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BAKARY DIALLO

FORCE-BONTÉ
Préface de
Mohamadou KANE
Doyen de la Faculté des Lettres et Sciences
humaines de l'Université de Dakar
Nouvelle édition

Les Nouvelles Éditions Africaines


Agence de Coopération Culturelle et
Technique
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Préface à FORCE-BONTÉ
par Mohamadou KANE

Entreprise ne saurait être plus opportune que


la réédition du livre de Bakary Diallo : Force-
Bonté. Tant de gens, de critiques, n'ont jamais
encore eu ce texte en mains, ou n'en parlent
qu'à travers des allusions embarrassées ou des
jugements à l'emporte-pièce, s'ils ne l'ignorent
pas tout bonnement ! Les auteurs d'antholo-
gies, vulgarisateurs, qui ont rendu un service
appréciable à la littérature africaine, ne retien-
nent pas un seul extrait de cette œuvre, ni pen-
dant la période coloniale où les préoccupations
politiques du moment légitimaient le silence des
Africains et de leurs alliés européens, ni pen-
dant la période de l'Indépendance où l'éloigne-
ment de la colonisation favorise une considéra-
tion plus sereine et plus objective des choses.
L. Sainville, E. Eliet... font comme si ce livre
n'avait jamais existé ! Les critiques ne peuvent
se permettre de rejeter dans les ténèbres un
auteur ou un ouvrage que l'histoire singularise,
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au risque de passer pour ignorants ou légers. Ils


usent d'astuce et arrivent à escamoter toute la
question. Janheinz Jahn dans son Manuelde lit-
térature Néo-africaine (1) parvient à tenir la
gageure de parler de Force-Bonté sans toute-
fois... en parler. Il le mentionne une fois dans le
texte, subrepticement, et dans l'index, où les
renvois ne correspondent à rien ! On sait cepen-
dant que Jahn est un historien trop averti de la
littérature africaine pour n'avoir rien à dire sur
ce livre. Il a préféré taire son agacement au vu
d'un tel agenouillement devant une puissance
coloniale. Robert Cornevin dans son livre Litté-
ratures d'Afrique Noire deLanguefrançaise (2)
donne de l'œuvre une présentation on ne peut
plus rapide. Il dit le grand mérite de Bakary
Diallo et se garde de répondre aux nombreuses
questions que suscite son livre. Il ne convainc
pas lorsqu'il se réfugie derrière un étudiant zaï-
rois qui en savait sur la question bien moins que
lui. A-t-il eu comme un faible pour cette œuvre
on ne peut plus tendre pour la colonisation ?
Du reste, Cornevin a été particulièrement sensi-
ble au fait qu'il s'agit d'une œuvre de pionnier
qu'il faut replacer dans son véritable contexte
pour l'apprécier.
A la vérité, ce sont les critiques anglo-saxons
qui ont jeté le regard le plus appuyé sur l'œuvre
de Bakary Diallo. En 1971, Frédéric Michel-
man, dans un article remarquable, précise les
contours de l'œuvre après l'avoir située dans
son véritable contexte (3). C'est la première
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étude significative consacrée à ce texte depuis


quelque quarante ans ! Mme Dorothy Blair
dans son livre African Literature in French (4)
présente Force-Bonté et avance des éléments
permettant de mieux cerner le problème de la
paternité de cette œuvre.
O.R. Dathorne, dans son African Literature
in the Twentieth Century (5) rend compte de
l'éclipse de Force-Bonté. Il explique que les
romanciers africains ont puisé leur inspiration
chez l'auteur de Batouala et rejeté dans l'oubli
l'œuvre de Bakary Diallo. Cette dernière œuvre
s'embarrassait de peindre les "vertus cardina-
les" de la France, la bonté et la force, alors que
les écrivains de la négritude jetaient sur le passé
un regard nostalgique et dénonçaient les méfaits
de la colonisation.
Il reste évident que l'éclipse durable de Force-
Bonté ne peut s'expliquer qu'en relation à
l'accueil, à la réception de cette œuvre dans un
contexte de colonisation situé comme à un tour-
nant. Cette œuvre voit le jour à une époque de
mutations. Les progrès de l'africanisme vont
renouveler la représentation de l'Afrique dans
l'intelligentsia africaine, ainsi que l'approche
des problèmes liés à la colonisation. Sur le plan
littéraire, Bakary Diallo fait d'entrée de jeu
figure de dernier panégyriste de la colonisation
française. Ajoutons à tout cela que le problème
de la paternité de cette œuvre, dont la qualité
est plus documentaire —historique au mieux —
que littéraire, a détourné d'elle un vaste public :
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c'est sans conteste le trouble jeté dans les esprits


par le débat autour de la paternité de Force-
Bontéqui explique cette désaffection. Ona déjà
insisté sur le côté "fin de série" de ce livre.
C'est dire qu'il ya eu d'autres thuriféraires dela
colonisation française : Amadou Ndiaye
Duguay Clédor (6), Amadou Mapaté Dia-
gne (7) et toute cette intelligentsia plus politique
que culturelle qui s'épanouit à St-Louis, autour
de la Première Guerre mondiale et dont Wesley
Johnson (8) évoque le souvenir.
Pour cerner le problème de la paternité de
Force-Bonté, le premier roman autobiographi-
que africain —et l'on sait la fortune decegenre
sous les Tropiques —, il faut rapidement retra-
cer la vie de Bakary Diallo.
Bakary Diallo est né à Mbala, un village de
pasteurs peuls, dans la région de Podor. Le
métier de berger ne lui réussit pas. De toutes
façons, il ressent trop fortement l'appel dularge
pour ne pas aller à l'aventure à la première
occasion. A St-Louis, il s'engage dans l'armée
française le 4 février 1911. Dès l'abord, il
déborde d'admiration pour l'armée, la puis-
sance coloniales. Formé hâtivement, il est
envoyé, le 2 mai de la même année, guerroyer
au Maroc où la France s'emploie à éteindre les
derniers foyers de résistance à sa présence. En
1914, Bakary setrouve sur le front français con-
tre l'Allemagne. Il aura la mâchoire fracassée, à
la bataille de la Marne, et ira désormais d'hôpi-
tal en hôpital, à Épernay, Neuilly, Paris, Men-
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ton... Lorsque la citoyenneté française lui fut


accordée en 1920, il quitta l'armée, servit à
l'hôtel National, de Monte-Carlo, en qualité de
portier. On le retrouve ensuite à Paris, où il vit
dans des conditions assez pénibles. En 1926, il
publie Force-Bonté qui attire quelque attention
sur lui. C'est ainsi qu'à son retour au Sénégal, le
6 février 1928, il sera nommé chef de canton. Il
servira l'administration coloniale à plusieurs
niveaux, fonctionnaire, interprète, avant de se
retirer dans son village. Il y mourut en 1979.
Les critiques de la littérature africaine se sont
donc détournés d'une œuvre dont l'authenticité
paraît douteuse. C'est Frédéric Michelman,
dans l'article précité, qui a repris la question et
essayé de faire la lumière sur la paternité de
cette œuvre (9).
En gros, Michelman avance des arguments de
bon sens, de logique... élémentaire. On a sus-
pecté Lucie Couturier et Jean-Richard Bloch
d'être les véritables auteurs du livre. Tout au
plus Bakary Diallo aurait fourni la matière pre-
mière et l'un ou l'autre de ces personnages
aurait fait le reste. Michelman explique que
Lucie Couturier, romancière négrophile avertie
n'aurait pu prendre à son compte l'admiration
aveugle de l'auteur du livre pour la France colo-
niale. Il en va de même, poursuit-il en subs-
tance, pour Jean-Richard Bloch, directeur des
éditions Rieder, homme de gauche convaincu. Il
ne saurait s'être mué en apologiste d'une puis-
sance colonisatrice. Et Michelman de concéder
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que l'un ou l'autre —sinon les deux —aurait


pu se borner à corriger une œuvre qui —c'est le
côté le plus significatif pour Lucie Couturier et
Jean-Richard Bloch — illustre l'humanisme
fondamental et les qualités intellectuelles des
Noirs !
Ces arguments ne résistent pas à l'analyse.
Les repères historiques dont dispose le critique
prouvant à l'évidence que les admirateurs de
Bakary Diallo ne vont pas au fond des choses.
Qu'il suffise de noter que l'histoire abonde
d'exemples où des hommes de droite et des
hommes de gauche inversent leurs rôles, que
J.-R. Bloch a très bien pu, dans ce cas précis,
adopter un comportement d'homme de droite,
alors que seul le guidaient la bonté, l'humanita-
risme, et... un certain patriotisme.
De toute évidence, de 1911 à 1926, Bakary
Diallo n'a pas pu apprendre le français au point
d'écrire un roman alors que, de 1911 à 1918, il
était occupé à apprendre le métier des armes, à
guerroyer et, après, à soigner ses blessures. On
sait aussi que l'armée n'est pas la meilleure
école pour apprendre la langue et la littérature.
A la suite de Michelman, Mme Dorothy Blair se
penche sur le problème de la paternité de Force-
Bonté (10) et conduit une enquête plus serrée.
Elle recueille le témoignage de ceux qui ont
connu Bakary Diallo. Du côté des anciens
employés des éditions Rieder, on explique que
la blessure de Bakary Diallo empêchait de se
prononcer sur la qualité de son expression. Le
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Gouverneur et romancier colonial Robert Dela-


vignette soutient que Bakary Diallo était sem-
blable au personnage décrit dans le livre, qu'un
officier de l'armée française aurait pris en main
sa formation et qu'aucun employé des éditions
Rieder n'aurait réécrit le livre —Mme Blair,
prudente, se contente de conclure au tour de
force.
En fait l'argument de Delavignette, c'est que
le portrait qui se dégage de la lecture de ce livre
correspond dans le détail à celui de Bakary
Diallo, que ce dernier croyait de toutes ses for-
ces à l'amitié de la France et du Sénégal, à la
colonisation. Tout cela ne peut empêcher le lec-
teur d'aujourd'hui de penser que Bakary a dû
donner la matière première, le premier jet, et
que ce qui a séduit Delavignette et bien d'autres
défenseurs de cette œuvre ce sont bien les con-
victions naïvement colonialistes de l'auteur.
Pour l'essentiel, le résumé de son roman per-
mettra de retracer sa vie. C'était un Peulh, ori-
ginaire du village de Mbala où il vit le jour en
1892. Comme le veut la tradition de son ethnie,
très jeune, il s'essaie au métier de pasteur. Trop
rêveur, trop dissipé, il perd ses bêtes. Il faut se
rendre à l'évidence et reconnaître qu'il n'est pas
fait pour ce métier. Il ressent l'appel du large et
s'embarque pour St-Louis où il ne tarde pas à
s'engager dans l'armée française, dans le corps
des tirailleurs sénégalais. Il est comme fasciné
par tout ce qui est européen et singulièrement
par la langue française. Il embarque avec ses
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camarades pour le Maroc où les Français sont


en train de réduire les dernières poches de résis-
tance à leur main-mise sur cepays. Pas une fois,
Bakary ne s'interroge sur l'idéologie colonia-
liste du moment. Il ne comprend pas que l'on
résiste à la France, que l'on ne l'aide pas à
accomplir sa mission historique. Il dit son admi-
ration sans borne pour tous les Français dont il
fait connaissance.
Levoilà enFrance pour prendre part à la Pre-
mière Guerre mondiale. Il croit —et le dit —
défendre la civilisation, l'avenir de l'humanité
dont la France est comme le dépositaire privilé-
gié contre des hordes barbares. Il est particuliè-
rement sensible à l'accueil des Français, à l'inté-
rêt comme à l'amitié qu'ils témoignent à ces
Africains venus risquer leurs vies pour les
défendre. Blessé au front, il va d'hôpital en
hôpital en une sorte de tour de France à travers
les hôpitaux d'Épernay, Neuilly, Menton, Val-
de-Grâce, Fréjus... Il a une connaissance plus
intime dupeuple français qui ajoute à sonadmi-
ration. Il croit fermement en l'amitié entre les
peuples et ne perçoit nullement la colonisation
comme un mal. Il ytrouve amitié et protection.
Il multiplie les démarches qui sont couronnées
de succès en mars 1920lorsqu'il sevoit accorder
la nationalité française. Il découvre que ce sta-
tut n'a aucune incidence significative sur sa
situation militaire. Rendu à la vie civile, il con-
naît quelques difficultés. On le retrouve portier
à un hôtel de Monte-Carlo. En 1926, il publie le
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premier roman autobiographique africain de


langue française. En février 1928, il retourne au
Sénégal où, dans sa région natale, il exercera
auprès de l'administration coloniale tour à tour,
les métiers de messager, chef de canton, inter-
prète... En 1953, il prend sa retraite pour vivre
dans son village de sa pension et de son bétail.
La mort mettra un terme à cette vie de patriar-
che chargé d'ans en 1979.
Force-Bonté étonne ou rebute le lecteur
d'aujourd'hui. Il faut le replacer dans son véri-
table contexte pour en saisir toutes les significa-
tions. En 1920, le colonialisme ne se sait pas
encore mortel, il a besoin de nouvelles leçons
pour prendre conscience de sa fragilité. Les
Africains, dans leur grande majorité, s'accor-
dent avec ses agents thuriféraires pour le croire
fatal et établi pour l'éternité. Bakary Diallo, du
fond de sa brousse, se trouve plongé au cœur du
problème colonial. Il admire, naturellement,
l'ordre, la force et, par-dessus tout, l'efficience.
Il joue en toute simplicité la carte de la colonisa-
tion. Le conformisme de sa vision, les rapports
de la France et de ses colonies étonnent. En fait,
la culture élémentaire de Bakary Diallo et sa
qualité de "tirailleur sénégalais" le prédispo-
sent à cette attitude. C'est comme si, dès le
départ, il a pris le parti d'admirer ce qu'il ne
comprend pas, d'adhérer à ce qui de toute évi-
dence a la faveur des maîtres.
La deuxième caractéristique de son livre, c'est
que c'est une œuvre de consentement. La colo-
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nisation n'est pas perçue comme un mal néces-


saire, voire un mal accidentel. Elle est acceptée,
valorisée. Entre la France et ses colonies s'éta-
blit le même type de rapports qu'entre un père
— ou une mère, on ne sait jamais — et ses
enfants. On comprend que le passé de l'Afrique
soit perçu avec sévérité. En fait, il est
condamné, rejeté. Bakary Diallo fait l'apologie
de la France qui a pacifié l'Afrique et créé les
conditions de la prospérité ! C'est une leçon
apprise que l'on relève chez Mapaté Diagne (11)
et que les écrivains coloniaux reprennent bien à
leur compte (12). Dans Force-Bonté la spécifi-
cité africaine est ignorée, ou mise entre paren-
thèses. L'auteur étonne par son excès de simpli-
cité, de naïveté. "Bon nègre", il va servir de
tremplin à un paternalisme qui se lit dans la pré-
face. Il croit —car il n'y a pas de feinte ici —
que la France serait venue d'au-delà des mers
pour faire du bien à l'Afrique, par vocation
d'amitié, de fraternité ! Il ne pose pas les vrais
problèmes de son peuple, peut-être parce qu'il
n'en soupçonne ni la diversité ni la complexité.
Bakary ne comprend pas les peuples — en
l'occurrence les Marocains —qui résistent à la
main-mise de la France sur leur pays. Il entre de
plain-pied dans la propagande du moment et
croit que les Allemands qui luttent contre la
France ne peuvent être que des barbares. Der-
rière tout cela se dessine une passion pour la
France, une fidélité inébranlable à la France qui
explique la faveur des colons plus ou moins
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repentis pour Force-Bonté ou ce genre d'ouvra-


ges.
Le personnage qui émerge de cet ouvrage est
hors série, tant il déborde de bonnes intentions.
Rien, absolument rien ne peut le rebuter, ni
ébranler sa foi en la France. L'Africain
d'aujourd'hui peut se révéler particulièrement
critique envers son pays, l'Afrique ou l'Indé-
pendance. Bakary Diallo surmonte les pires
mécomptes, conserve sa foi en dépit des décou-
vertes les plus édifiantes. Sa citoyenneté fran-
çaise de fraîche date n'y fait rien, ou ne lui per-
met pas d'accéder aux mêmes avantages que ses
camarades français qui ont risqué leur vie à ses
côtés. Il passe outre. Il ne demande qu'à aimer
et à servir ! F. Michelman a raison, dans l'arti-
cle précité, de faire ressortir le côté bon enfant
du type de relations qu'il établit avec la France,
les Français. Ce sont celles qu'un enfant qui a
besoin d'être aimé entretient avec sa mère. Il y
retrouve à juste titre quelques aspects majeurs
du mythe du "nègre-éternel-enfant" et celui de
l'infériorité du nègre.
Dès lors, on comprend que la réception de ce
livre par des critiques français soit marquée par
la coquetterie, la gratitude, et que celle des criti-
ques africains soit faite de réprobation embar-
rassée ou de silence. En fait, il faut aller au-delà
de l'attitude de conformisme et de soumission
de l'auteur —largement partagée à l'époque —
pour faire saisir la signification profonde de
Force-Bonté.
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Nombre de thèmes qui ont fait florès par la


suite y trouvent comme une origine. Souvent
Bakary Diallo ne fait que les effleurer, mais il
n'en ouvre pas moins des voies nouvelles au
roman africain. Il faut d'abord citer le thèmedu
départ, de l'appel de l'inconnu —qui débouche
sur celui bien souvent initiatique du voyage et
qui est si caractéristique de la littérature orale.
Mais on dirait, sur le plan de la forme, que
Bakary Diallo n'a jamais baigné dans le
contexte d'oralité.
Jeune, il ne s'adapte pas à son milieu, ne res-
sent aucune prédilection pour le métier de ber-
ger qui est le seul qui s'offre au Peulh. Il lui faut
partir. Se profile alors le thème de la rupture
d'avec la tradition. Levoyage lui offrira l'occa-
sion demettre cette dernière en question. Il jette
un regard neuf sur le problème des castes. Il se
prononce pour une société plus juste, plus égali-
taire. Sur l'œuvre coloniale de la France, il
porte unjugement qui, à l'époque, était comme
de saison et que l'on ne contestera qu'au lende-
main de la dernière guerre mondiale. Il faut
citer un autre thème qui fera fortune dans le
roman et dont la distribution des éléments com-
mandera la structure du roman africain, celui
du voyage à trois temps : le village, la ville,
l'Europe (13).
Ailleurs, l'auteur se fait l'écho des préoccu-
pations du moment. L'aventure européenne de
Bakary Diallo est marquée par sa volonté de
conquérir la citoyenneté française par les armes
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pour ainsi dire, d'atteindre un grade dans


l'armée qui lui permette d'accéder à ce statut.
Rien cependant ne justifie, surtout en 1926, la
fascination que la France et l'Occident exercent
sur son esprit. Quelle occasion manquée par la
colonisation que celle d'asseoir des relations
durables entre la France et l'Afrique par le biais
de personnages semblables à Bakary !
On peut mettre à l'actif de l'auteur sa curio-
sité, son désir de communication, de compré-
hension et, par voie de conséquence, la fascina-
tion que la langue française exerce très fort sur
son esprit. Il essaie de la parler, de l'écrire. Des
critiques ont voulu faire dériver de là sa préten-
due "vocation littéraire". C'est un peu forcer
les choses : la production de Bakary Diallo, en
quelque cinquante ans, ne va pas au-delà de
Force-Bonté et d'un poème peulh (14) dans
lequel il célèbre son village natal.
Son titre de gloire, c'est d'être l'initiateur du
roman africain biographique. Par la création
littéraire, il porte témoignage, il fait part de son
initiation, il adhère à une idéologie. Il dit,
encore une fois en toute simplicité —pour ne
pas dire générosité —son rapport au monde
colonial. Il n'est cependant pas question
d'engagement. Dans son esprit, un Noir de bon
sens ne peut qu'adhérer à l'idéologie coloniale.
Il jette sur toutes choses un regard optimiste et
pense, devant les obstacles et contradictions,
que le temps accomplira son œuvre pour redres-
ser et harmoniser les choses. Pétri de bonnes
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intentions, il se laisse aller à des développements


vétilleux, voire vides, sans objet et qui toujours
tournent court. Cette intention moralisante est
inséparable d'une certaine bonté d'âme que les
témoins de sa vie s'accordent à reconnaître à
l'auteur.
Force-Bonté est une œuvre d'apprentissage et
pour cette raison n'échappe pas aux insuffisan-
ces que l'on relève en pareils cas. Il ne faut pas
suivre son préfacier qui loue "ces chapitres
étonnants, dignes des plus belles églogues grec-
ques..." ! (15). En fait l'auteur ne sait pas faire
voir. Ses personnages sont insuffisamment indi-
vidualisés, le cadre de l'action n'est presque
jamais bien dessiné. Les problèmes, tout juste
effleurés, ne conduisent à aucune forme de
débat. Cette œuvre d'apprentissage vaut par le
témoignage qu'elle porte sur un aspect histori-
que du contexte de colonisation.
C'est précisément ce témoignage que la posté-
rité a récusé, que des écrivains noirs militants,
engagés dans la lutte contre la colonisation, ont
rejeté. Les raisons de l'éclipse de Force-Bonté
peuvent être ramenées, pour aller vite, au fait
qu'il s'agit d'une œuvre de consentement due à
un homme peu au fait du problème colonial et
que n'habitait d'autre souci que celui de plaire
aux maîtres de l'heure. Ensuite, cette œuvre
véhicule des idées tenues pour généreuses et
fausses et que certains Français eux-mêmes ont
du mal à accepter. Il n'y a qu'à se reporter aux
protestations empreintes de coquetteries du pré-
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facier J.-R. Bloch devant ces éloges dithyrambi-


ques. Pis, encore très vite, il s'est avéré que cette
œuvre allait à contre-courant, au regard de
l'évolution de l'africanisme, de l'entreprise de
revalorisation des traditions, des thèses de
l'école de la négritude, des problèmes que
posent, au lendemain dela dernière guerre mon-
diale, les mutations intervenues dans les rap-
ports entre la France et ses colonies. Pour tout
dire, une nouvelle conscience culturelle et politi-
que était née, qui se situait aux antipodes des
idées véhiculées par cette œuvre.
Tout cela est juste, logique et circonstanciel.
Il n'en demeure pas moins que les choses ont
changé, que le temps a fait son œuvre. La colo-
nisation n'est plus qu'un souvenir dans la patrie
de Bakary Diallo et le temps est venu dereconsi-
dérer cette œuvre, de l'interroger sans préoccu-
pation ni politique ni politicienne. Cette œuvre
a le mérite d'exister et pour l'apprécier, la pre-
mière chose à faire, c'est de la replacer dans son
véritable contexte plutôt que de la
condamner au nom des idéaux d'aujourd'hui.
Force-Bonté est bien de son temps. Ce livre
conforte le paternalisme. Il précise la vision du
"bon nègre" de l'œuvre coloniale. L'attitude
de l'auteur ne va pas au-delà d'un conformisme
et de l'expression d'une gratitude de com-
mande. Les tenants du colonialisme y puisaient
un net sentiment de satisfaction, et la certitude
que la colonisation portait ses fruits au-delà de
toute espérance. En un mot, Force-Bonté cons-
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titue une bonne propagande pour la colonisa-


tion. On ne peut la lire, aujourd'hui, sans rap-
peler la mise en garde d'E. Mounier aux hom-
mes de culture noire contre la tentative de met-
tre les triomphes des Africains à l'actif de la
colonisation (16).
Ensuite, on peut lire l'enracinement de Force-
Bonté dans le contexte des années 1920, dans le
regard sévère porté hâtivement sur le passé, la
tradition africaine, par un laudateur de la
France coloniale.
On comprend que pour rompre avec la logi-
que de l'idéologie colonialiste, Césaire ait pas-
sionnément fait l'éloge de ce passé saccagé (17).
Enfin l'auteur a du problème du devenir poli-
tique et culturel une approche individualiste et
ne peut l'envisager en dehors de l'idéologie
colonialiste. Autrement dit, l'assimilationisme
s'y fait jour. Il consiste à jouer la carte de l'éga-
litarisme au sein de l'ensemble colonial. C'est
comme si on voulait prendre la France au piège
de ses prétentions de défenseur de la liberté, de
l'égalité, de la fraternité. Les Africains ne
revendiquent pas l'indépendance, mais l'égalité
des Français et de ceux d'entre eux qui sont ori-
ginaires des "quatre-communes" du Sénégal,
ou qui ont fait leurs preuves à l'école ou au ser-
vice armé de la France. C'est l'époque où l'on
aspire à un ensemble franco-africain fondé sur
la justice, l'égalité, la démocratie progressive —
tous veulent conquérir le droit de cité par les
armes.
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Wesley Johnson (18) s'appesantit sur la stra-


tégie politique de Biaise Diagne pendant la pre-
mière guerre mondiale. Les Africains citoyens
des quatre communes ayant combattu dans
l'armée coloniale auront de nouveaux droits à
faire valoir.
On retrouvera dans Force-Bonté une autre
version de ce combat mené à Paris au lendemain
des hostilités par Bakary Diallo pour obtenir la
citoyenneté française.
Il faut conclure. Toutes ces considérations
montrent à l'envi combien cette oeuvre, rejetée
pour des raisons sans rapport avec la littérature,
plonge le lecteur dans un contexte particulier et
passionnant.
La réédition de ce livre vient bien à son heure.
Mohamadou Kane
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Achevé d'imprimer 4e trimestre 1985


sur les Presses Spéciales de la
Société Européenne Des Arts Graphiques
5, rue de Pontoise
75005 Paris
Imprimé en France
ISBN 2 7236-1000-4
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