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CHRONOTOPE ROMANESQUE ET PERCEPTION DU MONDE

A propos du Tour du monde en quatre-vingts jours

Hans Färnlöf

Le Seuil | « Poétique »

2007/4 n° 152 | pages 439 à 456


ISSN 1245-1274
ISBN 9782020964401
DOI 10.3917/poeti.152.0439
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Hans Färnlöf
Chronotope romanesque
et perception du monde
A propos du Tour du monde en quatre-vingts jours

Avec cette étude, nous courons le risque évident de répéter certains lieux com-
muns. L’espace et le temps sont les aspects primordiaux du Tour du monde en
quatre-vingts jours, comme l’indique son titre. Nous y trouvons des notations en
nombre presque illimité qui se rapportent à ces aspects : d’une part toutes les des-
criptions des lieux (bâtiments, animaux, distances à parcourir, superficies, natio-
nalités, métiers, nombre d’habitants, produits locaux, etc.), d’autre part toutes les
notations du temps (dates, vitesses réglementaires, vitesses à l’heure, heures pré-
vues des départs, temps calculé des étapes, etc.). De surcroît, Le Tour du monde
reste un des romans de Jules Verne les plus connus1. Aussi ne prétendons-nous pas
en donner une lecture entièrement nouvelle. Il s’agira de proposer une réflexion
globale sur le savoir et la perception du monde du texte, ce qui implique l’étude de
la portée de certains aspects du texte, déjà bien documentés séparément, mais étu-
diés ici à la lumière du concept du chronotope conçu par Bakhtine.
Rappelons-en d’abord la définition : « la corrélation essentielle des rapports spa-
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tio-temporels, telle qu’elle a été assimilée par la littérature2 ». Or, ces rapports,
comme l’a noté Henri Mitterand, concernent chez Bakhtine tantôt des éléments
du récit, tantôt l’œuvre littéraire entière, et peuvent même aller au-delà de l’œuvre
pour rejoindre la problématique des genres ou la question de la mimésis3. L’utilisa-
tion du chronotope par le penseur russe est donc multiple et sa théorie reste, tou-
jours d’après la lecture perspicace qu’en a faite Mitterand, « hétérogène » (p. 89)4.
Ainsi, si l’on peut suivre Bakhtine lorsqu’il propose de voir le chronotope « comme
une catégorie littéraire de la forme et du contenu » (p. 237), on se gardera d’établir
une équivalence absolue entre telle catégorie littéraire, tel genre et tel chronotope
« majeur ». Par conséquent, désigner un seul chronotope pour le genre roma-
nesque, un autre chronotope pour la nouvelle, etc., équivaudrait à une simplifica-
tion méthodologique. Cela vaut aussi pour les sous-genres et même pour l’œuvre
individuelle5. Si nous nous inspirons des théories de Bakhtine, nous ne souhai-
tons donc pas pour autant proclamer la parfaite représentativité de tel chronotope
identifié par rapport aux niveaux différents de l’œuvre.
Néanmoins, malgré une certaine fluidité méthodologique, les remarques de
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Bakhtine sur le chronotope ouvrent indéniablement à des réflexions importantes


sur le mode et le monde romanesques. Précisons surtout que les catégories litté-
raires que Bakhtine esquisse, en se cantonnant dans le genre romanesque, ne peu-
vent pas être définies par un simple repérage formel des « traits distinctifs » du
texte. Autrement dit, l’étude du chronotope ne se limite pas au repérage des nota-
tions relatives au temps et à l’espace. Chaque chronotope « majeur » se présente
comme une catégorie esthétiquement configurée qui véhicule nécessairement
sa propre vision du monde6. Aussi les observations faites, dans les analyses de
Bakhtine, sur les motifs ou les schémas sont-elles investies dans un raisonnement
sur l’esthétique du récit et du genre romanesque auquel appartient le récit en ques-
tion, ainsi que sur l’image du réel exprimée dans et par le récit. Le chronotope
concerne donc au fond l’appréhension, sur un plan existentiel, du monde exté-
rieur suivant la configuration et la fonction de l’espace-temps du récit. Il s’ensuit
que le chronotope, plus qu’une simple somme de faits temporels et spatiaux, est
une dimension du récit qui nous aide à identifier les valeurs principales de tel
genre ou de telle œuvre.
En d’autres termes, l’étude du chronotope débouche naturellement sur une
réflexion sur la perception du monde à travers les relations spatio-temporelles, prises
au sens large, du roman, c’est-à-dire sur la façon dont la perception du monde
émane du récit global7. Pour compléter cette réflexion, il faut surtout étudier com-
ment cette perception est liée à l’expérience du personnage principal. On peut ainsi
évoquer les questions posées par le narrateur, au dernier chapitre, à propos du voyage
de Fogg : « Qu’avait-il gagné à ce déplacement ? Qu’avait-il rapporté de ce voyage8 ? »
La première question est à première vue étonnante : Fogg a gagné le pari, comme le
lecteur le sait. Cette question semble suggérer qu’il y a (et y avait) une autre chose
plus importante, à côté du pari, qui n’a pas été suffisamment mise en relief par le
récit et que Fogg, conformément au jeu onomastique (fog veut dire « brouillard » en
anglais), n’a pas vue. Et c’est justement la seule chose « remportée » dont il s’agit : la
femme qui le rendra « le plus heureux des hommes » (p. 327). Même si cette fin est
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écrite dans un style un peu railleur, il n’en reste pas moins que l’intrigue s’achève sur
un apprentissage de Fogg9, une révélation qui semble isolée de l’enjeu principal,
c’est-à-dire du tour du globe en quatre-vingts jours. D’où la nécessité de tenir
compte de la structure du récit, somme toute assez ironique, pour considérer la per-
ception du monde10. Cette perception tout comme le déroulement reposent sur l’élé-
ment fondamental du savoir, celui notamment du protagoniste Fogg et celui du
narrateur. C’est à la réflexion sur l’enjeu du savoir dans le roman que nous espérons
ainsi aboutir en nous inspirant initialement de la méthodologie de Bakhtine.

Chronotope romanesque

Parmi les genres romanesques de l’Antiquité, Bakhtine identifie le « roman


d’aventures et d’épreuves », le « roman d’aventure et de mœurs » et le « roman
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biographique11 ». Dans Le Tour du monde en quatre-vingts jours sont toujours pré-


sents, avec certaines modifications, un bon nombre des motifs canoniques qu’énu-
mère Bakhtine pour cerner le premier genre mentionné (la beauté exceptionnelle
des héros, l’origine inconnue du héros, la rencontre inattendue des amants, l’em-
prisonnement, la capture, le mariage final, etc.), sans compter que les épreuves
successives des héros alimentent naturellement la trame de l’intrigue. Aussi nous
semble-t-il pertinent d’étudier le roman vernien à la lumière des remarques spéci-
fiques de Bakhtine sur le chronotope du roman d’aventures et d’épreuves. En ce qui
concerne l’espace12 de ce genre, commençons par citer ce jugement :

On trouve dans ces romans la description, souvent très détaillée, de certains aspects
particuliers des pays, villes, édifices divers, œuvres d’art […], des mœurs et coutumes
des habitants, des multiples animaux exotiques, merveilleux, et autres curiosités et
raretés. On trouve aussi des digressions, parfois abondantes, sur différents thèmes : la
religion, la philosophie, la politique, la science, le destin, les prémonitions, le pouvoir
d’Eros, les passions humaines, les larmes, etc. […] On voit que le roman grec, par
son contenu, prétend à une certaine connaissance encyclopédique […] (p. 241).

Il est frappant de voir à quel point cette description s’applique au Tour du monde
en quatre-vingts jours, conformément à l’étymologie du terme encyclopédie13. Verne
énumère tous ces aspects particuliers, soit en coupant le récit pour insérer un dis-
cours de style encyclopédique, soit en se servant de Passepartout comme « focalisa-
teur » (Bal). Ce rôle revient naturellement au domestique : Fogg ne ressent aucun
intérêt pour les lieux qu’il traverse ; Fix s’occupe seulement du mandat d’arrêt qui
doit arriver avant le prochain départ de Fogg ; le point de vue d’Aouda se limite à
rendre compte de son inclination pour Fogg. A mesure que les voyageurs affron-
tent des mœurs locales, le domestique assume en effet ce rôle en déployant tout un
registre modal : enthousiasme à Moka (« Passepartout fut ravi de contempler cette
ville célèbre », p. 89), amusement dans la forêt indienne (« quelques singes, qui
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fuyaient avec mille contorsions et grimaces dont s’amusait fort Passepartout »,
p. 113), indignation devant le sutty14 (« Ah ! les gueux ! s’écria Passepartout »,
p. 118), consternation devant certaines mœurs à Hong Kong (« Passepartout
trouva cela fort drôle », p. 169), etc. En revanche, les digressions sont générale-
ment prises en charge par le narrateur (même si la matière didactique peut être
mise à sa disposition à l’aide des allées et venues du domestique15). On connaît
aussi toute l’étendue du projet encyclopédique et didactique de Verne et de son
éditeur Hetzel16.
Or, malgré cette ambition didactique, Bakhtine souligne, toujours pour ce qui
est du roman grec d’aventures et d’épreuves, l’intérêt négligeable de la connais-
sance véhiculée : « Jamais on ne relate en détail les mœurs et les habitudes de la
population, mais seulement quelque coutume curieuse, qui n’est liée à aucune
autre » (p. 250). Le propos est en fait assez contradictoire, étant donné que le pen-
seur russe vient d’affirmer (dans l’autre passage cité ci-haut) qu’on trouve « la des-
cription, souvent très détaillée […], des mœurs et coutumes des habitants » ! Ce
que Bakhtine veut dire, sans doute, est qu’on ne relate jamais en profondeur ces
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mœurs, mais qu’on reste sur une première impression superficielle d’un élément
non contextualisé. Le savoir étalé est donc fragmentaire. Le récit s’arrête sur des
impressions rapides, sur des phénomènes « curieux » (suivant l’esprit limité de l’ob-
servateur) qui sont simplement juxtaposés au lieu de former un tout signifiant.
Certes, on ne pourrait accuser Verne de rester toujours dans le fragmentaire.
Cependant, ce motif du curieux revient régulièrement dans les passages consacrés
aux circonstances et aux milieux locaux dans Le Tour du monde en quatre-vingts
jours17. Le curieux semble même le mot emblématique pour toute découverte de
Passepartout : « – Très curieux, très curieux ! se disait Passepartout en revenant à
bord. Je m’aperçois qu’il n’est pas inutile de voyager, si l’on veut voir du nouveau »
(p. 90)18.
En outre, le savoir reste souvent sommaire. Jules Verne aligne des « descriptions
minimales » dans lesquelles un nom est accompagné d’une épithète simple. A ce
titre, la description des habitants à Bombay est exemplaire : « […] des Persans à
bonnets pointus, des Bunhyas à turbans ronds, des Sindes à bonnets carrés, des
Arméniens en longues robes, des Parsis à mitre noire » (p. 96). Jules Verne fait peu
d’efforts pour dépasser cet étiquetage du pittoresque, qui obéit à une formule
d’écriture assez simple, frôlant parfois la nonchalance, comme pour ce qui est de
ces mots sur Hong Kong : « A peu de choses près, c’était encore Bombay, Calcutta
ou Singapore […] » (p. 169). Souvent, Verne se contente d’énumérer les objets,
procédant ainsi à une « mise en liste19 » du monde. Exemplifions avec le passage
consacré à Hong Kong. A l’arrivée, le pilote « dirigea le paquebot au milieu de
cette flottille de jonques, de tankas, de bateaux-pêcheurs, de navires de toutes
sortes, qui encombraient les pertuis de Hong Kong » (p. 165) ; dans la ville, on
trouve « Des docks, des hôpitaux, des wharfs, des entrepôts, une cathédrale
gothique, un “government-house”, des rues macadamisées » (p. 168) ; dans la
taverne où Fix se décide à révéler sa vraie mission à Passepartout, « Quelques-uns
vidaient des pintes de bière anglaise, ale ou porter, d’autres, des brocs de liqueurs
alcooliques, gin ou brandy » (p. 171)20, etc. L’échange bref entre Passepartout et
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Fix au sujet de l’Inde pourrait en effet servir de synthèse amusante de l’étalage du
curieux et d’énumérations dans le récit : « – Et c’est curieux, cette Inde-là ? – Très
curieux ! Des mosquées, des minarets, des temples, des fakirs, des pagodes, des
tigres, des serpents, des bayadères ! » (p. 88).
Pour le roman grec d’aventures et d’épreuves, Bakhtine souligne le monde pro-
fondément étranger dans lequel se trouve le héros. Ce monde ne participe pas à
l’action, mais sert uniquement de lieu dramatique21. Pour décrire cette relation
entre temps et espace, Bakhtine parle d’un « caractère non pas organique, mais
purement technique et mécanique » (p. 250). Telle aventure, qui se déroule dans
un pays spécifique, aurait pu se dérouler ailleurs. Sur ce point (comme sur bien
d’autres points), Bakhtine reste catégorique :

Les péripéties aventureuses du roman grec n’ont aucun lien matériel avec les parti-
cularités des pays qui y figurent, avec leur structure socio-politique, leur culture,
leur histoire. Aucun de ces caractères particuliers n’entre dans la péripétie aventu-
reuse en qualité d’élément déterminant (p. 251).
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Par cette citation, nous entrons naturellement dans la problématique liée plus
étroitement au temps (« leur histoire »). Dans le roman grec d’aventures et
d’épreuves selon Bakhtine, les aventures ne sont pas ancrées véritablement dans
l’espace, et elles ne s’inscrivent pas non plus dans le processus du temps historique.
Les événements n’ont aucune incidence sur l’Histoire, mais se trouvent en quelque
sorte en dehors de celle-ci. Aussi la causalité est-elle régie par le hasard (coïnci-
dences, interventions de magiciens ou de malfaiteurs, etc.) ou par des forces irra-
tionnelles (le Destin, les Dieux, etc.) au lieu d’être la conséquence de facteurs
socio-politiques. Les personnages sont ainsi simplement soumis au déroulement
du temps : les choses leur arrivent, par hasard. En effet, Bakhtine va même jusqu’à
dire que le héros du roman grec d’aventures et d’épreuves est « démuni de toute
initiative » (p. 255).
Un rapide survol du Tour du monde en quatre-vingts jours nous amène à consta-
ter qu’on aurait tort d’assimiler pleinement le chronotope de ce dernier roman au
roman grec d’aventures et d’épreuves. Pour commencer, c’est le héros qui prend
l’initiative du voyage (en pariant sur la possibilité de faire le tour du monde en
quatre-vingts jours). Quant au hasard, s’il est bien présent22, il reste subordonné à
la causalité rationnelle, donc au savoir sur lequel se fonde l’entreprise de Fogg. De
plus, le roman de Verne présente une conscience aiguë du temps : le passé, le pré-
sent et l’avenir. Pour ce qui est de l’avenir, il n’est pas besoin de parler abusive-
ment d’un Verne « voyant », alors qu’il était simplement à jour des dernières
découvertes de son temps et doué d’une imagination exceptionnelle. Constatons
plutôt que l’état contemporain de la science n’est considéré par lui que comme un
état temporaire qui évoluera nécessairement dans l’avenir23. Soulignons aussi le
poids de l’Histoire24. A lire les digressions successives relatives aux civilisations et
aux lieux passés, il devient parfaitement clair que Verne considère l’état actuel de la
société comme le résultat de facteurs historiques et analysables25. Pour ce qui est
de cet intérêt voué à l’Histoire, Verne utilise même son focalisateur privilégié, Pas-
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separtout, pour faire un petit retour en arrière sur la Californie de l’époque du
gold rush lorsque ce dernier contemple la ville de San Francisco :

Passepartout fut assez surpris de ce qu’il voyait. Il en était encore à la cité légendaire
de 1849, à la ville des bandits, des incendiaires et des assassins, accourus à la
conquête des pépites, immense capharnaüm de tous les déclassés, où l’on jouait
la poudre d’or, un revolver d’une main et un couteau de l’autre (p. 226).

Notons, en passant, que le domestique de Fogg devient ici également « person-


nel du roman », c’est-à-dire qu’il joue le rôle de personnage « fonctionnaire », dont
le regard et la pensée permettent à l’auteur d’incorporer dans le récit une fiche de
savoir sans abandonner le mode narratif26. Or, l’aspect qui nous semble le plus
saillant concerne l’ancrage du savoir dans l’espace-temps du récit. Les exemples
sont nombreux de ces passages qui, en effet, n’auraient pas pu se dérouler ailleurs,
justement parce que leur contenu est ancré dans une situation locale et contem-
poraine. La cérémonie religieuse de laquelle Fogg et Passepartout sauvent Aouda
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renvoie à l’actualité socio-politique en Inde, fait souligné par la réaction de Fogg


lorsqu’il apprend qu’on y pratique toujours ce genre de rituels malgré la colonisa-
tion anglaise : « Comment ! […] ces barbares coutumes subsistent encore dans
l’Inde, et les Anglais n’ont pu les détruire ? » (p. 118). L’enjeu de la visite à la
pagode par Passepartout renvoie aux lois relatives à la religion brahmanique ;
le meeting à San Francisco, qui tourne en bagarre collective, est significatif d’une
certaine culture politique que Verne caractérise à l’aide de cet épisode, etc.
L’auteur dépasse ici le simple pittoresque pour ancrer réellement le savoir dans
l’espace-temps. En même temps, il prend soin d’investir ce savoir dans l’intrigue.
Car, ces événements auront tous une importance certaine pour le déroulement
ultérieur de l’histoire (Aouda occupera le rôle fondamental d’héroïne accompa-
gnant le héros, Fogg et Passepartout seront condamnés à la prison à cause de
la visite dans la pagode, le colonel Proctor réapparaîtra dans le train qui quitte
San Francisco, etc.). Cette façon d’intégrer le savoir dans l’intrigue nous semble
être de première importance pour toute analyse d’un quelconque savoir dans un
récit, et surtout pour toute analyse qui voudrait s’interroger sur l’appropriation de
ce savoir par le lecteur. D’ordinaire, on souligne de préférence la simple masse du
savoir dans le récit, la motivation du savoir (c’est-à-dire la façon dont l’auteur fait
circuler le savoir à l’aide de certaines stratégies narratives), la documentation du
savoir (le travail génétique, la « méthode » de l’auteur) ou l’idéologie que reflète le
savoir. Mais il manque trop souvent, selon nous, cette perspective cruciale qui part
de l’idée d’un investissement du savoir dans l’intrigue, donc de l’idée d’une
construction du savoir et de la position du lecteur par rapport à ce savoir27. La pro-
blématique concernerait alors la question suivante : dans quelle mesure et de quelle
façon le savoir est-il inscrit dans l’intrigue28 ?
C’est une question importante, car il semble raisonnable d’émettre l’hypothèse
que l’apprentissage chez le lecteur serait renforcé par ces passages où le savoir n’est
pas étalé « parallèlement » à la fiction dans des discours encyclopédiques ou pas-
sages pittoresques (que ce soit au moyen d’énumérations, de descriptions mini-
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males ou de contemplations superficielles des personnages), mais où il est
effectivement investi dans l’intrigue jusqu’à établir le fondement même de sa cohé-
rence ou de sa progression29. Le cas suprême reste bien évidemment la chute de la
nouvelle. S’il est possible de parcourir le roman sans retenir tous les faits relatifs
aux lieux passés, il n’est guère vraisemblable que le lecteur ne retienne pas la leçon
sur les effets relatifs aux zones d’horaires.
Pour revenir encore une fois à Bakhtine, celui-ci note le rôle dramatique du
temps en tant qu’élément fonctionnel du récit (le héros peut-il arriver à temps
pour accomplir telle mission ? combien de temps lui faut-il pour accomplir la
tâche ?). Cette conception du temps se retrouve bien évidemment chez Verne.
Grâce surtout à la présence de Passepartout, l’auteur peut souligner le suspens du
récit, l’enjeu de telle arrivée à tel port, la menace de tel obstacle sur le chemin,
notamment en opposant les réactions du domestique à celles du maître30. Or,
pour le roman grec d’aventures et d’épreuves, selon Bakhtine, la durée ne compte
que « dans les seules limites de chaque aventure » (p. 243). Dans l’ensemble, le
temps reste statique, et le monde décrit ne change pas. En revanche, l’originalité
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du Tour du monde en quatre-vingts jours, pour ce qui est du temps dramatique,


réside dans le fait que le temps de chaque aventure indépendante est additionné
pour former ensemble la somme totale de quatre-vingts jours, et donc pour former
l’enjeu de l’intrigue. Comme le temps n’est pas seulement adjuvant ou opposant,
mais aussi le but de la quête du héros, la hiérarchie entre temps et action est pour
ainsi dire renversée. Si, dans tout roman d’aventures, le héros doit accomplir telle
tâche pendant une certaine durée, le temps ne constitue, ordinairement ni la thé-
matique principale ni l’enjeu principal de l’intrigue. En revanche, dans Le Tour
du monde en quatre-vingts jours, l’exploit concerne le temps en lui-même : le héros
doit arriver à temps pour gagner le pari sur le temps.
Ce renversement entre temps et action nous amène aussi à mettre en perspective
nos propos précédents sur le savoir investi dans l’intrigue. Il n’est pas de doute que
Le Tour du monde en quatre-vingts jours doit être classé comme un roman encyclo-
pédique. Nous avons aussi constaté que ce savoir peut dépasser le pittoresque ou
le sommaire, et surtout que le fond de ce savoir fait parfois partie de l’enjeu dra-
matique du roman. D’un côté, cet investissement du savoir devrait ouvrir vers
l’apprentissage du lecteur, conformément au projet vernien. Or, de l’autre côté, on
ne pourrait s’empêcher de noter la coupure nette qui existe entre d’une part le
déroulement, qui se limite à la quantité, aux calculs et à la simple question de savoir
si Fogg arrivera à temps ou non, et d’autre part la configuration (et de l’espace et du
temps), qui étale du savoir tout au long du récit. Du fait que l’intrigue se réduit à
une herméneutique simple et que la configuration reste d’une certaine façon cou-
pée de cette intrigue, l’apprentissage du lecteur risque en fait de perdre de son rôle.
Celui-ci peut, tout comme Fogg, faire ce tour du monde sans rien voir et sans rien
apprendre, uniquement occupé de l’écoulement du temps31. Dans une telle pers-
pective, les paradigmes successifs n’auraient d’importance qu’en tant qu’éléments
dans la structure temporelle du roman. Par exemple, la perception de la situation
des Indiens en Amérique du Nord se réduirait simplement à un nombre d’heures
de retard. Cette relation hiérarchique entre le déroulement et la configuration
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(plutôt qu’entre le temps et l’espace) ressort de façon admirable lorsque le narra-
teur explique les données de l’étape de Singapore à Hong Kong. La localisation
(spatiale et temporelle, dans l’époque actuelle de Verne) est vite transformée en
étape (temporelle, selon le plan de Fogg) :

Treize cents milles environ séparent Singapore de l’île de Hong Kong, petit terri-
toire anglais détaché de la côte chinoise. Phileas Fogg avait intérêt à les franchir en
six jours au plus, afin de prendre à Hong Kong le bateau qui devait partir le
6 novembre pour Yokohama, l’un des principaux ports du Japon (p. 157).

En somme, l’étude du chronotope romanesque dans Le Tour du monde en


quatre-vingts jours permet de mettre en relief les spécificités de l’intrigue ainsi que
les apports de Verne pour ce qui est du développement du roman d’aventures pen-
dant ce XIXe siècle où le genre acquiert, selon Jean-Yves Tadié, « l’autonomie recon-
nue […] d’un genre à part » (p. 22). Il s’agit au fond d’un développement, d’une
évolution du genre, comme l’explique Daniel Compère : « En fait, Verne s’insère
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dans la longue tradition du voyage imaginaire, mais il modernise le genre grâce à


des bases scientifiques solides » (p. 30)32. En revanche, aux yeux de Bakhtine, « le
développement ultérieur du véritable roman d’aventures n’y a rien ajouté de sub-
stantiel jusqu’à nos jours » (p. 240). Ce jugement catégorique doit être modifié,
d’autant plus que nous avons pu montrer, tout en adoptant la méthodologie
du penseur russe, que Verne construit un chronotope bien différent de celui du
roman grec d’aventures et d’épreuves, notamment pour ce qui est de l’ancrage
du savoir dans l’espace-temps et dans l’intrigue. Cette première partie a aussi mis
en relief certains éléments qui nous ont donné une première idée de la perception
du monde dans le récit. Or, si nos remarques sur le roman d’aventures nous ont
permis de situer Le Tour du monde en quatre-vingts jours par rapport à une certaine
tradition littéraire et nous ont aidé à considérer de façon plus précise la configura-
tion de l’espace et du temps dans le roman, il nous reste à envisager la structure du
récit, clé de la perception du monde présentée dans le roman à travers le person-
nage principal.

Perception du monde

C’est encore une fois Bakhtine qui nous fournit le point de départ. Il affirme
que l’aventure, dans le roman grec d’aventures et d’épreuves, ne fait que confirmer
l’identité du héros, qu’on retrouve à la fin « absolument identique à lui-même »,
après une aventure « qui ne laisse aucune trace dans la vie ou le caractère des héros »
(p. 242). Certes, nous retrouvons, en partie, ce schéma dans Le Tour du monde en
quatre-vingts jours, où nous apprenons à la fin que : « Le Fogg du retour était exac-
tement le Fogg du départ » (p. 313). Toutefois, dans ce dernier roman, la situation
finale est loin d’être identique à la situation initiale, car il existe bien un élément
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ajouté aux données du départ : Aouda. La structure initiale a donc changé, et
comme dans tout récit qui déploie de façon clairement articulée le schéma cano-
nique « situation initiale – transformation – situation finale », le nouvel état doit
être étudié par rapport à la transformation qui conduit l’histoire à sa fin. Il s’ensuit
de ce raisonnement (et de la chute du roman) que l’épisode en Inde revêt une
importance particulière, puisque c’est là que Fogg rencontre Aouda.
La traversée de l’Inde constitue à plusieurs égards un épisode dérangeant où
s’accumulent des anomalies qui ne font que confirmer la structure ironique du
roman. Tout commence par l’interruption du voyage en train entre Bombay et
Allahabad, à cause de l’état inachevé de la voie ferrée. A l’exclamation de Cro-
marty : « – Les journaux ont pourtant annoncé l’ouverture complète du railway ! »,
l’employé répond : « – Que voulez-vous, mon officier, les journaux se sont trom-
pés » (p. 107)33. C’est donc une défaillance de l’information écrite qui provoque la
rupture de la ligne droite. Or, c’est justement en ce genre d’information que Fogg
a une confiance inconditionnelle. Il ne doute pas une seconde de la validité du
plan établi par le Morning Chronicle qui montre comment on peut faire le tour du
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Chronotope romanesque et perception du monde 447

monde en quatre-vingts jours. En fait, son savoir ne peut venir que des journaux :
il ne parle jamais avec des inconnus, ne rencontre personne et reste toujours chez
lui ou au club. Il est vrai qu’il participe aux discussions dans ce club, mais il pré-
fère passer du temps à jouer au whist, à ce « jeu du silence » (p. 38). Il est d’ailleurs
significatif que Fogg se réfère au journal pour prendre part à la discussion relative
au vol des cinquante-cinq mille livres à la Banque d’Angleterre : « – Le Morning
Chronicle assure que c’est un gentleman » (p. 51). Il circonscrira le monde en
« consultant son Bradshaw, qui lui donnait, jour par jour, les mouvements de la
navigation transocéanienne » (p. 290) tout en continuant sa lecture des journaux
lorsque l’occasion se présente34. La perception du monde de Fogg est ainsi entiè-
rement médiatisée par ses lectures. Aussi ne discerne-t-il aucune différence entre le
calcul établi par le journal et l’accomplissement du trajet « en temps réel » (l’ani-
mation de la discussion qui aboutit au pari vient justement de cette obstination
de Fogg à ne vouloir voir aucun écart entre l’écrit et le vécu). C’est pourquoi le
fait de devoir interrompre le voyage à cause de la fausse information des jour-
naux porte atteinte à la façon qu’a Fogg d’appréhender le monde à travers des
sources écrites.
L’interruption du train ne constitue pas un obstacle majeur pour les autres voya-
geurs. Ceux-ci sont au courant de la situation et empruntent vite d’autres véhi-
cules pour continuer leur voyage. Fogg est plutôt perplexe alors qu’il est
normalement prêt et prompt à agir dans toutes les situations. C’est Passepartout
qui lui propose la solution : acheter un éléphant dans le village local. Il est haute-
ment significatif que ce moyen de transport ne soit pas une machine, contrôlable
et calculable (ayant ses horaires, sa vitesse moyenne et maximale, etc.). Au
contraire, l’éléphant reste hors de la sphère de Fogg. De plus, le guide local décide
du chemin à prendre : il doit quitter le tracé du chemin de fer inachevé, donc quit-
ter la ligne droite, ce qui renforce encore le dépaysement de Fogg35. Plus loin, on
apprend que le héros n’est pas familier avec le sutty (c’est-à-dire le sacrifice « volon-
taire » d’Aouda). Sa réaction (déjà commentée) en apprenant ce fait souligne
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encore la particularité de l’épisode.
On ne saurait assez insister sur ce dépaysement de Fogg, qui se trouve enfin dans
un endroit reculé qu’il ne connaît pas, contrairement à ce que suggère le narrateur
dans le premier chapitre :

Avait-il voyagé ? C’était probable, car personne ne possédait mieux que lui la
carte du monde. Il n’était endroit si reculé dont il ne parût avoir une connaissance
spéciale (p. 38).

Il faudra ici être attentif à la mise en discours par Verne, qui souligne le caractère
hypothétique de cette supposition36. Enfin, si la compagnie décide de sauver
Aouda, c’est parce que Fogg a le temps, investissement exceptionnel de la part
du héros. A d’autres moments où il lui reste du temps avant le prochain départ
prévu, il n’est d’aucune façon disposé à s’éloigner de son plan préétabli. Autre ano-
malie : son manque soudain de sang-froid. Lorsqu’il s’apprête à s’élancer vers le
bûcher, Fogg subit effectivement « un moment de folie généreuse » (p. 127). Ceci
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448 Hans Färnlöf

est d’autant plus remarquable que Verne insiste ailleurs sur l’état inchangé de Fogg
et sur l’idée que le sang-froid et l’exactitude sont chez lui inséparables37.
Tous ces aspects que nous venons de commenter concordent pour signaler l’im-
portance structurelle de l’épisode, qui marque ainsi une double déviation : à l’égard
de la ligne droite du voyage et à l’égard du comportement régulier de Fogg. Cette
déviation sera suivie par une autre déviation à la fin, où l’amour fait emporter le
pari et l’emporte sur le pari38. Le protagoniste participe ici (et à la fin) enfin à
l’aventure, comme l’indique le titre du chapitre XII (« Où Fogg et ses compagnons
s’aventurent à travers les forêts de l’Inde »), justement où son savoir n’est pas adé-
quat ni suffisant pour se tirer d’affaire autrement. Par conséquent, il doit affronter
directement le réel et abandonner sa perception médiatisée du monde. L’épisode
en Inde constitue alors un véritable contrepoint du reste du voyage, pendant
lequel Fogg ne témoigne d’aucun intérêt pour les lieux passés, ce qui est joliment
indiqué par le titre du chapitre XIV : « Dans lequel Phileas Fogg descend toute
l’admirable vallée du Gange sans même songer à la voir39 ». Cette disposition d’es-
prit s’explique, dans une certaine mesure, par le pari : chaque lieu n’a de valeur
qu’en tant que milieu passager – et surtout en tant que milieu passé. Par ailleurs,
Fogg a tout appris, avant son voyage, par sa documentation prodigieuse40, et il
s’apprête à ne rien apprendre durant le voyage. Les quelques fois où il doit
confronter les mœurs locales, il manifeste sa désapprobation. C’est le cas pour le
sutty en Inde, le meeting à San Francisco, le comportement grossier de Proctor, etc.
Cet état de statu quo chez Fogg concerne aussi ses biens matériels. En Inde, il
achète un éléphant mais le donne ensuite au guide pour le remercier de ses ser-
vices. S’il achète une partie du bateau de Speedy, c’est seulement pour le brûler
comme combustible. Même schéma pour l’argent : Fogg gagne les vingt mille
livres du pari, mais il en a dépensé dix-neuf pendant le voyage, et il distribue les
mille livres qui restent à Passepartout et à Fix. En effet, à la question posée par le
narrateur à la fin : « Qu’avait-il rapporté de ce voyage ? », on doit répondre, comme
le fait le narrateur : rien (sauf Aouda). L’attitude impassible et peu communicative
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de Fogg est aussi emblématique de sa vie ordinaire dans laquelle il garde toujours
son cercle restreint sans jamais se confronter réellement à ce qui l’entoure. Comme
on le sait, il est d’une nature particulièrement régulière, ayant ses habitudes « chro-
nométriquement » déterminées et ses mouvements d’automate. Il est riche, dès
le départ, et il garde sa richesse41. Par exemple, s’il gagne au whist, « ses gains
n’entraient jamais dans sa bourse et figuraient pour une somme importante à son
budget de charité » (p. 38).
Fogg montre ainsi un état général de caractère qui représente parfaitement le
statu quo. Aussi a-t-on pu s’étonner de sa décision de faire soudainement le tour du
monde, en argumentant qu’elle manque de motivation, que le départ irait à
contre-courant de la personnalité d’un Fogg tellement casanier et régulier42.
Cependant, pour comprendre cette décision, il faut considérer l’existence entière
de Fogg et donc chercher à comprendre le voyage par rapport à cette existence.
Notons à ce propos que ses habitudes invariables ne sont guère un but en soi (per-
sonne n’a des habitudes pour avoir des habitudes, mais parce que ces habitudes
ont une certaine fonction dans l’existence de la personne en question). Les habi-
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Chronotope romanesque et perception du monde 449

tudes servent avant tout à régler l’existence, à maîtriser le cours des choses43.
L’emploi du temps extrême de Fogg nous signale que ce personnage ne « peut »
(ou veut) pas être dérangé par des facteurs externes, qu’il désire se déclarer immu-
nisé contre toute atteinte du monde extérieur. Ses habitudes constituent ainsi
une deuxième instance médiatrice : la lecture constitue le filtre qui médiatise son
rapport épistémologique au monde ; les habitudes constituent le système qui
médiatise son rapport ontologique à l’existence. Plus précisément, Fogg cherche à
éviter l’imprévu. Cette idée que « l’imprévu n’existe pas » (p. 55) représente son
véritable credo et c’est ce principe qu’il s’apprête à prouver, comme en témoigne la
discussion au Reform-Club qui précède le pari. Aussi Fogg part-il le soir même,
sans avoir besoin de préparatifs : « Je suis toujours prêt ! » (p. 58), assure-t-il à ses
collègues.
Au fond, le pari ne concerne pas, pour Fogg, les quatre-vingts jours en eux-
mêmes. Le pari lui offre l’occasion d’affirmer pour lui-même, et pour les autres,
que son train de vie est parfaitement fondé. Il s’agit d’une véritable démonstration
de la part de Fogg, démonstration qui lui servira en même temps de vérification
(ou de « sanction positive », dans une perspective structurale). Le calcul théorique
du journal doit forcément, selon lui, correspondre à la pratique, car il n’existe
aucun écart entre les sources écrites et le monde réel. Le voyage extraordinaire se
présente comme le parfait et suprême défi de son existence médiatisée par ses habi-
tudes. Ceci explique la décision de Fogg, à première vue gratuite, de faire instanta-
nément le tour du monde au détriment de son emploi du temps régulier. Le
protagoniste parie plus que vingt mille livres, il parie son mode de vie. C’est,
certes, un défi extrême, mais néanmoins un défi qui rejoint la logique profonde de
tout ce que représente le personnage de Fogg.
Paradoxalement, Fogg veut donc conserver son mode de vie en faisant le tour du
monde44 ! Or, cette vie repose, ce qui est encore un paradoxe, sur l’idée de la
non-vie (Greimas)45. Verne insiste à plusieurs reprises sur le côté non vivant de
Fogg46. On voit aussi habituellement en lui un « homme-machine » (ou « homme-
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horloge »), suivant des expressions comme « l’exactitude personnifiée » ou « véri-
table mécanique » qui sont parsemées dans le récit pour le caractériser. Mais on
pourrait sans doute préciser encore cette métaphore. Au début, on apprend que
Fogg « était l’homme le moins hâté du monde, mais il arrivait toujours à temps »
(p. 45). Si l’on a eu raison de souligner cette ponctualité (information initiale qui
fonctionne aussi comme amorce de l’arrivée finale), on semble insister moins sur le
fait que Fogg est flegmatique47 et qu’il possède « au plus haut degré ce que les phy-
sionomistes appellent “le repos dans l’action” » (p. 44). Son comportement après le
départ de la gare à Bombay est ici exemplaire :

En ce moment, il refaisait dans son esprit le calcul des heures dépensées depuis son
départ de Londres, et il se fût frotté les mains, s’il eût été dans sa nature de faire un
mouvement inutile (p. 102).

Fogg veut surtout ne pas dépenser d’énergie superflue48. Quant à cette fameuse
anecdote du gaz qui brûle pendant tout le voyage, et qui rappelle en un clin d’œil
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450 Hans Färnlöf

au lecteur la consommation inévitable et constante de l’énergie, laquelle brûle uni-


quement pour le compte de Passepartout, selon la déclaration de Fogg ! De plus,
Fogg reste extrêmement peu communicatif durant le roman, autre trait de carac-
tère à lier à l’image de la machine parfaite49. Rappelons enfin la comparaison ini-
tiale entre Fogg et Byron, comparaison modifiée de la façon suivante :

On disait qu’il ressemblait à Byron – par la tête, car il était irréprochable quant
aux pieds –, mais un Byron à moustaches et à favoris, un Byron impassible, qui
aurait vécu mille ans sans vieillir (p. 36)50.

A la lumière de ces remarques, nous pouvons maintenant préciser la métaphore


de l’« homme-machine » : Fogg représente cette machine particulière qu’est le
perpetuum mobile51. Fogg s’investit dans une course contre la montre, mais il
incarne aussi la course contre le temps en général, donc la lutte contre la mort.
C’est cette combinaison paradoxale de non-vie (de la machine qui marche sans
impulsions, sans énergie, sans apport extérieur) et de vie (la machine qui marche
pourtant à l’infini) qu’il faudra rapprocher de la thématique du statu quo. En
bonne logique, lorsque Fogg est enfin arrêté par Fix (nul besoin d’insister sur le jeu
onomastique) au retour d’Angleterre, il est d’emblée pris, semble-t-il, de pensées
suicidaires. L’arrêt de la machine équivaut à sa mort, et la machine Fogg, tout
comme les autres machines dans l’œuvre de Verne, périt effectivement à la fin52.
Or, le vide après cette disparition est comblé par la présence d’Aouda, qui rend la
vie à Fogg : l’amour déjoue le fonctionnement régulier de la machine qui se trans-
forme en mari53.
Ce revirement final est profondément ironique. Le pari semble perdu, et Fogg
ne le remporte que grâce à sa décision d’épouser Aouda (puisque c’est en allant à
l’église pour les arrangements du mariage que Passepartout se rend compte que
c’est samedi et non dimanche). L’ironie s’explique aussi par l’échec partiel de Fogg.
Ce n’est que par chance (en allant vers l’ouest), et non par calcul, qu’il arrive à
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faire le tour du monde dans les laps du temps stipulé. Mais surtout, cet exploit,
qui pourrait illustrer schématiquement la domination de l’homme sur la nature54
et ainsi représenter un véritable exploit humain, a prouvé jusqu’à quel point sa
perception du monde était erronée. Ce qu’aura appris Fogg, c’est qu’effectivement
l’imprévu existe : Aouda en est bien la preuve. La fameuse chute du roman fait donc
autant partie de la « chute » de la perception du monde jusque-là cultivée par Fogg.
Le voyage débouche sur un vide existentiel rempli par Aouda, qui est finalement le
personnage secondaire le plus important55.
On pourrait également voir dans cette fin un clin d’œil à la tradition littéraire,
puisque Jules Verne finit par renouer avec cette tradition où les épreuves concer-
nent l’amour en premier lieu, contrairement au mode littéraire du XIXe siècle56.
Mais Verne dépasse la convention, selon laquelle les deux amants doivent simple-
ment se rejoindre à la fin. Le mariage final n’est qu’en apparence le parfait exemple
de la scène traditionnelle, où le héros inchangé a rempli sa tâche et se retire dans
les bras de sa bien-aimée ; c’est la naissance d’une autre vie qui renverse tout ce
sur quoi s’est fondée l’entreprise de Fogg : l’inexistence de l’imprévu. Le mariage
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Chronotope romanesque et perception du monde 451

marque ainsi une nouvelle direction de l’existence du héros. Cela devient particu-
lièrement clair lors de l’échange entre Passepartout et Fogg, le lendemain du
mariage. Le domestique vient d’apprendre qu’ils auraient pu faire le voyage en
soixante-dix-huit jours, à condition de contourner l’Inde. Fogg répond alors :

Mais si je n’avais pas traversé l’Inde, je n’aurais pas sauvé Mrs. Aouda, elle ne serait
pas ma femme, et… (p. 327).

C’est en deux mots la morale du récit : le détour vaut la peine d’être fait. Et par
ce détour, nous désignons l’épisode en Inde, non pas le tour du monde qui, au
fond, ne déroge d’aucune façon aux habitudes invariables de Fogg57. C’est ce
détour qui ouvre vers une autre vie de Fogg, nouvelle vie qui commence le
24 décembre, date dotée d’un symbolisme évident, où le héros retourne pour don-
ner enfin la priorité à la vie au détriment de la non-vie.

La fin du roman signale une structure ironique, liée au « ratage » ou à la « consé-


quence imprévue », par laquelle ce qui est resté au second plan tout au long du
récit arrive sur le devant de la scène à la fin. En effet, l’écrivain met d’abord en
scène un personnage-surhomme : Fogg arrive à convertir l’espace en un certain
écoulement de temps en trouvant toujours des solutions à tout obstacle qui sur-
vient sur la route grâce à ses qualités supérieures de calcul et de sang-froid. Il mène
ainsi une bataille qui ne se limite pas au voyage, mais qui est une donnée constante
de sa vie : battre le temps, voire battre la mort, en restant le perpetuum mobile. Son
arme suprême reste la médiatisation parfaitement maîtrisée de l’existence. Or, la
confrontation directe (et finalement inévitable) avec la vie lui fait découvrir un
savoir « caché », un autre savoir que celui médiatisé par ses lectures et son emploi
du temps. Conformément à la tradition du roman réaliste du XIXe siècle, l’illusion
sera perdue à la fin, lorsque les instances médiatisées s’avéreront insuffisantes pour
maintenir la vision erronée du réel chez le personnage principal. Dans le cas du
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Tour du monde en quatre-vingts jours, le changement final est indissociable de la
renonciation à un état de non-vie, donc d’une acceptation de la vie – et de la mort.
En termes prosaïques, mais néanmoins profonds, Verne semble nous encourager à
voir la réalité en face, accepter la fuite inéluctable du temps tout en profitant de
notre temps dans le monde, et surtout sans renoncer à la vie réelle, et sans nous
cacher derrière un filtre médiateur. Cela pourrait en effet être la leçon donnée par
Verne, le savoir caché sous l’intrigue romanesque, la perception du monde que le
lecteur pourra identifier en étant sensible aux rapports spatio-temporels, donc au
chronotope du récit.

Université de Mälardalen
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452 Hans Färnlöf

NOTES

1. Le feuilleton parut dans Le Temps du 5 novembre au 22 décembre 1872 ; l’édition en volume date de
janvier 1873.
2. Nous citons Mikhaïl Bakhtine, Esthétique et théorie du roman, Paris, Gallimard, 1978, p. 237. Dans ce
recueil d’études est inclus l’essai Formes du temps et du chronotope dans le roman (p. 235-398), écrit entre
1937 et 1938 (sauf les observations finales qui datent de 1973).
3. Dans « Chronotopies romanesques : Germinal » (Poétique, no 81, 1990, p. 89-104), Mitterand
distingue six niveaux du chronotope selon que ce dernier concerne un ensemble culturel représenté, le
genre, le sous-genre, une œuvre spécifique, un thème ou un aspect modal du récit.
4. Pour ne pas multiplier inutilement les notes qui renvoient à des ouvrages déjà cités, nous indiquerons
simplement la page de l’ouvrage cité dans le corps de texte pour toutes les citations où le renvoi à la source
en question est dépourvu d’ambiguïté (grâce aux indications textuelles et aux notes précédentes).
5. Dans son étude de Germinal, Mitterand note que : « Toute tentative de réduire sa chronotopie à un
simple mode particulier de relation entre le roman et l’histoire, entre le réel et sa représentation, ne peut être
que mutilante » (p. 100).
6. Bakhtine s’inspire des pensées de Kant sur l’esthétique. Pour ce dernier, la conception du temps et de
l’espace conditionne a priori notre perception du monde. Aussi le chronotope est-il naturellement lié à des
« catégorisations » de l’expérience humaine. On rejoint ici le niveau aspectuel qu’identifie Mitterand :
« […] une sorte de catégorie qualitative, ou modale, de la représentation d’un monde » (p. 95).
7. Pour Bakhtine, pratiquement tout motif répond à la définition du chronotope, étant donné que tout
événement a lieu quelque part à un certain moment (c’est le niveau « thématique » identifié par Mitterand).
Cependant ce sont avant tout les considérations plus générales, se rapportant plus directement au temps et
à l’espace, que nous considérerons dans cette étude.
8. Jules Verne, Le Tour du monde en quatre-vingts jours (éd. Emmanuelle Sempère), Paris, Larousse,
« Petits Classiques Larousse », 2000, p. 327. Par la suite, nous indiquerons seulement la page dans le corps
de texte.
9. Cf. l’analyse du motif du mariage par Jean-Yves Tadié dans Le Roman d’aventures (Paris, PUF, 1982) :
« Fogg et Strogoff mariés sont eux-mêmes différents, à leur retour d’expédition : le mariage est un moyen
primaire de faire croire que les personnages ont changé » (p. 10).
10. Approche qui nous semble conforme à cette suggestion de Mitterand : « Or, si la notion de chrono-
tope a un sens et une utilité, c’est peut-être surtout dans sa détermination narrative, dans son interrelation
avec les autres composantes du programme narratif, c’est-à-dire le système des personnages et la logique de
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l’action » (p. 102).
11. Bakhtine (op. cit.) examine le roman d’aventures et d’épreuves dans le chapitre « Le roman grec »
(p. 239-260). Toutes les citations dans la partie principale de notre étude renvoient à ce chapitre (nous
indiquons la page dans le corps de texte). Précisons aussi que Bakhtine désigne parfois le « roman d’aven-
tures et d’épreuves » plus simplement par « le roman grec ». Pour le roman d’aventure et de mœurs et le roman
biographique, voir « Apulée et Pétrone » (p. 261-277) et « Biographie et autobiographie antiques » (p. 278-
292).
12. Bien que Bakhtine définisse le chronotope comme la corrélation qui existe entre le temps et
l’espace, et que, pour lui, on ne pourrait concevoir l’espace sans le temps, et vice versa, il analyse lui-même
des aspects qui touchent plutôt au temps ou plutôt à l’espace. Nous procéderons de la même manière, sans
toutefois accorder la priorité au temps comme le fait Bakhtine.
13. Rappelons l’origine grecque, enkuklopaïdéia, c’est-à-dire « instruction embrassant tout le cycle du
savoir » (d’après Le Petit Robert). En effet, « faire le tour » de quelque chose est le geste classique de tous les
manuels d’enseignement (cf. deux œuvres fondamentales relevant du genre « récit-manuel » par des auteurs
contemporains de Verne : Le Tour de la France par deux enfants de Bruno, paru en 1877, et Le Merveilleux
Voyage de Nils Holgersson à travers la Suède de Lagerlöf, paru en 1906).
14. Ce mot hindou dénote le sacrifice volontaire de la veuve (sacrifice qui est bien sûr involontaire ici,
puisque Aouda ne reste passive qu’à cause de l’utilisation de drogues).
15. Passepartout se promène ainsi à Aden, à Bombay et à Allahabad tout en contemplant les villes : « Pas-
separtout, lui, flâna, suivant sa coutume, au milieu de cette population de Somanlis, de Banians, de Parsis,
de Juifs, d’Arabes, d’Européens… » (p. 90) ; « il se promenait dans les rues de Bombay. Il y avait… » (p. 96) ;
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Chronotope romanesque et perception du monde 453

« Passepartout partit aussitôt et courut les rues de la ville. Allahabad, c’est la cité de Dieu… » (p. 132). Par-
fois, ces passages didactiques sont développés, comme à Hong Kong et surtout à Yokohama. Ce dernier pas-
sage est très développé du fait que le domestique s’est éloigné, par accident, de son maître : « Il n’avait rien
de mieux à faire que de prendre le hasard pour guide, et d’aller à l’aventure par les rues de la ville » (p. 202).
16. Le célèbre éditeur Pierre-Jules Hetzel (1814-1886) créa le Magasin d’éducation et de récréation en
1864 avec l’ambition d’assurer une large diffusion du savoir aux jeunes lecteurs. Sa collaboration avec Jules
Verne date de 1862. Pour Hetzel et Verne, voir Daniel Compère, Jules Verne. Parcours d’une œuvre, Paris,
Encrage, 2005, p. 18-31.
17. Les « curieuses villes » (p. 87) bordant la mer Rouge, les « curieuses cérémonies » (p. 96) des Indous à
Bombay, le « curieux personnel » (p. 116) de la procession dans la jungle indienne, la « terre si curieuse » de
Yokohama (p. 202), la « curieuse ville de San Francisco » (p. 228), le « curieux spectacle » de la traversée des
Bisons aux Etats-Unis (p. 239), « le curieux pays des Mormons » (p. 240), etc.
18. Passepartout est aussi curieux de voir du nouveau, ce qui sert parfois de simple motivation pour jus-
tifier son comportement, comme lorsqu’il finit par entrer dans la pagode à Bombay : « Malheureusement
pour lui et pour son maître, dont il risqua de compromettre le voyage, sa curiosité l’entraîna plus loin qu’il
ne convenait » (p. 96). Passepartout entre en parfaite opposition avec son maître, dépourvu de curiosité,
comme l’explique Passepartout à Fix : « – Et votre maître, je ne le vois jamais sur le pont. – Jamais. Il n’est
pas curieux » (p. 89). Le champ sémantique de la curiosité commande donc à la fois l’incitation à la décou-
verte, pour ce qui est de la disposition d’esprit chez l’observateur, et la délimitation d’une perception ou
d’une compréhension profonde du phénomène observé.
19. Nous empruntons la formule à Philippe Hamon (L’Ironie littéraire, Paris, Hachette, 1996), qui rap-
pelle que ce cumul « crée par la “mise en liste” du lexique du texte, par une mise en série qui peut aller jus-
qu’à la parataxe, un effet de rupture net par rapport à la grande syntagmatique du récit et qui ne peut pas ne
pas être remarqué par le lecteur » (p. 90). Hamon souligne dans son raisonnement, naturellement, les
moyens et les effets de l’ironie dans le texte, mais ses remarques sont aussi parfaitement compatibles avec nos
observations sur la mise en récit (et en discours) « sérieux » de Verne. Pour la figure de l’énumération chez
Verne, voir aussi Alain Buisine, « Un cas limite de la description : l’énumération. L’exemple de Vingt Mille
Lieues sous les mers », La description, Philippe Bonnefis et Pierre Reboul (éd.), Lille, Université de Lille III,
Editions universitaires, 1981, p. 81-104.
20. Les exemples de ce procédé ne manquent pas. Voir les descriptions de l’animation sur le quai à Suez,
« Marins de diverses nationalités, commerçants, courtiers, portefaix, fellahs y affluaient » (p. 72), ou de la
vie à Aden, où Passepartout se retrouve au milieu « de Somanlis, de Banians, de Parsis, de Juifs, d’Arabes,
d’Européens » (p. 90).
21. Mitterand conclut donc un peu trop hâtivement sur l’absence totale de cette perspective chez
Bakhtine : « Le temps et l’espace sont presque toujours évoqués, dans ses travaux sur le chronotope, comme
substances référentielles du récit, jamais vraiment comme formes, comme éléments fonctionnels du récit »
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(p. 102).
22. Cf. le départ retardé du Carnatic (où « le hasard avait singulièrement servi Phileas Fogg », p. 165),
la recherche de Passepartout (où Fogg « désespérait de retrouver Passepartout, quand le hasard, ou peut-
être une sorte de pressentiment, le fit entrer dans la case de l’honorable Batulcar », p. 216) et la rencontre
avec Proctor dans le train vers Ogden (où « c’était le hasard seul qui avait amené dans ce train le colonel
Proctor », p. 251).
23. On peut par exemple noter cette réflexion sur les trains aux Etats-Unis : « Il n’y manquait que des
wagons-théâtres. Mais il y en aura un jour » (p. 236).
24. Tendance générale chez Verne selon D. Compère : « En effet, tout autant que sur l’avenir, les Voyages
extraordinaires s’interrogent sur le passé » (p. 65).
25. Cette démarche ne devrait pas prêter à confusion pour ce qui est du chronotope du roman. Aussi est-
il difficile d’adhérer à la remarque d’Alain Buisine, pour qui il y aurait « confusion de l’espace et du temps »
(p. 97) dans les passages où Jules Verne remplace « le visible par l’histoire » (ibid.).
26. D’après l’étude classique de Philippe Hamon : Le Personnel du roman. Le système des personnages dans
les Rougon-Macquart, Genève, Droz, 1983. Cependant il ne faudra pas commettre l’erreur méthodolo-
gique d’évaluer les stratégies motivantes de Verne à la lumière de celles qu’utilise Zola. Verne n’a pas besoin,
par principe, de focalisateurs. Il peut en utiliser (et il utilise surtout Passepartout à cette fin), mais il peut
aussi bien entamer tel chapitre par un discours didactique « direct » (donc par un discours au sens de Ben-
veniste). Parmi les exceptions se trouve la conférence sur le mormonisme au chapitre XXVII, dans lequel
Jules Verne justifie effectivement l’inclusion de cette « leçon » grâce à la présence de Passepartout à cette
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454 Hans Färnlöf

même conférence. Toutefois, ces passages où il fait ainsi « circuler le savoir » restent rares, tout simplement
parce qu’il ne cultive pas le même projet esthétique que Zola.
27. Les remarques de Philippe Hamon dans Du descriptif (Paris, Hachette, 1993) pourraient constituer le
point de départ pour une telle réflexion. En comparant Vingt Mille Lieues sous les mers et La Bête humaine,
Hamon note des différences essentielles dans le traitement du savoir chez les deux auteurs : « Simplement le
savoir ventilé ici (chez Zola) est non seulement (comme chez Verne) un savoir intertextuel encyclopédique
[…], mais aussi un savoir intratextuel, nécessaire pour la suite du récit. Opérateur encyclopédique et pédago-
gique indépendant du personnage et sans fonctionnalité narrative chez Verne, le topos est opérateur de lisibi-
lité (narrative : au service du personnage et des opérations de mémorisation du lecteur) chez Zola » (p. 229).
28. Cf. l’article de Ph. Hamon, « Du savoir dans le texte », Revue des sciences humaines, vol. 4, n° 160,
1975, p. 489-499.
29. Dans son excellente édition du roman, E. Sempère loue, selon nous, un peu trop la technique narra-
tive de Verne en proposant d’y voir le parfait équilibre entre documentation et narration : « Tout particu-
lièrement dans Le Tour du monde en quatre-vingts jours, il semble difficile de “passer” les descriptions ou les
explications, car elles font avancer l’intrigue, qui ne serait sans elle qu’une “fantaisie” sans grande nou-
veauté » (p. 349). Pour sa part, J.-Y. Tadié estime que l’élément dramatique est assez fort pour assimiler les
digressions didactiques : « […] c’est ainsi que Jules Verne fait absorber les descriptions, les monographies de
vulgarisation scientifique, les énoncés idéologiques » (p. 8).
30. « C’était une perte de temps qui ne paraissait affecter Phileas Fogg en aucune façon, mais dont
Passepartout se montrait extrêmement irrité » (p. 158) ; « Mais celui qui devait être le plus pressé de tous,
Phileas Fogg, était demeuré à sa place et attendait philosophiquement qu’il plût aux buffles de lui livrer pas-
sage. Passepartout était furieux du retard que causait cette agglomération d’animaux » (p. 239), etc.
31. Dans les bateaux, il reste dans sa cabine ; arrivé dans une ville, il quitte l’hôtel ou la cabine unique-
ment pour exécuter des activités nécessaires. S’il reste sur le pont de la Tankadère, entre Hong Kong et
Shanghai, c’est uniquement parce que la cabine n’offre pas assez de confort à cause du typhon qui sévit
pendant le voyage.
32. On préférera ces considérations au jugement moins nuancé de Pierre Macherey, pour qui les romans
écrits par Verne entre 1863 et 1870 « correspondent […] au travail d’invention d’un nouveau genre litté-
raire » (Pour une théorie de la production littéraire, Paris, Maspero, 1974, p. 189, note 8).
33. Verne crée ici une véritable anomalie, puisque Calcutta fut relié avec Bombay dès 1870, selon les
notices d’E. Sempère (p. 16). Cette circonstance ne fait qu’accuser la particularité de cet épisode.
34. Comme à Hong Kong, où Fogg « s’absorb[e] pendant toute la soirée dans la lecture du Times et de
l’Illustrated London News » (p. 179).
35. Cf. la description de la façon de voyager de Fogg : « C’était un corps grave, parcourant une orbite
autour du globe terrestre, suivant les lois de la mécanique rationnelle » (p. 102).
36. D’ailleurs, le fait que Fogg connaît tant d’endroits reculés indique que ses connaissances doivent
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provenir de la lecture – aucun voyageur ne pourrait avoir l’expérience personnelle de tous ces endroits, d’au-
tant plus qu’on sait que « depuis de longues années, Phileas Fogg n’avait pas quitté Londres » (p. 38). Or,
Fogg n’est pas vieux, donc ses années de voyageur, dans la mesure où ces années existent, doivent être d’un
nombre restreint.
37. « C’était toujours l’homme impassible, le membre imperturbable du Reform-Club, qu’aucun inci-
dent ou accident ne pouvait surprendre » (p. 87) ; « Mrs. Aouda […] le trouva aussi calme que par le passé »
(p. 163) ; « Mr. Fogg était aussi calme, aussi peu communicatif que d’ordinaire » (p. 218), etc.
38. Signalons aussi un autre détour majeur que nous ne commenterons pas : l’épisode en Amérique, où
Fogg libère Passepartout des Indiens. C’est un moment imprévu et Fogg y perd même du temps valeureux.
Curieusement, c’est aussi un épisode (le seul avec la traversée en Inde) où Fogg ne pourra continuer son
voyage au moyen d’une machine (la compagne a recours à un traîneau sur la voie ferrée).
39. Fogg incarne cette tendance dans l’œuvre de Verne que Jérôme Solal (« Verne fin-de-siècle », Jules
Verne cent ans après, Actes du colloque de Cerisy, Jean-Pierre Picot et Christian Robin (éd.), Rennes, Terre
de brume, 2005) exprime par cette formule concise : « Jamais chez Verne les personnages ne voyagent pour
voyager » (p. 243).
40. Ce qui peut d’ailleurs être rapproché du projet d’écriture vernien. E. Sempère (p. 49, note 1) propose
de rapprocher Verne de Fogg à propos de la lecture des journaux. Dans « Jules Verne et la presse » (Jules
Verne cent ans après, p. 87 et 91), Christian Robin note que Verne aurait lu une vingtaine de journaux par
jour et qu’il lisait, comme Fogg, ces journaux dans un certain ordre.
41. Comme le note Jacques Noiray dans Le Romancier et la machine. L’image de la machine dans le roman
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Chronotope romanesque et perception du monde 455

français (1850-1900) (Paris, José Corti, 1982), la richesse est un état chez Verne. Les héros possèdent dès le
départ leur fortune, qui existe simplement : « rien n’est plus éloigné du capitalisme moderne […] que cette
richesse immobile, gratuite, présente une fois pour toutes à l’origine du roman comme un cadeau provi-
dentiel » (tome 2, p. 151).
42. Dans L’Histoire des voyages extraordinaires (Paris, Minard, 1973), Marie-Hélène Huet voit ce pari
comme une véritable anomalie dans la composition globale du Tour du monde en quatre-vingts jours : « Tout
y est soigneusement circonscrit, sauf le mobile du voyage qui frappe par sa gratuité » (p. 45). E. Sempère,
faisant siennes les réflexions de Cromarty (chapitre XI), estime, elle aussi, que « le voyage est gratuit, simple
pari lancé un peu par hasard, sans signification a priori […] : aucune quête, aucune exploration, aucune
découverte ne motive Phileas Fogg » (p. 16).
43. A ce propos, comment ne pas mentionner la ponctualité de Kant, qui avait donc inspiré Bakhtine
dans l’élaboration du concept du chronotope. Le philosophe allemand reste effectivement l’exemple parfait
de cette maîtrise de l’existence, et par l’action et par la pensée.
44. P. Macherey l’a bien noté : « L’aventure se détermine par rapport à une règle immobile qu’il faut
observer, c’est-à-dire imposer, contre les obstacles qu’elle suscite. Il n’est pas indifférent que le succès de
cette entreprise s’affirme dans un tour, c’est-à-dire dans le mouvement d’une fermeture, qui ramène la diver-
sité à une forme fixe […] » (p. 201). Macherey souligne que le héros « retourne à l’inertie d’un objet arrêté »
(p. 204) également dans De la Terre à la Lune et Cinq Cents Millions de la Bégum.
45. Pour une réflexion sur la problématique de la vie et de la mort chez Verne, voir aussi Jean Bessière,
« Voyage au centre de la Terre ou l’ordre du quotidien », Colloque d’Amiens, Minard, 1978, tome 1, p. 37-55.
46. Passepartout s’exclame : « J’ai connu chez Mme Tussaud des bonshommes aussi vivants que mon
nouveau maître ! » (p. 44) ; après avoir relaté les impressions de Cromarty concernant Fogg, le narrateur
ajoute en discours indirect libre : « Il était donc fondé à se demander si un cœur humain battait sous cette
froide enveloppe […] » (p. 102) ; en voyant l’état inchangé de Fogg après la journée épuisante sur l’élé-
phant, Cromarty s’écrie : « Mais il est donc de fer ! » (p. 113), etc.
47. La présence de ce renvoi à la théorie classique des tempéraments dans un roman « moderne » qui est
censé investir les derniers progrès scientifiques dans l’intrigue ne doit pas nous étonner. Comme le montre
Maarten van Buuren dans « Zola et les tempéraments » (Poétique, n° 84, 1990, p. 471-482), la théorie des
« humeurs » a certes été remise en cause déjà à la fin du XVIIIe siècle, mais elle reste toujours présente dans les
ouvrages de vulgarisation du XIXe siècle, où ces types font l’objet de descriptions détaillées, de même que
dans la littérature « sérieuse » : « Les types constitutionnels […] se retrouvent dans les œuvres des grands
romanciers du XIXe siècle : Stendhal, Balzac, Flaubert, les Goncourt, Zola et le groupe de Médan » (p. 477).
De par sa nationalité, Fogg se prête parfaitement au type lymphatique des pays brumeux et froids. On peut
aussi noter que les gens lymphatiques, toujours selon la doxa de l’époque, seraient « insensibles aux impres-
sions et aux passions » (p. 475), exactement comme Fogg semble l’être (l’utilisation conséquente de la focali-
sation externe fait en effet qu’il est difficile de décider dans quelle mesure le héros est, ou n’est pas, sous le
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charme d’Aouda durant le voyage).
48. En associant la devise de Nemo, mobilis in mobili, à l’œuvre complète de Verne, P. Macherey conclut
que les personnages verniens « sont régulièrement pressés […] ; ils sont tous comme Lindenbrock qui
tire sur les feuilles des plantes de son jardin pour les faire pousser plus vite […] » (p. 234). Il est clair que
cette généralisation ne pourra s’appliquer à Fogg, qui est plutôt immobilis in mobili. Andrew Martin a par-
faitement exprimé ce fait : « Fogg’s paradoxal ambition is to get all the way round the earth while remaining
motionless » (The Mask of the Prophet. The Extraordinary Fictions of Jules Verne, Oxford, Clarendon Press,
p. 45). A. Martin note aussi que Fogg rejoint d’autres personnages verniens autour de la thématique du
« repos absolu » (p. 72 ; angl. absolute rest). Voir aussi l’analyse de L’Île mystérieuse par Barthes dans « Par où
commencer » (Le Degré zéro de l’écriture, suivi de Nouveaux Essais critiques, Paris, éd. du Seuil, 1972), où le
critique développe un raisonnement sur « cette grâce que le discours vernien répand sur toute entreprise »
(p. 150). Selon Barthes, « l’euphémisme vernien permet au discours d’avancer rapidement, dans l’appro-
priation de la nature, de problème en problème et non de peine en peine » (ibid.).
49. En s’inspirant des analyses de J. Noiray, on pourrait associer le caractère taciturne de Fogg à l’effica-
cité d’une machine parfaite : « Le silence de la machine vernienne est le signe d’une puissance continue,
maîtrisée, d’une perfection secrète mais surtout sensible […] » (tome 2, p. 116).
50. Byron, poète, aventurier, est mort jeune. L’antithèse est parfaite, ce qui contribue à confirmer le pro-
pos général de D. Compère dans « La coquille sénestre, ou le voyage extraordinaire de Jules Verne dans la lit-
térature » (Jules Verne cent ans après) sur ce type de renvoi chez Verne : « Ces références n’ont pas qu’un effet
décoratif. Elles jouent un rôle dans l’œuvre vernienne » (p. 162).
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51. J. Noiray (p. 95-97) a mis en lumière cette thématique du pouvoir infini pour ce qui est de l’électri-
cité des machines propres dans les romans de Verne.
52. Verne suit ici, selon J. Noiray, une tendance générale de son époque : « On peut dire, à la limite, que
toute machine, pendant la période considérée [1850-1900], est, en quelque domaine que ce soit, une
machine qui détruit et une machine qui se détruit » (tome 2, p. 396).
53. Cela rappelle l’analyse de J. Noiray sur la machine dans les romans de Verne : « Elle […] serait prête
à poursuivre indéfiniment, si les catastrophes naturelles et les passions des hommes ne venaient mettre un
terme à un fonctionnement réglé pour l’éternité » (tome 2, p. 116). Noiray note aussi que la machine est,
chez Verne, « pour le héros mâle et célibataire, le substitut de la femme absente ou perdue » (tome 2, p. 395).
54. Ce qui serait conforme au roman grec d’aventures et d’épreuves, qui étale déjà, selon Bakhtine, « la
foi en l’infrangible puissance de l’homme dans son combat contre la nature et contre toutes les forces inhu-
maines » (p. 256).
55. Comme le remarque D. Compère, Aouda « va peu à peu accéder au statut de second » dans le jeu des
personnages, ce qui souligne son importance grandissante durant le récit (« Seconds rôles, duos et trios dans
l’œuvre romanesque de Jules Verne », Belphégor, vol. 6, n° 1, novembre 2006, revue mise en ligne sur
http://etc.dal.ca/belphegor).
56. Cf. « Dans les grands romans d’aventures du XIXe, au contraire, le sentiment est accessoire, ou dispa-
raît » (J.-Y. Tadié, p. 19). La composition du Tour du monde en quatre-vingts jours est d’autant plus intéres-
sante à étudier que ce genre développe alors selon Tadié l’aventure unique « avec une rigueur inconnue
jusqu’alors » (p. 6).
57. Ce détour revêt toute sa signification en le mettant en rapport avec la structure du récit et, à en
croire P. Macherey, avec l’œuvre complète de Verne, qui « n’est qu’une longue méditation, ou rêverie, sur la
ligne droite […] » (p. 207).
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