrat social » nous met
tous d’accord sur un ordre marchand. Marx définit le capitalisme comme
l’instrumentalisation de cette relation marchande. Il lui manque de pousser
à son terme l’analyse de l’autre instrumentalisation : organisationnelle, et
finalement nationale-étatique. Car l’accord supposé « entre nous tous » ne
peut avoir lieu que sur un territoire défini comme « nôtre », en ce sens propriété
éminente de tous. L’État moderne, censément du moins, surplombe en effet
toute relation marchande en son sein ; il culmine en une organisation qui
est, censément du moins, pure organisation de la parole par la parole éga-
lement comptée entre tous. Ce « fait de raison » n’est rien d’autre qu’une
fiction : c’est la fiction que pose la modernité. Mais cette fiction n’est pas rien :
nous la produisons ensemble, dans la lutte de classe autour de son instrumenta-
lisation. Elle se trouve présupposée dans la teneur sociopolitique qui va être
progressivement celle des nations dans les temps modernes.

11. Voir Arendt Hannah, Origins of Totalitarianism, New York, Harcourt, Brace, [1951], trad. fr. de la deuxième partie, Les Origines du
totalitarisme. L’Impérialisme, Paris, Fayard, « L’espace du politique », 1982.
12. Kant Emmanuel, Métaphysique des mœurs, Première partie, Doctrine du droit, Paris, Vrin, 1979, notamment Articles 13 et 15.
présentation DOSSIER interventions en débat livres

C’est dans ces conditions, en effet, que la société moderne naît et se


développe, non pas comme empire, comme universum, mais comme un
pluriversum. Et cela non seulement pour cette raison de fait que le capi-
talisme est né en divers lieux, mais pour ce « fait de raison » qu’exprime
la revendication mutuelle des États modernes – jusqu’aux derniers, surgis
de la décolonisation – d’être reconnus comme des États-nations maîtres
d’eux-mêmes. Or cette prétention de raison structurelle est indissociable d’une
prétention systémique arbitraire : pour un peuple, être maître de soi, libre
de s’organiser à sa guise, c’est être reconnu comme propriétaire de son
territoire. S’il est vrai que la théorie du système-monde nous apprend à
considérer l’élément (national) à partir du tout (global), l’analyse méta-
structurelle, pour sa part, invite à considérer le tout systémique moderne à
partir de la nature moderne de l’élément structurel national-étatique.
On dira, bien sûr, que tout cela n’a jamais été et en tout cas n’est plus :
les contours des États ne balisent, dans leur grand nombre, que des lieux
ouverts à la toute-puissance des grandes corporations, indexée sur les rap-
ports de force économiques et militaires entre les centres auxquels elles
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se relient. Les dispositifs étatiques nationaux ne sont, à mesure que l’on
s’éloigne des centres systémiques, que des instruments de forces supérieures 115
– instrumentalisation au second degré. Certes. Mais il reste à savoir si cela _
signifie la victoire du système-monde, avec la dynamique cyclique qui est la
sienne, sur la structure de classe née dans l’État-nation, avec les présupposés
de raison, instrumentalisés, qui sont les siens. Il me reste à montrer qu’il
n’en est rien, et que la relation entre « structure » et « système » finit par
se renverser : alors que la structure État-nation apparaît historiquement au
sein du système-monde, elle évolue jusqu’à la dimension d’un État-monde,
qui englobe en quelque sorte le Système-monde. Voilà du moins la thèse
que j’avance dans L’État-monde, et dont je voudrais présenter les grands
traits dans la perspective d’une histoire globale.

L’éTAT-MONDE : STRUCTURE CACHéE DANS LE SYSTèME-


MONDE
La thèse à laquelle aboutit le programme de recherche que je désigne
comme « métastructurel » est qu’il émerge, depuis trois décennies (et
plus), un État-monde dans lequel le système-monde se trouve de plus en
plus impliqué13.
Elle repose sur une approche de l’histoire moderne en termes de
dynamique structurelle-systémique. Marx envisage le dépassement du
mode de production capitaliste à partir de sa dynamique endogène, de

13. J’insiste sur le fait que l’argumentation ici présentée demeure, dans ce cadre restreint, très fragmentaire, et donc simplement
suggestive, soulignant quelques points saillants. Je ne puis que renvoyer à L’État-monde, op. cit., où ils sont systématiquement
développés.
histoire globale

J. BIDET, Le marxisme face à l’histoire globale

sa tendance historique linéaire structurelle à la concentration du capital en


grandes entreprises14, etc. Il définit cette tendance à partir de la relation
dynamique entre des technologies et des rapports sociaux de production.
L’histoire globale intègre une telle dynamique dans un processus d’une
autre nature : dans une tendance historique récurrente systémique, au sein
de l’ensemble cœur-périphéries, selon laquelle se renouvellent périodique-
ment, à un rythme toujours plus rapide, la montée en puissance et le
déclin d’une puissance hégémonique centrale. L’approche métastructu-
relle articule tendance structurelle et tendance systémique à partir d’une
autre considé-ration. Elle centre l’analyse sur le fait que le développement
des forces productives (la puissance technologique) au sein des nations
modernes – c’est-à-dire celles où le couple marché-organisation est assumé
par une instance étatique – requiert et autorise des espaces nationaux de
plus en plus vastes. Pour ce qui est de l’Europe, où le phénomène moderne
commence avec l’État-cité, on passe ainsi progressivement à l’État-nation,
puis à la perspective d’un État-continent. Ailleurs, comme en Chine, au
Japon, aux USA, le territoire est d’emblée plus vaste, plus consistant. Mais,
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à terme, apparaît inéluctablement une étaticité à l’échelle ultime, celle du
116 globe, où ressurgit une logique qui n’est pas systémique, mais proprement
_ structurelle, au sens ici donné à ce terme : en référence à la structure
moderne de classe. Et cette dynamique n’est pas seulement d’« entende-
ment », de rationalité économique, mais corrélativement de « raison », de
légitimité juridico-idéologico-politique : elle est à comprendre au double
sens de l’instrumentalisation de la raison.
Cette mutation épochale n’a pu se produire qu’au moment où les
capacités destructives et productives des sociétés modernes ont atteint un
certain seuil, et à la faveur de certaines circonstances. Le seuil en termes
de destruction est apparu en premier, au terme de la seconde guerre mon-
diale, avec les capacités exterminatrices extrêmes qu’elle révélait. Au-delà
des desseins et manipulations de l’hégémon US, c’est là ce qui a précipité
l’advenue de l’ONU, premier symptôme de l’émergence d’un État-monde.
Le seuil en termes de production n’est atteint qu’au tournant des années
1980, notamment avec la faculté que l’informatique procure désormais
aux grands groupes d’installer la production là où le coût est très faible,
tout en gardant au centre les organes de recherche et de direction. Les
droites politiques des plus grandes puissances ont alors su reprendre l’ini-
tiative après trente ans de repli, peser sur leurs gouvernements et engager
les processus de dé-régularisation, financiarisation etc., propres à assurer la
suprématie des grands groupes, dont elles étaient les représentantes.

14. Toni Negri opère semblablement à partir d’une tendance à l’intellectualisation du travail (voir entre autres Multitude, War
and Democraty in the Age of Empire, New York, Penguin Press, [2004], trad. fr. N. Guilhot, Multitude, Paris, La Découverte, 2004,
pp. 174-186).
présentation DOSSIER interventions en débat livres

Ainsi commence à se mettre en place un État-monde. Réglons


quelques objections de principe. N’attendons pas qu’il s’agisse d’un État
social : ce modèle s’est constitué dans des rapports de force favorables,
qui n’existent pas à l’échelle du monde. Ni qu’il détienne le monopole
de la violence légitime : qu’il le revendique suffit à en faire à cet égard un
État moderne, car une telle revendication est déjà en elle-même un fait
(moderne), pourvu de certains effets… pas nécessairement ceux que l’on
pourrait « légitimement » attendre. Et n’imaginons pas qu’il soit dépourvu
de citoyens : des citoyens du monde, on le verra, y interviennent, sous des
habits nationaux, comme acteurs de classe dans un État-monde de classe.
L’État-monde existe dans ses « appareils publics d’État » : les « organi-
sations » dites internationales, ONU, FMI, BM, OMC…, sont en réalité
mondiales, car elles gèrent un libéralisme mondial-étatique. Certaines
d’entre elles exercent dans leur domaine des pouvoirs en dernière instance
(c’est notamment le cas de l’OMC par le biais de l’ORD qui décide en
dernier ressort des différends commerciaux).
L’État-monde existe également, de façon tout aussi essentielle, dans ses
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« appareils privés d’État ». Un tel concept, élaboré par Althusser15, échappe
à la vision commune (libérale) qui assimile le public à l’État et le privé à 117
la « société civile ». Il relève de la conception marxienne qui conçoit l’État _
comme le sommet du rapport de classe : ses organes relèvent à ce titre
tout autant du privé que du public et de leurs interférences. En tant qu’ils
sont des « instruments » de classe (au titre de l’instrumentalisation de la
raison), on peut les désigner comme « appareils ». Il s’agit en l’occurrence
notamment des institutions privées qui font la « loi » en chaque branche
(lex constructionis, lex informatica, etc.) ou qui assurent le fonctionnement
du capitalisme (bourses, cours d’arbitrage, agences de notation). Elles
organisent un pouvoir de classe qui est un pouvoir d’État, d’État-monde.
Dans les deux cas, les pratiques ainsi encadrées s’inscrivent dans le
contexte d’un droit – qu’elles contribuent à produire – désigné comme
« international » mais proprement mondial, qui permet, entre autres, de
confronter devant des tribunaux des États et des entreprises (multinatio-
nales) privées, sur la base de règles et de principes universellement admis.
Une géographie qui n’est plus seulement celle du système-monde se
donne à lire dans le réseau des « villes globales », reliées non plus à leur
entourage géographique, mais à leurs pareilles dans le monde16. Elles
contiennent les institutions d’une économie globale et d’une finance glo-
bale, celles d’un État-monde de classe.
Aucun État-nation moderne n’est apparu sans une langue commune,

15. Althusser Louis, Sur la reproduction, Paris, Puf, 1995, pp. 111-113.
16. Sassen Saskia, Territory Authority, Rights [2006], trad. fr. F. Israel, Critique de l’État. Territoire, Autorité et Droits de l’époque
médiévale à nos jours, Paris, Demopolis, Le Monde Diplomatique, 2009.
histoire globale

J. BIDET, Le marxisme face à l’histoire globale

pratiquée par tous17. Les exceptions – Canada, Belgique… – justement


font problème. C’est par elle qu’il y a espace public d’échanges. Ou plutôt
espace métastructurel : un espace de prétention, de déclaration et de déné-
gation, de raison en même temps que d’entendement, de confrontation
et de lutte moderne de classe, celui du patriotisme et du nationalisme, du
mythe et de la revendication nationale, où règne le « nous » de l’appropria-
tion territoriale nationale. Or, il nous est advenu une langue mondiale :
elle consiste, à mes yeux, dans la traductibilité immédiate de tous les mes-
sages, du portable à l’internet et à la télévision : ils clament en arabe sur la
place Tahrir ; et chacun les entend dans sa langue. Un seuil technologique
décisif (« forces productives ») a été franchi. L’usage du papier, arrivé de
Chine à travers l’Islam, lié à la simplicité de l’écriture alphabétique, avait
rendu possible la révolution sociopolitique des États-cités italiens, dont il
fut le véhicule et le garant omniprésent. L’industrialisation de l’imprime-
rie jouera, dans l’Europe du XVIe siècle, le même rôle dynamique : elle
produit une langue opératoire à l’échelle des États-nations émergents.
L’informatique fournit aujourd’hui au peuple-monde sa langue commune.
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Sa parole, il est vrai, ne se fait entendre, en ce temps nouveau où
118 l’espèce humaine est devenue une communauté politique, que dans les
_ pires conditions d’aliénation, celles d’un néolibéralisme qui peut sembler
tout-puissant : l’organisation mondiale n’a pas prise sur le marché, ni le
discours mondialement partagé sur l’organisation. Déjà, pourtant, la
structure agit dans le système.

L’ENTRéE DANS UNE NOUVELLE èRE DE L’HISTOIRE


GLOBALE : IMBROGLIO DU PARADIGME SYSTèMIQUE DU
SYSTèME-MONDE ET DU PARADIGME STRUCTUREL DE
L’éTAT-MONDE
L’émergence de l’État-monde ne signifie pas l’affaiblissement du
système-monde. On voit, tout au contraire, s’exacerber les conflits terri-
toriaux : des ensembles ex-coloniaux, disputés entre communautés locales
et grandes puissances, jusqu’aux immensités maritimes, riches d’avenir et
bonnes à saisir, surpeuplées de sous-marins nucléaires. Plus que jamais,
les centres se dressent les uns contre les autres pour le contrôle des péri-
phéries. La structure émergente de l’État-monde institue certes un ordre
radicalement différent, un ordre structurel : celui de l’État moderne de
classe à l’échelle monde. Mais elle constitue en même temps un nouvel
instrument de l’affrontement systémique.

17. Anderson Benedict, Imagined Communities : Reflections on the Origin and Spread of Nationalism, London, Verso [1983, 1991],
trad. fr. P. E. Dauzat, L’Imaginaire national, Paris, La Découverte, 1996 ; Hobsbawm Eric, Nations and Nationalism since 1780: Pro-
gramme, Myth, Reality, Cambridge, New York, Cambridge University Press [1990], trad. fr. D. Peters, Nations et nationalisme depuis
1780, Paris, Gallimard, 1992.
présentation DOSSIER interventions en débat livres

L’entrelacement multiforme entre le système-monde et l’État-monde


apparaît dans l’institution militaire mondiale. L’ONU, dès son acte de
naissance, interdit la guerre (sauf défensive) : elle revendique donc le
monopole de la force armée. Sa faiblesse étatique se donne dans le fait
qu’elle ne peut agir en force pour la paix qu’à l’aide des armées du système-
monde, qui ne lui sont accordées qu’en fonction de visées de domination
systémique. Ce biais permet aux entreprises impérialistes de se légitimer
comme opérations de police mondiale, voir la première guerre d’Irak ou
celle de Lybie. Quand ce label « légal » est accordé, l’effet police autorise
zéro mort du côté impérial, et massacre humanitaire du haut du ciel sous
le secret de l’État-monde. Quand il est au contraire refusé (seconde guerre
d’Irak, Afghanistan), il en coûte un prix économique et politique consi-
dérable. Ces effets contrastés renvoient à un déterminant commun : ils
marquent un seuil de réalité de l’État-monde.
La légalité (marchande-capitaliste) mondiale, celle de l’État-monde
– fait de structure –, permet aux fonds financiers les plus puissants, saou-
diens, indiens, chinois, français…, d’acheter de vastes territoires, africains
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ou autres, de se les approprier sans avoir à les conquérir. Il en découle un
effet dans le système, car c’est alors l’Arabie saoudite, l’Inde, la Chine ou la 119
France qui voient leur poids augmenter dans le rapport de force globale. _
Si l’État-monde n’apparaît pas, s’il peut se donner comme pure
« société civile », règne du « droit sans État » définissant « l’état de droit »,
c’est parce qu’il est un État néolibéral. On ne le reconnaît comme État
qu’en le décryptant comme un État de classe dans lequel le pôle capital a
(pour un temps) neutralisé l’organisation, la réduisant à n’être qu’organi-
sation interne au capital. Et c’est bien ce qui tend à se réaliser à travers la
constitutionnalisation rampante du libéralisme, particulièrement visible
dans la construction européenne : quand tous les États en viennent à se
donner la même constitution qui fait de la concurrence universelle le
principe suprême, exclusif, de son économie et qu’ils ouvrent ainsi leurs
frontières à tous les capitaux en dehors de toute contrainte, ils tendent à
ne plus former qu’un seul ensemble étatique sous la même constitution
universelle. De cet État-monde libéral, les chefs d’État et leurs cohortes
de classe sont les citoyens les plus actifs. Dans ce processus, c’est encore
le système qui prévaut sur la structure qui l’enveloppe, et sans doute pour
longtemps. Mais l’inégalité systémique fait que le processus de domina-
tion étatique mondiale affecte inégalement les centres et les périphéries, et
qu’il rencontre des résistances de nature diverse.
Si les luttes locales-nationales – ici contre des salaires de misère, là pour
la défense des forêts, ailleurs pour l’égalité des sexes, pour le droit à l’eau,
à la terre, à la santé – sont globalement les plus décisives, c’est parce que
histoire globale

J. BIDET, Le marxisme face à l’histoire globale

c’est à ce niveau que se mobilise au mieux (à moins que ce ne soit pour


le pire) une citoyenneté active. Si leur effet est global, si elles ont un effet
sur le système-monde en même temps que sur la structure-monde (de
classe), c’est parce qu’elles affrontent la même puissance logique abstraite
du capitalisme étatiquement organisé à l’échelle globale. Elles cherchent
tout naturellement un appui dans une communauté politique globale.
C’est ici que se tient, déniée mais peu à peu consciente d’elle-même, la
citoyenneté mondiale concrète.
On ne décrypte, à vrai dire, la structure étatique mondiale (de classe)
qu’à partir de sa métastructure, qui s’exprime désormais – et se cache,
cache son instrumentalité – dans un discours d’État-monde. L’hégémon
impérialiste ne peut plus parler d’« ennemi » : il ne peut y avoir que des
« terroristes », hors-la-loi de l’État-monde – un titre difficile à faire valoir
dans un espace discursif commun. Le colonisateur et le colonisé ne tien-
nent pas le même discours : le discours colonial n’est pas idéologique, il
est cryptologique, il n’est là que pour cacher, il proclame l’inégalité, il ne
peut être que repoussé par un autre discours. À l’ère de l’État-monde,
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l’hégémon impérialiste, orchestré par ses épigones, en est réduit à jouer la
120 partition d’un discours communément partagé, discours de liberté-égalité-
_ rationalité dans une cité commune : discours idéologique, c’est-à-dire
amphibologique, où se dit d’en haut ce qui est supposé être et d’en bas ce
qui doit être. Mais ce discours s’adresse à des sujets structurels-systémiques,
qui, si loin qu’on les cherche dans les banlieues des mégapoles, vivent
au sein d’une économie-politique gouvernée par une étaticité mondiale
libérale : c’est en elle qu’ils travaillent, se nourrissent et se vêtent, habitent,
projettent et rêvent. Quand ils se révoltent, ce n’est pas seulement contre
une injustice systémique. Ils en appellent à un ordre qui leur reconnaisse
des droits humains, politiques et sociaux en tant qu’humains, et non seule-
ment en tant que nationaux : en tant que ce monde leur appartient. Quand
ils s’adressent les uns aux autres, damnés du système en lutte systémique,
ils se produisent sur une agora médiatique universelle, lieu d’État-monde
de classe, interpellant leurs concitoyens du monde au nom d’une possible
volonté commune.
Le destin de l’humanité n’est donc pas systémique. Et l’écologie, qui
formait la trame antique du système-monde, dessine désormais la fron-
tière de l’espèce humaine comme communauté politique. n
Révolution et démystification dans la pensée de Karl Marx
Jean Vioulac
Dans Actuel Marx 2013/1 (n° 53), pages 121 à 135
Éditions Presses Universitaires de France
ISSN 0994-4524
ISBN 9782130617808
DOI 10.3917/amx.053.0121
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histoire globale

J. VIOULAC, Révolution et démystification dans la pensée de karl marx

RéVOLUTION ET
DéMYSTIFICATION
DANS LA PENSéE DE KARL MARX
Par Jean VIOULAC

Marx est fondamentalement le penseur de la révolution, et ce à trois


titres : d’abord, parce qu’il met en évidence la « révolution économique
totale1 » qu’est l’avènement du dispositif capitaliste de production ; ensuite,
parce qu’il promeut une révolution politique, la révolution communiste,
qui réussirait à surmonter le capitalisme ; enfin, parce que tout son travail
repose sur « la tentative scientifique de révolutionner une science2 », l’éco-
nomie politique. Cette révolution scientifique constitue le principe d’intel-
ligibilité à la fois de la révolution capitaliste et de la révolution communiste.
Maintenue dans sa forme classique, la science ne peut en effet qu’établir des
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corrélations universelles et nécessaires entre les phénomènes, de sorte qu’elle
122 reste aveugle au bouleversement total qu’est l’avènement d’un système de
_ production dans lequel elle ne voit que la structure éternelle et naturelle
des rapports humains, en même temps qu’elle ne peut que légitimer l’ordre
existant et renvoyer le communisme à l’idéal ou à l’utopie - c’est-à-dire
fondamentalement à la position de la « belle âme dépourvue d’effectivité3 »
qui oppose au réel ce qui devrait être mais n’est pas, se réfugie ainsi dans
l’irréel et se condamne à l’impuissance et à la mélancolie.
Or, si le projet marxien consiste bien à engager « la critique impitoyable
de tout l’existant4 », c’est en répondant toujours à l’exigence de scientifi-
cité. Aussi récuse-t-il en ces termes la « vilenie » de Malthus : « Un homme
qui cherche à accommoder la science (quelque erronée qu’elle puisse être)
à un point de vue qui n’est pas issu d’elle-même mais à un point de vue
emprunté à l’extérieur, à des intérêts qui lui sont étrangers et extrinsèques,
je le dis ‘vil’5. » La critique marxienne est bien scientifique : elle n’est pas

1. Marx Karl, Ökonomisches Manuskript 1863-1865, MEGA II.4.1, p. 129 ; trad. fr. Œuvres II, p. 447.
Abréviations bibliographiques utilisées dans les notes : AK = Kant Gesammelte Schriften, hrsg. von der Preussi-chen Akademie der
Wissenchaften, Berlin, Walter-De-Gruyter ; ES = Œuvres de Karl Marx, Paris, Éditions Sociales ; GW = Hegel Gesammelte Werke,
Rheinisch-Westfälische Akademie der Wissenschaften, Hamburg, Felix-Meiner-Verlag ; Hua = Husserliana, Edmund Husserl Gesam-
melte Werke, Husserl-Archiv, Den Haag, Nijhoff ; MEGA = Marx Engels Gesamtausgabe, Berlin, Dietz-Verlag ; MEW = Marx Engels
Werke, Berlin, Dietz-Verlag ; Werke = Hegel. Werke in zwanzig Bänden, Theorie Werkausgabe, Krankfurt/Main, Suhrkamp-Verlag.
2. Marx Karl, à Kugelmann, 28 décembre 1862, MEW 30, p. 640 ; trad. fr. Correspondance VII, ES, p. 110.
3. Hegel Georg Wilhelm Friedrich, Phénoménologie de l’Esprit, GW 9, p. 360 ; trad. fr. de G. Jarczyk et P.-J. Labarrière, Paris, Galli-
mard, 1993, p. 577.
4. Marx Karl, à Ruge, septembre 1843, MEGA III.1, p. 55 ; trad. fr. Correspondance I, ES, p. 298.
5. Marx Karl, Théories sur la plus-value II, MEW 26.2, p. 112 ; trad. fr. ES, p. 127.

Actuel Marx / no 53 / 2013 : Histoire globale


présentation DOSSIER interventions en débat livres

morale, ne reproche pas au capitalisme son immoralité ou son injustice,


mais son aberration. Plus précisément, elle cherche à dissiper « toutes les
mystifications (Mystifikationen) du mode de production capitaliste6 » et à
faire « disparaître tout le mysticisme (Mystizismus) du monde de la mar-
chandise, tous les sortilèges qui voilent d’une brume fantomatique les pro-
duits du travail ». Toutefois, c’est la tâche propre de la philosophie depuis
Platon que de dissiper l’illusion et de démystifier la conscience commune.
Dès lors, la nouveauté radicale du propos de Marx tient au fait qu’il n’a
pas simplement à démystifier une forme de savoir qui serait illusoire en
ce qu’elle déformerait le réel et finalement ferait écran avec lui, mais à
démystifier le réel lui-même, en reconnaissant qu’il est en lui-même un
monde mystifié. L’analyse marxienne du capitalisme y reconnaît en effet
un dispositif de mystification qui produit systématiquement l’« objectivité
fantomatique » de la forme-valeur et donne à tout ce qui est la « forme
phantasmagorique »7 de la valeur d’échange.
La thèse selon laquelle le réel lui-même est mystification paraît pour-
tant de prime abord elle-même mystique (plus exactement gnostique).
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Mais Marx est le premier penseur de l’époque de la technique qui ne se
confronte plus à un monde naturel - qui serait donné - mais à un univers 123
artificiel - qui est produit - c’est-à-dire à un dispositif qui « imprègne la _
société dans toute son étendue et devient à la place de la terre le sol sur
lequel elle se tient8 » et se substitue ainsi au monde ; c’est en quoi son
avènement est effectivement « révolution totale ». Par là même, cet uni-
vers artificiel peut être jugé par rapport au sol naturel - celui de « la terre
solide et bien ronde » sur laquelle se tient « l’homme réel, en chair et en
os »9 - duquel il s’écarte, et jugé aberrant. La révolution scientifique peut
ainsi mettre en évidence l’artificialité de ce dispositif et récuser sa natura-
lité, mais elle doit plus profondément encore contester qu’une effectivité
suffise à garantir une vérité et montrer, selon une expression remarquable
de la critique du droit hégélien, qu’un tel dispositif constitue « une non-
vérité, fût-ce une non-vérité existante10 ». En d’autres termes, il s’agit,
pour Marx, d’opposer à la vérité de fait du capitalisme une vérité de droit,
et c’est ce conflit du fait et du droit qui tout à la fois frappe d’illégitimité le
capitalisme et mène le débat sur le champ politique. Ce n’est donc qu’en
abordant la révolution scientifique qu’est la pensée de Marx qu’il devient
possible d’aborder la nouveauté du dispositif de production capitaliste et
la nature de la révolution susceptible de le dépasser.

6. Marx Karl, Le Capital, MEW 23, p. 562 ; trad. fr. J.-P. Lefebvre (dir.), Paris, réed. Puf-Quadrige, 1993, p. 605.
7. Ibidem, respectivement pp. 90, 52 et 86 ; trad. fr. pp. 87, 43 et 83.
8. Marx Karl, Manuscrits de 1857-1858, MEW 42, p. 202 ; trad. fr. ES, tome I, p. 218.
9. Marx Karl, Manuscrits de 1844, MEGA I.2, p. 295 ; trad. fr. ES, p. 136.
10. Marx Karl, Critique du droit politique hégélien, MEGA I.2, p. 30 ; trad. fr. ES, p. 67.
histoire globale

J. VIOULAC, Révolution et démystification dans la pensée de karl marx

LA FONDATION DE DROIT DU PHÉNOMÈNE SUR L’AUTO-


EXPRESSION DU TRAVAILLEUR
Marx a investi le champ de l’économie avec l’exigence d’en faire une
science rigoureuse et son propos est de part en part mû par le réquisit de
scientificité. Il oppose ainsi continûment la rigueur de l’économie classique
de Smith, Say et Ricardo au « baratin idéologique » de l’économie vulgaire
en laquelle « ce n’est jamais que la forme phénoménale immédiate de rap-
ports qui se reflète et non leur cohérence interne. D’ailleurs, si tel était le cas,
qu’aurait-on encore besoin en général d’une science11 ? » En effet, « toute
science serait superflue si l’essence des choses et leurs formes phénomé-
nales coïncidaient directement12 ». L’exigence scientifique consiste donc à
reconduire la « forme phénoménale » (die Erscheinungsform) à « l’essence
des choses » (das Wesen der Dinge) ; seule cette réduction du phénomène à
son essence est susceptible de constituer l’économie marchande en science
rigoureuse, puisque la circulation des marchandises y « apparaît comme
donné immédiat à la surface de la société bourgeoise », mais que « son
être immédiat est pure apparence. Elle est le phénomène d’un processus qui
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se déroule derrière elle »13.
124 Tout en reconnaissant la pleine scientificité de l’économie classique,
_ Marx présentait pourtant son projet comme « la tentative scientifique14 »
de la révolutionner : il définissait alors l’originalité de son travail par la
« méthode dialectique15 », précisant que « la dialectique de Hegel est la
forme fondamentale de toute dialectique16 ». C’est qu’en effet l’apport
décisif de la dialectique hégélienne est d’expliciter la logique du rapport de
l’essence aux phénomènes : elle ne se contente plus de réduire le phénomène
à l’essence, mais montre comment l’essence se produit elle-même dans
la diversité de ses phénomènes. Si Hegel peut penser l’articulation entre
l’essence et ses phénomènes, c’est sur les bases d’une conception neuve de
la substance : tant que celle-ci était conçue comme permanence et inertie,
ses phénomènes ne pouvaient en effet qu’être contingents ; ils ne pouvaient
par suite jamais être déduits, mais seulement constatés empiriquement. La
redéfinition hégélienne de la substance en fait, au contraire, la source active
et productive de ses propres phénomènes, dans lesquels elle se réalise et
conquiert sa plénitude en même temps qu’elle révèle sa vérité : le rapport de
l’essence à ses propres phénomènes relève donc pleinement de la logique, le
syllogisme immanent de l’autoproduction de la substance. L’apport décisif
de l’ontologie hégélienne consiste ainsi à mettre en évidence que la substance

11. Marx Karl, à Engels, 27 juin 1867, MEW 31, p. 313 ; trad. fr. Correspondance VIII, ES, p. 397.
12. Marx Karl, Le Capital, Livre III, MEW 25, p. 825 ; trad. fr. ES, tome III, p. 196.
13. Marx Karl, Manuscrits de 1857-1858, MEW 42, p. 180 ; trad. fr. ES, tome I, p. 195.
14. Marx Karl, à Kugelmann, 28 décembre 1862, MEW 30, p. 640 ; trad. fr. Correspondance VII, ES, p. 110.
15. Marx Karl, à Kugelmann, 27 juin 1870, MEW 32, p. 685 ; trad. fr. Correspondance X, ES, p. 411.
16. Marx Karl, à Kugelmann, 6 mars 1868, MEW 32, p. 538 ; trad. fr. Correspondance IX, ES, p. 178.
présentation DOSSIER interventions en débat livres

n’est pas permanence statique, mais processus dynamique de production, et


plus précisément production continue d’objectivité par un sujet que Hegel
identifie à l’Esprit. La dialectique hégélienne permet en cela d’éviter la natu-
ralisation et l’éternisation des catégories économiques auxquelles aboutit
l’économie classique parce qu’elle reste prisonnière d’une conception natu-
raliste et fixiste de la substance. Elle permet, en outre, de reconnaître au
marché un statut phénoménal dont l’essence doit être recherchée dans une
activité de production : « La dialectique », écrit ainsi Marx dans Le Capital,
« est, dans son essence, critique et révolutionnaire17 ». La nouveauté de la
science économique que Marx entendait élaborer se définit donc par la mise
en œuvre de la dialectique élaborée par l’idéalisme allemand ; il pouvait alors
présenter sa propre œuvre comme « un triomphe de la science allemande18 »
remporté contre « ce positivisme de merde19 ».
Mais la question est alors de savoir ce que Marx apporte à Hegel,
puisque la Philosophie du droit aborde le champ économique, en explicite
la totalité des articulations dialectiques, définit la « Richesse universelle »
comme la puissance souveraine qui y détermine toute particularité
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et reconnaît à Smith, Say et Ricardo le mérite d’avoir mis en évidence
la « nécessité inconsciente » de la « raison immanente au système des 125
besoins »20. Marx a lui-même précisé son rapport à la dialectique de Hegel : _
« J’ai pris la liberté d’adopter envers mon maître une attitude critique, de
débarrasser sa dialectique de son mysticisme (Mystizismus) et de lui faire
subir un changement profond21. » Le concept de mysticisme fonde ainsi la
critique marxienne du hégélianisme, en même temps qu’il fournit à Marx
son programme philosophique, celui de la démystification de la logique
spéculative : « La mystification (die Mystifikation) que la dialectique subit
entre les mains de Hegel n’empêche aucunement qu’il ait été le premier
à en exposer les formes générales de mouvement de manière globale et
consciente. Chez lui, elle est sur la tête. Il faut la retourner pour découvrir
le noyau rationnel sous l’enveloppe mystique (in der mystischen Hülle)22. »
Il s’agit alors de préciser la nature de ce « retournement ». L’explication
avec Hegel de 1843 est, à cet égard, décisive :

Hegel autonomise les prédicats et les objets, mais il les


autonomise en les séparant de leur subsistance autonome
réelle, de leur sujet. Après quoi le sujet réel apparaît comme

17. Marx Karl, Le Capital, MEW 23, p. 28 ; trad. fr. p. 18.
18. Marx Karl, à Engels, 20 février 1866, MEW 31, p. 183 ; trad. fr. Correspondance VIII, ES, p. 219.
19. Marx Karl, à Engels, 7 juillet 1866, MEW 31, p. 234 ; trad. fr. Correspondance VIII, ES, p. 290.
20. Hegel Georg Wilhelm Friedrich, Principes de la philosophie du droit, § 236 Rem., § 200 Rem. et § 189 Rem., Werke 7, pp. 385, 386
et 346 ; trad. fr. par R. Derathé, Paris, Vrin, 1982, pp. 248, 225 et 220.
21. Marx Karl, Manuskripte zum zweiten Buch des “Kapitals” 1868 bis 1881, MEGA II.11, p. 32.
22. Marx Karl, Le Capital, MEW 23, p. 27 ; trad. fr. p. 17.
histoire globale

J. VIOULAC, Révolution et démystification dans la pensée de karl marx

résultat alors que ce qu’il faut c’est partir du sujet réel et


considérer son objectivation. De là vient que la substance
mystique devient sujet réel et que le sujet réel apparaît en
tant qu’un autre, en tant qu’un moment de la substance
mystique. C’est précisément parce que Hegel part des pré-
dicats de la détermination universelle au lieu de partir de
l’ens réel (ὑποκείμενον, sujet), et qu’il faut bien cependant
qu’un porteur soit là pour cette détermination, que l’Idée
mystique devient ce porteur. C’est cela le dualisme : que
Hegel ne considère pas l’Universel comme l’essence réelle
du réel-fini, c’est-à-dire de l’existant, du déterminé, ou qu’il
ne considère pas l’ens réel comme le sujet vrai de l’Infini23.

Si donc Marx reconnaît à Hegel l’immense mérite d’avoir dégagé la


logique de la production de l’être dans ses phénomènes, il lui reproche
d’avoir confondu le producteur et ses produits, c’est-à-dire d’avoir inversé
les pôles subjectif et objectif. Son mysticisme se définit par « cette inver-
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sion du subjectif dans l’objectif et de l’objectif dans le subjectif » (diese
126 Verkehrung des Subjektiven in das Objektive und des Objektiven in das
_ Subjektive)24, qui attribue le statut de sujet à l’univers des objets produits
par les sujets concrets et finis, et par suite réduit ces derniers au rang de
phénomènes de cette universalité objective subjectivisée :

Le devenir-sujet (das Subjektwerden) de l’« affaire univer-


selle », qui de cette façon est autonomisée, est ici présenté
comme un moment du processus de vie de l’« affaire uni-
verselle ». Au lieu que ce soit les sujets qui s’objectiveraient
dans l’« affaire universelle », Hegel fait accéder l’« affaire
universelle » au statut de sujet25.

La question fondamentale qui permet de spécifier la nature du rapport


de Marx à Hegel porte ainsi sur l’identification du sujet du processus : à la thèse
hégélienne selon laquelle l’Esprit seul est sujet, Marx oppose que le sujet réel
est « l’homme réel, en chair et en os, campé sur la terre solide et bien ronde26 ».
Ainsi, tout en maintenant la dialectique comme logique de la science, Marx
la retourne sur elle-même en la fondant sur le moment de la particularité :
au lieu que l’Universel pose l’individu particulier comme moyen terme du
syllogisme de son autoproduction, c’est désormais l’existant fini qui est « sujet

23. Marx Karl, Critique du droit politique hégélien, MEGA I.2, pp. 24-25 ; trad. fr. ES, p. 60.
24. Ibidem, MEGA I.2, p. 40 ; trad. fr. ES, p. 81.
25. Ibidem, MEGA I.2, p. 65 ; trad. fr. ES p. 110.
26. Marx Karl, Manuscrits de 1844, MEGA I.2, p. 295 ; trad. fr. ES, p. 136.
présentation DOSSIER interventions en débat livres

vrai de l’Infini » et qui exprime son essence dans l’universalité de ses produits.
L’exigence scientifique est celle de la réduction de la « forme phénoménale »
à « l’essence ». Si Marx reste en cela fidèle à la phénoménologie hégélienne,
il ne reconduit plus, néanmoins, le phénomène à l’universalité abstraite de
l’idée, mais à l’activité concrète du sujet fini.
La critique marxienne semble alors relever de la critique kantienne,
qui réduit le phénomène à l’activité de constitution du sujet et se présente
elle-même comme « une révolution totale ». La Critique de la raison pure
identifiait déjà la dialectique métaphysique au mysticisme, qui récusait la
« déduction mystique (mystische Deduktion) des idées »27 du platonisme
où la réalité objective des idées de la raison est postulée sans opérer leur
reconduction à leur source de droit qu’est la finitude de l’expérience.
Marx cependant radicalise la critique kantienne, puisque le sujet n’est plus
compris comme fonction transcendantale abstraite et formelle, mais saisi
« en tant que sujet vivant », et sujet qui agit continûment pour produire
ses conditions de vie, c’est-à-dire comme « sujet travaillant »28. À la thèse
métaphysique selon laquelle le commencement de la philosophie n’est rien
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d’autre que l’absence de présupposition, Marx oppose la « présupposition
réelle » qui est « l’existence d’êtres humains vivants »29. Bien plus, il oppose 127
au criticisme que la conscience-de-soi du sujet, si elle est première pour- _
lui, ne l’est pas en-soi, parce que le sujet vivant a lui-même son propre pré-
supposé : « Son corps vivant, bien qu’il le reproduise et le développe, n’est
pas à l’origine posé par lui-même, mais apparaît comme le présupposé de
lui-même30. » La pensée de Marx repose ainsi sur une thèse ontologique
fondamentale qui récuse « l’identité mystique spéculative (die Spekulative
mystische Identität) de l’être et de la pensée31 » et s’oppose en cela à un idéa-
lisme que Hegel définissait sans équivoque comme « refus de reconnaître
dans l’existence finie un être véritable32 », pour, tout au contraire, définir
l’être, l’ens, l’ὑποκείμενον, par « l’activité productive de l’homme en
général, et cette activité est une expression de la vie (Lebensäusserung)33 »
et poser ainsi : « La façon dont les individus expriment leur vie (ihr Leben
äußern), c’est ce qu’ils sont34. » C’est par suite la réduction à la pratique
concrète du sujet travaillant qui constitue le principe de la démystification,
et c’est l’acquis de la VIIIe des Thèses sur Feuerbach : « Tous les mystères
qui orientent la théorie vers le mysticisme (die Theorie zum Mystizismus
veranlassen) trouvent leur solution rationnelle dans la praxis humaine ».
27. Kant Immanuel, Critique de la raison pure, AK III, pp. 15 et 246.
28. Marx Karl, Manuscrits de 1857-1858, MEW 42, pp. 197 et 407 ; trad. fr. ES, tome I, pp. 213 et 437.
29. Marx Karl, Engels Friedrich, L’Idéologie allemande, MEW 3, p. 20 ; trad. fr. ES, pp. 14-15.
30. Marx Karl, Manuscrits de 1857-1858, MEW 42, p. 397 ; trad. fr. ES, tome I, p. 426.
31. Marx Karl, Engels Friedrich, La Sainte famille, MEW 2, p. 204 ; trad. fr. ES, p. 227.
32. G.W.F. Hegel, Science de la logique [1832], GW 21, p. 142.
33. Marx Karl, Le Capital, Livre III, MEW 25, pp. 823-824 ; trad. fr. ES, tome III, p. 194.
34. Marx Karl, Engels Friedrich, L’Idéologie allemande, MEW 3, p. 21 ; trad. fr. ES, p. 15.
histoire globale

J. VIOULAC, Révolution et démystification dans la pensée de karl marx

LA FONDATION DE FAIT DU PHÉNOMÈNE SUR L’AUTO-


VALORISATION DU CAPITAL
Le point de départ de l’analyse consiste ainsi à réduire tout phénomène
au rang d’expression d’une activité vitale. Si donc il s’agit toujours, comme
Marx l’écrivait en 1843, de « partir du sujet réel et considérer son objec-
tivation », c’est en considérant que « le travail est l’expression de la vie
(Lebensäusserung) du travailleur lui-même »35. Le travail est cette activité
de l’expression de soi, il est le passage-à-l’acte d’un être-en-puissance : la
distinction (d’origine aristotélicienne) entre puissance-de-travail et travail-
en-acte s’avère alors cruciale pour l’analyse du dispositif de production
capitaliste. Celui-ci repose en effet sur une « base absolue36 » qu’est le
salariat. Or, le propre du salariat consiste pour le travailleur, non pas à
vendre les produits de son travail (comme le fait un artisan) ni à céder un
travail en acte (comme dans le système des corvées), mais à vendre sa pure
puissance de travail (Arbeitsvermögen). En effet, « l’unique marchandise
que [le travailleur] a à offrir, à vendre, est précisément sa puissance-de-
travail vivante, présente dans sa qualité de corps vivant ». Marx précise
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expressément que « Vermögen est à prendre ici dans le sens de puissance,
128 δύναμις »37. Le salariat est ainsi cette mise-à-disposition d’un être-en-
_ puissance : « Ce que l’ouvrier vend, c’est la disposition de sa puissance de
travail (die Disposition über sein Arbeitsvermögen)38. » Ce faisant, il attribue
à un autre la possibilité d’actualiser cette puissance :

Dans la mesure exacte où le travailleur est actif en tant


que travailleur, où il exprime (äussert) sa puissance de tra-
vail, il s’en dessaisit (entäussert), étant donné qu’elle est déjà
vendue (veräussert) au possesseur de l’argent, en tant que
puissance s’exprimant (als sich äußerndes Vermögen)39.

Le salariat est ainsi dépossession, dessaisissement (Entäusserung) systéma-


tique de la puissance d’expression (Äusserung) des sujets vivants, par laquelle
leur activité n’est plus expression de soi, mais expression d’un autre. La ques-
tion est alors de déterminer quel est cet autre qui s’approprie la puissance
des sujets particuliers pour la faire passer à l’acte et ainsi se réaliser lui-même.
Or, le capitalisme est production systématique de marchandises, c’est-à-dire
de choses destinées à être vendues pour en tirer de l’argent. Si, par le salariat,
l’argent s’approprie la puissance de travail des sujets vivants, c’est pour se

35. Marx Karl, Manuscrits de 1861-1863, MEW 43, p. 88 ; trad. fr. ES, p. 101.
36. Marx Karl, Ökonomisches Manuskript 1863-1965, MEGA II.4.1, p. 79.
37. Marx Karl, Manuscrits de 1861-1863, MEW 43, p. 33 ; trad. fr. ES, p. 43.
38. Ibidem, MEW 43, p. 156 ; trad. fr. ES, p. 173.
39. Ibidem, MEW 43, p. 89 ; trad. fr. ES, p. 103.
présentation DOSSIER interventions en débat livres

produire lui-même, et c’est précisément quand il a acquis cette autonomie


que l’argent est Capital : le Capital est « l’argent en tant qu’il se produit
lui-même40 ». Ce faisant, il se pose comme instance effective et active de
la production : dans le processus de « l’autovalorisation de la valeur41 », il
conquiert « son autonomie et son existence ipséique (Selbstische Existenz)
face au travailleur et donc au travail lui-même » et ainsi « se présente comme
une entité ipséique (als selbstisches Wesen) »42. En tant qu’instance unique et
efficace d’une production qui n’est plus qu’une « action du Capital vis-à-vis
de laquelle le travailleur singulier se comporte seulement passivement43 »,
en tant qu’il conquiert la figure du soi par la réflexivité de l’autovalorisa-
tion et qu’ainsi il « se comporte en se produisant comme fondement de soi
(als Grund von sich)44 », le Capital est alors sujet : il est « le sujet dominant
(übergreifende Subjekt) et s’appropriant le travail d’autrui45 ». C’est à partir
du moment où la valeur autonomisée dans l’argent devient sujet qu’elle est
Capital. Telle est la définition centrale qu’en donne Marx :

La valeur passe constamment d’une forme dans l’autre,


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sans se perdre elle-même dans ce mouvement, et elle se
transforme ainsi en un sujet automate (ein Automatisches 129
Subjekt). […] La valeur devient ici le sujet d’un procès (das _
Subjekt eines Prozesses) dans lequel, à travers le changement
constant des formes-argent et marchandise, elle modifie sa
grandeur elle-même, se détache en tant que survaleur d’elle-
même en tant que valeur initiale, se valorise elle-même46.

Ainsi il apparaît que le dessaisissement de chacun sur sa propre puis-


sance de travail n’est que le premier moment d’un processus par lequel
cette puissance est transférée à l’universalité abstraite de la valeur autono-
misée dans l’argent. Le salariat est, en cela, non seulement dessaisissement
(Entäusserung), mais aussi aliénation (Entfremdung), compris comme
transfert dans son autre : le Capital est la « subjectivité étrangère » (fremde
Subjektivität)47 issue du dessaisissement et de l’aliénation de toutes les
subjectivités vivantes. C’est par suite un contresens que de croire que le
travailleur est soumis au capitaliste, puisque celui-ci, s’il n’est certes pas
exploité, est tout autant dépossédé et aliéné. Le seul et unique sujet du
processus est le Capital comme tel, dont le capitaliste n’est que la « person-
40. Marx Karl, Manuscrits de 1857-1858, MEW 42, p. 253 ; trad. fr. ES, tome I, p. 273.
41. Ibidem, MEW 42, p. 246 ; trad. fr. ES, tome I, p. 266.
42. Marx Karl, Manuscrits de 1861-1863, MEW 43, p. 105 ; trad. fr. ES, p. 119.
43. Marx Karl, Théories sur la plus-value, MEW 26.1, p. 368 ; trad. fr. ES, tome I, p. 459.
44. Marx Karl, Manuscrits de 1857-1858, MEW 42, p. 638 ; trad. fr. ES, tome II, p. 233.
45. Ibidem, MEW 42, p. 383 ; trad. fr. ES, tome I, p. 410.
46. Marx Karl, Le Capital, MEW 23, p. 169 ; trad. fr. p. 173.
47. Marx Karl, Manuscrits de 1857-1858, MEW 42, p. 383 ; trad. fr. ES, tome I, p. 410.
histoire globale

J. VIOULAC, Révolution et démystification dans la pensée de karl marx

nification » et le « fonctionnaire »48, et n’est finalement rien d’autre que la


fonction que lui assigne le Capital :

L’autovalorisation du capital - la création de survaleur


- est par conséquent le but déterminant, prédominant et
suprême du capitaliste, l’impulsion et le contenu de son
action - contenu pitoyable et abstrait qui fait apparaître le
capitaliste dans le même rapport de servitude vis-à-vis du
capital que l’ouvrier, bien qu’au pôle opposé49.

La difficulté à saisir cette « subjectivité étrangère » qu’est le Capital tient


au fait que « le Capital, étant valeur, est de nature purement idéelle50 »,
qu’il est « quelque chose d’immatériel51 », et par suite imperceptible,
insaisissable, invisible, et surtout inconcevable à partir d’un strict maté-
rialisme52 ; elle tient également à ce qu’elle ne préexiste pas à l’aliénation
mais qu’elle en est la résultante. Le Capital est, dans le champ écono-
mique, ce qu’est l’État dans la doctrine hobbesienne du pacte social, qui
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y voit une « personne artificielle » issue de l’universel dessaisissement des
130 citoyens. Le transfert de souveraineté politique reste formel, cependant.
_ Mais si l’on reconnaît dans la puissance de travail l’essence de l’homme
et dans l’actualisation de cette puissance son être même, alors l’aliénation
capitaliste est ontologique, elle est, écrit continûment Marx, une « trans-
substantiation », et le dispositif de production capitaliste n’est autre que
cet universel transfert de souveraineté des sujets vivants dans l’objectivité
abstraite de la valeur : « Ainsi toutes les forces du travail sont transposées
en forces du Capital53 » et « le Capital est essentiellement ce déplacement,
cette transposition […] cette transsubstantiation54 ».
Le capitalisme ne saurait donc se définir par la propriété privée des
moyens de production, ni par le marché, ni par l’exploitation d’une classe
par une autre, encore moins par la « liberté » économique, qui n’en sont
que des phénomènes : « La transformation du travail en capital est en soi le
résultat de l’acte d’échange entre le capital et le travail55 », et le capitalisme
est fondamentalement cette transsubstantiation de la puissance de travail

48. Marx Karl, Le Capital, Livre III, MEW 25, p. 274 ; trad. fr. ES, tome VI, p. 276.
49. Marx Karl, Ökonomisches Manuskript 1863-1865, MEGA II.4.1, pp. 64-65.
50. Marx Karl, Manuscrits de 1861-1863, MEW 43, p. 93 ; trad. fr. ES, p. 107.
51. Marx Karl, Manuscrits de 1857-1858, MEW 42, p. 230 ; trad. fr. ES, tome I, p. 248.
52. C’est que répondait J. Derrida à P. Macherey, qui lui reprochait de « dématérialiser » Marx : « La logique spectrale est nécessaire
pour rendre compte des processus et des effets de métaphysicalisation, si je puis dire, d’abstraction, d’idéalisation, d’idéologisation
et de fétichisation […]. Marx a passé sa vie à analyser la possibilité de l’abstraction, dans tous les domaines. Et il nous a appris en
autres choses qu’il ne faut pas hausser les épaules devant l’abstraction comme si ce n’était rien », Marx & Sons, Paris, Puf/Galilée,
2002, p. 61.
53. Marx Karl, Manuscrits de 1857-1858, MEW 42, p. 597 ; trad. fr. ES, tome II, p. 189.
54. Ibidem, MEW 42, p. 230 ; trad. fr. ES, tome I, p. 248.
55. Marx Karl, Manuscrits de 1861-1863, MEW 43, p. 153 ; trad. fr. p. 170.
présentation DOSSIER interventions en débat livres

de la communauté des sujets en puissance du système des objets, ce trans-


fert de l’essence même de la subjectivité dans l’objectivité.

Le travail, écrit Marx, est le ferment qui, projeté dans


le capital, provoque sa fermentation. D’un côté, il faut
que l’objectivité (die Gegenständlichkeit) en quoi le Capital
consiste soit travaillée, c’est-à-dire consommée par le tra-
vail, d’un autre côté que soit abolie la simple subjectivité
du travail (die bloße Subjektivität der Arbeit) comme simple
forme et qu’elle soit objectivée (vergegenständlicht) dans le
matériau du Capital56.

C’est pourquoi l’avènement du capitalisme ne peut être cantonné


à l’intendance économique ; il est effectivement une révolution, et une
révolution ontologique, qui arrache à la subjectivité vivante la puissance
de travail qui la définit en son essence pour la confier à l’objectivité
idéelle de la valeur, laquelle se trouve en cela subjectivisée en même temps
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qu’elle assujettit les sujets réels. L’avènement du Capital est la « réification
des déterminations sociales de la production et la subjectivisation (die 131
Versubjektivierung) de ses fondements matériels57 », « la subjectivisation _
des choses, la chosification des sujets » (die Versubjektivierung der Sachen,
die Versachlichung der Subjekte)58, et la révolution capitaliste doit se défi-
nir par « l’interversion du sujet et de l’objet » (Verkehrung von Subjekt
und Objekt)59, « la transformation du sujet en objet et vice versa » (die
Verkehrung des Subjekts in das Objekt und umgekehrt)60.
Or, ce « renversement » entre l’Universel et le particulier, cette « inver-
sion du sujet et de l’objet », cette « subjectivation » de l’Universel était
précisément ce que Marx reprochait à Hegel sous le terme de mysticisme.
Marx conquiert sa pensée par une démystification de la dialectique hégé-
lienne, mais pour constater que cette logique constitue le logiciel du dis-
positif de production capitaliste : la dialectique hégélienne est la logique
spéculative où l’Universel produit le moment de la particularité, qu’il se
subsume, comme moyen terme du syllogisme de son autoeffectuation ; le
capitalisme est ce dispositif où l’Universalité abstraite de la valeur produit
le travail salarié, qu’il se subsume, comme moyen-terme du processus de
son auto-valorisation. La spéculation constitue en effet la logique même du
capitalisme, qui procure à l’argent la puissance de se créer lui-même : dans la

56. Ibidem, MEW 42, p. 220 ; trad. fr. ES, tome I, p. 237.
57. Marx Karl, Le Capital, Livre III, MEW 25, p. 887 ; trad. fr. ES, tome III, p. 255.
58. Marx Karl, Théories sur la plus-value, MEW 26.3, pp. 484-485 ; trad. fr. ES, tome III, p. 582.
59. Marx Karl, Le Capital, Livre III, MEW 25, p. 55 ; trad. fr. ES, tome I, p. 63.
60. Marx Karl, Ökonomisches Manuskript 1863-1865, MEGA II.4.1, p. 64.
histoire globale

J. VIOULAC, Révolution et démystification dans la pensée de karl marx

spéculation financière, écrit Marx, « le Capital a trouvé sa forme accomplie


en tant que source mystérieuse et autocréatrice de son accroissement61 », et
la finance est en cela « la mystification capitaliste (die Kapitalmystification)
sous sa forme la plus aiguë62 ». Toute la difficulté de l’analyse du capitalisme
par Marx consiste ainsi à y reconnaître l’effectivité d’une logique dont il a
critiqué le mysticisme. Il insiste ainsi continûment sur le fait que « cette
distorsion et inversion est effective et non pas simplement pensée, simple vue
de l’esprit chez les travailleurs et les capitalistes63 », et reproche aux écono-
mistes de « n’avoir rien compris à la valeur et à l’essence de l’argent quand
ils traitent la promotion de la valeur à l’autonomie comme une invention
scolastique des économistes. […] Ces contradictions résident dans la chose
même et non dans son expression linguistique64 ». L’appendice à la pre-
mière édition du Capital expose en toute clarté cette difficulté :

Le travail déterminé concret et utile qui produit le corps


marchandise de l’équivalent doit donc toujours et nécessai-
rement compter dans l’expression de valeur comme forme
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de réalisation déterminée ou forme phénoménale de travail
132 humain en général […]. À l’intérieur du rapport de valeur et
_ de l’expression de valeur qui y est incluse, l’Universel-abstrait
ne vaut pas comme propriété du concret, du sensible effecti-
vement réel, mais à l’inverse le concret-sensible ne vaut que
comme simple forme phénoménale ou forme de réalisation
effective déterminée de l’Universel-abstrait. Par exemple, le
travail du tailleur contenu dans l’équivalent habit ne possède
pas, à l’intérieur de l’expression de valeur de la toile, la pro-
priété générale d’être en outre du travail humain. Au contraire :
être du travail humain vaut comme son essence (Wesen) ; être
du travail de tailleur ne vaut que comme forme phénoménale
(Erscheinungsform) ou comme forme de réalisation effective
déterminée de cette essence sienne. […] Ce renversement par
lequel le concret-sensible ne vaut que comme forme phéno-
ménale de l’Universel-abstrait (diese Verkehrung, wodurch
das Sinnlich-Konkrete nur als Erscheinungsform des Abstrakt-
Allgemeinen gilt), au lieu que, à l’inverse, l’Universel-abstrait
« compte » comme propriété du concret, un tel renversement
caractérise l’expression de la valeur65.

61. Marx Karl, Théories sur la plus-value, MEW 26.3, p. 447 ; trad. fr. ES, tome III, p. 538.
62. Marx Karl, Le Capital, Livre III, MEW 25, p. 405 ; trad. fr. ES, tome II, p. 56.
63. Marx Karl, Manuscrits de 1857-1858, MEW 42, p. 722 ; trad. fr. ES, tome II, p. 323.
64. Marx Karl, Théories sur la plus-value, MEW 26.3, p. 162 ; trad. fr. ES, tome III, p. 162.
65. Marx Karl, Die Wertform, MEGA II.5, pp. 632 sq. ; trad. fr. dans P.-D. Dognin, Les « sentiers escarpés » de Karl Marx. Le chapitre I
du Capital traduit et commenté dans trois rédactions successives, Paris, Cerf, 1977, t. I, pp. 131 sq.
présentation DOSSIER interventions en débat livres

Marx récusait « l’ineptie de la spéculation allemande » qui « achève ce


renversement (Verkehrung) de la réalité auquel se livre la philosophie »66 ;
il reprochait à Hegel d’hypostasier et de substantialiser l’Universel et de
réduire les sujets concrets au rang de phénomènes de cette substance mys-
tique. Mais c’est exactement ce que fait le dispositif capitaliste, qui pose
l’universalité abstraite de la valeur en seul sujet et seule substance et réduit
l’activité individuelle au rang de « simple forme phénoménale ». Au lieu
que l’acte du travail soit expression de soi du travailleur, il est lui-même
« expression de valeur ». Si donc Marx réfute le mysticisme hégélien, c’est
pour reconnaître dans le capitalisme un mysticisme en acte, et il précise
que « c’est ce renversement (Verkehrung), cette mystification non pas
imaginaire mais d’une prosaïque réalité (prosaisch reelle Mystifikation)
qui caractérise toutes les formes sociales du travail créateur de valeur
d’échange »67 - et c’est finalement le Capital lui-même qui est « un être
fort mystique (ein sehr mystisches Wesen)68 ».

RÉVOLUTION ET PHÉNOMÉNOLOGIE
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On pourrait définir le geste philosophique fondamental par la recon-
naissance du statut phénoménal du donné immédiat qu’il s’agit alors de 133
reconduire à son essence : Hegel a systématiquement développé cette _
phénoménologie inhérente à la métaphysique depuis la vaste réduction
eidétique qui définit le platonisme. Mais le propre du platonisme était
précisément d’objectiver l’essence et de fonder en dernière instance tout
donné sur l’universalité abstraite d’un λόγος posé en seul démiurge. Le
débat de Marx avec Hegel met alors en évidence que la question fonda-
mentale de la phénoménologie est celle du sens de la réduction, c’est-à-dire
de sa direction : alors que la métaphysique reconduit tout phénomène à un
Esprit universel et abstrait, Marx le reconduit à l’activité des hommes par-
ticuliers et concrets, et c’est par suite la rationalité elle-même, sa logique
et ses concepts, qui acquiert le statut d’expression de ces sujets vivants,
puisque « les catégories expriment (ausdrücken) des formes d’existence,
des déterminations existentielles69 ». La révolution scientifique qui définit
la pensée de Marx est ce retournement, qui rétablit la communauté des
sujets vivants en source de droit de tout ce qui est, y compris de la totalité
du champ théorique reconnu ainsi en son statut idéologique.
La révolution scientifique marxienne n’est autre que celle qui sera déve-
loppée par Husserl, qui en effet récusait l’autonomie de fait de la science

66. Marx Karl, Engels Friedrich, La Sainte famille, MEW 2, p. 7 ; trad. fr. ES, p. 13.
67. Marx Karl, Contribution à la critique de l’économie politique, MEW 13, pp. 34-35 ; trad. fr. ES, p. 27.
68. Marx Karl, Le Capital, Livre III, MEW 25, p. 835 ; trad. fr. ES, tome III, p. 205.
69. Marx Karl, Manuscrits de 1857-1858, MEW 42, p. 40 ; trad. fr. ES, tome I, p. 41.
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J. VIOULAC, Révolution et démystification dans la pensée de karl marx

moderne issue de « l’aliénation » (Veräusserlichung)70 de la rationalité dans


l’objectivisme, où les idéalités se déduisent les unes des autres sans quitter
le champ de l’objectivité, pour lui opposer sa fondation de droit sur la
subjectivité incarnée pour laquelle l’activité de connaissance est elle-même
dérivée, puisque « l’horizon du monde n’est pas déterminé seulement par
les aspects familiers de l’étant qui ont leur origine dans la pratique de la
connaissance, mais aussi et avant tout par ce qui dérive de la pratique de
la vie quotidienne et de l’activité matérielle71 ». La généalogie de la couche
objectivologique a alors conduit Husserl à enraciner la subjectivité elle-
même dans une « communauté générique » (Gattungsgemeinschaft)72 et
à poser comme fondement « l’intersubjectivité universelle en laquelle
se résout toute objectivité, tout étant en général73 ». C’est pourquoi la
phénoménologie transcendantale se doit de mettre au jour les structures
immanentes à la communauté intersubjective, qui constitue le fondement
de droit de toute structure objectivologique : Husserl découvrait ainsi la
nécessité d’élaborer une « théorie sociologique générale de l’essence de la
vie possible d’une communauté humaine en général et de son ‘effectuation’
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commune74 », c’est-à-dire de fonder une « ontologie sociale » comprise
134 comme « ontologie systématique des données sociales »75. La révolution
_ qu’impose le danger de l’autonomisation du système de l’objectivité est
par suite indissociable du renversement de la scientificité occidentale,
c’est-à-dire de « cette révolution, la plus grande de toutes (diese größte aller
Revolutionen), le renversement de l’objectivisme scientifique, celui des
modernes certes, mais aussi celui de toutes les philosophies depuis des
millénaires76 ».
L’exceptionnelle difficulté de la lecture philosophique de Marx tient
ainsi à l’entrelacement constant dans ses analyses de ces deux phénoméno-
logies : l’une qui met à nu la logique immanente au dispositif de produc-
tion en réduisant tout donné à l’universalité abstraite de la valeur, et qui
montre comment cette universalité abstraite peut se produire elle-même
par la subsomption syllogistique du travail particulier (phénoménologie
hégélienne) ; l’autre qui critique la logique d’un tel dispositif en réduisant
ces mêmes donnés à la subjectivité vivante et à l’activité que présuppose
une telle expression (phénoménologie husserlienne). Ainsi des concepts de

70. Husserl Edmund, La Crise des sciences européennes, Annexe III, Hua VI, p. 347 ; trad. fr. par G. Granel, Paris, Gallimard, 1976,
p. 382.
71. Husserl Edmund, Expérience et jugement, hrsg. von Ludwig Landgrebe, Hamburg, Claasen Verlag, 1954, § 12, p. 52 ; trad. fr. par
D. Souche-Dagues, Paris, Puf, 1970.
72. Husserl Edmund, Sur l’intersubjectivité, Hua XIV, p. 203 ; trad. fr. par N. Depraz, Paris, Puf, 2001, tome II, p. 297.
73. Husserl Edmund, La Crise des sciences européennes, § 53, Hua VI, p. 183 ; trad. fr. p. 204.
74. Husserl Edmund, Psychologie phénoménologique (1925-1928), Hua IX, p. 539 ; trad. fr. par Ph. Cabestan, N. Depraz et A. Mazzú,
Paris, Vrin, 2001.
75. Husserl Edmund, Sur l’intersubjectivité, Hua XIII, pp. 98 et 103 ; trad. fr. tome II, pp. 203 et 209.
76. Husserl Edmund, La Crise des sciences européennes, §13, Hua VI, p. 69 ; trad. fr. p. 79.
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profit et de plus-value : les deux concepts désignent exactement le même


phénomène, « le profit est la même chose que la plus-value, mais sim-
plement sous une forme mystifiée (in einer mystifizierten Form)77 », et ils
satisfont à l’exigence scientifique de réduction du phénomène à l’essence.
Mais l’économie classique réduit ce phénomène à l’universalité abstraite de
la valeur, qui paraît par là posséder la puissance mystérieuse (spéculative) de
s’accroître elle-même, et le concept de profit est alors directement déduit de
celui de Capital, sans quitter le champ de l’objectivité. Parce qu’il fonde le
champ de l’objectivité sur l’activité subjective, Marx peut alors réinterpréter
ce phénomène comme plus-value, c’est-à-dire produit d’un surtravail, et le
renvoyer à un mode d’existence de la subjectivité vivante.
Mais tout en reconnaissant la fondation de droit de tout ce qui est sur
cette activité de l’autoexpression du sujet vivant, Marx se confronte à sa
fondation de fait sur l’autovalorisation de la valeur, dans un dispositif qui
n’épargne pas le sujet mais, au contraire, l’assujettit, le dessaisit et l’aliène,
et ainsi le menace en son être. C’est pourquoi il faut opposer à Husserl que
la révolution scientifique ne suffit pas si le dispositif capitaliste planétaire
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tourne à plein régime et met quotidiennement en œuvre la logique mystifi-
catrice de la spéculation : le retournement théorique du système scientifique 135
ne peut alors être que le prélude au retournement pratique du dispositif _
capitaliste. C’est-à-dire à la révolution communiste, qui n’est autre que la
réappropriation par la communauté humaine de son essence objectivée
dans un dispositif objectif parvenu à l’autonomie de fonctionnement. n

77. Marx Karl, Le Capital, Livre III, MEW 25, p. 46 ; trad. fr. ES, tome I, p. 56.
La démocratie entre conflit social et conflit identitaire
André Tosel
Dans Actuel Marx 2013/1 (n° 53), pages 136 à 152
Éditions Presses Universitaires de France
ISSN 0994-4524
ISBN 9782130617808
DOI 10.3917/amx.053.0136
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https://www.cairn.info/revue-actuel-marx-2013-1-page-136.htm

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histoire globale

A. TOSEL, La démocratie entre conflit social et conflit identitaire

LA DÉMOCRATIE ENTRE CONFLIT


SOCIAL ET CONFLIT IDENTITAIRE
Par André TOSEL

Où en est la démocratie aujourd’hui ? Peut-elle faire encore consen-


sus si elle se révèle incapable de dépasser ce qui fait d’elle un régime de
désappropriation de la puissance collective qu’elle est censée garantir et
un mécanisme de consensus au monde tel qu’il va ? Comment ne pas en
désespérer, sinon en la revitalisant durablement en une démocratie pro-
cessus (et non simplement régime), expression de l’affirmation égalitaire
des « incompétents », ainsi que le tentent les expériences en cours en
Amérique du Sud ou les mouvements divers d’« indignés », en occident et
ailleurs, qui combattent le saccage de leur existence par la voracité infinie
du capitalisme néolibéral ? Le désenchantement peut-il laisser place à des
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processus réalistes d’activation de conflits productifs, qu’ils soient liés à
136 l’exploitation du travail ou qu’ils contestent la domination néocoloniale
_ et l’anthropocentrisme ethnique occidental ? Deux types de conflits
se proposent en effet comme des occasions d’une telle revitalisation : le
conflit social relativement univoque que la tradition marxiste nomme
lutte de classes et qui se réfère à la condition générale du travail, et le
conflit identitaire plurivoque qui revendique son originalité en renvoyant
à la formation et à l’existence de communautés d’affiliation. C’est cette
situation que nous souhaitons analyser.

SUR LA DÉMOCRATIE PLURALISTE ET NÉO-CORPORATIVE


ACTUELLE
La démocratie a été pensée initialement comme société universelle et
volontaire de personnes libres mettant un terme à tous les despotismes
et à tous les privilèges. Elle reposait alors sur un principe de désincor-
poration des individus qu’elle arrachait aux corps collectifs imposant
à la personne libre et égale une multiplicité d’appartenances. Mais elle
a rompu dès le début avec la démocratie antique. Comme l’a montré
Jacques Rancière dans La haine de la démocratie1, l’idée de démocratie
est fondamentalement liée à un principe anarchique propre à la pensée
grecque d’avant Platon. En généralisant le tirage au sort des titulaires des

1. Rancière Jacques, La Haine de la démocratie, Paris, La Fabrique, 2005, pp. 46-48.

Actuel Marx / no 53 / 2013 : Histoire globale


présentation DOSSIER interventions en débat livres

fonctions essentielles, en discréditant la compétence et en se refusant à


reposer sur une science et une technique réservées à une élite d’experts,
elle a dévalué tous les titres autorisant à exercer le pouvoir de gouverner
ainsi que le lui reproche Platon dans Les Lois (III, 690a-690c). L’homme
démocratique ne reconnaît pas le droit de gouverner qui se fonde sur
quatre titres naturels : le pouvoir des parents sur les enfants, des vieux sur
les jeunes, des maîtres sur les esclaves, des gens bien nés sur les hommes
de rien faisant populace. Il ne reconnaît pas davantage deux autres titres :
le pouvoir des plus forts sur les plus faibles, qui serait supposé inscrit
dans la nature, et l’autorité naturelle des savants sur les ignorants, qui
accomplit la loi de nature. Tous ces pouvoirs sont hiérarchiques. Est dis-
crédité tout principe de filiation, de généalogie de même que tout titre
fondé sur la puissance de la propriété et de la richesse. La démocratie
est le gouvernement de ceux qui n’ont pas de titre à gouverner ou à être
gouvernés sinon de ceux qui ont pour titre de ne pas avoir d’autre titre
que celui de la contingence de l’être en commun humain en sa pluralité.
La démocratie actuelle refoule cette anarchie constitutive du politique
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comme pouvoir des « sans titre ». Du XIXe au XXe siècle, ce qui a été
élaboré et a fonctionné, c’est la démocratie définie de manière résolument 137
réaliste comme pouvoir d’une oligarchie élective ou d’un principat démocra- _
tique garantissant dans certaines limites les droits d’égale liberté, la repré-
sentation parlementaire, une articulation des pouvoirs constitutionnels, le
vote majoritaire et le respect des minorités, soit un ensemble de procédures
qui ne peuvent plus impliquer la référence à un Bien Commun subs-
tantiel, à la volonté générale. Cette conception se veut réaliste et repose
sur la critique de la prétention métaphysique et substantialiste à faire de
la démocratie politique la condition absolue de la vie bonne. Le savoir
politique doit perdre ce qui lui restait de la dimension architectonique
attribuée par Aristote. Il abandonne le postulat tout aussi métaphysique et
inaccessible de la volonté générale, qui demeure un idéal indéterminable.
On est loin de Rousseau et de Jaurès.
La politique est une pratique autonome distincte des autres, notam-
ment des activités économiques, qui ont leur spécificité propre. La poli-
tique est un sous-système qui articule en un tout fini et plein de tensions
ces pratiques et le dirige. Mais l’économie de marché et le mode capitaliste
de production constitueraient une structure indépassable. La théorie
démocratique s’est donnée une cure de réalisme en assumant son rapport à
l’économie de marché, c’est-à-dire au capitalisme et à ses transformations.
Il suffit de mentionner ici les noms de Max Weber, Vilfredo Pareto, Joseph
Schumpeter, Norberto Bobbio, Raymond Aron, Robert Dahl.
La démocratie réaliste effective, selon ces auteurs, est pluraliste, corpo-
histoire globale

A. TOSEL, La démocratie entre conflit social et conflit identitaire

rative et procédurale et elle laisse chacun libre de rechercher à titre privé


ce qui est le bien suprême pour lui. Elle s’organise en partis concurrentiels
en lutte électorale réglée pour former la majorité dirigeante sur la base
d’un consensus et pour occuper les places de commandement dans la
bureaucratie. La représentation sanctionne la rationalité de la désappropria-
tion – consentie par chaque citoyen – de son droit d’exercer directement
les fonctions gouvernementales. Pour qu’existe la démocratie, il suffirait
que les citoyens disposent du droit d’information et d’expression pour
choisir en connaissance de cause ceux qui vont gouverner en leur nom
et se soumettent en échange au verdict des urnes à intervalles réguliers. Il
suffirait que soit reconnus comme non incompatibles avec l’universalité de
la citoyenneté la particularité des groupes d’appartenance et le pluralisme
corporatif avec son marché politique.
Comme Weber l’a souligné dans la fameuse conférence de 1918,
« Politik als Beruf »2, la démocratie est le régime d’une oligarchie élec-
tive fondée sur un pluralisme néo-corporatif de fait ; c’est ainsi que se
constitue le seul régime rationnel moderne. Cette rationalité exige que le
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citoyen renonce à tout droit d’exercer directement le pouvoir politique de
138 gouverner et aliène ses moyens de production politique pour les déléguer
_ à ses représentants légitimes. Cette désappropriation politique est corrélée
de manière systémique à la désappropriation économique par laquelle les
producteurs directs abandonnent toute revendication socialiste ou com-
muniste de contrôle des moyens de production économique et obéissent
à la direction rationnelle des entreprises. La compétence politique et la
compétence économique sont le fait d’élites, électives d’un côté, proprié-
taires de l’autre.
Cette révision à la baisse de la démocratie est la base de la figure
actuelle de la démocratie, mais celle-ci s’est altérée au point d’être liqui-
dée aujourd’hui dans le contexte de la mondialisation néolibérale. Nous
sommes passés au-delà de ce réalisme qui est même devenu utopie, dans
une post-démocratie non démocratique. Issue du monde occidental et
états-unien surtout, la mondialisation a imposé un réseau d’interdépen-
dances conduisant à une refondation des États chargés de créer les condi-
tions d’une concurrence entre entreprises pour la conquête des marchés
et d’augmenter la productivité du capital par une soumission réelle tou-
jours plus intense du travail. Ce processus multiplie les tendances à la dé-
démocratisation et la liquidation de la citoyenneté démocratique. Un pro-
cessus énorme et inédit de dé-démocratisation remet en cause les droits
sociaux (travail, santé, assistance, école, retraites) mais aussi les droits
politiques et civils inscrits au cœur de la démocratie.

2. Weber Max, « La profession et la vocation de politique », Le Savant et le Politique, Paris, La Découverte, 2003, pp. 117-206.
présentation DOSSIER interventions en débat livres

Le Welfare State national tend à se désagréger au profit des entreprises


privées et d’une réorganisation des puissances géopolitiques ; les droits
sociaux que garantissent les États nationaux s’effondrent pour devenir
les quasi-privilèges des couches consommant une quantité de ressources
assurées par le marché. Les droits politiques sont menacés de réduction, ou
du moins d’une tutelle accrue, s’ils se traduisent par des revendications de
changement politique ou s’ils exigent des mouvements insurrectionnels.
Le chantage à la sécurité intérieure, qui est un droit, est exercé sans retenue
par l’État démocratique ; il a pour fonction de détourner sur les questions
de police le sentiment d’insécurité existentielle éprouvé face à la menace
pesant sur la liberté et l’égalité des citoyens. Les droits civils sont menacés
de la même manière et le droit privé est miné par la montée du droit pénal
et par le culte de la police alors que la corruption financière est structu-
rale et bénéficie de l’impunité. Le droit au travail, une fois passé le seuil
supportable des taux de chômage et de désindustrialisation, est le plus atteint.
S’ouvre ainsi le conflit structural aigu avec les exigences du marché, avant
que n’éclatent les conflits concernant la remise en cause des droits civils et
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politiques. Cette remise en cause s’effectue simultanément dans un climat
de violente conflictualité internationale. Les potentiels de cette violence 139
sont inclus dans la confrontation entre la logique acquisitive du marché, _
du contrat et de la propriété, d’une part, et la logique tendanciellement
égalitaire des attributions de droits sociaux aux citoyens, d’autre part. Tous
sont invités à accepter une dé-démocratisation sacrificielle injustifiable. La
lutte de classes seule peut encore transformer cette urgence en chance de
renaissance de la démocratie processus.
Cette dé-démocratisation est accélérée par les tensions croissantes pro-
duites par la progression de la réalité multiculturelle des sociétés. Les droits
sociaux sont surtout réservés aux citoyens qui sont des nationaux, des
compatriotes. Ils sont cependant revendiqués par la force de travail non
nationale étrangère présente sur le territoire national. Cette force de
travail, minoritaire, se revendique de caractéristiques culturelles, linguis-
tiques, ethniques, religieuses, voire nationalitaires, différentes de celles de
la population majoritaire. La demande de droit social s’accompagne d’une
demande de droits civils et politiques spécifiques : liberté de culte, liberté
de vivre selon des mœurs et coutumes différentes, demande de participa-
tion politique aux élections, octroi d’un droit civil propre en matière de
vie familiale et de sexualité, reconnaissance d’une liberté linguistique. Ces
demandes peuvent entrer en conflit avec les mœurs et les coutumes. Une
rhétorique de la démocratie transnationale prend en charge ces demandes,
mais elle est limitée par le fait qu’elle présuppose leur homogénéité. La
faiblesse des autorités juridiques internationales bloque, par ailleurs, cette
histoire globale

A. TOSEL, La démocratie entre conflit social et conflit identitaire

demande de démocratie transnationale cosmopolitique. Cette démocratie


transnationale, pour sa part, sous-évalue l’effectivité des processus de sub-
jectivation identitaire autour de ces appartenances et entend les occiden-
taliser par une intégration présentée comme accès à la raison universelle.
La démocratie pluraliste et néo-corporative est désormais traversée par le
pluralisme identitaire-multiculturel qui s’énonce dans la question du droit des
étrangers et des « autres ». Le processus de mondialisation et d’occidenta-
lisation comporte la migration de masse de sujets économiquement et
politiquement très faibles mais culturellement définis. Elle comporte de
même la réactivation de situations de dépendance affectant des peuples
ou des ethnies intérieurs à une nation, anciennement colonisés et luttant
contre la néo-colonisation interne qui menace leur survie et affecte leur
identité, comme c’est le cas des Indiens d’Amérique du sud. Dans ces
deux cas, s’exerce une forte pression pour l’égalité sociale et politique,
économique et culturelle. L’égalité se dit alors de multiples manières et affecte
différemment les peuples d’accueil ou simplement les majorités dominantes.
Les communautés citoyennes majoritaires ou dominantes ne répondent
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pas à ces demandes différenciées d’égalité par un recours à des droits
140 fondés sur la thématique du cosmopolitisme et par la problématique
_ d’une démocratie transnationale, mais par la peur, voire par les procédures
de l’expulsion. Les États sont alors tendanciellement saisis par le racisme
institutionnel qui leur permet de décharger les questions de l’égalité sur
les minorités en produisant la hantise de la pureté identitaire. Se manifeste
ainsi le phénomène de la constitution de majorités potentiellement prédatrices
se fermant dans un « nous » exclusif et se défendant par la violence contre
des « eux » envahisseurs. Cette violence produit une réaction de peur au
sein de minorités qui sont alors enfermées dans un ghetto communautaire
et peuvent recourir à une contre-violence qui sera stigmatisée comme
terrorisme. De toute façon, ces « étrangers » sont niés dans leur qualité de
sujets civils – les immigrés – ou minorés comme sujets de seconde zone –
les Indiens, par exemple. Les politiques de contrôle de l’immigration sont
des solutions illusoires qui ont pour effet, et peut-être pour but cynique,
d’entretenir artificiellement le « problème » de l’immigration en le conce-
vant sous la catégorisation opposant l’ennemi à l’ami. Le thème du « choc
des civilisations » est le centre de l’idéologie qui élimine la lutte de classes
et se fait le langage de guerres préventives pouvant revitaliser les puissances
dominantes du capitalisme mondial et leur hégémonie ou confirmer la
force de puissances en expansion.
Les politiques de l’immigration n’ont aucune chance de régler les déséqui-
libres économiques et politiques internationaux, ni même de les atténuer,
puisque ces déséquilibres doivent être pensés à leur niveau global et trai-
présentation DOSSIER interventions en débat livres

tés par des stratégies de l’égalité à tous les niveaux. La thématique de la


citoyenneté fondée sur une appartenance cosmopolitique (Habermas,
Rawls, Held, Beck) ne dispose pas de sa condition de possibilité, qui est la
maturation d’un sens commun cosmopolitique, puisqu’elle nie tendanciel-
lement la réalité et la pertinence de l’appartenance pour la remplacer par la
thématique d’une raison communicationnelle universelle et présupposée.
Les conflits identitaires qui relèvent des diverses appartenances n’ont de
chance de résolution que s’ils sont traduits en termes de droits de citoyen-
neté concrète. Cela signifie la reconnaissance des étrangers et des « autres »
de l’intérieur vivant et travaillant sur un territoire, l’attribution du droit de
cité, du droit d’être là en commun, le droit d’une présence stable assorti
des garanties juridiques assurant aux uns la possibilité d’acquérir rapide-
ment la citoyenneté civile, politique et sociale, du pays qui les accueille,
et aux autres la possibilité de devenir citoyens d’une nation à définir si les
pratiques néocoloniales de la nation qui intègre les nationalités indigènes
sont jugées intolérables. La dé-démocratisation, en ce cas, prend la figure
de la recolonisation intérieure avec son cortège de violences ethniques, de
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privation de droits politiques et civils, avec son recours à la guerre ethnique.
141
LE CONFLIT DES CONFLITS : CONFLIT SOCIAL ET CONFLIT _
IDENTITAIRE
La démocratie processus est confrontée à la tâche de trouver un nou-
veau souffle et une figure actuelle. Elle doit satisfaire alors à la condition
de relever tout à la fois le défi posé par le conflit social mondial et celui
qu’ouvrent les conflits identitaires. Ces deux types de conflits ne conver-
gent pas nécessairement et n’obéissent pas dans leur typicité à la même
logique. On peut donc former l’idée d’un conflit des conflits. La démo-
cratie régime ne peut rien parce qu’elle légitime la domination du travail
par le capital et autorise la domination des populations majoritaires plus
ou moins occidentalisées sur les minorités subalternes étrangères. Tentons
donc une élucidation de chacun de ces conflits.
a) Le conflit social et sa logique pure. Il ne faut pas limiter le conflit
social aux questions de l’emploi, de la redistribution par salaire interposé
de la richesse sociale, des conditions de vie ou de survie des travailleurs et
des masses subalternes. Par conflit social on entend un conflit qui touche
la racine de l’existence humaine saisie dans ses trois dimensions : celles
de la vie, du travail, de la parole, pour reprendre une tripartition élabo-
rée par Michel Foucault et surtout développée dans une belle analyse du
philosophe et politologue belge édouard Delruelle3. La démocratie régime
organise la soumission volontaire des individus aux mouvements du capital
3. Delruelle Édouard, « Luttes matérielles et luttes identitaires. Matériaux pour une typologie des passions politiques », in Caloz-Tschopp
Marie-Claire (dir.), La Colère, une passion politique ? Colère, courage et création politique, Paris, L’Harmattan, 2011, pp. 177-188.
histoire globale

A. TOSEL, La démocratie entre conflit social et conflit identitaire

qui empêche des masses en nombre croissant de vivre dans la décence. Elle
capture la puissance du travail social pour en faire un instrument de profit
et de jouissance exclusive d’oligarchies électives. Ces dernières se revendi-
quent de leur simple puissance appropriative pour faire alterner libre travail
contraint, chômage et apartheid durable. La dé-démocratie régime est
soutenue par le prêt-à-penser que le cirque médiatique impose à ceux qui
sont censés s’exprimer par des sondages mimant le vote et se voient invités
à s’identifier aux personnages fictifs des jeux de rôle et des story tellings.
Au sens large, ce conflit social entre dans une phase nouvelle marquée par
ce qu’Étienne Balibar4 nomme la violence hyperobjective d’un capitalisme
déchaîné qui radicalise la logique de la production par la destruction et
liquide tout ce qui lui fait obstacle. Désormais, ce sont les États faibles et
asservis par les mécanismes pervers de l’endettement sciemment organisé
qui sont en passe de disparaître pour que le monde humain devienne une
fonction d’ajustement de l’accumulation financière et de ses folies.
La renaissance des conflits sociaux en cette ultime période exprime
une lutte pour une vie plus sûre et libre, pour un travail assuré et allégé,
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pour une expressivité aussi bien discursive que poétique des puissances
142 de la parole. Vie, travail, parole s’interpénètrent pour former les bases de
_ la subjectivité humaine comme puissance d’exister en toutes ses dimen-
sions. Cette subjectivité est inscrite dans les conditions de possibilité de la
condition humaine. Tous et chacun, nous ne sommes humains que pour
autant que nous sommes des sujets vivants, travaillants et parlants. La
puissance d’exister là, sur la terre, dans un milieu de vie déterminé faisant
monde a pour socle cette triple dimension existentielle qui est aussi bien
le noyau profond de notre subjectivité. À ce niveau, la subjectivité se pré-
sente comme affirmation d’un soi libre et universel, d’une égalité de tous
les humains dans une même condition universelle encore indéterminée.
C’est au nom des lésions et des négations infligées à cette subjectivité que
nous nous élevons dans les luttes, que nous demandons une part de vie, de
travail et de parole. Cette levée qui est élévation définit la politique comme
espace unificateur de ces luttes et de ces demandes.
La subjectivité n’est donc pas donnée et immobile ; elle est une puis-
sance active de subjectivation. Elle s’institue dans divers réseaux par les-
quels les sujets se rapportent les uns aux autres en se constituant selon des
rapports sociaux de vie, de travail et de parole (parenté, division des acti-
vités, expression des sentiments dans des rapports affectifs et de la pensée
dans des rapports cognitifs). Le corrélat de ces rapports qui sont toujours
déjà là mais se transforment est le monde, un monde, le nôtre. Celui-ci
est une réalité transindividuelle. Le monde est le corrélat en devenir des

4. Balibar Étienne, Violence et Civilité, Paris, Galilée, 2009.


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inter-trans-actions des sujets. Comme tel, il existe comme un monde en


commun pour les sujets singuliers qui ne se confondent pas en lui. Il est
un monde partagé où chacun a sa part, exige ou cède sa part, la donne en
partage ou la prend. La politique est l’organisation de ce partage qui est
coopération première, mais qui exige nécessairement d’être déterminée et
s’expose ainsi toujours aux appropriations privatives secondes, secondes
en ce qu’elles présupposent la condition de coopération. C’est le point
de vue de ces appropriations secondes qui révèle la primauté du partage
dans la coopération. Celle-ci est reconnue dans sa primarité à partir du
moment second qui la brise ou la rompt, en ouvrant l’espace-temps de
sa recomposition infinie. Vie, travail, parole sont les trois dimensions où
s’effectue cette coopération disjonctive.
La subjectivité est vouée à déterminer son indétermination principielle
en entrant dans une logique des identités. Chaque soi est un moi appar-
tenant à telle famille, telle langue, telle classe, telle nation, telle religion,
tel ensemble de mœurs. Ces identités sont marquées par une historicité
qu’elles peuvent toujours dénier en se substantifiant, en se naturalisant
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comme communautés fixes et éternelles. Par contre, la vie, le travail, la
parole ne disparaissent pas dans leurs métamorphoses et dans leurs formes 143
identitaires qui les présupposent. Elles sont les conditions de possibilité _
de toute appartenance identitaire ; elles désignent des méta-appartenances
universelles en ce que toute langue, toute religion, toute ethnie ou toute
nation déclinent la vie, le travail, la parole. On peut changer de religion,
parler une autre langue, changer de pays et de nationalité, adopter telle
ou telle habitude, transformer son sexe, mais on ne peut pas ne pas être
vivant, travaillant et parlant. Voilà pourquoi les conflits sociaux existentiels
sont des conflits égalitaires. Chacun demande l’égalité dans les conditions
de vie, chacun demande d’avoir part à égalité avec chacun aux puissances
du travail, aux manifestations de la parole. Les conflits sociaux au sens
existentiel reposent sur un principe d’équivalence où chacun requiert de
ne pas être privé de ses conditions que d’autres ont en bonne part.
Comme le souligne édouard Delruelle, ce principe d’équivalence est
non hiérarchique, potentiellement an-archique, sans fondement autre que
son refus des autres fondements présupposés de l’activité humaine. Il est
pouvoir de mise à distance de la richesse, de la filiation, de l’âge, de la
science, de la position économique, sociale et politique. Il exige l’idée force,
socialement et psychologiquement imprescriptible, que toutes les places,
toutes les positions, tous les rôles, toutes les fonctions, toutes les situations
donnés sont interchangeables parce que contingents. Une femme peut
occuper la place d’un homme dans tous les métiers ; tout esclave peut
contester l’autorité du maître du moment ; tout élève peut remettre en
histoire globale

A. TOSEL, La démocratie entre conflit social et conflit identitaire

cause celle du professeur. Un catholique peut devenir musulman, et inver-


sement. Tous deux peuvent devenir incroyants. Cette indétermination est
cependant relative puisque l’élève devra faire la preuve qu’il peut se passer
du maître, l’esclave du maître, le croyant subir l’épreuve de la critique et
l’incroyant entendre les raisons d’une foi. Mais la revendication égalitaire
est intransitive comme telle, même si elle s’expose à la condition perma-
nente de la détermination et à l’épreuve de sa preuve.
En tout cas, le principe d’équivalence est insupportable pour qui-
conque suppose la priorité de la reconnaissance des identités dans leurs
différences, comme le fait toute revendication identitaire qui, à un terme
plus ou moins éloigné, produit un principe de construction hiérarchique
fondé sur des compétences déterminées. En sa nudité existentielle, le
conflit social se distingue de toute lutte pour la reconnaissance, car celle-ci
est menacée de devenir exclusive, la reconnaissance pouvant se faire force
d’exclusion. Le conflit social transforme la lutte pour la reconnaissance qui
peut le motiver initialement en lutte de ceux qui sont privés d’une part de
vie, de travail, de parole et qui ne désirent rien d’autre que de participer
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au partage inclusif de la vie, du travail et de la parole. Le conflit social
144 est radicalement porteur de démocratie, il est inducteur de processus de
_ démocratisation. La vie, le travail, la parole sont les formes antérieures de
toute compétence et les conditions de leur émergence. Elles valent pour
n’importe qui, pour chacun et pour tous, pour tout le monde et c’est en
tant que telles qu’elles font monde pour nous sur terre, dans l’univers.
Cette équivalence, cette indétermination sont la condition absolue de
toute vie et de toute société, de tout rapport social ; elles sont ce qui nous
intéresse parce que c’est au sein de leur être, de leur milieu d’être que notre
être trouve lieu, que notre esse peut exister, comme inter-esse. Le conflit
social est producteur de démocratie parce qu’il éveille la puissance de l’in-
détermination, aiguise son scandale absolu, le scandale de l’in-différence
aux différences qui sont détermination nécessaire chaque fois que celles-ci
menacent la vie, pervertissent le travail, ôtent ou détournent la parole. Le
conflit social, en son sens existentiel élargi, est producteur d’un relativisme
généralisé ou plutôt d’un relationnisme historique et géopolitique qui
récuse toutes les assignations ou intimations de demeurer une fois pour
toutes à sa place, à une place où la vie est expérimentée comme en déficit,
le travail exploité ou détruit, la parole confisquée et trahie.
b) Le conflit identitaire et sa logique pure. Les conflits identitaires qui
accompagnent la situation de multiculturalisme mondial et caractérisent
la lutte pour les droits des étrangers relèvent, dans l’abstrait, d’une autre
logique, non plus celle de l’équivalence indéterminée, mais celle de la
reconnaissance de différences déterminées. Ils sont des conflits pour la
présentation DOSSIER interventions en débat livres

reconnaissance de ces différences qui renvoient à une entité collective


spécifique. L’identité n’est pas étrangère, en effet, à la subjectivité ; elle
se constitue comme un champ, un segment de subjectivité, pour autant
qu’elle se définit par des appartenances surdéterminant les pratiques où
s’actualisent la vie, le travail et la parole. Chaque sujet est un moi empirique
qui ne peut pas se dispenser de vivre, de travailler et de parler, mais il est
nécessairement marqué et identifié par une gamme de différences données
par couples ou éléments oppositifs. Il vit, travaille et parle concrètement
en tant qu’homme ou femme, Français ou Allemand ou Chinois, chrétien
ou musulman ou incroyant, adepte de telles ou telles mœurs familiales,
sociales, politiques, locuteur de telle ou telle langue. Ces marqueurs défi-
nissent des identités qui sont produites dans l’histoire et se transforment
en exigeant la reconnaissance de leur existence, cette reconnaissance les
posant comme différences. Elles existent sous des formes de commu-
nauté d’appartenance plus ou moins stables. Leur mode d’être dominant
est structuré par des relations duelles obéissant à la logique posant un
« nous » opposé à un « eux ». Les conflits identitaires émanent de revendi-
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cations de reconnaissance issues des divers « nous » et du refus opposé à ce
« nous » par des « autres », des « eux ». Il ne s’agit pas cette fois de relations 145
d’équivalence indéterminée, mais de relations de détermination par iden- _
tification et différenciation. Les relations d’équivalence soutiennent des
revendications d’égal et libre accès à la reproduction et à la conservation
de la vie, à la participation à un travail actualisant la puissance d’agir et
de faire monde, au partage de la parole. L’horizon est celui d’universels
génériques. Les relations d’identité par différenciation soutiennent des
revendications de différence identitaire qui sont des marqueurs pouvant se
superposer les uns aux autres et définir ainsi une individualité historique
concrète en relation d’amitié ou d’inimitié avec les autres. Leur fonction
n’est pas purement empirique ; ces relations sont aussi transcendantales
que la vie, le travail, la parole, qui, de leur côté, ont, elles aussi, une figure
empirico-historique.
Le problème essentiel se pose ici. Les relations d’équivalence indéter-
minée ne peuvent pas exister en effet sans être surdéterminées par des
relations de reconnaissance qui les déterminent en feed-back. Inversement,
ces relations de reconnaissance par différenciations présupposent le triple
socle des méta ou archi-dimensions de la vie, du travail, de la parole dans
lesquelles elles introduisent des marqueurs de détermination dans une
contingence constitutive. C’est cette logique identitaire qui obéit à la par-
tition du « nous » et du « eux » et de leur conflit, qui permet, par contraste,
de définir la logique des revendications égalitaires génériques comme lutte
d’un « dehors » revendiquant d’être « dedans ». Elles émanent de ceux qui
histoire globale

A. TOSEL, La démocratie entre conflit social et conflit identitaire

sont « dehors », qui n’ont pas part aux conditions existentielles normatives
de la vie, du travail et de la parole, qui demandent accès à un « dedans »
pour lequel ils sont des « sans part », selon la belle formule de Jacques
Rancière5. Les conflits identitaires pour la reconnaissance émanent de
groupes qui se vivent comme un « nous » stigmatisé par un autre « nous »
en tant qu’ils sont « eux », des « eux » potentiellement amis-ennemis. C’est
ainsi que ces groupes peuvent demander des droits politiques en matière
de suffrage universel, des droits culturels et religieux spécifiques, des
sphères d’expression linguistique et politique propre. L’horizon limite des
revendications et de ces conflits est la lutte pour l’indépendance nationale
ou ethnique d’un nouveau « nous ». Ce « nous » peut exiger d’être inscrit
à côté des autres « nous » qui l’entourent et qui sont identifiés comme
susceptibles de se diviser à nouveau selon la dualité ennemis-amis.
Ces deux conflits n’ont pas la même relation au pouvoir politique et ils pro-
duisent des normes différentes. Le conflit social a pour visée immanente un
dedans inclusif universel que la différenciation des « nous » et des « eux »
ne pourrait pas remettre en cause. Il a pour corrélat un monde un, le
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même monde commun, un comme-un, pour tous, qu’il faut aujourd’hui
146 produire à partir de la destruction du monde opérée par la mondialisa-
_ tion capitaliste et ses apartheid. La mondialisation ne fait pas monde ;
elle détruit, en effet, les dimensions du faire-monde comme monde de
la vie, du travail et de la parole ; elle est a-mondaine ou a-cosmique ; elle
dé-mondanise alors que les conflits sociaux existentiels visent à (re)faire un
monde commun à partir des éléments utilisables du monde ou de ce qu’il
en reste. La démocratie est confrontée à la tâche de transformer les conflits
sociaux actuels en une occasion de cosmopoièse qui fasse monde commun
pour tout le monde, cosmopolis, tout le monde actuel des sujets singuliers
vivants, travaillants et parlants.
Les conflits identitaires ne cherchent pas à faire un monde commun,
comme-un ; ils obéissent, au contraire, à une logique de la pluralité des
mondes qui sont autant de « nous ». Cette logique les expose au risque
de la substantialisation de ces mondes en archipels séparés ; elle est hantée
par la prétention d’ériger ces mondes en entités métaphysiques séparées.
Ce sera l’univers pluriel et polémique, le « plurivers » des religions sépa-
rées et concurrentes, des langues sans traduction, des nations jalouses de
leur identité menacée, gardiennes de la pureté de leurs traditions, voire
impériales. La logique du partage, de l’avoir part au monde laisse place
à celle de la constitution de mondes particuliers, de communautés d’ap-
partenance qui ignorent l’archi-dimension de ces conditions génériques
assurant l’avoir part aux conditions de vie, de travail et de parole.

5. Rancière Jacques, La Mésentente, Paris, Galilée, 1995.


présentation DOSSIER interventions en débat livres

Les deux conflits actualisent des modalités différentes du rapport au


symbolique et à l’imaginaire. Le conflit social a pour adversaire principal
la logique acosmique et destructrice du capital mondialisé : il se pense
avant tout en référence à un Tiers symbolique rationnel, qui est dans l’im-
manence, celui d’une communauté universelle, cosmopolis d’individus
singuliers à venir et à faire exister, fondée sur la libre égalité de tous au
nom de laquelle il devient possible de situer la vie, le travail et la parole.
Ce Tiers est inévitablement présenté et substitué, manifesté et voilé par
et dans des constructions imaginaires qu’il faut critiquer et qui prennent
souvent la forme des Autres auxquels se rapportent ces communautés qui
se visent comme indépassables, apparemment unificatrices d’une portion
d’humanité, mais souvent porteuses d’un universel impérial. La limite de
tout universel est toujours de justifier des stratégies hégémoniques. De
son côté, le conflit identitaire recouvre directement le Tiers symbolique
rationnel d’une série de figures concrètes nécessaires, mais qui peuvent se
poser comme des configurations imaginaires exclusives, investies dans un
sentiment de sacré et soumises à la tentation de se poser en figures d’en-
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tités élues par la nature ou l’histoire ou la divinité. Qu’il s’agisse de l’État
salvifique, de la Nation providentielle, de la Race élue ou de la Classe 147
Universelle prédestinée, ces entités sont des pseudo Tiers imaginaires effi- _
caces qui peuvent développer une logique sacrificielle de guerre mondiale
au nom de leur sacralité immanente.

LA DÉMOCRATIE PROCESSUS COMME CONVERSION CRI-


TIQUE DES DEUX CONFLITS DE LA MONDIALITÉ
Dans la réalité concrète, ces deux types purs se compénètrent et se
contaminent dans une logique historique nécessairement impure. C’est
cette logique impure qui pourrait constituer le terrain d’un recommence-
ment possible de la démocratie processus et assurer la relève de la démo-
cratie régime qui achève sous nos yeux de se suicider dans sa fonction de
reproduction du capital et dans la manipulation intéressée des conflits
identitaires. Or, les deux conflits entretiennent un rapport différent au
pouvoir politique et aux normes.
a) Le conflit social naît dans un champ historico-matériel où il s’affronte
directement à un bloc unissant pouvoir politique et pouvoir économique.
Ce bloc est cimenté par la logique du capitalisme néolibéral, qui a pour
objectif antidémocratique de reproduire sous le capital la soumission réelle
des conditions de la vie, du travail et de la parole, et donc de conjurer
l’insurrection égalitaire qui est le ressort de la puissance de subjectivation.
Le pouvoir économique et politique en ce cas oriente, canalise et capture
les flux, qu’il s’agisse de flux de sujets sexués et de leurs familles, de flux de
histoire globale

A. TOSEL, La démocratie entre conflit social et conflit identitaire

biens matériels et de migrants, de flux d’informations et de connaissances.


La production capitaliste est production de consommation solvable et
d’accumulation de l’argent capital ; comme telle, elle est animée par une
pulsion systémique d’infini qui opère cette soumission antidémocratique
en contrôlant la distribution et la répartition des hommes, des biens,
des ressources cognitives par le biais de l’opposition entre le dehors et
le dedans. Ceux qui sont « dedans » disposent d’une part inégale de vie,
de travail et de parole, part refusée à ceux qui sont « dehors » et qui sont
inclus sur le mode de l’exclusion. Les flux de capitaux et de connaissance
sont monopolisés et subvertissent le pouvoir de manifestation de soi qui
exige un espace public égalitaire. Cet espace se polarise, car il comprend
tout à la fois : a) ceux qui sont entraînés « au-dedans », en disposant d’une
faible part de puissance sociale, et qui sont assignés à des fonctions subal-
ternes les séparant de leur puissance plénière de vie, de travail et de parole ;
b) ceux qui sont rejetés « dehors » comme sujets inutiles, population
superflue des divers apartheid et sont radicalement privés de l’existence
dans un inter-esse, qui les unit par la vie, le travail et la parole. Le pouvoir
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économico-politique du capital mis en forme par la démocratie régime se
148 donne la capacité exclusive de définir un monde qui est, pour les uns et les
_ autres, un non-monde.
Se forment les multitudes des masses subalternes qui sont privées de
monde commun. La logique du capital est puissance de non-monde, de pri-
vation de monde. La démocratie perd son fondement idéel et matériel,
l’idée et le fait qu’il existe un monde commun, en partage pour chaque un,
vivant, travaillant, parlant. La menace est tout à la fois onto-cosmologique
et cosmopolitique. Les conflits sociaux se disputent le même monde. La
démocratie processus a pour but la conservation de ce monde menacé et sa
transformation par les couches et masses subalternes qui peuvent y déve-
lopper leurs capacités d’agir et de penser, en le faisant toujours davantage
monde comme-un à partager. Les humains vivants, travaillants et parlants
sont menacés par une entreprise de désubjectivation de leur soi qui est
privation d’objet. Les luttes ont pour visée d’interrompre le processus
actuel qui transforme des sujets en choses, en moyens de production et, à
la limite, en déchets éliminables.
b) Dans le champ identitaire, le pouvoir classe et déclasse, stigmatise
et hiérarchise en fonction de la différence renaissante entre « nous » et
« eux ». Le conflit identitaire n’a pas pour objet le partage d’un même
monde en commun, mais la définition et la qualification de ce qui est
vraiment humain et pose les sujets, membres du « nous », comme vrai-
ment humains en tant que français, chrétiens, blancs, buveurs de vin et
mangeurs de porc, les différenciant des autres qui ne sont ni français, ni
présentation DOSSIER interventions en débat livres

blancs, ni chrétiens, etc., mais arabes, musulmans, bruns, buveurs de thé


et mangeurs de mouton. Elle est productrice de mondes qui sont à la
limite incapables de traduction réciproque. La revendication démocra-
tique peut émaner de ces « eux » qui demandent reconnaissance de ces
traits marqueurs identitaires et qui exigent de « nous » que nous les accep-
tions. Cette acceptation peut soit aboutir à la coexistence de « nous » avec
« eux » au sein d’un « nous » modifié, plus englobant, soit à l’exclusion
et à la guerre ethnique ou nationalitaire ou religieuse. Ici réapparaît la
division des mondes en « vrai monde », celui des « nous » civilisés, et des
« autres mondes », inauthentiques et menaçants, celui des « autres ». C’est
la notion de frontière qui intervient alors. Les conflits identitaires sont des
conflits de frontières mobiles entre mondes séparés qui se méfient de toute
contamination, de toute porosité, qui affirment leur obsession de pureté.
Le conflit identitaire oscille entre, d’une part, une reconnaissance des uns par
les autres qui n’altère pas une certaine égalité et assure une coexistence et,
d’autre part, une lutte pour la hiérarchie des « nous » et au sein des « nous ».
Cette hiérarchie s’étend des hommes vraiment hommes aux hommes non
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vraiment humains, voire sous-humains et même non humains. Le monde
commun a cessé d’être une idée régulatrice et il s’est scindé en mondes non 149
pas tant pluriels au sein d’une unité que particuliers isolés et potentielle- _
ment ennemis.
Toute assignation d’identité par différenciation exclusive implique le
déclenchement d’une violence symbolique et/ou réelle qui se distingue de
la violence propre aux conflits sociaux existentiels. Si ces derniers se reven-
diquent d’une contre-violence et peuvent prendre la forme d’insurrections
et de mobilisations de masse, ils n’ont pas pour but d’anéantir l’étranger
qui figurerait l’inhumain. Au contraire, ils se constituent en luttes pour un
quelque chose à déterminer nécessaire pour rendre possibles la vie, le travail
et la parole. Ils partent des moments identitaires – nous les travailleurs
exploités –, mais ils dépassent cette identité dans un second temps, même
si est toujours possible l’inflexion vers des conflits identitaires lorsque l’ad-
versaire de classe laisse franchir à l’exploitation les limites du supportable
ou demeure indifférent aux requêtes. Cependant l’horizon n’est pas fon-
damentalement celui d’une lutte infinie entre « nous » et « eux ». La recon-
naissance des identités, de son côté, est perpétuellement hantée par la limite qui
est l’extermination de ces « eux ». Elle se déploie sous un imaginaire exclusif
où les sujets peuvent se battre à mort pour monopoliser la représentation
exclusive de l’humanité et de la civilisation contre le non-humain et la
barbarie. Les sujets n’hésitent pas alors à despécifier les ennemis en les
excluant de l’espèce humaine.
c) Dans la réalité historique, aujourd’hui comme hier, ces deux conflits
histoire globale

A. TOSEL, La démocratie entre conflit social et conflit identitaire

s’interpénètrent et n’existent pas à l’état pur. La logique de la coexistence et


de l’interpénétration des deux conflits est impure. La raison de ce mélange
tient à la détermination des dimensions égalitaires de la vie, du travail,
de la parole, par la pluralité des appartenances communautaires et des
marqueurs identitaires. Le conflit de classe qui a longtemps structuré le
mouvement ouvrier a pu passer par des moments de racisation ethniciste
du capitaliste comme « ennemi de classe ». De même, le conflit identitaire
national a impliqué la nationalisation du mouvement ouvrier, comme l’a
tragiquement illustré la guerre de 1914-1918, où les camarades de classe
devenus des citoyens nationaux et patriotes se sont massacrés en s’oppo-
sant comme barbares les uns pour les autres. La citoyenneté démocratique
ne peut se soustraire à sa traduction en termes d’appartenance exclusive,
comme le montre la difficulté à accorder aux travailleurs étrangers le droit
de vote à toutes les élections et la plénitude des droits politiques et sociaux.
Inversement, les mouvements nationalistes ont pu se doter d’une dimen-
sion d’universel, et se constituer à partir de la lutte contre la négation des
droits à la vie, au travail et à la parole. Les indigènes étaient privés de ces
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droits, tout comme l’ont été les minorités en mal d’indépendance. Le prin-
150 cipe d’équivalence égalitaire a fusionné avec le principe de reconnaissance
_ identitaire ; les colonisés demandaient d’abord tout à la fois une égalité
dans les conditions de vie, de travail et de parole et une reconnaissance
de leur identité niée. Mais cette revendication ne pouvait aboutir souvent
qu’à une séparation d’avec « eux » et donc à la constitution d’un nouveau
« nous », sans que rien ne puisse garantir que ce « nouveau nous » n’ex-
périmente à son tour une opposition interne entre son « dedans » et son
« dehors ». Le déni de la vie, l’exploitation du travail, le refus de la parole
ont émergé à nouveau dans les États-nations issus de la décolonisation, et
intrinsèquement capturés par le capitalisme mondial. Il a été impossible
de former un « nous » intégrateur fondé sur le soin de la vie, sur le droit au
travail dans la dignité, sur la gestion des activités productives, sur le libre
exercice de la parole et le partage des connaissances.
On passe ainsi d’un conflit à l’autre par des glissements continus, des
transformations moléculaires qui finissent par faire seuil et qui définissent des
conjonctures historiques, des occasions précises. Ces glissements molécu-
laires peuvent s’accomplir dans les deux sens, du conflit social au conflit
identitaire et du conflit identitaire au conflit social. Un type de conflit ne
domine jamais au point de résorber totalement l’autre type. Un conflit
social contient toujours un moment identitaire et, inversement, un conflit
identitaire a toujours une amorce ou un moment de type conflit social. La
tâche démocratique en temps de mondialité est de prendre la mesure tout
d’abord de la démesure de notre condition et de notre époque. D’une part,
présentation DOSSIER interventions en débat livres

comme l’a montré Étienne Balibar, se manifeste la violence hyperobjective


du capitalisme néolibéral qui détruit les dimensions du monde commun et
la possibilité de la civilité6. D’autre part, ce mouvement de mondialisation
néolibérale libère des fragmentations qui se disent dans la logique de l’iden-
tité et déchaînent des violences hypersubjectives, celles des génocides, des
massacres inter-ethniques, des agressions des majorités prédatrices contre
les étrangers. Aujourd’hui, la priorité stratégique d’une politique démo-
cratique est de traduire autant que possible ce qu’il y a de fondé dans les
conflits identitaires en termes de conflit social existentiel, de maintenir les
différences légitimes sous la clause an-archique de l’égalité. La priorité est
au monde commun sans confusion des singularités. La démocratie est en
charge de la transformation du chaos des violences hyperobjectives et des
violences hypersubjectives en devenir d’un monde commun.
Si elle faillit à cette tâche, si elle manque à cette urgence, la démocratie
régime ne peut que poursuivre son procès d’autoliquidation, détruire ses
acquis en matière de droits et procédures. Nous sommes parvenus à un
carrefour époqual et une bifurcation nous attend. La démocratie régime
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ne peut se maintenir durablement en son état d’auto-liquidation honteuse.
Un « ou bien ou bien » nous impose son rendez-vous. Ou bien cette démo- 151
cratie se mue en ethno-démocratie ethnique et raciste et se nie en tant que _
démocratie, en généralisant les exclusions d’étrangers et en réprimant ou
neutralisant les mouvements sociaux dans une compatibilité avec le capita-
lisme de désastre qu’elle peut feindre de combattre. Ou bien la démocratie
processus se revivifie dans le traitement civil et politique des deux conflits
qui la traversent. Les prémisses de ces deux issues sont déjà là. Le monstre
d’une ethno-démocratie capitaliste a montré son mufle en consacrant la
domination des forces qui attaquent la vie, le travail et la parole et en se
posant comme le tyran accepté des majorités prédatrices jouant au gardien
de la civilisation. Ce sera alors une nouvelle dé-démocratie des maîtres
et seigneurs, une Herrendemokratie de la menace mondiale. Inversement,
les mouvements sociaux ont entamé une reprise effective en réponse à
l’offensive d’un capitalisme destructeur. Des expériences existent qui ten-
tent d’articuler la lutte pour la vie, le travail et la parole et les combats
pour le respect de la singularité des sociétés indigènes. Les luttes pour les
biens communs, les commons, comme l’eau, conduites par les paysans et
les ouvriers indiens de Bolivie lors de l’insurrection de 2000 ont abouti au
succès de l’indien Evo Moralès, élu par la suite président de la Bolivie. Ces
luttes hésitent entre une expérience nationalitaire et une politique de révo-
lution sociale, comme le montrent les analyses de Alvaro Garcia Linera,

6. Balibar Étienne, Violence et civilité, op. cit.


histoire globale

A. TOSEL, La démocratie entre conflit social et conflit identitaire

sociologue et militant politique, théoricien et ministre actuel de Moralès7.


Rien n’autorise cependant à dire que le conflit des conflits entre en voie de
résolution. Il nous permet de dire que la coexistence conflictuelle de ces
deux conflits signifie que nous sommes entrés dans une crise systémique
qu’il faut transformer en kairos de libération. Rien ne sera comme avant.
Si nous n’avons pas tout vu, beaucoup reste à penser et à faire. n

7. Garcia Linera Alvaro, Pour une politique de l’égalité. Communauté et autonomie dans la Bolivie contemporaine, Paris, Les prairies
ordinaires, 2007.

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152
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Keynes et la crise. Hier et aujourd'hui
Paulo Nakatani, Rémy Herrera
Dans Actuel Marx 2013/1 (n° 53), pages 153 à 168
Éditions Presses Universitaires de France
ISSN 0994-4524
ISBN 9782130617808
DOI 10.3917/amx.053.0153
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présentation DOSSIER interventions en débat livres

KEYNES ET LA CRISE.
HIER ET AUJOURD’HUI
Par Paulo NAKATANI et Rémy HERRERA

Dans un contexte où les politiques néolibérales sont très critiquées, mais


pas abandonnées, la gravité de la crise actuelle est propice au retour des thèses
de John Maynard Keynes, surtout celles exposées dans la Théorie générale de
l’emploi, de l’intérêt et de la monnaie. Depuis quelque temps déjà, des théo-
riciens néoclassiques renommés ont pris leurs distances avec la vision d’un
ajustement auto-régulé du capitalisme et ont contesté la ligne néolibérale.
Ils l’ont fait, pour la plupart d’entre eux, non pas tant pour se convertir au
« keynésianisme » (ce qui reste l’un des plus sûrs moyens de perdre toute
considération scientifico-académique) que pour accélérer le siphonnage de
l’héritage de Keynes par le paradigme dominant et poursuivre l’œuvre de
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« synthèse keynéso-néoclassique » entreprise dès la fin des années 1930 par les
efforts d’éminents auteurs comme Sir John R. Hicks ou Paul A. Samuelson. 153
Leurs descendants, demeurés fidèles à la théorie standard (au prix de quelques _
adaptations sur les ajustements de prix, les anticipations ou la concurrence
imparfaite…), se nomment à l’heure présente Joseph Stiglitz, prix Nobel et
ancien vice-président de la Banque mondiale, ou Paul Krugman, lauréat du
même prix et qui achève l’un de ses derniers livres par ses mots : « Keynes […]
est aujourd’hui, plus que jamais, à l’ordre du jour1. »
Bien qu’elles s’opposent souvent sur les degrés d’intervention de l’État,
les interprétations de ces « keynésiens » de l’air du temps et des néoclassiques
traditionnels participent toutes de la même matrice politico-idéologique
que le lecteur nous laissera qualifier de « bourgeoise ». Les plus avancés,
malgré moult variantes et subtilités, ne formulent que des visions à peine
« réformistes », introduisant de minimes modifications dans le fonctionne-
ment du capitalisme pour le voir survivre encore quelque temps – quitte
à temporairement accepter une très forte poussée étatique à travers l’achat
d’actions de banques, de compagnies d’assurance et de caisses d’épargne
au bord de la faillite, même sans droit de vote ni critères de contrôle. Si
des outils « keynésiens », destinés à tenter de stimuler la consommation,
sont perceptibles dans les mesures anticrise de l’administration états-
unienne – dès le plan de (l’équipe de) G.W. Bush au premier semestre

1. Voir Krugman Paul, Pourquoi les crises reviennent toujours, Paris, Seuil, 2009.

Actuel Marx / no 53 / 2013 : Histoire globale


histoire globale

P. NAKATANI et R. HERRERA, Keynes et la crise. hier et aujourd’hui

2008 (rétrocession d’impôts) et, surtout, avec le programme de B. Obama


(dépenses d’infrastructures) –, la prédominance va encore très nettement
aux politiques néolibérales pour sauver le maximum de richesse financière
accumulée par les oligopoles de la finance2. La conversion d’urgence de
plans de sauvetage du capitalisme à un interventionnisme d’États et de
Banques centrales, actionnés de façon anti-démocratique par les dirigeants
de gouvernements néolibéraux du Nord, ne peut faire illusion. Le mélange
de baisses de taux d’intérêt, d’ouverture de lignes de crédit et d’achat d’actifs
bancaires demeure des plus orthodoxes et ses initiateurs sont loin de s’être
extraits des dogmes de l’économie dominante. Voyons donc les relations
qu’à son époque, Keynes entretenait avec ces derniers, puis sa théorie de
la crise et, enfin, l’opportunité d’un retour aux politiques inspirées de lui.

KEYNES ET L’ÉCONOMIE DOMINANTE


Les critiques que Keynes a pu adresser à l’économie dominante de
son époque, qu’il qualifie curieusement de « classique », et non de « néo-
classique » comme on s’y attendrait, sont amplement disséminées dans
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la littérature, à commencer par les manuels de macroéconomie. L’emploi
154 qu’il propose de l’expression d’« école classique » pour désigner « les suc-
_ cesseurs de Ricardo, c’est-à-dire les économistes qui ont adopté et amé-
lioré sa théorie, y compris notamment Stuart Mill, Marshall, Edgeworth
et le Professeur Pigou3 », a toutefois prêté à équivoque et, comme il ne
mentionne que fort peu de différences majeures entre économies classique
et néoclassique, ses arguments s’exposent de fait à des objections lorsqu’il
s’agit de montrer contre qui elles étaient tournées. Ainsi, Kiciloff écrit :
« Selon l’opinion de nombreux économistes, la critique de Keynes était
dirigée contre une théorie inexistante, qu’il avait lui-même inventée, mais
qui ne correspondait pas de manière appropriée à l’état de l’économie
orthodoxe de son temps4. » Aussi ce manque de précision a-t-il permis
aux néo-classiques, au moins à ce moment-là, de ne pas être profondé-
ment touchés par les attaques et remises en cause de Keynes. La théorie
néoclassique en est pour ainsi dire sortie intacte, en se refugiant dans la
« microéconomie ». Pire, les auteurs néoclassiques sont parvenus à absor-
ber à l’intérieur de leur paradigme quelques-uns des principes critiques de
Keynes pour finir par dominer également la « macroéconomie », après la
seconde synthèse (modèle IS-LM)5.

2. Pour une définition du « néolibéralisme », voir Herrera Rémy, Un Autre Capitalisme n’est pas possible, Paris, Syllepse, 2010,
chap. 5.
3. Keynes John Maynard, Théorie générale de l’emploi, de l’intérêt et de la monnaie, Paris, Payot, 1977, p. 29, introduction, note 1
[souligné par l’auteur].
4. Kicillof Alex, Fundamentos de la Teoria General : las consecuencias teoricas de Lord Keynes, Buenos Aires, Eudeba, 2007, p. 154.
5. Ce modèle a été présenté par Hicks John R., « Mr. Keynes and the Classics : A Suggested interpretation », Econometrica, vol. 5,
n° 2, 1937, pp. 147-159.
présentation DOSSIER interventions en débat livres

Keynes ouvre ainsi la Théorie générale par une critique adressée aux pos-
tulats de l’économie dite « classique » : « Le salaire est égal au produit mar-
ginal du travail » et « l’utilité du salaire, quand un volume donné de travail
est employé, est égale à la désutilité marginale de ce volume d’emploi »6.
Le premier déterminerait l’offre de travail par les entrepreneurs, comme
condition de l’équilíbre de la production maximisant leur profit à court
terme sur un marché en concurrence. Selon la loi des rendements décrois-
sants, à mesure que le volume de l’emploi augmente, le produit marginal
du travail diminue et les salaires réels baissent de façon à ce que l’offre de
nouveaux postes de travail augmente. Le second postulat déterminerait,
quant à lui, la demande de travail par les travailleurs, par l’équilibre de
l’utilité (ou niveau de satisfaction correspondant aux salaires) et de la dés-
utilité (ou effort consenti pour travailler). Ces postulats garantiraient que
l’équilibre obtenu sur le marché du travail est de plein-emploi, en d’autres
termes, que le chômage qui subsiste est volontaire, car la décision de
travailler ou non découlerait du choix rationnel du travailleur individuel
d’être employé ou non. Ainsi, cette situation ne serait pas vraiment du
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chômage, car ce seraient les travailleurs eux-mêmes qui ne voudraient pas
être employés pour un salaire déterminé objectivement par la produtivité 155
marginale du travail. Pour les néoclassiques, il n’y a pas de chômage si les _
travailleurs acceptent une baisse des salaires réels, sans interférence dans
les négociations entre eux et les employeurs. Keynes remet en cause ce
fondement de la théorie néoclassique selon lequel les salaires réels seraient
déterminés par une négociation entre travailleurs et employeurs7.
Les critiques de Keynes renversent la relation de cause à effet. Dans
le modèle néoclassique, le salaire réel est une variable indépendante qui
équilibre offre et demande de travail. Keynes avance que les travailleurs
peuvent s’opposer à une réduction des salaires nominaux mais qu’ils n’ont
en revanche aucun moyen de contrecarrer celle des salaires réels, que
déterminent aussi les évolutions du marché des biens et services. C’est à
partir de là qu’est introduite une nouvelle catégorie : le chômage involon-
taire8. Mais le raisonnement est très éloigné de Marx, pour qui la demande
de force de travail dépend du taux d’accumulation et de la composition
organique et technique du capital9. Car la conception de Keynes ne va pas
jusqu’à reconnaître la condition de classe du travailleur salarié, libre mais
aliéné, et dont l’unique solution de survie est de vendre sa force de travail
comme une marchandise. Keynes ne parle nulle part d’exploitation.
Le troisième postulat sur lequel Keynes fait feu est la loi de Say, qui
6. Keynes John Maynard, Théorie générale, op. cit., p. 31.
7. Ibidem, pp. 37-39.
8. Keynes John Maynard, The Collected Writings of John Maynard Keynes, London, Cambridge University Press/Macmillan, 1987,
p. 23.
9. Marx Karl, Le Capital. Critique de l’économie politique, 3 vol., Paris, Éditions sociales, 1977, p. 199.
histoire globale

P. NAKATANI et R. HERRERA, Keynes et la crise. hier et aujourd’hui

assure que l’équilibre de plein-emploi entre l’offre et la demande de travail


déterminerait également l’équilibre entre l’offre et la demande globales de
biens et services. Cette loi, exposée par Say au chapitre XV de son Traité
d’économie politique (1803), popularisée par l’expression selon laquelle
« toute offre crée sa propre demande », trouve son fondement dans la
conception qu’a l’auteur de la nature et des fonctions de la monnaie10. Elle
fut défendue par des économistes tels que Stuart Mill et Ricardo11, ainsi que
par des fondateurs du marginalisme et de la théorie néo-classique, qui ne
s’en sont jamais vraiment éloignés pour asseoir leur « équilibre automatique
des marchés12 ». Walras13, quant à lui, ne traite pas directement de la ques-
tion, mais débouche sur la même conclusion : les biens offerts par le vendeur
trouvent nécessairement un acheteur puisque l’offre égale la demande sur
tous les marchés. La loi de Say défend l’idée que tout revenu qui n’est pas
consommé devient une épargne, utilisée par d’autres agents ou investie. Le
modèle néoclassique standard formalise cette idée selon laquelle l’équilibre
entre épargne (des ménages) et investissement (des entreprises) est obtenu
par la variation du taux d’intérêt. Si le taux d’intérêt s’élève, les ménages
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préfèrent recevoir des intérêts plutôt que consommer, mais les entrepreneurs
156 sont désincités à emprunter pour investir, car le taux de profit se réduit. Une
_ forte demande de ressources destinées à être investies pousse le taux d’intérêt
à la hausse, ce qui stimule l’épargne des ménages, et inversement.
Pour Keynes, le taux d’intérêt ne constitue pas la variable qui réalise
l’équilibre entre le désir d’épargner des ménages et la demande de ressources
que les entrepreneurs souhaitent investir. Il est le taux qui encourage les
épargnants à ne pas thésauriser : « Pour réaliser pleinement ses préférences
psychologiques relatives au temps, un individu a deux sortes de décisions à
prendre. La première a trait à cet aspect de la préférence relative au temps
que nous avons appelé la propension à consommer, force qui […] détermine
pour chaque individu la partie de son revenu qu’il consomme et la partie
qu’il réserve sous la forme d’un droit quelconque à une consommation
future. Mais, une fois cette décision prise, une autre lui reste à prendre. Il
doit choisir la forme sous laquelle il conservera le droit à une consomma-
tion future qu’il s’est réservé soit dans son revenu courant, soit dans ses
épargnes antérieures14. » Cette différence entre Keynes et les néoclassiques
est liée à leurs conceptions respectives de la monnaie. Alors que ces der-
niers séparent les sphères réelle et monétaire, Keynes défend l’idée qu’une
telle séparation n’a pas de sens. Les néoclassiques considèrent que c’est

10. Say Jean-Baptiste, Cours d’économie politique et autres essais, Paris, Flammarion, 1996, p. 138.
11. Stuart Mill John, Principles of Political Economy, London, Longmans and co., 1900, et Ricardo David, Principles of Political Eco-
nomy and Taxation, London, G. Bells and Sons, 1891, p. 197.
12. Jevons William S., The Theory of Political Economy, London, Hayes Barton Press, 1978, p. 126.
13. Walras Léon, Œuvres économiques complètes, Paris, Economica, 2009, p. 179.
14. Keynes John Maynard, Théorie générale, op. cit., p. 177.
présentation DOSSIER interventions en débat livres

dans la sphère réelle que s’effectue la production de richesses réelles et,


en s’appuyant sur la théorie quantitative, que la monnaie n’affecte que les
prix – les variations de sa quantité les poussant à la hausse ou à la baisse.
C’est ce que l’on appelle aujourd’hui « neutralité de la monnaie ».
Keynes s’est progressivement écarté de la théorie quantitative de la
monnaie, pour défendre le point de vue qu’avant d’influencer les prix,
par un effet dérivé, les variations dans la quantité de monnaie affectent
en premier lieu l’investissement. La monnaie n’est plus seulement perçue
en tant que moyen d’échange, mais fonctionne également, chez Keynes,
comme une réserve de valeur15. Mais au-delà de la conception de la mon-
naie, ces différences renvoient à la vision même du fondement de la pro-
duction capitaliste : « Si la nature humaine n’avait pas le goût du risque, si
elle n’éprouvait aucune satisfaction (autre que pécuniaire) à construire une
usine ou un chemin de fer, à exploiter une mine ou une ferme, les seuls
investissements suscités par un calcul froidement établi ne prendraient sans
doute pas une grande extension16. » L’analyse de l’origine du capital chez
Keynes, au fondement de la production capitaliste, se rapproche de la thèse
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de l’abstinence : « Une partie des achats aux autres entrepreneurs est balan-
cée par la valeur de l’investissement courant qu’il a réalisé dans son propre 157
équipement, et le surplus représente le sacrifice que lui a coûté la production _
des richesses vendues, en sus de la somme totale qu’il a payée aux facteurs de
production17. » Toutefois, poussée à l’extrême, cette thèse aboutit à l’ab-
surde, puisqu’elle ne vaut, comme l’a justement montré Mandel18, que si
elle s’applique au capital-argent, ce qui n’est pas le cas considéré par Keynes.
L’un des concepts fondamentaux avancés par Keynes, qui le différencie
très nettement des néoclassiques de son époque, est celui d’« incertitude ».
Lisons-le à ce sujet : « Toutefois, il faut qu’une condition nécessaire soit
remplie pour qu’il puisse exister une préférence pour la liquidité en tant
que moyen de détenir la richesse. Cette condition nécessaire est l’exis-
tence d’incertitudes quant à l’avenir du taux d’intérêt […]. Si toutes les
valeurs futures du taux d’intérêt étaient connues à l’avance avec certitude,
on pourrait les déduire des valeurs présentes des taux d’intérêt à différents
termes, lesquelles seraient ajustées aux valeurs connues des taux d’intérêt
futurs19. » L’histoire de la pensée a cependant montré, on le sait, que cela
n’a pas empêché les néoclassiques, par vagues successives, d’absorber, de
digérer et de formaliser sans difficultés majeures l’essentiel des critiques
formulées par Keynes, dont les apports théoriques – indiscutables, comme

15. Ibidem, pp. 178-179.


16. Ibidem, pp. 162-163.
17. Ibidem, p. 86 (souligné par nous).
18. Mandel Ernest, La Crise, Paris, Flammarion, 1985, p. 224 (souligné par l’auteur).
19. Keynes John Maynard, Théorie générale, op. cit., p. 180 (italique dans le texte original).
histoire globale

P. NAKATANI et R. HERRERA, Keynes et la crise. hier et aujourd’hui

celui lié à la prise en compte de l’incertitude – sont demeurés dans une


large mesure compatibles avec le mainstream économique.

LA THÉORIE DE KEYNES SUR LA CRISE


L’une des raisons de cet état de fait tient sans doute à la nette démar-
cation que l’auteur de la Théorie générale prit soin de maintenir entre lui
et l’héritage de Marx. Lorsqu’il en parla (fort rarement), ce fut toujours
avec un profond mépris. Dans un petit chapitre consacré à Trotsky, par
exemple, il fait même allusion à Marx en ces termes : « [A]vec la littéra-
ture théologique, peut-être la plus inutile, et en tout cas le plus insipide
(boring) forme de création verbale20 ». Le fait est, pourtant, que Keynes
puisa une part de ses idées et forces dans un fond commun avec Marx.
Sans y consacrer de longs passages, Keynes revient à la théorie de la valeur
travail et, surtout, les deux se retrouvent, au fond, dans le rejet total de la
loi des débouchés de Say. Plus généralement, Keynes voyait, comme Marx,
une évolution du capitalisme débouchant sur un effondrement dont les
causes sont inhérentes au fonctionnement du système. L’origine ultime
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de la crise que Keynes identifie rejoint l’interprétation marxienne : ce qui
158 explique la « dépression », c’est l’insuffisance de l’investissement (et non
_ de l’épargne) et, en amont de cette insuffisance, due à la diminution du
rendement du capital ou efficacité marginale du capital, elle-même liée
à l’obsolescence du capital, il y a en dernière instance la « concurrence
capitaliste » – c’est-à-dire ce que Marx appelait les contradictions internes
du capitalisme21.
Au départ du circuit monétaire keynésien, on retrouve la demande de
monnaie additionnelle créée pour satisfaire le besoin de moyens de finan-
cement de l’investissement des entreprises. L’incitation à investir, concept
clé du schéma keynésien, dépend de la différence (positive) entre l’effica-
cité marginale du capital et le taux d’intérêt. Le profit anticipé commande
la demande effective (demande globale anticipée par les entrepreneurs),
et donc les anticipations d’investissement net22. Keynes soutient ainsi
que c’est la demande effective qui détermine le volume d’emploi mis au
travail par les entreprises, volume duquel dépend le revenu global dans le
court terme et dont découle, au final, la consommation. Si le profit tend
à se réduire, la dégradation des anticipations oriente l’investissement à la
baisse, et l’économie entre en dépression, caractérisée par un équilibre de
sous-emploi durable et l’absence de mécanismes d’ajustement spontané
des marchés23.

20. Keynes John Maynard, Essays in bibliography (1933), London, Rupert Hart-Davis, 1951, p. 77.
21. Nakatani Paul et Herrera Rémy, « Keynes (et Marx), la monnaie et la crise », La Pensée, n° 364, 2010, pp. 57-68.
22. Keynes John Maynard, Théorie générale, op. cit., p. 96.
23. Mattick Paul, Marx et Keynes. Les Limites de l’économie mixte, Paris, Gallimard, 1972, p. 39.
présentation DOSSIER interventions en débat livres

Il serait vain, cependant, de chercher chez lui une théorie « générale »


de la crise – qui est la plupart du temps désignée par ses seules manifes-
tations (parmi lesquelles l’inflation)24. Ce que nous trouvons plutôt, dans
la Théorie générale pour l’essentiel, c’est une discussion sur le cycle éco-
nomique, à laquelle Keynes associe celle sur la crise comme phénomène
particulier. Ainsi, Keynes écrit : « Notre explication, si elle est correcte,
doit encore rendre compte d’une autre caractéristique de ce qu’on appelle
le cycle économique. Nous voulons parler du phénomène de la ‘crise’, […]
du fait que le passage d’une phase ascendante à une phase descendante
est souvent violent et soudain, alors que la transition d’un mouvement
de baisse à un mouvement de hausse n’est généralement pas aussi mar-
quée25. » De cette manière, c’est la tendance à la variation cyclique de
l’efficacité marginale du capital qui, par l’apparition de mouvements de
baisses brutales et répétées, enclencherait une crise. Les modifications des
taux d’intérêt, ainsi que les évolutions de la propension à consommer,
peuvent de surcroît exercer certains effets, amplificateurs ou amortisseurs,
sur les variations de l’efficacité marginale du capital.
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Cette dernière est définie « en fonction de la prévision de rendement
d’un bien de capital et de son prix d’offre courant26 ». Le rendement anticipé 159
est composé du flux de revenus que le capitaliste espère obtenir de la réali- _
sation de son investissement. En ce sens, ce rendement est le résultat d’un
désir, d’une anticipation ou d’une évaluation subjective de ce que seront
dans le futur prix et coûts. Il constitue donc le facteur le plus important
pour la détermination de l’efficacité dans la longue période. Le prix d’offre
n’est pas celui du marché, mais le prix qui va inciter le producteur du bien
de capital en question à offrir (donc à produire) une unité additionnelle
de ce bien. Au fur et à mesure que sont réalisés les investissements dans ce
bien de capital, l’anticipation de rendement futur tend à baisser en raison
de l’augmentation de l’offre des biens produits par ce bien de capital et,
dans le même temps, le prix d’offre tend à s’élever en raison de la hausse
de la demande pour ce bien de capital – cette dernière évolution étant celle
qui dominerait à court terme. Il en résulte une tendance à la diminution
de l’efficacité marginale du capital, qui conduit à l’entrée dans une phase
descendante du cycle. Et Keynes d’écrire : « [À] notre avis, ce n’est pas tant
la hausse du taux d’intérêt que la chute soudaine de l’efficacité marginale
du capital qui en fournit l’explication [de la ‘crise’] la plus normale et
souvent l’explication principale27. »
Cette chute peut avoir pour origine la dynamique d’expansion elle-

24. Keynes John Maynard, Théorie générale, op. cit., p. 228.


25. Ibidem, p. 312.
26. Ibidem, p. 149 (souligné par l’auteur).
27. Ibidem, p. 313.
histoire globale

P. NAKATANI et R. HERRERA, Keynes et la crise. hier et aujourd’hui

même, caractérisée par des anticipations optimistes sur le rendement à


venir, les coûts de production ou les taux d’intérêt. À ce niveau, Keynes
introduit un élément supplémentaire : « Puisque les marchés financiers
organisés sont soumis à l’influence d’acheteurs qui ignorent pour la plupart
ce qu’ils achètent et de spéculateurs qui s’intéressent plus à la prévision du
prochain changement de l’opinion boursière qu’à l’estimation rationnelle
du rendement futur des biens capitaux, il est conforme à leur nature que les
cours baissent d’un mouvement soudain et même catastrophique quand
la désillusion s’abat sur un marché surévalué et trop optimiste28. » Ainsi,
un état d’anticipations optimistes est remplacé par un état d’anticipations
pessimistes quant à l’évolution future de l’efficacité marginale du capital,
ce qui élève la préférence pour la liquidité et le taux d’intérêt en même
temps que baisse l’efficacité marginale du capital. Ce mouvement descen-
dant peut d’ailleurs être tellement profond qu’« aucune réduction possible
du taux d’intérêt ne suffirait à la contrebalancer29 ». Puis d’ajouter : « C’est
le retour de la confiance, pour user du langage courant, qu’il est si difficile
de provoquer dans une économie fondée sur le capitalisme individuel30. »
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Le dépassement de la crise exigerait donc le retour de la « confiance »,
160 laquelle ne peut être recouvrée par une simple réduction du taux d’intérêt ;
_ elle requiert davantage de temps ; le temps nécessaire de la récupération,
lequel dépend de l’apparition d’une nouvelle phase de rareté du capital,
découlant de la détérioration ou de l’obsolescence des biens de capital, de
l’absorption des stocks accumulés et des effets induits sur le capital circu-
lant. La théorie du cycle et de la crise chez Keynes, bien que mobilisant
des facteurs objectifs, est surtout fondée sur les anticipations relatives à
l’évolution future de l’efficacité marginale du capital et à l’état des antici-
pations subjectives des capitalistes.
Mais c’est la recherche des sorties de crise qui occupe l’essentiel de ses
réflexions, afin de « sauvegarder » le système en trouvant le secret d’un
« capitalisme sans crise », bien régulé. La tâche qu’il s’assigna fut donc
d’approfondir la théorie afin de trouver les moyens d’assurer la permanence
de la société capitaliste. Et c’est pour mieux « raisonner » les tentations
anti-capitalistes qu’il s’est vu contraint de mener la critique radicale de la
théorie néoclassique. Ce qu’il défendit, c’est que la crise résultait d’une
insuffisante demande agrégée et la solution exogène qu’il proposa était
la création d’une demande effective par l’intervention de l’État. Lui seul
pouvait, en situation de crise, stimuler l’investissement et, par là, encou-
rager la création de nouveaux emplois. Cela permit ainsi l’élaboration
des institutions et des outils nécessaires à la mise en œuvre de politiques

28. Ibidem, pp. 313-314.


29. Ibidem, p. 314.
30. Idem.
présentation DOSSIER interventions en débat livres

monétaires et budgétaires permettant de rationaliser l’action étatique


dans les phases d’expansion et de contraction des cycles de l’économie,
comme de minimiser les impacts négatifs de la crise sur la production et
sur l’emploi.
Force est ici d’admettre que, par rapport au courant néoclassique, la
théorie de la monnaie proposée par Keynes constitue une avancée réelle
pour l’interprétation des sociétés capitalistes. Elle amena un dépassement de
la vision orthodoxe de l’équilibre automatique – interdisant, par construc-
tion, les crises –, un positionnement de la monnaie au cœur même de la
dynamique du capitalisme et l’accent mis (excessivement, à notre avis)
sur le rôle du taux d’intérêt dans la détermination de l’investissement31.
Mais, nous l’avons expliqué ailleurs32, la Théorie générale reste confrontée
à d’importantes difficultés théoriques quant au traitement de la monnaie,
et en particulier du système financier. À partir d’une reformulation de la
théorie de la valeur-travail débouchant sur l’exploitation, Marx fait quant
à lui surgir la monnaie comme le résultat nécessaire du déploiement des
contradictions inhérentes à la forme marchandise33. Keynes procède autre-
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ment. Bien qu’une analogie puisse être établie avec l’idée de Keynes de
situer l’une des causes de la crise dans l’insuffisance de demande effective, 161
pour Marx, la potentialité de survenue d’une surproduction se tient dans _
le cycle M–A–M, plus exactement dans la séparation de ce cycle en deux
« métamorphoses », ouvrant sur la possibilité pour tout vendeur de céder
ses marchandises sans avoir à en acheter immédiatement d’autres34. De
surcroît, la propriété fondamentale de la monnaie de fonctionner comme
capital, analysée par Marx, ne figure pas de façon développée, ni même
claire, dans la théorie formulée par Keynes. Or, nous savons que la fonc-
tion de moyen de paiement de la monnaie – qui fonde l’origine de la
monnaie de crédit – devient plus idéelle35 à mesure que se développent et
se modernisent les systèmes de financement des économies capitalistes.
L’analyse limitée qui est donnée du système de crédit dans la Théorie
générale, et le manque de différenciation entre monnaies étatique et de
crédit, conduisent Keynes logiquement (mais selon nous abusivement)
à attribuer une responsabilité démesurée à l’État, notamment dans la
détermination du taux d’intérêt, par l’intermédiaire d’une création de
monnaie exogène de la Banque centrale. Or, ce que l’on observe actuel-
lement en matière de politique monétaire des Banques centrales dans les
pays capitalistes, c’est un renversement complet du processus par lequel

31. Cette théorie atteint son point culminant au chapitre 17 de la Théorie générale (pp. 229 et suiv.).
32. Nakatani Paul et Herrera Rémy, « Keynes (et Marx), la monnaie et la crise », op. cit.
33. Pour plus de détails : Nakatani Paul et Gomes Helder, « Dinheiro : natureza e funções », mimeo, Vitória, Universidade Federal do
Espírito Santo, 2010.
34. Marx Karl, Le Capital, op. cit., Livre premier (tome 1), pp. 113-114.
35. Ibidem, p. 140.
histoire globale

P. NAKATANI et R. HERRERA, Keynes et la crise. hier et aujourd’hui

le taux d’intérêt est déterminé. Dans l’objectif prioritaire de lutte contre


l’inflation et de stabilisation de la monnaie, les Banques centrales utilisent
le taux d’intérêt comme instrument principal et indépendant du contrôle
monétaire36. Au lieu de réguler la quantité de monnaie offerte, le cœur
de la politique monétaire consiste donc désormais en la manipulation du
taux d’intérêt de base, à partir duquel se structure l’ensemble des autres
taux par type de crédits et de maturités, qui permettrait – c’est ce qui
est prétendu – à la fois de distribuer l’offre totale de monnaie selon les
« motifs » de demande monétaire et de contrôler cette dernière en tant que
variable fondamentale de la détermination des prix. Mais, en réalité, les
taux d’intérêt des Banques centrales ne sont-ils pas fortement influencés
par ceux que fixent les oligopoles bancaires sur les différents segments de
marchés financiers qu’ils contrôlent, spécialement sur ceux des produits
dérivés ? L’État keynésien ne serait-il pas une fiction ?

FACE À LA CRISE, DES POLITIQUES KEYNÉSIENNES ?


À l’heure actuelle, les conditions créées par les mesures de politique
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économique anticrise, et en particulier l’énorme création de monnaie
162 effectuée par la Réserve fédérale des États-Unis et les grandes Banques
_ centrales capitalistes, ont débouché sur une « guerre des monnaies ». Un
tel comportement des capitalistes ne correspond pas à la théorie monétaire
élaborée par Keynes. La réduction très brutale des taux d’intérêt de base,
jusqu’à atteindre quasiment zéro aux États-Unis, en Europe et au Japon,
devrait convertir cette offre en demande de liquidité ou en thésaurisation
monétaire, par un effet de « trappe à liquidité ». Ce n’est pourtant pas ce
qui se passe, car ce que l’on observe est une dévalorisation du dollar sur le
marché des changes, depuis une assez longue période, couplée à une envo-
lée des prix d’importantes marchandises sur les marchés des biens (pétrole,
blé, sucre, entre autres…), contraignant de nombreux pays à adopter des
mesures visant à atténuer les impacts négatifs provoqués par la déprécia-
tion de la monnaie états-unienne, notamment du fait de la détérioration
des soldes courants de leurs balances des paiements.
Pour bien saisir les défis en jeu, la lecture de la presse de l’establishment
est irremplaçable. Quelques jours à peine après l’annonce d’un déficit
budgétaire états-unien frôlant les 9 % du produit intérieur brut au 30 sep-
tembre 2010, le président de la Réserve fédérale, B. Bernanke, prononça
un important discours, dans lequel il affirmait : « À moyen-long terme
toutefois, […] si les mesures de [politiques économiques] actuelles sont
maintenues, et sous hypothèses de croissance économique raisonnables,
le budget de l’État fédéral se trouvera sur un sentier insoutenable au cours

36. Voir Herrera Rémy, Un Autre Capitalisme n’est pas possible, op. cit., pp. 127 et suiv., pour le cas de l’économie française.
présentation DOSSIER interventions en débat livres

des années à venir, avec un ratio de la dette fédérale détenue par le public
sur le revenu national qui croîtra à un rythme allant lui-même croissant. »
Il ajouta : « Par définition, […] des trajectoires insoutenables de déficits et
de dettes ne se prolongeront pas, parce que des créanciers ne seront jamais
disposés à prêter à un pays dans lequel le rapport entre la dette associée
au déficit budgétaire et le revenu national augmenterait sans limites. […]
Tôt ou tard, d’une façon ou d’une autre, les ajustements nécessaires à la
stabilisation du budget fédéral seront faits, assurément. La seule véritable
question est de savoir [s’ils] seront mis en œuvre à travers un processus
[…] qui réfléchit aux priorités et donne aux gens le temps de s’ajuster aux
changements dans les programmes du gouvernement […], ou si les ajus-
tements exigés seront des réactions rapides et douloureuses. »37 Une inter-
prétation de ce discours est donnée par Gary North : « [Bernanke] dit […]
que l’issue de secours actuellement maintenue ouverte par les créanciers
sera fermée. Dans l’éventualité où les intérêts payés par le gouvernement
continueraient à être bas, ils [ces créanciers] réduiront simplement leurs
achats de papiers de la dette et cesseront de financer le gouvernement.
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[…] L’intention de Bernanke est de montrer que l’une des deux portes
de sortie sera fermée par le marché […] dans [son] propre intérêt. […] 163
Cela ne laissera plus qu’une seule issue : la bonne disposition de la Banque _
centrale à acheter les titres de la dette du Trésor américain. [Le problème
est que Bernanke] ne se réfère jamais directement à une telle hypothèse ».
Et G. North de conclure : « [S]i la Fed était là pour voler au secours du
Congrès, en maintenant des intérêts réduits par le biais d’une hyperinfla-
tion monétaire, le Congrès ne serait jamais obligé de tenir correctement
ses comptes. Mais Bernanke a dit exactement le contraire : le Congrès doit
tenir sa maison en ordre. »38
Néanmoins, cette mise en garde du Congrès par une Fed n’ayant plus
l’intention de continuer à financer les déficits du Trésor et appelant à des
mesures d’ajustement budgétaire drastiques conduira surtout à faire sup-
porter la charge de cette remise en ordre par les classes populaires, comme
Bernanke le sous-entend d’ailleurs lui-même : « Deux des forces motrices
les plus puissantes sont le vieillissement de la population américaine, dont
le rythme va s’intensifier au cours des deux prochaines décennies à mesure
que la génération du baby boom va partir à la retraite, et la croissance très
rapide des coûts de la santé. Puisque les besoins de soins des personnes
âgées s’accroissent, les programmes fédéraux de santé sont en voie de
devenir, et de loin, la principale source de déséquilibes budgétaires sur le

37. Bernanke Ben S., « Fiscal Sustainability and Fiscal Rules », Annual Meeting of the Rhode Island Public Expenditure Council,
Providence, 4 octobre 2010.
38. North Garry, « The Future of Dollar », 2010, disponible sur : http:// www.mises.org.
histoire globale

P. NAKATANI et R. HERRERA, Keynes et la crise. hier et aujourd’hui

long terme39. » C’est donc là que l’essentiel des coupes budgétaires devront
être réalisées. Ce que de nombreux analystes « oublient » cependant de
prendre en considération, c’est qu’une proportion considérable du déficit
budgétaire étasunien ne trouve pas son origine dans l’envolée des dépenses
sociales, mais dans celle du fardeau militaire consécutif aux guerres menées
par l’hégémonie mondiale et aux charges de la dette qui les accompa-
gnent… En outre, la hausse du taux d’intérêt pourra entraîner des effets
négatifs sur le déficit budgétaire étasunien lui-même, en alourdissant le
coût de la dette. Et une revalorisation du dollar risquerait de relancer un
cycle de financement de la consommation aux États-Unis, par drainage de
ressources venant du reste du monde, sans garantir pour autant une reprise
de la croissance économique aux États-Unis. En bref, on ne saurait espé-
rer sans se leurrer que la situation de semi-stagnation et de très profonds
déséquilibres dans laquelle se trouve actuellement plongée l’économie
étasunienne, et avec elle celles de l’Europe et du Japon, ne soit résolue par
une simple variation (ici à la hausse !) des taux d’intérêt.
Comme nous l’avons souligné, la poursuite de la dépréciation du
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dollar sur le marché des changes reflète en grande partie l’énorme création
164 de monnaie primaire effectuée par la Fed depuis 2008 et la fixation à zéro
_ (ou à peine au-dessus) du taux d’intérêt de référence. L’essentiel de cette
création de monnaie a eu pour but le sauvetage des oligopoles bancaires
géants en difficulté, par injection directe de liquidités ou de financements
afin d’éviter leur effondrement et d’aider leur concentration. Cela a sur-
tout permis à une masse extraordinaire de titres dérivés liés aux prêts hypo-
thécaires très fortement dépréciés depuis la crise des subprimes d’être payés
au plus près de leur valeur faciale, empêchant ainsi leur dévalorisation
effective. Les États-Unis, émetteurs de la monnaie mondiale, ont continué
à profiter de cette situation, sans la moindre restriction. Le résultat a été
une accumulation sans précédent des réserves internationales, principale-
ment concentrées – en plus du Japon – sur la Chine, l’Inde, la Russie et le
Brésil. Ces réserves sont composées, en majorité, de crédits accordés aux
États-Unis, qui les utilisent pour élever – malgré les inégalités abyssales
qui caractérisent ce pays – la consommation et le « bien-être » de leur
population, notamment en actionnant des crédits domestiques qui sont
créés dans la foulée. La conséquence est un gonflement de l’endettement
de l’économie étasunienne, endettement qui dépasserait en hypothèse
basse trois fois la production intérieure – le tout étant financié par une
création de dollars de la Fed et par le système international de crédit. Dans
le même temps, les pays détenteurs de réserves en dollars se trouvent pris
au piège, hésitant à « fuir » devant la monnaie mondiale pour ne pas pré-

39. Bernanke Ben S., « Fiscal Sustainability and Fiscal Rules », op. cit.
présentation DOSSIER interventions en débat livres

cipiter sa dévalorisation et déprécier davantage leurs propres réserves…


Martin Wolf a alors beau jeu de déclarer : « Pour dire les choses crûment,
[…] les États-Unis doivent gagner, parce qu’ils disposent de munitions à
l’infini : il n’y a pas de limite aux dollars que la Réserve fédérale peut créer.
L’unique chose dont il est besoin de discuter, ce sont les termes de la réd-
dition du monde, à savoir les modifications nécessaires des taux de change
nominaux et des politiques internes à travers le monde40. » Les États-Unis
quant à eux attendent – à tort – de la dévalorisation de leur monnaie la
résorption des déficits de balance commerciale et la stimulation de leur
production intérieure, grâce à l’impulsion donnée à leurs exportations.
Si les grandes orientations des politiques suivies par les gouverne-
ments capitalistes continuent d’être fidèles au dogme néolibéral – bien
qu’il ait volé en éclats, et depuis fort longtemps41 –, la violence de la
crise declenchée aux États-Unis en 2007 a replacé sur le devant de la
scène les thèses keynésiennes, y compris celles dues à certains auteurs
« oubliés », récupérés pour l’occasion, tel Hyman Minsky42. Ce dernier
a montré, dans l’un de ses ouvrages majeurs, qui vient récemment d’être
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republié aux États-Unis43, que l’économie capitaliste comporte, du fait
même de sa nature, une instabilité inhérente à son fonctionnement, ins- 165
tabilité à laquelle il se propose d’apporter des solutions par d’importantes _
réformes, au nombre desquelles « un gouvernement fort (par la taille, les
dépenses, les impôts) ; une stratégie pour l’emploi […] [et] une réforme
financière44 ». Soit à peu près l’opposé de ce qui est fait aujourd’hui…
Pour autant, ce que l’on peut reprocher à la grande majorité des tout
récemment convaincus « disciples » de Minsky, c’est de ne voir dans le
« moment » actuel qu’une crise financière appelant, pour être surmontée,
le seul approfondissement de la régulation bancaire existante45. Certains
vont plus loin, en s’opposant aux coupes budgétaires, à la manière de
Krugman et Layard, auteurs d’un Manifesto for Economic Sense, signé par
des milliers d’économistes46. D’autres, dont certains se réclament d’un
« keynésianisme structurel47 », n’acceptent pas cette lecture simplement
financière de la crise et radicalisent la critique contre les politiques néo-
libérales qui ont aggravé les inégalités aux États-Unis et les désequilibres
40. Lire Wolf Martin (2010), Financial Times, 12 octobre 2010, disponible sur : http://www.ft.com/cms/s /0/fe45eeb2-d644-11df-
81f0-00144feabdc0.html.
41. Nakatani Paul et Herrera Rémy, « La Crise financière : racines, raisons, perspectives », La Pensée, n° 353, 2008, pp. 109-113.
42. Palley Thomas, « The Limits of Minsky’s Financial Instability Hypothesis as an Explanation of the Crisis », 2010, disponible sur :
http://monthlyreview.org/author/thomasipalley.
43. Minsky Hyman, Stabilizing an Unstable Economy, New York, MacGraw Hill, 2008.
44. Papadimitriou Dimitri B. et Wray Randall L., « Minsky’s Stabilizing an Unstable Economy: Two Decades Later », in H. Minsky
(ed.), Stabilizing an Unstable Economy, pp. xxv et suiv., New York, MacGraw Hill, 2008.
45. Vit-on un « moment Minsky » ? Voir une réponse esquissée par Kregel, entre de nombreux autres. J. Kregel, « Minsky Moments
and Minsky’s Proposals for Regulation of an Unstable Financial System », Draft of Opening Remarks for the 19th Annual Hyman
P. Minsky Conference, 2010, disponible sur : http://www.levyinstitute.org/pubs/conf_april10/19th_ Minsky_Kregel_drt. pdf.
46. http://www.manifestoforeconomicsense.org/.
47. Palley Thomas, « The Limits of Minsky’s Financial Instability Hypothesis as an Explanation of the Crisis », op. cit.
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P. NAKATANI et R. HERRERA, Keynes et la crise. hier et aujourd’hui

mondiaux ; ce qui exigerait, selon eux, des changements plus profonds


qu’une nouvelle régulation bancaire, en l’espèce la fin du néoliberalisme
– mais pas celle du capitalisme, dont il n’est qu’une forme48. D´une façon
ou d´une autre, toutes et tous soutiennent que l’État aurait les moyens de
résoudre la crise afin d’espérer retourner à une économie régulée à l’image
de celle des « années d’or » de l´après-guerre. Sans avoir su tirer les leçons
de ses limites, on retombe alors dans la croyance en un État bienveillant,
combinée à celle d’une bonne volonté des capitalistes, comme en de
nombreux passages de la Théorie générale49.
Selon Keynes, la société capitaliste pourrait bien finir par atteindre un
niveau d’accumulation pour lequel l’efficacité marginale du capital serait si
basse que l´accroissement du capital deviendrait impossible, même si le taux
d’intérêt était maintenu extrêmement bas. Aussi écrit-il, au chapitre  16,
que, « en de telles conditions, une communauté bien gouvernée, équipée
de ressources techniques modernes, et dont la population n’augmente
pas rapidement, devrait être capable en l’espace d’une seule génération
d’abaisser l’efficacité marginale du capital à un niveau d’équilibre voisin
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de zéro. Les conditions qui caractérisent une économie stationnaire se
166 trouveraient alors réalisées50 ». Mais ne pouvons-nous pas nous demander
_ si les sociétés capitalistes les plus développées du monde actuel, États-Unis,
Europe ou Japon, ne sont pas déjà parvenues à ce stade quasi stationnaire
où il n’y a plus d’espace économique pour l’accumulation productive du
capital – et ce depuis plusieurs années, voire décennies ? Contrairement à ce
qu’imaginait Keynes et, avec lui, certains de ses disciples pour lesquels nous
pourrions résoudre les contradictions du système capitaliste grâce à son
État, nous voici confrontés, en ce début de XXIe siècle, à une situation de
suraccumulation du capital et à un degré de complexité plus élevé encore
des contradictions du capitalisme qu’au siècle précédent. Keynes écrivait :
« Si nous avons raison de croire qu’il est relativement facile de multiplier les
biens de capital jusqu’à ce que leur efficacité marginale soit nulle, ce moyen
constitue sans doute la façon la plus raisonnable d’éliminer graduellement
la plupart des caractères choquants du capitalisme51. » Or, il paraît tout à
fait clair que ces derniers (parmi lesquels Keynes retenait les inégalités, le
chômage…) n’ont disparu nulle part, ni d’évidence dans les sociétés du
Sud, ni même dans la plupart de celles du Nord, où la pauvreté tend à se
massifier et la misère à réapparaître…

48. Une critique marxiste contre de telles argumentations est due à Foster John Bellamy et McChesney Robert W., « Listen
Keynesians, It’s the System! Response to Palley », 2010, disponible sur : http://monthly review.org/2010/04/01/listen-keyne-
sians-its-the-system-response-to-palley#.UIWcxm-HWU.
49. Keynes John Maynard, Théorie générale, op. cit., chapitre 16, p. 227. Voir Nakatani Paul et Herrera Rémy, « Critique des politiques
anticrise orthodoxes », La Pensée, n° 360, 2009, pp. 31-42.
50. Keynes John Maynard, Théorie générale, op. cit., chapitre 16, p. 228.
51. Ibidem, p. 229.
présentation DOSSIER interventions en débat livres

Les mesures énoncées par Keynes et beaucoup de ceux qui se reven-


diquent aujourd’hui de lui – souvent fort peu fidèles à ses enseignements
car prisonniers du mainstream néoclassique – ne sont plus capables de
résoudre les problèmes que pose la suraccumulation du capital, dont il va
bien falloir finir par reconnaître collectivement qu’elle approche la folie
pure et simple. Ce serait toutefois se bercer d’illusions que de persister à
croire en la possibilité d’un nouveau « compromis keynésien ». Le précé-
dent – et ce fut le seul –, scellé après la Seconde Guerre mondiale, n’avait
pas été concédé par les capitalistes, mais arraché par les luttes populaires,
multiples et convergentes – y compris, assurément, celles menées à l’Est
et au Sud. À l’heure présente, cependant, la haute finance, qui a repris le
pouvoir, ne paraît disposée à aucune concession. Le keynésianisme – que
l’on peut certes souhaiter – n’a ni réalité, ni futur. Ce sont dorénavant les
oligopoles financiers qui dictent leur loi aux États, que ce soit pour fixer les
taux d’intérêt, pour créer de la monnaie ou, si besoin, pour nationaliser…
Aucun des courants de pensée allant des néoclassiques aux keynésiens ne
suggère de réfléchir en profondeur aux conditions d’un dépassement du
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capital en tant que rapport social d’exploitation. En conséquence, c’est
l’approfondissement de la ligne destructrice du néo-libéralisme qui conti- 167
nue d’être suivie… _
C’est pour l’ensemble des raisons que nous venons d’exposer que
nous soutenons qu’un retour à Marx s’avère nécessaire, dans la théorie
comme dans la pratique. L’analyse de la monnaie doit s’insérer dans celle
des contradictions de la production marchande que Marx a contribué à
dévoiler dans Le Capital, du chapitre 3 du Livre premier, à propos de l’or
comme mesure de la valeur, moyen de circulation et monnaie, jusqu’aux
sections 4e et 5e du Livre III, à propos du processus historique de dévelop-
pement de la monnaie et du système du crédit – pour arriver au concept
de « capital fictif ». Ce dernier, dont le principe est la capitalisation d’un
revenu dérivé d’une survaleur à venir, est l’une des clés d’analyse de la crise
et des transformations du système du crédit qui l’ont amenée. Marx a
ouvert la voie théorique52 qu’il serait à notre avis fructueux de poursuivre.
En pratique, un tel retour au(x) marxisme(s), répondant aux intérêts du
monde du travail, est d’autant plus nécessaire que les contradictions de
l’expansion du capital exigent un nouveau mode de production et, plus
largement, une nouvelle forme de société.
Car, si la crise est bien ce moment au cours duquel des fractions de
capital moins productives et/ou innovatrices se trouvent incorporées dans
une structure de propriété capitaliste toujours plus concentrée, les réorga-
nisations actuelles de la domination du capital lui permettent certes de se

52. Marx Karl, Le Capital, op. cit., Livre III, Section 5 (notamment à partir des chapitres XXV et, surtout, XXIX).
histoire globale

P. NAKATANI et R. HERRERA, Keynes et la crise. hier et aujourd’hui

doter d’instruments et d’institutions nouvelles et plus efficaces pour tenter


d’atténuer les effets les plus dévastateurs de la crise… mais pas d’éviter
l’exacerbation des contradictions du système. Bien que, du point de vue
des classes dominantes mêmes, le capital suraccumulé doive être dévalué,
d’une façon ou d’une autre (y compris par des guerres), cette dévalori-
sation n’amène pas de reprise de l’accumulation dans la longue période.
Pour parvenir à relancer un cycle long d’accumulation au centre du sys-
tème mondial – à savoir : États-Unis, Europe et Japon –, des montants
absolument gigantesques de capital fictif devraient encore être « détruits ».
Mais l’accentuation des contradictions du capitalisme qu’entraînerait une
telle destruction risquerait de le pousser à l’effondrement.
Face à la crise systémique et aux multiples dangers qu’elle comporte,
le temps semble venu pour les forces progressistes de repasser à l’offensive
en formulant des alternatives orientées vers la reconstruction de projets
sociaux et de solidarités avec le Sud. La voie de la rupture avec les dogmes
néolibéraux permettra de s’autonomiser et de se redresser. Des expériences
récentes au Sud ont d’ailleurs montré que la reconquête de composantes
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de la souveraineté nationale, monétaire entre autres, et le volontarisme
168 politique face aux diktats des marchés financiers ont ouvert des marges de
_ manœuvre permettant aux pays qui les ont tentées de se sortir de situa-
tions socio-économiques dramatiques causées dans une large mesure par
le fonctionnement même du système mondial capitaliste. L’impératif n’est
pas ici d’élaborer des solutions miracles ou clés en mains, mais de rouvrir
les espaces de débats à gauche. Il est donc temps de parler, sans tabous
ni complexes, de solutions anticrise mises au service des peuples. Et c’est
dans ce contexte qu’il convient de prendre au sérieux notre affirmation
de l’actualité du (ou des) marxisme(s) afin d’éclairer les transitions post-
capitalistes qui s’amorcent. En opposition aux courants dominants –
keynésien de 1945 à 1975, néoclassique depuis la fin des années 1970,
peut-être « keynéso-néoclassique » dans un proche avenir –, réappa-
raissent, à l’autre bout du spectre politique, des analyses systémiques et
alternatives post-capitalistes formulées à partir de l’œuvre de Marx, qui
permet, selon nous, une compréhension et un dépassement des limites
fondamentales de la dynamique de l’accumulation du capital. n
Un capitalisme infini ? À propos de Marx, prénom : Karl, de
Pierre Dardot et Christian Laval
Stéphane Haber, Frédéric Monferrand
Dans Actuel Marx 2013/1 (n° 53), pages 169 à 184
Éditions Presses Universitaires de France
ISSN 0994-4524
ISBN 9782130617808
DOI 10.3917/amx.053.0169
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Débat
En
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histoire globale

S. HABER et F. MONFERRAND, à propos de marx, prénom : karl, de pierre dardot et christian laval

UN CAPITALISME INFINI ?
à PROPOS DE MARX, PRéNOM :
KARL, DE PIERRE DARDOT
ET CHRISTIAN LAVAL
Par Stéphane HABER et Frédéric MONFERRAND

Imposant par sa taille comme par son érudition, le dernier livre de


Pierre Dardot et de Christian Laval1 se présente comme une exégèse
presque exhaustive des grandes composantes du corpus marxien, mais
aussi comme un diagnostic original sur la réalité capitaliste et ses critiques
contemporains. La thèse de fond des deux auteurs semble, à cet égard, aussi
simple que puissante. Tous les textes de Marx, affirment-ils, sont travaillés
par une tension insurmontable entre une logique du conflit2, héritée des
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historiens libéraux, et une logique du système3, héritée de l’hégélianisme.
170 Seule l’introduction du motif communiste permettrait de camoufler cette
_ tension en présentant l’avènement d’une société postcapitaliste et égalitaire
comme le résultat nécessaire des contradictions du système sur lesquelles se
développent les conflits et les luttes4. L’enjeu de Marx, prénom : Karl n’est
pas, sur cette base, de sauver Marx du marxisme, encore moins de faire la
part de ce qui serait vivant et de ce qui serait mort dans l’œuvre du théori-
cien allemand. Il s’agit plutôt de restituer la logique multidimensionnelle
d’une pensée à l’œuvre, portée par ses tensions mêmes, de manière à éclai-
rer la situation actuelle de l’anticapitalisme théorique et pratique.
D’un point de vue exégétique, les deux logiques isolées par Pierre Dardot
et Christian Laval leur permettent ainsi d’aborder de façon originale et
parfois provocatrice certains des thèmes les plus classiques du marxisme.
Comprendre le rapport à Hegel, ce ne serait ainsi pas s’échiner à formuler

1. Dardot Pierre et Laval Christian, Marx, prénom : Karl, Paris, Gallimard, « Les Essais », 2012, 809 pages.
2. Ibidem, p. 11 : « La logique stratégique de l’affrontement, c’est-à-dire […] de la lutte des classes […] consiste à mettre à jour,
par l’analyse de situations historiques déterminées, la façon dont l’activité des hommes et des groupes en lutte les uns avec les
autres produit des séries de transformations dans les conditions de la lutte et les subjectivités des acteurs en lutte. »
3. Idem : « La logique du capital comme système achevé […] relève d’un effort qui se veut proprement scientifique, et qui consiste
à dégager à la fois le mouvement par lequel le capital se développe ’en une totalité’ et ’se subordonne tous les éléments de la
société’, et le ’jeu des lois immanentes de la production capitaliste’ qui conduit le ’système organique’ du capitalisme à accoucher
nécessairement d’un nouveau mode de production. »
4. Idem : « Le communisme est ce qui sert de ’colle’ pour faire tenir ensemble deux lignes de pensée aux histoires très diffé-
rentes : la logique ’objective’ du capitalisme et la logique ’pratique’ de la guerre civile entre les classes convergerait vers une
forme d’organisation sociale et économique supérieure. En d’autres termes, seule une projection imaginaire de l’avenir soude le
disparate des perspectives. »

Actuel Marx / no 53 / 2013 : Histoire globale


présentation DOSSIER interventions en débat livres

les lois d’une quelconque dialectique, mais saisir la manière dont Marx
s’appuie de manière critique sur la logique spéculative dite de la « réflexion »
afin d’exhiber dans un premier temps le principe de l’activité pratique des
individus (dans L’Idéologie Allemande)5 puis celui du capitalisme comme
système autoreproducteur (à partir des Grundrisse)6. L’élaboration de la
théorie de l’exploitation comme extraction de « plus-de-valeur » (selon la
nouvelle traduction de « Mehrwert » proposée par les auteurs) ne repré-
senterait pas le haut fait de la « critique de l’économie politique », mais la
simple reformulation de certaines thèses développées par les ricardiens de
gauche, notamment William Thompson7. De même, il devient clair que
le communisme marxien ne se caractérise pas tant par sa « scientificité »,
puisque l’expression « socialisme scientifique » se trouvait déjà chez les saint-
simoniens et les proudhoniens, que par la manière dont l’auteur du Capital
s’est employé à l’arracher plus radicalement aux connotations religieuses
qu’il possédait encore chez Babeuf ou dans la « Ligue des justes ». Il s’agissait
de le présenter à la fois comme une science de l’histoire des sociétés, comme
une conséquence inévitable du mode de production capitaliste et comme
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une promesse de développement total des facultés individuelles8.
Ainsi libérés de l’illusion de cohérence du corpus marxien, nous pour- 171
rions aujourd’hui prendre à bras-le-corps la question de savoir comment _
faire tenir ensemble l’idée selon laquelle le capitalisme constitue réelle-
ment un système autoreproducteur animé de sa vie propre et la conviction
que les résistances qu’il suscite sont susceptibles de nous en faire sortir. S’il
n’est pas neuf, le problème peut être formulé avec plus d’acuité dès lors
qu’on prend acte des « deux logiques à l’œuvre » dans l’ensemble des textes
de Marx, notamment dans la mesure où celles-ci semblent condamner le
marxisme contemporain soit à une exaltation un peu abstraite de l’inven-
tivité des conflits soit à la description complaisante du vampirisme d’un
capital devenu omnipotent.
Eu égard à la richesse des analyses menées dans Marx, prénom : Karl,
nous nous contenterons ici de présenter certains thèmes saillants de l’ouvrage
susceptibles d’élargir la discussion actuelle sur le capitalisme et sa critique.
5. Ainsi dans la première Thèse sur Feuerbach, Marx ramènerait « les ’deux côtés’ de l’hégélianisme, ’conscience de soi’ et
’substance’, à leur vérité profane et temporelle : la ’conscience de soi’ à l’activité effective qui engendre des conditions et des
rapports nouveaux, la ’substance’ aux conditions que cette activité ne peut que trouver déjà-là devant elle comme quelque chose
de donné, qu’il s’agisse de rapports donnés des hommes à la nature ou des rapports sociaux des hommes entre eux ». Ainsi, « à
la différence de la réflexion spéculative, l’activité pratique des individus n’est pas posante et présupposante en même temps, elle
est plutôt conditionnée et conditionnante à la fois » (ibidem, pp. 190-191).
6. Ibidem, p. 426 : « Le procès de reproduction du capital est un procès réflexif (au sens hégélien du terme) en ce qu’il réalise
l’unité de l’acte de poser et de l’acte de présupposer : en tant qu’acte de position, il produit à partir de lui-même ses conditions,
en tant qu’acte de présupposition il se pose en même temps comme conditionné par elles. »
7. Ibidem, p. 72 : « Tout le système conceptuel de la théorie de l’exploitation se trouve déjà là chez Thompson. »
8. Ibidem, pp. 638-639 : « La ’révolution communiste’ réalise ainsi une homologie parfaite entre le tout-individu et le tout-
association : si la société comprise comme une ’association’ n’est plus un être séparé des individus […] c’est pour autant que
chaque individu est en lui-même, non plus un individu partiel, mais un individu total. La société n’est un tout non hiérarchique que
parce que chaque individu est déjà en lui-même un totus, de sorte que la relation des individus les uns avec les autres est une
relation d’entre-expression immédiate entre des totalités. »
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S. HABER et F. MONFERRAND, à propos de marx, prénom : karl, de pierre dardot et christian laval

UNE VISION DU CAPITALISME


Parmi les pages les plus denses de Marx, prénom : Karl, on doit certai-
nement compter celles qui portent sur la « logique du système ». Malgré
leur technicité, l’idée qui s’en dégage est assez simple. La capacité du capi-
talisme à reproduire les conditions mêmes de son développement consti-
tuerait, ontologiquement, son caractère distinctif. Elle indiquerait, en tout
cas, le fil conducteur de l’analyse marxienne, sa manière propre d’élever
la théorie du capitalisme à un niveau philosophiquement signifiant. Le
capitalisme apparaît ainsi d’abord comme une puissance systémique apte
à créer puis à entretenir les conditions de sa propre perpétuation, à arrêter
l’Histoire, à faire paraître l’automouvement circulaire d’une Substance en
lieu et place du Devenir.
Que faut-il en penser ? Bien entendu, la dimension irrationnellement
expansive du capitalisme constitue, depuis les Manuscrits de 1844, l’un des
thèmes privilégiés de la « critique de l’économie politique », même s’il s’est
ensuite en partie (notamment dans les parties du « livre II » du Capital
qui s’inspirent des schémas de reproduction physiocratiques) soumis aux
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exigences d’une théorie « neutre » de la croissance économique comprise
172 comme un phénomène presque naturel. Cependant, le marxisme (et les
_ théories de l’impérialisme ont renforcé cet aspect) a, dans l’ensemble,
subordonné la problématique de la dynamique expansive à celle des contra-
dictions du capitalisme. À lire R. Luxembourg9 ou H. Grossmann10, par
exemple, ce qu’il y a de plus important dans cette dynamique, c’est au
fond autre chose qu’elle, et notamment le fait qu’elle conduise à des ten-
sions et à des crises. Dans cette perspective, l’irrationalité intrinsèque de
l’accumulation du capital doit finir par éclater au grand jour avant d’em-
porter le système lui-même. Cependant, bien des auteurs contemporains,
ayant pris acte de l’aisance avec laquelle le capitalisme a réussi, au moins
partiellement, à surmonter la crise de son moment keynéso-fordiste ainsi
que certains soubresauts de sa phase néolibérale, ont pris leurs distances
par rapport à la conviction risquée selon laquelle l’irrationalité faite sys-
tème économique doit mener à l’effondrement final. D’où l’insistance
aujourd’hui, chez les théoriciens du système-monde, sur le fait que ce n’est
pas « le capitalisme » qui s’étend monstrueusement, mais un système d’in-
teraction global (inséré dans un rapport centre-périphérie) qui dépasse de
loin les limites de la sphère économique puisqu’il concerne, en particulier,
le pouvoir politique dans sa tendance à s’approfondir et à s’élargir11. D’où,
également, chez d’autres auteurs, l’insistance sur les passages du « livre I »

9. Luxembourg Rosa, L’Accumulation du capital, trad. I. Petit, Paris, Maspero, 1967.


10. Grossmann Henryk, Marx, l’économie politique classique et le problème de la dynamique, trad. Ch. Goldblum, Paris, Champ
Libre, 1975.
11. Arrighi Giovanni, The Long Twentieth Century, Londres, Verso, 1994.
présentation DOSSIER interventions en débat livres

dans lesquels Marx semble tenté de donner un statut ontologique inquié-


tant au capital, le comparant dès le chapitre IV à une substance-sujet
hégélienne susceptible, à partir d’elle-même, de continuer infiniment sur
sa lancée et, ce faisant, de reconfigurer en profondeur toutes les sphères de
la vie sociale12. Explicitant progressivement le sens de cette terminologie,
le milieu du capitalisme tel que l’ouvrage de 1867 l’analysera sera donc,
nous dit-on, celui de l’accumulation sans fin, de l’extension et de l’intensi-
fication démesurées, de l’escalade et de la fuite en avant perpétuelles.
Dans une certaine mesure, P. Dardot et Ch. Laval se situent dans
le sillage de ces nouvelles interprétations du capitalisme. Pour eux,
le marxisme, avant de consister en une ontologie du travail ou en une
sociologie des rapports de classes, se présente comme une conception de
la dynamique du capitalisme en tant que destin. Leurs conceptions se
singularisent cependant par la manière dont ils retravaillent très précisé-
ment le schéma des présuppositions posées, lequel se substitue chez eux à
la problématique, à première vue plus prudente, mais aussi plus floue,
de la tendance. La densification théorique qui en résulte est très nette.
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Dans la Science de la logique de Hegel, ce schéma désigne la manière dont
quelque chose se pose comme actif en utilisant d’abord les conditions de 173
son déploiement avant de les produire, attestant ainsi de son effectivité. _
Réinvestissant cette approche qui, chez Hegel, relève d’une extension
ontologique du phénomène de la « réflexion » (celle-ci ne désignant plus
un processus psychologique, mais le fait que certains phénomènes dans le
monde sont capables d’intérioriser leurs conditions de possibilité, de les
« réfléchir », c’est-à-dire de les « refléter »)13, Marx aurait ainsi été amené
à développer l’idée selon laquelle le capitalisme mature, celui qui a été
porté par une dynamique expansive puissante, ne s’exprime pas seulement
par la soumission des ressources dont il a besoin pour fonctionner (par
exemple le travail), mais par la production de ces dernières, production par
laquelle il pose aussi les conditions de sa reproduction14. Par exemple, si le
capitalisme utilise d’abord des paysans expropriés, rencontrés par hasard
et convertis de force en prolétaires, il fige ensuite le statut de prolétaire, de
manière à constituer une population de travailleurs capable de se repro-
duire de génération en génération, assurant par là sa propre pérennité.
Ou encore : si l’échange monétaire et la production de marchandises
sont historiquement antérieurs au capitalisme, ils deviennent ensuite des

12. Jappe Anselm, Les Aventures de la marchandise, Paris, Denoël, 2003.


13. Dardot Pierre et Laval Christian, Marx, prénom : Karl, op. cit., p. 112 : « Chez Hegel, la réflexion n’est plus une opération
subjective, elle n’est plus réflexion de la conscience ou de l’entendement sur un objet extérieur, elle est le mouvement même de
la réalité, plus exactement elle est le mouvement par lequel se constitue et s’engendre toute réalité. »
14. Ibidem, pp. 431-432 : « Le capital se présuppose lui-même, c’est-à-dire pose ses propres conditions comme résultats de son
propre procès, parce qu’il s’est constitué en véritable totalité en se subordonnant tous les éléments de la société ou en se créant
à partir d’elle les organes qui lui faisait encore défaut. »
histoire globale

S. HABER et F. MONFERRAND, à propos de marx, prénom : karl, de pierre dardot et christian laval

conditions de sa reproduction, perpétuellement entretenues par le procès


de valorisation du capital. C’est ainsi que la genèse du capital se résorberait
dans sa structure15.
Pour être tentante et même fortement éclairante, cette interprétation
du capitalisme comme système ne va cependant pas sans poser certaines
difficultés.

QUESTIONS SUR LA « MATURITé » DU CAPITALISME


Sur le plan littéraire, il est d’abord intéressant de rappeler que Marx
a renoncé à achever le livre I, comme il l’avait envisagé un moment, par
un chapitre qui aurait orchestré la thématique philosophante de la fin
qui rejoint le commencement (le fameux « chapitre VI » de la version
primitive16). À la place du bouclage systémique, on trouve ainsi dans la
version publiée du Capital une ouverture sur la violence historique et ses
répliques répétées (« la prétendue accumulation primitive »). Il y a peut-
être là le signe d’une certaine mise à distance instinctive de l’imaginaire
de la fermeture absolue. Sur le fond, ensuite, l’épistémologie marxienne
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permet sans doute, à la suite de Hegel, de distinguer avec fermeté la genèse
174 de la structure et de justifier un certain primat de cette dernière : l’étude
_ porte bien sur le capitalisme ayant, d’une part, réellement « subsumé »
le travail, symbole d’une situation où il a intégré et redéfini l’ensemble
des rapports économiques les plus importants à l’échelle d’une société
nationale donnée, et, d’autre part, devenu déterminant dans le cadre
d’échanges internationaux qu’il a, eux aussi, redéployés. C’est ainsi que
la séquence « capitalisme commercial-capitalisme industriel », à laquelle
le Manifeste du parti communiste puis les Grundrisse accordaient une cer-
taine importance, ne joue plus de rôle décisif dans le « livre I ». Mais il
reste frappant que, dans ce même « livre I », la maturité du système soit
représentée comme fondamentalement mue par une tendance dynamique
et expansive qui, selon Marx, doit être conçue pour elle-même, qui reste
théoriquement signifiante et doit par là même continuer à porter des
concepts et des hypothèses spécifiques.
Nous pensons en particulier à l’ensemble des sections sur la survaleur
et l’exploitation du travail ainsi qu’à la section VII consacrée au « procès
d’accumulation du capital ». Comment des analyses aussi importantes que
celles qui portent sur les formes concrètes et évolutives de l’exploitation de
la force de travail (coopération, machinisme, formes d’extorsion de la sur-
valeur) ou sur la « loi de la population » (armée de réserve…) pourraient-
elles être écartées de la scène pour rejoindre la foule opaque des détails

15. Ibidem, p. 374 : « Le capital qui a achevé son devenir est en lui-même un procès d’autoposition. »
16. Marx Karl, Le Chapitre VI. Manuscrits de 1863-1867, Le Capital, livre I, trad. G. Cornillet, L. Prost et L. Sève, Paris, Éditions
Sociales, 2010.
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empiriques qui ne comptent pas philosophiquement ? C’est bien grâce à


eux que l’on touche aux conditions de travail et de vie, c’est-à-dire, pour-
rait-on dire, à la réalité du capitalisme, mais aussi aux contextes historiques
qui sont constitutifs de l’enquête. À lire Marx, prénom : Karl, on a parfois
l’impression que, du point de vue de P. Dardot et Ch. Laval, l’analyse
des formes d’extorsion de la survaleur dans le « livre I », qui repose sur
le modèle extension/intensification, ne peut représenter qu’un exemple
particulier d’analyse de la dynamique expansive du capitalisme. Pourtant,
à prendre au sérieux l’ensemble des descriptions quasi ethnographiques
et historiques par lesquelles Marx entend exhiber la signification vécue
de l’exploitation, il semble bien que l’auteur du Capital ait, pour ainsi
dire, résisté à la tentation de se placer au niveau d’une théorie autonome
de cette dynamique expansive tendant à l’absolu. Une telle résistance
s’explique facilement. Ce qui intéresse d’abord Marx dans l’ouvrage de
1867, ce n’est pas tant le fait que la maturité de l’organisation capitaliste
de l’économie apparaisse comme une reproduction de ses conditions ini-
tiales et structurelles d’existence que le fait que cette « maturité » (dont le
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concept reste d’ailleurs relativement indéterminé chez lui) forme le théâtre
de processus qui ont leurs contenus, leurs enjeux et leurs contradictions 175
propres, composant ainsi le tableau d’ensemble de la « production du _
capital ». Nous ne sommes pas chez les théoriciens de la « croissance
auto-entretenue », ce miracle permanent que certains économistes du
développement avaient rendu populaire dans les décennies consécutives à
la Seconde guerre mondiale.
Ainsi, Marx semble rester un penseur de la dynamique expansive du
capitalisme comme aventure, un penseur de la créativité surprenante et
heurtée des processus d’auto-affirmation du capital, pourrait-on dire,
plutôt qu’un sombre théoricien de la subsomption de la vie comme fait
accompli ou encore du « bouclage systémique » de la grande machinerie glo-
bale sur elle-même17. La forme doit encore s’adapter aux différents aspects
de la matière qu’elle rencontre. Sa maturité reste caractérisée (même si cet
aspect est sans doute moins prégnant dans le livre II et dans le livre III) par
une série de tendances qui conservent leur efficacité et leurs singularités
propres. Il est même conforme à l’esprit des textes marxiens d’affirmer
que, si le capitalisme s’avère si mobile et si inventif, c’est sans doute la
preuve de sa puissance renversante, mais aussi le signe de sa dépendance
persistante à l’égard de milieux où il se trouve et de circonstances qu’il doit

17. Les passages du chapitre VIII du Capital consacrés à la législation sur les fabriques montrent ainsi comment l’historicité du
capital, en l’occurrence le passage de l’extraction de survaleur absolue à l’extraction de survaleur relative, dépend des conflits
de classe auxquels donne lieu l’exploitation de la force de travail. À partir de là, on peut certes considérer que ces conflits, dans
la mesure où ils génèrent des formes d’exploitation plus efficaces, font encore partie des présupposés posés du capital. Mais
on peut aussi y voir, comme y incitait l’opéraîsme, l’expression d’une certaine contingence historique du rapport de production
capitaliste, au sein duquel l’initiative reviendrait aux exploités.
histoire globale

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assimiler une à une. Typiquement, il y a un processus pénible de restructu-


ration de l’existant plus qu’une création inconditionnée des conditions de
l’autodéploiement sans freins du capital. En tout cas, tout bouge encore.
Assurément, ces deux approches ne sont pas contradictoires, mais l’une
des difficultés de l’ouvrage de Dardot et Laval consiste probablement à
surévaluer d’emblée l’une d’entre elles.

L’AVENIR DU CAPITALISME : LA QUESTION ENVIRONNE-


MENTALE COMME PARADIGME
Le chapitre X de l’ouvrage (« La lutte des classes et la ‘borne’ du
capital ») révèle bien les difficultés que soulève l’insistance appuyée sur la
dimension systémique du capitalisme (sa dynamique doit avoir comme
sens de donner lieu à la formation d’un système au sens fort), insistance
qui ne recule pas devant l’idée qu’un tel système est capable de créer ses
propres présuppositions. On peut résumer les hypothèses conclusives de ce
chapitre comme suit : (1) malgré la confiance dogmatique que l’on trouve
dans les traditions marxistes à ce propos, Marx n’a pas vraiment produit
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de théorie des limites du capitalisme, de sorte que le thème de la « borne
176 intérieure » du capitalisme reste chez lui incantatoire, plus lié, au fond, à
_ l’espoir d’un renversement révolutionnaire qu’à une sobre étude des ten-
dances économiques existantes. (2) Pour dessiner les contours d’une telle
théorie, il faudrait aller chercher chez des auteurs comme R. Luxemburg
ou D. Harvey, qui se font fort d’identifier les espaces d’action à venir pour
la dynamique capitaliste (par exemple les poches précapitalistes dans les
sociétés capitalistes, les régions précapitalistes à coloniser, les sphères et
les activités sociales dans lesquelles peuvent intervenir des phénomènes
d’« accumulation par dépossession18 »), mais insistent aussi sur leur carac-
tère limité : l’extension infinie est impossible. (3) Cependant, ces concep-
tions restent prisonnières d’une certaine téléologie optimiste. On prétend
savoir comment cette histoire finira (mal, en l’occurrence : par l’épuisement
des ressources alimentant l’expansion, par l’aiguisement de contradictions
internes ou par l’apparition de limites indépassables) et, de plus, qu’elle
finira bientôt (ce que préfigurent, suppose-t-on, les crises actuelles). Or,
poursuivent P. Dardot et Ch. Laval, contrairement à ce que soutient un
auteur tel que Harvey aujourd’hui, rien dans le réel n’indique l’existence
de bornes infranchissables pour le capital que l’on pourrait désigner avec
certitude ; la manière dont il s’est réinventé depuis deux siècles en se
découvrant régulièrement de nouvelles ressources exploitables, en créant
et en satellisant toutes sortes de pratiques, d’organisations, de processus de
croissance, de développement et d’agrandissement, incite à la prudence.

18. Harvey David, Le Nouvel impérialisme, trad. J. Batou et Ch. Georgiou, Paris, Les Prairies ordinaires, 2010.
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C’est là le signe que le capitalisme, en lui-même, parce qu’homogène ou


devenu homogène à beaucoup de choses de la vie humaine, ne contredit
rien, la preuve la plus forte de cette espèce d’invulnérabilité étant que les
collectivités et les individus peuvent passionnément adhérer aux formes de
conduite et de subjectivation fonctionnelles dont il s’accompagne à l’âge
néolibéral. (4) Ainsi, ce qui pouvait passer pour une faiblesse de Marx (il
n’a pas vraiment élaboré de théorie de la finitude et de la fin du mode de
production capitaliste) se présente à nous aujourd’hui comme une force.
Car, en réalité, il ne peut y avoir de théorie des tendances nécessaires de
l’histoire (ce point est acquis depuis longtemps et constitue même un lieu
commun des sciences sociales depuis M. Weber) ni, surtout, et c’est plus
original, de théorie des limites absolument objectives du capitalisme (une
théorie qui, de toute façon, resterait organiquement liée au prophétisme
typique du socialisme du XIXe siècle). Il peut seulement y avoir une façon
de penser « stratégiquement » le mouvement consistant à jouer sur les
divers conflits existants afin d’en tirer le meilleur parti possible. C’est là
ce que le « vide » théorique laissé par Marx, en cela libérateur, rend indi-
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rectement envisageable. Sur la base d’un scepticisme de bon aloi (il existe
peut-être des limites absolues, mais nous ne les connaissons pas et nous ne 177
saurions, en tout cas, anticiper leurs effets), nous est dès lors restituée une _
Histoire qui n’est jamais écrite d’avance.
On peut souligner d’emblée la principale difficulté que présente un
tel raisonnement. Elle tient à ce qu’il existe au moins un secteur (gigan-
tesque d’ailleurs) pour lequel l’idée qu’il y a des limites objectives (ce qui
n’implique pas que leurs manifestations soient univoques et simples) n’a
rien d’absurde, bien au contraire, c’est celui de la pensée écologique. Nul
besoin de s’appuyer sur un concept substantialiste et fixiste de « Nature »
(déjà justement critiqué par Engels) pour comprendre que les menaces
qui pèsent sur les écosystèmes, sur les ressources non renouvelables, sur
la biodiversité, etc., ont une réalité. Il y a des formes d’interventions sur
les ressources naturelles, et, au-delà, des formes économiques favorisant
ces interventions, qui ne sont pas « soutenables », qui impliquent bien
une contradiction (elles minent leurs conditions de perpétuation sur le
long terme) et entraîneraient très probablement des catastrophes si elles
n’étaient pas corrigées. Or, l’introduction de ce moment réaliste et natu-
raliste dans la réflexion, sur la base du contre-exemple environnemental,
pourrait sans doute servir de fil conducteur à une critique du capitalisme
qui, ayant pris ses distances avec une conception naïve et dogmatique des
limites et contradictions objectives du système, n’entend pourtant pas
renoncer à déterminer ce qui est, en quelque manière, endommagé et
menacé sur le long terme par le type d’organisation économique qui est le
histoire globale

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nôtre. Certes, ce type d’analyse implique que l’on s’aventure sur un terrain
que nos auteurs, à la suite de Foucault, rechignent à explorer : celui de
l’horizon normatif de la critique du capitalisme. Mais, à la réflexion, une
telle perspective n’est pas nécessairement étrangère au propos de P. Dardot
et Ch. Laval. Le concept d’émancipation introduit en conclusion du
livre pour éclairer la « logique du conflit », qui leur semble apparemment
manquer de boussole, ne peut, en effet, prendre sens que s’il y a quelque
chose dont il faut se libérer pour de bonnes raisons (par exemple parce que
cela provoque des souffrances inutiles, nuit à notre capacité de nous réa-
liser, d’exercer notre liberté, etc.), des raisons que le théoricien accepte de
prendre au sérieux. L’idée d’équilibres ou de ressources naturels menacés
peut en préfigurer la pertinence.

CONCEPTS CRITIQUES ET éMANCIPATION(S)


On peut à cet égard remarquer que l’« envoi » consacré à l’émanci-
pation reproduit les « deux logiques à l’œuvre » dans le corpus marxien,
et aboutit ainsi à la formulation implicite de deux concepts différents
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d’émancipation. Comme on l’a vu, le capital ne se caractérise pas seule-
178 ment par un ensemble de tendances. C’est un système qui, une fois parvenu
_ à la maturité historique, produit les conditions de sa continuation infinie,
et se constitue ainsi en monde, non seulement en extension (colonisation
de tous les territoires du globe), mais aussi en intensité (marchandisation
toujours plus poussée dans les rapports sociaux)19. Loin d’engendrer ses
propres « fossoyeurs » selon l’expression du Manifeste (que des auteurs
contemporains, tels que M. Hardt et A. Negri, n’hésitent pas à reprendre
à leur compte), le capitalisme produirait plutôt des subjectivités fonc-
tionnelles, se rapportant à elles-mêmes comme à de petites entreprises en
concurrence les unes avec les autres et animées, par ailleurs, d’un désir de
jouissance illimitée20. On retrouve là des arguments développés à la fin
de La Nouvelle raison du monde21. Leur impressionnant travail sur Marx
semble ainsi permettre à P. Dardot et Ch. Laval d’intégrer leur réflexion
sur le néolibéralisme, principalement consacrée à l’analyse des dispositifs
étatiques et des technologies de pouvoir, dans le cadre plus englobant
d’une théorie du capital-monde22. Désormais, le néolibéralisme apparaît

19. D’apparence métaphysique, l’idée selon laquelle le capitalisme produit, comme autant de présuppositions de sa reproduction,
des institutions et des formes de subjectivité fonctionnelles acquiert une plus grande vraisemblance et une plus grande précision
lorsqu’on la rapporte, par exemple, aux travaux de Ch. Laval sur l’école. Voir Laval Christian, Vergne Francis, Clément Pierre, La
Nouvelle école capitaliste, Paris, La Découverte, 2011.
20. Les auteurs justifient ainsi leur traduction de « Mehrwert » par « plus-de-valeur » par un rapprochement avec la manière dont
Lacan avait tiré de ce concept l’expression de « plus-de-jouir » (Marx, prénom : Karl, op. cit., p. 77).
21. Dardot Pierre et Laval Christian, La Nouvelle raison du monde. Essai sur la société néolibérale, Paris, La Découverte, 2009.
22. Les auteurs soulignent ainsi que « l’État apparaît désormais, non comme un simple ’instrument’ du capital, mais comme
son partenaire actif, véritable co-producteur, avec les multinationales, les agences de notation, les institutions financières, des
normes qui président au fonctionnement du capital globalisé. » Partant, « jamais le capital n’avait à ce point montré sa puissance
de constitution d’un monde, précisément du ’monde du capital’, du capital-monde » (Marx, prénom : Karl, op. cit., pp. 676-677).
présentation DOSSIER interventions en débat livres

même, en quelque sorte, comme la « vérité » du capitalisme, si bien que sa


singularité historique, sur laquelle les auteurs avaient pourtant fortement
insisté, s’en trouve relativisée. Or, dès lors qu’on présente le capitalisme
comme un système non seulement dynamique par essence, mais aussi, de
surcroît, capable de réaliser l’exploit consistant à créer ses propres condi-
tions de possibilité, au premier rang desquelles figurent la subjectivité des
acteurs, l’émancipation ne peut se présenter que comme une politique de
rupture, et ce, contre l’idée d’un « engendrement naturel » du commu-
nisme à partir du capitalisme. En effet, si le communisme doit différer
radicalement du capitalisme, l’émancipation ne saurait être pensée comme
un processus de réappropriation (puisque dans les sociétés capitalistes, il
n’y a rien – ni institution, ni subjectivité – de non capitaliste que l’on
pourrait se réapproprier tel quel), mais bien plutôt comme un processus
de production (de nouvelles relations sociales et d’institutions susceptibles
de les réguler). À cet égard, il conviendrait sans doute de distinguer l’idée
selon laquelle le communisme sort « comme par enfantement » du capi-
talisme, vigoureusement écartée par les auteurs23, et l’idée selon laquelle il
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y a déjà, dans le présent, des tendances non capitalistes (parmi lesquelles
on peut nommer la spécificité des systèmes socialisés de cotisation24, le 179
partage et la production de logiciels libres sur Internet, ou l’ouverture _
d’espaces de production ou de vie autogérés, etc.), qui, si elles ne consti-
tuent pas en elles-mêmes des limites objectives majeures à l’accumulation
du capital n’en restent pas moins des enjeux politiquement significatifs.
En présentant le capitalisme comme un système hermétiquement clos, on
incite à voir l’émancipation comme solidaire d’événements et de processus
qui ne sauraient être préparés, anticipés et organisés, ce qui ne fait sans
doute pas droit aux ambiguïtés de certains phénomènes historiques.
Mais, par ailleurs, expliquent P. Dardot et Ch. Laval, « le capitalisme
n’est au fond qu’un système de normes sociales, un ensemble institu-
tionnel, d’ailleurs variable selon les pays et les zones géographiques25 ».
Selon cette perspective, dont on peut penser qu’elle constitue la position
propre aux auteurs de La Nouvelle raison du monde (par opposition à
la définition du capitalisme comme système autoreproducteur, présen-
tée comme une restitution de la position marxienne), l’émancipation se
présente comme une manière de jouer sur les rapports de pouvoir dont
est tissé le monde social. Dans les pages terminales du livre, P. Dardot

23. Ibidem, pp. 16-17 : « La métaphore de la ’maturation’, qui sert à désigner le processus naturel qui mène du capitalisme au
communisme, comme la récurrence des métaphores issues de l’obstétrique (’accouchement’, ’gestation’, ’enfantement’, occur-
rences innombrables du verbe ’engendrer’ (erzeugen), etc.) qui est révélatrice de cette naturalisation du rapport du présent à
l’avenir, ne pouvait que laisser les militants engagés dans la lutte politique dans l’indécidable du fait même de la confusion des
registres à laquelle conduit cet évolutionnisme radical. »
24. Voir sur ce point Friot Bernard, L’Enjeu du salaire, Paris, La Dispute, 2012.
25. Dardot Pierre, Laval Christian, Marx, prénom : Karl, op. cit., p. 681.
histoire globale

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et Ch. Laval affirment ainsi vigoureusement l’actualité de la conception


foucaldienne selon laquelle les logiques de conflit, toujours premières,
sont génératrices de formes sociales et subjectives autonomes. Dans leur
perspective, la différence entre une démarche marxiste classique et une
démarche foucaldienne de ce type consiste en ce que la première repose
silencieusement sur des thèses ontologiques fortes d’inspiration dualiste
qui, finalement, s’associent spontanément à un certain déterminisme his-
torique : le développement du capitalisme endommage quelque chose qui,
ensuite, produira des contradictions, et qui conduira, si les circonstances
sont favorables, à l’effondrement du système responsable de ces nuisances,
etc., tandis que, dans la seconde, le fait initial, en arrière duquel il est
inutile de vouloir revenir, est le conflit inhérent aux interactions, qui sont
toujours des relations de pouvoir. Dans ce cas, la « résistance » n’est pas à
prendre comme le signe enthousiasmant d’une réalité fondamentale sous-
jacente, donatrice de sens, ordonnatrice virtuelle d’un destin historique,
mais comme un simple donné constitutif des relations sociales. Il s’agit de
l’une de leurs dimensions, dont l’importance provient par ailleurs de ce
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qu’il se présente comme une source d’indétermination. Il y a, si l’on veut,
180 une donne contingente (dont nous faisons d’ailleurs partie comme pen-
_ seurs critiques) à modifier. Il y a de multiples rapports de force à déplacer,
à compliquer, éventuellement à retourner, des ambivalences à utiliser, et
non un Grand Ennemi en face qui serait à renverser. La critique consiste
donc en l’explication stimulante de l’intérêt que présentent certaines pos-
sibilités provisoirement empêchées, et non pas en un reproche sec que l’on
fait au monde au nom de valeurs absolues ou de prétendues contradictions
insolubles. De cette manière, l’idée d’émancipation que les deux auteurs
défendent n’est plus guère identifiable à une politique de rupture – c’est-
à-dire à une politique révolutionnaire. Elle s’identifie plutôt à une tâche
infinie de déplacement des termes que relient les forces en présence, sans
référent objectif dans les rapports de production capitalistes26.
C’est assurément là une position séduisante, mais elle présente un cer-
tain nombre de difficultés. Car, apparemment, soit l’on conserve de Marx
l’idée d’émancipation comme révolution, mais alors, face à la « logique du
système », elle risque d’apparaître comme un évènement eschatologique
(empiriquement, on ne comprend pas facilement pourquoi le capitalisme,
d’abord envisagé comme une sorte de système absolu et parfait présente
tout d’un coup certaines vulnérabilités qui ouvrent des espaces pour la
lutte), soit l’on se range du côté de Foucault, et alors l’émancipation ne
semble plus guère organisée autour d’une visée que l’on peut qualifier
d’anticapitaliste. Ces deux conceptions de l’émancipation ne sont sans
26. Ibidem, p. 683 : « Ces mécanismes de pouvoir engendrent les conflits, et les conflits débouchent sur de nouvelles structures
de pouvoir. »
présentation DOSSIER interventions en débat livres

doute pas totalement contradictoires, mais on peut regretter que P. Dardot


et Ch. Laval n’en proposent pas d’articulation explicite ni ne cherchent à
les dépasser. Or, on peut penser que cette indétermination est solidaire
du peu d’intérêt que les auteurs manifestent pour les concepts critiques
élaborés par Marx (aliénation, idéologie, fétichisme, exploitation), dont
il est certes abondamment question dans le livre, mais qui sont rarement
thématisés pour eux-mêmes. Les quelques pages consacrées à l’aliénation
dans « Sur la question juive » s’attachent ainsi à montrer que « la logique
du propre et, plus exactement, de la propriété de soi est le principe constant
de la philosophie de Marx27 ». Il s’agit d’un énoncé quelque peu déroutant
en conclusion d’un livre au cours duquel la pensée de l’auteur du Capital
apparaît pourtant dans toute sa richesse et sa complexité.
Et cependant, malgré le traitement sévère logiquement réservé à ce
concept, il semble que le schème de l’aliénation travaille bien, comme en
sous-main, l’ensemble de l’argumentation développée dans Marx, prénom :
Karl. Lorsqu’on nous explique que Marx s’est appuyé de façon critique sur
la logique hégélienne de la réflexion pour penser non seulement l’activité
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pratique des individus, la manière dont ils « font l’histoire », mais aussi la
logique du système capitaliste, que nous dit-on, sinon que s’appropriant, 181
subsumant et détournant la puissance d’agir des individus, le capital en _
dépossède ces derniers ? Et n’est-ce pas là l’intuition fondamentale qui
sous-tend le concept d’aliénation chez Marx ? L’hétérogénéité des « deux
logiques à l’œuvre » dans le corpus marxien tiendrait peut-être alors au fait
que, dès lors qu’on présente le capital comme étant le produit totalement
aliéné de l’activité pratique des individus, le monde social ne semble plus
pouvoir offrir de prises à l’émancipation individuelle et collective28. Il s’agit
là d’un des thèmes classiques de l’histoire du marxisme dont la fécondité
ne semble pas réfutée par l’histoire récente. Mais pour n’avoir pas isolé le
schème de l’aliénation comme étant structurant pour une certaine critique
du capitalisme, P. Dardot et Ch. Laval risquent bien d’en partager certaines
ambivalences, au premier rang desquelles figure l’opposition plus ou moins
abstraite entre la valorisation philosophique du conflit et la description
du monde, totalement autonomisé, des rapports de production. Hériter
activement de Marx, comme les auteurs nous y incitent en introduction,
ce serait ainsi affronter pour lui-même le problème d’une critique du capi-

27. Ibidem, p. 685.


28. La première page de l’« Envoi » consacrée à l’émancipation pourrait ainsi être lue comme un résumé exemplaire de la théma-
tique de l’aliénation : après avoir rappelé que la contradiction entre la « logique du système » et la « logique du conflit » n’apparaît
pas directement au lecteur de Marx parce que ces logiques reposent toutes deux sur « une logique de l’activité humaine comme
activité pratique conditionnée », les auteurs écrivent ainsi que de l’activité conditionnée des individus à l’activité du capital
comme position de ses présuppositions « il y a cependant une différence essentielle. Car, dans le premier cas, cette activité est
le fait des individus eux-mêmes, alors que, dans le second, cette activité prend la forme d’un mouvement qui s’est complètement
autonomisé relativement à l’activité des individus, au point de réduire les luttes menées par les individus à de simples moments
de sa propre vie » (ibidem, p. 673).
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talisme en termes d’aliénation objective. Et c’est sans doute en prenant ce


problème à bras-le-corps qu’on pourrait tenter d’articuler les deux concepts
d’émancipation qui semblent se disputer la conclusion de l’ouvrage.

QUEL HORIZON POLITIQUE ?


Le scepticisme des auteurs à l’égard de la manière dont Marx a envisagé
la connexion entre théorie du capitalisme et « intelligence de sa négation,
de sa destruction nécessaire », selon les mots de la postface à la seconde
édition allemande du Capital, constitue assurément un moment néces-
saire de toute réappropriation contemporaine du marxisme. Par exemple,
P. Dardot et Ch. Laval n’ont sans doute pas tort de critiquer M. Postone,
qui tend à réduire la critique du capitalisme à une dénonciation des rap-
ports marchands en général, abolissant par là même l’historicité des formes
d’accumulation du capital. De même, ils ont sûrement raison de critiquer
D. Harvey qui, assez classiquement, n’interroge le côté expansionniste
du capitalisme, lequel, d’après lui, se retrouverait presque à l’identique à
toutes les époques de son développement, que pour dénoncer tout de suite
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son irrationalité, y rechercher à tout prix des tensions insurmontables, des
182 déplacements désespérés, des limites absolues qui s’annoncent de façon
_ spectaculaire dans des crises cataclysmiques, etc. Mais délaisser ce terrain
(celui des frictions, des crises et des contradictions), comme l’on pourraît
bien être tenté de le faire en les lisant, parait risqué, comme si l’on suréva-
luait le capitalisme après l’avoir sous-évalué. On risque alors de ne retenir
de Marx qu’un élément qui va dans le sens de l’absolutisme (le capitalisme
omnipotent, n’évoluant que sous la pression de sa voracité absurde et
créant des situations bloquées où il parvient à disposer des conditions de
sa perpétuation sans fin), en faisant comme si sa réflexion politique, restée
déconnectée de son analyse économique, illustrait une sorte de sombre
philosophie de la lutte pour la lutte qui devait inévitablement déboucher
sur un utopisme abstrait et incantatoire (le communisme).
Il faut lutter, concluent bien P. Dardot et Ch. Laval. C’est-à-dire
infléchir les rapports de force partout où c’est possible. Et ils ont sans
doute raison de souligner que cela doit se faire indépendamment de toute
focalisation exclusive sur la classe ouvrière29, comme de toute perspective
29. Selon P. Dardot et Ch. Laval, Le Capital donnerait une image passive, voire fonctionnaliste de la classe ouvrière. Elle y serait
d’emblée conçue comme un appendice de la machinerie capitaliste, y compris dans ses révoltes, finalement utiles au capital.
Certes, l’articulation n’est pas très facile à découvrir entre les analyses du « livre I » et la perspective plus stratégique et plus
ouverte des textes « politiques » de Marx. Cependant, on peut souligner que le but des analyses en question n’est ni d’exalter
la capacité de résistance de la classe ouvrière ni de montrer son intégration historique à l’auto-développement du capital, mais
de préciser les conditions à partir desquelles les luttes peuvent ensuite intervenir. D’ailleurs, dans le « livre I », les classes sont
déjà à la fois données (elles correspondent à une certaine position dans les rapports de production) et construites politiquement
dans les luttes et les mouvements sociaux. Il n’y a donc pas vraiment de séparation entre le politique et l’économique, entre
le point de vue de l’action et le point de vue du système. On pourrait donc dire que Marx y développe une analyse neutre des
situations et des tendances de fait, avant, pour ainsi dire, que n’intervienne la séparation méthodologique de ces deux points de
vue. Encore une fois, Le Capital, globalement, ne semble pas autant présupposer l’omnipotence fatale du capitalisme que ne le
pensent P. Dardot et Ch. Laval.
présentation DOSSIER interventions en débat livres

optimiste quant à la disparition possible, et à plus forte raison prochaine,


du « capitalisme ». Celui-ci peut encore nous surprendre parce qu’il a, en
quelque sorte, beaucoup plus de ressource, beaucoup plus de consistance
ontologique (comme le montrent sa résilience, sa capacité de diffusion et
de renouvellement) que ne l’envisage en général le marxisme d’hier ou
d’aujourd’hui. De toute manière, d’un point de vue normatif, il paraît
impossible de tout miser sur l’effondrement d’un mode de production,
ou sur l’activité d’une classe particulière (la classe ouvrière ou même
ce substitut acceptable de celle-ci aux yeux de certains auteurs qu’est la
« multitude » portée par le travail immatériel30) qui pourrait en constituer
l’agent essentiel. Il n’existe en effet ni théâtre principal des opérations, ni
enjeu central des conflits.
Cependant, peut-on se demander, à l’époque présente (« néolibérale »,
selon les auteurs), est-ce qu’une philosophie de la lutte peut conserver un
sens si l’on ne maintient pas, au-delà d’un appel forcément sympathique à
la résistance omnilatérale, l’idée que les conflits doivent avoir positivement
comme horizon l’avènement de formes économiques plus justes et plus rai-
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sonnables (peu importe si les gens se méfient des catégories traditionnelles
telles que « socialisme » ou « communisme » pour concevoir cela), avène- 183
ment qui reste assurément la clé d’une limitation possible de l’aliénation _
objective en général ? La valorisation de la lutte pourrait-elle vraiment
garder un sens dans le contexte historique actuel, étant entendu qu’il reste
intéressant de lire Marx, s’il ne s’agissait pas fondamentalement d’économie,
c’est-à-dire de tentatives pour mettre en place d’autres rapports de pro-
priété, d’autres façons de produire, de coopérer, de distribuer, d’échanger,
de consommer, d’utiliser (ou de supprimer) l’argent, d’autres procédures
de décision économique, voire d’autres valeurs collectives accompagnant
tout cela31 ? On voit difficilement comment le dépassement du néolibé-
ralisme pourrait ne pas avoir là son centre de gravité, même si d’autres
dimensions (politiques, culturelles) se trouvent naturellement concernées.
Un moment matérialiste et, pourrait-on ajouter, institutionnaliste, tourné
vers la transformation des formes et des pratiques économiques, semble
donc nécessaire à la réflexion pour éviter le constat déprimant selon lequel
il ne reste au fond plus grand-chose de la pensée de Marx, sinon, comme
on pourrait être tenté de le croire à la lecture de ce livre de 800 pages

30. Chez P. Dardot et Ch. Laval, « l’idée d’une localisation ontologique du sujet de l’émancipation humaine » fait l’objet d’une
critique adressée aussi bien à Marx qu’à Negri, qui s’accorderaient sur ce point (ibidem, p. 12.) Voir aussi des mêmes auteurs avec
Mouhoub El Mouhoud, Sauver Marx ? Empire, multitude, travail immatériel, Paris, La Découverte, 2007, p. 95.
31. Nous retrouvons là une intuition centrale du dernier livre de J. Bidet : c’est, « en dernière instance », l’anticapitalisme qui
donne sa cohérence politique aux luttes et aux mouvements sociaux contemporains. Car chacun, à sa manière, vise un corrélat,
un aspect ou une conséquence du capitalisme mondialisé – pas seulement au sens d’une extension géographique maximale,
mais aussi au sens où il s’est mondanéisé, enchâssé dans le monde, fondu dans le paysage, s’accompagnant de soutiens et de
complicités dans de nombreuses sphères de la vie sociale (le droit, la politique, le psychisme, la culture, etc.). Voir Bidet Jacques,
L’État-monde. Libéralisme, socialisme et communisme à l’échelle globale, Paris, Puf, 2012.
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qui lui est pourtant consacré, la préfiguration lointaine d’une politique


« stratégique » dont les contenus restent indéterminés. Se donner comme
horizon historique l’avènement de formes économiques et de formes de vie
postcapitalistes, indépendamment du halo messianique qui entoure encore
parfois la notion de « communisme » telle que nous la recevons des deux
siècles qui nous précèdent, permet sans doute de clarifier la discussion. n

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Livres
Dans Actuel Marx 2013/1 (n° 53), pages 185 à 213
Éditions Presses Universitaires de France
ISSN 0994-4524
ISBN 9782130617808
DOI 10.3917/amx.053.0185
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LIVRes
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marx

Marx

Norman LEVINE
Marx’s Discourse with Hegel, New York, Palgrave Macmillan, 2012, 360 pages.
Norman Levine signe un quatrième livre destiné à redécouvrir l’originalité de
Marx, ici par le rapport de Marx à Hegel, et plus précisément par la « première
appropriation » de Hegel, durant les années 1836-1848. Levine détermine les
continuités, les discontinuités et les mésinterprétations qui forment « la compré-
hension marxienne de Hegel » et défend trois thèses principales : Marx mécom-
prend partiellement Hegel ; cette mécompréhension s’explique par un accès
limité et biaisé au corpus hégélien ; Marx reprend méthodologiquement ce qu’il
comprend bien chez Hegel. Défendant une lecture continuiste, Levine dissocie
le « contenu », ou le « système » hégélien, que Marx rejetterait, et la « forme »
ou la « méthodologie » hégélienne que Marx incorporerait comme « méthode
d’explication en sciences sociales ». Quelle que soit la pertinence accordée à cette
dissociation classique, la démarche possède deux qualités rares dans l’appréhen-
sion du rapport Marx/Hegel. D’une part, Levine ne compare pas terme à terme
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Marx à Hegel, mais tente de reconstruire le contexte et l’interprétation singulière
186 de Hegel par Marx. D’autre part, le but n’est pas de sauver Marx de l’hégélia-
_ nisme. L’ouvrage s’apparente à l’inverse à une défense de Hegel contre l’injustice
interprétative que Marx fait subir à son « maître ».
Après un premier chapitre introductif, Levine reconstitue un « Hegel invi-
sible », désignant les méconnaissances et les erreurs d’interprétation de Hegel
chez Marx. On remarque que Levine tire argument de la seule absence de réfé-
rence explicite aux textes hégéliens pour affirmer leur ignorance par Marx. C’est
à la construction de ce Hegel incomplet qu’est consacré le troisième chapitre,
qui forme les deux tiers et la partie la plus historiquement riche de l’ouvrage.
Cette contextualisation mobilise non seulement Hegel, mais aussi des hégé-
liens contemporains du jeune Marx, notamment Gans, Rosenkranz, Michelet,
Feuerbach et Bruno Bauer. Le chapitre est divisé en six « phases », allant de la
lettre au père de 1837 à Misère de la philosophie, regroupées en trois périodes prin-
cipales : en 1837-1843, Marx aurait été membre du centre de l’école hégélienne,
en 1843-1844, il se serait rallié à la gauche hégélienne, avant de se détourner de
l’hégélianisme en devenant communiste. Cette périodisation est toutefois limitée
par l’usage historiquement imprécis que Levine fait des catégories de « centre »,
« gauche » et « droite » hégéliennes, qu’il applique ainsi à Hegel même, indépen-
damment de leur formulation – et de l’émergence des débats qu’elles recouvrent,
postérieurs à la mort de Hegel. C’est cette imprécision qui permet à Levine de
défendre la thèse hétérodoxe et discutable d’un jeune Marx centriste (jusqu’en
1843). La seconde limite de la contextualisation amorcée est de ne pas pénétrer
les trois périodes identifiées, lesquelles fonctionnent comme des blocs homo-
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gènes. À l’intérieur d’une même période, minorant la dimension exploratoire


et autocritique de chaque texte, Levine explique souvent un écrit par un écrit
ultérieur. Le quatrième chapitre isole deux mésinterprétations principales dans
la lecture marxienne de Hegel : la méconnaissance du rôle de l’action subjective
chez Hegel, qui rapprocherait l’hégélianisme d’un « matérialisme » aristotélicien,
et de la fondation éthique que Hegel donnerait à l’État, selon un modèle athé-
nien. Marx ignorerait chez Hegel la teneur pratique qui rapprocherait ce dernier
de sa propre théorie, ignorance qui reste allusivement ramenée par Levine à une
« décision consciente ». Le dernier chapitre expose la continuité méthodologique
entre Hegel et Marx, en identifiant l’origine hégélienne de catégories utilisées
par Marx. Ce souci de précision souffre cependant d’un nouveau manque d’his-
toricisation. L’évolution du rapport de Marx à Hegel est en effet aplanie : sur le
fond d’une identité méthodologique sans cesse réaffirmée par l’auteur et qui irait
de la Dissertation au Capital, Marx n’opérerait que des substitutions de contenu,
lesquelles reviennent dans la caractérisation qu’en donne Levine, le plus souvent
à remplacer l’« esprit » par le « travail social ». Cette généralité est le défaut princi-
pal d’une étude qui conserve néanmoins l’intérêt d’une approche globale, et non
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limitée thématiquement, du rapport de Marx à Hegel.
Paulin CLOCHEC 187
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Ben FINE et Alfredo SAAD-FILHO
Ca-pi-tal ! Introduction à l’économie politique de Marx, Paris, Raisons d’Agir,
2012, 266 pages.
Il s’agit de la traduction d’un ouvrage bien connu dans le monde anglophone,
Marx’s Capital, paru à Londres en 2004. Cette traduction est accompagnée d’une
bibliographie originale qui recense les livres récents publiés en français sur Le
Capital et indique les principales ressources numériques. L’objet des deux auteurs
est de présenter de façon pédagogique et synthétique la théorie économique de
Marx sous sa formulation la plus mure et d’en montrer la pertinence actuelle.
Après une rapide évocation des origines historiques de cette théorie et de l’évo-
lution intellectuelle de Marx, le parcours proposé décompose la démarche du
Capital en séquences identifiables, parmi lesquelles on retrouve ses thèmes fon-
damentaux les plus caractéristiques (la valeur, l’exploitation, l’accumulation du
capital, la baisse du taux de profit, les crises…). Fine et Saad-Filho insistent sur
les analyses que le livre III du Capital consacrent à la finance et à la financiarisa-
tion. D’après eux, elles sont originales dans l’histoire de la théorie de l’économie
puisque, par exemple, elles rendent attentifs à la différence, peu marquée chez les
classiques et même chez Keynes, entre crédit à la consommation et crédit destiné
à l’accumulation (p. 194-195). Et surtout, d’après les auteurs, ce sont ces analyses
qui indiquent le principal point de contact entre les idées du Capital et notre
temps. Le néolibéralisme se signale en effet par une hypertrophie de ce que Marx
marx

appelait le « capital porteur d’intérêt » qui se développe désormais aux dépens


du capital industriel, même si le processus de prolétarisation des travailleurs se
poursuit par ailleurs (p. 227). Sur le long terme, l’accumulation du capital ne
peut plus être assurée ; la crise devient inévitable. En ce sens, une révolte contre
toutes les manifestations et tous les effets de la financiarisation (ils sont nom-
breux), révolte qu’alimenterait une solide aspiration à la transformation sociale et
économique, constitue sûrement la forme contemporaine la plus importante de
ce que Marx entendait par « luttes de classes » (p. 229).
Stéphane HABER

Richard SOBEL
Capitalisme, travail et émancipation chez Marx, Lille, Presses universitaires du
Septentrion, 2012, 231 pages.
L’ouvrage de Richard Sobel fait fond sur une conviction très clairement
formulée dès les premières pages et exprimée au moyen des deux thèses sui-
vantes : 1) chez Marx « le travail n’est pas simplement un thème qui, certes,
serait important, mais qui resterait un thème parmi d’autres dans son œuvre ; il
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en constitue bien au contraire la pierre angulaire » ; 2) s’agissant de la concep-
188 tualisation du travail, « Marx articule intimement une anthropologie générale
_ du travail, une socioéconomie du travail et une philosophie sociale du travail »
dont la spécificité est de « combiner l’analyse positive (l’analyse de ce qui est)
et posture normative (jugement à propos de ce qui doit être ». R. Sobel estime
donc, selon nous à très juste titre, qu’on peut parler de « centralité du travail »
chez Marx, qu’il existe donc bien ce qu’il propose d’appeler un « travaillisme de
Marx », et cela en deux sens : d’abord en ce sens que le thème du travail est cen-
tral et structurant dans l’œuvre de Marx lui-même ; ensuite en ce que la pensée
de Marx pose et affirme une centralité du travail au sein de la vie individuelle,
sociale et historique des hommes.
L’auteur remarque qu’il y a chez Marx au moins deux manières principales
d’affirmer une telle centralité du travail dans la vie ou l’existence des hommes.
Cette affirmation prend d’abord (au sens où c’est ce qui est venu en premier dans
le développement de la pensée de Marx) la forme d’une thèse anthropologique
particulièrement illustrée par les Manuscrits de 1844. Il est judicieux de rappeler
au sujet de ce texte ce que – parmi d’autres, mais mieux et plus vite que d’autres
– le jeune Marcuse avait su y lire dès sa publication au début des années 1930, à
savoir que Marx y mettait en œuvre une anthropologie du travail à laquelle il n’est
pas exagéré de dire qu’il conférait une portée « existentiale ». Mais l’affirmation
de la centralité du travail prend également chez Marx une autre forme : c’est l’idée
(plus tardive chez lui) selon laquelle seules les sociétés modernes ont fait émerger
la centralité du travail, ou – pour le dire dans les termes de Castoriadis – que la
centralité du travail fait partie de « l’imaginaire social instituant » proprement
présentation DOSSIER interventions en débat livres

capitaliste. Toute la difficulté est évidemment de tenir ensemble ces deux affirma-
tions de la centralité du travail dans la mesure où elles semblent à première vue
être incompatibles l’une avec l’autre : l’une est une thèse naturaliste tandis que
l’autre est constructiviste ou institutionnaliste, l’une est anthropologique et au
moins potentiellement anhistorique, quand l’autre est une thèse profondément
historiciste. Est-il possible de les rendre compatibles, voire de les articuler, et dans
quelle mesure Marx l’a-t-il fait lui-même ou permet-il que nous le fassions ?
Telles sont les très pertinentes questions posées par ce livre. Il s’agit pour
R. Sobel de rendre possible une articulation des deux perspectives et son idée
fondamentale est que la philosophie sociale de Marx aurait précisément pour
caractéristique d’être parvenue à articuler en elle la dimension anthropologique
avec la perspective économico-sociale. La thèse anthropologique pose que, « pour
Marx, le travail est toujours une expérience dans laquelle se joue quelque chose
d’essentiel à la condition humaine ». Certaines sociétés (notamment les sociétés
esclavagistes) ont complètement recouvert, occulté ou refoulé cette expérience,
mais d’autres sociétés au contraire mettent cette expérience au grand jour et font
explicitement du travail un élément central de leur fonctionnement : c’est le cas
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des sociétés modernes dans lesquelles règne le mode de production capitaliste. La
société capitaliste est ainsi celle qui rend manifeste l’expérience de la centralité 189
anthropologique du travail, mais en niant systématiquement ses potentialités _
émancipatrices. Le capitalisme construit historiquement une centralité sociale
du travail dont le propre est d’occulter et de réprimer les potentialités dont l’ex-
périence du travail est porteuse sur un plan anthropologique et existentiel (ou
–tial, si on préfère). De façon éminemment paradoxale, c’est donc dans le cadre
historiquement construit des sociétés de type capitaliste que se donneraient à voir
pour la première fois de façon parfaitement explicite les potentialités humaines
du travail en tant que celui-ci possède pour les hommes une forme de « vérité »
existentielle. Ces potentialités « créatrices et subjectivantes » du travail n’étant
cependant ni totalement perverties ni complètement anéanties par le capitalisme,
mais au contraire rendues manifestes par lui, bien que de façon négative dans
les diverses formes d’aliénation des travailleurs, d’exploitation du travail et de
souffrance au travail – ces potentialités, donc, fournissent le critère normatif dont
la philosophie sociale a besoin pour à la fois évaluer de façon critique la société
existante et pour ouvrir les perspectives de sa transformation émancipatrice.
La résolution de la tension est trouvée par R. Sobel dans l’idée d’une anthro-
pologie non-naturaliste, c’est-à-dire d’une « anthropologie du travail qui n’assigne
jamais l’homme à la plénitude d’une nature, [qui] n’en fait jamais un être dans
le monde, mais le renvoie au néant de sa condition d’être-dans-le-monde, condi-
tion par laquelle un monde s’ouvre à lui ». Cette séduisante solution n’est pas sans
poser quelques problèmes, tant en ce qui concerne la pensée de Marx qu’en ce qui
regarde celle de Heidegger, ici implicitement convoquée sans être explicitement
marx

thématisée. Car il y a tout de même ces passages des Manuscrits de 44 dans lesquels
Marx parle de l’homme comme d’un « être naturel » (« Naturwesen ») ou comme
d’une « partie de la nature » (« Teil der Natur »). Du point de vue de ce texte, il
peut paraître délicat d’affirmer « qu’on ne peut pas dire que l’anthropologie du
travail de Marx soit une anthropologie naturaliste ». Au contraire, il semble bien
qu’elle le soit, au moins pour une part, ou qu’elle l’ait été à un moment. Mais
on peut bien sûr dire que l’affirmation selon laquelle l’homme est un être naturel
ne signifie pas qu’il en soit un au sens où les autres êtres naturels le sont. En ce
sens, il y aurait une manière humaine d’être un être naturel, une façon humaine
d’appartenir à la nature, mais sans aucune référence à une quelconque essence
humaine – au sens donc d’un mode d’appartenance à la nature qui ne serait pas
chez les hommes le même que celui que connaissent les autres êtres naturels : c’est
là qu’on rejoint l’idée que les hommes ne sont pas « dans le monde » à la façon
dont les autres étants y sont. Les hommes ne sont pas des parties de la nature
simplement posées là à côté des autres parties de la nature, ils ne sont pas « dans le
monde » comme le manteau est « dans » le placard ou le ver « dans » le fruit. Les
hommes sont dans le monde parce qu’ils y sont projetés. Et c’est là qu’on retrouve
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le travail : le travail est précisément l’activité par laquelle les hommes s’inscrivent
190 dans le monde, par laquelle la projection se fait elle-même inscription dans le
_ monde et aménagement du monde. D’où le lien indissociable du travail avec
l’horizon de l’émancipation humaine, un lien que R. Sobel met au centre de 3 des
6 chapitres qui composent son ouvrage : si le travail est inscription de l’homme
dans le monde, l’enjeu du travail est alors l’aménagement d’un séjour humain
dans le monde. Voilà, formulée ici dans nos propres termes, une perspective qui
peut bien être considérée comme relevant d’une anthropologie non-naturaliste
puisque sa caractéristique est de « n’attribuer à la notion anthropologique de
travail aucun contenu transhistorique ».
R. Sobel nous offre une interprétation constamment attentive aux ambi-
guïtés de la pensée de Marx lui-même, aux tensions qui parcourent sa pensée,
et particulièrement à la tension entre naturalisme et historicisme. C’est cette
tension qui structure l’ensemble de la lecture et de l’interprétation proposées.
Depuis la difficile articulation entre une anthropologie générale du travail et une
théorie économique du travail, en passant par la tension entre une conception
substantialiste et une conception institutionnaliste de la valeur-travail, et en
allant jusqu’au rapport entre le règne de la nécessité et celui de la liberté (le
second réduisant le premier sans l’éliminer), il est au fond question tout au
long du livre de R. Sobel de ce que le travail lui-même nous impose de penser :
l’articulation l’une à l’autre de la nature et de l’histoire – de la substance et du
sujet, aurait dit Hegel. Le livre de R. Sobel accomplit le tour de force de pouvoir
être lu aussi bien par des lecteurs en quête d’une introduction à la pensée de
Marx que par des spécialistes curieux de savoir comment l’auteur va parvenir à
présentation DOSSIER interventions en débat livres

soutenir la thèse de la centralité du travail en rapport à la fois avec la pensée de


Marx et avec les conditions sociales et économiques qui prévalent aujourd’hui.
Si on ajoute qu’en plus d’une étude fouillée et approfondie de la question du
travail chez Marx, on trouvera également dans ce livre des développements
remarquables de précision et de clarté consacrés aux pensées de Castoriadis et
de trois grandes figures représentatives d’une « philosophie sociale du travail », à
savoir Simone Weil, Hannah Arendt et André Gorz, on comprend que la lecture
du livre de R. Sobel est simplement indispensable.
Franck FISCHBACH

Luc VINCENTI (sous la direction de)


Rousseau et le marxisme, avec une traduction de Fredric Jameson, Publications de la
Sorbonne, 2011, 148 pages.
Cet ouvrage examine les points où une confrontation de Rousseau et du
marxisme est possible, intéressante et révélatrice des interprétations auxquelles
se prête sa pensée politique et des ressources que des marxistes ont pu y trouver.
Les points présents chez Rousseau et Marx justifiant une telle confrontation
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sont selon Luc Vincenti les suivants : « individualité égalitaire, aliénation et
propriété, dialectique de l’histoire, généralité idéologique conditionnant le poli- 191
tique et annonçant sa nécessaire dégénérescence ». L’insistance des problèmes _
touchant la politique, la critique de la société bourgeoise et la nature du chan-
gement social fournit un cadre pour une histoire de la philosophie qui procède
par comparaisons topiques et sélection des thèmes et non par confrontation des
contenus dogmatiques. Vincenti distingue ainsi trois « points de rencontre » : la
« démocratie participative absolue » de Rousseau et la « vraie démocratie » du
Marx du Manuscrit de 1843 ; la fonction sociale de la propriété et les rapports
entre économie et politique ; l’historicisation de la propriété conduit à la prise
en compte des conditions du changement social, selon une dialectique qu’un
marxiste comme Engels saluera.
Il faut quand même montrer ce que Marx connaissait de Rousseau et la
nature de son intérêt pour lui. Jacques Guillhaumou étudie les « Manuscrits »
de l’été 1843, les extraits de L’esprit des lois et Du contrat social et l’index de
notions, Inhaltverzeichniss. Il en donne une analyse philologique, dont la majeure
partie confronte des notions de Montesquieu et de Rousseau, retravaillées dans
le Manuscrit de 1843, à des catégories en acte dans la Révolution française :
représentation, propriété, démocratie, peuple, souveraineté du peuple, pouvoir
législatif, ordre social, égalité, etc. L’originalité de l’article est de montrer une
traduction possible entre la langue de la Révolution et le travail de Marx sur
Rousseau. Leur appartenance à la « tradition nominaliste » est exemplifiée chez ce
dernier par l’existence empirique de l’individu social dont la « volonté artificielle
[…] (construit) la communauté politique » expliquerait ces convergences.
marx

La question du rapport de Rousseau à l’histoire est traité de deux façons.


L’intérêt de Marx et de marxistes comme Althusser pour lui au-delà du croise-
ment de thèmes communs tient à ce que Bertrand Binoche appelle le sens de
l’historicité, et non à une philosophie de l’histoire absente chez Rousseau. Les
conjectures sur les « origines » sont les lieux où il pense l’arrachement de l’homme
à la nature « sans l’inscrire dans une téléologie ». Dans un essai jamais traduit,
Fredric Jameson retrouve cette question de l’histoire/historicité en défendant
l’idée que Rousseau a été, sans le vouloir, un penseur de la dialectique, de la
négativité, de la contradiction, mais sous la forme discursive et même rhétorique
d’une impossibilité à les penser. Vincenti reprend l’idée de la contradiction rous-
seauiste comme construisant l’historicité de l’histoire : Rousseau pense la rupture
dans l’histoire de la politique du second Discours, laissant penser la contingence
des ruptures, tout en rendant impossible le dépassement des processus qu’il ana-
lyse. Vincenti considère cependant que les éléments d’un tel dépassement des
contradictions de la politique existent chez Rousseau, mais sans synthèse. Ce qui
en fait « un précurseur du marxisme ».
Qu’est-ce que l’événement révolutionnaire a fait de la pensée de Rousseau ?
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Claude Mazauric montre que la conscience que la nouveauté radicale de la
192 révolution implique une théorie du gouvernement inédite qui n’empêche pas
_ Robespierre et Saint-Just en 1793 de s’appuyer sur les questions abordées par
Rousseau dans le livre IV du Contrat à travers l’examen de trois institutions
républicaines romaines (tribunat, dictature, censure), car l’un des problèmes
principaux rencontrés par la révolution dans cette phase est celui de l’usurpation
de la souveraineté par le gouvernement et de la corruption des mœurs.
Deux études portent sur le commentaire de Rousseau par Althusser. Andrew
Levine analyse le seul texte, célèbre, publié : « Sur le Contrat social » de 1967.
Il interprète la « déconstruction » allthussérienne du Contrat comme une inter-
vention politique sur un terrain philosophique dans une conjoncture politique
donnée dominée par la volonté de travailler à la déstalinisation du PCF part la
gauche, en s’appuyant sur Lénine, Mao et Gramsci. Il comprend ce texte comme
une critique de Rousseau par Althusser, les quatre « décalages » identifiés ayant
pour but de montrer que Rousseau aurait échoué à apporter des réponses correctes
aux problèmes clairement identifiés par lui, chaque réponse soulevant un nou-
veau problème. Levine veut « relire l’impensé de J.-J. Rousseau selon Althusser »
et en faire à son tour une critique. La métaphore des « décalages », qui a permis
de construire une structure de compréhension, est jugée finalement égarante.
La conclusion est nuancée : « presque tout ce qu’Althusser a écrit à propos du
Contrat social résiste à un examen minutieux, à l’exception de ce qu’il lui fallu
considérer comme sa plus importante contribution aux études rousseauistes : sa
« découverte » d’une structure « impensée » de « décalages successifs ».
L’approche de Bruno Bernardi est tout à fait différente. Il relativise l’impor-
présentation DOSSIER interventions en débat livres

tance accordée à l’article de 1967, en se reportant aux cours de 1955-1956 sur le


second Discours et à ceux de 1965-1966 sur le Contrat. Il découvre que le cours
de 1965-1966 contient deux passages qui constituent « un chaînon intermédiaire
entre le cours de 1955 et le manuscrit sur le « matérialisme de la rencontre » de
1982. L’enjeu est la causalité historique : les concepts de genèse et de cercle des
origines conduisent à soutenir la « précession de l’effet sur la cause », à savoir
que « ce sont les effets nécessaires de rencontres contingentes qui convertissent
la contingence en nécessité ». Althusser distingue deux pôles dans la conception
matérialiste du changement : la structure, chez Montesquieu, le surgissement
chez Rousseau. Mais cette bipolarité de la causalité, qu’Althusser cherche à faire
jouer « avec, dans et contre Marx » est une refonte du rapport entre nécessité
et contingence. Si, comme le fait Althusser, on adosse le Contrat au second
Discours, contre la lecture de Levine, Bernardi soutient qu’Althusser a vu dans
les « décalages » non des contradictions internes à la doctrine du Contrat mais
bien « des contradictions […] dans la réalité historique et politique des sociétés
instituées » vues par Roussau. Au-delà, ou en-deçà, des tensions entre structure
et histoire, propres à la lecture de Marx par Althusser se fait jour souterrainement
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un travail catégorial sur la causalité et la contingence dont le « matérialisme de la
rencontre » donnera une présentation systématique. 193
En Italie le commentaire des marxistes de R est lié, aux débats théoriques _
impliqués par la conjoncture politique et le poids idéologique du PCI : Rousseau
intervient pour apporter une légitimité au projet communiste. Alberto Burgio
présente une synthèse des polémiques opposant Della Volpe, Gerratana, Colleti,
Cerroni et Bobbio. Qu’il s’agisse de la démocratie, opposable à l’« État démo-
cratique et bourgeois, libéral », du lien entre égalité et liberté, de la question
de la transition, de l’État de droit, des limites du jusnaturalisme, de la société
civile, de la critique de la société bourgeoise moderne, la pensée de Rousseau sert
chez Della Volpe à montrer que « le marxisme théorique possède une légitimité
démocratique ». Colleti affirme de son côté que la théorie politique de Rousseau
présuppose le socialisme. Le fait que dès la fin des années soixante ces débats
perdent de leur acuité confirme leur ancrage dans les enjeux politiques de l’Italie.
Le volume propose différents registres pour la confrontation Roussau/Marx, la
laissant cependant encore indéterminée : précurseur, participation du marxisme,
le socialisme comme présupposé du démocratisme rousseauiste, anticipation
de la dialectique marxienne ? L’intérêt de ce volume est d’inciter à poursuivre
cette confrontation pour lequel il aura joué le rôle d’initiateur dans le contexte
français. Relevons une coquille, p. 74 et 75 : à la place de « conséquence » lire
« contingence ».
Jean-Claude BOURDIN
socialismes et mouvements révolutionnaires

SOCIALISMES ET MOUVEMENTS RÉVOLUTIONNAIRES

Hans-Christoph SCHMIDT am BUSCH


Hegel et le saint-simonisme. Étude de philosophie sociale, collection « Philosophica »,
Toulouse, Presses Universitaires du Mirail, 2012, 263 pages.
Cet ouvrage traduit de l’allemand propose une confrontation inédite
entre la doctrine des disciples de Saint-Simon et la philosophie sociale de
Hegel. Au-delà de son intérêt strictement historique (les saint-simoniens ont
vraisemblablement lu l’œuvre de Hegel et les élèves de ce dernier – Carové
et Gans en particulier – ont participé à la diffusion du saint-simonisme en
Allemagne), l’auteur insiste sur l’intérêt systématique plus large que revêt
une telle comparaison face aux crises que connaissent les sociétés modernes.
Les réponses, très contrastées, que l’hégélianisme et le saint-simonisme ont
voulu apporter au « processus d’atomisation » moderne prennent appui
sur un ensemble de prémisses métaphysiques et anthropologiques, sur des
conceptions normatives de la justice et de la vie bonne et sur une réflexion à
propos des formes institutionnelles à promouvoir ou, inversement, à critiquer.
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Dans la première partie consacrée à la « théorie saint-simonienne », l’auteur
194 examine tour à tour le droit de capacité – « À chacun selon ses capacités, à
_ chaque capacité selon ses œuvres » – qui s’avère incompatible avec les insti-
tutions du droit d’héritage et de l’économie de marché, l’opposition entre
« état organique » et « état critique » de la société (l’un se caractérisant par le
« dévouement » et la « dévotion » de ses membres, l’autre par leur « athéisme »
et leur « égoïsme »), et l’idée d’« association universelle » dans laquelle les saint-
simoniens voyaient la destination suprême, quasi-religieuse, de la nature
humaine. La seconde partie reconstruit la « philosophie sociale de Hegel »
en s’attardant sur la structure de la volonté libre, sur l’État organique qui
en est la manifestation institutionnelle adéquate, et sur le rôle, limité mais
constitutif, de la société civile dans le processus de réalisation institution-
nelle de la liberté. Au regard des déficits de la société civile bourgeoise, le
saint-simonisme et l’hégélianisme adoptent « des positions différentes et
inassimilables » : là où les saint-simoniens tendaient à opposer tout bonne-
ment harmonie et désagrégation sociale et à évincer par la même occasion la
liberté individuelle, Hegel envisageait quant à lui, en s’inspirant de la science
camérale allemande (plutôt que de l’économie nationale anglaise), une série
de remédiations institutionnelles – les états, la police, les corporations – au
travers desquelles le « principe de la subjectivité » libre serait ramené à « l’unité
substantielle » de la communauté étatique. La critique hégélienne à l’égard du
saint-simonisme est joliment résumée par une citation de Carové : « l’ordre sans
liberté n’est que la préparation à un désordre violent. » L’auteur conclut en
signalant que, contrairement à l’obsolescence – selon lui justifiée – du saint-
présentation DOSSIER interventions en débat livres

simonisme, l’hégélianisme reste de son côté toujours d’actualité s’agissant


notamment de réfléchir à la dimension du « travail social » parmi les débats
contemporains autour de la reconnaissance.
Louis CARRÉ

Marcello TARÌ
Autonomie ! Italie, les années 1970, trad. É. Bodenesque, Paris, La Fabrique, 2011,
304 pages.
À travers ce livre dense et passionnant qui tient autant de l’historiographie
que du manifeste, Marcello Tarì se propose de nous faire revivre de l’intérieur les
expériences multiples qui firent la chair du « Mouvement » italien des années 1970
au cours duquel émergèrent de nouvelles figures révolutionnaires, une nouvelle
grammaire du conflit social et au fond, une nouvelle pratique de la lutte des classes.
L’auteur commence par exposer comment, après 1968, les classes dominantes
mirent en place à l’échelle globale un dispositif de crise (crise économique, crise
de commandement, crise de la démocratie), susceptible de justifier la reconquête
de l’initiative historique et politique par ce qui devait s’appeler plus tard le capita-
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lisme néo-libéral. Dans la mesure où ce dernier se caractérise par la subsomption
de toutes les sphères de la vie sociale sous sa logique de valorisation, on pourrait 195
dire que Tarì s’emploie à montrer que les multiples pratiques qu’unifie fallacieu- _
sement le terme « d’Autonomie » (au singulier), constituèrent la riposte la plus
appropriée à cette restructuration du mode de production capitaliste.
Ce qui permet de réunir dans une même séquence l’action des ouvriers de
Mirafiori qui, en 1973, occupèrent leur usine indépendamment des organisa-
tions syndicales, du P.C.I., mais aussi des groupes extra-parlementaires, celle
des « indiens métropolitains » qui entendaient libérer la ville de la police, de
l’héroïne, et de la marchandise, c’est en effet un même refus de la forme de vie
capitaliste comme telle. La force de travail entreprend alors sa négation en tant que
capital variable, les femmes, celle de leur fonction de reproduction et de dressage
de cette même force de travail, les homosexuel-le-s et les immigrés s’affirment
comme les porteurs d’une culture rétive à toute normalisation marchande, et
tout se passe comme si la phrase de Marx dans la troisième Thèse sur Feuerbach
– « la coïncidence de la modification des circonstances et de l’activité humaine,
ou autotransformation ne peut être saisie et comprise rationnellement qu’en tant
que pratique révolutionnaire » – était devenue quotidiennement praticable durant
ces années 1973-1977.
Des autoréductions aux jambisations, du refus du travail à celui du paiement
des factures d’électricité, des squats à l’organisation de vastes concerts, de la
publication de revues comme A/traverzo dans lesquelles les questions stratégiques
côtoient les recherches expérimentales sur le langage, à la formation de média de
communication autonome comme radio Alice à Bologne, c’est bien l’émergence
socialismes et mouvements révolutionnaires

d’un autre monde, d’un communisme au présent, que nous dépeint M. Tarì.
Sans gommer les profondes divergences entre les nombreux groupes constitutifs
de l’autonomie (notamment autour du rapport aux institutions ou à la violence),
le livre présente ainsi la formation progressive de deux camps irréconciliables –
l’autonomie contre le capital et ses divers gestionnaires, parmi lesquels le P.C.I.
du « compromis historique » ne fut pas le moins zélé – dont l’affrontement,
souvent armé, devait tourner au profit du second, libre alors de refouler cette
histoire sous le syntagme d’« années de plomb ». C’est cette histoire qu’entend
nous rendre accessible l’auteur : « S’il est sans doute vrai que tous les mouvements
naissent pour mourir, il est plus vrai encore qu’il existe un reste de ces luttes,
de ces mouvements, de ces vies, qui est indestructible et devient sans fin. Mais
pour se réapproprier ce reste, il faut avant tout pouvoir opérer une discontinuité
dans le présent, c’est-à-dire critiquer théoriquement et matériellement sa propre
époque » (p. 304).
Au-delà de son objet immédiat, on pourrait donc dire du livre de M. Tarì
qu’il nous propose une réflexion sur le sens, c’est-à-dire les conditions et les
modalités, d’une activité révolutionnaire susceptible de combattre le mode de
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production capitaliste sur ce qui constitue dorénavant son terrain, c’est-à-dire
196 non seulement les lieux de production, mais aussi la ville, l’université, la culture,
_ et enfin, les subjectivités.
Frédéric MONFERRAND

Steve BROUWER
Revolutionary Doctors : How Venezuela and Cuba are Changing the World’s
Conception of Health Care, Monthly Review Press, New York, 2011, 256 pages.
En s'installant en 2007 pour 9 mois dans le village de Monte Carmelo au
Venezuela, Steve Brouwer entendait témoigner, comme écrivain et journaliste,
du processus de révolution bolivarienne en milieu rural. Il découvre des pratiques
de santé communautaire issues de la coopération avec Cuba. Enthousiaste, il
recueille des témoignages de médecins, de membres des communautés qui les
accueillent, d'étudiants en formation, assiste à des consultations, etc. Recoupant
avec des témoignages recueillis lors d'autres séjours et une variété de sources
latino-américaines, Brouwer rédige alors une passionnante enquête sur ces pra-
tiques de santé communautaire et leurs effets politiques.
Cuba est connue pour la qualité de sa médecine et pour sa diplomatie médi-
cale et éducative. Le premier tiers du livre en retrace l'émergence avec le rêve
d'une « médecine révolutionnaire » de Che Guevara (1960). De l'assistance au
Chili dans les années 1960 à la Brigade Henry Reeves au lendemain du séisme en
Haïti en 2010, en passant par des coopérations avec le Pakistan et le Honduras
se dessine une approche intégrée de la santé articulant soin d'urgence, appui
psychosocial et transfert de compétences par échange d'étudiants et de médecins,
présentation DOSSIER interventions en débat livres

visant à la construction de systèmes de santé locaux stables et permanents fondés


sur des soins de santé primaires.
L'enquête porte notamment sur l'éducation médicale – comment fabrique-
t-on des médecins pour la santé communautaire ? La Esculela Latino Americana
de Medicina fondée en 1998 joue à cet égard un rôle avant-gardiste : des milliers
d'étudiants cubains et de différents pays y sont formés selon une pédagogie médi-
cale articulée à des situations-problèmes, contact avec le terrain et enseignement
transversal des disciplines scientifiques (« morphophysiologie »). La mobilité
géographique et sociale est assurée par des accords bilatéraux qui permet à des
édudiants d'autres pays d'être formés à Cuba pendant que les médecins déjà
formés partent dans leurs pays pour des résidences longues (deux ans), comme
médecin communautaire dans les régions les plus défavorisées.
Le programme Barrio Adentro (« Au cœur du quartier ») mis en place depuis
2003 au Vénézuela est décrit en détail dans l'ouvrage : des milliers de centres de
santé de proximité ont été installés au cœur des quartiers et des zones rurales,
avec médecin, infirmier(e) et membres de la communauté, pour la prévention
et les soins de base, en lien avec des cliniques et des centres de diagnostics plus
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spécialisés si besoin. Cela a déjà nettement amélioré l'état de la santé de la
population, mais des problèmes se posent : carence matérielle, ciblage politique, 197
mauvaise coordination avec le système national de santé (effets de doublons et _
de concurrence).
La construction volontariste et à grande échelle, en une dizaine d'années, d'un
système de soins de santé primaire au Vénézuela a été l'occasion d'une réforme
de l'éducation médicale cubaine (e-learning, travail de groupes, visites de terrain,
etc.). Brouwer insiste de façon intéressante sur les changements que ce genre de
formation produit en termes de valeurs et de conscience professionnelles, et donne
de nombreux exemples de ce en quoi la médecine gagne en pertinence lorsqu'elle
s'y prend de cette façon. En mettant en perspective ces réalisations dans le cadre
des alternatives politiques élaborées aujourd'hui en Amérique Latine, mais surtout
en racontant des histoires, ce livre est riche d'idées et de suggestions pour des
approches alternatives de la médecine et de l'éducation en santé.
Nicolas LECHOPIER

THéORIEs CRITIQUEs

Deborah COOK
Adorno on nature, Durham, Acumen, 2011, 198 pages.
Interroger ce que l’œuvre d’Adorno peut signifier quant aux thématiques
actuelles liées à l’environnement et à l’écologie politique est l’objet de cet ouvrage
de Deborah Cook – spécialiste d’Adorno et de Théorie critique qui enseigne la
philosophie à l’Université de Windsor (Ontario). Plus précisément, c’est à partir
théories critiques

d’une étude de la notion d’histoire naturelle (Naturgeschichte) telle qu’elle structure


la conceptualité adornienne que l’auteure s’engage dans une réévaluation globale
du rôle central que joue le concept de nature au sein du matérialisme d’Adorno.
De son essai inaugural L’idée d’histoire de la nature jusqu’aux développements
les plus aboutis que l’on peut trouver dans la Dialectique négative ou dans la
Théorie esthétique, en passant par les passages bien connus de la Dialectique de
la raison consacrés à la rationalité instrumentale, la thématique de la médiation
entre un donné naturel et un monde social historiquement produit est au cœur
du « concept renouvelé de dialectique » que tente de construire Adorno. Avant
tout, il s’agit pour Deborah Cook de montrer que le théoricien francfortois s’ins-
crit dans la droite ligne de la problématique marxienne telle qu’elle se déploie
depuis L’Idéologie allemande, à savoir un refus de toute perspective ontologique,
de tout type de Naturphilosophie spéculative. La nature est envisagée dans son
articulation à la praxis humaine, elle est un moment du processus dialectique.
Adorno reprend à son compte cette approche, la radicalise en faisant adopter aux
notions d’histoire naturelle et de nature une visée aussi bien critique qu’utopique.
Cinq chapitres permettent à Deborah Cook d’explorer cette double dimen-
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sion dans toutes ses implications. Tout d’abord, elle rappelle que le « matérialisme
198 critique » (critical materialism) d’Adorno mobilise la notion d’histoire naturelle
_ dans le cadre plus global d’une critique de la pensée identifiante et du réduction-
nisme quantificateur de la valorisation capitaliste. La nature est essentiellement
envisagée comme dominée et mutilée par la rationalité instrumentale ; comme
le rappelle la Dialectique de la raison, le fondement de la modernité définie par
le concept d’Aufklärung est précisément celui d’une violence originelle envers la
nature. Mais la domination de la rationalité instrumentale entretient un autre
lien dialectique avec la nature : celui d’une seconde nature qui correspond à la
projection de catégories naturelles sur ce qui est socialement et historiquement
médiatisé. Nous retrouvons une thématique centrale de la critique de l’économie
politique, celle de la constitution de la marchandise et du capital en abstrac-
tion fétichisée. Deborah Cook nous présente ainsi un Adorno bien éloigné de
certaines interprétations qui le réduisent à un penseur pessimiste et sceptique
quant à la raison et ses promesses de bonheur. Tout au contraire, par l’idée d’une
réconciliation entre rationalité et nature, par la recherche d’une ouverture mimé-
tique au « non-identique », Adorno vise à réparer la souffrance causée par l’im-
placable règne de la marchandise. Enfin, et ceci constitue l’une des singularités
de cet ouvrage, Deborah Cook tente de faire dialoguer Adorno et trois figures de
l’écologie radicale (Arne Naess, Murray Bookchin, Carolyn Merchant), afin de
démontrer l’actualité, sur le plan de la pratique et d’un certain activisme politique,
de la perspective émancipatrice portée par la dialectique négative adornienne.
Vincent CHANSON
présentation DOSSIER interventions en débat livres

Jean-Marc DURAND-GASSELIN
L’École de Francfort, Paris, Gallimard, « Tel », 2012, 568 pages.
Sur l’histoire de la « Théorie Critique », en langue française, les deux ouvrages
les plus complets étaient jusqu’à présent celui de Martin Jay (L’Imagination dia-
lectique, Paris, Payot, 1977) et celui de Wolf Wiggershaus (L’École de Francfort,
Paris, Puf, 1993). Malgré leur richesse, on peut dire que le premier avait l’incon-
vénient de s’arrêter à la Seconde guerre mondiale, tandis que le second, plus large
chronologiquement, en restait souvent à la surface des textes. Le livre de J.-M.
Durand-Gasselin devrait, dès lors, s’imposer comme une synthèse majeure. Sans
négliger le contexte historique, mais préférant toujours l’analyse conceptuelle, il
présente un panorama intellectuel étendu de ce mouvement, depuis les premiers
textes programmatiques de Horkheimer jusqu’aux développements les plus
récents à l’intérieur desquels les idées d’A. Honneth forment le pôle le plus dense.
Deux aspects méritent plus particulièrement l’attention. Tout d’abord, pour
ce qui concerne la période « classique » de l’École (des années 1930 aux années
1960), l’auteur insiste sur la tension permanente et productive qui a existé dans
l’histoire de la « Théorie Critique » entre les acteurs centraux et une « périphé-
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rie » (Benjamin, Pollock, Fromm, Neumann…) dont les apports se sont révélés
cruciaux. Cette tension explique d’ailleurs en partie les nuances de la réflexion 199
d’Adorno, qui se trouvent ici soigneusement soulignées. Ensuite, J.-M. Durand- _
Gasselin opte pour une approche résolument présentiste du mouvement de
pensée qu’il étudie, comme en symétrie du parti pris qui fut celui de M. Jay.
Une moitié de l’ouvrage est en effet consacrée à l’évolution post-adornienne de
l’École, évolution dans laquelle Habermas et Honneth jouèrent les rôles les plus
importants. Façon d’affirmer, peut-être, que si les thèmes horkheimeriens ou
adorniens conservent une actualité, ils doivent d’abord être relus en fonction
des acquis essentiels qu’a permis de constituer le grand mouvement de pensée
philosophique initié par le jeune Habermas, et qui se prolonge aujourd’hui chez
Honneth et au-delà de Honneth grâce à une prise en compte plus résolue de la
conflictualité sociale.
Stéphane HABER

Razmig KEUCHEYAN
Hémisphère gauche, Une cartographie des nouvelles pensées critiques, Paris, La
Découverte, 2010, 316 pages.
L’ouvrage propose un panorama des idées qui se sont imposées sur la scène
internationale de la critique sociale et notamment du marxisme au cours des
trois dernières décennies. Dans l’esprit d’une histoire sociale des idées, le choix
se fonde à la fois sur l’importance, la notoriété et l’impact supposé des auteurs
considérés. Comme ce fut autrefois le cas de Paris pour l’art moderne, c’est
maintenant le monde universitaire nord-américain qui s’est imposé comme le
théories critiques

lieu qui accueille, confronte, combine, légitime et rediffuse une pensée radicale,
laquelle vient encore principalement des vieux centres européens (au sens large
où l’on compte l’essaimage argentin, l’immigration juive aux USA, les empreintes
impériales, etc.).
L’auteur souligne que les grands thèmes (aliénation, critique du pouvoir,
de l’humanisme…) émergent dans les années 1960-1970, se déclinant ensuite
« après la défaite » sur un mode plus pessimiste ; et il désigne, à la suite de Perry
Anderson, 1977 comme la date significative du grand basculement. Sur ce fond,
s’ouvrent de nouveaux registres autour des « minorités » (sexuelles, ethniques…),
des « sujets de l’émancipation » et surtout de l’écologie. Leur traitement pourtant
passe encore pour une large part par le recours à de grandes figures des périodes
antérieures : Gramsci, Lukács, École de Francfort, Althusser, Foucault, Lacan….
La nouveauté par rapport au marxisme classique, souligne-t-il, tient à ce que
la critique se développe sur le terrain universitaire, à distance de la pratique de
masse autrefois portée par le « mouvement ouvrier ». Cela ne l’empêche pas
d’être hautement politique, offerte à toutes révoltes ; mais son influence sociale
est difficile à apprécier.
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R. Keucheyan a l’art de présenter en bref, dans un style limpide et rigoureux,
200 la quintessence d’œuvres réputées difficiles. Il se tient lui-même en retrait, parlant
_ du marxisme à la troisième personne. Il ne porte jamais critique en son propre
nom. Celle-ci est pourtant toujours présente mais elle procède par le jeu institué
entre les divers auteurs et leur mutuelle confrontation. L’exposé conduit à des
questions ultimes. Le marxisme parviendra-t-il à retrouver le contact avec la poli-
tique de masse ? Quand la perspective réaliste d’une révolution sociale reviendra-
t-elle ? Que retiendra-t-elle des expériences socialistes du XXe siècle ? La tradition
sociale critique sera-t-elle un jour en mesure d’intégrer ce qui domine désormais
la condition humaine, le défi écologique ?
On ne peut ici parcourir la galerie présentée. Certaines présentations, particu-
lièrement convaincantes, éclaireront même ceux qui ont longuement fréquenté
ces œuvres. Parmi elles : Negri, Rancière, Zizek, Badiou, E.P. Thompson, Butler,
B. Anderson, Arrighi, Garcia Linera. On hésite donc à formuler quelque critique.
Un biais du récit, qui se doit de donner une idée de la richesse substantielle
du débat en cours, fait que des vues assez communes depuis les années 1970
semblent parfois apparaître comme les découvertes d’auteurs ainsi starifiés. On
célèbre les mots qu’ils ont trouvés pour le dire, mais l’idée pouvait être déjà pré-
sente et active sous d’autres appellations dans le marxisme commun. Grande est
la puissance sélective de l’appareil universitaire US : ce qui ne paraît pas dans sa
langue et dans son contexte peine à exister, à avoir existé. On peut penser qu’il
y a quelques lacunes. Les débats autour de la théorie marxienne du capital, du
capitalisme et des classes sociales n’entrent qu’obliquement dans le programme. Il
se pourrait aussi que la tradition communiste à la française, mémoire des vaincus,
présentation DOSSIER interventions en débat livres

paie ici plus que sa part du prix de la « défaite ». Quoi qu’il en soit, la richesse
de ce livre, qui se fonde sur une connaissance approfondie de toute la littérature
connexe, est un trésor à partager. On me permettra d’ajouter, que les lecteurs
d’Actuel Marx, qui y retrouveront des auteurs qui ont été, pour la plupart, depuis
longtemps, partie prenante ou interlocuteurs de ses initiatives (revue, collection,
congrès), devraient y trouver un intérêt tout particulier…
Jacques BIDET

HISTOIRE

Robespierre. Portraits croisés, sous la direction de Michel Biard et Philippe Bourdin,


Paris, Armand Colin, 2012, 288 pages.
La mise à disposition des manuscrits de Robespierre aux Archives Nationales,
grâce à une souscription ouverte par la Société des études robespierristes a relancé
l’intérêt des historiens pour un personnage tout à la fois vilipendé, héroïsé, victi-
misé. Le présent ouvrage propose, sous forme d’une quinzaine de contributions,
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un portrait contrasté de Robespierre. Le premier moment des analyses, associé
à la carrière du jeune avocat, nous montre son accès progressif à l’espace public, 201
au titre d’un magistère rousseauiste qui lui permet de s’appuyer en permanence _
sur « son appartenance irréversible à l’espèce humaine socialisée » (Claude
Mazauric). Une telle anthropologie de l’amour de soi et des autres marque aussi
son attention prioritaire, au cours de la Révolution, pour la famille et l’éducation.
Bien sûr, là aussi se forgent les convictions du militant des droits de l’homme et
du citoyen qui se veut avant tout le défenseur du peuple. Les questions abordées
par la suite nous plongent, dans un second moment, au cœur du déploiement
de telles convictions dans la politique révolutionnaire : la peine de mort, la ques-
tion coloniale, la guerre, la religion et l’Être Suprême. Il reste à appréhender, de
manière plus problématique, les défis auxquels Robespierre se confronte au point
d’y perdre la vie. Moment crucial dans la mesure où il montre, à travers la figure
de l’homme d’État, la construction de la Révolution par l’artifice institutionnel,
là encore dans la lignée rousseauiste. Il s’agit en premier lieu du défi de l’égalité
et de son corollaire, l’élaboration d’une politique sociale. L’objet de la réflexion
de Robespierre ne porte pas ainsi prioritairement sur les modalités pratiques de
l’action sociale, mais sur ce qu’il en est des moyens de régulation mis à la dispo-
sition par le législateur pour garantir le droit à l’existence. Ce n’est pas là, nous
semble-t-il, une vision abstraite de la souveraineté du peuple, mais une mise en
avant des institutions civiles présidant à l’esprit social, en tant que conditions
de l’existence du contrat social. Peut-on alors parler de l’invention d’un nouvel
espace public du politique, comme le propose Pierre Serna ? Sans doute, si l’on
entend par là une construction des modes de régulation du nouveau pouvoir
histoire

républicain par le fait d’une transition révolutionnaire. Il en ressort la figure


d’un homme d’État qu’on ne peut qualifier de dictateur, y compris en pleine
« dictature » du comité de salut public. Cette figure est alors recouverte par l’évé-
nement lui-même, le 9 thermidor, qui en fait un « Robespierre-roi », une sorte de
monstre avec toutes sortes d’attributs. Mais elle n’en occupe pas moins une place
centrale dans les représentations historiographiques du pouvoir révolutionnaire
jusqu’à nos jours. Sans cesse construite et déconstruite, dans l’image et le texte,
la figure de Robespierre demeure au centre de la représentation de la dynamique
révolutionnaire, et par là même de la formation de la nation française.
Jacques GUILHAUMOU

Luca PALTRINIERI
L’Expérience du concept. Michel Foucault entre épistémologie et histoire, Paris,
Publications de la Sorbonne, 2012, 298 pages.
Luca Paltrinieri prend d’abord acte des difficultés suscitées par les innom-
brables usages de Michel Foucault. Ce sont notamment les Cours au Collège
de France qui servent de boîte à outils où chacun, quel que soit son domaine
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de recherche, puise des analyses et les transpose sans tenir compte de la genèse
202 foucaldienne des concepts. La mise en intelligibilité des concepts proposés par
_ Michel Foucault, présentement sur le terrain du rapport à l’expérience historique,
suppose d’abord de comprendre ce qu’il entend faire par le recours à une histoire
généalogique. Ce type d’histoire relève, à la lecture de ses ouvrages et surtout de
ses écrits rassemblés en plusieurs volumes, de « l’ontologie historique de nous-
mêmes » selon la propre expression de Michel Foucault. Dans cette voie, il est
possible de dégager une manière spécifique de faire des analyses à la fois histo-
riques et critiques dans le champ du concept au contact même de l’expérience
historique. Luca Paltrinieri prend alors appui sur le rapport que Foucault entre-
tient avec la démarche historico-critique issue de l’école des Annales. Il considère
qu’il veut, par une telle attention privilégiée à la « Nouvelle histoire », prendre ses
distances avec l’historicisme des philosophes. Cependant, s’il convenait certes de
faire le point sur ce lien à certains historiens et philosophes, il s’agit là d’interlo-
cuteurs attendus, en positif et en négatif. Nous retenons plutôt de cet ouvrage
la claire explicitation de la relation entre la méthode archéologique et l’histoire
généalogique, sur le terrain de l’ontologie historique. Ici s’impose la différence,
l’étrangeté, la discontinuité, avec la figure de Nietzsche en arrière-plan, sans
pour autant qu’il s’agisse de réitérer le modèle de la rupture. Nous sommes, avec
Michel Foucault, dans le domaine des transformations, des transitions à l’instar
de l’épistémologie historique (Canguilhem). L’objectif de l’historien archéolo-
gue est donc de situer le travail de l’esprit par rapport à son dehors, de décrire
des expériences de pensée. À ce titre, l’esprit construit des fictions au sens où il
circonscrit des objets réels selon un point de vue intentionnel, ce qui revient à
présentation DOSSIER interventions en débat livres

mettre l’accent sur le nominalisme ontologique. L’histoire généalogique consiste


alors dans le fait de considérer la pensée comme une forme réflexive distincte
de l’action, tout en l’inscrivant dans une action située qui lui permet d’être une
expérience où l’on perçoit à la fois le passé et le présent, donc leur différence.
C’est là où la démarche de Michel Foucault s’avère très proche d’une certaine
manière de penser le présent à travers des rapports de force, formulée par Kant et
Marx. L’histoire généalogique ainsi proposée n’est donc pas une herméneutique
ontologique, mais une posture critique qui invente une ontologie du présent.
Jacques GUILHAUMOU

TRAVAIL

Christophe DARMANGEAT
Le communisme primitif n’est plus ce qu’il était, Toulouse, Smolny, 2012, 471 pages.
La réédition amendée et enrichie de ce livre paru initialement en 2009 nous
donne l’occasion de faire retour sur une contribution importante qui apporte
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des enseignements empiriques et conceptuels significatifs, aussi bien sur la ques-
tion spécifique qui l’occupe, à savoir l’origine et la structure de l’oppression des 203
femmes, que sur des problèmes plus généraux du matérialisme historique. Le _
propos de l’ouvrage est d’examiner certaines des thèses classiques du matéria-
lisme historique à l’aune des immenses connaissances amassées par l’ethnologie
contemporaine sur un nombre extrêmement important de sociétés humaines les
plus diverses. La première partie effectue ce travail à propos de la thèse célèbre
défendue par Engels dans L’Origine de la famille, de la propriété privée et de l’État,
selon laquelle la sujétion des femmes est un fait historique dû à l’avènement
de la propriété privée, succédant à une période au cours de laquelle les femmes
auraient bénéficié d’un statut privilégié. La seconde partie examine la thèse d’un
lien de correspondance entre systèmes de parenté et modes de production. Dans
les deux cas, la connaissance des multiples types de sociétés humaines infirme au
simple niveau des faits les présupposés soutenant ces deux thèses, et elle semble
ainsi récuser l’application du matérialisme historique aux sociétés passées et non
occidentales. En fait, l’ouvrage ne réfute ces thèses classiques que pour proposer
une interprétation matérialiste alternative, particulièrement convaincante dans
sa teneur et significative quant à sa portée générale. On se concentrera ici sur la
première partie du livre, qui contient les vues les plus roboratives. Par la masse
des matériaux qu’il recense, tous plus informatifs les uns que les autres, par la
clarté de sa construction et la profondeur de ses analyses, cet ouvrage apporte des
éléments essentiels à bon nombre de débats contemporains, au-delà des débats
en anthropologie, notamment en ce qui concerne la place du travail dans la vie
sociale et la politique.
travail

La thèse fameuse d’Engels sur l’origine de la sujétion des femmes impliquait


l’existence, couramment postulée au XIXe siècle, d’un statut social privilégié
des femmes à l’orée de l’histoire humaine, d’un matriarcat originel ancré dans
l’importance sociale prise à une époque de dénuement technologique, par
la « reproduction immédiate de la vie ». Or l’ensemble des connaissances his-
toriques démontre que « le matriarcat est une création de l’esprit dont rien ne
permet d’affirmer l’existence où que ce soit sur la planète. Quant à la question
de savoir si le matriarcat a pu exister dans le passé, elle appelle également une
réponse négative » (p. 106). Ce qu’on observe au contraire, ce sont « vingt-quatre
millénaires » de domination des femmes par les hommes. Cette domination se
constate tout particulièrement dans les sociétés de niveau de développement
paléolithique, sociétés égalitaires ne connaissant ni la richesse, ni les classes, ce
qui contredit directement l’hypothèse selon laquelle le communisme primitif
se doublait d’une égalité des sexes, voire d’une inversion de l’ordre actuel de la
domination. L’universalité historique et spatiale de la domination des femmes par
les hommes (qui connaît bien sûr des différences de degré importantes) requiert-
elle une explication de forme « idéaliste », ainsi que la dénomme Darmangeat, à
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partir d’une particularité structurelle de l’esprit humain détachée des conditions
204 sociales objectives ? Selon l’auteur, il n’en est rien. Si l’on doit abandonner les
_ vieilles thèses d’Engels, la perspective matérialiste permet de formuler de nouvelles
thèses fortes sur l’origine de l’oppression féminine. En effet, ce que les matériaux
ethnologiques démontrent, c’est qu’un trait universel des sociétés humaines pré-
cédant l’essor du capitalisme est la division du travail selon le critère du sexe, la
division sexuelle du travail : « la division sexuelle du travail, au-delà des variations
qu’elle connaît d’une société à l’autre et de la rigueur inégale avec laquelle elle est
envisagée, est un caractère majeur et universel des sociétés primitives » (p. 200).
Comme le montre Darmangeat, cette division sexuelle du travail « touchait
si intimement aux faits essentiels de la vie matérielle et idéologique qu’elle impré-
gnait toute la vie sociale » (p. 197). La société tout entière était ainsi divisée en
sphères distinctes selon le dualisme des sexes. D’où provenait alors la hiérarchi-
sation qui immanquablement faisait de l’une des deux sphères la dominante de
l’autre ? L’approche matérialiste défendue par l’auteur conduit à répondre en deux
temps. Tout d’abord, la division sexuelle du travail a représenté la première forme
de division du travail, le premier moyen donc pour l’humanité d’augmenter ses
capacités productives en entamant un début de spécialisation. Et cette spécialisa-
tion a immédiatement désavantagé les femmes parce que des conditions objectives
défavorables pour elles dans l’exercice de la chasse, activité productive valorisée
par rapport à d’autres, ont rapidement été traduites dans les systèmes idéologiques
primitifs en termes d’infériorité constitutive, puis d’exclusion des activités mascu-
lines les plus nobles, à savoir l’usage des armes létales, des techniques complexes,
et l’exercice du pouvoir. Autrement dit, la nécessité objective de spécialiser les
présentation DOSSIER interventions en débat livres

activités a d’abord été organisée par l’humanité primitive selon le critère le plus
voyant, celui du sexe, et le versant imaginaire subjectif de l’écartement du sexe
féminin des activités guerrières, techniques et chasseresses a été la justification de
leur infériorité constitutive, notamment à travers le tabou étrange en soi mais tout
à fait universel lié aux menstruations, qui interdisait aux femmes par exemple,
par raisonnement métonymique, l’implication dans l’industrie métallurgique, ou
bien, dans certaines sociétés horticoles, l’usage de certaines plantes.
C’est seulement avec l’apparition du travail abstrait, c’est-à-dire d’un travail
conçu comme pure dépense d’activité échangeable contre un équivalent général
et comparable à toute autre activité, d’un travail donc détaché des formes spéci-
fiques en lesquelles il s’incarne, que le caractère sexué du travail a pu lentement
commencer à se dissoudre. Avec le début de ce processus, l’émancipation des
femmes peut commencer à prendre consistance. On retrouve alors la vieille
liaison entre libération féminine et résolution de la question sociale, mais par une
toute nouvelle route. Même si dans leur réalité les sociétés capitalistes jusqu’ici
ont maintenu des formes fortes d’exclusion des femmes de certains secteurs d’ac-
tivité, et se sont accommodées de discours justifiant l’oppression des femmes par
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leur soi-disant infériorité, il n’en demeure pas moins que la logique capitaliste,
qui pousse à une anonymisation généralisée des acteurs et objets de la produc- 205
tion, crée aussi les conditions de dépassement de la division sexuelle du travail, _
et avec cela les conditions d’une égalité vraie, et non pas seulement juridique,
entre les sexes. Au cœur de l’émancipation des femmes se tient donc le travail et
la participation à la vie économique. Avec l’égalisation dans la compréhension
des efforts productifs qu’implique le travail abstrait, le capitalisme crée les condi-
tions, à réaliser pleinement par une révolution sociale, pour que s’impose l’idée
selon laquelle « femmes et hommes pourraient de manière indifférenciée jouer les
mêmes rôles sociaux, partager les mêmes droits et les mêmes devoirs » (p. 311).
Jean-Philippe DERANTY

Bruno TRENTIN
La Cité du travail. Le fordisme et la gauche, traduit de l’italien par J. Nicolas, Paris,
Fayard, « Poids et mesures du monde », 2012, 444 pages.
Dans ce qui constitue son ouvrage majeur, Bruno Trentin part du constat
suivant : la crise actuelle de la gauche provient des idéologies productivistes et
redistributives qui la dominent depuis un siècle et qui la rendent incapable de
faire face à la situation postfordiste. Pour comprendre l’origine des impasses
actuelles (auxquelles est consacrée la première partie « La gauche et la crise du
fordisme »), il s’engage dans une enquête historique à double volet (seconde
partie : « Gramsci et la gauche européenne face au ‘fordisme’ après la Première
guerre mondiale »). Il s’agit d’une part d’analyser les facteurs qui ont conduit
les courants réformistes et révolutionnaires à abandonner de concert la critique
travail

du travail pourtant centrale aux origines du socialisme. Gramsci sert alors de


révélateur dans la mesure où il met en avant le rôle des conseils, en pensant
ainsi la politique à partir des dynamiques de politisation qui surgissent du
travail, tout en défendant le taylorisme au point d’affirmer que ce dernier ne
pourra se réaliser complétement dans le socialisme (les Cahiers de prison ne
manifestent pas d’inflexion fondamentale sur ce point par rapport à l’Ordine
Nuovo) (chap. 12-16). La prise de distance par rapport à l’importance que Marx
donnait à la critique du travail permet de prendre la mesure d’un changement
durable de paradigme (chap. 17). D’autre part, Trentin reconstitue et défend
la tradition d’une « autre gauche », porteuse d’une « demande de liberté et
de socialisation des pouvoirs et des connaissances sur les lieux de production,
avant même d’être porteuse d’une revendication d’équité sociale et d’un projet
redistributif des ressources disponibles » (chap. 1). C’est alors l’expérience du
« guild socialism » et d’auteurs comme K. Korsch, O. Bauer et S. Weil qui ser-
vent de guides (chap. 19). Une double conclusion en découle. Premièrement,
si le socialisme doit rester un projet d’émancipation et non pas seulement un
projet d’administration publique de la justice sociale, l’action politique ne doit
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plus être conçue seulement en référence aux partis et à la conquête de l’État,
206 mais elle doit également s’appuyer sur la dynamique des conflits sociaux et des
_ tentatives de transformation de l’organisation du travail par la voie des conseils
et des syndicats. Deuxièmement, si la socialisation des moyens de production
doit aboutir à un véritable changement de mode de production, et non pas seu-
lement à un changement de mode de distribution (comme dans les différentes
expériences d’économie administrée), elle doit articuler un modèle de démocra-
tie industrielle avec un modèle de démocratie politique (ni réduire la démocratie
aux conseils, ni, inversement, subordonner les conseils ou les syndicats au parti).
La force du livre vient de la manière convaincante dont il dénonce les
impasses d’une politique fondée sur la seule redistribution des richesses et la
protection de droits définis pour l’essentiel indépendamment du travail, ainsi
que de l’énergie avec laquelle il s’efforce de relancer la question de la « libération
du travail » en invitant à reconstruire un mode de « démocratie industrielle »
adapté à notre temps. Aucun des grands courants du socialisme du XXe siècle,
pas même le conseillisme, n’ont vraiment tenu compte du fait que ni l’accom-
plissement des promesses démocratiques ni celui du projet socialiste ne sont
possibles sans remise en cause du rapport gouvernant/gouverné dans l’entre-
prise. Tous ont reculé devant la question de l’organisation des conditions et des
modalités du travail soit en cédant au mirage de son organisation scientifique,
soit en considérant qu’aucune transformation n’est possible avant une complète
remise en cause du capitalisme (qui relègue la libération du travail en fin de
course), soit en affirmant que la question du contrôle par les travailleurs du
pouvoir qu’exercent sur eux les directions ne se pose plus dès que ces dernières
présentation DOSSIER interventions en débat livres

sont assurées par les représentants des travailleurs (confusion entre direction et
contrôle ruineuse tout autant dans la lutte pour la transformation du capitalisme
que pour la construction du socialisme…).
La force du livre vient également l’éclairage original qui se trouve jeté sur
l’histoire du marxisme. Marx lui-même apparaît comme un auteur ambigu ayant
initialement fondé sa critique sur l’aliénation du travail avant de considérer que
l’exploitation étant la cause de l’aliénation, il faut commencer par socialiser les
moyens de production avant de pouvoir parvenir enfin (dans la deuxième phase
de la société communiste) à faire du travail une activité libre. La même ambiguïté
est perceptible dans sa conception des rapports entre syndicat et parti. Il a tou-
jours considéré la résistance à l’exploitation du travail et au despotisme d’usine
comme la source de la politisation et de l’organisation de la classe ouvrière, ce
qui l’a conduit à dénoncer la thèse lassalienne selon laquelle les syndicats devai-
ent être subordonnés au parti : « Tous les partis politiques, quels qu’ils soient,
n’enthousiasment la masse ouvrière que pendant un certain temps, momenta-
nément. Les syndicats, par contre, conquièrent les masses de façon durable, eux
seuls sont capables de représenter un vrai parti ouvrier et d’opposer un glacis à
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la puissance du capital » (revue Volkstaat, 17, 1869 ; cité p. 223). Mais il a fini,
dans la Critique du programme de Gotha, à miser sur l’État et non sur l’auto- 207
émancipation ouvrière pour assurer la transformation des rapports de travail. La _
mise en échec du catastrophisme marxien (il n’y eu ni paupérisation absolue ni
crise finale), le taylorisme conçu comme rationalisation scientifique du rapport
gouvernant/gouverné, le développement d’un capitalisme monopoliste qui ne
semblait plus pouvoir être contrôlé que par l’État, tout cela conduit le marxisme
du XXe siècle premièrement à abandonner la critique du travail (en faisant de
la socialisation des moyens de production une fin et non plus le moyen d’une
désaliénation du travail), deuxièmement à subordonner l’activité syndicale (ou
les conseils) au parti, et troisièmement, à voir en l’État un instrument neutre
permettant la réalisation du communisme. Le premier point est illustré chez
Gramsci chez qui l’usine est pensée comme un modèle de rationalité qui pourrait
s’étendre à la société, la contradiction travail/capital n’étant plus appréhendée
qu’à travers la contradiction forces productives/rapports sociaux de production :
le travailleur n’est plus un ouvrier travaillant mais un sujet confronté, de par sa
position dans la division du travail, à la démission du capital dans la gestion des
conséquences sociales du progrès technique. Le léninisme illustre quant à lui les
deux autres points, la réévaluation du parti et de l’État, que Trentin présente
comme une victoire posthume de Lassalle sur Marx, en rappelant que dans Que
Faire ?, Lénine lui rend hommage (p. 323). Et de tout cela a également résulté
une déconnection toujours croissante de ce que le travail théorique de Marx avait
tenté d’unir : séparation entre l’agir politique et les conflits sociaux, séparation
entre des questions théoriques toujours plus abstraites centrées sur la nature de
travail

l’État ou le rapport parti/classes et l’analyse concrète des transformations du tra-


vail et des conflits sociaux (p. 297-299).
On ne peut que remercier A. Supiot (qui, dans une introduction utile, situe
cet ouvrage dans le parcours politique et intellectuel de Trentin) d’avoir pris
l’initiative de faire traduire un livre, paru en 1998, dont les diagnostics restent
valables aujourd’hui et qui devrait contribuer à renouveler la discussion sur la
critique du travail dans l’histoire du socialisme, tout en alimentant les débats
contemporain sur le travail et sa centralité.
Emmanuel RENAULT

Danièle KERGOAT
Se battre, disent-elles…, Paris, La Dispute, 2012, 354 pages.
Ce livre met à disposition du lecteur les principaux articles qui, de 1978 à
2010, rendent manifestes la trajectoire intellectuelle d’une chercheuse, l’effort de
« déconstruction/reconstruction » des catégories dominantes de la sociologie du
travail, qui a conduit Danièle Kergoat à en questionner les paradigmes fondamen-
taux, à commencer par la définition même de ce qu’on appelle « travail » en même
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temps que les séparations disciplinaires : sociologie du travail/de la famille, et leur
208 implicite, la distinction privé/public dont il convient d’interroger la construction
_ historique et les effets. Ce parcours conduit le lecteur à une réflexion épistémolo-
gique : conditions d’émergence des concepts et de la levée d’« obstacles épistémo-
logiques », importance du « point de vue » pour faire advenir l’invisible du visible
et, en conséquence, de nouvelles questions et nouvelles conceptualisations.
Le titre du livre donne le fil directeur. Un étonnement de départ : les dominé(e)s
résistent, luttent, combattent. C’est un fait. Comment est-ce possible ? Et si
elles/ils n’y parviennent pas, cela fait aussi question. Comprendre les conditions
de possibilité de l’émancipation, ses difficultés, les obstacles à vaincre (troisième
partie) suppose une analyse de la domination, dans son principal enjeu, le travail
(première et deuxième partie). Domination et luttes ne sont pas séparables.
Sur le terrain, enquêtes après enquêtes, l’introduction du point de vue des rap-
ports hommes/femmes fait apparaître des problèmes dont l’intelligibilité exigera un
remaniement des cadres théoriques. La classe ouvrière est hétérogène, différenciée,
faite de parties en tension, dont l’unité ne peut se construire que dans les luttes. La
division du travail n’est pas seulement sociale mais sexuée et ethnicisée. Évidences
dira-t-on… On oublie qu’on les doit à des travaux précis et détaillés, comme ceux
qu’on trouvera dans la deuxième partie de ce livre, qui les ont produites en révélant
ce qui se cachait et qui sont passés de la description à l’explication.
Déconstruire/reconstruire ? D’abord, le paradigme même du travail, qu’il
faut cesser d’identifier à travail salarié ou à emploi. La division sexuée du travail
salarié, pour être rendue intelligible, doit être rapportée à l’échelle de la société
tout entière, à l’invisible division production/reproduction, doublée de la dis-
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tinction privé/public, qui assigne massivement et « naturellement » aux femmes


la reproduction (le care), dont les hommes se trouvent « naturellement » et mas-
sivement déchargés. La sociologie du travail ne peut laisser à la sociologie de
la famille ou de la consommation le soin d’étudier le travail de reproduction.
Ensuite, les femmes ne sont pas seulement « surexploitées », elles sont exploi-
tées de manière spécifique, c’est-à-dire genrée, irréductible au seul rapport de
classe. Une sociologie du « lien social » ou des « relations sociales » ne peut rendre
compte de ce qui est ainsi mis au jour. Il convient de conceptualiser des « rapports
sociaux » de domination : rapports de pouvoir antagoniques entre des groupes,
transversaux à toute la société, dynamiques et historicisables, non observables
à l’œil nu, constructions théoriques rendant possible l’intelligibilité des effets
visibles qu’ils produisent et des « relations sociales » qui en résultent. Surtout,
ces rapports de pouvoir se révèlent multiples et ne se limitent pas au rapport de
classe, qui n’existe jamais que mêlé au moins à deux autres, les rapports de sexe et
les rapports de « race ». C’est leur dynamisme et leur impossible essentialisation
qu’il faut comprendre et, à cet effet, penser leur co-formation, et non leur simple
juxtaposition. C’est ce que doit théoriser la notion de « consubstantialité » par
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différence avec celle d’« intersectionnalité ». Les luttes existent, les dominé(e)s
combattent, les analyses de la domination doivent en rendre compte. 209
En dépit de l’impact des rapports de pouvoir sur les subjectivités, des ressources _
sont mobilisables pour le changement. On lira avec intérêt, dans la troisième
partie, la subtile analyse du « syllogisme de l’impossible constitution du sujet
sexué féminin », du redoublement, qui en résulte, des dominations de classe et de
genre qui touchent les femmes. Dans les luttes, les femmes Os, les infirmières ou
les travailleuses du care trouvent, pourtant, de quoi surmonter les obstacles dans
« la constitution de collectifs » qui opèrent la médiation entre les individualités
atomisées, auxquelles la domination les réduit, et le groupe dominé auquel elles
appartiennent et dont elles peuvent alors prendre conscience. Leurs luttes, dont
elles inventent les modalités, sont alors particulièrement subversives, car quand
les femmes passent ainsi de la « conscience obscurcie » à la « conscience éclairée »,
elles se trouvent être les mieux placées pour saisir la diversité des rapports de
domination, leur articulation complexe, puisqu’elles sont au cœur des domina-
tions qui se croisent dans le travail et la société tout entière. Les travailleuses du
care par exemple, et les infirmières, qui, toutes, aiment leur métier, réclament en
« professionnelles » que leur travail soit reconnu dans son utilité sociale et font
apparaître sa dévalorisation comme un effet des rapports sociaux de sexe. Elles
questionnent la société tout entière, son organisation, et demandent, implicite-
ment, la réévaluation de ce que travailler veut dire…
Annie BIDET MORDREL
esthétique

ESTHéTIQUE

Michaël LÖWY et Robert SAYRE


Esprits de feu. Figures du romantisme anti-capitaliste, Paris, Éditions du Sandre,
2010, 290 pages.
Les travaux de Michaël Löwy et de Robert Sayre – rappelons qu’ils ont
notamment publié Révolte et mélancolie. Le romantisme à contre-courant de la
modernité (1994) et dirigé plus récemment un numéro de la revue Europe sur
le « romantisme révolutionnaire » (n° 900, avril 2004) – renouvellent incontes-
tablement notre compréhension du romantisme. L’approche socio-historique
qu’ils proposent montre en effet la complexité de ce qu’ils considèrent être
une « vision du monde » se déclinant selon différentes dimensions (selon
la typologie qu’ils esquissent, le romantisme peut être « restitutionniste »,
« conservateur », « fasciste », « résigné », « réformiste » ou « révolutionnaire et/
ou utopiste »).
Les textes rassemblés ici prolongent donc leur réflexion et évoquent avec
passion et rigueur quelques figures significatives appartenant au courant « révo-
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lutionnaire ou utopique » du romantisme. Pour les auteurs, si le romantisme
210 critique caractérise certains mouvements et œuvres littéraires, du XIXe siècle à
_ aujourd’hui – les pages consacrées à Joris-Karl Huysmans et à Oscar Wilde, à
William Faulkner et à Christa Wolf (cette dernière, selon les auteurs, donne « une
expression puissante à l’affinité élective entre le romantisme et le féminisme »)
démontrent sa puissance contestataire face à l’ordre établi (le projet de ré-
enchantement du monde porté par le Surréalisme, affirment-ils, appelle une
authentique « expérience émancipatrice ») –, celui-ci se manifeste aussi au cœur
des soubresauts de l’Histoire. Leur stimulante démonstration s’appuie par exemple
sur la présentation du parcours intellectuel et politique du journaliste américain
Philip Freneau (1752-1832), dont les positions, affirment-ils, mêlent non sans
tensions la perspective romantique et la référence aux Lumières, sur l’analyse
de l’« imagination politique » des utopistes romantiques, si souvent oubliés par
les historiens de la Révolution française, et sur le lien qui doit être noué entre
la singularité de l’« insurrection républicaine de juin 1832 » et l’importance du
romantisme anti-bourgeois tel qu’il s’exprime alors au niveau culturel.
De même, M. Löwy et R. Sayre interrogent la fertilité du romantisme sur
le terrain de la philosophie conçue comme théorie critique de la société. Leurs
textes sur la lecture que fait Georg Lukács des œuvres de Georges Sorel, sur
l’utopie romantique de Walter Benjamin (qui tire le signal d’alarme alors que
s’annonce le temps des catastrophes) et sur les désaccords qui opposent Theodor
W. Adorno et Ernst Bloch à propos de la dialectique entre « romantisme (comme
Weltanschauung) et Aufklärung » montrent que la perspective « romantique/
révolutionnaire » a nourri la réflexion de ceux qui, au nom du « courant chaud »
présentation DOSSIER interventions en débat livres

du marxisme, rejetèrent toute orthodoxie et, plus généralement, la « doctrine


évolutionniste, positiviste et matérialiste vulgaire des IIe et IIIe Internationales ».
D’autres contributions, saisissant « un noyau irréductiblement romantique » au
cœur de l’œuvre « hérétique » du philosophe et militant révolutionnaire péruvien
José Carlos Mariategui et cernant dans les textes d’Edward P. Thompson et de
Raymond Williams une « vision romantique dans sa forme révolutionnaire »,
complètent ce riche panorama traçant les contours éclatés d’un romantisme
qui, de mille manières, s’insurge contre la « cécité des idéologies du progrès » et
dénonce « le facies hyppocratica de la civilisation » moderne-capitaliste.
L’intérêt de cet ensemble est par ailleurs de contribuer offensivement aux
débats sur ce que signifie être anticapitaliste au XXIe siècle ; assurément, écrivent-
ils en ce sens, « l’anti-capitalisme romantique, quelles que soient ses limites, ses
contradictions et parfois ses aveuglements […] apporte une dimension inatten-
due, singulièrement subversive, à la culture protestataire actuelle ».
Jean-Marc LACHAUD

Jean-Marc LACHAUD
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Pour une critique partisane. Quelques preuves à l’appui, Paris, L’Harmattan,
« Ouverture philosophique »/« Série esthétique », 2010, 260 pages. 211
Le titre de l’ouvrage de Jean-Marc Lachaud dit tout à la fois l’enjeu et la _
méthode qui président à ce recueil de contributions publiées ces dernières années
dans des revues ou des ouvrages divers. Il s’agit, en effet, de rendre justice, par
l’exemple, à une « critique d’art partisane » : qui prend parti et sur les œuvres et
sur le monde qui les voit naître. Car c’est des unes et de l’autre, de leurs interac-
tions et des contradictions, dont il est ici question. D’où l’importance des textes
introductif et conclusif, presque programmatiques, qui dessinent le devenir de la
critique, sa fonction, et interviennent au cœur des débats lancinants sur la crise
dont elle est supposée être l’objet afin d’« élaborer les conditions d’une issue, fût-
elle en décalage ». Et c’est bien « en décalage », cette façon de déplacer le regard et
l’intérêt, d’être à côté du centre, des évidences et du pouvoir, que se déploient les
pages qui suivent, sous forme d’essais ou de fragments. Car l’auteur éprouve cette
critique partisane, « entre raison et passion », auprès de très nombreuses œuvres
(la liste des références est étourdissante !) dont il réfléchit la puissance, la valeur,
dont il dessine les constellations affinitaires et dont il indique aussi les limites.
Ainsi, le lecteur est-il amené à croiser des pans entiers de la production artistique
de ces dernières décennies (tour à tour ou simultanément plastique, chorégra-
phique, théâtrale, cinématographique) bien souvent en décalage par rapport aux
objets consacrés (le cirque, le théâtre de rue, la « poupée » et, pierre angulaire, les
aventures du corps) et confronté à une pensée précise, philosophique et sensible,
de leurs effets, de la singularité des propositions, des capacités subversives des
unes et des autres.
esthétique

Car « critique » doit en effet, aussi, s’entendre en écho à la Théorie critique


et, plus particulièrement, aux travaux d’Herbert Marcuse qui constitue, de toute
évidence, l’une des œuvres inspiratrices de cette lecture politiquement située.
D’où la pratique constante d’une historicisation des pratiques et des inspirations
(ainsi d’une étude sur « Art, sexe et révolution » dans les années 1960-1970, ou
sur des « extravagances chorégraphiques », ou sur la question du « geste » dans
les arts) et la permanence d’un souci du « Grand refus » et de l’utopie qui sourd
l’ensemble de la réflexion et tranche véritablement avec l’ordinaire et le fréquent
des pensées contemporaines sur l’art.
Une critique partisane, donc, pour notre temps, qui s’invente et se transforme
au contact de l’art tel qu’il est dans le projet de « créer les conditions pour qu’au-
tour de ces œuvres licencieuses se noue un échange susceptible de questionner la
vie vécue et, peut-être, d’imaginer un autre destin ».
Olivier NEVEUX

Jean-Marc LACHAUD
Art et aliénation, Paris, PUF, 2012, 167 pages.
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Jean-Marc Lachaud propose dans Art et aliénation une histoire de l’esthé-
212 tique marxiste. Il met en exergue les aspects encore pertinents de cette esthétique
_ comme par exemple la critique démystificatrice de la notion de génie par Marx.
Le marxisme dans la théorie de l’art a défendu de manière récurrente le réalisme et
l’idée de la fonction cognitive de l’art. Ainsi Engels dit avoir appris plus de Balzac
sur la société française du XIXe siècle que des historiens et des économistes. Selon
Lénine, Tolstoï dans ses romans révèle les contradictions de l’époque et expose
une critique de l’ordre existant. On retrouve cette idée d’un réalisme critique
dans la pensée de Lukács sur la littérature ou dans le théâtre épique de Brecht
dont la finalité est d’en finir avec une vie intolérable.
Jdanov, le théoricien du réalisme socialiste, transforme l’esthétique marxiste :
il ne s’agit plus de faire connaître le réel et d’en faire la critique, mais l’enjeu est de
sélectionner dans ce réel ce qui annonce le communisme. L’idéal se substitue au
réel. Ce pseudo-réalisme condamne les œuvres pessimistes suspectes d’entériner le
statu quo et s’attaque au formalisme des avant-gardes. La réponse la plus efficace
au réalisme stalinien sera celle d’Adorno qui montre qu’il y a plus de réalisme dans
l’art mutilé et apolitique de Kafka ou de Beckett que dans l’art engagé. En pensant
la forme comme un contenu sédimenté, l’auteur de la Théorie esthétique montre
que les dissonances en musique sont socialement critiques. Face à l’esthétique
normative du marxisme soviétique et à sa position réactionnaire par rapport au
modernisme artistique, Trotsky comme Gramsci s’opposent à la subordination
de l’art au service de la politique du parti et défendent la liberté de la création.
Benjamin et Marcuse soulignent les éléments subversifs et alternatifs du surréa-
lisme. De son côté, Ernst Fischer, comme Adorno, prend le parti des avant-gardes,
présentation DOSSIER interventions en débat livres

réhabilite le romantisme conspué par la politique culturelle de la RDA et met


en avant les puissances de l’imagination artistique contre la fétichisation du réa-
lisme par le marxisme orthodoxe. Löwy, dans le même esprit, défend l’idée d’un
« irréalisme critique » et Negt celle d’une subjectivité rebelle. Lachaud, toutefois,
rappelle que l’engagement social et l’art le plus novateur peuvent s’allier comme
avec le surréalisme ou dans le théâtre de Piscator, de Weiss ou d’Augusto Boal.
Pour Bloch, l’œuvre est utopie concrète. Elle propose de nouveaux styles de
vie harmonieux, intenses, imprévus, exaltants et libres. Henry Lefebvre, les situa-
tionnistes et Debord donnent pour objectif à l’art de rompre avec la monotonie
et l’aliénation du quotidien et de renouer avec l’exubérance heureuse de la fête.
Marcuse souligne dans les œuvres leur dimension esthético-érotique et défend
l’idée d’une libération par l’art de l’éros.
Lachaud, avec Bloch, pense l’œuvre liée au désir et au rêve, « en tant qu’ou-
verture sur (vers) le différent futur, provoquant et exacerbant les désirs et la lutte
de l’homme pour vivre autrement dans un monde meilleur » (p. 134). Dans le
sillage de la pensée de Peter Weiss, il préconise la résistance au désenchantement
radical, refuse la capitulation devant la toute-puissance du marché, la neutrali-
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sation institutionnelle de la subversion et la transformation de l’œuvre en mar-
chandise. L’art, jamais trop diversifié et imaginatif, est une utopie en acte comme 213
le rappelle Macherey, Negri ou Jameson. Ce dernier relève ce qui s’oppose dans _
la postmodernité à l’utopie concrète : « un affaiblissement de l’historicité ou du
sens du futur ; la croyance qu’un changement fondamental n’est désormais plus
possible, même s’il est désirable ; et la raison cynique en tant que telle » ; à cela il
faut ajouter l’idée que « l’utopie d’une multiplicité de désirs et de consommations
est déjà parmi nous et ne nécessite aucun complément ». En dépit de ces obs-
tacles, Jameson maintient, comme Badiou, Rancière et Lachaud, l’idée de futurs
alternatifs transfigurés par l’art.
Éric VALENTIN

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