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Anne W. Rawls
2004/2 no 24 | pages 70 à 84
ISSN 1247-4819
ISBN 2707144630
DOI 10.3917/rdm.024.0070
Article disponible en ligne à l'adresse :
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https://www.cairn.info/revue-du-mauss-2004-2-page-70.htm
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défini ses propres questions durant le siècle passé rompt sur des aspects
fondamentaux avec les intentions qui étaient celles des sociologues clas-
siques. Pour simplifier, ces derniers – et Marx, Durkheim, Simmel et Mead
en particulier – insistaient fortement sur la nécessité de fonder la théorie
sociologique sur l’observation empirique de ce que font effectivement les
agents dans des sociétés concrètes pour construire socialement le carac-
tère concret, signifiant et reproductible de leur vie. Une telle approche n’était
ni positiviste ni behavioriste.
Néanmoins, et c’est en grande partie le résultat de l’offensive pragma-
tiste à l’encontre du positivisme, depuis au moins les années trente et tout
particulièrement aux mains de Parsons et Lévi-Strauss, la sociologie (et
l’anthropologie) s’est détournée de cette perspective qui valorisait la pra-
tique, pour lui substituer une discipline basée sur l’idée que la réalité sociale
consiste fondamentalement en concepts, valeurs et croyances, à l’étude des-
quels elle doit par conséquent se consacrer. La question est alors de savoir
pourquoi il est devenu si difficile de voir les pratiques et, à l’inverse, si
facile de s’abandonner au « mirage » des croyances. J’imagine que la réponse
à cette question pourrait bien avoir quelque chose à voir avec le fait que
nous n’avons pas véritablement réussi à nous émanciper de la croyance que
l’ordre social résulte des croyances.
J’aurai davantage à dire plus loin à propos des effets des arguments
des premiers pragmatistes sur l’interprétation des arguments de la socio-
logie classique. Mais je voudrais déjà souligner ici que cette substitution
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De mon point de vue, les sociologues classiques développent tous des ver-
sions sensiblement différentes d’un même argument. Et c’est cet argument
que nous n’avons pas réussi à formuler clairement. Nous avons trop mis
l’accent sur les différences et passé trop de temps à critiquer les textes au
lieu d’en donner les meilleures interprétations possibles. Si nous souhai-
tons faire progresser la sociologie comme discipline, il est nécessaire de
mettre en œuvre une nouvelle méthode d’approche des textes sociologiques
classiques, à la fois décomplexée et respectueuse.
qui, par nécessité, sera basée sur des pratiques partagées et non des croyances,
des valeurs ou une culture communes. Le traitement constant par les socio-
logues des pratiques dans la vie sociale moderne comme relevant de la « cul-
ture », et l’accent ainsi mis sur les croyances, valeurs, idées, concepts et
récits, a presque entièrement éclipsé à la fois l’argument originel de Durkheim
et ses applications possibles aux enjeux actuels.
C’est en raison de cette confusion entre pratiques et croyances que la
sociologie peut être perçue elle-même comme relevant de la culture. C’est
ainsi que les arguments développés initialement par la sociologie dans son
débat avec la tradition des Lumières – arguments qui visaient à rompre radi-
calement avec son insistance sur l’individualisme et la nécessité de croyances
et de valeurs partagées – peuvent sembler relever d’un projet lié à la consti-
tution des États-nations. En un sens, il est évident que ces arguments n’ont
pu être formulés que dans le contexte de leur émergence, car c’est seule-
ment lorsque les pratiques remplacent les croyances qu’il devient possible
de poser de telles questions. Néanmoins, cela ne réduit en rien l’acuité de
ces questions, et une fois qu’elles ont été formulées, elles permettent d’in-
terroger n’importe quel type de société. Simplement, elles ne pouvaient pas
être posées dans une société fondée sur les croyances, et c’est seulement
avec le développement d’une organisation du travail différenciée sous le
capitalisme industriel (qui fut à l’origine des États-nations) que la tradition
a été brisée et que ces questions ont pu être soulevées.
Durkheim affirmait que la société moderne devenait, par nécessité,
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qu’au sein d’un certain contexte social, qu’elle résulte donc de causes
sociales et ne peut être analysée qu’en relation avec les ordres sociaux.
Comme Wittgenstein et Husserl après lui, Durkheim pensait qu’une fois
les questions éthiques et épistémologiques retraduites en termes sociolo-
giques, la philosophie en serait définitivement transformée et que la socio-
logie deviendrait le lieu où les questions philosophiques seraient désormais
débattues. La question de savoir si Durkheim a réussi à établir un fonde-
ment à la fois totalement spécifique et proprement sociologique pour trai-
ter des enjeux éthiques et épistémologiques reste une question ouverte. Une
question à laquelle les sociologues, selon moi, n’ont guère porté attention.
En revanche, la question de savoir si la discipline qu’il a tenté de fonder a
suivi sa conception des nouvelles relations entre la théorie sociale et la
vieille philosophie en est une autre. Et à celle-ci, la réponse est simple :
non, elle ne l’a pas suivie.
Plus encore, tout au long du siècle, la sociologie en est venue de plus
en plus à traiter la philosophie classique comme une sorte de cadre formel
au sein duquel il serait possible d’engager un débat théorique. Or ce n’est
pas du tout ce que les sociologues classiques avaient en vue. La philoso-
phie devait être remplacée par la sociologie et toutes les questions philo-
sophiques classiques devaient être reformulées à partir du nouveau cadre
qu’elle avait défini. Au lieu de cela, c’est maintenant la philosophie qui
définit les critères en fonction desquels la sociologie et ses arguments sont
évalués. Une telle situation serait impossible si la tradition sociologique
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Je partage l’idée que les désaccords entre sociologues sur les méthodes
constituent de véritables désaccords théoriques. Mais j’exprimerai cette
idée différemment. Elle renvoie en effet aux postulats à partir desquels on
appréhende le monde. Si l’on met l’accent sur les valeurs et les normes,
sur les concepts et les acteurs, on procède d’une certaine manière et on
conduit des discussions d’une certaine sorte. Si l’on suppose que l’intelli-
gibilité, les acteurs et l’ordre social sont une construction des pratiques
sociales concrètes, on procède alors d’une tout autre façon. Dès lors le
désaccord sur les méthodes est théorique en ce sens que les uns traitent la
réalité sociale comme étant d’ordre conceptuel alors que les autres la trai-
tent comme quelque chose de concret. La perspective qui traite la réalité
sociale comme une construction concrète ne peut placer la théorie au-des-
sus des études empiriques, car ce qui l’intéresse, c’est justement d’analy-
ser comment la réalité est dans les faits constituée concrètement.
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Ainsi, si le débat sur les méthodes engage bien une question théorique,
cette question est celle du statut empirique de l’intelligibilité et de l’ordre
social. Dans ce débat, pour les uns la théorie doit être subordonnée à la
méthode, pour les autres c’est le contraire.
Je voudrais également souligner que ce désaccord sur les méthodes n’est
pas nouveau. Il a commencé avec Durkheim. L’ethnométhodologie et d’autres
approches interactionnistes poursuivent cet argument durkheimien, géné-
ralement négligé, sur l’importance des pratiques et le caractère inapproprié
des croyances et des valeurs dans la société moderne.
Par conséquent, construire un système de concepts communs pour consti-
tuer le noyau de la discipline sociologique ne résoudra pas le problème.
Non pas parce que le conflit entre paradigmes est bénéfique à la disci-
pline; mais parce que l’enjeu essentiel est de mettre l’accent sur les pra-
tiques que Durkheim voulait faire reconnaître comme bien distinctes des
concepts, des croyances, des valeurs, des récits et des idées. Durkheim traite
de cette question avec force dans le premier chapitre du livre III de la
Division du travail social, lorsqu’il montre, contre Comte, que les croyances
communes ne peuvent plus jouer aucun rôle dans la société moderne. Il a
aussi consacré les Formes élémentaires de la vie religieuse à démontrer
l’importance des pratiques et à prouver que les croyances et les concepts
ont leur origine dans les pratiques plutôt que l’inverse.
Les frontières avec les autres disciplines se sont brouillées, mais ce n’est
pas en raison d’une absence d’accord sur des concepts fondamentaux. Mais
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* Qui remercie Louis Quéré pour sa relecture de cette traduction et ses suggestions.