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LA NAISSANCE DE L'HUMANISME COMME MOUVEMENT AU TOURNANT

DU XVE SIÈCLE

Clémence Revest

Éditions de l'EHESS | « Annales. Histoire, Sciences Sociales »

2013/3 68e année | pages 665 à 696


ISSN 0395-2649
ISBN 9782713223716
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La naissance de l’humanisme
comme mouvement
au tournant du XV e siècle*

Clémence Revest

Quand l’humanisme est-il devenu, à proprement parler, l’Humanisme ? La demande


peut sembler à première vue tautologique, voire incongrue, mais elle s’impose
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tant le problème de la naissance de l’humanisme, étiré de part et d’autre, semble
parfois perdre sa consistance historique pour se dissoudre dans le flot séculaire des
traditions érudites, des legs mémoriels et des filiations sociales. Que la culture
humaniste ne soit pas née ex nihilo dans l’Italie de la fin du XIVe siècle, nul ne le
conteste, de même que la chaîne des transmissions savantes latines ou l’héritage
socioculturel des dictatores et des maîtres de grammaire, thèmes chers à l’historio-
graphie de langue anglaise notamment, ne sont pas mis en doute 1. Toutefois la

* Je tiens à remercier Guillaume Calafat, Antoine Lilti et Étienne Anheim pour leurs
suggestions.
1 - Il faut avant tout souligner l’influence toujours prégnante de l’œuvre de Paul Oskar
KRISTELLER, Renaissance Thought and its Sources, éd. par M. Mooney, New York,
Columbia University Press, 1979 ; Id., Studies in Renaissance Thought and Letters, Rome,
Ed. di storia e letteratura, 1956-1996, 4 vol. L’approche philologique promue par
Giuseppe BILLANOVICH doit encore être évoquée : Petrarca letterato, vol. I, Lo scrittoio
del Petrarca, Rome, Ed. di storia e letteratura, 1947. Pour une vue d’ensemble sur les
modèles d’interprétation de l’humanisme (issus pour beaucoup de traditions intellec-
tuelles germaniques) : James HANKINS, « Two Twentieth-Century Interpreters of
Renaissance Humanism: Eugenio Garin and Paul Oskar Kristeller », Humanism and
Platonism in the Italian Renaissance, vol. I, Humanism, Rome, Ed. di storia e letteratura,
[art. 2001] 2003, p. 573-590 ; Id., « Renaissance Humanism and Historiography Today »,
et Robert BLACK, « The Renaissance and Humanism: Definitions and Origins », in
J. WOOLFSON (dir.), Palgrave Advances in Renaissance Historiography, Basingstoke, 665

Annales HSS, juillet-septembre 2013, n° 3, p. 665-696.


CLÉMENCE REVEST

quête des origines ou plutôt des racines de l’humanisme, qui s’est particulièrement
intensifiée depuis les travaux de Ronald Witt et de Robert Black, et s’est polarisée
sur les évolutions littéraires (qu’il s’agisse de rhétorique, de pédagogie, de philo-
logie ou, plus largement, de l’intérêt porté à la culture antique) 2, tend à araser ou
à repousser au second plan les processus catalyseurs de ces éléments en un véritable
fait de société, porteur d’un projet de civilisation et doté d’un prestige social
reconnu 3 ; autrement dit, la constitution d’un empire intellectuel qui assura l’expan-
sion d’un paradigme culturel dont le rayonnement s’est étendu bien au-delà de sa
production savante la plus pure pour envahir le champ des imaginaires et des
valeurs, jusqu’à s’arrimer au langage politique ordinaire ou à créer les plus triviaux
poncifs académiques 4. Or c’est bien un tel changement d’échelle et de portée qui
détermine en amont l’intérêt ancien et nourri de la recherche pour l’humanisme,

Palgrave Macmillan, 2005, respectivement p. 73-96 et 97-117 ; Angelo MAZZOCCO (dir.),


Interpretations of Renaissance Humanism, Leyde/Boston, Brill, 2006.
2 - Ronald Witt s’est appliqué à inscrire l’histoire de l’humanisme dans une histoire
du style latin classicisant, retraçant ses origines jusqu’aux poètes padouans du début du
XIIIe siècle, puis son ancrage dans l’histoire longue de la culture de l’Italie médiévale :
Ronald G. WITT, « In the Footsteps of the Ancients »: The Origins of Humanism from Lovato to
Bruni, Leyde/Boston, Brill, 2000 ; Id., Italian Humanism and Medieval Rhetoric, Aldershot,
Ashgate/Variorum, 2002 ; Id., The Two Latin Cultures and the Foundation of Renaissance
Humanism in Medieval Italy, Cambridge, Cambridge University Press, 2012. Robert Black
a pour sa part cherché à recentrer l’attention sur le contexte éducatif et sur l’évolution,
à partir du XIIIe siècle, de l’enseignement des classiques : Robert BLACK, Humanism and
Education in Medieval and Renaissance Italy: Tradition and Innovation in Latin Schools from
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the Twelfth to the Fifteenth Century, Cambridge, Cambridge University Press, 2001 ; Id.,
« The Origins of Humanism, its Educational Context and its Early Development: A
Review Article of Ronald Witt’s In the Footsteps of the Ancients », Vivarium, 40-2, 2002,
p. 272-297. Pour une analyse des hypothèses de R. Witt, voir Cécile CABY et Rosa Maria
DESSÌ (éd.), « Pour une histoire des humanistes, clercs et laïcs », Humanistes, clercs et laïcs
dans l’Italie du XIIIe au début du XVIe siècle, Turnhout, Brepols, 2012, p. 10-12.
3 - Voir à ce propos les critiques formulées par Paul F. GRENDLER, « Humanism: Ancient
Learning, Criticism, Schools and Universities », in A. MAZZOCCO (dir.), Interpretations of
Renaissance Humanism, op. cit., p. 73-95, particulièrement p. 75-78, et Patrick GILLI,
« Humanisme juridique et science du droit au XVe siècle. Tensions compétitives au
sein des élites lettrées et réorganisation du champ politique », Revue de synthèse, 130-4,
2009, p. 571-593, particulièrement p. 573-574.
4 - Nous renvoyons d’abord à deux brèves réflexions de P. O. Kristeller autour de la
force invasive de l’humanisme dans la pensée, la science et les arts de la Renaissance :
Paul Oskar KRISTELLER, « The Place of Classical Humanism in Renaissance Thought »,
et « Renaissance Humanism and its Significance », Studies in Renaissance Thought and
Letters, op. cit., vol. I, respectivement p. 11-15 et 227-243. Voir aussi Francisco RICO, Le
rêve de l’humanisme. De Pétrarque à Érasme, trad. de J. Tellez, Paris, Les Belles Lettres,
[1993] 2002, p. 11-15 et 78-92. Ici est également abordé le problème de la dimension
« élitiste » du développement de l’humanisme, que Lauro Martines, dans une formule
demeurée célèbre, avait défini comme a program for ruling classes : Lauro MARTINES,
Power and Imagination: City-States in Renaissance Italy, New York, Vintage Books, 1980,
p. 191-217 ; pour une étude approfondie de ce phénomène dans le cas de la pédagogie,
voir Anthony GRAFTON et Lisa JARDINE, From Humanism to the Humanities: Education
666 and the Liberal Arts in 15th and 16th Century Europe, Londres, Duckworth, 1986.
HUMANISME

plus encore pour ses « origines ». Il paraît nécessaire en ce sens d’attirer l’attention
sur ce moment au cours duquel un ensemble de pratiques et d’idées, forgé à partir
de matériaux déjà existants, structura l’identité d’une élite reconnue comme telle
et produisit dans le même temps un système de représentation et de distinction
remarquablement invasif : un moment fondamental d’élaboration symbolique qui
se fit aussi à travers un effort de démarcation 5 – vis-à-vis notamment des tradi-
tions académiques et des figures intellectuelles établies – et qui cristallisa pro-
gressivement, à partir d’une variété de contributions individuelles, un « espace
des possibles 6 ». On entend donc opérer, littéralement, une mise au point autour de
la naissance de l’humanisme, entendue au sens de son take-off et de son affirmation
comme culture alternative conquérante, puis comme modèle dominant, au cours
de la première moitié du XVe siècle. Il y aurait un effet de précipité primordial,
en quelque sorte, à mettre au centre des interrogations en faveur de ce « retour
du paradigme » dont Riccardo Fubini a depuis plusieurs années déjà souligné la
nécessité 7.
Un tel paradigme peut sembler bien nébuleux dès lors que l’on s’efforce de
catégoriser des lettrés ou de qualifier des textes et des comportements sociaux
comme « humanistes ». Cette relative évanescence contraste de manière frappante
avec l’apparente évidence d’une aventure collective en train de s’accomplir,
exprimée tant par la conscience qu’en eurent ses contemporains qu’à travers nos
découpages macrohistoriques, qui associent la rupture entre « Moyen Âge » et
« Renaissance » à ce qui aurait été un véritable raz de marée de la culture huma-
niste. Le problème est d’autant plus patent que l’humanisme ne se matérialisa pas
dans une construction institutionnelle propre, productrice de marques consacrées
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d’appartenance. C’est pour tenter de surmonter ce possible hiatus que nous appuie-
rons notre réflexion sur une notion, celle de « mouvement », couramment utilisée
en histoire de l’art ou en histoire politique, mais peut-être encore trop peu mise en
valeur par l’histoire culturelle. Il s’agira en particulier de souligner sa fécondité dans
la perspective d’une articulation entre productions intellectuelles et périodisation
historique ; une fécondité qui, de manière générale, désigne cette notion comme
une clé de lecture possible des interactions entre circulation des idées, pratiques
sociales et imaginaires collectifs, donnant cohérence à l’ensemble tout en laissant
jouer la multiplicité des réalités et des échelles qui s’y trouvent engagées. De là
peut notamment procéder l’analyse globale et dynamique d’un fait culturel, la
naissance de l’humanisme, souvent perçu comme strictement littéraire (et, à ce

5 - Étienne ANHEIM, « L’humanisme est-il un polémisme ? À propos des Invectives de


Pétrarque », in V. AZOULAY et P. BOUCHERON (dir.), Le mot qui tue. Une histoire des violences
intellectuelles de l’Antiquité à nos jours, Seyssel, Champ Vallon, 2009, p. 116-129.
6 - Nous empruntons la formule à Pierre BOURDIEU, « Le champ littéraire », Actes de la
recherche en sciences sociales, 89, 1991, p. 3-46, citation p. 36.
7 - Riccardo FUBINI, « L’umanista: ritorno di un paradigma? Saggio per un profilo storico
da Petrarca ad Erasmo » et « All’uscita della Scolastica medievale: Salutati, Bruni, e i
Dialogi ad Petrum Histrum », L’umanesimo italiano e i suoi storici. Origini rinascimentali,
critica moderna, Milan, Franco Angeli, [art. 1989 et 1992] 2001, respectivement p. 15-
72, en particulier p. 27-28, et p. 75-103. 667
CLÉMENCE REVEST

titre, généralement scandé de manière linéaire par la succession des grands auteurs,
voire de leurs plus actifs ou prestigieux partisans) tout en étant considéré comme
essentiel à l’éclosion d’un nouveau cycle de l’histoire occidentale.
Nous concentrerons notre propos sur les décennies 1400-1430 en Italie qui,
au cœur de cette séquence bien connue qui va de Pétrarque à Lorenzo Valla,
semblent constituer un temps d’accélération déterminant 8. Nous n’avons ni la
naïveté ni la prétention de fournir la feuille de route intégrale d’un phénomène
dont les dimensions dépassent largement le cadre d’un article : il s’agit de plaider
pour un recadrage et de présenter un essai de réflexion transversale en nous
appuyant sur quelques exemples caractéristiques. Cette étude sera en particulier
attentive aux mécanismes de structuration interne de l’humanisme comme mouve-
ment. En observant, d’abord, l’émergence d’une conscience collective ancrée dans
un rapport réflexif à l’histoire, nous reviendrons sur les relations entre groupes
sociaux, productions savantes et mémoire que permet d’appréhender la notion de
mouvement, tout en évoquant l’ossature idéologique qui fit l’esprit de l’huma-
nisme (c’est-à-dire l’aspiration à un « retour de l’Antiquité »). L’analyse de la
constitution corrélée d’un répertoire commun de références et de pratiques et d’un
système de sociabilité dynamique nous permettra ensuite de penser l’émergence
d’un champ culturel, incarné à travers nombre de figures intermédiaires ou subal-
ternes. Sera mise au jour, enfin, la fixation de repères identitaires génériques, à
savoir le développement de modèles de dénomination distinctifs, la revendication
d’une prééminence sociale et la mise en récit d’un puissant mythe des origines,
emblématiques de la formalisation d’un « esprit de corps ».
La perspective intrinsèque que nous avons choisie d’adopter nous contraint,
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il est vrai, à délaisser pour le moment la question des conditions historiques de
possibilité et de déploiement de l’humanisme, dont nous ne méconnaissons pour-
tant pas l’importance. Nous ne reviendrons pas sur certaines circonstances poli-
tiques et événementielles déterminantes, telles que la réinstallation de la papauté
en Italie et la crise du Grand Schisme d’Occident – des « tremplins » de l’huma-
nisme (notamment de son homogénéisation et de son internationalisation) 9.
L’ancrage de l’humanisme dans le tissu socio-institutionnel de son temps ne sera
en outre abordé que dans une série de remarques conclusives, pour évoquer surtout

8 - Au sein de la colossale bibliographie consacrée depuis la fin du XIXe siècle à cette


période charnière, nous nous en tiendrons à évoquer une somme pionnière, Georg
VOIGT, Il risorgimento dell’antichità classica, ovvero il primo secolo dell’umanesimo, trad. par
D. Valbusa, Florence, G. S. Sansoni, [1880-1881] 1888-1890, 2 vol. ; un manuel devenu
classique, Vittorio ROSSI, Storia letteraria d’Italia, vol. IV, Il Quattrocento, éd. par R. Bessi,
Padoue, Piccin Nuova Libreria, [1933] 1992 ; une synthèse récente et efficace, Guido
CAPPELLI, L’umanesimo italiano da Petrarca a Valla, trad. par l’auteur, Rome, Carocci,
[2007] 2010.
9 - Clémence REVEST, « Romam veni. L’humanisme à la Curie de la fin du Grand Schisme,
d’Innocent VII au concile de Constance (1404-1417) », Perspectives médiévales, 34, 2012,
http://peme.revues.org/2561. Il s’agit de la position d’une thèse éponyme soutenue à
l’université de Paris-Sorbonne en 2012, en cotutelle avec l’Università degli studi de
668 Florence, en cours de publication.
HUMANISME

une formidable ductilité qui, bien loin d’en faire un mouvement fermé sur lui-
même (ce dont notre propos pourrait de prime abord donner l’illusion), lui conféra
un aspect « caméléonique », transversal à de multiples sphères politiques ou savantes.
C’est précisément pour permettre une meilleure articulation entre les multiples
pistes d’enquête que soulève la question des causes et des formes de l’essor de
l’humanisme comme modèle dominant (des pistes que la recherche française,
longtemps peu investie dans ce domaine, a depuis quelques années commencé à
explorer 10) que cet effort de focalisation nous a semblé nécessaire. À cette fin, la
perspective sera dans un premier temps déplacée quelque peu en aval, pour partir
d’un constat primordial : si l’humanisme est né, c’est d’abord parce que ses partisans
l’ont eux-mêmes proclamé.

Sublimation du présent et élaboration


d’une aventure collective
L’histoire de l’humanisme est une histoire des vainqueurs et, il faut bien le
reconnaître, ceux-ci n’eurent pas le triomphe modeste. Très tôt en effet, en un
saisissant retour sur soi qui attendit à peine le passage d’une génération à l’autre,
la « renaissance des lettres » en Italie – et en particulier celle de l’éloquence latine
flétrie par la barbarie – fut annoncée, les étapes de la conquête furent remémorées,
ses héros célébrés. Ce faisant, une histoire commune commença d’être écrite et
figée dans des lieux communs, dont ses chantres, éminents courtisans ou obscurs
plumitifs, pouvaient se réclamer comme les héritiers et les continuateurs ; et magni-
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fier, de là, l’aube des temps nouveaux, sous le patronage des puissants éclairés par
le génie des bonae litterae 11. Au milieu du XVe siècle, Flavio Biondo exposa, dans
un célèbre passage de son Italia illustrata, les lignes essentielles d’un tel récit,
dressant l’un des premiers et des plus significatifs portraits de la genèse de l’huma-
nisme vue par ses épigones 12. La narration y procède selon une gradation ascendante

10 - Étienne ANHEIM, « Culture de cour et science de l’État dans l’Occident du


XIVe siècle », Actes de la recherche en sciences sociales, 133, 2000, p. 40-47 ; Patrick GILLI,
La noblesse du droit. Débats et controverses sur la culture juridique et le rôle des juristes dans
l’Italie médiévale, XIIe-XVe siècles, Paris, Honoré Champion, 2003 ; C. CABY et R. M. DESSÌ
(dir.), Humanistes, clercs et laïcs dans l’Italie..., op. cit.
11 - Wallace K. FERGUSON, La Renaissance dans la pensée historique, trad. par J. Marty,
Paris, Payot, [1948] 2009, p. 63-95 ; Élisabeth CROUZET-PAVAN, Renaissances italiennes,
1380-1500, Paris, Albin Michel, 2007, p. 19-79.
12 - Une édition récente accompagnée d’une traduction anglaise : Flavio BIONDO, Italy
Illuminated, vol. I, Books I-IV, éd. et. trad. par J. A. White, Cambridge/Londres, Harvard
University Press, 2005, IV, 6, p. 300-309. Voir la traduction française de cet extrait dans
Lucia GUALDO ROSA, « Préhumanisme et humanisme en Italie : aspects et problèmes »,
in I. HEULLANT-DONAT (dir.), Cultures italiennes, XIIe-XVe siècle, Paris, Les Éditions du
Cerf, 2000, p. 87-120, citation p. 111-115. Une belle présentation de l’œuvre, comparée
à la description de Leandro Alberti au milieu du XVIe siècle : Erminia IRACE, « Les
images de la société littéraire dans les descriptions de l’Italie de Flavio Biondo et
Leandro Alberti », in C. CABY et R. M. DESSÌ (dir.), Humanistes, clercs et laïcs dans l’Italie...,
op. cit., p. 483-503. 669
CLÉMENCE REVEST

vers la floraison, dont l’auteur se dit lui-même témoin, et se concentre particulière-


ment sur le tournant du Quattrocento, identifié comme le palier déterminant dans
ce « réveil » autoproclamé de la culture gréco-latine : après Pétrarque, précurseur
solitaire au style encore imparfait, puis les quelques maîtres qui surent transmettre
à sa suite la passion de l’imitatio Ciceronis 13, arrive la cohorte des protagonistes de
la véritable résurrection de l’éloquence : Leonardo Bruni, Poggio Bracciolini, Pier
Paolo Vergerio, Gasparino Barzizza, Guarino Veronese, Vittorino da Feltre, etc.
À cette évocation sont associés un certain nombre de faits interprétés comme
des événements catalytiques, c’est-à-dire, outre les cours dispensés par les deux
Giovanni de Ravenne dans les années 1390-1400, l’arrivée de Manuel Chrysoloras
à Florence puis son enseignement itinérant en Italie centro-septentrionale (1397-
1415), les « découvertes » de textes de Cicéron et Quintilien notamment par Poggio
lors du concile de Constance (1416-1417) et, enfin, l’enseignement rhétorique de
Barzizza en Vénétie (1407-1421). Ainsi un véritable mythe des origines était-il bâti,
peuplé de pères fondateurs et jalonné de leurs exploits, tendu vers le triomphe
des studia humanitatis dont l’auteur énumère finalement, tout en s’y associant, la
moisson fructueuse rendue possible par les lettrés de sa propre génération : l’Italie
qui se couvre d’écoles de rhétorique au sein desquelles les disciples dépassent les
maîtres, les enfants de l’élite européenne qui se pressent désormais auprès des
éducateurs les plus fameux, les Élégances de la langue latine tout juste composées
par Valla et dont la diffusion est spectaculaire.
Déjà des cadres narratifs sont posés et la photo de famille, si l’on peut dire,
est fixée, avec ses parti pris, ses idéaux, mais aussi sa force de nomination et de
réalité. On assiste, chez Biondo autant que chez Enea Silvio Piccolomini, Bartolomeo
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Facio, puis Paolo Cortesi (pour ne mentionner que les mieux connus) 14, dans ce
contexte de ressaisie d’une narration des grands hommes, à la mise en mémoire
d’une histoire récente qui traduit et valide la croyance en une aventure collective
couronnée de succès et destinée à s’étendre et à se poursuivre 15 ; la croyance en

13 - Flavio Biondo mentionne la figure de Giovanni de Ravenne, confondant en une


même personne Giovanni Conversini et Giovanni Malpaghini.
14 - Bartolomeo FACIO, Bartholomaei Facii de viris illustribus liber, éd. par J. P. Giovanelli,
Florence, C. Tanjini, 1745, en particulier le prologue et les deux premiers livres,
consacrés aux poètes et aux orateurs, http://www.bibliotecaitaliana.it/xtf/view?docId=
bibit000390/bibit000390.xml ; Enea Silvio PICCOLOMINI, Enee Silvii Piccolominei postea
Pii pp. 2. De viris illustribus, éd. par A. Van Heck, Cité du Vatican, Biblioteca Apostolica
Vaticana, 1991, http://www.bibliotecaitaliana.it/xtf/view?docId=bibit001150/bibit001150.
xml, et I Commentarii, éd. par L. Totaro, Milan, Adelphi, [1984] 2008, vol. I, p. 358-
360 ; Paolo CORTESI, De hominibus doctis dialogus, éd. et trad. par M. T. Graziosi, Rome,
Bonacci, 1973, notamment la préface adressée à Laurent de Médicis. Voir à ce propos
les remarques d’E. IRACE, « Les images de la société littéraire dans les descriptions de
l’Italie... », art. cit., p. 490.
15 - R. Witt évoque un tel consensus narratif dans son ouvrage consacré aux origines de
l’humanisme mais il n’y voit que le compte rendu de l’orientation nouvelle de l’huma-
nisme vers la prose oratoire, suivant le fil de sa propre démonstration, sans interroger
le poids de cette construction mémorielle sur l’existence du mouvement : R. G. WITT,
670 « In the Footsteps of the Ancients »..., op. cit., p. 338-343.
HUMANISME

ce que les disciples des disciples de Pétrarque, leurs émules, leurs imitateurs et
leurs partisans ont participé et participent encore à un même mouvement de large
portée qui, en rénovant la langue, rénove, au sens premier, la civilisation ; la
croyance en ce qu’ils sont les contemporains et les acteurs d’une ère glorieuse née
sous l’impusion d’un groupe restreint de pionniers déjà célèbres et d’une série de
conquêtes (le latin cicéronien, les manuscrits oubliés, la langue grecque) annoncia-
trice de la prochaine consécration de ce que nous appelons l’humanisme.
Dès lors, et notre dernière formulation permet de le pressentir, une difficulté
critique s’impose d’emblée : on doit en effet toujours partir du constat que notre
analyse procède immanquablement à partir et en regard d’un modèle autoproduit
de représentation, qui véhicule l’idée d’un progrès providentiel et qui a effectué
en amont le tri de ses grands personnages et de ses événements. De nouveau
s’ouvre cette éternelle bataille avec les noms qui hante l’historiographie de l’huma-
nisme : studia humanitatis, humaniste, humanisme (et ses dérivés, préhumanisme,
premier humanisme, protohumanisme, etc.), apparus en des époques diverses et
réemployés par la critique contemporaine dans des sens plus ou moins proches de
leur usage d’origine, de même que « classicisme » et « renaissance » 16. Voici une
histoire « à double fond » en quelque sorte, dont la structure mémorielle continue
d’enchâsser fermement le paradigme le plus usuel de sa description par les histo-
riens : que Lucia Gualdo Rosa ait choisi il y a une dizaine d’années de reprendre
les pages de Biondo pour illustrer la transition du préhumanisme à l’humanisme
peut en donner la mesure 17. Mais il ne s’agit pas de dénoncer comme nulle et non

16 - L’expression studia humanitatis est utilisée dès le dernier tiers du XIVe siècle et son
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usage s’intensifie de manière remarquable à partir du premier quart du XVe siècle ; elle
est aujourd’hui couramment employée pour désigner le « programme intellectuel » de
l’humanisme, surtout depuis les travaux de P. O. Kristeller. Les termes « humaniste » et
« humanités » sont nés de la progressive institutionnalisation académique de ce courant
culturel vers les disciplines littéraires (grammaire et rhétorique) : plus précisément, le
vocable humanista (ou umanista) est attesté dans la langue vernaculaire à partir de la
toute fin du XVe siècle et se diffuse au cours des décennies suivantes, particulièrement
en contexte universitaire, pour désigner un enseignant en humanità. Le substantif
« humanisme » est beaucoup plus tardif : il n’apparaît qu’au XIXe siècle dans le monde
germanique, d’abord dans un contexte pédagogique pour désigner l’idéologie éducative
des « humanités » (Friedrich Niethammer publie en 1808 un traité intitulé Der Streit des
Philanthropinismus und Humanismus in der Theorie des Erziehungs-Unterrichts unsrer Zeit)
puis, quelques décennies plus tard, dans un sens historico-philosophique, en tant que
mouvement de pensée intimement lié à la civilisation de la Renaissance, sous l’impul-
sion notamment de la célèbre somme Die Kultur der Renaissance in Italien de Jacob
Burckhardt, parue en 1860 ; de là, le mot « humaniste » a été investi d’une seconde
signification, beaucoup plus ample, liée à cette quasi adéquation entre humanisme et
savoir de la Renaissance : Augusto CAMPANA, « The Origin of the Word ‘Humanist’ »,
The Journal of the Warburg and Courtauld Institutes, 9, 1946, p. 60-73 ; P. O. KRISTELLER,
Renaissance Thought and its Sources, op. cit., p. 21-23 et 98-99 ; voir également les références
mentionnées note 72. À propos des usages lexicaux autour du terme « renaissance »,
voir Amedeo QUONDAM, « Rinascimento e Classicismi », in M. FANTONI et A. QUONDAM
(dir.), Le parole che noi usiamo. Categorie storiografiche e interpretative dell’Europa moderna,
Rome, Bulzoni, 2008, p. 33-96.
17 - L. GUALDO ROSA, « Préhumanisme et humanisme en Italie... », art. cit., p. 101-107. 671
CLÉMENCE REVEST

avenue ce qui serait une reconstruction artificielle et partisane. Bien au contraire,


nous voudrions assigner la place de cette part de rêve de soi dans la constitution
de l’humanisme en objet d’histoire 18. Il importe à ce titre de poser immédiatement
ce fait d’une double historicité, d’un « ourlet » presque immédiat de l’humanisme
se contemplant et se donnant du sens, se repliant sur lui-même pour identifier
une séquence commune et décisive.
Dans cette subtile tectonique du temps transfiguré en histoire présente, ou
mieux en actualité 19, se joue l’articulation entre la mise en forme d’une conscience
historique consensuelle et le faisceau de ces processus parfois tout à fait circonstan-
ciels (trajectoires individuelles, mutations politiques, systèmes socio-institutionnels,
traditions idéologiques par exemple) dont à la fois elle résulte et crée l’intelligence.
De la mise en récit proposée par Biondo, nous extrayons immédiatement trois
éléments de réflexion générale. Tout d’abord, l’effet d’objectivation qui en découle
et dont on doit tenir compte ; autrement dit, la représentation de l’humanisme
comme un phénomène fini et daté, circonscrit dans une réalité humaine, chrono-
logique et géographique contingente. Un événement qui a eu lieu, pas une étiquette
seulement destinée à qualifier, classer et mettre en relation a posteriori des pen-
seurs. Ensuite, un effet de génération qui est nettement mis en exergue et qui
correspondrait à un changement d’échelle décisif : à Pétrarque et au cercle de ses
sectateurs immédiats aurait succédé un groupe composé de plusieurs grandes
figures de lettrés, tous nés autour des années 1370-1380, dont aucun, surtout, ne
résume à lui seul le courant auquel il participe. S’opérerait là un basculement qui
pose la question de la dilution d’un même « fonds culturel » entre de multiples
agents contemporains, à la fois somme de leurs productions intellectuelles et socle
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en fonction duquel elles ont été comprises 20. Enfin, un effet d’enchaînement,
même d’entraînement, qui caractérise un progrès advenu sous des formes conju-
guées : l’accumulation de connaissances nouvelles, la constitution d’un savoir-
parler commun (l’éloquence cicéronienne) qui équivaut à un savoir-penser, et

18 - Eugenio GARIN, « La Renaissance. Interprétations et hypothèses », Moyen Âge et


Renaissance, trad. par C. Carme, Paris, Gallimard, [art. 1950] 1969, p. 74-88. Voir à ce
propos les remarques d’A. Quondam sur la fonction performative du terme Rinascimento :
A. QUONDAM, « Rinascimento e Classicismi », art. cit., en particulier p. 86-91.
19 - Nous songeons ici aux analyses de Michel Foucault relatives au Qu’est-ce que les
Lumières ? d’Immanuel Kant, au cours desquelles il met en exergue l’apparition d’un
rapport déterminant de la philosophie à sa propre historicité, définissant la modernité
comme « un mode de relation à l’égard de l’actualité » qui signifie « une volonté d’‘héroï-
ser’ le présent », de « l’imaginer autrement qu’il n’est et [de] le transformer non pas en
le détruisant, mais en le captant dans ce qu’il est » : Michel FOUCAULT, « Qu’est-ce que
les Lumières ? », Dits et Écrits, vol. IV, 1980-1988, Paris, Gallimard, [art. 1984] 1994,
p. 562-578. Antoine Lilti a récemment rappelé la fécondité de cette approche au-delà
d’une « histoire des traditions philosophiques et intellectuelles, articulées autour de la
transmission de leurs contenus » : Antoine LILTI, « Comment écrit-on l’histoire intellec-
tuelle des Lumières ? Spinozisme, radicalisme et philosophie », Annales HSS, 64-1, 2009,
p. 171-206, en particulier p. 206.
20 - Riccardo FUBINI, « Il ‘teatro del mondo’ nelle prospettive morali e storico-politiche
du Poggio Bracciolini », Umanesimo e secolarizzazione: da Petrarca a Valla, Rome, Bulzoni,
672 [art. 1982] 1990, p. 221-302, en particulier p. 222-224.
HUMANISME

l’expansion territoriale, quantitative et sociale. Autant d’éléments de représenta-


tion d’une rupture en train de se déployer pleinement, qui prend son sens en aval
de son éclosion, dans un regard rétrospectif ; une rupture qui, surtout, trouve son
unité dans ce motto idéologique absolument fondamental qu’est le retour d’une
latinitas idéale, sorte de génie de la civilisation incarné dans la langue et dégradé
par les siècles. C’est bien ce rapport spéculaire à l’histoire antique, auquel Eugenio
Garin notamment a consacré de fort belles pages 21, qui sert de fil de lecture à
Biondo, qui lui permet de lier, au sein d’un même mouvement, des écrivains, des
pédagogues, des cercles érudits ou des manuscrits qu’il cite et situe précisément
à des entités beaucoup plus indistinctes telles que ces multiples écoles auxquelles
il fait allusion.
Nous revenons ici à la notion de mouvement, car elle nous paraît particulière-
ment opératoire pour appréhender ces connexions complexes entre imaginaire du
groupe, réseaux lettrés et modèle culturel. Elle propose en effet une intéressante
analogie avec la physique mécanique, qui tend à associer une force de mutation à
son impulsion initiale (la mise en perspective d’un ensemble d’auteurs comme
avant-garde d’un nouvel establishment socioculturel) et à suggérer, plus profondé-
ment, un acte intellectif de synthèse et d’abstraction ancré dans un rapport réflexif
au temps. Elle permet ainsi avant toute chose de souligner cette irréductible ten-
sion entre le regard scientifique qui recompose à distance un geste parfait et fini
(l’essor de l’humanisme), la multitude et la variabilité de ses agents (les huma-
nistes), l’intention générale qui en fut le moteur (la résurrection de l’Antiquité à
travers les studia humanitatis) et enfin, facteur déterminant de mise en cohérence,
la production d’un sens relatif à une histoire en train de s’accomplir (la représenta-
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tion de la marche triomphale allant de Pétrarque à Valla). On discerne surtout, au
fondement de cette idée d’un « mouvement culturel » en train de naître, l’appari-
tion de la conscience collective d’une unité et d’un présent, qui permet de penser
ensemble des contenus intellectuels, des relations sociales et un ordre de valeur,
et qui contraint de fait l’écriture de l’histoire. C’est un cadre de compréhension
formidablement signifiant, qui a été produit par ses contemporains, mais un cadre
en partie déformant et inadéquat, qui laisse de l’indéterminé et qui se révèle assez
lâche, justement, pour osciller en de multiples formes et possibilités au-delà de la
dizaine de « pères fondateurs » jouant le rôle d’autorités incontestées, et ce à partir
d’un socle idéologique malléable.
Car la notion de mouvement, à travers l’image de la masse qu’elle véhicule,
renvoie également au phénomène d’agrégation – ou d’affiliation si l’on préfère –
et de participation progressives des individus à un modèle culturel en genèse, un
phénomène susceptible d’amplitudes différentes, du « courant » à la « révolution »,
et de degrés d’appropriation variés. Elle rend compte de l’ensemble des relations
dynamiques existant entre une pensée savante et la société qui s’en fait l’écho,
qui lui donne poids et corps, qui la relaie et la réemploie, et ce sans nécessairement

21 - E. GARIN, « La Renaissance... », art. cit., p. 84-87 ; Id., L’humanisme italien. Philosophie


et vie civile à la Renaissance, trad. par S. Crippa et M. A. Limoni, Paris, Albin Michel,
[1947] 2005, p. 26-29. 673
CLÉMENCE REVEST

passer par le paradigme de la création en bonne et due forme d’une institution ou


d’un parti 22. On peut ici distinguer deux échelles d’imprégnation, qui sont en
réalité corrélées. Nous voulons d’abord parler du processus de constitution d’un
milieu socioculturel spécifique et cohérent, cimenté par l’articulation de la produc-
tion lettrée à des pratiques et à des valeurs collectivement partagées et constitutives
d’une identité mutuellement reconnue 23 : la capacité à faire communauté, à partir
de systèmes d’échange et de reconnaissance producteurs de sodalitas, et à inté-
grer de nouveaux acteurs. Il est aussi possible de l’envisager sous la forme de la
propagation très diffuse et relativement convenue de ces mêmes pratiques et
valeurs, qui rend compte de leur banalisation sociale – de leur « popularité » d’une
certaine manière : le fait, pour le dire autrement, que l’humanisme ait pu se traduire
par des clichés ou par des usages superficiels largement répandus, significatifs de
sa mutation comme mode des élites. C’est à travers ce jeu d’échelles et d’appropria-
tions que se dessine, précisément, la naissance d’un paradigme qui, plus qu’une
évolution littéraire, est un mouvement culturel.
Dans un bel essai paru pour la première fois en 1993, Francisco Rico pointait
d’emblée le défi intellectuel que constitue toute tentative d’appréhender dans son
ensemble l’émergence de l’humanisme, pour embrasser sa portée et décrire sa
substance au-delà du squelette narratif des auteurs consacrés sans pour autant
perdre de vue son « esprit » 24. Ce défi, la notion de mouvement permet ainsi au
moins en partie de le relever et, en particulier, de commencer à répondre à cette
question terriblement épineuse : qu’est-ce qu’un humaniste ou, plutôt, qu’est-ce
qu’un humaniste peut être ?
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Fixation, dilatation et polarisation
d’un « espace des possibles »
N’ayons pas peur d’enfoncer quelques portes ouvertes : une citation de Cicéron
ne fait pas un humaniste, pas plus qu’une allusion à l’histoire antique ou le fait
de pratiquer un latin sophistiqué. C’est en premier lieu l’existence d’une sphère
commune de qualification et de reconnaissance, définie par des outils de distinc-
tion et de légitimation, qui trace les paramètres de la participation de chacun à un
dialogue lettré à plusieurs voix et de son inscription dans un maillage relationnel

22 - Voir la mise au point problématique et historiographique de Roger CHARTIER, « His-


toire intellectuelle et histoire des mentalités », Au bord de la falaise. L’histoire entre certi-
tudes et inquiétude, Paris, Albin Michel, [art. 1983] 1998, p. 27-66.
23 - Au cours de ces dernières années, l’histoire des savoirs médiévaux, en particulier
de la scolastique, a tiré un grand profit d’une telle approche, voir notamment le no spécial
« Le travail intellectuel au Moyen Âge. Institutions et circulations », Revue de synthèse,
129-4, 2008. Une remarquable mise en perspective de la scolastique comme entreprise
savante à la fois unitaire et collective : Alain BOUREAU, La raison scolastique, vol. 2,
L’empire du livre. Pour une histoire du savoir scolastique, 1200-1380, Paris, Les Belles
Lettres, 2007.
674 24 - F. RICO, Le rêve de l’humanisme..., op. cit., p. 12.
HUMANISME

dynamique caractérisé par des pratiques d’échange, de familiarité et de soutien 25.


Seule une telle perspective permet de mettre au jour un nuancier de situations
individuelles – écrivains reconnus, pâles imitateurs ou amateurs avertis – tout en
traçant les lignes de démarcation d’un même « répertoire ». Seul un tel angle
d’approche permet, surtout, de rendre compte de mécanismes d’attraction et de
déploiement à différentes échelles à partir d’une pratique culturelle relativement
homogène et normée. C’est pourquoi l’on doit être particulièrement attentif à la
formation d’un champ à la fois mondain et littéraire, aux prétentions universalistes.
Or les premières décennies du Quattrocento apparaissent, précisément, comme
un moment déterminant dans l’élaboration de ces critères structurels de défini-
tion ; un moment où se développent des modèles emblématiques de sociabilité et
d’activité savantes en même temps que se constitue un réservoir partagé de réfé-
rences canoniques, sous l’impulsion notable de quelques grands foyers interreliés
de production et de promotion situés principalement à Florence, Venise, Padoue,
Milan et Rome.
Au premier rang des ces marqueurs identitaires se situent un certain nombre
de registres discursifs caractéristiques des studia humanitatis, au sens où ils créent
un écart vis-à-vis de la tradition dominante et ils signalent aussi un même domaine
de compétence et d’intérêt, lié à l’idéal évoqué plus haut de réactualisation de
l’héritage antique. Pour le dire brièvement, il s’agit pour l’essentiel de l’oratio
cicéronienne, de la lettre familière, de l’invective, du dialogue et de l’églogue
politique 26. On peut y ajouter un ensemble de pratiques lettrées également distinc-
tives, telles que la traduction gréco-latine dédicacée, la recherche de manuscrits
d’auteurs anciens, l’étude des vestiges et inscriptions (en particulier à Rome) ou
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l’écriture en littera antiqua. Nous y adjoignons enfin des méthodes de travail philo-
logiques ou historiographiques comme la collation critique des manuscrits pour

25 - On reconnaît ici l’influence de certaines analyses fondamentales de la sociologie de


la littérature : Pierre BOURDIEU, Les règles de l’art. Genèse et structure du champ littéraire,
Paris, Éd. du Seuil, 1992, en particulier p. 164-245. À la différence de l’histoire de la
culture européenne aux XVIIe-XIXe siècles, l’étude de l’humanisme italien ne s’est que
peu emparée, jusqu’à présent, de la réflexion autour des rapports dialectiques entre
modèle culturel et structure sociale. Voir principalement les travaux de Cécile CABY,
notamment « Ambrogio Massari, percorso biografico e prassi culturali », in C. FROVA,
R. MICHETTI et D. PALOMBI (dir.), La carriera di un uomo di curia nella Roma del Quattro-
cento. Ambrogio Massari da Cori, agostiniano: cultura umanistica et committenza artistica,
Rome, Viella, 2008, p. 23-68 ; Id., « À propos du De seculo et religione. Coluccio Salutati
et Santa Maria degli Angeli », in C. TROTTMANN (dir.), Vie active et vie contemplative au
Moyen Âge et au seuil de la Renaissance, Rome, École française de Rome, 2009, p. 483-529 ;
Id., « Réseaux sociaux, pratiques culturelles et genres discursifs : à propos du dialogue De
optimo vitae genere de Girolamo Aliotti », in C. CABY et R. M. DESSÌ (dir.), Humanistes,
clercs et laïcs dans l’Italie..., op. cit., p. 405-482.
26 - Pour un premier panorama des genres littéraires pratiqués par les humanistes, voir
Remigio SABBADINI, Il metodo degli umanisti, Florence, F. Le Monnier, 1922, et Francesco
TATEO, « L’umanesimo », in G. CAVALLO, C. LEONARDI et E. MENESTÒ (dir.), Lo spazio
letterario del Medioevo, vol. I-1, La produzione del testo, Rome, Salerno Ed., 1992, p. 145-
179, en particulier p. 164-173. 675
CLÉMENCE REVEST

l’établissement des témoins documentaires ou l’utilisation raisonnée de sources de


première main 27. Bien entendu, on n’entend pas désigner par là de pures inven-
tions, la plupart de ces pratiques s’enracinant dans des usages séculaires de l’éru-
dition latine que les préhumanistes padouans puis, surtout, Pétrarque et ses
principaux admirateurs avaient dans la seconde moitié du Trecento commencé à
se réapproprier, en fonction d’un horizon mémoriel de « retour à l’antique » 28. Mais
il est patent qu’au début du siècle suivant, une série de phénomènes conduit à les
fixer et à les distinguer comme des formes typiques de l’érudition humaniste.
Nous voulons parler d’abord d’un phénomène de massification documen-
taire, qui est par exemple nettement attesté pour les invectives : si Pétrarque en
avait fait l’une de ses armes polémiques favorites, on assiste à une véritable prolifé-
ration de la production à partir des années 1400-1430, qui se maintient tout au
long du XVe siècle, devenant l’un des modes les plus courants de mise en scène
des rivalités savantes 29. La chronologie peut être légèrement décalée dans certains
cas : il a été notamment montré qu’en ce qui concerne les dialogues, les fameux
Dialogi ad Petrum Paulum Histrum de Bruni (v. 1402-1406) marquent une première
impulsion suivie par un essor du modèle à la fin des années 1420, encore accru
autour de 1440 30.
La croissance de la production textuelle s’accompagne d’un processus
significatif de standardisation des pratiques d’écriture, grâce à l’élaboration et
à la diffusion de modèles de référence. Ce processus est particulièrement visible
pour ce qui concerne la rhétorique de la lettre familière et de l’oratio 31. À côté
des quelques grands recueils-types d’auteur spécifiquement rédigés comme des
« manuels par l’exemple », tels que les Epistolae ad exercitationem accommodatae
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27 - Silvia RIZZO, Il lessico filologico degli umanisti, Rome, Ed. di storia e letteratura, 1973 ;
Edmund B. FRYDE, Humanism and Renaissance Historiography, Londres, Hambledon
Press, 1983 ; Gary IANZITI, Writing History in Renaissance Italy: Leonardo Bruni and the
Uses of the Past, Cambridge, Harvard University Press, 2011.
28 - Parmi une abondante bibliographie, voir Pierre de NOLHAC, Pétrarque et l’huma-
nisme, Paris, Honoré Champion, [1892] 1965, 2 vol. ; G. BILLANOVICH, Petrarca letterato,
vol. I, op. cit. ; Guido BILLANOVICH, « Il preumanesimo padovano », in G. ARNALDI et
M. PASTORE STOCCHI (dir.), Storia della cultura veneta, vol. II, Il Trecento, Vicence, Neri
Pozza, 1976, p. 19-110 ; Michele FEO (dir.), Il Petrarca latino e le origini dell’umanesimo,
Florence, Le Lettere, 1996 ; R. G. WITT, « In the Footsteps of the Ancients »..., op. cit.,
p. 81-173.
29 - Ennio I. RAO, Curmudgeons in High Dudgeon: 101 Years of Invectives, 1352-1453,
Messine, A. Sfameni, 2007 ; Guido DE BLASI et Amedeo DE VINCENTIIS, « Un’età di
invettive », in S. LUZZATTO et G. PEDULLÀ (dir.), Atlante della letteratura italiana, vol. I,
A. DE VINCENTIIS (dir.), Dalle origini al Rinascimento, Turin, G. Einaudi, 2010, p. 356-363.
30 - David MARSH, The Quattrocento Dialogue: Classical Tradition and Humanist Innovation,
Cambridge, Harvard University Press, 1980 ; Christopher S. CELENZA et Bridget PUPILLO,
« La rinascita del dialogo », in S. LUZZATTO et G. PEDULLÀ (dir.), Atlante della letteratura
italiana, op. cit., vol. I, p. 341-347.
31 - Clémence REVEST, « Naissance du cicéronianisme et émergence de l’humanisme
comme culture dominante : réflexions pour une étude de la rhétorique humaniste
comme pratique sociale », Mélanges de l’École française de Rome. Moyen Âge, 125-1, 2013,
676 à paraître.
HUMANISME

composées par Barzizza autour de 1420 32, il faut songer à la constitution et à l’ample
circulation à partir des années 1400 de compilations généralement désignées
comme des « mélanges humanistes 33 ». Ces recueils de textes, qui s’apparentent
parfois à de véritables formulaires rhétoriques, permirent la constitution d’un réper-
toire commun et canonique qui normalisa la pratique par la pratique, laissant
d’amples possibilités de variations circonstanciées 34. Dans le cas si emblématique
des oraisons funèbres, il est révélateur que, sur les centaines de discours de ce
type que John Mc Manamon a pu recenser pour le long Quattrocento, seul un
nombre très restreint – moins d’une dizaine –, tous composés au cours des décen-
nies 1400-1430 dans un contexte florentin, vénéto-padouan ou curial, ont connu
une réelle fortune dans les années suivantes, jouant en quelque sorte le rôle de
matrice du genre 35.
Il faut ensuite faire état d’un certain nombre d’avancées techniques et
d’apports livresques qui constituent d’importants paliers dans l’accumulation des
connaissances à disposition. La collection épigraphique réalisée par Poggio lors de
son arrivée à Rome en 1403 (« je vois même qu’en peu de temps tu nous livreras
toute l’Urbs grâce à ces inscriptions antiques », se réjouit alors Coluccio Salutati 36)
pose les bases d’une proto-archéologie humaniste centrée sur la description métho-
dique des ruines romaines qui donne lieu, dans les années 1430-1440, à la réalisa-
tion de plusieurs œuvres majeures dans ce domaine et qui, plus largement, nourrit
et crédite une littérature de lamento autour des vestiges, elle-même en voie de
développement 37. Et ce n’est pas sans rapport avec ce recueil épigraphique que
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32 - R. G. G. MERCER, The Teaching of Gasparino Barzizza, Londres, Modern Humanities
Research Association, 1979, p. 96-98 ; Charles FANTAZZI, « The Epistolae ad Exercitatio-
nem Accommodatae of Gasparino Barzizza », in A. DALZELL, C. FANTAZZI et R. J. SCHOECK
(dir.), Acta Conventus Neo-Latini Torontonensis, Binghamton, Medieval and Renaissance
Texts and Studies, 1991, p. 139-146.
33 - Sebastiano GENTILE et Silvia RIZZO, « Per una tipologia delle miscellanee umanisti-
che », in E. CRISCI et E. PECERE (dir.), Il codice miscellaneo. Tipologie e funzioni, Cassino,
Università degli studi di Cassino, 2004, p. 379-407.
34 - C. REVEST, « Naissance du cicéronianisme et émergence de l’humanisme comme
culture dominante... », art. cit.
35 - John MC MANAMON, Funeral Oratory and The Cultural Ideals of Italian Humanism,
Chapel Hill, University of North Carolina Press, 1989, p. 24. Dans une perspective
similaire, Anthony D’Elia a souligné, à propos des discours de mariage, le rôle détermi-
nant des epithalamia composés par Guarino Veronese à Ferrare au début des années
1420 : Anthony F. D’ELIA, The Renaissance of Marriage in Fifteenth-Century Italy, Cam-
bridge, Harvard University Press, 2004, en particulier p. 40 sq.
36 - Ago gratias de cascis illis titulis, quos tam copiose, tam celeriter transmisisti. Video quidem
te pauco tempore nobis Urbem totam antiquis epigrammatibus traditurum, Coluccio SALUTATI,
Epistolario, XIII, 15, t. III, éd. par F. Novati, Rome, Istituto storico italiano, 1896, p. 655.
Voir Iiro KAJANTO, « Poggio Bracciolini and Classical Epigraphy », Arctos: Acta philologica
fennica, 19, 1985, p. 19-40.
37 - Roberto WEISS, « Lineamenti per una storia degli studi antiquari in Italia », Rinasci-
mento, 9, 1958, p. 154-156 ; Id., La scoperta dell’Antichità classica nel Rinascimento, trad. par
M. T. Bindella, Padoue, Antenore, [1969] 1989, p. 34-61 ; Sabine FORERO-MENDOZA,
Le temps des ruines. L’éveil de la conscience historique à la Renaissance, Seyssel, Champ 677
CLÉMENCE REVEST

sont formalisés, durant la première décennie du Quattrocento, les principaux traits


d’une graphie « à l’antique » 38. On peut encore évoquer le « bond en avant » qu’ont
été pour l’hellénisme les séjours en Occident de Chrysoloras entre 1397 et 1415 39.
Par le biais de son enseignement, des manuscrits rapportés de Constantinople et
de sa grammaire grecque, les Erotemata, le savant byzantin a créé une école ita-
lienne de grec florissante et promu une intense activité de traduction : les vingt
premières années du XVe siècle sont notamment marquées par la réalisation d’un
important cycle de traductions des biographies de Plutarque, un apport particuliè-
rement fécond à la fois comme source documentaire et comme modèle d’écriture
historiographique 40.
C’est au cours de cette période charnière, enfin, qu’émerge une entreprise
diversifiée de théorisation et de mise en norme de ces mêmes pratiques : les jalons
fondamentaux de la réflexion sur les critères de scientificité ou de correction dans
l’art d’imiter, de traduire, d’écrire le latin ou d’enseigner sont ici encore posés. Le
développement de ce « discours de la méthode » est par exemple sensible en ce
qui concerne l’imitation de la prose antique, cicéronienne en particulier. L’Inquisi-
tio super undecim orationes Ciceronis, composée par Antonio Loschi à la toute fin des
années 1390, est ainsi rapidement suivie en 1413 par les Argumenta super aliquot
orationibus et invectivis Ciceronis de Sicco Polentone et par le De compositione écrit
par Barzizza entre 1417 et 1421 41. Ces trois textes constituent le premier socle
théorique de la pratique oratoire du cicéronianisme, qui révèle plus largement
une rigidification croissante des principes de la composition stylistique 42. Il faut
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Vallon, 2002 ; Francesco Paolo FIORE (dir.), La Roma di Leon Battista Alberti. Umanisti,
architetti e artisti alla scoperta dell’antico nella città del Quattrocento, Milan, Skira, 2005.
38 - Voir la synthèse bibliographique fort utile de Stefano ZAMPONI, « La scrittura uma-
nistica », Archiv für Diplomatik, Schriftgeschichte, Siegel- und Wappenkunde, 50, 2004, p. 467-
504. Voir aussi Attilio BARTOLI LANGELI et Massimiliano BASSETTI, « Scrivere ‘all’antica’ »,
in S. LUZZATTO et G. PEDULLÀ (dir.), Atlante della letteratura italiana, op. cit., vol. I,
p. 304-312.
39 - La bibliographie autour de Chrysoloras est considérable, quelques points de repère :
Remigio SABBADINI, « L’ultimo ventennio della vita di Manuele Crisolora, 1396-1415 »,
Giornale ligustico di archeologia, storia e letteratura, XVII, 1890, p. 321-336 ; Giuseppe
CAMMELLI, I dotti bizantini e le origini dell’umanesimo, vol. I, Manuele Crisolora, Florence,
Vallecchi, 1941 ; Riccardo MAISANO et Antonio ROLLO (dir.), Manuele Crisolora e il ritorno
del greco in Occidente, Naples, D’Auria, 2002.
40 - Marianne PADE, The Reception of Plutarch’s Lives in Fifteenth-Century Italy, Copenhague,
Museum Tusculanum Press, 2007, 2 vol.
41 - John MONFASANI, « Humanism and Rhetoric », in A. RABIL (dir.), Renaissance Huma-
nism: Foundations, Forms and Legacy, vol. III, Humanism and the Disciplines, Philadelphie,
University of Pennsylvania Press, 1988, p. 171-235 ; R. G. WITT, « In the Footsteps of the
Ancients »..., op. cit., p. 387-390 et 463-464.
42 - Remigio SABBADINI, Storia del Ciceronianismo e di altre questioni letterarie nell’ età della
Rinascenza, Turin, E. Loescher, 1885, p. 5-25 ; Silvia RIZZO, « Il latino dell’umanesimo »,
in A. ASOR ROSA (dir.), Letteratura italiana, vol. V, Le questioni, Turin, G. Einaudi, 1986,
p. 379-508 ; Id., « Il latino del Petrarca e il latino dell’umanesimo », in M. FEO (dir.),
Petrarca latino e le origini dell’umanesimo, op. cit., p. 349-365 ; R. G. WITT, « In the Footsteps
678 of the Ancients »..., op. cit., notamment p. 392-403.
HUMANISME

entendre ici l’écho des débats qui s’engagèrent à propos de l’évolution de la langue
latine, ce lieu de cristallisation de la pensée humaniste en doctrine de l’histoire 43.
Nous nous limitons à indiquer, dans le même ordre d’idées, que Vergerio rédigea
vers 1402 ce qui est considéré comme le premier traité pédagogique moderne, le
De ingenuis moribus, tandis que Bruni proposa au début des années 1420 une pre-
mière théorie de la traduction, avec son De interpretatione recta 44.
Par ce rapide tour d’horizon, nous voulons avant tout mettre en évidence un
ensemble de mutations documentaires (massification, standardisation, progression
technique, théorisation) qui traduisent un effet de seuil décisif, singularisant et
structurant l’humanisme comme culture alternative tout en définissant un large
catalogue commun, identifiable et reproductible. Ce dernier point est important
parce qu’il signifie au fond la constitution d’une « boîte à outils » offrant la possibi-
lité d’appropriations aussi bien magistrales que médiocres ; d’une sorte d’habitus
savant moyen ouvrant la voie à une dilatation par mimétisme 45. Au-delà des produc-
tions les plus virtuoses ou novatrices, une pratique stéréotypée put aussi se déve-
lopper, donnant lieu à la diffusion d’une phraséologie (l’opposition entre ténèbres
et lumières ou l’évocation d’un réveil des temps glorieux), de tics lexicaux (l’inter-
jection mehercule ou l’apostrophe patres conscripti, par exemple) ou de jeux symbo-
liques (comme prendre un pseudonyme antique), devenus des clichés culturels.
C’est ainsi qu’en sus des écrivains pleinement engagés dans l’invention de
l’humanisme, les quelques humanistes « pur jus » en quelque sorte (grosso modo
une douzaine d’auteurs pour les années 1390-1440), un large éventail de produc-
teurs lambda ou occasionnels se déploya. Pour certains notamment ce ne fut qu’une
facette supplémentaire de leur pratique lettrée, une nouvelle corde à leur arc, tel
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le philosophe scolastique Paolo Veneto, enseignant à l’université de Padoue, qui
composa en 1410 un discours académique conforme aux codes de l’oratio cicéro-
nienne en voie de standardisation : tout en étant un logicien de haute volée, il était
désormais capable d’écrire aussi comme un humaniste 46. C’est ainsi également

43 - Mirko TAVONI, Latino, grammatica, volgare. Storia di una questione umanistica, Padoue,
Antenore, 1984 ; Riccardo FUBINI, « La coscienza del latino negli umanisti », Umanesimo
e secolarizzazione..., op. cit., p. 1-75 ; Serena FERENTE, « Latino lingua materna », in
S. LUZZATTO et G. PEDULLÀ (dir.), Atlante della letteratura italiana, op. cit., vol. I, p. 335-
340 ; Fulvio DELLE DONNE, « Latinità e barbarie nel De verbis di Biondo: alle origini
del sogno di una nuova Roma », in V. DE FRAJA et S. SANSONE (dir.), Contributi. IV
Settimana di studi medievali, Roma, 28-30 maggio 2009, Rome, ISIME, 2012, p. 59-76.
44 - Voir les éditions suivantes : Pier Paolo VERGERIO, « De ingenuis moribus », in
C. W. KALLENDORF (éd.), Humanist Educational Treatises, Cambridge, Harvard Univer-
sity Press, 2002, p. 2-91 ; Leonardo BRUNI, « De interpretatione recta », in L. BERNARD-
PRADELLE (éd.), Leonardo Bruni Aretino. Histoire, éloquence et poésie à Florence au début du
Quattrocento, Paris, Honoré Champion, 2008, p. 613-679.
45 - Un parallèle peut être établi avec les travaux récents de Benoît Grévin autour de l’ars
dictaminis : Benoît GRÉVIN, « Les mystères rhétoriques de l’État médiéval. L’écriture du
pouvoir en Europe occidentale (XIIIe-XVe siècle) », Annales HSS, 63-2, 2008, p. 271-
300 ; Id., Rhétorique du pouvoir médiéval. Les Lettres de Pierre de la Vigne et la formation
du langage politique européen, XIIIe-XVe siècle, Rome, École française de Rome, 2008.
46 - Carla FROVA et Rita NIGRI, « Un’orazione universitaria di Paolo Veneto », Annali di
Storia delle Università italiane, 2, 1998, p. 191-197. Un tel choix rhétorique doit vraisem- 679
CLÉMENCE REVEST

que l’humanisme, s’il produisit de savantes controverses philosophiques ou gram-


maticales qui touchaient au cœur de sa matière idéologique, se traduisit encore
dans des pratiques convenues et superficielles, dénotant une certaine forme de
snobisme, comme le fait de donner des noms d’auteurs antiques à ses enfants. Il
devint une banalité culturelle, une patine intellectuelle diluée dans l’espace social.
Quand, en 1468, Lorenzo Manili, un marchand d’épices romain, fit réaliser une
remarquable inscription « à l’antique » pour orner la façade de sa demeure (une
inscription qui commence par la formule Urbe Roma in formam pristinam renascente
et comporte une datation ab urbe condita), cela ne signifiait certes pas qu’il fût alors
un humaniste d’envergure, mais plutôt qu’en l’espace de quelques décennies la
culture humaniste était devenue chose commune 47.
La constitution d’un « répertoire » doit être lue, de surcroît, à l’aune de la
construction d’un espace spécifique de sociabilité culturelle, qui fut à la fois le
creuset et l’étalon de l’humanisme. Il renvoie en effet, dans un premier temps,
aux multiples formes d’interaction, de promotion ou de transmission liées à la
production textuelle proprement dite : l’échange, la lecture, la copie, la collection,
le commentaire, la commande d’œuvres ou, plus largement, toute forme de soutien
(économique et politique notamment) ou d’intérêt, à partir du simple fait de
demander à avoir accès à un ouvrage. Quantité d’exemples du travail effectué par
des petites mains qui s’échangèrent ou accumulèrent des textes pourraient être
convoqués, à commencer par l’ample bibliothèque personnelle que se constitua,
en véritable stakhanoviste de la copie, Sozomeno da Pistoia dans les années 1410-
1430 : pas moins de 110 manuscrits, dont des volumes classiques grecs et latins
annotés et indexés en vue d’en faciliter la consultation et des œuvres majeures de
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son temps comme l’Inquisitio de Loschi ou les Erotemata de Chrysoloras 48. Nombreux
furent aussi les amateurs éclairés qui, sans devenir hommes de plume, soutinrent
directement les activités humanistes en usant pour certains de leurs moyens finan-
ciers ou de leur position de pouvoir. Que l’on pense au diplomate et prélat lombard
Bartolomeo Capra, élevé à l’archevêché de Milan en 1414, qui poursuivit, en biblio-
phile chevronné, une ample collecte des manuscrits classiques dans son diocèse
et sut promouvoir la carrière de lettrés prometteurs, tel Antonio Beccadelli dont il

blablement être mis en relation avec la présence à l’université de Padoue, à la même


période, de plusieurs figures majeures de l’humanisme, dont Barzizza.
47 - À propos de cette inscription, qui est toujours visible aujourd’hui (via del Portico di
Ottavia), voir notamment A. QUONDAM, « Rinascimento e Classicismi », art. cit., p. 75-77.
48 - Remigio SABBADINI, « La biblioteca di Zomino da Pistoia », Rivista di filologia e di
istruzione classica, 45, 1917, p. 197-207 ; Renato PIATTOLI, « Ricerche intorno alla biblio-
teca dell’umanista Sozomeno », La Bibliofilia, 36, 1934, p. 261-308 ; Albinia C. DE LA
MARE, The Handwriting of Italian Humanists, Oxford, Oxford University Press, 1973,
p. 91-105 ; Giancarlo SAVINO, « La libreria di Sozomeno da Pistoia », Rinascimento, n. s.
II, 16, 1976, p. 159-172 ; Stefano ZAMPONI, « Un ignoto compendio sozomeniano degli
‘Erotemata’ di Manuele Crisolora », Rinascimento, n. s. II, 18, 1978, p. 251-270 ; Lucia
CESARINI MARTINELLI, « Sozomeno maestro e filologo », Interpres, 11, 1991, p. 7-92. Un
programme de recherche, dirigé par Stefano Zamponi, lui est actuellement consacré :
« Sozomeno da Pistoia (1387-1458). Un percorso tra testi, scritture e libri di un uma-
680 nista », http://sozomeno.fondazionecrpt.it//index.php.
HUMANISME

facilita l’accès à la charge de poète officiel à la cour ducale en 1429 49. La circulation
des textes et la fortune (ou l’infortune) des auteurs, leur mise en relation et leur
réappropriation, font ainsi écho au rôle décisif d’un ensemble de passeurs intermé-
diaires et de protecteurs – de « sympathisants » et de « sponsors » pourrions-nous
dire – dans l’appréhension partagée d’un corpus de référence (œuvres, écrivains
majeurs, pratiques) et dans son façonnement comme éthos dans l’imaginaire collec-
tif 50. Ainsi faut-il d’abord comprendre la « mise en mouvement » de l’humanisme
à la lumière des dynamiques interdépendantes caractérisant une constellation
socioculturelle en expansion 51, c’est-à-dire pas seulement comme le fruit de l’acti-
vité menée par des cénacles de lettrés placés à l’avant-garde de la création intellec-
tuelle, mais aussi comme le signe d’une irradiation productive et réflexive, ancrée
dans une multiplicité rationalisante d’actes sociaux.
Rationalisante au sens où les modes mêmes de cette sociabilité produisent
un ordre de la reconnaissance et du mérite attribué ou non à chacun, consacrant
les uns, laissant d’autres dans l’oubli, instituant quoiqu’il en soit pour tous un
horizon convoité de réussite : être pleinement intégré aux débats et aux échanges
en pointe, voir ses écrits commentés et imités, bénéficier de vibrants éloges adres-
sés par les meilleurs orateurs 52. Lorsqu’en avril 1409, le Vénitien Lorenzo Falier
sollicite son ami padouan Ognibene Scola pour acquérir des lettres de Bruni (Scola
connaît le jeune Arétin pour l’avoir rencontré à Florence quelques années aupara-
vant) et que son destinataire, ne pouvant accéder à sa requête, lui promet du même
auteur « des traductions de textes grecs, un dialogue et un discours » qu’il a en sa
possession, on assiste, en même temps qu’à l’activation à très court terme de canaux
de diffusion « de seconde main », à la mise en place d’une coopération amicale
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entre des patriciens sur la base d’une connivence culturelle et, plus profondément,
à la formation d’un système de distinction, en faveur de Bruni comme maître à
penser et à écrire, mais aussi en faveur de Scola comme connaisseur privilégié 53.

49 - Dieter GIRGENSOHN, « Capra, Bartolomeo della », Dizionario biografico degli Italiani,


Rome, Istituto della Enciclopedia italiana, 1976, t. 19, p. 108-113 ; Monica PEDRALLI,
Novo, grande, coverto e ferrato. Gli inventari di biblioteca e la cultura a Milano nel Quattrocento,
Milan, Vita e Pensiero, 2002, p. 274-277 et 707 ; Massimo ZAGGIA, « Linee per una storia
della cultura in Lombardia dall’età di Coluccio Salutati a quella del Valla », in L. C. ROSSI
(dir.), Le strade di Ercole. Itinerari umanistici e altri percorsi, Florence, Sismel-Ed. del
Galluzzo, 2010, p. 3-125 et 366.
50 - L’étude de Susanne Saygin sur le patronage d’Humphrey duc de Gloucester, dans
l’Angleterre des années 1420-1440, a souligné en particulier le rôle de personnages intermé-
diaires (middlemen) dans les rapports entre les humanistes et leur patron : Susanne SAYGIN,
Humphrey, Duke of Gloucester (1390-1447) and the Italian Humanists, Leyde, Brill, 2002.
51 - Voir une riche analyse de Martin Mulsow autour des travaux de Dieter Henrich sur
l’idéalisme allemand : Martin MULSOW, « Qu’est-ce qu’une constellation philosophique ?
Propositions pour une analyse des réseaux intellectuels », Annales HSS, 64-1, 2009, p. 81-109.
52 - L’étude des sociabilités littéraires à l’époque moderne s’est emparée avec bonheur
de cette réflexion autour des rapports entre pratiques culturelles et composition des
identités sociales : Antoine LILTI, Le monde des salons. Sociabilité et mondanité à Paris au
XVIIIe siècle, Paris, Fayard, 2005, en particulier p. 125-222.
53 - La lettre est éditée dans Gaetano COGO, « Di Ognibene Scola, umanista padovano »,
Nuovo Archivio Veneto, 8, 1894, p. 115-175, lettre app. III, p. 131-135. Sur ce document, 681
CLÉMENCE REVEST

La pratique de la correspondance familière constitue à l’évidence la colonne


vertébrale d’un tel système, plus encore lorsque le modèle du recueil « canonique »
d’auteur se développe dans les décennies 1410-1440 54. L’échange de lettres, la
conservation et la compilation de ces échanges créent et mettent en scène tout à
la fois les réseaux ; on s’y coopte et on s’y dénombre 55. La conversation épistolaire
– signe visible de l’amitié comme les humanistes le répètent souvent eux-mêmes –
s’impose en tant que cérémonial sociolittéraire, dont les protocoles stylistiques,
progressivement codifiés, servent de registre commun entre pairs 56. Les épistoliers
se mettent en relation les uns avec les autres, évoquent les lettres qu’ils ont reçues
en commentant le cas échéant leur forme, se réfèrent même fréquemment aux
missives d’autres lettrés auxquelles ils ont eu accès, qui attestent la compétence
de leurs auteurs. Un maillage dense de correspondants est tissé, qui forme un
espace primordial de communication et de représentation : il n’est pas anodin à
cet égard que l’expression Respublica litteraria apparaisse pour la première fois sous
la plume d’un jeune Vénitien, Francesco Barbaro, en 1417 57. Les travaux en cours,
les controverses savantes, les « découvertes » de manuscrits, les critiques d’ouvrages
antiques ou contemporains y font l’objet de références extrêmement nombreuses,
donnant à voir en une saisissante mise en abyme l’essor d’une œuvre collective,
pensée et discutée en groupe. Enfin, aspect non négligeable, l’échange familier
est le lieu où l’on nomme : on y salue, transmet ses amitiés, évoque une conversa-
tion érudite avec une connaissance commune, fait allusion aux écrivains qui sus-
citent l’admiration ou aux puissants dont la libéralité est recherchée.
Ce faisant, une hiérarchie s’institue, qui polarise l’attention sur une poignée
d’auteurs (Leonardo Bruni, Poggio Bracciolini, Gasparino Barzizza, Pier Paolo
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voir également Roberto CESSI, « Nuove ricerche su Ognibene Scola », Archivio Storico
Lombardo, série 4, vol. 12, fasc. 23, 1909, p. 91-136, en particulier p. 113-114.
54 - Clémence REVEST, « Au miroir des choses familières. Les correspondances huma-
nistes au début du XVe siècle », Mélanges de l’École française de Rome. Moyen Âge, 119-2,
2007, p. 447-462.
55 - Voir les importantes remarques de Cécile Caby sur la pratique épistolographique
de Girolamo Aliotti : C. CABY, « Réseaux sociaux, pratiques culturelles et genres discur-
sifs... », art. cit., en particulier p. 406-434. Une étude de l’insertion d’un lettré dans le
milieu humaniste lombard à la lumière de son réseau épistolaire, dans les années 1420-
1450 : Paolo ROSSO, « Catone Sacco e l’umanesimo lombardo. Notizie e documenti »,
Bollettino della Società Pavese di Storia Patria, 100, 2000, p. 31-90.
56 - L’enquête du sociologue Paul Mc Lean sur les mécanismes de l’interaction sociale
à Florence entre la fin du XIVe et le début du XVIe siècle, réalisée à partir de l’étude des
productions épistolaires, offre sur ce point d’intéressantes pistes de réflexion : Paul
D. MC LEAN, The Art of the Network: Strategic Interaction and Patronage in Renaissance
Florence, Durham, Duke University Press, 2007.
57 - Il s’agit d’une lettre adressée à Poggio le 6 juillet 1417, dans laquelle il félicite le
Florentin pour ses découvertes de manuscrits : Francesco BARBARO, Epistolario, vol. II,
La raccolta canonica delle Epistole, éd. par C. Griggio, Florence, L. S. Olschki, 1999,
no 20, p. 71-79, expression citée p. 75. Voir à ce propos Claudio GRIGGIO, « Nuove
prospettive nell’epistolario di Francesco Barbaro », in M. MARANGONI et M. PASTORE
STOCCHI (dir.), Una famiglia veneziana nella storia: I Barbaro, Venise, Istituto Veneto di
682 Scienze, Lettere ed Arti, 1996, p. 357-362.
HUMANISME

Vergerio, Guarino Veronese, Antonio Loschi notamment), dresse les portraits


des compagnons de route et des protecteurs les plus en vue (Bartolomeo Capra,
Niccolò Niccoli, Francesco Pizolpasso, Branda Castiglione par exemple). Recevoir
une lettre de l’un de ces nouveaux mandarins, pouvoir en mentionner parmi
ses relations, voire être cité par l’un d’entre eux devient en soi un signe de promo-
tion socioculturelle. C’est ainsi que la correspondance du même Barbaro, telle que
composée par ce dernier, comprend deux autres pièces datées de 1417, à Constance,
dont il n’est ni l’auteur ni le destinataire, mais l’objet : une lettre de Poggio à
Guarino et une lettre de Vergerio à Niccolò Leonardi, au cours desquelles il est
fait l’éloge de son opuscule De re uxoria, tout juste achevé et mis en circulation 58.
Poggio y loue la summa eloquentia du jeune homme, ajoutant que Cencio dei Rustici
et Biagio Guasconi en ont également apprécié la lecture, tandis que Vergerio
admire cette œuvre « pleine des meilleurs et plus riches exemples recueillis dans
toute l’histoire grecque et latine » et rappelle que Zaccaria Trevisan lui avait aupa-
ravant montré l’une des lettres du Vénitien, témoignant de son talent précoce.
Déjà la réputation de jeune prodige de Barbaro était faite, grâce à d’illustres recom-
mandations que lui-même ne manqua pas de conserver et d’inscrire dans son
autoportrait épistolaire 59.
Sur la matrice relationnelle des épistolaires se superposent d’autres modèles
de représentation de la sociabilité humaniste, qui la complètent et la renforcent :
ce sont notamment les préfaces dédicacées et les chants poétiques comportant une
adresse, qui bien souvent contruisent en filigrane l’image du mécène idéal 60, ainsi
que les dialogues, lieux privilégiés de mise en scène de la sodalitas et de ses débats
internes. Comme Christopher Celenza et Bridget Pupillo l’ont souligné à propos
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des dialogues situés à Florence (c’est-à-dire la majeure partie d’entre eux), ces
œuvres « dessinent une carte exclusive de ceux dont l’opinion était estimée digne
d’être prise en considération » et répètent, en se recoupant les uns les autres,
une hiérarchie des prééminences centrée sur quelques lettrés et leurs principaux
soutiens, au sein de laquelle les auteurs cherchent à se situer 61. Car l’un des effets
les plus significatifs de la fixation d’une telle échelle de la reconnaissance consista,
plus largement, dans le crédit dont bénéficia dès lors la culture des studia humani-
tatis comme instrument de promotion de soi sur la scène publique, drainant au-
delà de ses plus fameux représentants de nouveaux adeptes et appuis, attirés par
l’affirmation croissante de ce cursus honorum culturel : il fallait en être.

58 - F. BARBARO, Epistolario, op. cit., vol. II, no 9 et 10, p. 51-54.


59 - Percy GOTHEIN, Francesco Barbaro. Früh-Humanismus und Staatskunst in Venedig,
Berlin, Die Runde, 1932 ; Germano GUALDO, « Barbaro, Francesco », Dizionario bio-
grafico degli Italiani, Rome, Istituto della Enciclopedia italiana, 1964, t. 6, p. 101-103 ;
Margaret L. KING, Umanesimo e patriziato a Venezia nel Quattrocento, vol. II, Il Circolo
umanistico veneziano: profili, trad. par S. Ricci, Rome, Il Veltro, [1986] 1989, p. 462-466 ;
C. GRIGGIO, « Nuove prospettive nell’epistolario di Francesco Barbaro », art. cit.
60 - Guido DE BLASI et Gabriele PEDULLÀ, « Gli umanisti e il sistema delle dediche »,
in S. LUZZATTO et G. PEDULLÀ (dir.), Atlante della letteratura italiana, op. cit., vol. I,
p. 407-420. Voir également Lucia GUALDO ROSA, « Le lettere di dedica delle traduzioni
dal greco nel ’400. Appunti per un’analisi stilistica », Vichiana, 2-1, 1973, p. 68-85.
61 - C. S. CELENZA et B. PUPILLO, « La rinascita del dialogo », art. cit., p. 345. 683
CLÉMENCE REVEST

Il y a là, nous semble-t-il, une mutation déterminante de l’humanisme en tant


qu’enjeu social, qui lui assura le potentiel de dilatation et de dispersion nécessaire à
sa naissance comme mouvement ; identifié comme l’apanage d’une élite, il pouvait
devenir une mode dominante. Ce qui signifiait en particulier attirer dans son orbite
toute une classe de littérateurs sans grande envergure, de « seconds couteaux », ni
protagonistes principaux ni marginaux pour autant 62. Des hommes qui ont put
mener pour certains une honnête carrière lettrée, obtenant des charges auprès des
chancelleries ou des universités, heureux de pouvoir compter quelques grands
noms parmi leurs connaissances, reproduisant avec application (et plus ou moins
de bonheur) les pratiques d’écriture de leurs modèles, frustrés parfois de devoir
céder la place à de plus jeunes et plus appréciés qu’eux 63. De ces suiveurs prêts
à professer leur admiration pour des auteurs plus en vogue, une grande partie nous
échappe très probablement, mais il ne faut pas en sous-estimer le rôle moteur :
c’est aussi par ces prétendants subalternes que l’humanisme put irradier les milieux
savants et les institutions académiques ou politiques. Ceux qui, à la manière de
Benedetto da Piglio (un lettré originaire d’un bourg du Latium, formé à Bologne
puis devenu scripteur apostolique à la fin du Grand Schisme), adoptèrent tous les
codes, cotoyèrent les meilleurs, mais ne reçurent qu’indifférence en retour : auteur
de carmina bucolico-politiques sophistiqués, d’une lettre au cours de laquelle il
mit en scène sa propre controverse littéraire avec un certain Bartolomeo, d’une
prelectio sur la Pharsale de Lucain truffée de citations classiques et d’appels à imiter
les grands hommes romains, il reprit tournures et clichés avec la foi presque
caricaturale du converti, sans rencontrer aucun écho 64. Dans un recueil complexe
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62 - Le cas plus tardif de Girolamo Aliotti est tout à fait emblématique d’un tel angle
d’attaque : Cécile CABY, « Prime ipotesi a proposito del dialogo De optimo genere vite di
Girolamo Aliotti (1439) », Medioevo e rinascimento, 19, 2008, p. 245-280 ; Id., « Réseaux
sociaux, pratiques culturelles et genres discursifs... », art. cit. L’historienne achève
actuellement un mémoire d’habilitation à diriger des recherches intitulé « Autoportrait
d’un moine en humaniste. Réseaux sociaux, pratiques discursives et réforme religieuse
dans l’Italie du XVe siècle, autour de l’itinéraire de Girolamo Aliotti », qu’elle nous a
très aimablement permis de consulter.
63 - Un parallèle pourrait être établi avec les « Rousseau des ruisseaux » mis au premier
plan par les travaux de Robert Darnton à propos des origines culturelles de la Révolution
française : Robert DARNTON, « Dans la France prérévolutionnaire : des philosophes des
Lumières aux ‘Rousseau des ruisseaux’ », Bohème littéraire et Révolution. Le monde des livres
au XVIIIe siècle, trad. par É. de Grolier, Paris, Gallimard, [art. 1971] 2010, p. 47-82, en
particulier le cas de Jean-Baptiste-Antoine Suard, p. 49-52.
64 - Wilhelm WATTENBACH, « Benedictus de Pileo », in Festschrift zur Begrüssung der vier-
undzwanzigsten. Versammlung deutscher Philologen und Schulmänner, Leipzig, W. Engelmann,
1865, p. 99-131 ; Id., « Benedictus de Pileo », Anzeiger für Kunde der deutschen Vorzeit,
26-8, 1879, col. 225-228 ; Ludwig BERTALOT, « Benedictus de Pileo in Konstanz », in
P. O. KRISTELLER (éd.), Studien zum italienischen und deutschen Humanismus, Rome, Ed.
di storia e letteratura, [art. 1939] 1975, vol. II, p. 305-310 ; Cecil GRAYSON, « Benedetto
da Piglio », Dizionario biografico degli Italiani, Rome, Istituto della Enciclopedia italiana,
1966, t. 8, p. 443-444 ; Marco PETOLETTI, « Scrivere in catene: il Libellus penarum di
Benedetto da Piglio », in L. ROTONDI SECCHI TARUGI (dir.), Il concetto di libertà nel
684 Rinascimento, Florence, F. Cesati, 2008, p. 195-210.
HUMANISME

intitulé Libellus penarum, sorte d’« écrit de prison » rédigé durant son incarcération
à Neuchâtel en 1415, il fit le décompte de ses relations, portant notamment aux
nues Bruni, alors qu’il ne fut jamais mentionné par ce dernier 65.
Certains se contentèrent d’une confortable position locale qui leur assura une
situation professionnelle stable et une petite notoriété. Ce fut le cas du Brescian
Bartolomeo Bayguera, notaire issu d’une famille marchande aisée, dont le principal
fait d’armes fut d’avoir été le secrétaire du cardinal romain Pietro Stefaneschi de
1405 à 1410 66. L’élection à l’épiscopat de Brescia, en 1419, d’un neveu du cardinal
Stefaneschi lui permit d’entrer à son service comme chancelier et d’y demeurer
au moins jusqu’en 1458. Ne sont conservées de sa plume que deux œuvres en
hexamètres latins, un court éloge qui remonte à 1416 et surtout l’Itinerarium, un
récit de plus de 3 000 vers relatant son voyage à Rome, daté de 1425 67. Il y évoque
longuement Francesco da Fiano, décédé en 1421 : c’est lui, le disciple de Pétrarque,
insiste-t-il, qui fut son maître dans l’art poétique, lui qui lui fit découvrir les mer-
veilles antiques de Rome 68. Les deux poèmes ont été composés dans le cadre
brescian : le premier est adressé au podestat de la ville, le second au nouvel évêque.
Bayguera mit ainsi à profit ses compétences de latiniste et son aura d’ancien curia-
liste, formé à Rome par un ancien disciple de Pétrarque, pour développer un
clientélisme local, que vint appuyer une lettre de présentation de l’œuvre compo-
sée par un humaniste lombard bien plus fameux, Antonio da Rho 69. Michele
Zambelli a d’ailleurs noté le fait qu’il a probablement joui d’une certaine célébrité
dans sa ville, puisque l’un de ses petit-fils le qualifia en 1491 de « poète lauréat » et
que sa sépulture fut décorée de fresques et accompagnée d’un épitaphe métrique à
sa mémoire 70. Il ne fut pas un pionnier de l’humanisme, il faut en convenir, ni ne
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65 - Voir les extraits de la première partie (Nuntio) du Libellus penarum édités dans
W. WATTENBACH, « Benedictus de Pileo », art. cit., notamment p. 107.
66 - Paolo GUERRINI, « Un cancelliere vescovile del Quattrocento: Bartolomeo Baiguera »,
Brixia Sacra, 6, 1915, p. 18-29 ; Enrico CARONE, « Bayguera, Bartolomeo », Dizionario
biografico degli Italiani, Rome, Istituto della Enciclopedia italiana, 1965, t. 7, p. 309-311 ;
Michele ZAMBELLI, « Un dialogo sulla vita monastica tra Bartolomeo Bayguera, umanista
bresciano, e Francesco da Piacenza, monaco di Monte Oliveto », Benedictina, 49-2, 2002,
p. 361-400 ; Id., « L’Itinerarium di Bartolomeo Bayguera », in V. GROHOVAZ (dir.), Libri
e lettori a Brescia tra Medioevo ed età moderna, Brescia, Grafo/Biblioteca Queriniana, 2003,
p. 133-154.
67 - Silvia LOCATELLI, « Bartolomeo Bayguera e il suo Itinerarium (1425) », Commentari
dell’Ateneo di Brescia per l’anno 1931, Brescia, F. Apollonio, 1932, p. 83-90 ; Massimo
MIGLIO, « Roma dopo Avignone: la rinascita politica dell’antico », in S. SETTIS (dir.),
Memoria dell’antico nell’arte italiana, vol. 1, L’uso dei classici, Turin, G. Einaudi, 1984,
p. 75-111, en particulier p. 83-84 ; Carla Maria MONTI, « Salutati visto da Nord: la pros-
pettiva dei cancellieri e maestri viscontei », in C. BIANCA (dir.), Coluccio Salutati e l’inven-
zione dell’Umanesimo, Rome, Ed. di storia e letteratura, 2010, p. 193-200.
68 - M. ZAMBELLI, « L’Itinerarium di Bartolomeo Bayguera », art. cit., p. 135, 140 et 143-144.
69 - Emilio GIAZZI, « La lettera di Antonio da Rho a Bartolomeo Bayguera: un resoconto
dell’Itinerarium », in V. GROHOVAZ (dir.), Libri e lettori a Brescia..., op. cit., p. 155-181.
70 - Paolo GUERRINI, « Il sepolcro di Bartolomeo Bayguera », Brixia Sacra, 6, 1915,
p. 160-161 ; M. ZAMBELLI, « Un dialogo sulla vita monastica tra Bartolomeo Bayguera... »,
art. cit., p. 364. 685
CLÉMENCE REVEST

conserva, selon toute apparence, d’amitié durable au sein de l’humanisme curial,


mais ce poète raffiné représentait lui aussi une voie « modeste » de l’humanisme,
implantée localement, s’insérant au sein de la tradition culturelle notariale. En
définitive, parce que l’humanisme créa du désir d’appartenance et de ressem-
blance, fort d’un répertoire d’expression à la fois malléable et codifié ainsi que d’un
système de représentation et de distinction polarisé, il put devenir un mouvement.

Un nom, une fonction, un mythe


Naissance d’un esprit de corps
Au sein de la mutation que nous essayons de brosser à grands traits, la formation
d’une identité générique, créatrice d’une illusio au sens bourdieusien, s’impose
comme un phénomène essentiel 71. L’un de ses plus éclatants symptômes est la
caractérisation d’un « nous » englobant, qui passe par une même manière de se
nommer, composée de deux éléments corrélés. Celle-ci a trait, d’une part, à un
domaine d’investigation savante, l’étude de l’Antiquité : les auteurs évoquent
l’antiquitas, les Anciens, ou se réfèrent au monde des Muses. L’allusion peut aussi
être exprimée de manière moins directe, spécifiée par une connotation de supério-
rité : il s’agit des bonae ou des optimae artes. Dans ce contexte, l’expression studia
humanitatis, dont les premières occurrences sont attestées dans la correspondance
de Salutati à partir du dernier tiers du XIVe siècle, fait son chemin 72. La liste des
apparitions établie par Benjamin Kohl, bien que non exhaustive, a clairement mis
en évidence la progressive diffusion de cette locution, particulièrement la façon
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dont les humanistes de l’aire vénitienne (Barzizza au premier chef) l’ont eux-mêmes
promue à partir des années 1410 73. Sans entrer dans une réflexion touchant au
contenu technique des studia humanitatis, il faut aussi comprendre l’adoption de
cette formule comme la progressive détermination d’un emblème. Les humanistes
ont à dessein réemployé une association lexicale empruntée au Pro Archia de
Cicéron (redécouvert par Pétrarque en 1341), qui, extraite de son contexte premier,
a été figée, confisquée au profit d’une fonction d’autoreprésentation 74. Le second
élément de désignation consiste, d’autre part, dans la référence à la ferveur qui

71 - Paul COSTEY, « L’illusio chez Pierre Bourdieu. Les (més)usages d’une notion et son
application au cas des universitaires », Tracés, 8, 2005, p. 13-27, http://traces.revues.org/
2133.
72 - Erik PETERSEN, « ‘The Communication of the Dead’: Notes on the Studia humanita-
tis and the Nature of Humanist Philology », in A. DIONISOTTI, A. GRAFTON et J. KRAYE
(dir.), The Uses of Greek and Latin: Historical Essays, Londres, The Warburg Institute,
1988, p. 57-69 ; Benjamin G. KOHL, « The Changing Concept of the Studia humanitatis
in the Early Renaissance », Culture and Politics in Early Renaissance Padua, Aldershot,
Ashgate, [art. 1992] 2001, no VIII, p. 185-209.
73 - B. KOHL, « The Changing Concept of the Studia humanitatis in the Early Renais-
sance », art. cit., p. 203-209 (liste d’occurrences).
74 - Michael D. REEVE, « Classical Scholarship », in J. KRAYE (dir.), The Cambridge Compa-
686 nion to the Renaissance, Cambridge, Cambridge University Press, 1996, p. 20-46.
HUMANISME

anime l’individu : il n’étudie pas seulement les studia humanitatis, il est transporté
du désir de les connaître. Les auteurs empruntent en effet le plus souvent au
vocabulaire de l’amour pour décrire l’activité d’étude et l’emploi du superlatif est
courant pour désigner l’ardeur du lettré (celui-ci est au moins studiosissimus). En
ce sens, l’humaniste n’est pas représenté comme un spécialiste mais comme un
passionné, et c’est d’une émotion partagée que naît cette distinction d’une commu-
nauté de pairs.
Antiquitatis amator : c’est par ces termes que Bruni qualifie Niccoli, alors son
plus actif promoteur, dans une lettre composée vers 1405-1406 75. À propos de
Capra, il écrit au même Niccoli, le 8 octobre 1407, ces lignes éloquentes :

Bartolomeo de Crémone s’est admirablement, comme je te le racontais dans d’autres


lettres, dévoué aux studia humanitatis ; et comme il étudiait avec une grand ardeur à
une époque antérieure, avant son épiscopat, il ne peut maintenant qu’il a été fait évêque
ne pas aimer affectueusement ces Muses qu’il a auparavant cultivées, et en porter, comme
le dit notre Virgile, « les insignes sacrés dans le grand amour qu’il ressent pour elles » 76.

En 1407 aussi, l’humaniste rédige une préface à sa traduction latine du Discours


sur la couronne de Démosthène, qui s’ouvre sur cette remarquable entrée en
matière : « Parce que tu es au plus haut point versé dans l’étude de l’éloquence et
que tu lis avec la plus grande attention, et explores avec passion, les écrits de
nos orateurs [...] 77. » Les exemplaires conservés de cette dédicace montrent qu’elle
a été adressée de manière identique à deux curialistes, Capra, de nouveau, et
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Pizolpasso, ce qui indique, en sus de la répétition des formules, la codification
d’un modèle de désignation générique 78. Barzizza reprend des expressions simi-
laires pour présenter ses élèves : ainsi fait-il l’éloge de Valerio Marcello auprès du
cardinal Francesco Zabarella, à l’été 1411, en indiquant qu’il est un homme « qui
éprouve la plus grande affection pour les belles lettres [optimarum artium], autant

75 - Leonardo BRUNI, Epistolarum libri VIII, X, 6, éd. par L. Mehus, Florence, B. Paperinii,
1741, vol. II, p. 175, réimp. in J. HANKINS, Rome, Ed. di storia e letteratura, 2007
(Francesco Paolo LUISO, Studi su l’epistolario di Leonardo Bruni, éd. par L. Gualdo Rosa,
Rome, ISIME, 1980, I, 21).
76 - Bartholomeus Cremonensis mirifice, ut tibi alias narravi, studiis humanitatis deditus est ;
idque cum superiori tempore ante Presulatum studiosissime fecisset, non potest nunc Presul factus
eas, quas ante coluit, Musas non affectuose amare, earumque sacra ferre ingenti, ut Maro noster
ait, perculsus amore, L. BRUNI, Epistolarum libri VIII, II, 10, op. cit., vol. I, p. 44
(F. P. LUISO, Studi su l’epistolario di Leonardo Bruni, op. cit., II, 12). La référence à Virgile
est tirée des Géorgiques, II, v. 476-477.
77 - Cum eloquentiae studiosissimus sis et oratorum nostrorum scripta diligentissime legas et
avidissime perscruteris, Maria ACCAME LANZILLOTA, Leonardo Bruni traduttore di Demos-
tene: la « Pro Ctesiphonte », Gênes, Istituto nazionale di filologia classica e medievale, 1986,
p. 99.
78 - Ibid., p. 15, n. 6 ; Ludwig BERTALOT, « Zur bibliographie der Übersetzungen des
Leonardus Brunus Aretinus », Studien zum italienischen und deutschen Humanismus, op. cit.,
vol. II, p. 278. 687
CLÉMENCE REVEST

que pour ta dignité 79 ». Les hommages funèbres fournissent l’occasion de multiples


variations autour du même thème : de Zabarella, mort le 26 septembre 1417, Pietro
Donato rappelle qu’il « était tant charmé par les studia humanitatis qu’il voulait avoir
toujours quelqu’un de versé dans cette discipline chez lui 80 ». Parallèlement, l’utilisa-
tion du « nous » se charge de sens : lors d’un échange poétique qui se tient à Rome
à la fin de l’été 1406, Loschi évoque la présence conjointe de Bruni et de Vergerio
en précisant de manière tout à fait caractéristique : « Chacun d’eux cultive les
meilleures et les plus belles études / et les arts illustres que nous y versons aussi 81. »
Une conscience de groupe, en somme, est énoncée et objectivée. Cette quali-
fication de soi est en outre concomitante de la mise en forme d’un programme que
l’on peut appeler le « cicéronianisme » et qui renvoie, d’une manière générale, à
la fonction que s’attribue l’humanisme dans l’espace public 82. Au nom se joint
donc une spécialité sociale qui affirme l’existence d’un domaine réservé de compé-
tence tout en portant une ambition universaliste. L’impératif d’imitation de la
prose de Cicéron est l’aspect le mieux connu de ce programme, celui qui fut aussi
le plus stigmatisé à partir de la fin du Quattrocento. Mais une telle orientation
stylistique, si elle est l’un des fers de lance les plus manifestes du cicéronianisme,
ne peut être comprise que ramenée au programme idéologique qui lui donne son
sens 83, c’est-à-dire à la réactivation d’un cadre paradigmatique dont la clé de voûte
est, non pas seulement un modèle esthétique, mais plus globalement une utopie
éthique, dont Cicéron est à la fois l’incarnation rêvée et le théoricien 84.
Nous voulons parler, on l’aura compris, de la figure de l’orator présentée
comme le fruit d’un accomplissement moral, intellectuel et politique, cet archétype
idéal de l’homme d’État au service de la res publica 85. L’Inquisitio de Loschi com-
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prend ainsi une préface, adressée à l’un de ses collègues de la chancellerie vis-
contéenne, qui expose la première véritable reformulation d’une telle conception,

79 - [...] optimarum artium, ita tuae dignitatis, amantissimum, Gasparino BARZIZZA, Gasparini
Barzizii Bergomatis et Guiniforti filii opera, éd. par G. A. Furietti, Rome, Jo. Mariam
Salvioni, 1723, vol. I, p. 131-133.
80 - His etiam humanitatis studiis tantum delectatum est, ut quempiam semper ejus disciplinae
eruditum domi habere vellet, Pietro DONATO, Oratio in exequiis domini Francisci Zabarellae,
éd. par G. B. Mittarelli, Venise, Bibliotheca codicum manuscriptorum monasterii
S. Michaelis Venetiarum prope Murianum, 1779, col. 1235.
81 - Optima uterque colit studia et pulcherrima rerum / Illustresque ipsis quas nos infundimus
artes, Antonio LOSCHI, Doctissimo viro musarumque amicissimo domino Francisco de Fiano,
éd. par G. da Schio, Antonii de Luschis carmina quae supersunt fere omnia, Padoue, Typ.
del Seminario, 1858, p. 55-58, v. 78-79.
82 - Voir, en premier lieu, Marc FUMAROLI, L’âge de l’éloquence. Rhétorique et res literaria
de la Renaissance au seuil de l’époque classique, Paris, Albin Michel, [1980] 1994, p. 35-230.
83 - Nous nous écartons ici en particulier de l’analyse de R. Witt qui tend à identifier
cicéronianisme et classicizing oratory, signalant mais reléguant généralement au second
plan la doctrine éthique au profit d’une lecture stylistique : R. G. WITT, « In the Footsteps
of the Ancients »..., op. cit., p. 338-507, par exemple p. 498.
84 - Pierre LAURENS, « La médiation humaniste : Instauratio totius artis rhetoricae », in
L. PERNOT (dir.), Actualité de la rhétorique, Paris, Klincksieck, 2000, p. 59-69, particulière-
ment p. 61.
85 - Laurent PERNOT, La rhétorique dans l’Antiquité, Paris, Librairie générale française,
688 2000, p. 154-157.
HUMANISME

au cours de laquelle il définit l’orateur comme le vir bonus cum ratione dicendi et
loue le savoir philosophique de Cicéron 86. La collecte de manuscrits contenant les
écrits doctrinaux de la rhétorique antique (c’est-à-dire des œuvres présentant
moins son contenu technique que sa vocation sociale et politique) fut un moteur
consubstantiel de cette édification théorique, notamment les fameuses trouvailles
de 1416 à Constance (un volume complet de l’Institution oratoire de Quintilien)
et de 1421 à Lodi (le De l’orateur et L’orateur complets ainsi que le Brutus) 87. Elle
s’appuya également sur la réinterprétation idéalisée de la vie de l’Arpinate, en
particulier de son engagement politique, à partir de la réplique de Vergerio à
Pétrarque, en 1394 88, suivie par ce monument à la gloire d’un « homme vraiment
né pour être utile aux hommes aussi bien dans le domaine politique que dans celui
de la pensée théorique 89 » qu’est le Cicero novus de Bruni (1415).
On le perçoit aisément, au cœur de l’apologie de l’orator incarné en Cicéron
s’exprime une défense de l’engagement du lettré dans la vita activa, qui met sa
compétence philosophique et rhétorique au service des institutions publiques ; un
« humanisme civique », si l’on reprend l’expression célèbre et longuement discutée
de Hans Baron 90. Les enjeux sociaux immédiats auxquels s’articule une telle uto-
pie nous semblent devoir retenir particulièrement l’attention : en exprimant de la
sorte leur croyance dans la fonction suprême de l’orateur, les humanistes construisent

86 - Denique si sunt idem orator et eloquens, orator autem est vir bonus cum ratione dicendi :
consequens sit ut sit eloquens etiam bonus, Antonio LOSCHI, « Inquisitio super XI orationes
Ciceronis », in Q. A. PEDIANUS, Commentarii in orationes Ciceronis, éd. par J. de Colonia
et J. Manthen, Venise, 1477, p. 81 et, pour l’éloge de Cicéron comme philosophe, p. 82.
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87 - James J. MURPHY, Rhetoric in the Middle Ages: A History of Rhetorical Theory from Saint
Augustine to the Renaissance, Berkeley, University of California Press, 1974, p. 357-361.
Sur la réapparition de Quintilien : Carl Joachim CLASSEN, « Quintilian and the Revival of
Learning in Italy », Humanistica Lovaniensia, 43, 1994, p. 77-98. À propos des manuscrits
trouvés par les humanistes en 1416 et 1421 : Remigio SABBADINI, Le scoperte dei codici
latini e greci ne’ secoli XIV e XV, Florence, G. S. Sansoni, 1914, vol. I, p. 77-79 et 101 ; Id.,
Storia e critica di testi latini, Catane, Battiato Ed., 1914, p. 101-145.
88 - Pier Paolo VERGERIO, Epistolario di Pier Paolo Vergerio, éd. par L. Smith, Rome,
ISIME, 1934, app. I, no II, p. 436-445. Voir John MC MANAMON, Pier Paolo Vergerio the
Elder: The Humanist as Orator, Tempe, Medieval and Renaissance Texts and Studies,
1996, p. 54-58.
89 - Homo vere natus ad prodessendum hominibus vel in re publica vel in doctrina, Leonardo
BRUNI, « Vita Ciceronis seu Cicero novus », in L. BERNARD-PRADELLE (éd.), Leonardo
Bruni Aretino..., op. cit., p. 408-547, citation p. 500. Voir également Edmund B. FRYDE,
« The Beginnings of Italian Humanist Historiography: The New Cicero of Leonardo
Bruni », Humanism and Renaissance Historiography, op. cit., p. 33-53.
90 - Hans BARON, The Crisis of the Early Italian Renaissance: Civic Humanism and Republican
Liberty in an Age of Classicism and Tyranny, Princeton, Princeton University Press, [1955]
1966 ; James HANKINS, « The ‘Baron Thesis’ after Forty Years and Some Recent Studies
on Leonardo Bruni », Journal of the History of Ideas, 56-2, 1995, p. 309-338 ; James
HANKINS (dir.), Renaissance Civic Humanism: Reappraisals and Reflections, Cambridge,
Cambridge University Press, 2000 ; Patrick GILLI, « Le discours politique florentin à la
Renaissance : autour de l’‘humanisme civique’ », in J. BOUTIER, S. LANDI et O. ROUCHON
(dir.), Florence et la Toscane, XIVe-XIXe siècles. Les dynamiques d’un État italien, Rennes,
PUR, 2004, p. 323-343. 689
CLÉMENCE REVEST

la représentation d’une « aristocratie de l’éloquence » qui se rapporte aussi bien à


leur propre profession d’intellectuels qu’à leurs rapports aux élites 91. Le leitmotiv
cicéronien fonde leur prétention à s’imposer, en tant que partisans des studia huma-
nitatis, comme des auxiliaires indispensables du pouvoir et des faiseurs de grands
hommes. C’est ainsi, notamment, que les offices de secrétaires ou de chanceliers
sont investis par l’imaginaire du rhéteur sage et vertueux 92. Un passage de l’oraison
funèbre composée par Barzizza pour Marziano Rampini da Tortona, un secrétaire
de Filippo Maria Visconti mort entre 1423 et 1425, met clairement en lumière
ce phénomène :

Je rappellerai, comme nous le savons tous, l’incroyable prudence dans la prise de décision,
la sagesse dans les discours prononcés au Sénat, qu’il mit au service de celui-ci pour son
honneur et pour sa grâce, autant que sa santé le lui permit. Les pères conscrits, admiratifs,
l’appelèrent les uns le nouveau Caton, les autres le nouveau Caius Lelius. C’est pourquoi,
en ce qui concerne le jugement de notre prince, je dirai qu’en vérité comme celui-ci écoutait
attentivement ses dissertations très savantes, chaque fois qu’il était quelque peu soulagé
des lourdes tâches de l’État, et conversait librement avec lui des affaires majeures qui
agitaient son esprit, il voulait aussi qu’il connaisse tous ses secrets. Il était à la fois très
savant dans tous les artes et particulièrement doué pour la poésie et pour une exceptionnelle
éloquence. Ces studia humanitatis le rendaient, à bon droit, d’autant plus agréable
auprès d’un si grand prince, et d’autant plus admirable 93.

Dans la pratique professionnelle idéalisée de l’officier, le cicéronianisme se concré-


tise ainsi à travers trois activités : conseiller le prince, être son confident et exercer
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91 - Deux études peuvent illustrer cette articulation entre paradigme cicéronien et pro-
motion de soi : J. MC MANAMON, Pier Paolo Vergerio the Elder..., op. cit. ; Patrick GILLI,
« Le conflit entre le juriste et l’orateur d’après une lettre de Cosma Raimondi, humaniste
italien en Avignon (c. 1431-1432) », Rhetorica, 16-3, 1998, p. 259-286.
92 - Eugenio GARIN, « I cancellieri umanisti della repubblica fiorentina da Coluccio
Salutati a Bartolomeo Scala », La cultura filosofica del Rinascimento italiano, Florence,
G. S. Sansoni, [art. 1959] 1992, p. 3-37 ; Marcello SIMONETTA, Rinascimento segreto. Il
mondo del segretario da Petrarca a Machiavelli, Milan, Franco Angeli, 2004.
93 - Commemorabo apud quem, ut omnes scimus, tantum honore et gracia potuit quantum sibi
per valetudinem suam licuit cuius incredibilem in deliberando prudentiam, in sententiis in senatu
dicendis sapientiam. Patres conscripti admirati alii Catonem eum, alterum alii Gaium Lelium
appellabant. Quod huiuscemodi in principis nostri iudicium de hoc vero dicam cum illius sapien-
tissimas disputaciones, que quotiens gravissimis regni curis paulisper levatus erat, attentissime
audiret atque sepe de summis rebus suis cogitans libenter cum eo conferret, omniumque secretorum
suorum conscium etiam vellet. Erat enim tum ceterarum omnium artium doctissimus cum poeticis
studiis ac singulari eloquentia in primis preditus. Que humanitatis studia illum merito gratiorem
apud tantum principem admirabilioremque reddebant, Gasparino BARZIZZA, Funebris oratio
in mortem cuiusdam Doctoris edita, in A. ARZANO (éd.), « Marziano da Tortona, letterato
e miniatore del Rinascimento », Bollettino della Società per gli studi di storia, d’economica e
d’arte nel Tortonese, 4, 1904, p. 27-50, citation p. 48-50. Sur ce lettré, voir Maria Franca
BARONI, « I cancellieri di Giovanni Maria e Filippo Maria Visconti », Nuova Rivista Storica,
690 50-2, 1966, p. 367-428, en particulier p. 394-395.
HUMANISME

à son service un talent oratoire hors du commun. Imiter Cicéron signifie non seule-
ment reproduire sa prose, mais plus encore être un autre Cicéron. On doit aussi rappeler
les liens essentiels qu’entretient une telle promotion de l’orateur-philosophe avec
le développement d’un modèle éducatif fondé sur les studia humanitatis. La théori-
sation d’une pédagogie du vir bonus dicendique peritus pose les fondations, cela a
été souvent souligné, d’un programme de formation qui accorde une large place à
la pratique de l’éloquence et se présente comme la parfaite propédeutique du
futur gouvernant 94. Ce faisant, les humanistes affirment leur utilité singulière et
se construisent, d’un point de vue idéologique, un véritable pré carré social. Sans
approfondir la question ni des pratiques effectives ni des enjeux philosophiques,
il y a ici un tournant programmatique qui structure l’« esprit de corps » de l’huma-
nisme et, à la faveur d’une redéfinition autoréférentielle de la figure éthique de
l’homme de savoir, trace et proclame la rupture avec une hiérarchie culturelle
dominante 95. Car en creux, c’est une entrée en force dans un monde savant déjà
fortement institutionnalisé et concurrentiel qui se dessine, ne laissant d’autre alter-
native à ses rivaux que l’affrontement ou l’adaptation à la nouvelle donne : les
tensions qui agitèrent l’Italie du XVe siècle autour de la prééminence du droit,
étudiées par Patrick Gilli, en sont une remarquable illustration 96.
Enfin, dans la construction dynamique et polémique d’une identité, la mise
en récit d’un triomphe en train de s’accomplir entre en jeu. Nous revenons ainsi, en
un dernier moment, à cette dimension par laquelle nous avions ouvert notre
réflexion, à savoir la sublimation d’une histoire présente comme aventure collec-
tive, sous l’impulsion d’une génération de héros pionniers, annonçant le futur
déploiement d’une « renaissance » de l’antique âge d’or. En effet, certains élé-
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ments structurants de la narration apologétique au long cours de la naissance de
l’humanisme ont été déterminés par ses propres acteurs, protagonistes d’un « mythe
des origines » en train de se penser et de se fixer. Parmi les cadres mémoriels
élaborés dans les premières décennies du Quattrocento, on doit accorder une place
notable à la représentation des « découvertes » de Poggio durant le concile de
Constance, instituées quasi immédiatement en un événement fondateur qui fait
du Florentin l’intrépide libérateur des beautés ensevelies de l’Antiquité et dont
les fruits – les manuscrits copiés – paraissent autant de victoires remportées par
l’humanisme sur la barbarie 97 ; un événement qui, et c’est peu de le dire, continue
de peser sur notre propre reconstitution des débuts du mouvement.

94 - Eugenio GARIN, L’éducation de l’homme moderne. La pédagogie de la Renaissance, 1400-


1600, trad. par J. Humbert, Paris, Hachette, [1957] 2003 ; Paul F. GRENDLER, Schooling
in Renaissance Italy: Literacy and Learning, 1300-1600, Baltimore/Londres, The Johns
Hopkins University Press, 1989, en particulier p. 111-141.
95 - P. F. GRENDLER, « Humanism: Ancient Learning... », art. cit., p. 73-95.
96 - P. GILLI, La noblesse du droit..., op. cit., notamment p. 231-310.
97 - Nous utilisons ici à dessein le terme « événement » dans une perspective que la
critique historique a largement explorée depuis une quarantaine d’années, c’est-à-dire
dans la mesure où l’on comprend l’événement comme un produit herméneutique, struc-
turé par un ensemble de représentations constitutives d’identité, qui cristallise, au sein
d’une mise en forme narrative, la perception des faits autour d’un sens à venir. Voir
une mise au point récente dans François DOSSE, « Événement », in C. DELACROIX et al.
(dir.), Historiographies. Concepts et débats, Paris, Gallimard, 2010, vol. II, p. 744-756. 691
CLÉMENCE REVEST

Un bref rappel s’impose : mettant à profit son désœuvrement lors des travaux
du concile de Constance, Poggio a effectué au moins quatre voyages pour se rendre
dans des bibliothèques monastiques entre l’été 1416 et l’été 1417 (en omettant la
question problématique du Vetus Cluniacensis auquel il a eu accès en 1415), notam-
ment à Saint-Gall, Fulda, Langres et Cologne 98. Il en rapporta plusieurs œuvres
antiques (de Cicéron, Vitruve, Tite-Live et Lucrèce entre autres) dont une version
complète de l’Institution oratoire de Quintilien. Cette trouvaille fait l’objet d’une
lettre adressée par l’humaniste à Guarino le 16 décembre 1416, soit quelques mois
après ses premières recherches à Saint-Gall 99. La lettre est avant toute chose un
morceau rhétorique dans lequel Poggio, ne boudant ni son plaisir ni sa fierté,
ménage ses effets de manche et dramatise sans nuance le récit 100. Après avoir fait
durer le suspense et exalté avec grandiloquence Quintilien, théoricien de la parfaite
éloquence, il développe une longue lamentation autour de la « lacération » d’une
grande partie de son œuvre, citant les vers de l’Énéide à propos de Déiphobe « au
corps tout déchiré, au visage cruellement lacéré ; il a la face, les deux mains, les
tempes dévastées, les oreilles arrachées, et le nez tranché, en une abominable
mutilation 101 ». L’apogée de cette envolée pathétique est atteint au moyen d’une
prosopopée de Quintilien lui-même, qui supplie qu’on lui vienne en aide 102. La
nouvelle de la trouvaille n’intervient qu’après ces développements, à la toute fin
de la lettre. L’épistolier souligne surtout avec emphase les conditions indignes
dans lesquelles l’ouvrage était conservé : il s’agissait, explique-t-il, d’une réclusion
tout à fait scandaleuse, « dans une prison absolument horrible et obscure, c’est-à-
dire au fond d’une tour, où même les condamnés à mort ne seraient pas relégués 103 ».
Au sein de cette mise en scène de soi, on note que, d’une part, l’humaniste
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présente le monastère comme un lieu d’ensevelissement du savoir et exalte sa
propre démarche en opposition du mépris des moines vis-à-vis de ce patrimoine
et, d’autre part, qu’il utilise dans le récit final un « nous » jamais explicité. Une

98 - On sait aussi qu’il s’est rendu à Paris (au monastère de Saint-Victor) et en Normandie
autour de la même période ou au cours de sa pérégrination vers l’Angleterre entre la
fin de l’année 1418 et le début de l’année 1419. Sur les manuscrits qu’il trouva, voir
R. SABBADINI, Le scoperte dei codici latini e greci..., op. cit., vol. I, p. 77-82 ; Id., Storia e
critica di testi latini, op. cit., p. 43-49 et 383-396 ; A. DE LA MARE, The Handwriting of
Italian Humanists, op. cit., p. 64-65 ; Tino FOFFANO, « Niccoli, Cosimo e le ricerche di
Poggio nelle biblioteche francesi », Italia Medioevale e umanistica, XII, 1969, p. 113-128.
99 - Poggio BRACCIOLINI, Lettere, IV, 5, éd. par H. Harth, Florence, L. S. Olschki, 1984,
vol. II, p. 153-156. Une variante de cette lettre est également connue, adressée à
Giovanni Corvini, ibid., app. 3, p. 444-447.
100 - Fernand HALLYN, « Le fictif, le vrai et le faux », in J. HERMAN et F. HALLYN (dir.),
Le topos du manuscrit trouvé, Louvain/Paris, Peeters, 1999, p. 499-500.
101 - [...] lacerum crudeliter ora, / ora manusque ambas, populataque tempora raptis / auribus
et truncas inhonesto vulnere naris, VIRGILE, Énéide, VI, v. 496-498 (pour la citation dans la
lettre de Poggio : P. BRACCIOLINI, Lettere, IV, 5, op. cit., p. 154).
102 - Videbatur manus tendere, implorare Quiritum fidem, ut se ab iniquo iudicio tuerentur,
ibid., p. 155.
103 - [...] in teterrimo quodam et obscuro carcere, fundo scilicet unius turris quo ne capitalis
692 quidem rei damnati retruderentur, ibid.
HUMANISME

lettre de la correspondance de Bruni va exactement dans le même sens. Elle est


adressée à Poggio, quelques mois plus tôt, le 16 septembre 1416, suite à la nouvelle
transmise par Niccoli 104. Bruni se livre à un éloge appuyé des accomplissements
de son ami, n’hésitant pas à le comparer à un nouveau Camille 105. Il dénonce aussi
avec véhémence le sort indigne auquel l’œuvre avait été condamnée, en recourant
à la même citation de l’Énéide, et fait de l’épisode un sauvetage puisque le manus-
crit a été, dit-il, « libéré de cette prison de barbares inexorable et impitoyable 106 ».
Enfin, exhortant son destinataire à poursuivre ses efforts, il indique au passage
que ce dernier était accompagné d’autres personnes – illos qui tecum erant – alors que
le reste de la lettre laisse entendre que le mérite revient uniquement à Poggio.
Les documents qui viennent d’être décrits, composés par deux des personna-
lités les plus influentes de la scène culturelle italienne dans les décennies suivantes
et intégrés à leur recueils épistolaires « canoniques » respectifs, ont connu une
diffusion massive et été largement repris par les historiographes humanistes 107. Ils
constituent le socle d’une interprétation aux reliefs symboliques très marqués, tout
entière écrite à la gloire des studia humanitatis et en particulier de Poggio, valeureux
découvreur d’un trésor qui change le cours de l’histoire. La lettre de Barbaro à ce
dernier, datée du 6 juillet 1417, pourrait être versée à ce dossier, le Vénitien ne
reculant devant aucun excès pour célébrer la tenacité du lettré (« toi que ni la
rigueur de l’hiver, ni la neige, ni la longueur du voyage, ni la difficulté des routes
n’arrêtèrent, afin que tu arraches des ténèbres vers la lumière les monuments de
la littérature »), opposée à l’« ignominie » germanique 108.
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104 - L. BRUNI, Epistolarum libri VIII, IV, 5, op. cit., vol. I, p. 111-113.
105 - O lucrum ingens ! O insperatum gaudium !, ibid., p. 112. Erit profecto tua gloria, ut
amissa jam ac perdita excellentium virorum scripta tuo labore ac diligentia seculo nostro restituas.
Nec eas res solum nobis grata erit, sed et posteris nostris, idest studiorum nostrorum successoribus,
ibid., p. 111.
106 - [...] cum tum illum diuturno ac ferreo barbarorum carcere liberatum huc miseris, ibid.,
p. 112. Au vu des nombreux échos entre ce passage du texte brunien et la lettre posté-
rieure de Poggio à Guarino, on peut d’ailleurs se demander si la seconde n’a pas été
directement inspirée de la première.
107 - Sur la constitution par Poggio de ses recueils épistolaires et leur diffusion : Helen
HARTH, « Introduzione », in P. BRACCIOLINI, Lettere, op. cit., vol. I, p. XI-CXIX. Concernant
le cas complexe de la correspondance brunienne : Lucia GUALDO ROSA et Paolo VITI
(dir.), Per il censimento dei codici dell’epistolario di Leonardo Bruni, Rome, ISIME, 1991 ;
Paolo VITI, Leonardo Bruni a Firenze. Studi sulle lettere publiche e private, Rome, Bulzoni,
1992, p. 311-338 ; James HANKINS, « Notes on the Textual Tradition of Leonardo Bruni’s
Epistulae Familiares », Humanism and Platonism in the Italian Renaissance, op. cit., vol. I,
p. 63-98 ; Lucia GUALDO ROSA (dir.), Censimento dei codici dell’epistolario di Leonardo
Bruni, Rome, ISIME, 1993-2004, 2 vol. Concernant la reprise d’une telle représentation,
voir par exemple les récits de Vespasiano da BISTICCI, « Vita di meser Poggio fioren-
tino », Le Vite, éd. par A. Greco, Florence, Istituto nazionale di studi sul Rinascimento,
1970, vol. I, p. 541-544, et de F. BIONDO, Italy Illuminated, op. cit., vol. I, p. 302-304.
108 - [...] te non vis hiemis non nives non longitudo itineris non asperitas viarum, ut monumenta
litterarum e tenebris in lucem erueres, retardarunt, F. BARBARO, Epistolario, op. cit., vol. II,
no 20, p. 72 ; Ignominia etiam notandi sunt illi Germani qui clarissimos viros quorum vita ad
omnem memoriam sibi commendata esse debuit, quantum in se fuit, vivos diuturno tempore 693
CLÉMENCE REVEST

À propos de cette version des faits, deux remarques peuvent être faites.
D’abord, si les humanistes font de leur recherche une véritable quête au trésor
dans ce qu’ils appellent des prisons, ils ont, tout compte fait, trouvé des livres dans
des bibliothèques. Il ne s’agit pas de chanter, par esprit de contradiction, les
louanges de la culture monastique comme grande protectrice du patrimoine clas-
sique en Occident, ni de minimiser l’impact de ces trouvailles sur le développe-
ment du programme humaniste : les chercheurs de manuscrits ont bel et bien, de
leur point de vue, « découvert » des œuvres qui leur étaient inconnues et qui
contribuèrent de façon cruciale à l’édification de leur projet et de leur pensée.
Mais, au cœur d’une telle entreprise de collecte de textes, une représentation
symbolique de cette même activité par ses acteurs dota la trouvaille d’une significa-
tion capitale, celle d’une épopée annonciatrice de futurs triomphes, matérialisant
à leurs yeux l’orée d’une ère radieuse opposée de façon manichéenne à l’obscuran-
tisme « médiéval ». Appréhendée comme un mythe commun, la « libération » des
classiques participa à la construction d’un puissant imaginaire de soi.
Ensuite, une telle version établit une claire polarisation du récit autour de
Poggio, leader porté aux nues, même lorsqu’il est fait allusion – comme c’est le
cas dans la lettre de Barbaro – à ses deux compagnons de voyage, Bartolomeo
Aragazzi et Cencio dei Rustici. Ce dernier, un jeune humaniste romain, relata
d’ailleurs les découvertes de Saint-Gall dans une lettre dont la fortune fut bien
moindre (une seule copie manuscrite connue), au cours de laquelle il dresse un
tableau apocalyptique comparable aux descriptions précédentes mais n’accorde
aucune prééminence particulière au Florentin – il aurait même plutôt tendance à
se présenter comme l’inspirateur du projet 109. Une telle focalisation, encore relayée
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par l’historiographie contemporaine, est caractéristique de la mainmise qu’exer-
cèrent très tôt les Toscans sur la mémoire de l’humanisme, imposant une vision
autocentrée qui contribua plus largement à faire de Florence le berceau incontesté
de la Renaissance.
Nul n’est besoin d’évoquer plus longuement la force de cette captation
mémorielle, que le pouvoir médicéen sut avec éclat développer et consolider

sepultos tenuerunt, ibid., p. 75. Francesco Barbaro fait lui-même référence à la lettre de
Poggio à Guarino, ibid., p. 77.
109 - La lettre adressée à Francesco da Fiano, non datée, est publiée dans Ludwig
BERTALOT, « Cincius Romanus und seine Briefe », Studien zum italienischen und deutschen
Humanismus, op. cit., vol. II, no 3, p. 144-147. On y lit notamment p. 145 : In Germania
multa monasteria sunt bibliothecis librorum latinorum referta. Que res spem mihi attulit aliquot
libros Ciceronis Varronis Livii aliorumque doctissimorum virorum qui extincti penitus esse viden-
tur, in lucem venturos, si accurata investigatio adhiberetur. Nam cum his proximis diebus ex
composito fama bibliothece allecti una cum Poggio atque Bartolomeo Montepulciano ad oppidum
Sancti Galli devenissemus. Il n’y est pas fait mention de l’exemplaire de l’Institution ora-
toire, ce qui laisse à penser que les chercheurs de manuscrits ont pu effectuer plusieurs
allers-retours entre Constance et Saint-Gall au cours de l’été. Voir également la lettre
que Bartolomeo Aragazzi rédige à l’attention d’Ambrogio Traversari le 19 janvier 1417 :
Bartolomeo ARAGAZZI, « Epistola », in A. TRAVERSARI, Ambrosii Traversarii generalis
camaldulensium epistolae et orationes, XXIV, 9, éd. par P. Canneto, Florence, ex typo-
694 graphio Caesareo, 1759, vol. II, col. 981-985 (réimp. Bologne, Forni, 1968).
HUMANISME

à son profit. Il est davantage nécessaire de souligner l’importance d’une produc-


tion immédiate de sens, d’une « vérité symbolique » dont l’analyse critique doit
mesurer la force d’enchantement collectif, en une sorte de roman identitaire de
la modernité 110.

Ainsi l’humanisme prit-il corps et se fit-il récit. Au terme de ces quelques


réflexions, nous espérons surtout avoir contribué à rendre intelligible, en un tour
d’horizon immanquablement trop synthétique, l’impulsion décisive qui permit à
l’humanisme de se constituer en mouvement au tournant du XVe siècle. C’est à la
faveur de cet amalgame entre un ensemble de pratiques savantes connexes, un
espace de communication hiérarchisé et, élément déterminant, l’imaginaire partagé
d’une aventure collective participant d’une actualité, que l’histoire de la culture,
pensée par ses propres acteurs, se chargea d’un sens. La structure identitaire qui
émergea de cette projection symbolique détermina publiquement la singularité
du paradigme construit à partir des studia humanitatis (elle affirma sa différence, sa
nécessité sociale et sa supériorité), tout en recouvrant la gamme de ses possibles
incarnations et réappropriations. Des faiseurs de tendances aux pratiquants d’un
jour, des penseurs qui inventèrent l’humanisme aux hommes de pouvoir qui y
virent un moyen supplémentaire d’asseoir leur prestige, les hommes (et les quelques
femmes) qui participèrent à une triple dynamique de circulation, de dilatation et
d’interprétation d’un même répertoire de distinction donnèrent ses mille et un
visages à l’humaniste, tour à tour philosophe, courtisan, mécène, prince, maître
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d’école, diplomate, etc. Le phénomène que nous décrivons se distingue par son
extrême ductilité socio-institutionnelle. Nombreux sont les travaux qui ont rendu
compte de la « pénétration-acclimatation » de l’humanisme au sein des sphères
ecclésiastiques, académiques ou politiques de l’Europe au cours du XVe siècle,
s’enracinant dans les discours, les rites, les idéologies et les pratiques de gouverne-
ment : humaniste put être l’art de la prédication 111, humaniste devint la question
de la réforme de l’Église 112, humaniste la figure du juriste ou du médecin 113,

110 - Pierre NORA, « Entre mémoire et histoire. La problématique des lieux », in P. NORA
(dir.), Les lieux de mémoire, vol. I, La République, Paris, Gallimard, [1984] 1997, p. 23-45.
111 - John W. O’MALLEY, Praise and Blame in Renaissance Rome: Rhetoric, Doctrine, and
Reform in the Sacred Orators of the Papal Court, c. 1450-1521, Durham, Duke University
Press, 1979 ; Carlo DELCORNO, « La predicazione agostiniana (sec. XIII-XV) », Gli
Agostiniani a Venezia e la chiesa di Santo Stefano, Venise, Istituto Veneto di Scienze,
Lettere ed Arti, 1997, p. 87-108.
112 - Voir, sur ce point, les remarques éclairantes de Patrick GILLI, « Humanisme et
Église ou les raisons d’un malentendu » et « Les formes de l’anticléricalisme humaniste :
anti-monachisme, anti-fraternalisme ou anti-christianisme ? », in P. GILLI (dir.), Huma-
nisme et Église en Italie et en France méridionale, XVe siècle-milieu du XVIe siècle, Rome, École
française de Rome, 2004, respectivement p. 1-15 et 63-95.
113 - Voir, par exemple, Nancy G. SIRAISI, « Oratory and Rhetoric in Renaissance Medi-
cine », Journal of the History of Ideas, 65-2, 2004, p. 191-211. 695
CLÉMENCE REVEST

humaniste la propagande d’une république ou d’un seigneur 114. Épousant les


structures clientélaires et les hiérarchies sociales, l’humanisme naquit au cœur de
réseaux de pouvoir et de culture déjà existants, en particulier les chancelleries, les
cours et les universités de l’Italie centro-septentrionale, dont il accéléra le cas
échéant les mutations 115, et se développa aussi à la faveur des grands rites de la
vie publique – mariages et funérailles notamment. Il fut, plus que tout, une culture
dominante et une culture des dominants, qui permit à chacun de ses acteurs de
s’inscrire dans une lumineuse histoire en train de se raconter. Un tel phénomène,
qui ne se fit pas sans rencontrer des oppositions ni créer des rivalités, renvoie à
de multiples pistes d’enquête et pose, en définitive, le problème crucial de la
performativité de ce modèle culturel, une question qui impose de ne pas perdre
de vue la scansion proprement essentielle conférant sa cohérence et son historicité
à la naissance de l’humanisme.

Clémence Revest
École française de Rome/Centre Roland Mousnier
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114 - G. Cappelli passe ainsi successivement en revue les formes de l’ancrage politique
de l’humanisme à Florence, Venise, Rome, Milan, Ferrare, Bologne, Mantoue, Urbino
et Naples, entre la fin du XIVe et le milieu du XVe siècle : G. CAPPELLI, L’umanesimo
italiano da Petrarca a Valla, op. cit., p. 55-304.
115 - Voir notamment les réflexions d’É. Anheim sur les rapports entre développement
de l’humanisme et mutation de la société de cour comme espace culturel : É. ANHEIM,
696 « Culture de cour et science de l’État... », art. cit.

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