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Hans Färnlöf
Le Seuil | « Poétique »
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Hans Färnlöf
Chronotope romanesque
et perception du monde
A propos du Tour du monde en quatre-vingts jours
Avec cette étude, nous courons le risque évident de répéter certains lieux com-
muns. L’espace et le temps sont les aspects primordiaux du Tour du monde en
quatre-vingts jours, comme l’indique son titre. Nous y trouvons des notations en
nombre presque illimité qui se rapportent à ces aspects : d’une part toutes les des-
criptions des lieux (bâtiments, animaux, distances à parcourir, superficies, natio-
nalités, métiers, nombre d’habitants, produits locaux, etc.), d’autre part toutes les
notations du temps (dates, vitesses réglementaires, vitesses à l’heure, heures pré-
vues des départs, temps calculé des étapes, etc.). De surcroît, Le Tour du monde
reste un des romans de Jules Verne les plus connus1. Aussi ne prétendons-nous pas
en donner une lecture entièrement nouvelle. Il s’agira de proposer une réflexion
globale sur le savoir et la perception du monde du texte, ce qui implique l’étude de
la portée de certains aspects du texte, déjà bien documentés séparément, mais étu-
diés ici à la lumière du concept du chronotope conçu par Bakhtine.
Rappelons-en d’abord la définition : « la corrélation essentielle des rapports spa-
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Chronotope romanesque
On trouve dans ces romans la description, souvent très détaillée, de certains aspects
particuliers des pays, villes, édifices divers, œuvres d’art […], des mœurs et coutumes
des habitants, des multiples animaux exotiques, merveilleux, et autres curiosités et
raretés. On trouve aussi des digressions, parfois abondantes, sur différents thèmes : la
religion, la philosophie, la politique, la science, le destin, les prémonitions, le pouvoir
d’Eros, les passions humaines, les larmes, etc. […] On voit que le roman grec, par
son contenu, prétend à une certaine connaissance encyclopédique […] (p. 241).
Il est frappant de voir à quel point cette description s’applique au Tour du monde
en quatre-vingts jours, conformément à l’étymologie du terme encyclopédie13. Verne
énumère tous ces aspects particuliers, soit en coupant le récit pour insérer un dis-
cours de style encyclopédique, soit en se servant de Passepartout comme « focalisa-
teur » (Bal). Ce rôle revient naturellement au domestique : Fogg ne ressent aucun
intérêt pour les lieux qu’il traverse ; Fix s’occupe seulement du mandat d’arrêt qui
doit arriver avant le prochain départ de Fogg ; le point de vue d’Aouda se limite à
rendre compte de son inclination pour Fogg. A mesure que les voyageurs affron-
tent des mœurs locales, le domestique assume en effet ce rôle en déployant tout un
registre modal : enthousiasme à Moka (« Passepartout fut ravi de contempler cette
ville célèbre », p. 89), amusement dans la forêt indienne (« quelques singes, qui
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mœurs, mais qu’on reste sur une première impression superficielle d’un élément
non contextualisé. Le savoir étalé est donc fragmentaire. Le récit s’arrête sur des
impressions rapides, sur des phénomènes « curieux » (suivant l’esprit limité de l’ob-
servateur) qui sont simplement juxtaposés au lieu de former un tout signifiant.
Certes, on ne pourrait accuser Verne de rester toujours dans le fragmentaire.
Cependant, ce motif du curieux revient régulièrement dans les passages consacrés
aux circonstances et aux milieux locaux dans Le Tour du monde en quatre-vingts
jours17. Le curieux semble même le mot emblématique pour toute découverte de
Passepartout : « – Très curieux, très curieux ! se disait Passepartout en revenant à
bord. Je m’aperçois qu’il n’est pas inutile de voyager, si l’on veut voir du nouveau »
(p. 90)18.
En outre, le savoir reste souvent sommaire. Jules Verne aligne des « descriptions
minimales » dans lesquelles un nom est accompagné d’une épithète simple. A ce
titre, la description des habitants à Bombay est exemplaire : « […] des Persans à
bonnets pointus, des Bunhyas à turbans ronds, des Sindes à bonnets carrés, des
Arméniens en longues robes, des Parsis à mitre noire » (p. 96). Jules Verne fait peu
d’efforts pour dépasser cet étiquetage du pittoresque, qui obéit à une formule
d’écriture assez simple, frôlant parfois la nonchalance, comme pour ce qui est de
ces mots sur Hong Kong : « A peu de choses près, c’était encore Bombay, Calcutta
ou Singapore […] » (p. 169). Souvent, Verne se contente d’énumérer les objets,
procédant ainsi à une « mise en liste19 » du monde. Exemplifions avec le passage
consacré à Hong Kong. A l’arrivée, le pilote « dirigea le paquebot au milieu de
cette flottille de jonques, de tankas, de bateaux-pêcheurs, de navires de toutes
sortes, qui encombraient les pertuis de Hong Kong » (p. 165) ; dans la ville, on
trouve « Des docks, des hôpitaux, des wharfs, des entrepôts, une cathédrale
gothique, un “government-house”, des rues macadamisées » (p. 168) ; dans la
taverne où Fix se décide à révéler sa vraie mission à Passepartout, « Quelques-uns
vidaient des pintes de bière anglaise, ale ou porter, d’autres, des brocs de liqueurs
alcooliques, gin ou brandy » (p. 171)20, etc. L’échange bref entre Passepartout et
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Les péripéties aventureuses du roman grec n’ont aucun lien matériel avec les parti-
cularités des pays qui y figurent, avec leur structure socio-politique, leur culture,
leur histoire. Aucun de ces caractères particuliers n’entre dans la péripétie aventu-
reuse en qualité d’élément déterminant (p. 251).
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Par cette citation, nous entrons naturellement dans la problématique liée plus
étroitement au temps (« leur histoire »). Dans le roman grec d’aventures et
d’épreuves selon Bakhtine, les aventures ne sont pas ancrées véritablement dans
l’espace, et elles ne s’inscrivent pas non plus dans le processus du temps historique.
Les événements n’ont aucune incidence sur l’Histoire, mais se trouvent en quelque
sorte en dehors de celle-ci. Aussi la causalité est-elle régie par le hasard (coïnci-
dences, interventions de magiciens ou de malfaiteurs, etc.) ou par des forces irra-
tionnelles (le Destin, les Dieux, etc.) au lieu d’être la conséquence de facteurs
socio-politiques. Les personnages sont ainsi simplement soumis au déroulement
du temps : les choses leur arrivent, par hasard. En effet, Bakhtine va même jusqu’à
dire que le héros du roman grec d’aventures et d’épreuves est « démuni de toute
initiative » (p. 255).
Un rapide survol du Tour du monde en quatre-vingts jours nous amène à consta-
ter qu’on aurait tort d’assimiler pleinement le chronotope de ce dernier roman au
roman grec d’aventures et d’épreuves. Pour commencer, c’est le héros qui prend
l’initiative du voyage (en pariant sur la possibilité de faire le tour du monde en
quatre-vingts jours). Quant au hasard, s’il est bien présent22, il reste subordonné à
la causalité rationnelle, donc au savoir sur lequel se fonde l’entreprise de Fogg. De
plus, le roman de Verne présente une conscience aiguë du temps : le passé, le pré-
sent et l’avenir. Pour ce qui est de l’avenir, il n’est pas besoin de parler abusive-
ment d’un Verne « voyant », alors qu’il était simplement à jour des dernières
découvertes de son temps et doué d’une imagination exceptionnelle. Constatons
plutôt que l’état contemporain de la science n’est considéré par lui que comme un
état temporaire qui évoluera nécessairement dans l’avenir23. Soulignons aussi le
poids de l’Histoire24. A lire les digressions successives relatives aux civilisations et
aux lieux passés, il devient parfaitement clair que Verne considère l’état actuel de la
société comme le résultat de facteurs historiques et analysables25. Pour ce qui est
de cet intérêt voué à l’Histoire, Verne utilise même son focalisateur privilégié, Pas-
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Passepartout fut assez surpris de ce qu’il voyait. Il en était encore à la cité légendaire
de 1849, à la ville des bandits, des incendiaires et des assassins, accourus à la
conquête des pépites, immense capharnaüm de tous les déclassés, où l’on jouait
la poudre d’or, un revolver d’une main et un couteau de l’autre (p. 226).
Treize cents milles environ séparent Singapore de l’île de Hong Kong, petit terri-
toire anglais détaché de la côte chinoise. Phileas Fogg avait intérêt à les franchir en
six jours au plus, afin de prendre à Hong Kong le bateau qui devait partir le
6 novembre pour Yokohama, l’un des principaux ports du Japon (p. 157).
Perception du monde
C’est encore une fois Bakhtine qui nous fournit le point de départ. Il affirme
que l’aventure, dans le roman grec d’aventures et d’épreuves, ne fait que confirmer
l’identité du héros, qu’on retrouve à la fin « absolument identique à lui-même »,
après une aventure « qui ne laisse aucune trace dans la vie ou le caractère des héros »
(p. 242). Certes, nous retrouvons, en partie, ce schéma dans Le Tour du monde en
quatre-vingts jours, où nous apprenons à la fin que : « Le Fogg du retour était exac-
tement le Fogg du départ » (p. 313). Toutefois, dans ce dernier roman, la situation
finale est loin d’être identique à la situation initiale, car il existe bien un élément
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monde en quatre-vingts jours. En fait, son savoir ne peut venir que des journaux :
il ne parle jamais avec des inconnus, ne rencontre personne et reste toujours chez
lui ou au club. Il est vrai qu’il participe aux discussions dans ce club, mais il pré-
fère passer du temps à jouer au whist, à ce « jeu du silence » (p. 38). Il est d’ailleurs
significatif que Fogg se réfère au journal pour prendre part à la discussion relative
au vol des cinquante-cinq mille livres à la Banque d’Angleterre : « – Le Morning
Chronicle assure que c’est un gentleman » (p. 51). Il circonscrira le monde en
« consultant son Bradshaw, qui lui donnait, jour par jour, les mouvements de la
navigation transocéanienne » (p. 290) tout en continuant sa lecture des journaux
lorsque l’occasion se présente34. La perception du monde de Fogg est ainsi entiè-
rement médiatisée par ses lectures. Aussi ne discerne-t-il aucune différence entre le
calcul établi par le journal et l’accomplissement du trajet « en temps réel » (l’ani-
mation de la discussion qui aboutit au pari vient justement de cette obstination
de Fogg à ne vouloir voir aucun écart entre l’écrit et le vécu). C’est pourquoi le
fait de devoir interrompre le voyage à cause de la fausse information des jour-
naux porte atteinte à la façon qu’a Fogg d’appréhender le monde à travers des
sources écrites.
L’interruption du train ne constitue pas un obstacle majeur pour les autres voya-
geurs. Ceux-ci sont au courant de la situation et empruntent vite d’autres véhi-
cules pour continuer leur voyage. Fogg est plutôt perplexe alors qu’il est
normalement prêt et prompt à agir dans toutes les situations. C’est Passepartout
qui lui propose la solution : acheter un éléphant dans le village local. Il est haute-
ment significatif que ce moyen de transport ne soit pas une machine, contrôlable
et calculable (ayant ses horaires, sa vitesse moyenne et maximale, etc.). Au
contraire, l’éléphant reste hors de la sphère de Fogg. De plus, le guide local décide
du chemin à prendre : il doit quitter le tracé du chemin de fer inachevé, donc quit-
ter la ligne droite, ce qui renforce encore le dépaysement de Fogg35. Plus loin, on
apprend que le héros n’est pas familier avec le sutty (c’est-à-dire le sacrifice « volon-
taire » d’Aouda). Sa réaction (déjà commentée) en apprenant ce fait souligne
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Avait-il voyagé ? C’était probable, car personne ne possédait mieux que lui la
carte du monde. Il n’était endroit si reculé dont il ne parût avoir une connaissance
spéciale (p. 38).
Il faudra ici être attentif à la mise en discours par Verne, qui souligne le caractère
hypothétique de cette supposition36. Enfin, si la compagnie décide de sauver
Aouda, c’est parce que Fogg a le temps, investissement exceptionnel de la part
du héros. A d’autres moments où il lui reste du temps avant le prochain départ
prévu, il n’est d’aucune façon disposé à s’éloigner de son plan préétabli. Autre ano-
malie : son manque soudain de sang-froid. Lorsqu’il s’apprête à s’élancer vers le
bûcher, Fogg subit effectivement « un moment de folie généreuse » (p. 127). Ceci
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est d’autant plus remarquable que Verne insiste ailleurs sur l’état inchangé de Fogg
et sur l’idée que le sang-froid et l’exactitude sont chez lui inséparables37.
Tous ces aspects que nous venons de commenter concordent pour signaler l’im-
portance structurelle de l’épisode, qui marque ainsi une double déviation : à l’égard
de la ligne droite du voyage et à l’égard du comportement régulier de Fogg. Cette
déviation sera suivie par une autre déviation à la fin, où l’amour fait emporter le
pari et l’emporte sur le pari38. Le protagoniste participe ici (et à la fin) enfin à
l’aventure, comme l’indique le titre du chapitre XII (« Où Fogg et ses compagnons
s’aventurent à travers les forêts de l’Inde »), justement où son savoir n’est pas adé-
quat ni suffisant pour se tirer d’affaire autrement. Par conséquent, il doit affronter
directement le réel et abandonner sa perception médiatisée du monde. L’épisode
en Inde constitue alors un véritable contrepoint du reste du voyage, pendant
lequel Fogg ne témoigne d’aucun intérêt pour les lieux passés, ce qui est joliment
indiqué par le titre du chapitre XIV : « Dans lequel Phileas Fogg descend toute
l’admirable vallée du Gange sans même songer à la voir39 ». Cette disposition d’es-
prit s’explique, dans une certaine mesure, par le pari : chaque lieu n’a de valeur
qu’en tant que milieu passager – et surtout en tant que milieu passé. Par ailleurs,
Fogg a tout appris, avant son voyage, par sa documentation prodigieuse40, et il
s’apprête à ne rien apprendre durant le voyage. Les quelques fois où il doit
confronter les mœurs locales, il manifeste sa désapprobation. C’est le cas pour le
sutty en Inde, le meeting à San Francisco, le comportement grossier de Proctor, etc.
Cet état de statu quo chez Fogg concerne aussi ses biens matériels. En Inde, il
achète un éléphant mais le donne ensuite au guide pour le remercier de ses ser-
vices. S’il achète une partie du bateau de Speedy, c’est seulement pour le brûler
comme combustible. Même schéma pour l’argent : Fogg gagne les vingt mille
livres du pari, mais il en a dépensé dix-neuf pendant le voyage, et il distribue les
mille livres qui restent à Passepartout et à Fix. En effet, à la question posée par le
narrateur à la fin : « Qu’avait-il rapporté de ce voyage ? », on doit répondre, comme
le fait le narrateur : rien (sauf Aouda). L’attitude impassible et peu communicative
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tudes servent avant tout à régler l’existence, à maîtriser le cours des choses43.
L’emploi du temps extrême de Fogg nous signale que ce personnage ne « peut »
(ou veut) pas être dérangé par des facteurs externes, qu’il désire se déclarer immu-
nisé contre toute atteinte du monde extérieur. Ses habitudes constituent ainsi
une deuxième instance médiatrice : la lecture constitue le filtre qui médiatise son
rapport épistémologique au monde ; les habitudes constituent le système qui
médiatise son rapport ontologique à l’existence. Plus précisément, Fogg cherche à
éviter l’imprévu. Cette idée que « l’imprévu n’existe pas » (p. 55) représente son
véritable credo et c’est ce principe qu’il s’apprête à prouver, comme en témoigne la
discussion au Reform-Club qui précède le pari. Aussi Fogg part-il le soir même,
sans avoir besoin de préparatifs : « Je suis toujours prêt ! » (p. 58), assure-t-il à ses
collègues.
Au fond, le pari ne concerne pas, pour Fogg, les quatre-vingts jours en eux-
mêmes. Le pari lui offre l’occasion d’affirmer pour lui-même, et pour les autres,
que son train de vie est parfaitement fondé. Il s’agit d’une véritable démonstration
de la part de Fogg, démonstration qui lui servira en même temps de vérification
(ou de « sanction positive », dans une perspective structurale). Le calcul théorique
du journal doit forcément, selon lui, correspondre à la pratique, car il n’existe
aucun écart entre les sources écrites et le monde réel. Le voyage extraordinaire se
présente comme le parfait et suprême défi de son existence médiatisée par ses habi-
tudes. Ceci explique la décision de Fogg, à première vue gratuite, de faire instanta-
nément le tour du monde au détriment de son emploi du temps régulier. Le
protagoniste parie plus que vingt mille livres, il parie son mode de vie. C’est,
certes, un défi extrême, mais néanmoins un défi qui rejoint la logique profonde de
tout ce que représente le personnage de Fogg.
Paradoxalement, Fogg veut donc conserver son mode de vie en faisant le tour du
monde44 ! Or, cette vie repose, ce qui est encore un paradoxe, sur l’idée de la
non-vie (Greimas)45. Verne insiste à plusieurs reprises sur le côté non vivant de
Fogg46. On voit aussi habituellement en lui un « homme-machine » (ou « homme-
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En ce moment, il refaisait dans son esprit le calcul des heures dépensées depuis son
départ de Londres, et il se fût frotté les mains, s’il eût été dans sa nature de faire un
mouvement inutile (p. 102).
Fogg veut surtout ne pas dépenser d’énergie superflue48. Quant à cette fameuse
anecdote du gaz qui brûle pendant tout le voyage, et qui rappelle en un clin d’œil
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On disait qu’il ressemblait à Byron – par la tête, car il était irréprochable quant
aux pieds –, mais un Byron à moustaches et à favoris, un Byron impassible, qui
aurait vécu mille ans sans vieillir (p. 36)50.
marque ainsi une nouvelle direction de l’existence du héros. Cela devient particu-
lièrement clair lors de l’échange entre Passepartout et Fogg, le lendemain du
mariage. Le domestique vient d’apprendre qu’ils auraient pu faire le voyage en
soixante-dix-huit jours, à condition de contourner l’Inde. Fogg répond alors :
Mais si je n’avais pas traversé l’Inde, je n’aurais pas sauvé Mrs. Aouda, elle ne serait
pas ma femme, et… (p. 327).
C’est en deux mots la morale du récit : le détour vaut la peine d’être fait. Et par
ce détour, nous désignons l’épisode en Inde, non pas le tour du monde qui, au
fond, ne déroge d’aucune façon aux habitudes invariables de Fogg57. C’est ce
détour qui ouvre vers une autre vie de Fogg, nouvelle vie qui commence le
24 décembre, date dotée d’un symbolisme évident, où le héros retourne pour don-
ner enfin la priorité à la vie au détriment de la non-vie.
Université de Mälardalen
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NOTES
1. Le feuilleton parut dans Le Temps du 5 novembre au 22 décembre 1872 ; l’édition en volume date de
janvier 1873.
2. Nous citons Mikhaïl Bakhtine, Esthétique et théorie du roman, Paris, Gallimard, 1978, p. 237. Dans ce
recueil d’études est inclus l’essai Formes du temps et du chronotope dans le roman (p. 235-398), écrit entre
1937 et 1938 (sauf les observations finales qui datent de 1973).
3. Dans « Chronotopies romanesques : Germinal » (Poétique, no 81, 1990, p. 89-104), Mitterand
distingue six niveaux du chronotope selon que ce dernier concerne un ensemble culturel représenté, le
genre, le sous-genre, une œuvre spécifique, un thème ou un aspect modal du récit.
4. Pour ne pas multiplier inutilement les notes qui renvoient à des ouvrages déjà cités, nous indiquerons
simplement la page de l’ouvrage cité dans le corps de texte pour toutes les citations où le renvoi à la source
en question est dépourvu d’ambiguïté (grâce aux indications textuelles et aux notes précédentes).
5. Dans son étude de Germinal, Mitterand note que : « Toute tentative de réduire sa chronotopie à un
simple mode particulier de relation entre le roman et l’histoire, entre le réel et sa représentation, ne peut être
que mutilante » (p. 100).
6. Bakhtine s’inspire des pensées de Kant sur l’esthétique. Pour ce dernier, la conception du temps et de
l’espace conditionne a priori notre perception du monde. Aussi le chronotope est-il naturellement lié à des
« catégorisations » de l’expérience humaine. On rejoint ici le niveau aspectuel qu’identifie Mitterand :
« […] une sorte de catégorie qualitative, ou modale, de la représentation d’un monde » (p. 95).
7. Pour Bakhtine, pratiquement tout motif répond à la définition du chronotope, étant donné que tout
événement a lieu quelque part à un certain moment (c’est le niveau « thématique » identifié par Mitterand).
Cependant ce sont avant tout les considérations plus générales, se rapportant plus directement au temps et
à l’espace, que nous considérerons dans cette étude.
8. Jules Verne, Le Tour du monde en quatre-vingts jours (éd. Emmanuelle Sempère), Paris, Larousse,
« Petits Classiques Larousse », 2000, p. 327. Par la suite, nous indiquerons seulement la page dans le corps
de texte.
9. Cf. l’analyse du motif du mariage par Jean-Yves Tadié dans Le Roman d’aventures (Paris, PUF, 1982) :
« Fogg et Strogoff mariés sont eux-mêmes différents, à leur retour d’expédition : le mariage est un moyen
primaire de faire croire que les personnages ont changé » (p. 10).
10. Approche qui nous semble conforme à cette suggestion de Mitterand : « Or, si la notion de chrono-
tope a un sens et une utilité, c’est peut-être surtout dans sa détermination narrative, dans son interrelation
avec les autres composantes du programme narratif, c’est-à-dire le système des personnages et la logique de
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« Passepartout partit aussitôt et courut les rues de la ville. Allahabad, c’est la cité de Dieu… » (p. 132). Par-
fois, ces passages didactiques sont développés, comme à Hong Kong et surtout à Yokohama. Ce dernier pas-
sage est très développé du fait que le domestique s’est éloigné, par accident, de son maître : « Il n’avait rien
de mieux à faire que de prendre le hasard pour guide, et d’aller à l’aventure par les rues de la ville » (p. 202).
16. Le célèbre éditeur Pierre-Jules Hetzel (1814-1886) créa le Magasin d’éducation et de récréation en
1864 avec l’ambition d’assurer une large diffusion du savoir aux jeunes lecteurs. Sa collaboration avec Jules
Verne date de 1862. Pour Hetzel et Verne, voir Daniel Compère, Jules Verne. Parcours d’une œuvre, Paris,
Encrage, 2005, p. 18-31.
17. Les « curieuses villes » (p. 87) bordant la mer Rouge, les « curieuses cérémonies » (p. 96) des Indous à
Bombay, le « curieux personnel » (p. 116) de la procession dans la jungle indienne, la « terre si curieuse » de
Yokohama (p. 202), la « curieuse ville de San Francisco » (p. 228), le « curieux spectacle » de la traversée des
Bisons aux Etats-Unis (p. 239), « le curieux pays des Mormons » (p. 240), etc.
18. Passepartout est aussi curieux de voir du nouveau, ce qui sert parfois de simple motivation pour jus-
tifier son comportement, comme lorsqu’il finit par entrer dans la pagode à Bombay : « Malheureusement
pour lui et pour son maître, dont il risqua de compromettre le voyage, sa curiosité l’entraîna plus loin qu’il
ne convenait » (p. 96). Passepartout entre en parfaite opposition avec son maître, dépourvu de curiosité,
comme l’explique Passepartout à Fix : « – Et votre maître, je ne le vois jamais sur le pont. – Jamais. Il n’est
pas curieux » (p. 89). Le champ sémantique de la curiosité commande donc à la fois l’incitation à la décou-
verte, pour ce qui est de la disposition d’esprit chez l’observateur, et la délimitation d’une perception ou
d’une compréhension profonde du phénomène observé.
19. Nous empruntons la formule à Philippe Hamon (L’Ironie littéraire, Paris, Hachette, 1996), qui rap-
pelle que ce cumul « crée par la “mise en liste” du lexique du texte, par une mise en série qui peut aller jus-
qu’à la parataxe, un effet de rupture net par rapport à la grande syntagmatique du récit et qui ne peut pas ne
pas être remarqué par le lecteur » (p. 90). Hamon souligne dans son raisonnement, naturellement, les
moyens et les effets de l’ironie dans le texte, mais ses remarques sont aussi parfaitement compatibles avec nos
observations sur la mise en récit (et en discours) « sérieux » de Verne. Pour la figure de l’énumération chez
Verne, voir aussi Alain Buisine, « Un cas limite de la description : l’énumération. L’exemple de Vingt Mille
Lieues sous les mers », La description, Philippe Bonnefis et Pierre Reboul (éd.), Lille, Université de Lille III,
Editions universitaires, 1981, p. 81-104.
20. Les exemples de ce procédé ne manquent pas. Voir les descriptions de l’animation sur le quai à Suez,
« Marins de diverses nationalités, commerçants, courtiers, portefaix, fellahs y affluaient » (p. 72), ou de la
vie à Aden, où Passepartout se retrouve au milieu « de Somanlis, de Banians, de Parsis, de Juifs, d’Arabes,
d’Européens » (p. 90).
21. Mitterand conclut donc un peu trop hâtivement sur l’absence totale de cette perspective chez
Bakhtine : « Le temps et l’espace sont presque toujours évoqués, dans ses travaux sur le chronotope, comme
substances référentielles du récit, jamais vraiment comme formes, comme éléments fonctionnels du récit »
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même conférence. Toutefois, ces passages où il fait ainsi « circuler le savoir » restent rares, tout simplement
parce qu’il ne cultive pas le même projet esthétique que Zola.
27. Les remarques de Philippe Hamon dans Du descriptif (Paris, Hachette, 1993) pourraient constituer le
point de départ pour une telle réflexion. En comparant Vingt Mille Lieues sous les mers et La Bête humaine,
Hamon note des différences essentielles dans le traitement du savoir chez les deux auteurs : « Simplement le
savoir ventilé ici (chez Zola) est non seulement (comme chez Verne) un savoir intertextuel encyclopédique
[…], mais aussi un savoir intratextuel, nécessaire pour la suite du récit. Opérateur encyclopédique et pédago-
gique indépendant du personnage et sans fonctionnalité narrative chez Verne, le topos est opérateur de lisibi-
lité (narrative : au service du personnage et des opérations de mémorisation du lecteur) chez Zola » (p. 229).
28. Cf. l’article de Ph. Hamon, « Du savoir dans le texte », Revue des sciences humaines, vol. 4, n° 160,
1975, p. 489-499.
29. Dans son excellente édition du roman, E. Sempère loue, selon nous, un peu trop la technique narra-
tive de Verne en proposant d’y voir le parfait équilibre entre documentation et narration : « Tout particu-
lièrement dans Le Tour du monde en quatre-vingts jours, il semble difficile de “passer” les descriptions ou les
explications, car elles font avancer l’intrigue, qui ne serait sans elle qu’une “fantaisie” sans grande nou-
veauté » (p. 349). Pour sa part, J.-Y. Tadié estime que l’élément dramatique est assez fort pour assimiler les
digressions didactiques : « […] c’est ainsi que Jules Verne fait absorber les descriptions, les monographies de
vulgarisation scientifique, les énoncés idéologiques » (p. 8).
30. « C’était une perte de temps qui ne paraissait affecter Phileas Fogg en aucune façon, mais dont
Passepartout se montrait extrêmement irrité » (p. 158) ; « Mais celui qui devait être le plus pressé de tous,
Phileas Fogg, était demeuré à sa place et attendait philosophiquement qu’il plût aux buffles de lui livrer pas-
sage. Passepartout était furieux du retard que causait cette agglomération d’animaux » (p. 239), etc.
31. Dans les bateaux, il reste dans sa cabine ; arrivé dans une ville, il quitte l’hôtel ou la cabine unique-
ment pour exécuter des activités nécessaires. S’il reste sur le pont de la Tankadère, entre Hong Kong et
Shanghai, c’est uniquement parce que la cabine n’offre pas assez de confort à cause du typhon qui sévit
pendant le voyage.
32. On préférera ces considérations au jugement moins nuancé de Pierre Macherey, pour qui les romans
écrits par Verne entre 1863 et 1870 « correspondent […] au travail d’invention d’un nouveau genre litté-
raire » (Pour une théorie de la production littéraire, Paris, Maspero, 1974, p. 189, note 8).
33. Verne crée ici une véritable anomalie, puisque Calcutta fut relié avec Bombay dès 1870, selon les
notices d’E. Sempère (p. 16). Cette circonstance ne fait qu’accuser la particularité de cet épisode.
34. Comme à Hong Kong, où Fogg « s’absorb[e] pendant toute la soirée dans la lecture du Times et de
l’Illustrated London News » (p. 179).
35. Cf. la description de la façon de voyager de Fogg : « C’était un corps grave, parcourant une orbite
autour du globe terrestre, suivant les lois de la mécanique rationnelle » (p. 102).
36. D’ailleurs, le fait que Fogg connaît tant d’endroits reculés indique que ses connaissances doivent
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français (1850-1900) (Paris, José Corti, 1982), la richesse est un état chez Verne. Les héros possèdent dès le
départ leur fortune, qui existe simplement : « rien n’est plus éloigné du capitalisme moderne […] que cette
richesse immobile, gratuite, présente une fois pour toutes à l’origine du roman comme un cadeau provi-
dentiel » (tome 2, p. 151).
42. Dans L’Histoire des voyages extraordinaires (Paris, Minard, 1973), Marie-Hélène Huet voit ce pari
comme une véritable anomalie dans la composition globale du Tour du monde en quatre-vingts jours : « Tout
y est soigneusement circonscrit, sauf le mobile du voyage qui frappe par sa gratuité » (p. 45). E. Sempère,
faisant siennes les réflexions de Cromarty (chapitre XI), estime, elle aussi, que « le voyage est gratuit, simple
pari lancé un peu par hasard, sans signification a priori […] : aucune quête, aucune exploration, aucune
découverte ne motive Phileas Fogg » (p. 16).
43. A ce propos, comment ne pas mentionner la ponctualité de Kant, qui avait donc inspiré Bakhtine
dans l’élaboration du concept du chronotope. Le philosophe allemand reste effectivement l’exemple parfait
de cette maîtrise de l’existence, et par l’action et par la pensée.
44. P. Macherey l’a bien noté : « L’aventure se détermine par rapport à une règle immobile qu’il faut
observer, c’est-à-dire imposer, contre les obstacles qu’elle suscite. Il n’est pas indifférent que le succès de
cette entreprise s’affirme dans un tour, c’est-à-dire dans le mouvement d’une fermeture, qui ramène la diver-
sité à une forme fixe […] » (p. 201). Macherey souligne que le héros « retourne à l’inertie d’un objet arrêté »
(p. 204) également dans De la Terre à la Lune et Cinq Cents Millions de la Bégum.
45. Pour une réflexion sur la problématique de la vie et de la mort chez Verne, voir aussi Jean Bessière,
« Voyage au centre de la Terre ou l’ordre du quotidien », Colloque d’Amiens, Minard, 1978, tome 1, p. 37-55.
46. Passepartout s’exclame : « J’ai connu chez Mme Tussaud des bonshommes aussi vivants que mon
nouveau maître ! » (p. 44) ; après avoir relaté les impressions de Cromarty concernant Fogg, le narrateur
ajoute en discours indirect libre : « Il était donc fondé à se demander si un cœur humain battait sous cette
froide enveloppe […] » (p. 102) ; en voyant l’état inchangé de Fogg après la journée épuisante sur l’élé-
phant, Cromarty s’écrie : « Mais il est donc de fer ! » (p. 113), etc.
47. La présence de ce renvoi à la théorie classique des tempéraments dans un roman « moderne » qui est
censé investir les derniers progrès scientifiques dans l’intrigue ne doit pas nous étonner. Comme le montre
Maarten van Buuren dans « Zola et les tempéraments » (Poétique, n° 84, 1990, p. 471-482), la théorie des
« humeurs » a certes été remise en cause déjà à la fin du XVIIIe siècle, mais elle reste toujours présente dans les
ouvrages de vulgarisation du XIXe siècle, où ces types font l’objet de descriptions détaillées, de même que
dans la littérature « sérieuse » : « Les types constitutionnels […] se retrouvent dans les œuvres des grands
romanciers du XIXe siècle : Stendhal, Balzac, Flaubert, les Goncourt, Zola et le groupe de Médan » (p. 477).
De par sa nationalité, Fogg se prête parfaitement au type lymphatique des pays brumeux et froids. On peut
aussi noter que les gens lymphatiques, toujours selon la doxa de l’époque, seraient « insensibles aux impres-
sions et aux passions » (p. 475), exactement comme Fogg semble l’être (l’utilisation conséquente de la focali-
sation externe fait en effet qu’il est difficile de décider dans quelle mesure le héros est, ou n’est pas, sous le
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51. J. Noiray (p. 95-97) a mis en lumière cette thématique du pouvoir infini pour ce qui est de l’électri-
cité des machines propres dans les romans de Verne.
52. Verne suit ici, selon J. Noiray, une tendance générale de son époque : « On peut dire, à la limite, que
toute machine, pendant la période considérée [1850-1900], est, en quelque domaine que ce soit, une
machine qui détruit et une machine qui se détruit » (tome 2, p. 396).
53. Cela rappelle l’analyse de J. Noiray sur la machine dans les romans de Verne : « Elle […] serait prête
à poursuivre indéfiniment, si les catastrophes naturelles et les passions des hommes ne venaient mettre un
terme à un fonctionnement réglé pour l’éternité » (tome 2, p. 116). Noiray note aussi que la machine est,
chez Verne, « pour le héros mâle et célibataire, le substitut de la femme absente ou perdue » (tome 2, p. 395).
54. Ce qui serait conforme au roman grec d’aventures et d’épreuves, qui étale déjà, selon Bakhtine, « la
foi en l’infrangible puissance de l’homme dans son combat contre la nature et contre toutes les forces inhu-
maines » (p. 256).
55. Comme le remarque D. Compère, Aouda « va peu à peu accéder au statut de second » dans le jeu des
personnages, ce qui souligne son importance grandissante durant le récit (« Seconds rôles, duos et trios dans
l’œuvre romanesque de Jules Verne », Belphégor, vol. 6, n° 1, novembre 2006, revue mise en ligne sur
http://etc.dal.ca/belphegor).
56. Cf. « Dans les grands romans d’aventures du XIXe, au contraire, le sentiment est accessoire, ou dispa-
raît » (J.-Y. Tadié, p. 19). La composition du Tour du monde en quatre-vingts jours est d’autant plus intéres-
sante à étudier que ce genre développe alors selon Tadié l’aventure unique « avec une rigueur inconnue
jusqu’alors » (p. 6).
57. Ce détour revêt toute sa signification en le mettant en rapport avec la structure du récit et, à en
croire P. Macherey, avec l’œuvre complète de Verne, qui « n’est qu’une longue méditation, ou rêverie, sur la
ligne droite […] » (p. 207).
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