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LA FALLACE DE L'ABSTRACTION MAL PLACÉE

Anne W. Rawls

La Découverte | « Revue du MAUSS »

2004/2 no 24 | pages 70 à 84
ISSN 1247-4819
ISBN 2707144630
DOI 10.3917/rdm.024.0070
Article disponible en ligne à l'adresse :
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LA FALLACE DE L’ABSTRACTION MAL PLACÉE

par Anne W. Rawls

Le symposium du GÉODE a posé à ses participants plusieurs questions.


Celles-ci, peu ou prou, gravitent autour de l’idée selon laquelle la sociolo-
gie est souvent considérée comme une science paradigmatique et nous invi-
tent à nous demander si cette caractéristique est en accord avec la théorie
sociologique classique, ainsi qu’à préciser la nature des relations entre cette
théorie classique et la philosophie, et enfin à déterminer si la sociologie,
telle qu’elle a pu émerger dans le contexte culturel spécifique (occidental)
des États-nations, a ou non une quelconque pertinence pour affronter les
problèmes soulevés par la globalisation. Cette dernière question suggère
également que le noyau fondamental du questionnement sociologique serait
par trop le produit d’une culture particulière, celle de l’Europe occidentale,
et à un moment particulier de son histoire, pour pouvoir traiter d’enjeux
globaux qui transcendent la culture, le temps et l’espace. Dès lors, exami-
ner à nouveaux frais ce qui constitue le cœur même de la sociologie s’avère
essentiel. Ma réponse à ces questions sera la suivante.

1) Oui, la sociologie a et a toujours eu un noyau fondamental. Selon


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moi, il réside dans l’accent mis par les sociologues classiques sur la ques-
tion de l’action et dans leur tentative de constituer la sociologie en une
science empirique, la distinguant ainsi des disciplines privilégiant les concepts
et les croyances, qu’elles soient individuelles ou sociales. De ce point de
vue, Durkheim, Marx, Mead et Simmel constituent des figures exemplaires.
Je pense néanmoins que Weber pourrait également y être inclus, dans la
mesure où il souligne combien la « croyance » dans les croyances a elle-
même une origine sociale et qu’en fait ce sont bien les pratiques, que les
croyances légitiment, qui créent l’ordre social et non les croyances elles-
mêmes. Son argument concernant l’attribution de motivations – argument
selon lequel nous ne pouvons avoir connaissance de celles-ci avant qu’elles
ne nous soient signifiées par autrui dans une situation concrète – permet
de soutenir une telle interprétation.

2) Oui, la sociologie contemporaine est largement en rupture avec la


théorie sociologique classique, et cette rupture a des conséquences très
importantes sur la discipline. Je voudrais montrer que seuls les sociologues
qui ont résisté à la réduction de la sociologie à une science des concepts et
qui ont continué à mettre l’accent sur les pratiques s’inscrivent dans le
prolongement de la tradition sociologique. La façon dont la sociologie a
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défini ses propres questions durant le siècle passé rompt sur des aspects
fondamentaux avec les intentions qui étaient celles des sociologues clas-
siques. Pour simplifier, ces derniers – et Marx, Durkheim, Simmel et Mead
en particulier – insistaient fortement sur la nécessité de fonder la théorie
sociologique sur l’observation empirique de ce que font effectivement les
agents dans des sociétés concrètes pour construire socialement le carac-
tère concret, signifiant et reproductible de leur vie. Une telle approche n’était
ni positiviste ni behavioriste.
Néanmoins, et c’est en grande partie le résultat de l’offensive pragma-
tiste à l’encontre du positivisme, depuis au moins les années trente et tout
particulièrement aux mains de Parsons et Lévi-Strauss, la sociologie (et
l’anthropologie) s’est détournée de cette perspective qui valorisait la pra-
tique, pour lui substituer une discipline basée sur l’idée que la réalité sociale
consiste fondamentalement en concepts, valeurs et croyances, à l’étude des-
quels elle doit par conséquent se consacrer. La question est alors de savoir
pourquoi il est devenu si difficile de voir les pratiques et, à l’inverse, si
facile de s’abandonner au « mirage » des croyances. J’imagine que la réponse
à cette question pourrait bien avoir quelque chose à voir avec le fait que
nous n’avons pas véritablement réussi à nous émanciper de la croyance que
l’ordre social résulte des croyances.
J’aurai davantage à dire plus loin à propos des effets des arguments
des premiers pragmatistes sur l’interprétation des arguments de la socio-
logie classique. Mais je voudrais déjà souligner ici que cette substitution
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des croyances aux pratiques est, de mon point de vue, à l’origine des
problèmes auxquels ce symposium a appelé à se confronter.

3) Parce que la sociologie a effectivement un noyau distinct, c’est, et


ce fut, une erreur de considérer la sociologie comme une science paradig-
matique et, quant à moi, je ne la traite pas ainsi dans mon travail. Il est vrai
qu’il est devenu courant de considérer ainsi cette discipline et certains socio-
logues y voient là l’une de ses forces. Et à l’évidence, la sociologie est fré-
quemment enseignée comme si elle était une science paradigmatique. Mais
ce qui distingue la sociologie en tant que discipline, c’est qu’elle a bel et
bien un noyau d’idées et de pratiques qui la met à part d’autres disciplines.

4) Oui, la sociologie est pertinente pour traiter des enjeux de la globa-


lisation. En fait, il n’y a pas de discipline qui le soit davantage. Même si la
sociologie et la théorie sociale sont assurément à un tournant, un peu désem-
parées, et même si elles n’ont pas apporté de réponses adéquates à de nom-
breuses questions actuelles – notamment celle de la globalisation –, ce n’est
pas parce qu’elles en seraient incapables. C’est bien davantage parce que la
théorie sociale s’est développée sous une forme qui l’a conduite à s’écarter
fortement de ses racines, de cette perspective originaire qui s’était construite
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contre les positions de la philosophie traditionnelle, de l’économie et de la


psychologie. Aujourd’hui, la théorie sociale dans son ensemble intègre les
positions propres à la philosophie classique, lui emprunte ses termes et ses
critères, comme si cela ne contredisait pas directement la possibilité même
d’une théorie sociale. C’est ainsi que la formulation philosophique des
problèmes que la théorie sociale classique avait rejetée a été réintroduite au
sein de la discipline. Dès lors, les arguments qui s’opposaient à ce type de
formulation des problèmes ont été oubliés. C’est l’une des raisons pour les-
quelles la théorie sociale apparaît si occidentalo-centrée et peu pertinente
face à la globalisation.

5) Oui, les sociologues partagent une perspective spécifique sur la


relation entre phénomène social et action sociale, et il est nécessaire d’ame-
ner la sociologie comme discipline à une clarification générale de ce qui
constitue son objet. De ce point de vue, il est problématique de continuer
à considérer notre discipline comme une discipline paradigmatique. Il faut
avant tout remédier au fait que l’importance des pratiques empiriques
concrètes et de leur observation directe a été presque éclipsée par l’im-
portation, en sociologie, d’enjeux exprimés sous une forme philosophique
qui lui est étrangère. En se focalisant sur les concepts, les sociologues ont
perdu contact avec la réalité sociale concrète, et la théorie et la méthodo-
logie (le travail de terrain) en sont ainsi venues à se séparer. Il ne semble
plus y avoir aucune théorie unificatrice. Mais, une fois encore, il s’agit
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d’une conséquence de la rupture de la sociologie contemporaine avec la
sociologie classique et non d’un échec fondamental de la sociologie au
regard de ce qui constitue le cœur de sa démarche.
La sociologie s’est constituée en discipline à partir de l’intuition théo-
rique que ce sont les pratiques et non les croyances ou les concepts qui sont
au principe de l’ordre social, de la morale, de l’intelligibilité et de la
conscience de soi. Ce principe doit toujours constituer le noyau fondamental
de la discipline. Lorsque la sociologie s’en éloigne – et cela lui arrive sou-
vent –, elle fait autre chose que de la sociologie : de l’économie, de la démo-
graphie, de la philosophie, de la psychologie, etc. Ce qui, dans la démarche
des classiques, avait contribué à faire de la sociologie une discipline dis-
tincte, c’était cette perception de la modernité comme une forme de société
caractérisée par un ensemble de relations sociales différentes de celles des
sociétés traditionnelles, cette exigence que ces relations sociales soient
décrites en termes concrets et l’appréhension de ces deux types de socié-
tés comme un ensemble de formes sociales basées sur le caractère recon-
naissable et intelligible des pratiques sociales et non sur des croyances ou
des idées.
La façon dont la discipline enseigne les auteurs classiques majeurs
comme s’ils développaient chacun des arguments différents pose problème.
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De mon point de vue, les sociologues classiques développent tous des ver-
sions sensiblement différentes d’un même argument. Et c’est cet argument
que nous n’avons pas réussi à formuler clairement. Nous avons trop mis
l’accent sur les différences et passé trop de temps à critiquer les textes au
lieu d’en donner les meilleures interprétations possibles. Si nous souhai-
tons faire progresser la sociologie comme discipline, il est nécessaire de
mettre en œuvre une nouvelle méthode d’approche des textes sociologiques
classiques, à la fois décomplexée et respectueuse.

LA SOCIOLOGIE CONSTITUE-T-ELLE UN PHÉNOMÈNE CULTUREL


SANS PERTINENCE FACE À LA GLOBALISATION ?

Si la théorie sociale constitue simplement un système parmi d’autres


de croyances culturelles, ayant pris naissance à une certaine période his-
torique, comme Marx le suggérait pour la philosophie des Lumières, alors
il est probable que ses idées ne sauraient s’appliquer au-delà d’elle-même.
Pourtant, comme l’ont souligné les classiques – à la différence des modernes –,
la sociologie peut être considérée comme une tentative d’appréhender un
phénomène fondamentalement « anti-traditionnel » qui est apparu en Europe
entre 1500 et 1900. Je crois que ce serait une grande erreur de considérer
ce phénomène comme relevant de la culture. Il s’apparente bien davantage
à quelque chose comme la fin de la culture sous toutes ses formes tradi-
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tionnelles reconnaissables. À titre d’exemple, la philosophie morale de Kant
repose sur l’affirmation audacieuse de la supériorité de l’autonomie sur
toute forme de croyance et de culture. Même si le concept d’individu qui
y est rattaché peut bien être – et de fait, il l’est sûrement – le produit des
développements sociaux de son temps, ces développements sont anti-tra-
ditionnels et non culturels. Ils correspondent à ce que Durkheim désignait
non pas comme un nouveau système de croyances communes, mais comme
l’aboutissement d’un processus de différenciation croissante, engendrant
une nouvelle forme de solidarité basée sur des pratiques partagées et favorisant
l’essor de l’individualisme.
Pour Kant, la personne individuelle, au sein du Royaume des fins, doit
se considérer elle-même à tout moment comme un législateur universel.
Comme Durkheim le soulignait dans De la division du travail social, lors-
qu’une société atteint ce point, aucune des formes de solidarité qui s’y déve-
loppent ne peut s’appuyer sur de quelconques croyances ou valeurs partagées.
La mise en question de toutes les valeurs et croyances, exigée de l’individu
afin qu’il se considère comme un législateur universel autonome, l’interdit.
Dans cette perspective, plutôt que de penser la société moderne en termes
de culture, il faut la considérer comme initiant un processus de transition
vers une nouvelle forme de vie (Durkheim la nomme solidarité organique)
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qui, par nécessité, sera basée sur des pratiques partagées et non des croyances,
des valeurs ou une culture communes. Le traitement constant par les socio-
logues des pratiques dans la vie sociale moderne comme relevant de la « cul-
ture », et l’accent ainsi mis sur les croyances, valeurs, idées, concepts et
récits, a presque entièrement éclipsé à la fois l’argument originel de Durkheim
et ses applications possibles aux enjeux actuels.
C’est en raison de cette confusion entre pratiques et croyances que la
sociologie peut être perçue elle-même comme relevant de la culture. C’est
ainsi que les arguments développés initialement par la sociologie dans son
débat avec la tradition des Lumières – arguments qui visaient à rompre radi-
calement avec son insistance sur l’individualisme et la nécessité de croyances
et de valeurs partagées – peuvent sembler relever d’un projet lié à la consti-
tution des États-nations. En un sens, il est évident que ces arguments n’ont
pu être formulés que dans le contexte de leur émergence, car c’est seule-
ment lorsque les pratiques remplacent les croyances qu’il devient possible
de poser de telles questions. Néanmoins, cela ne réduit en rien l’acuité de
ces questions, et une fois qu’elles ont été formulées, elles permettent d’in-
terroger n’importe quel type de société. Simplement, elles ne pouvaient pas
être posées dans une société fondée sur les croyances, et c’est seulement
avec le développement d’une organisation du travail différenciée sous le
capitalisme industriel (qui fut à l’origine des États-nations) que la tradition
a été brisée et que ces questions ont pu être soulevées.
Durkheim affirmait que la société moderne devenait, par nécessité,
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une société orientée et régulée par les pratiques. Une telle nécessité était
indissociable du développement des relations entre inconnus et des contraintes
d’intelligibilité propres à ce nouveau contexte. La communication par sym-
bole ne fonctionne que lorsque les personnes partagent des significations
symboliques communes. Dans le contexte des sociétés modernes, la com-
munication dépend au moins autant de pratiques partagées que de croyances
ou de symboles communs. Le problème, c’est que la plupart des socio-
logues n’ont pas entendu ce message. On pourrait faire aujourd’hui à la
sociologie la critique que Durkheim adressait à Comte, critique selon laquelle
celui-ci n’aurait pas compris que les croyances ont été remplacées par les
pratiques. La sociologie contemporaine se focalise toujours sur les croyances
et sur l’idée d’une unité de la théorie et des méthodes basée sur les croyances.
Certains critiques de Durkheim ont même affirmé que tel serait sa propre
position, ignorant ainsi combien il critiquait à la fois Comte et le socialisme
en général pour avoir, dans le contexte de la modernité, placé les croyances
avant les pratiques. Par ailleurs, l’accent mis par Durkheim sur les pratiques
– quand il est remarqué – conduit le plus souvent à l’associer au pragma-
tisme ou à le désigner comme un positiviste (il s’agit là d’interprétations
pour le moins rivales). En fait, Durkheim ne campait pas une position prag-
matiste ou utilitariste lorsqu’il parlait des pratiques. D’une certaine façon,
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sa perspective évoque davantage l’argument wittgensteinien selon lequel


la signification s’établit par l’usage ou celui de Harvey Sacks selon lequel
les séquences conversationnelles sont nécessaires pour établir la signification
des mots dans des contextes particuliers.
Dans un monde d’étrangers, il n’est pas possible de faire sens seule-
ment à travers des symboles, bien que le caractère symbolique du sens ne
disparaisse pas pour autant. Ce qui est nécessaire, c’est un échange entre
soi et autrui sous la forme de pratiques de face-à-face par lesquelles s’éta-
blit la signification des sons, mouvements et symboles. Dans un monde
d’étrangers, mettre l’accent sur les caractéristiques démographiques des
populations et sur leurs croyances ou leurs valeurs n’a guère d’intérêt. Le
déplacement opéré vers l’analyse des réseaux sociaux constitue un pas dans
la bonne direction, mais il reste insuffisant. Même l’accent mis par Goffman
sur la « présentation de soi » repose parfois beaucoup trop sur une typifi-
cation d’ordre conceptuel. Il s’agit donc de ne plus se focaliser sur les
acteurs, les populations, les symboles et les théories de l’action et de la
signification, mais de mettre l’accent sur les cohortes qui se constituent
dans et à travers la participation des acteurs à des pratiques situées; pra-
tiques qui, comme l’a suggéré Garfinkel, font, en ce lieu précis, de ce groupe-
ci, une population à ce moment-là. Et c’est cela qui rend possible l’usage
continu de mots, d’idées et de symboles dans une population au sein de
laquelle il est peu probable de trouver des biographies, croyances et signi-
fications symboliques partagées.
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Si la sociologie veut se donner les moyens d’appréhender les ordres
sociaux de la société contemporaine, il est nécessaire de penser la relation
entre pratique et démocratie et de souligner l’importance d’une articula-
tion entre une sociologie de la pratique et le dépassement de cette habitude
consistant à traiter la société en termes de concepts, de valeurs et de croyances.
C’est bien cette perspective que Durkheim proposait d’établir comme fon-
dement d’une sociologie empirique. Pourtant, la sociologie est devenue
l’étude des concepts et des idées. Elle ne devrait pas ainsi céder du terrain
aux autres disciplines. Au contraire, elle doit persévérer dans la mise en
œuvre du programme de remplacement de la philosophie par la sociologie
défendu par les classiques. Rien d’autre n’est nécessaire.

LA SOCIOLOGIE DOIT-ELLE ÊTRE CONSIDÉRÉE


COMME UNE SCIENCE PARADIGMATIQUE ?

Depuis des décennies, il est devenu courant d’envisager la sociologie


comme une science paradigmatique, et nombreux sont ceux qui suggèrent
qu’une telle conception de la discipline est féconde tant elle permet de
rendre compte des différents paradigmes qui s’y confrontent. Les manuels
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de théorie sociologique les plus répandus traitent ainsi de la discipline. On


enseigne aux étudiants à manier des étiquettes telles que conservateur/libé-
ral, idéaliste/réaliste, objectiviste/subjectiviste, micro/macro, qu’ils sont
supposés apprendre à appliquer à différents théoriciens, vraisemblablement
pour les aider à comprendre les œuvres de ces derniers. Le plus gros pro-
blème avec cette approche, ce n’est pas qu’elle conduit à une pluralité de
théories. De fait, elle n’y conduit pas. Je préférerais qu’elle le fasse. Il y a
en fait parmi ceux qui prennent position dans ce qui leur semble constituer
des paradigmes concurrents un large accord. Je voudrais défendre l’idée
que le problème avec la sociologie, ce n’est pas qu’elle serait une science
paradigmatique. Bien plutôt, le problème est que tout le monde travaille
au sein d’un même cadre général et que ce cadre n’est pas cohérent avec
les fondements de la discipline. Les perspectives originaires de Durkheim
et de Marx ont été d’une certaine façon retournées en leur contraire, laissant
ainsi la discipline reposer sur des fondements que Durkheim avait clairement
critiqués et dont il avait pointé les contradictions.
Le coût d’un tel traitement de la sociologie comme une science para-
digmatique a été de conduire à ignorer le caractère argumentatif des théo-
ries sociales; chacune d’entre elles ayant une logique et une consistance
propres qu’il faut respecter si l’on veut les comprendre. Bref, la première
conséquence de cette conception de la sociologie a été que l’on a arrêté de
lire les théories comme des arguments et qu’on les a placées chacune dans
des sortes de petites cases, conformément au cadre fixé par la théorie des
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paradigmes. Le second problème réside dans le fait que les étiquettes que
nous accolons conventionnellement aux théoriciens – en particulier à
Durkheim, Marx ou Weber – soit ont été inventées au moins un demi-siècle
après la rédaction de leurs œuvres, soit sont du type de celles dont ils avaient
combattu la pertinence pour la sociologie.
Durkheim, par exemple, avait souligné combien le conflit apparent entre
réalisme et idéalisme était un artefact propre à une approche philosophique
de la question de la raison humaine fondée sur l’individualisme, alors
qu’il fallait considérer les formes sociales comme une réalité sui generis.
Si l’on ne saisit pas toute l’importance de son rejet du contexte philoso-
phique auquel ces termes doivent leur pertinence, alors il est possible,
pour ceux qui n’ont pas rompu avec la perspective philosophique qu’il cri-
tiquait, de considérer Durkheim tantôt comme un idéaliste, tantôt comme
un réaliste. Certains commentateurs lui accolent même les deux étiquettes
à la fois. Or à l’évidence, dans la mesure où il a montré que cette distinc-
tion constitue en elle-même un artefact résultant d’une façon erronée de
réfléchir sur la société et l’être social, Durkheim ne saurait être assigné à
aucune de ces deux positions.
En définitive, je dirais que la raison pour laquelle la sociologie semble
constituer une science paradigmatique renvoie à une incompréhension des
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arguments développés par les sociologues classiques. Ne pas comprendre


ceux-ci – en particulier au regard de l’importance qu’ils accordaient aux
pratiques et à la primauté de celles-ci dans la société moderne – a conduit
à une sociologie qui continue à mettre l’accent sur les croyances et les
valeurs, alors que l’argument des fondateurs de la discipline consistait à
affirmer que la sociologie se distingue de la philosophie en tant qu’elle met,
elle, l’accent sur les pratiques. Une sociologie qui opérerait en continuité
avec ses racines devrait privilégier l’analyse de la construction sociale de
l’individualité et de l’intelligibilité, de l’action institutionnelle, à travers
une étude empirique des pratiques. Cela permettrait de ménager une place
spécifique à la sociologie comme discipline. La situation présente de la dis-
cipline est ce qu’elle est parce qu’elle considère que son objet est constitué
par les concepts et les acteurs, et non par les pratiques concrètes.
Cette relation entre la sociologie classique et la philosophie définit le
noyau fondamental de la sociologie. Malheureusement, cela est rarement
enseigné. D’une façon générale, les sociologues n’étudient pas la philoso-
phie, et même les auteurs classiques de la discipline ne sont pas bien lus
ou compris. C’est ainsi que l’offensive magistrale dans la lutte menée entre
1844 (Marx) et 1914 (Durkheim) pour libérer la sociologie des contraintes
philosophiques a été complètement oubliée. Si nous envisageons les clas-
siques avec cette idée de noyau fondamental à l’esprit, il y a entre eux bien
plus de points communs que de différences. Et ce fut une erreur qui coûta
cher à la discipline que de mettre ainsi l’accent sur les différences.
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LA RUPTURE ENTRE LA SOCIOLOGIE CONTEMPORAINE ET
LA SOCIOLOGIE CLASSIQUE ET SA LUTTE AVEC LA PHILOSOPHIE

La sociologie, tout particulièrement chez Marx et Durkheim, a débuté


comme une tentative de refonder tant l’économie que l’éthique à partir de
la reconnaissance du caractère socialement construit de l’individualisme,
au lieu de placer l’individu au point de départ de l’analyse. En dépit des
différences réelles entre ces auteurs classiques, tous ont effectué une rup-
ture radicale avec la philosophie en insistant sur la nature socialement
construite de tous les phénomènes sociaux et de tous ceux qui relèvent de
la rationalité humaine. Alors que les philosophes tenaient pour établie l’exis-
tence de l’individu, les sociologues affirmaient que c’est l’émergence de
l’individu qui doit être expliquée. Alors que les premiers affirmaient que
la raison soit jaillit de l’expérience personnelle, soit se forme dans le cer-
veau humain, les seconds soulignaient que la raison et la conscience ont
une origine sociale et interactionnelle. Alors que les philosophes moraux
recherchaient l’origine de « l’équité » dans des principes logiques a priori
ou dans l’utilité, les sociologues démontraient que la morale n’est pertinente
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qu’au sein d’un certain contexte social, qu’elle résulte donc de causes
sociales et ne peut être analysée qu’en relation avec les ordres sociaux.
Comme Wittgenstein et Husserl après lui, Durkheim pensait qu’une fois
les questions éthiques et épistémologiques retraduites en termes sociolo-
giques, la philosophie en serait définitivement transformée et que la socio-
logie deviendrait le lieu où les questions philosophiques seraient désormais
débattues. La question de savoir si Durkheim a réussi à établir un fonde-
ment à la fois totalement spécifique et proprement sociologique pour trai-
ter des enjeux éthiques et épistémologiques reste une question ouverte. Une
question à laquelle les sociologues, selon moi, n’ont guère porté attention.
En revanche, la question de savoir si la discipline qu’il a tenté de fonder a
suivi sa conception des nouvelles relations entre la théorie sociale et la
vieille philosophie en est une autre. Et à celle-ci, la réponse est simple :
non, elle ne l’a pas suivie.
Plus encore, tout au long du siècle, la sociologie en est venue de plus
en plus à traiter la philosophie classique comme une sorte de cadre formel
au sein duquel il serait possible d’engager un débat théorique. Or ce n’est
pas du tout ce que les sociologues classiques avaient en vue. La philoso-
phie devait être remplacée par la sociologie et toutes les questions philo-
sophiques classiques devaient être reformulées à partir du nouveau cadre
qu’elle avait défini. Au lieu de cela, c’est maintenant la philosophie qui
définit les critères en fonction desquels la sociologie et ses arguments sont
évalués. Une telle situation serait impossible si la tradition sociologique
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avait été prise au sérieux.

LES DÉSACCORDS DES SOCIOLOGUES SUR LES MÉTHODES


CONSTITUENT DE VÉRITABLES DÉSACCORDS THÉORIQUES

Je partage l’idée que les désaccords entre sociologues sur les méthodes
constituent de véritables désaccords théoriques. Mais j’exprimerai cette
idée différemment. Elle renvoie en effet aux postulats à partir desquels on
appréhende le monde. Si l’on met l’accent sur les valeurs et les normes,
sur les concepts et les acteurs, on procède d’une certaine manière et on
conduit des discussions d’une certaine sorte. Si l’on suppose que l’intelli-
gibilité, les acteurs et l’ordre social sont une construction des pratiques
sociales concrètes, on procède alors d’une tout autre façon. Dès lors le
désaccord sur les méthodes est théorique en ce sens que les uns traitent la
réalité sociale comme étant d’ordre conceptuel alors que les autres la trai-
tent comme quelque chose de concret. La perspective qui traite la réalité
sociale comme une construction concrète ne peut placer la théorie au-des-
sus des études empiriques, car ce qui l’intéresse, c’est justement d’analy-
ser comment la réalité est dans les faits constituée concrètement.
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LA FALLACE DE L’ABSTRACTION MAL PLACÉE 79

Ainsi, si le débat sur les méthodes engage bien une question théorique,
cette question est celle du statut empirique de l’intelligibilité et de l’ordre
social. Dans ce débat, pour les uns la théorie doit être subordonnée à la
méthode, pour les autres c’est le contraire.
Je voudrais également souligner que ce désaccord sur les méthodes n’est
pas nouveau. Il a commencé avec Durkheim. L’ethnométhodologie et d’autres
approches interactionnistes poursuivent cet argument durkheimien, géné-
ralement négligé, sur l’importance des pratiques et le caractère inapproprié
des croyances et des valeurs dans la société moderne.
Par conséquent, construire un système de concepts communs pour consti-
tuer le noyau de la discipline sociologique ne résoudra pas le problème.
Non pas parce que le conflit entre paradigmes est bénéfique à la disci-
pline; mais parce que l’enjeu essentiel est de mettre l’accent sur les pra-
tiques que Durkheim voulait faire reconnaître comme bien distinctes des
concepts, des croyances, des valeurs, des récits et des idées. Durkheim traite
de cette question avec force dans le premier chapitre du livre III de la
Division du travail social, lorsqu’il montre, contre Comte, que les croyances
communes ne peuvent plus jouer aucun rôle dans la société moderne. Il a
aussi consacré les Formes élémentaires de la vie religieuse à démontrer
l’importance des pratiques et à prouver que les croyances et les concepts
ont leur origine dans les pratiques plutôt que l’inverse.
Les frontières avec les autres disciplines se sont brouillées, mais ce n’est
pas en raison d’une absence d’accord sur des concepts fondamentaux. Mais
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bien plutôt parce les sociologues ont persisté à placer les concepts au cœur
de la discipline au lieu de comprendre le message de Durkheim au sujet
des pratiques.

LA FALLACE DE L’ABSTRACTION MAL PLACÉE

La sociologie a pris naissance, au début du XIXe siècle, en tentant d’ex-


pliquer en quoi l’augmentation de la pauvreté et de l’anomie était la
conséquence immédiate du développement du capitalisme industriel moderne.
Comte et Marx ont tous deux souligné la relation directe et nécessaire entre
ces deux phénomènes. À la fin de ce siècle, le mouvement allemand du
Sturm und Drang a davantage porté son attention sur le problème de l’in-
terprétation, et la reconnaissance du fait que la connaissance et la morale
sont elles-mêmes relatives aux cadres sociaux a constitué une partie du
contexte dans lequel ont été formulés les arguments de Simmel, Weber,
Durkheim et Mead. Chacun d’eux s’est attaqué aux problèmes de la signi-
fication et du soi en relation avec les formes modernes des structures sociales.
Les sociologies classiques ont aussi contesté l’approche philoso-
phique à la fois de la raison et de la morale. Durkheim, en particulier, a
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80 UNE THÉORIE SOCIOLOGIQUE GÉNÉRALE EST-ELLE PENSABLE ?

mis l’accent sur les pratiques comme fondement essentiel de la connais-


sance, de la moralité et des structures sociales. Il a même souligné que ces
pratiques sont au fondement de ce que nous désignons sous le terme d’être
humain. Cette tentative de remplacement à la fois de la philosophie
morale et de l’épistémologie par la sociologie est passée largement inaper-
çue. Ce qui a eu une double conséquence : 1) le point de vue radical de
Durkheim et la pertinence de ses arguments face à la globalisation restent
encore obscurs; 2) le dédoublement de Durkheim, la fameuse « hypothèse
des deux Durkheim », est responsable de cette représentation conceptuelle
de la sociologie qui rend impossible la sociologie telle que Durkheim
l’envisageait.
Qu’est-il arrivé à la suggestion originaire de Durkheim de remplacer
une philosophie fondée sur l’individualisme et les concepts par une socio-
logie basée sur l’étude empirique de la pratique ? Par malheur, dès les
années vingt, presqu’au moment même où Durkheim élaborait son argu-
ment, les pragmatistes – et Alfred North Whitehead en particulier – s’étaient
engagés dans une discussion sur le positivisme qui allait bouleverser tant
la philosophie que la sociologie. Les pragmatistes soulignaient que ce que
les positivistes traitaient comme des « choses » ou des « faits » n’étaient
en fait que des concepts. C’est-à-dire que lorsque nous pensons à ce que
nous croyons être des données « brutes », nous le faisons en fait déjà sous
une forme conceptuelle. Ce que nous voyons, ce sont des « choses » qui
sont déjà socialisées pour être saisies par des concepts (la psychologie
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gestaltiste reprendra cette analyse plus tard). Husserl s’intéressera aussi à
ce problème et montrera que l’esprit fournit un cadre de perception.
Néanmoins, l’hypothèse pragmatiste selon laquelle les usages sociaux déter-
minent la manière dont les personnes divisent conceptuellement le monde
ou celle qui suggère que ce processus s’opère dans le cerveau condui-
saient toutes deux à affirmer que les personnes ne sont pas en contact direct
avec le monde. La conclusion qui en était généralement tirée était que le
rapport des hommes au monde est toujours médiatisé par des concepts.
Whitehead appelait cette tendance à confondre cette réalité concep-
tuelle avec les données ou les faits « bruts », « la fallace du réalisme mal
placé » (the fallacy of misplaced concreteness). La reconnaissance de ce
problème marqua un progrès important dans la science moderne et la philo-
sophie, et le fait selon lequel les personnes ne perçoivent jamais la réalité
en tant que telle en vint ainsi à marquer toute la pensée moderne.
Néanmoins, cet argument a eu un effet malheureux sur la sociologie.
Durkheim, dans son débat avec James, l’avait déjà anticipé et son traite-
ment sociologique de la pratique le prenait en compte. Affirmer que tel n’est
pas le cas et, en conséquence, tenter de corriger le soi-disant « positivisme »
durkheimien, a conduit à considérer ses descriptions empiriques détaillées
des pratiques comme s’il se référait ou parlait de concepts.
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LA FALLACE DE L’ABSTRACTION MAL PLACÉE 81

L’aboutissement de cette « correction » de Durkheim en sociologie,


notamment dans la réponse apportée par Parsons et d’autres au positivisme,
fut de conduire à une tentative de systématisation du cadre conceptuel propre
à la recherche et à la théorie sociologiques. Un cadre suffisamment systé-
matique pour qu’en dépit de la critique pragmatiste du positivisme, il soit
possible de justifier d’une démarche proprement scientifique, même si elle
n’a affaire à rien d’autre qu’à des concepts (affinés et « opérationnalisés »).
Il y a néanmoins deux problèmes avec cette démarche, et ces deux pro-
blèmes expliquent le statut prétendument paradigmatique de la discipline.
Le premier est que les « objets » sociaux sont différents de ceux dont trai-
tent les sciences « dures ». La science tente de rendre compte des relations
entre des choses, des entités non humaines, dépourvues de toute dimension
de nature sociale (ou intentionnelle). Comme Vico l’avait souligné dès 1710,
les causes qui déterminent les phénomènes naturels ne nous sont pas acces-
sibles car elles ne relèvent pas de notre fait. D’autre part, et à l’inverse, c’est
nous qui produisons les phénomènes sociaux et donc, à ce titre, ceux-ci
entretiennent une relation totalement différente avec leurs causes. Le fait
que les choses naturelles ne peuvent être perçues qu’en mobilisant des
concepts sociaux (des mots) dans le processus de la pensée signifie qu’il y
a nécessairement une certaine distorsion entre la réalité en elle-même et la
réalité telle qu’elle est conçue par les scientifiques.
Dans le cas des choses et des relations sociales, la situation est néan-
moins bien différente. Les choses sociales ne sont à proprement parler des
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« choses » que dans la mesure où elles sont reconnaissables par autrui
comme des choses sociales, d’une certaine sorte et dans un certain contexte.
En d’autres termes, elles sont en un sens sociales à l’origine. Or, dès lors
que la socialité a été identifiée à des concepts, la réalité sociale a été consi-
dérée comme conceptuelle à l’origine. Il n’y a pas de faits sociaux « bruts ».
Tout serait socialement construit.
Il s’agit là d’un problème que Durkheim avait compris et sur lequel il
a beaucoup travaillé. Cependant, il y a une tension dans l’argument de
Durkheim qui est souvent négligée, ce qui conduit à le définir comme un
positiviste. Alors que les choses sociales sont construites afin d’être dotées
d’une signification – ce qui, dans des termes conventionnels, signifie qu’elles
sont construites pour prendre une forme conceptuelle –, leur caractère recon-
naissable, et donc leur intelligibilité, dépend des détails de leur accom-
plissement, et non pas de concepts ou de typifications conceptuelles. Ces
choses sociales sont faites d’événements concrets, de sons, de mouvements.
Les concepts, croyances et récits ne sont, selon Durkheim, que produits
rétrospectivement afin de rendre compte de l’intelligibilité de ces sons et
mouvements. Ils constituent le résultat final d’un processus empirique de
construction de flux interactionnels d’actions reconnaissables. De plus, ils
n’expliquent pas la façon dont ces flux d’interactions ont été produits.
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Comme le dit Durkheim, ils constituent toujours des phénomènes secon-


daires et, comme les institutions, ils agissent comme contextes de descrip-
tion ou comme cadres pour des actions qui se sont déjà déroulées, et non
comme des facteurs qui auraient assuré leur production.
Par contraste, les « choses » des sciences naturelles sont constituées de
relations qui apparaissent sous une forme conceptuelle : éléments, gravité,
molécules, inertie, etc. Leurs « causes » ont aussi leurs noms spécifiques.
Les noms que nous donnons aux choses naturelles ne sont que des concepts
qui tentent de capturer notre compréhension humaine des relations natu-
relles. Même les concepts fondamentaux qui leur sont appliqués, tel le
concept de causalité, n’ont, comme Hume l’a pointé, aucune validité. Le
point essentiel est que ces concepts ne résultent pas de ces processus natu-
rels, pas plus qu’ils ne les créent, dans la mesure où ils résultent naturelle-
ment de processus sociaux. L’idée est que nous voyons les phénomènes
naturels à travers des lunettes conceptuelles. Il est parfois possible de les
voir d’une façon nouvelle et différente parce qu’ils sont placés juste sous
nos yeux. Mais cela est très difficile.
Avec les choses sociales, la situation est différente. Les sons et les mou-
vements que nous cherchons à comprendre n’ont aucune vie causale secrète
qui leur serait propre. En tant qu’objets sociaux, ils sont produits afin d’être
intelligibles pour autrui sous des formes toujours particulières. Nous n’avons
pas besoin de les conceptualiser avant de pouvoir les comprendre ou avant
d’en parler. En fait, la situation est exactement à l’inverse. Nous devons
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les reconnaître/comprendre en tant que sons et mouvements d’une cer-
taine sorte afin de pouvoir les conceptualiser.
Ainsi débouche-t-on sur le paradoxe sociologique fondamental : parce
que les choses sociales ont comme but principal d’être partagées avec autrui
– d’avoir une signification pour autrui –, parce qu’elles doivent être construites
pour satisfaire à des besoins conceptuels, les pratiques (sons, mouvements)
qui construisent ces choses ne peuvent être de nature conceptuelle. Si elles
l’étaient, cela conduirait toute tentative de saisie du sens à une régression
infinie, comme le suggèrent certains post-modernistes.
Or, dans nos interactions ordinaires, nous ne faisons pas l’expérience
d’une telle régression ou d’une telle ambiguïté. La plupart du temps, nous
réussissons effectivement à communiquer. Les pratiques dont nous nous
servons pour produire des significations sociales sont concrètes et réelles,
et non pas conceptuelles. La réalité naturelle n’est pas constituée par nos
usages, nous en faisons l’expérience d’un point de vue extérieur, à travers
la médiation de concepts (argument de Vico). De son côté, la réalité sociale
se constitue par l’usage, à travers les détails par lesquels sont accomplies
les pratiques. Ces processus qui produisent la réalité sociale peuvent être
étudiés directement par ceux qui les mettent en œuvre et leurs résultats étu-
diés empiriquement.
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Si la société est ainsi certainement le lieu où résident les concepts qui


médiatisent la perception et la pensée, ces concepts sont des phénomènes
de second ordre qui n’existent pas avant d’avoir été construits par des
pratiques, selon un processus continu.
Le chercheur en sciences naturelles ne peut véritablement regarder der-
rière les concepts pour parvenir aux données « brutes ». En revanche, le
chercheur en sciences sociales peut observer la construction sociale de la
signification. Ainsi, alors que les sciences naturelles sont confrontées au
problème des médiations conceptuelles – comme Whitehead l’a montré –,
dans une large mesure ce n’est pas le cas pour la sociologie. Les pratiques
sociales sont déployées sous nos yeux et le processus par lequel les pratiques
sont rendues intelligibles peut être examiné.
Que les pratiques sociales soient dotées d’une concrétude que l’accent
mis sur les concepts – et la transformation de la sociologie en une science
des concepts – obscurcit, c’est ce que j’appelle la « fallace de l’abstraction
mal placée » (fallacy of misplaced abstraction.) À travers ce sophisme, les
sociologues ont remplacé une réalité sociale concrète et détaillée par un
modèle conceptuel systématique. Bref, la réalité sociale ne pourrait être
appréhendée autrement que comme une réalité conceptuelle. Et ainsi,
c’est parce que les choses sociales seraient à l’origine des choses signifi-
catives qu’elles seraient aussi à l’origine d’ordre conceptuel. Cette identi-
fication du significatif et du conceptuel est désormais tenue pour une évidence
par la théorie sociologique. Dès lors, un modèle conceptuel de la réalité
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sociale se présente comme une réponse sophistiquée au positivisme. Et les
sociologues qui, pour leur part, insistent sur les études empiriques se voient
qualifiés de positivistes.
C’est sur ce dernier point que Durkheim comme les interactionnistes
contemporains sont mal compris. Ils insistent sur les études empiriques.
Mais ce qu’ils proposent ne relève pas du positivisme. Ils proposent d’étu-
dier le processus social par lequel sont construites des pratiques sociales
reconnaissables et d’analyser les détails par lesquels ce caractère recon-
naissable est produit comme étant constitutif de l’ordre social. La pratique
est première, le concept second.

* *
*

J’aimerais terminer avec une remarque sur la pertinence de l’interac-


tionnisme et de la pratique face aux questions soulevées par la globalisa-
tion et la démocratie. La croyance que les institutions organisent la société
moderne et que le droit et les processus bureaucratiques peuvent offrir les
conditions d’une juste compétition en contraignant les comportements indi-
viduels, constitue l’un des problèmes posés par la globalisation. Cette
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perspective repose sur une conception particulière des institutions formelles


qui résulte justement de l’accent mis sur les concepts plutôt que sur les pra-
tiques. Si les institutions fonctionnent avant tout à travers des comptes
rendus pratiques (accounts) plutôt que par des règles formelles, alors le
véritable lieu de la moralité doit être placé à ce niveau. Le problème, alors,
est 1° que nous ne pouvons pas réguler ces comptes rendus formellement,
et que donc la justice basée sur des règles formelles entraîne une sorte de
mêlée générale, 2° que les comptes rendus se nourrissent jusqu’à un cer-
tain point de l’ordre institutionnel, et qu’ils ne sont donc pas assez fragiles
pour requérir le type d’ordre moral qu’exigent le soi (self) et l’intelligibi-
lité dans les pratiques concrètes des ordres d’interaction.
Cependant, le fait de rendre compte engage les gens dans le travail du
soi et de l’intelligibilité. Ainsi, la pratique du rendre compte est contrainte
dans une certaine mesure, par en dessous, par la moralité de l’interaction.
C’est pourquoi les chercheurs découvrent que les normes qui régissent les
comptes rendus contribuent souvent plus que les lois à rendre les choses
plus équitables. Le problème, au niveau des comptes rendus, est qu’ils n’in-
tègrent aucune sanction des violations de la moralité. Tout est permis dès
lors que les comptes rendus sont pris en compte, et que l’on ne viole pas
le sens qu’a le partenaire du caractère approprié de son compte rendu, tan-
dis qu’au niveau de l’ordre de l’interaction, les violations empêchent de
réaliser l’intelligibilité et le soi.
Malheureusement les sociologues ont cru durant la plus grande partie
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du XXe siècle que la seule façon d’analyser les problèmes sociaux de grande
ampleur était de leur appliquer des théories sociales à grande échelle pro-
duisant des modèles conceptuels des relations entre les institutions sociales
et les individus. Ce fut une erreur. Le fait de remplacer la réalité par des
modèles conceptuels et de centrer l’attention sur les institutions formelles
plutôt que sur les pratiques situées a masqué les possibilités qu’il y avait
d’approcher de manière vraiment empirique, en sociologie, les questions
de théorie de la connaissance, de la justice et de l’ordre social…

(Traduit par Philippe Chanial*)

* Qui remercie Louis Quéré pour sa relecture de cette traduction et ses suggestions.

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