Académique Documents
Professionnel Documents
Culture Documents
François Dosse
2014/1 N° 25 | pages 61 à 70
ISSN 1772-3760
DOI 10.3917/infle.025.0061
Article disponible en ligne à l'adresse :
--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------
https://www.cairn.info/revue-inflexions-2014-1-page-61.htm
--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------
La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les
limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la
licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie,
© Armée de terre | Téléchargé le 05/11/2021 sur www.cairn.info (IP: 212.73.197.227)
1. Paul Ricœur, « Objectivité et subjectivité en histoire », 1952, republié dans Histoire et Vérité, Paris, Le Seuil, 1955.
2. Paul Ricœur, La Mémoire, l’Histoire, l’Oubli, Paris, Le Seuil, 2000, p. 1.
62 COMMÉMORER
pour lui décisive, car son ouvrage sur le mal, publié au milieu des
années 1950 12, lui permet de substituer le terme du « mal » à celui de
la « faute ». Il oppose à l’insistance sur le péché l’asymétrie originelle
du « combien plus » de saint Paul : « L’homme, c’est la joie du Oui
dans la tristesse du fini 13. » Cette tension entre la volonté finie et le
pôle de l’infinitude conduit à une non-coïncidence de soi à soi, à un
déchirement, à une fêlure qui peut conduire à la dimension du mal,
liée à l’inéluctabilité du conflit, mais pourtant « aussi radical que soit
le mal, il ne saurait être aussi originaire que la bonté » 14.
Ce qui n’est pas compris par certains, c’est que dans le trois-mâts
de Ricœur, l’oubli figure au même titre que l’histoire et la mémoire.
Or un de ses apports majeurs sur ce plan aura été de démontrer que si
l’oubli représente un double défi face à l’histoire et à la mémoire, et, à
ce titre, relève d’une dimension négative, il revêt aussi une dimension
positive, celle de l’oubli de réserve qui a la capacité de préserver. Cet
oubli est même une condition de la mémoire : « L’oubli n’est pas
seulement l’ennemi de la mémoire et de l’histoire. Une des thèses
auxquelles je suis le plus attaché est qu’il existe aussi un oubli de réserve
qui en fait une ressource pour la mémoire et pour l’histoire 15. »
Ricœur aura donc arraché l’oubli à la seule négativité et, sur ce plan,
on peut dire, qu’outre le faux procès que certains ont cru de bon goût
de lui faire, il rencontre totalement une préoccupation historienne. Il
différencie en effet ce que peut être la perte irréversible provoquée par
des lésions corticales ou par l’incendie d’une bibliothèque, et l’oubli de
réserve qui, au contraire, préserve et se trouve donc être la condition
© Armée de terre | Téléchargé le 05/11/2021 sur www.cairn.info (IP: 212.73.197.227)
12. Jean Nabert, Essai sur le mal, Paris, puf, 1955 ; rééd. Aubier, 1970.
13. Paul Ricœur, La Philosophie de la volonté, t. II, op. cit., p. 156.
14. Ibid., p. 306.
15. Paul Ricœur, La Mémoire, l’Histoire, l’Oubli, op. cit., p. 374.
16. Ibid., p. 574.
17. Ibid., p. 648.
66 COMMÉMORER
21. Yosef Hayim Yerushalmi, Zakhor. Histoire juive et mémoire juive, Paris, La Découverte, 1984.
22. Paul Ricœur, La Mémoire, l’Histoire, l’Oubli, op. cit., p. 106.
TRAVAIL ET DEVOIR DE MÉMOIRE CHEZ PAUL RICŒUR 69
23. Paul Ricœur, Temps et Récit, Paris, Le Seuil, 1985, rééd. « Points », t. III, p. 390.
24. Sigmund Freud, Trauer und Melancholie (Deuil et Mélancolie, 1917), Métapsychologie, Paris, Gallimard, 1952,
pp. 189‑222.
25. Paul Ricœur, La Mémoire, l’Histoire, l’Oubli, op. cit., p. 96.
26. Paul Ricœur, Soi-même comme un autre, Paris, Le Seuil, 1990.
27. Paul Ricœur, « Entre histoire et mémoire », Projet n° 248, 1996, p. 11.
28. Jorge Luis Borges, « Funès ou la mémoire », Fictions, Paris, Gallimard, « Folio », 1957, pp. 127‑136.
La mémoire est donc, à l’égal de l’histoire, un mode de sélection
dans le passé, une construction intellectuelle et non un flux extérieur
à la pensée. Quant à la dette qui guide le « devoir de mémoire », elle
est à la croisée de la triade passé-présent-futur : « Ce choc en retour
de la visée du futur sur celle du passé est la contrepartie du mouvement
inverse d’emprise de la représentation du passé sur celle du futur 29. »
Loin d’être un simple fardeau à porter par les sociétés du présent, la
dette peut devenir gisement de sens à condition de rouvrir la pluralité
des mémoires du passé et d’explorer l’énorme ressource des possibles
non avérés. Ce travail ne peut se réaliser sans dialectisation de la
mémoire et de l’histoire, en distinguant, sous le registre de l’histoire-
critique, la mémoire pathologique qui agit comme compulsion de
répétition et la mémoire vive dans une perspective reconstructive :
« C’est en délivrant, par le moyen de l’histoire, les promesses
non tenues, voire empêchées et refoulées par le cours ultérieur de
l’histoire, qu’un peuple, une nation, une entité culturelle peuvent
accéder à une conception ouverte et vivante de leurs traditions 30. » C
© Armée de terre | Téléchargé le 05/11/2021 sur www.cairn.info (IP: 212.73.197.227)
29. Paul Ricœur, « La marque du passé », Revue de métaphysique et de morale n° 1, mars 1998, p. 25.
30. Ibid., pp. 30‑31.