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Hélène Blais
Belin | « Genèses »
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Coloniser l’espace :
territoires, identités, spatialité
Hélène Blais
pp. 145-159
Les sciences sociales et, plus particulière- vant à l’intersection de la géographie et de © Belin | Téléchargé le 14/09/2022 sur www.cairn.info (IP: 197.253.199.70)
ment, l’histoire ont depuis longtemps intégré l’histoire postcoloniales, proposent de nou-
l’analyse des espaces et de leurs effets sociaux velles pistes intéressantes de ce point de vue.
dans leurs objets. Les bienfaits heuristiques De fait, autour de l’histoire de la repré-
d’une perspective spatialisante sont notam- sentation et de la construction des territoires,
ment manifestes dans le champ de l’histoire qu’ils soient ou non coloniaux, la bibliogra-
des sciences. Et l’on constate depuis une phie est aujourd’hui abondante. On peut citer
dizaine d’années un regain d’intérêt pour les comme travail fondateur L’invention scienti-
travaux historiques qui témoignent d’une fique de la Méditerranée (Bourguet et al.
manière ou d’une autre d’une forme de sensi- 1998), ouvrage collectif qui met au jour les
bilité spatiale1. Mais il apparaît que cette rapports entre science et pouvoir à partir des
approche a été plus tardivement intégrée trois exemples des expéditions scientifiques
dans le champ des études coloniales et qu’un d’Égypte, de Morée (Péloponnèse) et
certain nombre de travaux récents, s’inscri- d’Algérie. L’étude des systèmes de références
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et de comparaisons qui guident les pratiques Edney (1997) et de Ian Barrow (2003).
savantes et les travaux des scientifiques per- L’attention portée aux acteurs de la carte (pra-
met de montrer comment se construit une tiques d’arpentage), aux conditions d’exercice
représentation globale d’un espace spécifique: sur le terrain et aux résistances à la mise en
la Méditerranée. Ce point de vue doit être carte, au rapport avec les populations autoch-
rapproché des nombreuses études de langue tones, aux savoirs vernaculaires, aux institutions
anglaise portant sur les rapports entre science centralisatrices et à leur fonctionnement
et empire, qui ont analysé les stratégies des constitue un élément d’approfondissement
métropoles européennes dans le développe- important dans la compréhension du fait colo-
ment des activités scientifiques de leurs colo- nial. L’empire français a rencontré plus récem-
nies. Les liens entre connaissance et pouvoir ment l’attention des historiens de la géographie
ont ainsi fait l’objet de l’ouvrage collectif et des géographes (voir notamment Singaravé-
important, Visions of Empire (Miller et Reill lou 2008), même s’il existe des travaux plus
1996), qui montre comment la curiosité anciens sur la «géographie coloniale», essen-
scientifique, développée notamment lors des tiellement menés dans une perspective d’his-
voyages de Cook, contribue au prestige bri- toire institutionnelle2. Les enjeux aujourd’hui
tannique et constitue donc un élément de la résident dans l’analyse des territoires, des iden-
puissance impériale. Ces études portent, dans tités, des constructions spatiales et de leurs
la grande majorité des cas, sur les voyageurs effets sociaux dans le contexte colonial.
naturalistes, sur la botanique, ou sur des per- Le choix de la présentation portera ici
sonnages comme Banks ou Humboldt. principalement sur la littérature anglophone,
Cependant, dans le cadre des Science and parce qu’un certain nombre de travaux
Empire studies, la place de la géographie reste récents, parfois difficilement accessibles au
à la fois centrale et marginale. Centrale car il public français et s’inscrivant dans plusieurs
a été admis par nombre d’auteurs que courants des postcolonial studies, incitent à
l’empire est par essence un « projet géogra- reconsidérer la question de la spatialité dans
phique » (Said 1978). David Livingstone, son rapport au pouvoir colonial. En effet,
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et de géographes qui intègrent notamment nique, tant les pratiques et les représentations
dans leurs objets des questions sur les résis- de l’espace touchent à des disciplines savantes
tances locales, les différenciations spatiales et variées et rencontrent tout simplement des
les héritages et passages dans le temps long. savoirs d’ordre divers. Si le problème est de
Ces productions ne forment pas un mieux comprendre les mécanismes coloniaux
champ identifié, mais elles nous semblent par le biais des savoirs spatiaux, il semble alors
intéressantes à comparer parce qu’elles portent plus pertinent de poser les questions autre-
toutes des interrogations communes qui met- ment, en interrogeant non pas les savoirs géo-
tent en jeu les espaces et leur analyse. Nous graphiques, mais l’espace comme production
croiserons ici des études qui se revendiquent discursive et comme production matérielle en
de la «géographie postcoloniale», d’autres de situation coloniale. C’est sur ce thème que
«l’histoire spatiale», d’autres encore de l’his- cette note de lecture portera, en montrant les
toire urbaine ou de l’histoire environnemen- propositions qui ont été faites par les partisans
tale. L’intérêt n’est pas tant dans ces classifica- d’une « histoire spatiale » et les renouvelle-
tions que dans le fait que ces recherches nous ments récents qui tentent de faire valoir une
semblent pouvoir éclairer d’un point de vue histoire de la matérialité de l’espace, en situa-
un peu décalé les questionnements propres à tion coloniale et au-delà.
l’histoire coloniale et l’histoire postcoloniale.
Alison Blunt et Cheryl McEwan, en tentant
d’embrasser et de définir les domaines de ce
qu’ils appellent la «géographie postcoloniale»,
L’espace colonial
dressent un tableau suggestif des diverses comme production discursive :
approches qui font intervenir la question spa- les ambitions de « l’histoire
tiale dans l’analyse des situations et des
moments coloniaux (Blunt et McEwan
spatiale »
2002): que l’on s’intéresse à la production des Partant de l’hypothèse que les discours
connaissances géographiques, aux représenta- jouent un rôle premier dans les processus de
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construit son projet d’histoire spatiale, qui se monde intime de son voyage. Ainsi le journal
manifeste dans son ouvrage The Road to du chef de l’expédition est-il lu comme une
Botany Bay (1987). Le principe est de ne plus véritable géographie du territoire, qui renvoie
prendre l’espace pour scène ou pour cadre, à une expérience spatiale propre, celle de
mais de tenter une histoire des formes et des l’exploration, quand les notes du naturaliste
inventions spatiales à travers lesquelles une de l’expédition, Joseph Banks (1743-1820),
culture affirme sa présence. L’histoire spatiale apparaissent comme une production bota-
de Carter cherche à montrer comment le nique marquée par l’abstraction et dont
paysage australien a été amené à l’intelligibi- l’objectif est avant tout de faire entrer les
lité des Européens, notamment à travers les phénomènes observés dans une grille taxino-
pratiques de dénomination. L’auteur s’inté- mique. Dans cette logique, les circonstances
resse de près au dialogue des explorateurs et le contexte de la découverte sont exclus du
avec leur environnement. Selon lui, l’acte de récit. Dans le journal de Cook, c’est l’expé-
nommer les lieux est une manière d’amener rience spatiale qui guide le récit, et qui per-
le paysage à une présence textuelle et de le met, par exemple, de laisser des blancs sur les
rendre familiers aux Européens et, du même cartes, ce qui est inconcevable dans la logique
coup, étranger aux aborigènes. L’idée d’une de l’énumération naturaliste. L’intérêt de
dépossession par la saisie de l’espace, étudiée l’analyse fine de ces discours différenciés est
de près ici par les processus de dénomination, de rompre avec l’idée d’un regard impérial
est à rapprocher de l’étude faite par Thimo- unique qui prendrait possession de manière
thy Mitchell sur les nouvelles spatialités systématique et univoque (Pratt 1992).
imposées par les Anglais en Égypte (1988). L’idée principale est donc que les dis-
Ce dernier a montré comment l’encadrement cours jouent un rôle essentiel dans le proces-
colonial (enframing) créait une hiérarchie sus de colonisation et que cela apparaît dans
visible dans l’ordre spatial, et que cela était la capacité de ces discours à organiser l’espace
mû par la volonté de rendre le pays aussi en structures qui permettent de faire fonc-
lisible qu’un livre, selon un mode de rationa- tionner le territoire convoité (chez Carter) ou
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deux frères installés comme colons dans la cours, sans nécessairement prendre en
colonie allemande, et qui, à la suite du traité compte les interactions avec les populations
de Versailles, se trouvent confrontés, dans colonisées. Ainsi Carter énonce-t-il claire-
leurs allers-retours réguliers entre la ville et le ment la dépossession de la spatialité indi-
«monde sauvage» de leur ferme, à la redéfi- gène, mais sans pouvoir véritablement appro-
nition des frontières avec les Boers. J. Noyes fondir ce thème.
analyse les scènes de passage du poste fron- Il faut d’ailleurs rendre justice à ces
tière nouvellement installé, scènes qui per- auteurs, qui sont conscients des limites de
mettent de montrer la différence entre un leur analyse conduite essentiellement en
espace physique aisément traversable, et pra- termes d’intentions. J. Noyes, par exemple,
tiqué depuis longtemps, et l’espace sociale- souligne qu’on ne peut mener une analyse du
ment construit dans le cadre des rivalités discours colonial uniquement en termes de
coloniales, plus difficile à franchir. stratégies et qu’il faut rechercher aussi dans
Le postulat est que la littérature les textes les traces de résistances au projet
«capture» l’espace, établit des frontières, qui colonial. Mais, notamment en raison des
ne font pas seulement refléter les relations sources utilisées et de leur grille de lecture, la
entre individus et territoires, mais les produi- recherche de ces traces reste bien discrète,
sent. Ces unités spatiales sont notamment posant la question de l’aporie d’une méthode
mises en place par un discours sur ce que qui se concentre uniquement sur les discours
Noyes appelle les points nodaux, ou points de et qui rend compte d’un espace colonial plus
passage, dont l’exemple le plus parlant est la métaphorique que matériel3.
frontière. Les postes frontières fixent un De fait, c’est la nature même de l’espace
point de vue sur l’espace, leur traversée oblige dont il est question qui pose problème. En
à prendre conscience d’espaces de possessions 1994, dans Geographical Imaginations, Derek
différents, et tend à gommer un espace dis- J. Gregory, partant des observations
continu, fragmentaire, multiple. La produc- d’Edward Said, note que l’un des enjeux des
tion d’espaces coloniaux passe donc par le études postcoloniales est de parvenir à attirer
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reprochent aux anciens une approche centrée trales dans la construction du pouvoir colo-
sur la construction – ou la déconstruction – nial4 ; l’urbanisme colonial est lu comme
des discours coloniaux, qui ne prendrait pas l’expression d’une conception coloniale plus
en compte les conséquences physiques du large de l’espace, sa manifestation la plus
colonialisme et encore moins les réponses explicite, le symbole d’une victoire sur
locales et leurs effets sur la matérialité de l’espace sauvage du territoire précolonial.
l’espace. L’analyse de l’urbanisme colonial et de
Ainsi un certain nombre d’historiens et l’impact urbain de l’ordre colonial a donné
de géographes ont-ils repris ces cadres géné- lieu à de nombreuses études depuis plusieurs
raux, en s’appuyant toujours sur la même idée décennies (voir notamment Dulucq et Sou-
de base, à savoir que les pouvoirs coloniaux bias 2006 ; Vacher 1997, 2006), mais
sont fondamentalement territoriaux, mais en l’importance accordée aux réponses autoch-
poursuivant leur étude sur la période postco- tones à cet ordre urbain et l’attention aux
loniale et en essayant surtout de prendre en « désordres », ou plus précisément aux dis-
compte systématiquement les pratiques de continuités non prévues dans cet ordre urbain
négociations et de subversion par les habi- ouvrent de nouvelles perspectives ( Jacobs
tants, face à l’ordre colonial mais aussi face 1996).
aux pouvoirs nationaux après les indépen- Comme le souligne Abidin Kusno
dances. (2000), l’espace colonial a été trop rarement
traité comme un espace concret et matériel.
Or dans ces espaces coloniaux, l’espace
urbain, apparaît comme l’un des types
La question de la spatialité d’espace qui se prête mieux à des analyses
dans les études postcoloniales : concrètes. S’appuyant sur l’histoire de l’archi-
quelques pistes de recherche tecture et de l’urbanisme, A. Kusno veut
montrer que la formation des sujets dépend
actuelles en partie des propriétés matérielles de
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montre que les États coloniaux et postcolo- d’expression du pouvoir colonial et comme
niaux ont utilisé la planification urbaine pour lieu de contrôle, mais aussi comme lieu de
créer des espaces physiques différenciés dans résistance à ce pouvoir. On prendra ici
la ville, qui produisent du consentement et de comme dernier exemple l’analyse de Brenda
la domination mais sont aussi des lieux de Yeoh sur Singapour (Yeoh 2003). La ville
combat. L’analyse insiste sur l’idée que l’État coloniale est analysée comme un terrain de
colonial fait tout pour séparer le contenant (le conflits et de négociations, à travers notam-
pouvoir colonisateur) du contenu (les Afri- ment l’étude des résistances urbaines au
cains) et que cette action passe par l’imposi- contrôle sanitaire mise en place par les Bri-
tion de plans segmentés qui remplacent tanniques. Les populations déjouent le
l’ordre africain, par la création de distinctions contrôle urbain en cachant les malades infec-
fixes entre l’intérieur et l’extérieur, ou encore tieux, ou même en déplaçant les morts.
par l’objectivation de l’espace que crée l’instal- L’auteur étudie ainsi les révoltes qui ont eu
lation de points de surveillance dans la ville. Il lieu quand les autorités coloniales ont tenté
prend notamment l’exemple du « Palais des de supprimer les vérandas traditionnelles des
miracles» de Zanzibar, construction du sultan échoppes des commerçants, pour pouvoir
récupérée par les Britanniques qui en font un nettoyer les rues. La première réaction est la
lieu de contrôle. L’auteur souligne aussi que ce fermeture des boutiques, puis le mécontente-
palais est transformé en «Palais du souvenir» ment prend de l’ampleur. Il s’agit alors d’un
après la révolution, mais que l’on y retrouve réel conflit autour de la question de l’usage de
les mêmes éléments. Si les formes de contrôle l’espace public5. L’analyse montre ainsi que si
urbain sont une chose connue, leur prise en le colonialisme produit de l’espace, il le fait
compte sur la longue durée, dans lequel le dans des processus de conflits et de compro-
moment colonial n’est qu’un moment, permet mis entre ceux qui le contrôlent et ceux qui y
de donner une nouvelle dimension à l’analyse. vivent. Or il y a une grande variété dans les
L’auteur insiste ainsi sur les négociations aux- stratégies de résistance. L’imposition d’un
quelles sont confrontés les pouvoirs, tant colo- ordre urbain par le colonisateur est plus com-
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vues au travers de l’analyse des discours et des lisme et l’impérialisme s’adaptent au terrain
pratiques des colonisateurs, mais elle se local et gagnent en texture locale du fait
heurte dans la pratique à un certain silence même du contact.
des sources: comment saisir et redessiner ces On retrouve là une conclusion semblable
espaces intérieurs qui échappent à la domina- à celles des historiens qui s’intéressent à
tion si rien dans les archives ne permet de le l’espace urbain: beaucoup insistent aussi sur
deviner en négatif? On retrouve évidemment le fait que les changements survenus avec
ici un des problèmes soulevés par les subaltern l’ère coloniale doivent être pensés en termes
studies concernant le rendu de la parole des d’accommodements et sont moins radicaux
dominés, problème qui dépasse largement le que l’on peut le penser parfois. Le propos ne
cadre de l’histoire urbaine coloniale. vise pas à nuancer la violence de l’imposition
de l’ordre colonial, mais à expliciter la possi-
L’analyse de microespaces coloniaux bilité de cette imposition en étudiant ses
variations dans le temps et dans l’espace.
et les questions d’identité
L’hypothèse de départ a longtemps été que
Les villes ne sont pas les seuls espaces l’exploration coloniale encourage la construc-
coloniaux à avoir attiré l’attention des histo- tion d’espaces universels, faits d’entités mesu-
riens. De nombreuses études portent aussi rables et que la construction d’un espace
sur des espaces naturels et sur des régions monolithique permet au pouvoir impérial
spécifiques dont l’identité actuelle est liée d’en hiérarchiser l’usage à son avantage.
notamment aux politiques spatiales du passé Pourtant, cette pratique impériale qui tend à
colonial. Ces travaux permettent d’approfon- universaliser l’espace n’est pas d’une seule
dir les questions des liens entre le territoire et pièce: des régions différentes sont créées, des
l’identité, questions particulièrement vives espaces concurrents se superposent. L’analyse
dans les anciennes colonies de peuplement. des territoires montre que l’espace colonial a
Traitant de la Colombie britannique, des identités à la fois locales et métropoli-
l’important ouvrage de Daniel W. Clayton, taines, que celles-ci évoluent au gré des rap-
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dernier thème du « paysage », longtemps tion entre les Lozi et les Leya, exclus des
négligé par les historiens de l’Afrique car traités et déplacés de leurs îles. Le phéno-
considéré comme trop lié à une manière de mène est certes connu, mais il prend ici une
voir occidentale et inappropriée au contexte, dimension très concrète à travers la destruc-
est réinvesti pour étudier notamment com- tion d’un usage de l’espace et sa réinvention
ment les idées de paysages ont été une source au profit de l’ordre colonial. D’un point de
d’identité sociale et ont pu être instrumentali- vue méthodologique, on voit là comment
sées dans la formation des nations et des l’étude d’un lieu permet d’aborder concrète-
identités, tant par les colons que par les Afri- ment un certain nombre de questions sur la
cains, pendant la période coloniale comme à nature de la domination coloniale. La pré-
l’époque postcoloniale (Beinart et McGregor sence de l’Empire britannique se manifeste
2003, Alexander, McGregor et Ranger 2000). de manières multiples autour des chutes Vic-
Terence Ranger, en concentrant son attention toria: dans la domestication de la nature et la
sur le paysage des monts Matopos au Zim- manifestation d’une supériorité technique sur
babwe, étudie la manière dont cette région cette nature (par la construction d’un pont
précise et son environnement sont devenus un qui surplombe les chutes) ; dans la mise en
élément central du nationalisme blanc (Cecil place d’une géographie imaginaire (le site est
Rhodes s’y est fait enterrer) mais aussi du une étape symbolique dans l’axe impérial
nationalisme noir (Ranger 1999). Est mis en allant du Cap au Caire) ; dans la mise en
avant alors la manière dont des minorités valeur aussi de l’aristocratie lozi et la réinven-
mobilisent des identités fortement territoriali- tion de son territoire (qui témoigne des
sées pour essayer d’affirmer des droits ou pour échanges symboliques entre l’Empire britan-
réclamer une nouvelle répartition des res- nique et la royauté africaine locale).
sources naturelles. Paysages, environnement et microhistoire
L’étude de JoAnn McGregor sur les régionale s’offrent ainsi comme des objets par-
chutes Victoria nous semble à cet égard par- ticulièrement riches pour croiser l’histoire des
ticulièrement intéressante (McGregor 2003). représentations, des discours et des pratiques
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sont le moyen de faire apparaître de nouvelles avant tout d’une zone de prosélytisme, où doit
lignes de partage et d’autres connexions entre s’étendre la chrétienté. Ils s’opposent à la stra-
l’Europe et ses colonies. Dans une perspective tégie des gouverneurs, qui cherchent à expul-
d’internationalisation ou de globalisation de ser les Khosas de la zone pour des raisons
l’histoire, des travaux tentent d’aller plus loin sécuritaires. L’auteur montre aussi que ces
que l’étude de la simple représentation métro- lignes de partage évoluent au cours du temps.
politaine qui caractérise la littérature postco- La mise en cause d’un point de vue euro-
loniale, en insistant davantage sur des circula- péen uniforme s’applique aussi au discours
tions complexes entre la périphérie et la géographique. A. Lester souligne ici deux
métropole, voire même entre les périphéries. éléments importants, qui peuvent constituer
Ainsi, examiner la manière dont les discours des données méthodologiques pour l’histoire
géographiques et les pratiques de l’espace des espaces coloniaux. D’une part, un dis-
structurent les relations entre l’Europe et ses cours comme celui sur les races, par exemple,
Empires apparaît une entrée possible, mais n’est jamais construit uniquement en métro-
qui n’est pas limitative. Pour élargir encore le pole, mais élaboré collectivement, par divers
champ, on peut aussi s’interroger sur l’origine groupes qui peuvent être situés en métropole
géographique de ces discours et de ces pra- mais aussi dans les colonies. D’où l’intérêt de
tiques, c’est-à-dire étudier la géographie pro- l’étude des transferts et des circulations, qui
duite dans les métropoles, mais aussi aux ne peut reposer que sur une analyse spatiali-
marges de l’Europe et dans les colonies (Gra- sée. Dans le cas des discours coloniaux sur la
ham et Nash 2000). Cette perspective de race, A. Lester montre les infléchissements
décentrement de l’Europe s’intègre dans un qu’ils subissent du fait du discours métropoli-
programme théorique plus vaste cher aux tain sur les classes, et vice-versa, par l’inter-
études postcoloniales, mais trouve dans l’ana- médiaire de réseaux et d’acteurs qui circulent
lyse des circulations matérielles et géogra- d’un lieu de l’Empire à l’autre. Le suivi de ces
phiques des hommes, des objets et des idées itinéraires, au sens géographique et social du
une possibilité concrète d’étude. Si, avec le terme, peut être particulièrement riche
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du colonialisme et les représentations et pra- entre les lieux et les espaces, entre le global et
tiques de l’espace n’échappent pas à cette plu- le local.
ralité. C’est l’un des points importants des Ce qui est à souligner, c’est que ces jeux
travaux de Teresa Ploszajska sur la géogra- sur les échelles se jouent aussi à l’échelle tran-
phie scolaire, et notamment la représentation simpériale, comme cela apparaît chez des
de l’Australie dans les manuels (2000), qui auteurs qui multiplient les études sur les rela-
insiste sur les négociations entre les discours tions entre espaces décentrés (Myers 2003 ;
métropolitains et les discours locaux. Quels Lester 2002). La notion de réseau impérial
que soient les domaines, tous les colons sont part de ces réflexions sur des échanges entre
donc loin d’avoir la même conception de les espaces dits «périphériques». Apparaît là
l’espace et c’est cette pluralité qui permet de un moyen de parvenir à un décentrement,
retrouver et d’expliquer les circulations, les mais sans s’enfermer à une échelle locale, au
négociations et les compromis entre les diffé- profit d’une recherche des interconnections
rents groupes sociaux, au-delà d’une simple entre les espaces métropolitains et les espaces
dichotomie entre colonisateurs et colonisés périphériques. S’opère alors un décentrement
(Lambert et Lester 2006). de l’Occident, mais qui n’évacue totalement-
Ainsi, plus globalement, ces approches celui-ci : l’idée est que celui-ci devient une
spatiales permettent aussi de prendre en intersection spécifique dans un réseau plus
considération l’intersection des forces locales large, dans lequel les discours, les pratiques et
et des forces globales sur un point du globe, les matériaux circulent.
et participent en ce sens d’une «provincialisa-
* *
tion de l’Europe». D. Clayton montre, tou-
*
jours à propos du commerce des fourrures en
Colombie britannique, que les oppositions de Le choix d’une approche spatiale peut se
tactiques entre les agents locaux et leurs faire par le biais de l’étude d’une région géo-
ennemis s’inscrivent dans une géopolitique graphique précise, d’une ville ou d’un lieu, ou
impériale globale dont le centre n’est pas tou- par celui d’une étude croisée entre plusieurs
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perspective, dont l’objectif n’est évidemment Enfin, une remarque sur la localisation
pas de nuancer la violence de l’appropriation même des recherches qui ont été évoquées ici
spatiale, permet une analyse plus fine de ces doit être faite. Les études qui s’appuient sur
processus d’appropriation et une meilleure une approche spatialisée ont elles-mêmes une
compréhension de leur pérennité. géographie qui leur est propre: elles portent, à
Ces travaux mettent aussi en avant quelques exceptions près, sur des territoires
l’importance des thématiques de la ren- particuliers: l’Afrique australe, l’Australie, la
contre et pas seulement de la représentation. Colombie britannique6. L’une des explica-
L’aspiration est ici de faire en sorte de ne tions est sans doute l’actualité toujours vive de
pas voir seulement les lieux colonisés problème de spoliation et de redistribution
comme des « théâtres impériaux » qui nous des terres, liée à des revendications sur la terre
apprennent essentiellement des choses sur toujours d’actualité et où l’héritage colonial
l’Europe, mais d’essayer d’éclairer les per- est d’autant plus problématique que persiste
ceptions indigènes et les modifications de une présence européenne dont l’identité est
perceptions qui s’opèrent, de part et d’autre, aussi fondée sur des revendications territo-
du fait du contact. Évidemment, l’analyse riales. Mais ces questions spatiales ont aussi
de cette rencontre reste délicate et renvoie à été travaillées ailleurs, dans d’autres lieux et
la difficulté des études postcoloniales à évi- dans d’autres disciplines. La question qui se
ter de « parler à la place de ». Même lorsque, pose alors est celle de la mise en écho ou en
en l’absence d’archives, on peut recourir à la comparaison de l’ensemble de ces travaux,
source orale, on entend principalement, sur notamment dans le cadre d’une histoire glo-
ces questions de territoire, d’appropriation bale ou d’une histoire impériale, qui peine
et d’identité, comme le fait remarquer parfois à associer la fragmentation des expé-
A. Lester, des voix masculines, qui sont riences locales à des conclusions plus géné-
aussi des voix de chefs. De même, l’interro- rales. La tentation de généraliser à partir de
gation en termes géographiques contient en synthèses locales risque d’obscurcir la multi-
elle-même des cadres qui ont pu être criti- plicité des projets coloniaux et des acteurs
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Ouvrages cités
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et Terence RANGER. 2000. Violence and Memory : L’espace public et ses représentations en Afrique
One Hundred Years in the « Dark Forests » subsaharienne. Approches pluridisciplinaires.
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Notes
1. Regain qui reprend en partie les hypothèses déve- de la résistance est présent, sous une forme hybride.
loppées par Bernard Lepetit et d’autres, notamment L’idée est que la colonisation crée un espace délié.
autour de l’histoire urbaine et de l’histoire des terri- 4. Le dynamisme de ce champ de recherche est à rap-
toires. Voir Jean-Marc Besse (2004). procher de celui qui caractérise le renouveau de l’his-
2. Pour un panorama plus complet de la recherche toire des métropoles chez les historiens des sciences
actuelle en France, on se reportera à la présentation (voir Romano et Van Damme 2008).
d’un programme ANR (Agence nationale de la 5. Espace public qui a pu être analysé, en d’autres
recherche) en cours coordonné par Hélène Blais et lieux, de manière tout à fait convaincante, à l’échelle de
Florence Deprest portant sur « Géographie et colonisa- la rue, dont les usages ne cessent d’être disputés, et
tion » : http://www.geoandco.parisgeo.cnrs.fr/ et à la dont les tentatives de contrôle et de réglementation
bibliographie indiquée dans ce dossier. sont bien difficiles à mettre en place pour le pouvoir
3. Il faut souligner ici que ces ouvrages ont été publiés colonial en Afrique de l’Ouest (Fourchard 2003)
au tournant des années 1980-1990, et ne se revendi- 6. Ce qui se confirme aussi dans les études de géogra-
quent donc pas encore des « études postcoloniales », phie plus contemporaines qui s’intéressent aux rapports
mais s’inscrivent cependant dans un premier moment entre territoire et identités (voir Gervais-Lambony,
de postcolonialisme encore diffus. John K. Noyes cite Landy et Oldfield 2003). Cela dit, et au-delà de ces
notamment Homi Bhabba qui, dès 1987, dans « Signs exemples, il faudrait rendre compte des recherches qui
Taken as Wonders » souligne la contradiction essen- se font sur d’autres espaces impériaux (américains et
tielle de la représentation coloniale, qui cherche à arti- français notamment) pour donner une vue d’ensemble
culer la différence et la similitude en même temps des possibilités offertes par ces approches spatiales.
(Bhabha 1985). La simultanéité de cette articulation,
selon lui, crée un espace colonial dans lequel le discours
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