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L'auto de Bolaño nationale.

Au regard du rapport conflictuel de l'écrivain chilien avec son pays


natal, il convient de signaler d'emblée que l'histoire de la réception de ses
Auto : [oto] N.f. Abrév. de automobile […] textes ne fait que commencer, et que celle-ci pose au lecteur contemporain
Auto : [oto] Element du grec autos "soi même", "lui-même": des problèmes peut-être tout aussi ardus qu'exaltants par les liens nouveaux
autoanalyse, autodérision. Contr. hétér(o), allo-. qu'ils établissent entre entre l'écriture et la mémoire, entre l'éthique et
l'esthétique.
Son rapport ambigu au pays natal est l'un des traits constants de la figure
Parmi les figures littéraires chiliennes surgies pendant ces dix dernières de l'écrivain telle qu'elle se décline à travers différents textes, poétiques,
années, celle de Roberto Bolaño semble être l'une des plus importantes ou, narratifs ou argumentatifs. Pour cela, après sa disparition, il convient de
à tout le moins, l'une des plus étonnantes. Connu du grand public à partir de s'intéresser à cette dimension que j'appelerai auto — autobiograhique
1998 par son recueil de récits Llamadas telefónicas1 , prix du Consejo del parfois et autofictionnelle, bien plus souvent — et qui parcours l'ensemble
Libro Chileno, c'est surtout son roman fleuve Los detectives salvajes2 , prix de ses textes. La figure de l'écrivain est si consistante que, même disparue, il
Herralde et Rómulo Gallegos l'année suivante, qui le place parmi les jeunes est pourtant difficile de se convaincre que Bolaño n'est plus là, tellement ses
grands écrivains de langue espagnole. Après plus de vingt ans d'absence, il est textes asseyaient sa figure, relayée par l'actualité littéraire. Il faut se résoudre
rentré au pays cette année-là pour la réception du premier prix à la feria del à accepter que seuls restent ses livres maintenant.
Libro de Santiago. Les malentendus et les polémiques surgies pendant ce Rien ne reste de l'écrivain en effet à part ses livres et le souvenir de ceux
séjour feront rapidement de lui un écrivain étranger au champ littéraire qui l'ont cotôyé et aimé, nombreux à en juger par les hommages parus
chilien, mais révélateur de l'héritage sectaire des années de dictature dont ce depuis sa mort à Barcelone, le 15 juillet 20034 . Rien, si ce n'est sa silhouette,
champ reste en grande partie prisonnier. Sa figure est d'autant plus chère et fuyante, qui renaît à chaque nouvelle lecture. Rien si ce n'est un
déroutante qu'elle disparaît cinq ans après, juste avant l'anniversaire des profil familier fait de mots, parfois tendres, parfois tranchants, mais souvent
trente ans du coup d'état militaire contre Allende. Mais elle nous complices et malins. Un profil qui ressemble drôlement à celui de l'écrivain tel
déconcerte aussi et surtout parce que cet épisode historique, vécu aux qu'il se donne à lire et à entrendre de vive voix dans les nombreux
premières loges par l'auteur lorsqu'il avait vingt ans, est raconté plusieurs fois entretiens disponibles, en grande partie repris sur Internet5 . Un profil qui
sous différentes modalités et constitue en quelque sorte la scène originaire ressemble aussi à l'écrivain en chair et en os, tel qu'il m'est apparu en juin
de son œuvre, à ce jour incomplète en attendant la parution posthume de 2002 à Paris lors de la présentation de quelques-uns de ses romans traduits
son roman 2666 annoncé chez Anagrama pour novembre 2004. en français. Ou encore, tel qu'il apparaît dans les portraits photographiques,
De l'avis de certains critiques chiliens, Bolaño est un « irrémédiable exilé » ceux admirables que Renaud Montfourny a faits lors de cette visite
ou encore « trop cosmopolite » pour s'inscrire au sein de la littérature parisienne : cigarette à la main, le col de son blouson en cuir relevé,
chilienne actuelle3 . Ces remarques sont d'autant plus surprenantes qu'elles regardant au loin, derrière des lunettes rondes, refletées par d'autres verres,
proviennent d'un recueil édité au Chili, par des critiques locaux, et composé
d'études consacrées à replacer son œuvre dans une perspective avant tout
4
« La vida como leyenda: homenaje a Roberto Bolaño », Quimeran° 241, Mataró, marzo
1
Barcelona, Anagrama, 1997, 204 p. 2004,p. 10-39. Palabra de América, A. García Ortega (comp), Seix Barral, Barcelona, 2004,
2
Barcelona, Anagrama, 1998, 609 p. 236 p.
3 5
Patricia Espinosa, « Estudio preliminar » et Camilo Marks, « R.Bolaño, el esplendor Mónica Maristain, « La útima entrevista de R. Bolaño », dans http://www.elnuevocojo.
narrativo finisecular » , in Territorios en fuga, P. Espinosa (comp.), Sgo de Chile, Frasis Ed., p. com/Columnas/Gramatica/120103.html ; Luis García, « Entrevista con R. Bolaño », abril
22 et 126 respectivement. 2001 dans http: // www.critica.cl:html/garcia—santillan.05.htm
ceux d'une fenêtre qui l'éloignent vers les detectives des polars
hollywoodiens des années quarante6 .
Pourrais-je à mon tour mettre en mots cette présence insistante et
presque palpable qui circule à travers la vingtaine de livres du chilien ?
L'entreprise n'est pas facile, au vu des écueils qu'interpose l'écriture du Je de
Bolaño— tout un jeu de marques contradictoires dans des romans tels que
Estrella distante7 , dans des textes brefs tels que « Carnet de baile » inclus
dans Putas asesinas8 , ou encore dans certains poèmes comme
« Autoretrato a los veinte años »9 —. Afin de mieux expliciter les enjeux
que pose une telle étude, il convient d'abord de revenir aux traits les plus
saillants de l'instance publique de l'écrivain, qui est devenu en l'espace de
quelques livres cela même qu'il redoutait le plus, une simple référence
fictionnelle :
En Amérique du Sud, des jeunes ont fait de moi une sorte de Jack Kerouac chilien.
J'apparais dans leurs histoires, comme une mascotte. Il ne faudrait pas que je
devienne un personnage 10.
En regardant les photos de Renaud de Montfourny, ou en relisant certaines
articles de presse, je comprends mieux la crainte de l'auteur, !confirmée par
une autre phrase, entendue à maintes reprises : « Quel personnage, ce
Bolaño !

6
Portrait paru dans Les inrockuptibles n° 384, Paris, 9-15 avril 2003, p. 64.
7
Estrella distante, Barcelona, Anagrama, 1996, 157 p.
8
Putas asesinas, Barcelona, Anagrama, 2001, 227 p.
9
Los perros románticos, Barcelona, Lumen, 2000, 91 p.
Tres, Barcelona, El Acantilado, 2000, 105 p.
10
Philippe Lançon, « 69 raisons de danser avec Bolaño », Libération, Livres, Paris, 26 juin
2003.
2
Errata puis à la 2ème DB du Général Leclerc13 . Les épisodes transposés dans cette
séquence filmique par des images d'archives et d'autres de reconstitution,
Parmi les raisons données pour justifier un tel propos, anecdotiques élaborent une synthèse filmique du tournant historique de la 2ème Guerre
toujours mais oscillant entre l'amusement et la gêne, il y avait l'homonymie Mondiale, quand la défaite de la République Espagnole se transmue en la
supposée avec un acteur mexicain, le protagoniste célèbre des émissions de libération du joug nazi grâce à héroïsme de quelques combattants étrangers
« El Chavo del Ocho » et de «El Chapulín Colorado ». Même si l'écrivain a et anonymes comme ce Miralles, vacancier fidèle au camping de Casteldefells
vécu longtemps au Mexique, et affublé certains de ses personnages de et ami de Bolaño.
l'accent chilango qui avait été le sien dans les années 70, un détail de taille Dans La pista de hielo et Amberes14 , les lieux anonymes d'un camping
faisait toute la différence entre l'acteur mexicain et l'écrivain chilien : le S final catalan servent également d'arrière fond aux conversations d'un jeune
du nom de famille de l'acteur, absent de celui de l'écrivain. gardien sud-américain avec un survivant de la guerre civile. Leurs
A l'instar de beaucoup d'autres malentendus qui ont poursuivi la carrière conversations mâtinent les anecdotes vécues de faits héroïques, avec des
brillante et fugace du chilien dans les lettres hispano-américaines, cette crimes sordides et des voyages accomplis avant et après le coup d'état de
homonymie erronée a été suivie d'apparitions de plus en plus nombreuses 1973. L'expérience de la défaite d'Allende est parallèle à celle de la
dans des films et d'autres livres de fiction, tel Soldados de Salamina11 de République Espagnole, mais surtout de l'une à l'autre, un même
l'écrivain espagnol Javier Cercas. Alors que Bolaño lui a fourni la pièce désenchantement les traverse : celui de l'écroulement des utopies de la
maîtresse de la trame de ce roman, parmi les plus vendus et célébrés en gauche pâyé au prix de nombreuses vies de jeunes. Cette scène nocturne et
Espagne ces dernières années, le narrateur Cercas renvoie le témoignage du mélancolique de passage à temoin entre les vieux et les jeunes devient le
Chilien avec des pointes de mépris et de suffisance que Bolaño ne lui point de confluence entre les divers courants narratifs de la prose poétique
revaudra pas. Dans l'excellente transposition filmique réalisée par David de Bolaño15 . Une prose qui fait œuvre, et qui se présente comme un tout,
Trueba12 , Bolaño apparaît sous les traits du jeune acteur mexicain Diego comme une œuvre totale dont chaque livre est une pièce venant compléter
Luna dans le rôle d'un étudiant de Lettres émigré à Girona qui, l'été, gagne ou réécrire des passages précis de textes antérieurs.
sa vie en tant que surveillant d'un camping de Casteldefells. Le fait que Au centre du roman Los detectives salvajes, le lecteur découvre l'amplitude
l'écrivain chilien apparaisse à l'écran sous un visage éclatant de jeunesse et de de cette scène recurrente de confidence et la répétition des renvois
douceur mexicaine, celles-là mêmes qui font revivre un ancien combattant narratifs, puisqu'apparait tout un chœur de voix intimes perdues qui, en se
republicain, vient confirmer le soupçon du lecteur quant au caractère recoupant, font état de l'expérience multiple des jeunes latino-américains
légendaire et protéiforme de Bolaño.
Dans le film, Bolaño est un mexicain, un émigré de plus dans cette
13
Catalogne contemporaine et oublieuse d'un passé récent qui refait surface à La séquence, située à une heure quatorze minutes du dvd, est parmi les plus
saisissantes du film : l'enseignante Lola Cercas lit un essai sur le thème du héros écrit par
travers le souvenir des cicatrices d'un petit vieux grincheux, devenu lui- l'étudiant mexicain Gastón García Diego — nom qui fait écho à celui de García Madero,
même français grâce à ses années de service à la Légion Etrangère d'abord, l'un des protagonistes de Los destectives salvajes de Bolaño —. La voix off de García Diego
accompagne la lecture silencieuse de l'enseignante et déploie chez elle l'imaginaire
historique puissant des années 1936-1945 en Europe.
14
La pista de hielo, Santiago de Chile, Planeta, reed. 1998, 188 p. Amberes, Barcelone,
Anagrama, 2002, 119 p.
11 15
Barcelona, Tusquets editores, 2001, 209 p. A l'entrecroisememnet des aspects discursifs et éthiques j'ai consacré l'article "El
12
Soldados de Salamina, un film de David Trueba, Warnes Bros, Dvd, 2003, 115 minutes. secreto de la vida. No está en los libros" in Roberto Bolaño, la escritura como tauromaquia,
Avec Ariadna Gil, Ramon Fontserè, Joan Dalma, María Botto et Diego Luna. Celina Manzoni (coord), Buenos Aires, Corregidor, 2002, p. 153-165.
3
des années 70. C'est cette génération née dans les anées 50 — tout la vivacité de ses trames et ses talents de conteur, intense par la lucidité de
comme Bolaño — qui a donné une réalité fugace mais perenne à un ses questionnements éthiques, efficace par l'humour constant en
américanisme intense et bohème, celui de la poésie, la musique et la contrepoint des épisodes les plus tristes du passé récent. Tous ces traits
politique du continent après la Révolution Cubaine. Lorsque les années 80 acquièrent un relief particulier dans le roman Nocturno de Chile18 car ils
arrivent et les illusions cubaines s'éffondrent elles-aussi, ce volontarisme mettent en lumière le lien ambigu et complexe — à la fois blessé et
americaniste se dissout et le groupe d'amis de Arturo Belano et de Ulises intime — qui le liait à son pays natal. Le curé Urrutia Lacroix, écrivain, critique
Lima, les deux protagonistes, se désagrège. littéraire et aussi enseignant de doctrine marxiste auprès de la Junte militaire,
Dans un décor nomade et errant, se déploient alors des défaites remémore sa vie entière sur son lit de mort. Dans un long flux de
existentielles obstinées mais constantes, des déconvenues politiques conscience, il revient sur la vie littéraire chilienne des trente dernières années
désastreuses mais toujours passionnées. Pour cela même l'ambiance des laissant entrevoir malgré lui les complicités de certains écrivains avec la
réunions entre les amis ne cesse d'être festive malgré leur tonalité absurde. dictature. Puisque Urrutia Lacroix est une transposition fictionnelle du curé
Les retrouvailles rituelles dans les bars de la rue Bucareli de Mexico DF ou du Valente, qui a réllement exercé la critique littéraire dans les colonnes du
boulevard marítime d'une ville côtière catalane, sont toujours un prétexte journal El mercurio, on comprend que ce court roman dense — composé
pour réviser des lectures, pour rappeler des amours perdus ou rêvés. d'un paragraphe long de 150 pages — a fait l'effet d'une bombe dans le
La peur de s'effondrer complètement ou d'être emportés par un paysage littéraire chilien. Outre la possibilité d'identifier certaines figures de
naufrage existentiel définitif hante les personnages principaux de beacoup de l'establishment culturel chilien derrière des clés plus ou moins directes, cet
ces fictions, tel le protagoniste de Monsieur Pain16 , qui tente en vain de impact polémique est servi par une stratégie discursive complexe et
sauver le poète César Vallejo. Un vertige, une attirance irrésistible les pousee récurrente, celle des discours intimes (monologues, aveux, journaux intimes)
vers le vide, vers un but impossible et dangereux, pour finalement devoir où se tressent la petite histoire de l'écrivain, celle de l'écriture du livre, et
recourir à la violence. Ainsi par exemple, le récit qui donne le titre au recueil l'Histoire récente de Amérique latine et de l'Europe.
El gaucho insufrible17 , suit les traces d'un juge argentin à la retraite qui doit L'alliance de ces trois composantes — le processsus d'écriture du
faire face à la crise argentine de décembre 2001. Après les révoltes et les livre, l'histoire et l'écriture de soi — constitue l'une des trouvailles de
saccages urbains, Pereda se décide à abandonner la grande ville pour tenter l'écriture de Bolaño qui très tôt a mis en vases communicants la légénde
de survivre dans une propriété misérable en province, jusqu'à ce que bien personnelle et la réputation profesionnelle de l'écrivain, partagée entre la
plus tard, il revienne un jour à Buenos Aires au café où il avait l'habitude de médisance et l'admiration. De l'une à l'autre, dans un aller-retour incessant
se réunir avec ses amis. Là, un écrivain excité par la cocaïne le défie et Pereda entre la sphère intime et celle publique, on voit un art de l'insolence
le blesse mortellement avec son vieux couteau, pour ensuite errer dans la s'exercer par et dans la littérature tel que Maurice Blanchot l'a mis au jour :
grande ville se réveillant à peine. L'insolence n'est pas un art sans valeur. C'est un moyen d'être égal à soi et
A l'instar de ce retour au passé argentin récent à travers une série de supérieur aux autres dans toutes les circonstances où les autres semblent
l'emporter sur vous. C'est aussi la volonté de repousser le convenu, le coutumier,
clins d'œil littéraires, comme ici à la nouvelle « El Sur » de Borges, nombreux l'habituel. Il y a dans l'insolence une promptitude d'action, une spontanéité
sont les textes de Bolaño à revenir dans l'histoire récente du continent orgueilleuse qui met en défaut les vieux mécanismes et triomphe, par la rapidité,
latino-americain pour créer une perspective littéraire inédite : exaltante par d'un ennemi puissant mais lourd. L'insolence suppose une étincelle de vive
conscience et elle découvre le défaut secret qui ne manque jamais au plus fort. Elle

16
Barcelona, Anagrama, 1999, 171 p.
17 18
Barcelona, Anagrama, 2003, 177p. Barcelona, Anagrama, 2000, 150 p.
4
refuse de se défendre et elle attaque quand tout est perdu. Elle se sacrifie, mais et juridiques de la signature d'un auteur, mais aussi et surtout ceux
elle se venge. Elle périt en accablant. Elle succombe dans un étincelant scandale19. intellectuels et symboliques21 .
On retrouve dans cette défense acharnée de l'insolence artistique, la L'autorship de Bolaño présente quelques-uns de ses traits marquants
conscience vitale joyeuse et jusqu'auboutiste avec laquelle Bolaño exerça la dans le texte « Bolaño por Bolaño » adressé au jury qui a décerné le prix
littérature, mais aussi l'humour cinglant et médisant avec lequel il s'en prenait Gallegos à son roman Los detectives salvajes. Recueilli dans le volume
à certains de ses collègues chiliens pour mieux défendre un groupe restreint coordoné par Celina Manzoni22 , ce texte d'une page et demie constitue
de jeunes écrivains latino-américains. On verra dans les deux appartés qui une présentation sommaire de l'écrivain par lui-même en un seul paragraphe.
suivent comment cet art de l'insolence a reconstruit dans ses livres les vies et Sa vie se résume en deux dates à peine — celle de sa naissance et celle du
les personnages de l'écrivain. coup d'état chilien — auxquelles s'ajoutent celles des sept romans parus
jusqu'en 1999. Un bref développement final est consacré àl'affirmation de sa
Vitæ vocation joyeuse de lecteur plutôt que d'écrivain et à l'affirmation de sa
nationalité chilienne, même s'il reconnaît que depuis vingt ans sa vie se
En marge de ses œuvres fictionnelles et poétiques, Bolaño a laissé déroule en Europe, en compagnie de sa femme Carolina et sont fils Lautaro
quelques textes auctoriaux —signés par lui-même et non en tous deux Catalans23 .
collaboration — où pointent quelques bribes d'autobiographie. Etablissant Ce n'est pas ce rapide résumé de sa propre vie qui permet d'entrevoir la
l'identité entre la première personne du texte et l'écrivain en chair et en os, marque de fabrique de l'auteur chilien — la revendication d'une
les brefs textes dont je m'occuperai ici portent essentiellement sur des faits paternité artistique pouir ses textes—, mais le lien qu'il établit entre
vérifiables de la vie de l'écrivain, et lorsqu'ils en proposent d'autres, le pacte l'Histoire du XXème siècle et son propre parcours personnel à partir de ces
de vérosimilitude autobiographique n'est pourtant pas remis en question deux dates initiales : 1953 et 1973. La première date, celle de sa naissance,
comme le signale une des sommes récentes consacrées à cette question20 . est présentée comme étant aussi celle de la mort de Stalin et de Dylan
Il s'agit de trois textes mineurs, dont deux de circonstance, l'un destiné au Thomas, ce qui constitue un premier trait fondamental de son rapport au
jury du prix Gallegos, l'autre présenté lors de conférences en divers cercles temps : l'association du début de la propre vie avec la fin de celle de deux
académiques, et enfin un autre magistral, fragmentaire et drôle, intitulé figures célèbres, soit l'histoire comme un entrelacement de vie et de mort.
« Carnet de baile ». Si ces trois textes très différents entre eux La deuxième date, celle de son arrestation après le coup d'état militaire, fait
m'intéressent maintenant c'est d'abord parce qu'ils établissent le propre de réapparaître ces deux figures historiques dans un rêve où les deux
l'écrivain, un ensemble de marques reconnaissables et bien à lui par lesquelles personnnages historiques — un dictateur, un poète — se défient
l'écrivain établit son style et sa signature : c'est ce que désigne en français le
mot anglais d'authorship. Ce terme, qui peut être traduit par « auctorialité »
21
comme le propose Gérard Leclerc dans l'étude théorique qu'il a consacrée Le sceau de l'œuvre, Paris, Seuil, coll. Poétique, 1998, p. 51
22
Op. cit., p. 201-202.
aux diverses formes de la signature, désigne à la fois les aspects économiques 23
Dans un entretien avec Dunia Gras Miravet, il se montre bien plus indécis quant au lien
qui l'unit à son pays : « De hecho, cuando estoy en Latinoamérica, todo el mundo me dice:
"Pero si tu eres español", porque para ellos hablo como un español. Para un español, no.
Un españolve claramente que yo soy un sudamericano. y ese estar en medio, no ser ni
19
« De l'insolence considérée comme l'un des beaux-arts », in Faux pas, Paris, Gallimard, latinoamericano ni español, a mí me pone en un territorio bastante cómodo, en donde
1971, p. 348. puedo fácilmente sentirme tanto de un lado como de otro». Cuadernos hispanoamericanos
20
Philippe Gasparini, Est-il je ? Roman autobiographique et autofiction, Paris, Seuil, 2004, n° 604, Madrid, 2000, p. 53-65. On verra plus loin que cette comodité de l'entre-deux est
chapitre 1, « Identification », p. 17-60. bien plus déchirante que ce qu'il est prêt à l'admettre.
5
mutuellement en buvant de la vodka le premier, et du whisky le second. Le d'un temps fragmentaire, en lambeaux, ceux qui s'écrivent avec un humour
rêve mettant en scène Stalin Dylan Thomas et Bolaño lui-meme, finit par aigre-doux dans « Carnet de baile »27 .
donner la nausée au rêveur, ivre et vaincu en les voyant ingurgiter de telles Ce récit s'organise en fragments numérotés de 1 à 69, qui présentent des
quantités d'alcool. Entre ces deux dates de jeunesse marquées du sceau de bribes de la vie de l'écrivain en les rapportant aux livres et à la poésie de
deux figures cauchemardesques, entre ces deux événements — l'un réel, Pablo Neruda. Le texte s'ouvre avec le livre des Veinte poemas de amor y
l'autre onirique — , Bolaño situe sa naissance : « Eso por lo que respecta a una canción desesperada que la mère de l'auteur lisait à ses enfants. Il se
mi nacimiento » dit-il en finissant cette anecdote. ferme sur un clin d'œil parodique au poème « La casa de las odas »28 par le
Le rêve est une figuration de ce que sera pour Bolaño la vie d'un biais d'une prédiction adressée aux poètes chiliens à venir, qui vivront
homme, un perpétuel défi absurde et autodestructif. Le rêve est déclenché enfermés dans des prisons ou des hôpitaux psychiatriques, « Nuestra casa
par les images d'une revue américaine retrouvée par hasard dans la prison où imaginaria, nuestra casa común ». Entre le terme initial et final du texte,
un reportage photo présente la maison du poète au pays de Galles. Ces Neruda cesse d'être une référence familiale et populaire, pour devenir
images — celles lointaines et étrangères de la revue, celles oniriques et Ugolin, un monstre prêt à manger ses enfants, avide de respect et d'éternité.
écœurantes de cauchemar — ont autant de réalité sinon plus que le Si le livre aimé par la mère reste malgré tout entre les mains de son fils,
contexte réel où elles adviennent — la prison — ; et, puisque personne n'a l'écrivain qui ne peut toutefois s'en débarrasser, c'est parce que ce livre est
de prise sur elles — pas même l'écrivain —, elles constituent l'une des lui-même un fragment hérité de sa mère, tout comme le poète, devenu une
origines, l'une des hantises de sa création littéraire24 . référence incontournable en Amérique latine pour les jeunes poètes nés
Le caractère hostile, viril et demesuré de la scène rêvée, donne la mesure dans les années cinquante, soit parce qu'il l'admirent, soit parce qu'ils le
de l'épreuve vécue par l'écrivain lors de son arrestation, telle qu'elle peut se haïssent, ou pire encore faute d'autre modèle à leur portée.
lire dans de nombreux passages de son œuvre, parmi lesquels « Carnet de Avant d'emprunter les apparences souterraines et monstrueueses des
baile », et de nombreux épitextes, ceux rapportés dans les interviews25 : s'il derniers fragments, Neruda apparaît dans des rêves, à la suite de Hitler et
n'a pas été lui-même victime de tortures ou de violences pendant son Stalin, comme un peronnage solonnel, consensuel, mais autoritaire et
arrestation, le fait d'y avoir assisté ou échappé le fait naître à la condition de totalement dépourvu de vie en dehors du personnage officiel statufié. Alors
témoin, voire même à celle de survivant. même que l'on rééditait les œuvres complètes de Neruda, et que sa figure
Sa littérature, associant témoignage et fabulation, apparaît ainsi comme se prêtait aux célébrations du centennaire de sa naissance, la pire
une caisse de résonance et de transmutation permettant de réélaborer la impértinence que pouvait commettre Bolaño en tant qu'écrivain d'origine
charge émotionnelle du passé, de répondre aux hantises laissés par certaines chilienne n'était pas de l'attaquer avec sérieux afin de déboulonner sa statue,
figures de terreur et de combler les brèches temporelles qui s'ouvrent dans mais de le soumettre à une déformation carnavalesque comme si cette
une vie. En effet une ellipse de vingt ans s'ouvre d'une date à l'autre, puis ombre risible du poète était un attribut imprévu et supplétif dans sa
encore une autre de dix ans la sépare de son premier roman, écrit en maturation en tant qu'écrivain marginal. En effet, la danse que l'écrivain décrit
collaboration avec Antoni García Pons26 . Ces ellipses donnent la mesure dans ce récit n'est autre que celle des couples amoureux et haineux de
poètes appartenant à des courants opposés :
24
A ce soubassement imaginaire j'ai consacré l'article « La proyección del secreto » à
paraître dans les actes du colloque sur Roberto Bolaño, F. Moreno (éd.), C.RL.A., université
de Poitiers.
25 27
`« Entrevista a R. Bolaño», Lateral n° 40, abril 1998. In Putas asesinas, op. cit., p. 207-216.
26 28
Consejos de un discípulo de Morrison a un fanático de Joyce, Barcelona, Anthropos, 1984. Nuevas odas elementales, in Obras completas II, Buenos Aires, Losada, 1973, p. 210-211.
6
46. Parejas de baile de la joven poesía chilena:los nerudianos en la geometría con lui, l'obligeait à travailler son écriture avec acharnement, mais aussi avec une
los huidobrianos en la crueldad, los mistralianos en el humor con los rokhianos en la grande générosité, tel qu'en témoignent les dédicaces nombreuses de ses
humildad, los parrianos en el hueso con los lihneanos en el ojo (p. 213)
textes à des amis. La maladie est devenue une épreuve supplémentaire dans
Si, comme le défend le fragment 23, le poète devient lui-même en tant une geste personnelle faite de voyages, de rencontres manquées et de
qu'un orphelin né, après avoir tué ses parents, force est de constater qu'une perpétuels étonnements face aux incongruités de ce monde.
telle violence symbolique lui est bien rendue par ses parents, qui renvoient Sans fausse pudeur, et sous des tons tragicomiques, l'épisodes de ses
en Enfer tous ceux qui rêvaient d'un Paradis latino-américain. Leurs œuvres dernières épreuves transparaît dans le texte posthume de la conférence
pourtant, — celles de Rodrigo Lira, de Reinaldo Arenas citées au fragment « Literatura + enfermedad = enfermedad »32 . La maladie y est apparaît
56 — étaient selon Bolaño les seules capables de permettre à la gauche comme horizon menaçant, promesse d'une mort inéluctable, mais aussi et
latino-américaine de sortir de la honte et de l'inaction des années surtout comme pretexte à susciter la compassion des auditeurs et des
contemporaines, ce purgatoire sugi après la chute du mur de Berlin. lecteurs pour mieux ensuite exercer sur eux la tyrannie de la maladie telle
Revendicant une condition littéraire orpheline et tumultueuse, Bolaño une petite vieille d'hôpital (p. 136). Cette thématisation du sadisme qu'e
renouvellait sans cesse les mises perdues jusque là en jouant son va tout dans pratique l'écrivain en parlant de ses malheurs est la dernière forme de
de nouveaux combats littéraires, tout en les sachant perdus d'avance et pire l'agressivité hystrionique que l'on a vue en action dans les deux textes
encore, terminés depuis longue date. Après les menaces realvisceralistas précédents. Les douze appartés dont se compose le texte déclinent une
(vraie, fausses ?) contre Octavio Paz au Mexique29 , il s'en prit à Neruda et à série de cas liant le vécu de la maladie à la création ; il s'arrête plus
des collègues de sa génération tels Hernán Rivera Letelier, Diamela Eltit et longuement sur deux écrivains français — Mallarmé et Baudelaire — dont les
beaucoup d'autres30 . La paternité littéraire du quarantenaire Bolaño poèmes « Brise marine » et « Le voyage » sont cités et traduits afin d'en
— poète lui aussi mais mal aimé — se fondait donc en grande partie ces faire une lecture personelle. Bolaño dégage du premier un sens résigné lié à
attaques aux figures consacrées pour cultiver une vaillance apprise pendant la vie en tant que défaite, mais pouvant être retournée par l'exercice
sa jeunesse, un courage qui peut rire de tout, y compris lors des pires voyageur, amoureux ou poétique. C'est le poème de Baudelaire qui, en liant
adversités. Ainsi il apparaissait rêvetu des lambeaux du survivant des Guerres poésie, érotisme et voyage, modernise ces trois versants créatifs sans
Fleuries latino-americaines comme il aimait à les appeler. proposer d'autre issue que leur pratique répetée en quête du nouveau.
Ces deux vertus épiques — la vaillance, la résistance — l'écrivain a dû les Tout en étant un antidote, l'écriture n'offre pas de remède, et c'est
pratiquer durant sa jeunesse, faite de voyages incessants en Amérique latine pourquoi il faut, aux yeux de Bolaño, s'y consacrer à corps perdu — c'est le
et en Europe. Mais une fois établi en Catalogne —où il apprit « l'art difficile cas de le dire —.
de la tolérance »31 —, il dut en prendre sur lui, et exercer ce courage dans Sous l'égide des deux poètes français, et d'autres latino-américains tels
sa sphère intime en raison de ses problèmes de santé, devenus chroniques que C. Vallejo et E. Lihn, Bolaño a assis en quelques textes une poétique
depuis les années 90. L'insuffisance hépatique qui a finalement eu raison de solitaire, en prise directe sur la vie et les livres, où le danger et le risque sont
érigés en valeurs suprèmes :
29
Les attaques violentes sur la scène littéraire mexicaine de ce groupe néo-avantgardiste En realidad muchas pueden ser las patrias de un escritor, […] pero uno solo el
auquel Bolaño a appartenu sont fictionnalisées dans Los detectives salvajes par le biais du pasaporte, y ese pasaporte evidentemente es la calidad. […] ¿Entonces qué es una
de prendre en otage le poète mexicain,. op. cit., p. 501-511. escritura de calidad? Pues lo que siempre ha sido: saber meter la cabeza en lo
30
Outre les entretiens, on peut voir se déployer ces attaques violentes contre certains de oscuro, saber saltar al vacío, saber que la literatura básicamente es un oficio
ses collègues contemporains dans « Los mitos de Chtulhu », in El gaucho insufrible, op. cit,
p. 159-177.
31 32
« Bolaño por Bolaño », op. cit., p. 202. In El gaucho insufrible, op. cit.,p. 135-158.
7
peligroso […] Y aceptar esa evidencia, aunque nos pese más que la losa que cubre disléxica »35 . Les différentes versions du même épisode impliquent non
los restos de los escritores muertos. La literatura como diría una folklorista andaluza, seulement un éventail de circonstances et de personnages nouveaux, mais
es un peligro33.
surtout d'autres statuts narratifs, faisant passer l'écrivain du rôle de
La paternité des livres de Bolaño se fonde donc sur ce goût du risque, sur ce
protagoniste — tel qu'on a pu le voir dans l'apparté précédent — à celui de
pari insensé qui consiste à jouer son va tout à chaque nouvelle mise, à
narrateur témoin, ou pire encore, de simple écrivant au service d'un autre
chaque nouveau livre.
poète : Arturo Belano. En attribuant à ce personnage des aventures vécues
Dans l'affirmation de cet autorship vigoureux et insolent, on entrevoit la
par lui, et en les transformant de différentes manières, l'écrivain brouille les
persistence des vies antérieures de l'écrivian, et en particulier quelque chose
pistes entre la vie et la fiction, se projettant quelquefois dans des situations
du jeune écrivain sudaca avide de reconnaissance, qui vivait au jour le jour
imaginaires dont il est parfois le héros — on est alors dans l'ordre de
du maigre argent gagné grâce à de petits prix littéraires espagnols, comme en
l'autofiction36 — et bien plus souvent simple témoin des faits d'autres
témoigne le récit « Sensini », où plane l'ombre de l'argentin A. Di
personnages fictifs — on est alors dans celui du roman autobiograhique—.
Benedetto34 . La signature de Bolaño présuppose done une éthique
L'onomastique du personnage de Belano, à la sonorité proche de celle
artistique d'écorché vif mais joyeuse et exaltante toutefois, qui revient à
de l'auteur, peut être parfos réduite à une simple consonne : « B », en signe
réactualiser le postulat moderne qui liait l'art à la vie, mais sous une
d'accentuation de la dimension fictionnelle du récit comme dans « Días de
formulation postmoderne. Elle reconnaît non seulement le retour en arrière
1978»37 dont pourtant les faits ont été reconnus par l'auteur comme ayant
que suppose une telle démarche, mais aussi le constat d'échec auquel elle se
été autobiographiques. Sa première apparition se trouve dans la note qui
confronte d'entrée de jeu. Dans une telle figuration de la création littéraire
sert de prologue à Estrella distante, où il est présenté un compatriote
en tant que combat avec soi-même et les autres, chaque nouveau poème
« vétéran des guerres flueris et suicidé en Afrique »38 . De la même façon
semble craché au visage des poètes consensuels et célébrés, chaque
que pour Bolaño dans le texte autobiographique déjà étudié, la naissance et
nouvelle prose semble arrachée à la menace de la répétition pour tenter de
la mort sont mitoyennes, et presque consécutives dans l'ordre de la fiction.
recevoir le satisfecit d'un jury et obtenir peut-être un prix. Ce sont là les
Grâce aux pouvoirs de celle-ci pourtant, Belano réapparaît plusieurs fois
succès d'estime d'un écrivain qui réécrit sans cesse ses textes en quête de
après avoir été reconnu comme le véritable auteur intellectuel du roman
nouvelles perspectives et de prolongements pour une scène originaire de
Estrella distante : on le verra parmi les des protagonistes de Los detectives
son propre mythe personnel : celle de son arrestation en 1973.
salvajes et de nombreux autres récits, dont « Fotos » sur lequel je reviendrai
plus loin.
Personæ
Soulignons tout de suite un paradoxe qui rentre parfaitement dans la
logique littéraire de Bolaño : tout en étant l'alter ego de l'écrivain, Belano
En recourant à la cannibalisation — la réécriture de ses propres écrits
reste pourtant un personnage dépourvu de voix propre dans les fictions,
mise en scène dans les textes eux-mêmes—, Bolaño a déplacé les limites
muet en termes littéraires, ses faits et gestes étant rapportés par d'autres
entre la fiction et l'autobiographie jusqu'à parvenir à des modalités
personnages, par d'autres narrateurs. Alors que Belano endosse le rôle de
romanesques intermédiaires, celles du roman autobiographique et/ou
autofictionnel qu'un critique chilien préfère nommer « semibiografía
35
Alvaro Bisama, «Todos somos monstruos », in Territorios en fuga, op. cit., p. 89.
36
C'est la définition proposée par Ph. Gasparini à la suite de celle de G. Genette, op. cit.,
33
« Roberto Bolaño: acerca de Los detectives salvajes», in La escritura como tauromaquia, p. 26.
37
op. cit., p. 211. In Putas asesinas, op. cit., p. 65-79.
34 38
In Llamadas telefónicas, op. cit., p. 13-29. Op. cit., p. 11.
8
« machito latinoamericano »39 et vit son arrestation au Chili comme une En effet le roman pose une contradiction insoluble: alors que le prologue
aventure fantastique de dédoublement dans « Detectives », Bolaño assiste affirme tenir l'histoire de Belano, celui-ci est absent de la trame, qui est prise
dans les mêmes circonstances à une exhibition poétique aérienne, la en charge par un Bolaño narrateur, disparaissant à certains chapitres et
première œuvre d'un poète assassin dont la biographie occupe le dernier réaparaissant dans d'autres. Huit des dix chaptires du roman, sont
chapitre de La literatura nazi en América et la totalité de Estrella distante. Ce protagonisés par Carlos Wieder, le poète assassin pilote des Forces
partage de rôles entre Belano et Bolaño tend donc à investir le personnage Aériennes Chiliennes au emoment du coup d'état de Pinochet. C'est lui le
fictionnel d'une partie de la biographie de l'écrivain, celle qui semble la plus véritable double de l'écrivain, un double abject mais dur et impassible
romanesque, alors que celui de l'écrivain assume un modeste rôle d'assitant comme l'était sans doute l'auteur à travers le masque de son alter ego
dans la table de montage de l'intrigue romanesque. Tel est en tout cas, Belano. Lorsqu'au dernier chapitre, le personnage de l'écrivain aide dans ses
métaphorisé, le rôle secondaire que Bolaño s'attribue lui-même dans le recherches Romero, un ancien policier venu le tuer pour le compte d'un
prologue de Estrella distante : riche chilien, Bolaño peut reconnaître Wieder vingt ans après l'avoir côtoyé
El último capítulo de La literatura nazi servía como contrapunto, aaso como dans des ateliers poétiques de Santiago, grâce à l'image de lui-même que
anticlimax del grotesco literario que lo precedía, y Arturo deseaba una historia más celui-ci lui renvoie :
larga, no espejo ni explosión de otras historias sino espejo y explosión de sí misma.
Lo encontré envejecido. Tanto como seguramente estaba yo. Pero no. El había
Así pues nos encerrramos durante un mes y medio en mi casa de Blanes y con el
envejecido mucho más. Estaba más gordo, más arrugado, por lo menos aparentaba
último capítulo en mano y al dictado de sus sueños y pesadillas compusimos la
diez años más que yo cuando en realidad sólo era dos o tres años mayor. Miraba el
novela que el lector ahora tiene ante sí. Mi función se redujo a preparar bebidas,
mar y fumaba y de vez en cuando le echaba una mirada a su libro. Igual que yo,
consultar algunos libros, y discutir con él y con el fantasma de Pierre Menard, la
descubrí con alarma y apagué el cigarrillo e intenté fundirme entre las páginas de mi
validez de muchos párrafos repetidos40.
libro. Las palabras de Bruno Shulz adquirieron por un instante una dimensión
Cette référence au récit de Borges n'est pas tant pour rappeler la futilité de monstruosa, casi insoportable […] Parecía adulto. Pero no era adulto, lo supe de
l'exercice littéraire ou pour montrer le désenchantement face aux maigres inmediato. Parecía dueño de sí mismo 42.
variations apocryphes qu'elle apporte en relisant des textes déjà écris, que Compagnons passagers du même atelier d'écriture, amoureux des mêmes
pour reprendre un cas exemplaire d'investissement de l'écriture en tant que jeunes femmes dans les années 70, les deux personnages suivent des
défi existentiel. On se rappelle en effet que Borges écrivit ce texte après une chemins tortueux et radicalement opposés politiquement, mais dans les
longue convalescence, pour tenter de savoir s'il était encore capable années 90, habitent tou deux dans des villages voisins de la côte catalane.
d'écrire41 . Compatriotes, autrefois collègues poètes, ils sont maintenant comme des
Le passage du prologue cité permet de confirmer la puissance des images anciens combattants ayant appartenu à des camps opposés, ou encore
— oniriques, fantômatiques — qui concourent à l'écriture à quatre mains de comme deux frères ennemis : Wieder est en quelque sorte le reflet nazi du
ce roman. Mais en outre, ces lignes insistent sur le redoublement et la mise Bolaño trotskiste des années 70. Ce qui les rapproche, ce qui se reflète de
en abyme qui se trouvent à sa source : « espejo y explosión de sí misma ». l'un à l'autre, c'est outre leurs origines chiliennes, les signes d'un vieillissement
qui les hante. Cette humanité partagée en somme : celle de pouvoir faire du
39
Selon le mot de Auxilio Lacouture, bibliothécaire uruguayenne et amie des jeunes mal à autrui
poètes du DF, l'une des voix de la partie centrale de Los detectives salvajes d'abord, op. cit., Si dans cet épisode la reconnaissance est porteuse de mort — Romero
p. 191, puis narratrice homodiégétique à part entgeire de Amuleto, Barcelona, Anagrama, tue Wieder après que Bolaño ait confirmé l'identité de l'ancien assassin — ,
1999, 154 p.
40
Op. cit., p. 11.
41
Cf. J.-P. Bernès, notes à « Pierre Menard, auteur du Quichotte », in Œuvre complètes I,
42
Gallimard, la Pléide, 1993, p. 1570-1571. Op. cit., p. 152-153.
9
une autre scène de reconnaissance —fictionnalisée mais d'origine remettre à la lumière du jour la banalité du mal qui s'exerça au Chili pendant
autobiographique43 — laisse la mort planer comme une menace, comme dix-sept ans.
une réponse désespérée à une angoisse née d'un reflet dans le miroir. Le De la reconnaissace de Wieder par Bolaño, à celle Belano par le policier
récit « Detectives »44 rapporte en discours direct et avec un réalisme Arancibia, se dessine donc un reflet en quiasme fait de pitié ou compassion
tragicomique, le dialogue de deux policiers chiliens qui roulent en voiture la et de désir de voir l'autre mourir : alors que celui-ci — sbire du régime—
nuit sur une route du sud du pays. Parmi d'autres scènes festives de nuits pardonne la vie à un ancien camarade innocent, l'autre — ancien opposant à
d'ivresses et d'exactions mêlées, le souvenir de l'arrestation de Belano à la dictatature — contribue à faire disparaître l'un des assassins à la solde
Concepción s'immisce tout à coup dans leur conversation pour ne plus decelle-là. Ce complexe jeu de miroirs met en scène d'un texte à l'autre
quitter leur attention. Peu de temps après le coup d'état, Arancibia — l'un des motions opposées : angoisse et soulagement, désir de vengeance et
des deux policers qui avait partagé ses années de lycée avec Belano — le apitoiement. Ce sont là des expressions emblématiques de ces romans qui,
reconnaît par hasard dans la prison et si Belano tarde à le faire, une fois son contrairement aux autobiographies, ne sont en rien réparateurs, mais au
ancien camarade reconnu, il réagit amicalement, le frappant avec force tel contraire selon Ph. Gasparini46 , dialectiques, autocritiques, réflexifs, ironiques
qu'il le faisait autrefois, ce qui est pris pour une menace par l'un des gardiens et non conclusifs.
qui assiste à la scène de retrouvailles. Après l'avoir autorisé à téléphoner ses Chez Bolaño, ce survivant bien en vie mais perpétuellement en sursis du
grands parents de Belano pour les prévenir de son arrestation (garantissant fait de sa maladie, une façon de conjurer ou de repousser la peur de mourir,
ainsi sa survie), Arancibia est confronté à une reconnaissance bien plus a été paradoxalement de reprendre et de suspendre la disparition de son
inquiétante, face à l'unique miroir mis à disposition des prisonniers, placé dans alter ego, Belano. On a déjà vu comment sa première apparition fictionnelle
un couloir. Alors que Belano avait refusé jusque là de se regarder dans la dans le prologue de Estrella distante le faisait naître à la fiction tant que suicidé
glace, Arancibia parvient à le convaincre de le faire en sa compagnie, afin de en Afrique, sans donner davantage de détails. Deux autres textes reviennent
le rassurer. Mais au lieu de l'effet escompté, le policier lui-même prend une sur sa disparition, par des versions différentes et en partie contradictoires,
peur panique face aux deux visages terrifiés, derrière lesquels se profilent asseyant ainsi la légende du personnage. Jacobo Ureda, un journaliste
deux séries d'images, d'abord « un enjambre de jetas, como si el espejo argentin établi à Paris avec sa femme et ses deux enfants, l'a rencontré au
estuviera roto », puis « dos antiguos condiscípulos, uno con el nudo de la Rwanda et au Libéria ; c'est lui qui rapporte les dernières heures cu chilien
corbata afloajado, un tira de veinte años, y el otro sucio, con el pelo largo, dans un long monologue de la fin de Los detectives salvajes47 . Belano y
barbudo, en los huesos, y me dije: la hemos cagado »45 . Sa réaction première apparaît en tant que journaliste, malade du pancréas, lecteur et parleur
étant de sortir son camarade de cet endroit, pour ensuite prendre son invétéré, mais désireux de mourir suite aux pertes, à toutes ces grandes
revolver et vouloir tuer son ancien camarade sur le champ. La dénégation pertes dont il était aussi capable de rire (p. 545). Le journaliste argentin le
sur laquelle se ferme le récit tendant à vouloir disculper par avance le policier voit partir à pied dans la forêt, en direction de Monrovia et perd
—« No, nosotros no hacemos esas cosas compadre » — ne fait que défitinitivement ses traces. Le récit « Fotos »48 propose une suite possible
de cette marche à travers la brousse, après avoir laissé son ami argentin. On
voit Belano feuilleter une anthologie de la jeune poésie française et
43
Cf. interview parue dans Lateral n° 40, op. cit.
44
In Llamadas telefónicas, op. cit., p. 114-133. Le film La frontera du réalisateur chilien R.
Larraín, 1991, présente en ouverture une séquence très proche de cette diégèse, avec une
46
conversation de deux fonctionnaires du régime qui mènent en voiture un professeur de Op. cit., p. 342.
47
Maths banni par le régime dans une île lointaine et solitaire du sud du pays. Op. cit., p. 526-549.
45 48
Ibid., p. 132-133. In Putas asesinas, op. cit., p. 197-205.
10
s'émouvoir avant de reprendre à pied sa route. Belano disparaît donc en C'est cette fiction de l'auto — l'écriture de soi d'abord mais aussi celles
tant que wanderer, en arpenteur, fidèle à son image fictionnelle de poète des voyages des nombreux personnages — qui, en multipliant les traces de
romantique. sa vie nomade, l'a maintenu en vie, en perpétuel mouvement, à la fois tout
En revenant sur la disparition de Belano et en multipliant les pistes sur sa près et très loin des terres ténébreuses du Chili du passé.
mort éventuelle, Bolaño laisse ouvert le deuil de Belano. Il signe ainsi
l'impossible renonciation symbolique à sa jeunesse, à sa famille, à ses figures Joaquín Manzi
parentales — rappelons la conversation téléphonique salvatrice de Belano Université de Paris Nord
avec ses grands-parents lors de son arrestation ou le lien établi entre Neruda
et sa mère —. De là aussi que la figure littéraire de l'écrivain soit celle d'un
écrivain mélancolique et marginal, en mal de reconnaissance, mais surtout
perpétuellement jeune, retif à toute autre fidélité que celle à ses jeunes
compagnons poètes, déjà disparus. La mort de Belano, sans cesse remise sur
le métier de l'écriture, signale à quel point reste aussi en suspens l'aspiration
à la maturité qu'expriment les vers célèbres suivants :

Und so lang du das nicht hast,/ Dieses stirb und werde/ Bist du nur ein trüber Gast
/Auf der dunklen Erde
Et tant que tu n'as pas compris/ ce "meurs et deviens"/ Tu n'es qu'un hôte
mélancolique/ sur la terre ténébreuse49

C'était en étranger que Bolaño signait ses textes autobiographiques, en hôte


mélancolique d'un pays, la Catalogne, où il lit domicile et fonda une famille.
C'était en témoin apeuré, plus faible ou en tout cas plus jeune, que Bolaño
avait reconnu la condition adulte de Wieder. C'est ainsi par le biais d'une
écriture fictionnelle de soi que Bolaño devint lui-même, abandonnant à un
deuxième plan sa vocation poétique de jeunesse qu'il continuait de
pratiquer, mais sans grande reconnaissance.
Que Bolaño n'ait pas su conduire de voiture, explique peut-être encore
mieux qu'il ait été tenté de pratiquer si assidûment l'écriture de soi et qu'il
ait pris plaisir à rouler avec son alter ego en ces autos véloces et audacieuses
que l'on voit filer dans Los detectives salvajes: la Ford Impala blanche qui file au
nord du Mexique, la vielle Chevy pourrie et trouée de balles qui suit une
piste au Libéria. Paru dans Chili 1973- 2003, Arts et histoire,
Néo-Latines n° 330, Paris, 2004, p. 65-84.
49
W. Goethe, Pages immortelles, Paris, Corréa, 1942, p. 180.
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