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Statut de l'image rhétorique et de l'image peinte dans le

Pèlerinage de Vie Humaine de Guillaume de Deguileville


Philippe Maupeu
Dans Le Moyen Age 2008/3 (Tome CXIV), pages 509 à 530
Éditions De Boeck Supérieur
ISSN 0027-2841
ISBN 9782804157623
DOI 10.3917/rma.143.0509
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Statut de l’image rhétorique et de l’image peinte
dans le Pèlerinage de Vie Humaine
de Guillaume de Deguileville

Entre 1330-31, date de la première rédaction, et 1517, année présumée


de l’édition de la seconde version par Jean Petit et Bertholt Rembolt, le
Pèlerinage de Vie Humaine1 de Guillaume de Deguileville2 s’impose comme
un véritable succès éditorial de la littérature allégorique vernaculaire : plus
de 70 manuscrits connus à ce jour3, une dizaine d’éditions imprimées, sans
compter les réécritures de la première et de la seconde rédaction ainsi que
les traductions anglaise, espagnole, hollandaise et latine4. Cette diffusion a
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1. Je note PH1 la première rédaction du Pèlerinage de Vie Humaine, PH2 (1355) la
seconde. L’édition de référence de PH1 reste celle de J.J. STÜRZINGER, Londres, 1893.
Pour PH2, les citations et numéros des vers réfèrent au manuscrit PARIS, BnF, fr. 377, le
manuscrit BnF fr. 12466 ayant servi de manuscrit de contrôle. Pour une transcription
intégrale du texte, je renvoie au volume d’annexes de ma thèse, Pèlerins de vie humaine.
Autobiographie et allégorie de Guillaume de Digulleville à Octovien de Saint-Gelais, Thèse
de doctorat (dir. N. DAUVOIS), Université de Toulouse II-Le Mirail, 2005.
2. La forme Digulleville qui prédomine dans la tradition française encore
aujourd’hui ne se justifie pas. On suivra ici l’usage anglo-saxon qui restitue le nom
de l’auteur à sa forme d’origine (en partie flottante : Deguileville le plus souvent mais
aussi Deguilleville).
3. Voir la liste établie par G. VEYSSÈYRE avec la coll. d’E. FREGER et J. DROBINSKI,
dans Guillaume de Digulleville. Les Pèlerinages allégoriques, sous la dir. de F. DUVAL et
F. POMEL, Rennes, 2008, p. 425-453.
4. PH2 (par Lydgate en 1426) et PH1 (en prose) ont été traduits en anglais. Il existe
une traduction hollandaise illustrée parue en 1498 à Delft, une édition espagnole, El
peregrino de la vida humana, imprimée en 1490 à Toulouse par Henricus Mayer. Jean
Gallopes, auteur par ailleurs d’une mise en prose du Pèlerinage de l’âme, a également
traduit PH1 en latin (PARIS, Arsenal, ms. 507). Ces éléments sont donnés entre autres
par : F.J. FURNIVALL, The Pilgrimage of the life of man, englished by John Lydgate, a.d 1426,
Londres, 1904 ; E. CLASBY, Guillaume de Deguileville : Le Pèlerinage de vie humaine,
510 P. MAUPEU

été soutenue par une iconographie abondante, riche et relativement stable


par-delà les ateliers et les époques, même si la réécriture en prose (1464) et
l’édition lyonnaise princeps de Mathias Husz (1485) en ont en partie renou-
velé la substance. Plus de la moitié des témoins conservés sont illustrés (37
PH1, 4 PH2)5. Cette fortune iconographique n’est en rien propre au Pèlerinage,
et la mise en images du texte obéit aux impératifs éditoriaux en vigueur à
la fin du Moyen Âge :
– l’illustration en page liminaire ritualise l’entrée en lecture ; les scènes
représentées en frontispice (le moine dans son lit, flanqué du miroir où
se dessine la Jérusalem céleste ; le moine-prédicateur s’adressant à une
assistance laïque ou religieuse) fonctionnent également comme marqueur
générique, en l’occurrence du songe allégorique édifiant ;
– dans le corps du texte, la miniature est instrument de structuration narra-
tive et discursive ; elle rend visible les articulations syntaxiques du récit,
désigne immédiatement à l’œil les épisodes saillants (Satan au bord de
la mer mondaine, l’apparition de la Nef de Religion etc.) ; par les moyens
plastiques qui sont les siens, elle manifeste tout aussi bien les ruptures
que les continuités narratives : certaines séries d’images, caractérisées par
de faibles variations plastiques et figuratives, délimitent dans l’espace
du livre les séquences énumératives, alors que les tableaux ou scènes sin-
gulatives sanctionnent sur le plan figuratif ou chromatique les ruptures
narratives du récit6. Il s’agit avant tout de donner au lecteur, en l’absence
généralement de tables des rubriques7, les moyens de se repérer rapide-
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ment dans le texte. Rien de neuf : l’iconographie romanesque fait de même
depuis le XIIIe siècle, en privilégiant par exemple les scènes de combat8.

New York-Londres, 1992 ; M. CAMILLE, Reading the Printed Image. Illuminations


and Woodcuts of the Pelerinage de la vie humaine in the Fifteenth Century, Printing
the written word, the Social history of books, circa 1450-1520, sous la dir. de S. HINDMAN,
Londres, 1991, p. 259-291.
5. Notons que dix manuscrits (7 PH1, 3 PH2) devaient comporter un programme
iconographique qui n’a pas été réalisé.
6. Exemples de séries iconiques : la présentation par Grâce de Dieu au pèlerin des
armes de la vertu (voir entre autres les manuscrits PARIS, Institut, 9 (fol. 101 r°-106 r°) ;
ARRAS, B.M., 532 (fol. 97 r°-103 r°) ; PARIS, BnF, fr. 1818 (fol. 34 v°-42 v°) ; DOUAI, B.M.,
768 (f°29 r°-32 v°)) ; exemples de scènes singulatives : le V inversé de la double voie
(PARIS, BnF, fr. 1645, fol. 48 v°), l’« extase » du pèlerin (voir entre autres PARIS, BnF, fr.
1818, fol. 55 r° ; DOUAI, B.M. 768, fol. 43 v° ; AIX-EN-PROVENCE, Bibl. Méjanes, 110, p. 90 ;
PARIS, BnF, fr. 377, f° 41 v° ; PARIS, BnF, fr. 825, fol. 56 v°).
7. Les tables des matières, rares dans l’édition du Pèlerinage, ne se substituent
pas nécessairement au programme iconographique : les éditeurs des manuscrits
ARRAS, B.M., 532 et PARIS, BnF, fr. 1138 ont recours aux deux modes de structuration
du texte.
8. Voir sur ce point L. HARF-LANCNER, Le dialogue entre texte et image, Perspectives
médiévales, 2005, p. 239-263.
STATUT DE L’IMAGE RHÉTORIQUE ET DE L’IMAGE PEINTE 511

Ces fonctions de l’illustration s’inscrivent dans des pratiques éditoriales


générales qui transcendent la spécificité si ce n’est des genres, du moins des
textes littéraires. Il n’en reste pas moins que l’image, du moins lorsqu’elle lui
est un tant soit peu fidèle, est bien un marqueur d’identité du texte : l’icono-
graphie du Roman de la Rose ou du Pèlerinage de Vie Humaine leur est propre,
indépendamment des variantes qui se présentent d’un manuscrit à l’autre.
Pourtant, malgré tout l’intérêt qu’elle suscite depuis une trentaine d’années
dans le cadre des études médiévales, le discours sur l’image, largement as-
sumé par l’histoire de l’art ou la codicologie, peine à entrer dans le champ
de l’herméneutique. Les tentatives d’élaborer une « herméneutique unifiée »,
pour reprendre le concept défini par T. Tran Quoc9, qui puisse prendre en
compte les interactions entre image et texte dans la construction du sens
de l’œuvre se heurtent le plus souvent à l’intentio auctoris avancée contre
tous les risques de « surinterprétation »… alors même que l’existence et le
statut d’auteur vernaculaire restent éminemment problématiques en ce qui
concerne le Moyen Âge. C’est dans le cadre épismétique d’une esthétique de
la réception que l’image est le plus souvent convoquée comme instrument
de lecture et d’interprétation du texte. La théorie de la réception déplace le
point d’appui herméneutique de l’intention d’auteur, proprement une et
« intentionnelle », vers une intentio operis immanente à l’œuvre mais plurielle
et feuilletée, qui se dévoile à mesure de ses éditions et lectures successives10.
Approche dont l’horizon privilégié est la monographie : l’illustration d’un
texte prend sens en fonction du commanditaire du manuscrit, de son statut,
de son milieu social et culturel, de ses goûts.
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Le postulat dominant dans cette théorie est celui d’une coupure et d’une
altérité radicales entre la production du texte et sa diffusion manuscrite.
Or, les pratiques de réception du texte conditionnent son écriture, en même
temps que le texte programme et oriente en partie son mode de réception.
On sait qu’à la fin du XIVe siècle, Guillaume de Machaut et Christine de Pizan
sont partie prenante dans l’édition de leur œuvre, et qu’ils en supervisent au-
tant que faire se peut la mise en images. Le cas de Guillaume de Deguileville,
moins connu, offre l’exemple d’une programmation de l’illustration du
texte par son auteur sous la forme d’une prescription, inscrite dans le récit
même, destinée à l’enlumineur. Il s’agira ici de saisir, dans la manifestation
de cette intentio auctoris, les éléments d’une pensée de l’image qui puisse con-
juguer poétique et matérialité du livre, image rhétorique et image peinte.
Dans cette perspective, on évaluera la fécondité du concept rhétorique de
l’enargeia, irréductible à son application dans les « arts de mémoire » antiques
et médiévaux.

9. T. TRANG QUOC, Du livre illustré au texte imagé : image, texte et production du sens
au XVIe siècle, Thèse de doctorat (dir. M. HUCHON), Université de Paris-Sorbonne (Paris
IV), 2004.
10. Quand ce n’est pas la seule intentio lectoris qui est considérée ; sur ces trois
« intentions », voir U. ECO, Les Limites de l’interprétation, Paris, 1992, p. 29-32.
512 P. MAUPEU

1. Image rhétorique et image peinte


Par deux fois, dans la première rédaction du Pèlerinage de Vie Humaine,
l’image peinte est directement commandée par le texte. Ces deux figures,
le jouel de Paix légué par le Christ à l’humanité et la laide beste que rencontre
le pèlerin sur le rivage du Monde, ont valeur exemplaire : elles déterminent
les deux pôles d’une illustration raisonnée du Pèlerinage, entre l’abstraction
du diagramme et la vigueur impressive de l’image pathétique.

a. Le jouel de Paix (PH1, 2513-2530 ; cf. PH2, fol. 18 r°, 2752-2789)


Devant les pèlerins rassemblés dans la maison de Grâce de Dieu, l’Église,
Charité lit le testament de Paix, don du Christ aux hommes. Le jouel de Paix
décrit est une équerre de charpentier, aux extrémités de laquelle sont écrites
les trois lettres formant le mot PAX :
S’aucun estoit qui sa façon
Vousist savoir, bien le patron
En bailleroie proprement
A ceus de bon entendement :
Qui d’une esquerre a charpentier
Haut dreceroit le bout premier,
Se l’autre bout jus assëoit
Avec l’anglet a ligne droit,
S’ainsi estoit que bien a point
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En l’anglet qui les lignes joint
Fichast un A et asseïst
Et es bous P et X meïst
Si que X haut et bas fust P,
Si comme ci est figure,
Legierement pourroit savoir
Sa façon et apercevoir
Illuec son non tresbien escrit
Par les trois letres que j’ai dit. (je souligne)
Guillaume de Deguileville appelle de ses vœux l’image peinte afin de soute-
nir les facultés de visualisation mentale sollicitées ici et de fixer durablement
dans la mémoire une senefiance et sa semblance. Le jouel, comme l’escherpe
du pèlerin et ses douze clochettes symbolisant chacune un article de foi,
fonctionne, a-t-on dit, comme un objet mnémotechnique11. Pourtant, l’effort

11. S’inspirant des travaux de F. YATES (L’Art de mémoire, Chicago, 1966) et


M. CARRUTHERS (Le Livre de mémoire, Cambridge, 1990), S. HAGEN fait de la mémoire
le principe directeur du Pèlerinage de Vie Humaine : « There is a strong mnemonic
purpose to the narrative and visual allegorical images of the Middle Age. Such
images provide not only ways of understanding but ways of recalling. » (Allegorical
remembrance, a study of the Pilgrimage of the life of man as a medieval treatis of seeing and
STATUT DE L’IMAGE RHÉTORIQUE ET DE L’IMAGE PEINTE 513

de mémorisation requis chez le lecteur paraît peu économique au regard


du but poursuivi : on peut s’interroger sur la fonction exercée par la figure,
l’équerre, alors que l’acronyme PAX aurait tout aussi bien suffi à cristalliser
la triple relation de la paix à l’âme, au prochain et au Christ.
Les travaux de M. Carruthers permettent de resituer le propos de
Guillaume dans le cadre d’une pratique monastique de la méditation. La
pensée est « un acte inventif, une construction12 » comparable à l’édification
d’un bâtiment. Les images mentales mémorisées (le tabernacle, l’arche…)
sont les cadres structurels qui donnent forme à la méditation et la contien-
nent contre le risque de la diffluence, de la curiositas, de la fornicatio mentis.
Selon Hugues de Saint-Victor, cognitio et dilectio édifient la demeure (mansio)
qu’habite Dieu dans notre cœur : la première l’érige, la seconde la peint de
ses couleurs. Ce mouvement de don de l’image, par lequel le Christ offre
son jouel de Paix, se trouve déjà dans le traité De Arca Noe morali, où il s’agit
d’édifier et de décorer l’édifice spirituel où adorer Dieu :
Hujus vero spiritualis aedificii exemplar tibi dabo arcam Noe, quam foris videbit
oculus tuus, ut ad ejus similitudinem intus fabricetur animus tuus. Videbis ibi
colores quosdam, formas et figuras, quae delectent visum13.
Hugues de Saint-Victor invite ainsi le lecteur à « peindre » (depingere) avec
lui l’arche mystique (De Arca Noe mystica) : que l’esprit trace un premier
carré puis l’entoure (circumduco) d’un second ; qu’à l’intérieur du premier,
il peigne (pingo) en son centre la croix, et qu’il colorie chacun des quatre
compartiments (spatia) ainsi obtenus, couleur de feu (flammeo) pour la moi-
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tié supérieure, couleur saphir (sapphirino) pour le registre inférieur ; qu’il
écrive (scribo) sur la bordure formée par les côtés des deux carrés, les lettres
suivantes : α et ω respectivement sur les bordures supérieure et inférieure,
puis χ (le Christ) sur le côté droit et c (cent, la perfection de la Grâce) sur le
côté gauche14.
Le jouel de Paix est, à un degré de complexité moindre, l’héritier des dia-
grammes de Hugues de Saint-Victor. Il s’inscrit dans cette tradition d’une
méditation monastique pensée comme une fabrication mentale. Il n’est pas
tant question, nous dit Guillaume, de voir mentalement l’objet que de le
construire : les opérations successives (dresser, asseoir, ficher) requièrent toute
l’application de l’esprit à « manier » un outillage conceptuel afin d’édifier

remembering, Athènes-Londres, 1990, p. 4-5). Pour une analyse du jouel de paix, voir
F. POMEL, Les voies de l’au-delà et l’essor de l’allégorie au Moyen Âge, Paris, 2001, p. 173-
174. Pour la description de l’escherpe de Foi, voir PH1, p. 108-114, v. 3467-3672, PH2,
fol. 24 r°-24 v°, v. 3764-3923.
12. Machina memorialis. Méditation, rhétorique et fabrication des images au Moyen
Âge, trad. fr., Paris, 2002, p. 37.
13. Patrologie latine, éd. J.P. MIGNE, t. 176, Paris, 1854, col. 622.
14. Ibid., col. 681. Voir CARRUTHERS, Machina memorialis, p. 305-306.
514 P. MAUPEU

l’objet dans la mémoire. Le Pèlerinage s’adresse aux laïcs : en invitant le lecteur


à s’approprier le jouel de Paix, le cistercien l’initie à un art de la méditation
auquel, en tant que moine, il était lui-même rompu. L’équerre vaut moins
par sa vertu mimétique ou symbolique que par ce dessin rudimentaire dont
Guillaume a pourtant redouté qu’il fût trop élaboré pour les esprits novices,
fussent-ils « de bon entendement » (2516). Peut-être Guillaume a-t-il ainsi
voulu, par le don de l’équerre, fournir au lecteur l’instrument de mesure
mentale pour des constructions futures plus élaborées, à l’instar de l’arche
de Hugues de Saint-Victor15.
La pictura du jouel de Paix figure généralement dans les manuscrits enlu-
minés16. Il arrive même qu’elle soit l’unique miniature du Pèlerinage17. Mais
il n’est pas sûr que l’intention de Guillaume ait toujours été bien comprise.
Il faut dire que la prescription adressée à l’enlumineur n’a fait que brouiller
les choses : la miniature reproduit un objet, un résultat, et non le proces-
sus de construction mentale. En cela, elle invite l’esprit à en enregistrer la
réalisation au lieu de la méditer et de l’élaborer progressivement. D’ailleurs,
l’illustration du jouel est source d’erreurs dans les manuscrits. Les lettres
ont parfois été omises (Paris, BnF, fr. 377, fol. 18 r° ; fr. 1645, fol. 19 v°), ou
bien leur position sur l’équerre n’est pas conforme au texte (Londres, B.L.,
Harley 4399 ; Paris, BnF, fr. 9196 ; fr. 19158, fol. 22 v° ; fr. 829, fol. 21 v° ; fr. 824,
fol. 20 v°). Dans le manuscrit Paris, BnF, fr. 823, fol. 18 v°, le superviseur a
indiqué en marge : Je y feray une figure qui doit y estre ; mais la place est laissée
vacante. H. Toubert a vu dans ces distorsions entre lettre et image la part
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d’initiative laissée à l’enlumineur dans la confection du manuscrit18. Ces er-
reurs, assez fréquentes, manifestent une incompréhension de la nature pro-
prement méditative de l’image, réduite à un support purement didactique :
l’appréhension globale de l’objet suffit à garantir une efficacité mnémonique

15. Jean voit, dans sa vision, un ange mesurer la cité céleste avec une règle d’or
(Ap 21,15) ; sur le lien entre ce topos scripturaire et la fabrication d’images de mémoire,
voir CARRUTHERS, Machina memorialis, p. 193.
16. De rares exceptions : les manuscrits PARIS, BnF, fr. 825, BnF, fr. 823 (fol. 18 v°)
et, selon LOFTHOUSE, le manuscrit fr. 2 de la Rylands library, fol. 18 v° (M.A. LOFTHOUSE,
Le Pèlerinage de Vie Humaine by Guillaume de Digulleville with special reference to
the french manuscript of the John Rylands Library, Bulletin of the John Rylands Society,
t. 19, 1935, p. 200).
17. Ainsi des manuscrits de PH1 : PARIS, Arsenal, 3170 (fol. 15 r°) ; BnF, fr. 1140
(fol. 19 r°) ; BnF fr. 19158 (fol. 22 v°), et du manuscrit de PH2 : PARIS, Arsenal 3646,
fol. 18 v°. Même remarque pour l’édition imprimée de la seconde rédaction par Petit
et Rembolt, dont le bois est un remploi de l’édition d’Antoine Vérard (1511).
18. Voir H. TOUBERT, Fabrication d’un manuscrit : l’intervention de l’enlumineur,
Mise en page et mise en texte du livre manuscrit, sous la dir. de H.J. MARTIN et J. VÉZIN,
Paris, 1990, p. 417-420. Les exemples d’illustration du jouel qu’elle donne sont bien
extraits du Pèlerinage de Vie Humaine et non du Pèlerinage de l’âme, contrairement à
ce qu’elle écrit.
STATUT DE L’IMAGE RHÉTORIQUE ET DE L’IMAGE PEINTE 515

nullement dérangée par la distribution aléatoire des lettres sur l’équerre19.


Cette scission de l’image et du texte ira d’ailleurs en s’accentuant : Mathias
Husz, dans l’édition du Pèlerinage de Vie Humaine en prose qu’il donne à Lyon
en 1485, tire la représentation de l’objet vers une perspective mimétique et
symbolique étrangère à l’image méditative conçue par Guillaume. Le jouel
(qui est tout aussi bien, nous dit le texte en prose, un « joyau ») est représenté
dans la gravure (fol. c iiii) fiché dans la terre, dans un décor de collines rare
dans l’iconographie du Pèlerinage20, éveillant chez le lecteur le souvenir de
la croix. Si telle image peut susciter à son tour la construction méditative,
celle-ci ne suit plus désormais le modus operandi appelé par le texte.
Le jouel de paix se distingue néanmoins de la pictura victorienne par son
absence de couleurs. Ni pourpre, ni saphir : l’image rhétorique est « en gri-
saille », et sa représentation oscille d’un manuscrit à l’autre entre l’écriture
et la peinture21. Ce qui intéresse Guillaume, plus que la délectation visuelle
que promet Hugues, ce sont les opérations mentales d’articulation, de
disjonction et de subsomption particulièrement sollicitées dans l’écriture
allégorique. Il semble que le jouel fournisse ainsi le paradigme d’une illus-
tration légitime parce qu’elle facilite la reconnaissance d’une senefiance et sa
conservation dans la mémoire à l’aide de la figure qui lui est associée. En cela,
les vertus syntaxiques de l’illustration que nous rappelions plus haut convi-
ennent tout particulièrement au Pèlerinage. Le programme iconographique
scande ces longues séquences énumératives où sont déclinés les attributs
des vices ou des vertus. Le cadre de l’image découpe, isole successivement
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les armes de l’Orgueil : soufflet, cornet, éperons, bâton et manteau ; l’image
peinte est support visuel de l’articulation du discours22. Dans un épisode
aussi riche en informations que la présentation des Vertus monastiques dans

19. Ceci sans présumer bien entendu du symbolisme des positions affectées aux
lettres, en vertu duquel X (le Christ) par exemple doit être au sommet, pointé vers
le haut ; voir le commentaire de POMEL, op. cit., p. 183.
20. Le promontoire sur lequel figure l’équerre, dans le manuscrit 1130 de Sainte-
Geneviève, me semble en appeler moins directement au souvenir de la Passion, ne
serait-ce que par la construction, correcte ici, de l’image, où l’équerre est bien posée,
et non plantée dans le sol (voir l’ouvrage de vulgarisation de P. AMBLARD, Le Pèlerinage
de Vie Humaine, Paris, 1998, p. 49).
21. Lorsqu’elle est la seule illustration du Pèlerinage, elle est dessinée à l’encre
rouge ou noire, sans cadre, en marge ou dans la colonne de texte ; ailleurs, elle fait
généralement l’objet d’une miniature peinte et s’inscrit dans le programme icono-
graphique comme une image parmi d’autres : même cadre, même « texture » (voir
par exemple la reproduction en couleurs du manuscrit 1130 de la bibliothèque Sainte
Geneviève dans l’ouvrage cité ci-dessus).
22. Notons que ce traitement analytique de la figure, décomposée en la somme
de ses attributs, est privilégié dans les manuscrits uniquement en ce qui concerne
Orgueil : pour les autres vices, c’est la représentation du personnage dans son en-
semble qui est choisie. Voir, comme exemple de ces séries iconiques, les manuscrits
516 P. MAUPEU

la Nef de Religion, l’image peinte, si elle n’est pas appelée directement par le
texte, est en tout cas suscitée par lui pour prévenir les risques de confusions
portant sur la semblance et l’identité des personnifications. Invariablement,
l’illustration se densifie en cet endroit pour distinguer les différentes vertus
et les articuler au sein d’une même série figurative23. Dans le manuscrit
Douce 300 d’Oxford, la peinture forme une frise sur tout le registre supérieur
d’une double page (fol. 114 v°-115 r°) : les Vertus prennent place dans un
vaste ensemble architectural cloisonné de colonnes, portails, clochers qui
facilitent leur distinction. La miniature, par le moyen de l’attribut et sur le
mode de la désignation métonymique, affermit dans l’esprit la relation qui,
dans le discours, relie chaque figure à sa senefiance.
Tel traitement iconographique est-il pour autant conforme à l’intention
d’auteur ? Quel est le statut de ce modèle de congruence entre image rhé-
torique et image peinte ? Fournit-il à l’imagier l’exemple d’une illustration
raisonnée applicable à l’ensemble du texte, ou assigne-t-il au contraire
l’image à un lieu défini, celui du diagramme, hors duquel elle serait illégi-
time et indésirable ? La réponse est donnée par le texte lui-même, celui de
la première rédaction.

b. La laide beste (PH1, 11465-11482)


Au terme de la voie senestre sur laquelle il s’est égaré, le pèlerin aperçoit la
mer du Monde. Les hommes qui y nagent sont la proie de l’oiseleur, Satan,
qui a tendu ses filets au dessus des nues.
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A chemin me mis sans targier,
Et commencai a costoier
La mer tout selonc le rivage.
Mes pas ne fis mont grant voiage
Que vi, douce gent, seigniez vous !
Une laide beste que touz
Qui bien regardee l’aroient
Ja mais a seur ne seroient.
Pour moi le di, m’ame le crient
Toutes les fois qu’il l’en souvient.
Celle beste ert desguisee
Si vilment et figuree,
Que du parler grant hide aroie,
Se longuement vous en parloie.

PARIS, BnF, fr. 1818 (fol. 68 r°-70 v°) ; BnF, fr. 1645 (fol. 57 v°-60 r°), LONDRES, B.L., 25594
(fol. 27 r°-28 v°) ; B.L., Harley 4399 (fol. 49 v°-52 v°).
23. Pour les représentations de la nef de Religion en PH1, voir entre autres les
manuscrits PARIS, Arsenal, 5071 (fol. 80 r°-80 v°), AIX-EN-PROVENCE, Bibl. Méjanes, 110
(p. 183-184) ; ARRAS, B.M. 532 (fol. 151 r°) ; PARIS, BnF, fr. 376 (fol. 82 v°-83 r°) ; LONDRES,
B.L., Harley 4399 (fol. 82 v°-83 r°) ; B.L., Add. 38120 (fol. 102 v°-103 r°).
STATUT DE L’IMAGE RHÉTORIQUE ET DE L’IMAGE PEINTE 517

Ordene ai que painturee


Elle soit ci et figuree,
Pour que qui voudra la voie.
Autrement n’en cheviroie24.
La laideur du Diable, nous dit Guillaume, excèderait les vertus descriptives
d’un discours dont l’image peinte aurait vocation à pallier les déficiences.
Mais ne nous méprenons pas sur la réalité de cette défaillance : ce renon-
cement à décrire est à entendre par prétérition ; il ne signifie pas tant l’im-
possibilité de la description que l’inutilité de l’amplification (autrement n’en
cheviroie, dit le texte) pour dépeindre un sujet qui est la laideur même. Ce
renoncement feint permet l’économie d’une prédication tautologique (la
laideur est laide), constante dans l’écriture allégorique. Il n’est pas sûr que ce
topos rhétorique, à valeur hyperbolique, confère pour autant plus de pres-
tige à l’image peinte : le texte ne s’en remet pas à la miniature pour combler
son manque à décrire ; c’est plutôt lui qui insuffle à l’image son pouvoir de
suggestion, c’est-à-dire qu’il donne à voir l’image comme une représentation
nécessairement en deçà de l’objet qu’elle décrit, et l’arrache ainsi au convenu
et à la torpeur de l’imagerie pour en faire non pas une image mimétique,
mais une image – litote répondant au texte – hyperbole qui la légende, sur le
mode d’une excitation réciproque.
Telle miniature se place au service d’une rhétorique de l’enargeia (ou evi-
dentia) particulièrement prégnante dans le songe allégorique et qui consiste,
selon Cicéron et Quintilien, à représenter les choses absentes comme si elles
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se déroulaient ante oculos :
(Insequetur) enargeia, quae a Cicerone inlustratio et evidentia nominatur, quae
non tam dicere videtur quam ostendere et adfectus non aliter quam si rebus ipsis
intersimus sequentur25.
Dans ce cas, l’esprit n’est plus le maître d’œuvre, l’architecte ou le peintre de
l’image ; il est plutôt comme la surface, cire ou argile, sur laquelle elle vient
s’imprimer26. Plus le « geste » de l’image sera vigoureux, plus profonde sera

24. Je souligne et je corrige la ponctuation proposée par STÜRZINGER.


25. Institution oratoire, éd. J. COUSIN, Paris, 1977, liv. 6, ch. 2, p. 32 : « de là procèdera
l’enargeia (clarté) que Cicéron appelle inlustratio (illustration) et evidentia (évidence)
qui nous semble non pas tant raconter que montrer, et nos sentiments ne suivront pas
moins que si nous assistions aux événements eux-mêmes » (cf. Rhétorique à Hérennius,
éd. et trad. G. ACHARD, Paris, 2003, liv. 4, p. 224-225. Voir sur cette question l’article de
P. GALAND-HALLYN, Le songe et la rhétorique de l’enargeia, Le songe à la Renaissance,
sous la dir. de F. CHARPENTIER, Lyon, 1988, p. 125-135).
26. Sur cette image du bloc de cire, d’origine patonicienne, voir entre autres
Cicéron (De Oratore, éd. E. COURBAUD, Paris, 1966, liv. 2, ch. 86, p. 154), et le commen-
taire de YATES, op. cit., p. 47-48.
518 P. MAUPEU

l’empreinte dans la mémoire. Comme l’ont montré F. Yates puis J. Enders27,


l’enargeia est au fondement même de l’art médiéval de la mémoire, non
seulement dans le domaine de l’inventio, mais également sur le versant de
la persuasion, de l’actio et du pathos. La description (de lieux, de personnes)
privilégie ainsi l’excès, l’extrême beauté ou l’extrême laideur :
Solet accidere ut imagines partim firmae et acres et ad monendum idonae sint,
partim imbecillae et infirmae quae vix memoriam possint excitare. […] Imagines
igitur nos in eo genere constituere oportebit quod genus in memoria diutissime
potest haberi. Id accidet si quam maxime notatas similitudines constituemus ; si
non mutas nec vagas, sed aliquid agentes imagines ponemus ; si egregiam pul-
chritudinem aut unicam turpitudinem eis adtribuemus ; si aliquas exornabimus,
ut si coronis aut veste purpurea, quo nobis notatior sit similitudo28.
Comme l’écrit Guillaume, c’est le souvenir de l’image qui vient raviver
dans l’âme la crainte salutaire du démon (PH1, 11479-11480). Guillaume a
fait siens ces préceptes mnémoniques, que ce soit pour la représentation des
figures ou l’utilisation des lieux. Les personnifications, dans le Pèlerinage,
relèvent toute de la merveille ; beauté, couleur et lumière sont les attributs
des Vertus, laideur et puanteur ceux des Vices ; le dégoût qu’inspirent les
seconds repousse, l’aura des premières tient à distance ; les attributs des Vertus
manifestent une extension et un rayonnement de leur être : que l’on pense
aux escarboucles de Grâce de Dieu (PH1, 305-310) ; les Vices au contraire se
distinguent par la protubérance, l’excroissance montrueuse dont la mutila-
tion (les moignons d’Avarice) n’est qu’une variante29.
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Dans le Pèlerinage, les Vices se font à proprement parler imagines agentes :
« images qui agissent », s’avancent et frappent le pèlerin comme elles frap-
pent le regard, et parmi lesquelles Envie, avec les lances acérées jaillies de ses
yeux, a valeur emblématique. Les agressions dont est victime le pèlerin re-

27. J. ENDERS, Violence, théâtralité et subjectivité littéraire dans la rhétorique


médiévale, Ethos et pathos. Le statut du sujet rhétorique. Actes du colloque international
de Saint-Denis (19-21 juin 1997), réunis et présentés par F. CORNILLIAT et R. LOCKWOOD,
Paris, 2000, p. 267-278.
28. Rhétorique à Hérennius, liv. 3, p. 120-124 : « Il arrive ordinairement que parmi
les images les unes soient durables, frappantes, propres à réveiller la mémoire, et
les autres inconsistantes, fugaces, et peu aptes à provoquer le souvenir. […] Il nous
faudra donc former des images du genre de celles qui peuvent être conservées très
longtemps en mémoire. Ce sera le cas si nous établissons des similitudes aussi frap-
pantes que possible ; si nous employons des images qui ne soient ni floues mais qui
soient en action ; si nous leur conférons une beauté exceptionnelle ou une laideur
singulière ; si nous en embellissons par exemple avec des couronnes ou des habits
de pourpre, pour que nous retenions mieux la ressemblance ».
29. Voir par exemple la description d’Avarice, PH1, p. 282, v. 9069-9072 et PH2,
fol. 70 v°, v. 11058-11061.
STATUT DE L’IMAGE RHÉTORIQUE ET DE L’IMAGE PEINTE 519

produisent dans l’univers allégorique le fonctionnement phénoménologique


de l’image médiévale selon G. Didi-Huberman :
« Voici donc une peinture qui visait la présence avant la représentation.
Elle n’était pas faite pour reculer, comme un paysage classique recule
derrière la « fenêtre » de son encadrement. Elle était faite, au contraire,
pour avancer vers l’œil, l’ébranler, le toucher30 ».
Cette rhétorique picturale du relief a son application poétique dans le
récit, notamment à l’occasion du surgissement des vices devant l’œil du
pèlerin :
Sus le pendant d’un val hisdeus,
Lait et parfont et tenebreus,
Li autre vielles hideuses
Qui me furent merveilleuses
Vi qui venoient a moi droit31.
Devers un tertre vi venir
Une autre vielle et acourir (Hérésie ; PH1, 11503-11504)
La mention des lieux précède celle de la figure : le tertre et le versant du vallon
forment les plans inclinés d’où se détache le vice qui semble dévaler sur le
pèlerin. Ici, l’image saisit et fige le pèlerin ; ailleurs, le vice fait irruption sur
un autre plan de l’espace perceptif, de côté ou derrière lui :
Une vieille laide et hideuse
Contraite et malgracieuse,
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Que ne vëoie pas devant
Pour ce que me venoit suiant,
Les cordes et les las tenoit
A une main et empoingnoit.
Quant me retournai et la vi,
Plus que devant fu esbahi32.
Un pou sur coste me tournai
Et vi venir et regardai
Une grant vielle a lonc nes33.

[…] a senestre vi
Une vielle qui chevauchoit
Les undes de la mer34.

30. Fra Angelico. Dissemblance et figuration, Paris, 1990, p. 23.


31. Orgueil et Flatterie, PH1, p. 229, v. 7343-7347 ; cf. PH2, fol. 57 v°, v. 9283-9284
32. PH1, p. 220, v. 7051-7058 ; cf. PH2, fol. 55 r°, v. 9047-9050.
33. Gloutonnie ; PH1, p. 413, v. 13239-13241 ; cf. PH2, fol. 51 v°, v. 8449-8450.
34. Tribulation ; PH1, p. 374, v. 11972-11974.
520 P. MAUPEU

Le regard prend de la hauteur avec l’apparition de Raison, descendue de


sa tourelle :
Les iex levai et vi venir
Ce dont avoie grant desir,
C’est dame Raison la sage35.
La dynamique de la représentation est induite tout à la fois par le mouvement
de l’objet apparu dans le champ de perception et par cette contorsion du
regard qu’elle exige de la part du personnage-narrateur comme du lecteur.
La description des vices et des vertus ne mobilise pas des moyens identiques :
mouvement pour les premières, couleurs et lumières pour les secondes ; mais
le but recherché est le même : l’enargeia de la représentation, garante d’une
conservation de l’image dans la mémoire (la laide beste) et de l’intentio, la
valeur affective et morale qui lui est associée (la crainte suscitée dans l’âme
et le geste (signe de croix) propre à conjurer l’apparition)36.
L’injonction que Guillaume adresse à l’imagier montre qu’il existe bien,
dans son esprit, une transitivité, une continuité entre l’utilisation de l’image
peinte et cette stratégie poétique de l’enargeia dont le songe et le miroir, placés
au seuil du récit, fourniraient comme le manifeste. La représentation peinte
de la laide beste supplée la vacance (feinte) de la description verbale : il suffit
au peintre de se référer à l’iconographie traditionnelle du Diable et de la com-
pléter par quelques attributs, filets et ligne de Tentation37. En ce qui concerne
les vices, en revanche, la description, qui énumère les éléments monstrueux
comme autant de traits saillants, remplit les conditions rhétoriques d’une
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enargeia fondée habituellement sur le nombre et la précision des détails38. En
cela, le texte se passe très bien de l’image, ce qui se vérifie d’ailleurs dans
près de la moitié des manuscrits conservés. Mais il s’en accomode mieux
encore : contrairement à ce que l’on a noté plus haut à propos du jouel de
paix, la description ne construit pas progressivement l’image, mais elle rend
compte d’un objet apparu au narrateur ; en cela, la miniature est pleinement
habilitée à représenter l’objet et à en suggérer le mouvement, là où elle
manque à restituer les étapes de sa naissance dans la conscience.

35. PH1, p. 161, v. 5149-5151. Voir aussi la description de la Maison de Grâce


divine, i.e. l’Église, PH1, p. 14, v. 401-412 et PH2, fol. 4 r°, v. 449-456.
36. Sur l’intentio, la « coloration » émotionnelle associée à l’image, voir CARRUTHERS,
op. cit., p. 26-28.
37. Par exemple PARIS, BnF, fr. 377, fol. 78 r°.
38. Voir sur ce point l’article de C. CALAME, Quand dire c’est faire voir : l’évi-
dence dans la rhétorique antique, Études de Lettres, t. 4, 1991, p. 12. Voir également la
Rhétorique à Hérennius, liv. 4, p. 224.
STATUT DE L’IMAGE RHÉTORIQUE ET DE L’IMAGE PEINTE 521

À de rares exceptions près39, l’imagier veille à rester fidèle à la lettre du


texte : apparence des personnifications, nombre et nature de leurs attributs
(corne d’Orgueil, lances d’Envie…). La figure d’Avarice, pourtant par-
ticulièrement complexe avec ses six mains et ses deux moignons, ne déroge
pas à cette règle40. Les portraits des vices ou de Rude Entendement tiennent
généralement de la caricature41. Le traitement de l’attaque des vices trace une
véritable ligne de démarcation entre les programmes iconographiques : d’un
côté l’image privilégie l’action violente (assaut, déséquilibre du personnage
percé de coups) ; de l’autre les gestes des personnages, paumes ouvertes,
index tendu ou main sur la poitrine, rappellent que le combat est affaire de
parole et que l’action est avant tout rhétorique42. D’autres scènes se prêtent
à une mise en image spectaculaire : extase du pèlerin, hommes et femmes
engloutis dans la mer Mondaine, ou encore le transport par Jeunesse du
pèlerin au-dessus des flots43.
L’image peinte n’est nullement nécessaire à l’illustration du Pèlerinage ;
mais lorsqu’elle use de toutes les ressources expressives de la couleur et
du dessin, elle devient l’alliée la plus sûre d’une rhétorique de l’enargeia44.

39. Le manuscrit PARIS, BnF, fr. 12462 notamment, où le lien entre texte et image
est particulièrement lâche : l’imagier a en réalité illustré les rubriques très générales
et pauvres en informations, et non le texte lui-même.
40. Voir par exemple les manuscrits PARIS, Sainte-Geneviève 1130 (PH1) et BnF, fr.
377, fol. 70 r° (PH2) où les deux compositions sont très proches (l’Avarice, de face, en
pied, présente et déploie ses attributs (ses mains) autour d’elle), BnF, fr. 1818 (fol. 80 r°)
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ou encore le manuscrit Douce 300 de la Bodleian Library d’Oxford, fol. 82 v° (l’image
est moins lisible, car intégrée à la dynamique de l’action narrative : Avarice est en
mouvement, flanquée du pèlerin, devant l’échiquier et le moustier).
41. Tout particulièrement dans le manuscrit OXFORD, Bodleian Library, Douce 300
pour la figure ébouriffée de Rude Entendement, et le manuscrit PARIS, BnF, fr. 829
pour son réalisme grotesque. Le groupe formé d’Envie, Détraction et Trahison a été
particulièrement apprécié des peintres : voir entre autres les manuscrits DOUAI, B.M.,
768, fol. 57 v°, et ARRAS, B.M., 532, fol. 123 v°.
42. OXFORD, Bodleian Library, Douce 300 ; PARIS, Arsenal, 3646 ; BnF, fr. 1577 entre
autres manifestent un goût pour le spectaculaire ; la tendance opposée, qui privilégie
la confrontation rhétorique, la disputatio entre personnages, se remarque notamment
en BnF, fr. 12462 ; ARRAS, B.M., 532 ; DOUAI, B.M., 768.
43. L’inventivité plastique et l’expressivité qui caractérisent ces scènes se retrou-
vent par exemple dans le manuscrit LONDRES, B.L., Harley 4399, fol. 40 v° (le moine,
entièrement nu, ou plus certainement son âme, libéré du corps pendant son extase,
survole la mer), ou en PARIS, BnF, fr. 1645, fol. 87 v° (le mouvement chorégraphique
de Jeunesse portant le pèlerin).
44. C. Calame rappelle que dans le cadre de la comparaison topique entre pein-
ture et poésie, la production de l’évidence est généralement associée à l’utilisation
des couleurs (op. cit., p. 16). Des manuscrits comme PARIS, BnF, fr. 12462 ou TOURS,
B.M., 950, très maladroit, trahissent en quelque sorte cette rhétorique de l’évidence
à l’œuvre dans le Pèlerinage de Vie Humaine.
522 P. MAUPEU

Guillaume a fondé les descriptions de ses personnifications, vices ou vertus,


sur la fonction discriminante de l’attribut, ressort principal de l’iconographie
médiévale, les prédisposant ainsi aisément à une mise en image : sa poétique
est à ce sujet radicalement différente de celle de Dante ou de Christine de
Pizan (L’Advision Christine) chez qui les visions sont autant de défis à la
figuration peinte45.
Ainsi, entre le jouel de paix et Satan, Guillaume ouvre largement l’éventail
des miniatures possibles, depuis le diagramme mobilisant les facultés de
conceptualisation et de construction mentale du lecteur, jusqu’aux merveil-
les des imagines agentes qui sollicitent l’imagination et l’affect pour, nous dit
la Rhétorique à Hérennius, « exciter la mémoire » (memoriam excitare).

2. La seconde rédaction du Pèlerinage :


se méfier de quelles images ?
Comment comprendre alors que Guillaume, dans sa réécriture du Pèlerinage
de Vie Humaine, ait supprimé la seconde de ces deux prescriptions qu’il des-
tinait à l’imagier46 ? On sait que la seconde rédaction est présentée dans le
prologue comme une correction de la première, version provisoire qui aurait
été dérobée à l’auteur et divulguée à son insu. Cette posture défensive qui
est celle de Deguileville durant tout le récit est particulièrement frappante
à l’endroit de la question du statut de l’image. L’introduction de la figure
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d’Idolâtrie dans la longue séquence de la mer Mondaine rappelle, dans la
pure tradition grégorienne, la nécessité d’un usage raisonné des images47.
Mais c’est surtout à l’occasion d’une addition apportée au discours de Grâce
de Dieu, dans la première partie du texte, que se révèle toute l’ambiguïté de
Guillaume dans son traitement de l’image rhétorique, ambiguïté qui n’ira
pas sans affecter la légitimité de l’illustration peinte.
Rappelons l’épisode. Ayant vu dans un miroir se dessiner la Jérusalem
céleste, le narrateur désire se faire pèlerin. Grâce de Dieu accepte de lui don-

45. Défi souvent relevé d’ailleurs par les illustrateurs de Dante. Dans l’Advision
Cristine en revanche, les descriptions liminaires des parties I et II, celles du Chaos
engloutissant la narratrice et celle d’Opinion aux formes mouvantes comme les nuées
n’ont fait l’objet d’aucune figuration peinte. Les seules miniatures dans les trois
exemplaires conservés de l’Advision représentent Christine écrivant (voir L’Advision
Cristine, éd. C. RENO et L. DULAC, Paris, 2001, introduction p. XLIII-XLIX).
46. Le texte donne : Ce veneeur vi moult hideus, / Lait et orrible et tenebreus, / Et de
son regart m’effraia / Plus que n’avoie esté pieça. (PH2, v. 12405-12408).
47. Voir, pour une synthèse historique sur la légitimité de l’image dans les prati-
ques cultuelles chrétiennes, l’article de J.C. SCHMITT, De Nicée II à Thomas d’Aquin :
l’émancipation de l’image religieuse en Occident, Le corps des images. Essais sur la
culture visuelle au Moyen Âge, Paris, 2002, p. 63-95.
STATUT DE L’IMAGE RHÉTORIQUE ET DE L’IMAGE PEINTE 523

ner, pour son voyage, le bourdon d’Espérance et l’escherpe (la besace) de Foi,
mais, et c’est là que le texte de PH2 diffère de PH1, à la condition qu’il place
d’abord ses yeux aux oreilles afin de les « voir » :
L’escherpe et le bourdon que veulx
Ont tel condition en eulx
Que veoir tu ne les pourras
Se les ielx es oreilles n’as,
Et croy se ne les veoies
Que trop pou les priseroies.
Si que les iex je t’osteray
De la ou sont et les mettrai
En tes oreilles par dehors,
Sique veoir les pourras lors48.
Sidération légitime du pèlerin encore accroché au sens littéral, et qui ne voit
là que monstruosité :
Qu’est ce, dis je, que dites vous ?
Vous me donnés au cuer courous
Quant de tel chose me parlés !
Ne say se a fin me temptés
Qu’en ce prengne occasion
De laissier escherpe et bourdon,
La quel chose je feroie
Plus tost que ne soufreroie
Que fusse monstre ou transfourmés,
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Ou autrement deffigurés49.
Que signifie en effet « voir avec les oreilles » ? Et pourquoi pas plutôt, ou
tout aussi bien, « entendre avec les yeux » ? La réponse se trouve en partie
dans la critique que Grâce de Dieu formule plus haut à l’encontre des sens
à l’exception de l’ouïe. Au narrateur qui s’étonne que le vin et le pain de
l’eucharistie aient suffi à nourrir la foule des pèlerins, Grâce répond qu’il
doit tout particulièrement se méfier des faulx tesmoins (2958) et, à l’exemple
d’Isaac reconnaissant Jacob à sa voix, s’en remettre à l’« ouïr » pour connaître
le vrai :
Ainsi dis que ce te fies
Es iiii. sens et apuies,
Du tout deceü tu seras
Et folement tu cuideras
Que de la char se soit pain blanc
Et que vin pur ce soit du sanc.
Si que ja le voir n’en aras
Par ces iiii. sens ne saras.

48. PH2, fol. 22 v°, v. 3512-3521.


49. PH2, fol. 22 v°, v. 3522-3531.
524 P. MAUPEU

A ce propos faulx tesmoins sont


Et rien acroire il n’i font.
A l’ouïr te faut apuier,
Croire du tout et toy fier50.
Cette valorisation de l’ouïe par rapport au regard, qui pourrait étonner (l’ico-
nographie médiévale montre en effet le Diable tenter le fidèle en chuchotant
à son oreille), concorde avec un texte qui se met en scène comme une prédi-
cation orale et dans lequel la parole décline toutes les modalités du sermon.
Pourtant, c’est bien la vision qui est première dans le récit : le cheminement
du narrateur – pèlerin naît de l’image de la Jérusalem vue dans le miroir.
Le modèle de la clairvoyance comme révélation de la vérité sous-tend tout
le texte : depuis l’image liminaire du miroir, paulinienne51, reprise dans la
description du bourdon d’Espérance aux pommels de cristal52, jusqu’à cet
épisode de l’ex-tase qui offre au pèlerin dégagé du boisseau du corps le
privilège éphémère d’une vision panoptique :
A mon gre par tout aloie,
Sus et jus et loing vëoie.
Rien ou monde, ce me sembloit,
Mucie ne cele ne m’estoit53.
Dévaluée comme sens, la vue reste le paradigme métaphorique de la
connaissance du divin, d’où le jeu constant sur les deux acceptions du terme,
exacerbé par l’homophonie voir / le voir (le « vrai ») :
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[…] Que nul sens ne t’en aprendroit
Se seulement l’ouïr n’estoit :
Celui en scet tant seulement
Et chascun des autres y ment ;
Si que les iex il doit avoir
Pius qu’il scet mielx dire le voir.
[…] Des lors les deüsses avoir mis
En tes oreilles et assis,
Quar bien say qu’encor pas n’i vois
Si clerement comme tu dois54.
C’est cette ambivalence qui gêne Grâce divine lorsqu’elle présente l’escherpe
et le bourdon au pèlerin : leur nature d’objet visuel ne pouvant être mis en

50. PH2, fol. 19 r°, v. 2950-2961.


51. videmus nunc per speculum in enigmate, 1 Co 13 ; l’image déceptive, entrevue
au seuil du pèlerinage, suscite par réaction l’idée de la vision béatifique.
52. U bout de haut ot i. pommel / D’un ront mirouoir cler et bel, / Ou quel clerement
on veoit / Tout le pais qui loing estoit : / N’estoit loingtainne region / Que ens veoir ne peüst
on, / Et la vi bien celle cité / Ou d’aler estoie exité (PH2, fol. 24 r°, v. 3749-3756 ; cf. PH1,
p. 107, v. 3439-3446).
53. PH1, p. 194, v. 6209-6212 ; cf. PH2, fol. 41 v°, v. 6701-6706.
54. PH2, fol. 22 v°, v. 3538-3549.
STATUT DE L’IMAGE RHÉTORIQUE ET DE L’IMAGE PEINTE 525

question, elle corrige la vue du pèlerin par un « transport métaphorique »


des yeux aux oreilles, manière de dire qu’il faut voir « autrement » et ne pas
se laisser abuser par l’écorce des choses. De fait, dans la suite du récit, cette
« mise au point » s’effectuera à l’initiative de Grâce divine ou du pèlerin
lui-même, mais elle ne portera que sur les images de la vertu : bourdon
d’Espérance, escherpe de Foi, Mémoire55, la vue des vices ne s’adressant
qu’à l’œil charnel.
Dans cette addition se lit toute la défiance de Guillaume face au pouvoir
d’impression visuelle des images rhétoriques, pourtant au fondement même
de l’écriture allégorique. L’avertissement de Grâce divine au pèlerin est un
manifeste pour la lecture allégorique, contre le mirage d’une enveloppe
visuelle qui ne saurait livrer son sens qu’à se résoudre en discours. Car ce
transport des yeux aux oreilles est bien un processus dynamique de correc-
tion de la vue : le mouvement de bascule du regard vers l’ouïe nous dit que
l’image, phénoménologiquement première dans l’espace du récit, n’est rece-
vable qu’à se transformer en parole, à se déplier en un discours qui en révèle
la signifiance. Or, ce trajet des yeux aux oreilles, parce qu’il rompt le charme
de l’image, est exactement l’inverse d’une rhétorique de l’enargeia qui vise
au contraire, comme l’écrit C. Calame, à « la métamorphose de l’audition en
regard56 ». Et de fait, objets et personnages, dans les deux Pèlerinages, sont
aussi des montages rhétoriques, des êtres de discours. La nef de Religion ou
les vices apparaissent d’abord comme des images, avant qu’à la demande du
pèlerin elles se déplient en une somme d’équivalences lexicales et révèlent
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leur nature langagière57. Toute lecture allégorique, nous dit Grâce divine, est
une sublimation intégrale de l’image en discours.

55. Adonc les iex me transporta / Com dit est, et puis defferma / La huche ou estoient
mis / L’escherpe et bourdon dessus dis. / Hors les mist et de l’oreille / Les regardé a merveille.
(PH2, fol. 23 v°, v. 3682-3687) ; […] Et me vint en souvenance / De ce qu’avoit fait muance
/ Grace de mes iex par devant / En mes oreilles ens mettant, / Pourquoy a regarder la (i.e.
Mémoire) pris / Mieux a certes, si que depuis / Li vi les iex derriere avoir / U haterel sans
eulx mouvoir (PH2, fol. 38 r°, v. 6130-6137).
56. Op. cit., p. 20.
57. Le corps d’Avarice, par exemple, est un montage rhétorique : à la subdivision
du corps en ses parties correspond la déclinaison de la notion matrice (main aux
ongles de griffon = rapine ; main cachée = coupe bourse et larcin ; main portant la
lime et le zodiaque = usure ; main à l’écuelle = coquinerie et truanderie ; main au
crochet = simonie ; main à la hanche = barat, tricherie ; langue de parjure ; hanche de
mensonge ; bosse de propriété ; pour la semblance d’Avarice, voir PH1, p. 282-283,
v. 9059-9104 et PH2, fol. 70 r°-70 v°, v. 11051-11091).
526 P. MAUPEU

3. Images de mémoire et survivance des images


Telle est du moins la théorie normative qui se donne à lire dans ce passage.
De fait, si l’apparition des personnages, notamment des vices, se fait bien
sous le régime de l’image, leur auto-explication (puisque ce sont les vices
qui disent la vérité sur eux-mêmes) ou exposition, dit généralement le texte,
rend ensuite visible les articulations conceptuelles de ce qui n’apparaît plus
être qu’un corps rhétorique, un agglomérat d’équivalences métaphoriques.
Mais dans le récit, ce n’est jamais la glose qui a le dernier mot : aux premier
et second temps de l’apparition de l’image puis de l’explication du corps,
succède le troisième moment de l’agression d’un vice rassemblé de nouveau
dans l’unité organique du personnage ou de l’imago agens58. Il s’ensuit une
oscillation perpétuelle entre ces stases du récit où le prédicateur, dont la
voix traverse la persona du vice, le neutralise en quelque sorte en livrant le
fin mot sur lui, et ces combats à l’issue incertaine qui, pour être justiciables
d’une intention édifiante, n’en font pas moins basculer le récit dans l’ordre
du romanesque, tentation contre laquelle Guillaume se défend ailleurs en
faisant du Roman de la Rose le pôle répulsif de son entreprise littéraire59.
Pareille remarque vaut pour les lieux, notamment pour la mer du Monde.
Sa description par Grâce divine (par Satan en PH2) semble un instant en
suspendre l’agitation : la glose reprend terme à terme les éléments de la lettre
et rabat le texte sur lui-même60. Mais la mer ne se fait texte que le temps de
la glose : aussitôt, de lieu allégorique saturé de senefiance elle passe au statut
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d’espace, fond déroulé depuis le rivage derrière le pèlerin et Grâce divine.
La transformation, discrète, se fait à la faveur d’un gérondif, lorsque Grâce
divine propose au pèlerin de cheminer sur le rivage tout en parlant :
On puet bien dist elle (i.e. Grâce divine) en alant
Parler et aler en parlant61.

58. Entre autres exemples en PH1 : description de Paresse (p. 219-220, v. 7033-
7072), questions du pèlerin et exposition du vice (p. 220-226, v. 7073-7248), assaut du
vice (p. 226-229, v. 7249-7338) ; cf. la séquence correspondante en PH2, fol. 55 r°-56 v°,
v. 9015-9276. Il va sans dire que l’attaque du vice est justiciable d’une lecture allégo-
rique (le pèlerin en proie à la paresse), mais celle-ci ne suspend pas pour autant le
charme de la fiction romanesque qui tient au pittoresque du combat et à l’indécision
de son issue. La conception même de la vie au Moyen Âge et l’incertitude qui pèse
sur le devenir eschatologique préfigurent parfaitement l’existence de tout « pèlerin »
pour de telles représentations narratives et dramatiques.
59. Ceci dans l’épisode du bivium : le pèlerin doit choisir entre la voie du nattier
Labour et celle de Huiseuse, vouée aux trufes et fables, / roumans, choses mencongables
(PH1, p. 213, v. 6853-6856 ; cf. PH2, fol. 48 r°, v. 7689-7692).
60. Voir PH1, p. 357-358, 363-364, v. 11425-11433, 11615-11654 ; PH2, fol. 78 v°,
v. 12463-12471 et 12499-12535.
61. PH1, p. 363, v. 11595-11596.
STATUT DE L’IMAGE RHÉTORIQUE ET DE L’IMAGE PEINTE 527

Selonc la mer en costoiant


Vint Grace Dieu a moi parlant62.
Le gérondif conjoint le mouvement et la parole, l’espace que l’on parcourt
et le signe que l’on montre. L’explication allégorique n’épuise pas cette mer
qui existe pour soi, comme cadre englobant de l’action narrative, et non
seulement comme signifiant allégorique. Lieux et personnages allégoriques
résistent à leur résorption dans le discours.
Le traité méta-poétique que nous livre Grâce divine manifeste ainsi les
contradictions de Guillaume à l’endroit des images rhétoriques : la lecture
littérale des images est suspecte en ce qu’elle mobilise dangereusement
les sens ; en même temps, l’explication de l’image en discours risque d’en
émousser l’acuité visuelle et de travailler contre une rhétorique de l’enargeia
pourtant particulièrement persuasive. L’objet allégorique, personnage ou
lieu, existe bien dans le Pèlerinage concurremment sous ses deux modalités :
montage métaphorique et personnage, lieu signifiant et espace, assemblage
discursif et unité organique. En ajoutant cet avertissement sur la lecture lit-
térale des images et en supprimant la seconde injonction faite à l’imagier,
Guillaume a montré sa méfiance envers une image, rhétorique ou peinte, qui
privilégie la représentation organique contre la descontruction analytique
et laisse la part trop belle au charme de la semblance.
En quoi l’illustration du Pèlerinage de Vie Humaine répercute-t-elle ces
ambiguïtés portant sur le statut de l’image allégorique ? Dans la tradition édi-
toriale du Pèlerinage, tout comme dans celle du Roman de la Rose d’ailleurs, la
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miniature conjoint rarement le verbal et le figuratif ; rares sont les inscriptions
verbales qui viennent brocher sur la figure pour en nommer les différentes
parties ; tout au plus, lorsqu’elles existent, permettent-elles d’identifier les
dramatis personae du Pèlerinage63. Mais la fidélité scrupuleuse avec laquelle
les peintres ont généralement dépeint les vices, en étroite conformité avec
le texte, tendrait à prouver que le détail iconique (corne de Fierté ou bâton
d’Obstination) ne relève pas du pittoresque, mais qu’il est bien rappelé à
l’image par sa senefiance même : non pas comme détail contingent, mais
comme signe motivé dans le système d’équivalences métaphoriques que
constitue chaque figure. Celle-ci s’efface-t-elle pour autant derrière une sen-
tence dont elle ne serait que le pré-texte ? Il semblerait plutôt que la figure
et sa senefiance concourent toutes deux à se fixer dans la mémoire en vertu
d’une stimulation mutuelle, et que le circuit qui mène de l’une à l’autre
n’aille pas, comme c’est le cas dans l’art mnémotechnique, de l’image vers

62. PH1, p. 363, v. 11605-11606.


63. Cette pratique perdure dans l’édition imprimée de la seconde rédaction par
Antoine Vérard (11511). Que l’on compare cette conception du rapport texte / image
à la tradition éditoriale manuscrite et imprimée du Chevalier Délibéré d’Olivier de la
Marche par exemple.
528 P. MAUPEU

le mot ou la chose : si la sentence édifiante est ce qui légitime l’image, si elle


est la seule finalité avouée de l’écriture64, elle contribue tout aussi bien, en
la remotivant, à servir et pérenniser l’identité iconique du texte.
Depuis les travaux pionniers de F. Yates, il est d’usage de subordonner
les images allégoriques, notamment rhétoriques, à la pratique des « arts de
mémoire ». S. Hagen a ainsi fondé sa lecture du Pèlerinage de Vie Humaine
sur l’hypothèse d’un fonctionnement mnémotechnique du récit, pierre
d’angle du propos édifiant. Pourtant, ne serait-ce que la longueur même
de ces textes, plus de 13 000 vers pour la première rédaction, près de 18 000
pour la seconde, incite, comme l’écrit F. Pomel, « à relativiser l’idée que
l’auteur cherche à mettre en œuvre un “système” de mémoire65 ». Comme
le rappelle M. Carruthers, la mémoire est la condition même de la saisie de
l’œuvre dans l’esprit :
« Avant qu’une œuvre puisse trouver du sens, avant que l’esprit puisse
utiliser ce sens, il faut que l’œuvre devienne mémorable puisque
c’est la mémoire qui fournit le matériau dont l’intellect use le plus
directement66 ».
Que les « images actives » de Guillaume aient pu, dans l’esprit de quelques
moines lettrés, être associées à cette pratique des images de dévotion et de
mémoire qui leur était familière ne fait pas de doute. Mais l’œuvre n’a rien
à perdre à se servir d’abord elle-même : il en va de sa lisibilité, et de sa pos-
térité. Si le Pèlerinage a connu un tel succès sur près de deux siècles, il le doit
en partie à cette iconographie qui en a diffusé et popularisé les figures et les
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lieux inouïs. Dans la première partie du récit, Grâce divine offre au pèlerin
le secours de la Mémoire : elle portera derrière lui l’armure des Vertus, trop
lourde pour lui67. La memoria, depuis Cicéron jusqu’à Albert le Grand et
Thomas d’Aquin68, relève en effet à la fois de la rhétorique et de l’éthique.
Mais le Pèlerinage n’est ni un traité rhétorique ni un manuel de prédication,
et la mémoire n’est pas le seul portefaix de la Prudence : l’image prépare

64. Cette visée édifiante du Pèlerinage de Vie Humaine est proclamée dès le prolo-
gue de PH1 : La pourra chascun aprendre / La quel voië on doit prendre, La quel guerpir et
delessier (p. 2, v. 25-27).
65. F. POMEL, Mémoire, mnémotechnie et récit de voyage allégorique. L’exemple
du Pèlerinage de Vie Humaine de Guillaume de Digulleville, Medieval Memory. Image
and Text, éd. F. WILLAERT, H. BRAET, T. MERTENS et T. VENCKEKEER, Turnhout, 2008, p. 97.
Plus haut, F. Pomel rappelle que « les textes littéraires allégoriques sont le fruit de
traditions plurielles et diversement dosées selon les textes. Voir dans les récits de
voyages allégoriques un transcodage des procédés mnémotechniques, outre l’occul-
tation de la spécificité littéraire, c’est oublier cet arrière-plan complexe » (p. 93).
66. Machina memorialis, p. 186.
67. Sur Mémoire portefaix du pèlerin, voir PH1, p. 149, v. 4815-4948, et PH2,
fol. 37 v°-38 r°, v. 6102-6175.
68. Voir YATES, op. cit., p. 68-69.
STATUT DE L’IMAGE RHÉTORIQUE ET DE L’IMAGE PEINTE 529

sa propre survivance, assumant par là même celle du texte tout entier. La


Rhétorique à Herennius distinguait entre memoria rerum et memoria verborum ;
la rhétorique dévotionnelle et édifiante ne saurait rendre compte d’une lit-
térature allégorique vouée tout aussi bien à la mémoire des images.
***
Deux suggestions pour conclure. Les quelques remarques qui précèdent
se fondent sur des indices minces : deux prescriptions (PH1 et PH2), et une
correction (PH2) que nous avons interprétée non comme une omission mais
comme un dédit. L’avertissement sur les dangers d’une lecture littérale de
l’allégorie s’inscrit dans une problématique particulièrement aiguë pour
un moine qui prêche le retrait du monde tout en parlant le langage de
l’apparence, du « corps » de l’image. Mais la pensée de l’image est bien au
cœur même de l’entreprise poétique de Deguileville, et plus largement de
l’écriture allégorique aux XIXe et XVe siècles. L’image (peinte) ressortit en
partie au discours éditorial, mais il s’agit de ne pas hypothéquer le rôle que
lui assigne le texte dans la construction du sens, sans pour autant ignorer
tous les phénomènes d’altération (disposition, paratexte, iconographie etc.)
que la mise en livre fait nécessairement subir au texte. Les programmes
iconographiques, s’ils développent par la suite une tradition autonome,
tirent leur source des textes eux-mêmes et manifestent bien, si ce n’est une
intention d’auteur explicitement formulée, du moins une intentio operis. En
cela, la collaboration entre les différents champs et disciplines de la recherche
médiévale (histoire, histoire de l’art, philologie, herméneutique littéraire…)
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paraît on ne peut plus souhaitable pour une approche unifiée des discours
du texte et de l’image, notamment dans les œuvres vernaculaires69.
Les travaux sur la mémoire artificielle initiés dans les années 1960 par
P. Rossi et F. Yates, relayés entre autres par S. Hagen (dans le champ de la
littérature) et renouvelés par M. Carruthers, ont considérablement modifié
l’approche des textes littéraires médiévaux en la ressourçant dans une rhé-
torique et, plus largement, une « orthopraxie70 » qui rende en partie compte
de son fonctionnement. Mais en partie seulement : l’identification de techni-
ques rhétoriques transposées dans le texte allégorique, telles les structures
arborescentes et les imagines agentes, s’est pour une large part substituée à

69. Le travail qu’A.M. LEGARE, historienne de l’art, conduit sur l’iconographie


de textes médiévaux vernaculaires avec des historiens de la littérature tels F. POMEL
(Les miroirs du Pèlerinage de Vie Humaine. Texte et image, Miroirs et jeux de miroirs
dans la littérature médiévale, sous la dir. de F. POMEL, Rennes, 2003, p. 125-155) et B. ROY
(Le « je » d’Evrart de Conty : du texte à l’image, Auteurs, lecteurs, savoirs anonymes.
Textes réunis par B. BAILLAUD, J. de GRAMONT et D. HÜE, Rennes, 1996, p. 39-55) montre
combien ces collaborations peuvent être fructueuses.
70. Savoir constitué d’un ensemble de techniques, de pratiques, qui se transmet et
s’acquiert par l’imitation des maîtres ; voir CARRUTHERS, Machina memorialis, p. 10.
530 P. MAUPEU

un questionnement sur la littéralité du texte médiéval. Or, le seul exemple


du Pèlerinage de Vie Humaine suffit à montrer que le récit n’est pas un simple
ciment syntaxique entre images de mémoire, un ductus, mais qu’il relève bien
d’un art de la fiction dont la finalité ne se réduit pas au contenu didactique
et édifiant qu’il véhicule. Le Pèlerinage tient en cela aussi bien du traité que
du roman71 ; ceci peut expliquer que Guillaume de Deguileville revendique
en PH1 une filiation non pas, comme on pourrait s’y attendre, avec les
voies allégoriques édifiantes, mais avec le Roman de la Rose72. Rappelons
que Simonide n’est pas uniquement l’inventeur de l’art de mémoire : il a
aussi fondé, d’après Plutarque, la comparaison entre poésie et peinture73.
L’enargeia à laquelle vise le discours, son pouvoir de suggestion visuelle,
trouve certes une application dans les techniques rhétoriques de méditation
ou de mémorisation : elle ne lui est nullement réductible.

Université de Toulouse II-Le Mirail Philippe MAUPEU


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71. Voire de l’autobiographie apologétique en PH2. Je renvoie sur ce point à


mon article, La tentation autobiographique dans le songe allégorique édifiant de
Guillaume de Digulleville : le Pèlerinage de Vie Humaine, Songes et songeurs, XIIIe-XVIIIe
siècles, sous la dir. de N. DAUVOIS et J.P. GROSPERRIN, Laval, 2003, p. 49-67.
72. En veillant avoie leü, / Considere et bien veü / Le biau roumans de la Rose. / Bien
croi que ce fu la chose / Qui plus m’esmut a ce songier / Que ci apres vous vueil nuncier.
(PH1, p. 1, v. 9-14). Guillaume prend ses distances avec le Roman de la Rose en PH2 en
modifiant notamment le prologue.
73. PLUTARQUE, De Gloria Athenensium (voir CALAME, op. cit., p. 16, et YATES, op. cit.,
p. 39-41).

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