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DanielVernet
LA THÉORIE DU COMPLOT
UNEHISTOIREAMÉRICAINE
Le mensonge d’État est une manière de gouverner, pratiquée et parfois
justifiée par de nombreux officiels américains, y compris des présidents.

L’auteur nous montre à travers l’histoire des USA combien ce


procédé est récurrent depuis le déclenchement de la guerre du Mexique
au x ix c siècle, jusqu’à celui de la « Guerre » de Bush fils au XXIe siècle !
En spécialiste de la politique internationale il nous dévoile comment
sont parfois présentés les événements, en les auréolant d’un mythe,
au mépris de leur véritable réalité. Ainsi l’accord de Yalta supposé
marquer l’aboutissement des principes des Pères fondateurs appliqués
à la politique internationale, alors qu’en réalité, il ouvre la voie à un
monde coupé en deux blocs idéologiques et militaires.

Sont évoqués la persécution des « China Hands » par les maccarthystes,


l’affaire de la baie des Cochons masquant un accord secret entre Kennedy
et Krouchtchev, les faux incidents du golfe du Tonkin qui, en août 1964,
serviront de justification à l’extension de la guerre du Vietnam,
1’lrangate, sans doute l’opération de politique extérieure la plus
spectaculaire des deux mandats de Ronald Reagan, jusqu’au lancement de
laguerreenIrakparBushjuniorpourterminerletravaildesonpère,etsous
prétexte d’armes de destruction massive. Toutes ces affaires ont été
montées en marge de toute légalité, et ont impliqué les plus hautes
autorités américaines dans une entreprise systématique de mensonge.

D aniel Vernet est journaliste. Ancien directeur de la rédaction


du Monde, spécialiste des relations internationales. Il a é ait
de nombreux ouvrages dont récemment : 1989-2009, Les
18 € (Prix France TTC) ^ 7288577 tribulations de la liberté, chez Buchet Chastel et Petite
www.editions-alphee.com histoire de la chute du communisme, avecPlantu, aux éditions
ISBN : 9 7 8 - 2 -7 5 38 - 06 62 - 7 du Rocher, 2008.
Pour toute information sur les nouveautés,
les ouvrages et les auteurs, consultez notre site:
www.editions-alphee.cora

Tous droits de reproduction, de traduction


et d’adaptation réservés pour tous pays.

© Éditions Alphée, 2011.


ISBN: 978-2-7538-0662-7
Daniel Vernet

La théorie du complot
Une histoire américaine

ALPHKFI
1989-2009 Les tribulations de la liberté, Buchet Chastel, 2009
Petite histoire illustrée de la chute du communisme, dessins de Plantu,
éditions du Rocher, 2008
Le Roman du Québec, éditions du Rocher, 2008
Le Roman de Berlin, éditions du Rocher, 2005
L’Amérique messianique, en collaboration avec Alain Frachon,
éditions du Seuil, 2004
La Russie de Vladimir Poutine, Institut français des relations
internationales, 2002
« Novembre 1989, le mur de Berlin s’effondre »,
in Les Événements dans le monde, éditions du Seuil, 1999
Le Rêve sacrifié, les guerres yougoslaves,
en collaboration avec Jean-Marc Gonin, éditions Odile Jacob, 1994
La Renaissance allemande, éditions Flammarion, 1992
URSS, éditions du Seuil, 1990
Moscou, des deux côtés du miroir,
en collaboration avec Marie-Thérèse Vernet Straggiotti,
éditions Rochevignes, 1985
Introduction

les Américains ont deux


o u r d é sin f o r m a t io n ,

P m ots: disinformation et misinformation. La


nuance est faible, mais elle existe. La première
relève de la volonté grossière de trom per l’interlo­
cuteur, la seconde a la subtilité de la vérité biaisée.
Souvent, le résultat est le même. L’objet de la désin­
formation - on en restera à ce terme générique pour
couvrir les deux formes - , est la poursuite d’un
objectif politique par des moyens qui induisent en
erreur les interlocuteurs, que ce soit le public en
général ou des responsables dont les décisions sont
dévoyées par des informations faussées. Les médias
sont un véhicule essentiel, mais pas unique, de la
désinformation.
Dans la vie publique américaine, les experts font
rem onter la désinformation à la guerre avec le
Mexique de 1846-1847. Pourquoi? Parce que pour
qu’il y ait désinformation, comme d’ailleurs infor­
mation, il faut un producteur, un transporteur et un
receveur de nouvelles. Jusqu’au milieu du xixe siècle,
le transporteur fait défaut. En tout cas, la presse n’est
pas suffisamment développée et généralisée pour
colporter autre chose que des informations locales
dans des aires limitées.
Avec les inventions techniques des années 1830
apparaît la penny press, les journaux à un cent, fabri­
qués sur des rotatives et diffusés par les courriers
express. La penny press est inventée à Boston par
Lynde M. Walter, propriétaire du Boston Transcript
et adoptée trois ans plus tard à New York par le
Morning Post. Elle se répand dans toute l’Union.
La guerre avec le Mexique, objet de durs affronte­
ments à Washington, est la première véritable occa­
sion pour les journaux de publier des informations
« du front ». Les reporters de guerre font leur appa­
rition dans un paysage que l’on n’appelle pas encore
médiatique. Et les éditorialistes s’en donnent à cœur
joie, rivalisant de patriotisme et stigmatisant l’en­
nemi mexicain, ce barbare.
La guerre américano-m exicaine est-elle la
« prem ière guerre m édiatique » ? Un demi-siècle
plus tard, la guerre hispano-am éricaine lui dispute
ce titre. Là encore, l’apparition de techniques
m odernes, le télégraphe, la photographie, donnent
un élan à une nouvelle form e de presse que l’on
baptise le yellow journalism. L’expression est inven­
tée à New York en juin 1897, au plus fort de la riva­
lité entre deux tycoons de la presse am éricaine:
Joseph Pulitzer avec son New York World et William
Randolph Hearst avec son New York Journal. Elle
vient d ’une bande dessinée intitulée Hogan’s Alley
qui m ontre un personnage dénom m é « yellow kid »,
habillé tout en jaune. Ce personnage très populaire
apparaissait dans le New York World. Sans hésiter,

w
Hearst arrache le dessinateur à son rival qui riposte
en créant un deuxième « yellow kid ». La concur­
rence entre les deux journaux à sensation devient
la compétition entre deux « yellow kids » et ce genre
de presse est appelée yellow journalism. Le terme
est resté jusqu’à nos jours pour désigner la presse
populaire des pays anglo-saxons. Il faut dire, pour
être parfaitem ent honnête, que la yellow press de la
fin du xixe siècle ne se contente pas de publier des
articles à sensation sur les faits divers, les m eurtres,
les romances des puissants. Elle se targue, à juste
titre, d ’avoir aussi une « couverture » des événe­
ments économiques et culturels.
Elle veut jouer un rôle politique. La guerre avec
l’Espagne apparaît à Hearst comme l’occasion de
vendre du papier, surtout si l’on peut peindre l’en­
nemi sous le jour le plus sombre. Le 15 février 1898,
le naufrage du navire Maine est attribué par la yellow
press à un attentat perpétré par des saboteurs espa­
gnols. C’est assez pour que le président William
McKinley exige que l’Espagne quitte Cuba et lui
déclare la guerre, à la fin du mois d’avril. Personne
n’a jamais apporté la preuve que le Maine avait été
volontairement coulé.
Et le destroyer USS Maddox, qui mouille dans les
eaux du golfe du Tonkin, a-t-il été attaqué le 4 août
1964 par des barcasses nord-vietnamiennes ? C’est
en tout cas le prétexte saisi par le président Lyndon
Johnson pour intensifier la guerre américaine contre
le Vietnam du Nord, bom barder Hanoï et enfon­
cer un peu plus les États-Unis dans une aventure
sans issue. Il n’a pas fallu très longtemps pour que
soit apportée la preuve que les Nord-Vietnamiens,

il
en auraient-ils eu l’intention, n’avaient pas atta­
qué VUSS Maddox. Le plus tragique, dans cette
histoire, c’est qu’au m om ent où il décidait l’esca­
lade, Johnson, intuitivement, savait que l’inform a­
tion était douteuse. Que ces « stupides marins aient
tiré sur des poissons volants », comme il le disait, ne
le retient pas de demander au Congrès le pouvoir
de « prendre toutes les mesures nécessaires pour
repousser une attaque armée contre les forces améri­
caines et prévenir de futures agressions ».
Quand le « smoking gun », le fusil encore fumant,
n’existe pas, il faut l’inventer. Un demi-siècle après
Johnson et le Vietnam, l’adm inistration de George
W. Bush était passée maître dans l’exercice. Elle se
distingue particulièrement dans les premiers mois
de 2003, quand il s’agit de justifier le renversement
de Saddam Hussein. Il faut à tout prix repérer des
armes de destruction massive en Irak et établir
un lien entre le dictateur de Bagdad et les atten­
tats du 11 septembre 2001 perpétrés à New York
et à Washington par Al-Qaïda. La CIA fournit des
« preuves » auxquelles elle ne croit pas elle-même.
Le secrétaire d ’Êtat, Colin Powell, est chargé de les
présenter le 5 février au Conseil de sécurité de l’ONU.
Deux ans plus tard, il reconnaîtra que cet épisode
« douloureux » est une « tache » sur sa réputation.
Trop tard. À la m i-mars, les États-Unis et leurs alliés
ont envahi l’Irak.
La plupart des journaux américains soutiennent
la guerre. Quelques mois plus tard, beaucoup feront
leur mea culpa, mais là encore c’est trop tard. La
« machine Bush » avec ses spin doctors, au premier
rang desquels Karl Rove, qui dans une large mesure
a « inventé » le personnage de George W. Bush en
« compassionate conservative », a obtenu ce qu’elle
voulait. La misinformation a fonctionné à plein.
Toutes les formes de désinformation n’ont pas
conduit à des conflits. Certaines ont été destinées, au
cours de l’Histoire, à obtenir un soutien de la popu­
lation ou du Congrès à des décisions qu’ils n’auraient
pas spontaném ent appuyées. D’autres ont servi à
couvrir des faux pas de l’adm inistration ou à enjo­
liver des compromis que les autorités ne voulaient
pas avouer. Ce fut le cas par exemple dans la crise
de Cuba. Dans d’autres circonstances, la désinfor­
m ation sert à désamorcer une opposition en diri­
geant le débat vers de fausses pistes ou en m ettant
en valeur des positions extrémistes afin de souligner
la « m odération » des décisions qui ne seront finale­
m ent pas prises.
Elle est un outil propre à déconsidérer les adver­
saires, que n’utilise pas seulement le pouvoir poli­
tique. Les médias sont un moyen puissant de
misinformation, Barack Obam a en sait quelque
chose. Le premier président noir des États-Unis
est en butte à la vindicte de la droite républicaine
la plus conservatrice, qui n’a pas hésité à le mettre
sur le même plan, comme « démocrate socialiste »,
qu’Hitler, le national-socialiste, et Lénine, le socia­
liste communiste. L’affiche a finalement été retirée
de la circulation mais la chaîne d’informations en
continu Fox News, aux mains des radicaux de droite,
n’en continue pas moins à dénoncer le socialisme
ram pant, représenté à ses yeux par la réforme de la
santé et le retour au big government.
La désinformation ne naît pas spontanément. Elle
a ses officines, ses penseurs, ses théoriciens. Elle crée
ses propres antidotes, sous la forme d’autres offi­
cines chargées de la contre-désinformation, si bien
que parfois les désinformateurs et leurs contradic­
teurs ont du mal à démêler le vrai du faux.
La désinformation ne fonctionne jamais mieux
que si elle revêt l’aspect du vraisemblable et si elle
est véhiculée par les moyens « d’information », et
d ’abord par ceux considérés comme les plus sérieux.
C’est pourquoi il sera aussi beaucoup question dans
les pages qui suivent de la presse, qui joue vraiment
son rôle quand elle a les moyens, la lucidité et le
courage de débusquer la désinformation derrière les
pièges de la communication.
George W. Bush
et les cachotteries
entre amis

aurait dû savoir à quoi s’en

S
cott M c C lellan
tenir. Il a commencé à être le porte-parole de
George W. Bush dès 1999, alors que celui-ci
était gouverneur du Texas. Il a fait toute la campagne
de 2000 avec lui, avant d’être le porte-parole adjoint
de la présidence puis d’assumer les fonctions de
responsable de la presse à la Maison Blanche de 2003
à 2006. Et le voici qui découvre tout d’un coup ce qui
est un secret de polichinelle pour le tout-Washing-
ton: George W. Bush a un rapport très distancié
avec la vérité et ses plus proches conseillers sont
des spécialistes de la désinformation, à comm en­
cer par le prem ier d’entre eux, Karl Rove, l’hom me
qui a fait « W ». En 2008, Scott McClellan n’en peut
plus. Il faut qu’il se confesse, qu’il fasse partager
ses tourm ents, les cas de conscience auxquels il a
été confronté quand il devait affronter les journa­
listes accrédités à la Maison Blanche. Il répondait
de son mieux, aux questions les plus insidieuses. Il
s’était donné une règle : ne pas mentir. Quand il ne
savait pas, il le reconnaissait. Quand il savait mais ne
pouvait pas parler, il avait trouvé une formule. Par
exemple : « Je ne vais pas commenter une affaire qui
fait l’objet d’une enquête officielle en cours. »
Et puis soudainement, en 2008, le voici qui publie
un livre, largement consacré aux mensonges de
la Maison Blanche. Il n’est pas le premier. On ne
compte plus les livres portant sur la présidence de
George W. Bush et com portant dans leur titre les
mots « mensonge », « fraude », « tromperie ». Sous
le titre W hat happened: Inside the Bush White House
and W hat’s Wrong With Washington, Scott McClellan
raconte une expérience particulièrement doulou­
reuse, singulière mais significative du mode de
fonctionnement du gouvernement américain sous
la présidence de Bush junior. « J’ai sans le vouloir
donné une fausse information, écrit-il. Et cinq des
plus hauts responsables du gouvernement ont été
impliqués dans cette affaire. » Suivent les noms de
cinq personnalités jouant un rôle im portant auprès
du Président ou du vice-président Dick Cheney : Karl
Rove, le conseiller spécial de Bush, certains diront
son âme damnée ; Lewis « Scooter » Libby, directeur
de cabinet du vice-président, un néoconservateur
issu de l’époque Reagan ; Dick Cheney, le directeur
de cabinet du Président et le Président lui-même.
L’affaire en question est un des à-côtés de la guerre
en Irak. Furieuse du témoignage d’un diplomate
américain qui, contrairement aux affirmations offi­
cielles, n’a trouvé aucun signe d’un trafic d ’uranium
entre le Niger et l’Irak de Saddam Hussein, la Maison
Blanche se venge en laissant filtrer l’appartenance de
sa femme à la CIA. C’est un délit fédéral. Les deux
responsables directs de cette fuite, passible des tribu­
naux, sont Karl Rove et Scooter Libby. Interrogé par
les journalistes, Scott McClellan les défend, en affir­
m ant qu’ils n’ont rien à voir avec cette affaire. Il fait
mieux que les défendre. Pour preuve de sa bonne foi,
pour m ontrer qu’il ne s’agit pas de dénégations non-
fondées, il déclare à la presse qu’il a vérifié l’informa­
tion auprès des intéressés. Ceux-ci l’ont assuré qu’ils
n’étaient pas dans le coup. « J’en étais sûr, ajoute-t-il,
mais j’aime vérifier mes informations afin d’être le
plus précis possible devant vous [les journalistes] et
c’est exactement ce que j’ai fait. »
Scott McClellan s’aperçoit - un peu tardivement ?
- que son travail ne consiste pas à donner des infor­
mations aux journalistes mais à projeter la réalité
telle que la Maison Blanche voudrait que le monde
la voie plutôt que telle qu’elle est. Le mépris que lui
manifestent ensuite les journalistes accrédités à la
présidence le décide à jeter l’éponge.

PROPAGANDE

La politique étrangère et l’Irak ne sont pas les


seuls sujets sur lesquels le Président et ses conseillers
cherchent à trom per les médias et l’opinion. Lors
de l’ouragan Katrina, la Maison Blanche a d’abord
réagi en refusant de reconnaître la réalité de la catas­
trophe avant de mettre en scène, de manière totale­
m ent artificielle, l’intervention de George W. Bush.
McClellan charge Karl Rove, peut-être pour mieux
dédouaner le Président lui-même, pour lequel il
garde toute son admiration. Il pense que George W.
Bush a lui aussi été trompé par ses conseillers. Quand
il confirmait une information fausse à son secrétaire
de presse, il le faisait de bonne foi. « Je continue à
aimer et à admirer le président Bush, écrit-il. Mais
lui et ses conseillers confondent une campagne de
propagande avec le haut niveau d’honnêteté qui est
fondamentalement nécessaire pour construire et
conserver le soutien populaire, en temps de guerre...
De ce point de vue, il [le Président] était terriblement
desservi par ses principaux conseillers, en particulier
ceux impliqués directement dans les affaires de sécu­
rité nationale. »
L’histoire de Scott McClellan serait pathétique
si elle était isolée. Mais nom bre de collaborateurs,
ayant occupé un rang plus ou moins élevé dans l’ad­
m inistration Bush, l’ont quittée avec ce sentim ent
d ’avoir été trompés. Ils ne rem ettent pas en cause la
politique suivi par le Président, bien que certains - et
McClellan est l’un d’eux - constatent a posteriori que
l’aventure irakienne est un fiasco qui pèsera long­
temps sur les États-Unis. Ils dénoncent les méthodes
d ’une coterie qui a utilisé le peu d’intérêt bien connu
de George W. Bush pour les faits afin de construire
un récit politique n’ayant qu’un rapport lointain
avec la réalité. Le Président n’est pas a fact-checker ni
a statistician, disait-on quand le Président énonçait
des faits ou des chiffres de toute évidence erronés.
En 2002, le Washington Post a consacré sa « une »
entière aux contre-vérités proférées par le Président
et ses collaborateurs. Le journal a soigneusement
évité d ’employer le m ot « mensonge », sans doute
par respect pour la fonction, mais a trouvé des péri­
phrases pour signifier la même chose : « Pour Bush,
les faits sont malléables. La tradition présidentielle
d’enjoliver des affirmations essentielles continue. »
Il faisait allusion à d’autres occupants de la Maison
Blanche qui, pour les besoins de leur cause, souvent
déguisée en celle de l’Amérique tout entière, avaient
pris quelques libertés avec la vérité historique.

UNE LONGUE TRADITION

La tradition remonte loin. À l’époque contempo­


raine, c’est Kennedy passant sous silence le m archan­
dage conclu avec Khrouchtchev, la suppression des
fusées soviétiques à Cuba contre celle des fusées
américaines en Turquie; ou Johnson, utilisant un
faux incident dans le golfe du Tonkin pour élargir la
guerre au Vietnam. Ou encore Nixon qui expliquait
benoîtem ent que les écoutes du Watergate concer­
naient la sécurité nationale alors qu’il s’agissait de
sa prochaine réélection. Pour embrouiller l’inter­
locuteur, il s’entendait bien avec son conseiller en
politique étrangère, Henry Kissinger, dont un des
biographes vante « le talent de dissimulation, quand
c’est nécessaire, son habileté inhabituelle à raconter
à dix personnes des histoires totalement différentes
sur ce dont il est en train de s’occuper et de se rappe­
ler quelle version il a raconté à quelle personne ».
O u encore Ronald Reagan qui a donné plusieurs
versions du scandale connu sous le nom d’Irangate,
qui violait doublement la législation américaine, par
des livraisons d ’armes à l’Iran, théoriquem ent sous
embargo, et aux Contras du Nicaragua, pour lesquels
le Congrès avait soigneusement limité les aides.
Encore s’agit-il de cas particuliers, aussi im por­
tants soient-ils dans l’histoire politique américaine.
Avec la présidence de George W. Bush, on a l’im ­
pression d ’avoir affaire non plus à quelques épisodes
isolés - et la rhétorique qui a précédé la guerre en
Irak vient tout de suite à l’esprit - , mais à un système
de gouvernement. La cheville ouvrière en a été sans
conteste Karl Rove, mais celui-ci a pu développer ses
mauvais coups parce qu’il les m ettait au service d’un
Président parfaitement réceptif. Interrogé un jour
sur ses turpitudes de jeunesse, et notam m ent sur le
point de savoir s’il avait pris de la cocaïne, George
W. Bush avait répondu ne plus s’en souvenir. Pour
Karl Rove, il fallait détruire cette image de fils à papa
pour transform er « W » en héraut de l’Amérique
profonde et bien-pensante, en ce candidat (en 2000)
qui avait de la « compassion » pour les pauvres - et
de la sollicitude pour les riches. Puis, en 2004, en
faire l’hom m e fort qui allait protéger cette même
Amérique contre tous ses ennemis de l’intérieur
comme de l’extérieur.
De la bière et des filles
Pour y parvenir, Karl Rove a toutes les lettres de
créance nécessaires. Il a rencontré George W. en 1973,
sur un quai de Union Station à Washington. Il doit
lui remettre les clés d’une voiture prêtée par Papa.
Avant de se remettre à son service, il a fait ses classes
dans l’organisation du parti républicain. Alors qu’il
était encore dans les organisations de jeunesse, il
s’est introduit chez le candidat démocrate au poste
de gouverneur de l’Illinois, lui a dérobé du papier
à entête et a invité en son nom le bon peuple à une
party où il y aurait « de la bière et des filles » dans les
quartiers louches de la ville. En 1986, il a été soup­
çonné d ’avoir placé lui-même un micro sous son
bureau pour déclencher une tempête médiatique
contre les prétendants démocrates.
Quelques années plus tard, pour aider George W.
Bush à devenir gouverneur du Texas, il a orches­
tré une campagne contre la sortante Ann Richards,
accusée de privilégier les lesbiennes dans la distribu­
tion des postes. En 2000, c’est un républicain, John
McCain, concurrent de George W. dans la campagne
des primaires, qui a été la cible de rum eurs sur sa
santé mentale et sa sexualité. Pendant ce temps, le
candidat démocrate John Kerry voyait ses états de
service au Vietnam mis en doute injustement par
une vague association d ’anciens combattants. Toutes
ces vilenies sont mises au compte de Karl Rove, qui
ne mérite peut-être pas autant de déshonneur.
Pas étonnant qu’avec un tel chaperon, Bush ait
battu Al Gore en 2000 grâce au recomptage des voix
en Floride et qu’il ait réussi à se faire (ré)élire en
2004 malgré une popularité au plus bas et l’aventure
en Irak qui avait déjà mal tourné.
Toutefois, il serait simpliste de croire que seul un
penchant pour les coups tordus lie les deux hommes.
Ils ont aussi des convictions. Ils croient dans la
mission particulière de l’Amérique, la « destinée
manifeste » inventée au xvme siècle. Cette vocation
a été renforcée par les attentats du 11 septembre
2001, qui ont m ontré à la fois la vulnérabilité des
États-Unis et leur capacité à réagir. Les intellec­
tuels néoconservateurs qui entouraient George W.
Bush, notam m ent au cours de son premier mandat,
ont apporté un emballage stratégique à une poli­
tique à laquelle Karl Rove, avec ses manipulations
et ses formules simplistes, a donné une traduction
électorale. Que tous aient concouru pour créer une
fausse réalité justifiant la guerre en Irak est une autre
histoire. Mais une histoire connue, répétitive, dont
un précédent remonte au milieu du xixe siècle.
La première guerre
médiatique

o u r décla r er la guerre, il faut une raison et un

P prétexte. La crédibilité du prétexte invoqué


est en général inversement proportionnelle
à la valeur de la raison profonde. Moins celle-ci
est avouable, plus l’incident déclencheur doit être
manifeste. Q uand il est élu président des États-Unis
en 1844, James Polk n’est pas à proprem ent parler
un va-t-en-guerre. Il veut sim plem ent agrandir le
territoire de l’Union, en direction de l’ouest et si
possible du sud. Les argum ents ne m anquent pas.
Ils sont économiques, hum ains, techniques, straté­
giques. Le pays est jeune, gonflé d ’optimisme. En
ce milieu du xixe siècle, les récentes découvertes
laissent à penser que des possibilités infinies s’ou­
vrent. L’Union est considérée comme une go-ahead
nation, un go-ahead people, une nation, un peuple
qui vont de l’avant. Un des symboles de cet élan
vers l’avenir est la m achine à vapeur, la locom o­
tive, qui devient la m étaphore de l’ingéniosité et du
développem ent américains.
En 1845, un journaliste de The Démocratie Review,
John L. O’Sullivan, affirme que le peuple américain
a « une destinée manifeste ». L’expression fera florès.
À l’époque, il l’emploie pour une cause précise : l’an­
nexion du Texas, dont le Mexique n’a reconnu ni la
sécession ni l’indépendance. La destinée des États-
Unis est d ’élargir ses frontières, agrandir l’espace
de liberté et répandre la démocratie. Il ne faut pas
confondre cet expansionnisme avec un impérialisme
classique, disent les partisans de la « destinée m ani­
feste ». Le modèle républicain que se sont donné les
pères fondateurs - en fait, la majorité des Américains
croit que c’est Dieu qui le leur a donné - comporte
des obligations. Distribuer ses bienfaits autour de
soi, les transmettre aux autres régions et peuples.
Les États-Unis sont destinés à entraîner les autres
pays vers la liberté et la démocratie, à leur m ontrer
le chemin du progrès, du développement industriel,
des réalisations culturelles et intellectuelles.

UNE NATION À PART

Tous les penseurs et hommes politiques de cette


moitié du xixe siècle aux États-Unis ne sont pas d’ac­
cord avec ces thèses. Si très peu contestent que leur
pays a un destin à part des autres nations, tous ne
l’interprètent pas dans une veine impérialiste. Au
contraire. Si les Américains ne sont pas une nation
comme une autre, ils ne doivent pas se comporter
comme les autres.
Dans la presse du parti des whigs, qui pour la
plupart se retrouveront chez les Républicains à la fin
des années 1850, on est très sévère pour la politique
expansionniste. Surtout quand elle se développe
aux dépens d ’un pays voisin, chrétien de surcroît.
La colonisation des terres de l’Ouest est naturelle.
L’annexion de territoires appartenant à un autre
État est contraire au génie de l’Amérique, aux prin­
cipes des pères fondateurs et du républicanisme qui
a présidé à sa création. De plus, les expansionnistes
se recrutent souvent chez les partisans sudistes de
l’esclavage. En s’emparant de nouveaux territoires,
ils veulent détruire le rapport entre les États esclava­
gistes et les États abolitionnistes.
Enfin, en s’étendant tous azimuts, les États-Unis
exposent leurs principes de démocratie, de répu­
blique, de liberté à la vindicte d’ennemis exté­
rieurs, alors que leur devoir prem ier est de cultiver
ces principes à l’intérieur. L’esprit romantique qui
sous-tend l’idée d’un développement sans limites
est une menace pour la pureté du rêve américain.
Ce sera toujours à travers les siècles le discours des
isolationnistes.

L’ANNEXION DU TEXAS

James Polk n’est pas de ce bord-là. Comme candi­


dat démocrate à la présidence, en 1844, il s’est
prononcé en faveur de l’annexion du Texas. Cet
État avait conquis son indépendance du Mexique
en 1835, mais Mexico ne l’avait jamais reconnu.
En 1845, le Président en fin de m andat John Tyler
—à l’époque, la passation des pouvoirs avait lieu en
avril, et non en janvier comme m aintenant - décide
l’annexion du Texas et Mexico rom pt les relations
diplomatiques avec Washington. Les États-Unis et le
Mexique sont au bord de la guerre. Les responsables
à Washington ont l’air pressés d’en découdre. « Le
premier coup qui sera tiré par les Mexicains sera le
signal d ’hostilités vigoureuses et efficaces de la part
des États-Unis », écrit le Washington Union, le jour­
nal du gouvernement, dès le 9 juillet 1845.
Deux incidents précipitent le conflit. Les autori­
tés mexicaines, qui changent au gré des révolutions
de palais, refusent de recevoir John Slidell, l’envoyé
spécial du président Polk. Et surtout, un incident
armé a lieu au sud du Texas. Le président Polk a
envoyé le général Taylor et 3 500 soldats au-delà de la
rivière Nueces, qui m arquait la frontière sud du Texas
avant l’indépendance. Mais le Texas veut s’étendre
au-delà, jusqu’au Rio Grande, et Polk considère le
territoire entre les deux cours d’eau comme appar­
tenant aux États-Unis. Le 8 mai 1846, le Président
réunit son cabinet à la Maison Blanche et explique
que si les Mexicains attaquent les forces américaines,
il enverra un message au Congrès dem andant une
déclaration de guerre.
Polk n’est pas encore au courant de « l’affaire
T hornton ». Quelques jours plus tôt, en effet,
une patrouille de l’US Army de 63 hom m es a été
attaquée par 2 000 cavaliers mexicains et mise en
déroute dans le territoire contesté. Onze soldats
américains ont été tués, les autres faits prisonniers,
dont le capitaine T hornton qui com m andait le
détachement.
Quand Polk est informé, il sait qu’il tient le casus
belli qu’il attendait depuis longtemps. Le 11 mai, il
adresse au Congrès un message qui déclare : « Le
Mexique a envahi notre territoire et versé le sang
américain sur le sol américain, j’invoque l’interven­
tion urgente du Congrès pour qu’il reconnaisse offi­
ciellement l’existence d’une guerre commencée par
le Mexique. » Les démocrates votent pour à une écra­
sante majorité ; les whigs se divisent. S’ils contestent
que le Mexique soit responsable de la guerre et s’ils
soupçonnent le Président d’avoir cherché l’affron­
tement pour justifier sa politique expansionniste,
ils ne veulent pas apparaître comme de mauvais
Américains. Quand l’honneur du drapeau est en jeu,
l’unité de la nation est sacrée. Les journaux titrent :
« Les Mexicains tuent nos boys au Texas. »

LA PENNY PRESS

C’est le thème dom inant de la penny press, la presse


bon marché, à un penny, qui est en plein développe­
ment au milieu du xixe siècle. Alors que les journaux
coûtaient auparavant plusieurs cents et s’adressaient
à un lectorat cultivé mais restreint, la nouvelle presse
tire profit des progrès techniques. L’apparition des
rotatives en 1846 rend possible la production de
masse des journaux; le train, le bateau à vapeur,
perm ettent la distribution sur un marché national et
non plus seulement local ou régional. Depuis 1844,
le télégraphe perm et de transmettre des mots par
câble. Ces changements coïncident avec la guerre du
Mexique, la première guerre « médiatique » de l’his­
toire. C’est la première guerre à l’étranger « couverte »
par des correspondants de guerre américains. La
presse a établi une ligne de communication de deux
mille miles (plus de 3 200 km), plus rapide que les
courriers militaires ou la poste US. C’est ainsi que
le président Polk apprendra la victoire de Veracruz
(en mars 1847) grâce à un télégramme du Baltimore
Sun.
Même si les buts de guerre laissent perplexes
nom bre de responsables de journaux, la penny press
rend compte avec enthousiasme des victoires améri­
caines. Surtout, les profits gonflent. James Gordon
Bennett, du New York Herald, se voit « au début de
changements vastes et inconnus dans la destinée des
nations ». Les grosses nouvelles sont l’occasion de
sortir des éditions spéciales qui sont vendues dans
les rues par une armée de newsboys. De New York à
la Nouvelle-Orléans, la ville la plus proche des lieux
des combats, la presse a mis en place un système de
transmission des informations. « C’est une création
des temps modernes, explique Bennett à ses lecteurs,
et elle est caractéristique du peuple américain1. »
Plusieurs journaux new-yorkais sont à l’origine de
ce système de « syndication2 » avec l’heure, auquel
se sont joints d ’autres publications, The Philadelphia
North American and Public Ledger, The Baltimore
Sun, The Charleston Courier et The New Orléans
Picayune.
C’est ce dernier qui est à la pointe dans la collecte
de l’information. Son correspondant vedette sur les
lieux des affrontements est George Wilkins Kendall,
cofondateur et coéditeur du New Orléans Picayune.
Du côté de l’armée américaine, il a couvert toutes
les grandes batailles contre l’armée mexicaine, avec
1. Les éditeurs am éricains créeront aussi plusieurs jo urnaux au Mexique et
un autre à la Nouvelle-Orléans en langue espagnole, La Patria.
2. Un journaliste travaille p o u r plusieurs organes de presse, auxquels il vend
ses articles à travers une agence spécialisée.
une dizaine d ’autres envoyés spéciaux. Une excep­
tion au moins : la seule femme, correspondante de
guerre, Jane McManus Storm, qui travaille sous le
pseudonyme de Montgomery ou Cara M ontgomery
pour le New York Sun, écrit depuis l’arrière des lignes
mexicaines. Elle critique l’effort de guerre américain
et l’attitude de ses collègues.
La plupart d ’entre eux soutiennent la guerre
comme expression de la « destinée manifeste » de
l’Amérique. Ils rendent compte aussi des difficultés
rencontrées par les soldats souvent isolés à l’inté­
rieur du Mexique. Ils dressent la statue des héros
de la guerre, le général Zachary Taylor, qui sera élu
président en 1848, ou le général Wilfried Scott.

PARTIS-PRIS

En même temps, ils entretiennent les partis-pris


répandus à propos des Mexicains. Voici com m ent
The New Orléans Bulletin présente « l’ennemi » à
la veille de la guerre: «L’entière population des
États mexicains, vingt-deux au total, est estimée à
7 millions d ’individus. Il faut en déduire les Indiens,
les métis et les nègres qui représentent environ six
septièmes de la population. Ils sont ni plus ni moins
que des esclaves et une classe trop ignorante et
déchue pour entrer dans les statistiques militaires
du pays. Par leur vigueur physique et leurs capacités
intellectuelles, on les dit bien inférieurs aux nègres
du Sud [des États-Unis!. Si l’on ne compte pas cette
partie de la population, il reste environ un million
de Mexicains dont on peut dire qu’ils ont une pure
ascendance espagnole ou européenne, et sur lesquels
la défense du pays peut reposer. Mais même cette
petite fraction de la population est largement dégé­
nérée et, comparés aux Espagnols de l’époque de
Cortez ou aux Anglo-Saxons actuels, on peut dire
que c’est une race efféminée. »
La guerre du Mexique a-t-elle donné lieu à une
vaste entreprise de désinform ation? Même si le
terme n’existait pas encore au milieu du xixe siècle,
la réponse est positive. Pour plusieurs raisons.
D’abord, il paraît certain aujourd’hui, aux yeux
des historiens, que le président James Polk était
convaincu que le conflit était inévitable et qu’il avait
décidé de le m ener avant même l’affaire Thornton.
En 1991, un responsable de la CIA d’origine texane,
qui avait été en mission en Angola dans les années
1970, donne ainsi sa version de la guerre avec le
Mexique : « On a offert deux dollars à chaque
soldat qui s’engagerait. On n’en a pas trouvé assez.
O n a offert cent acres [5 000 ares] à toute personne
qui deviendrait un ancien com battant. O n n’en a
toujours pas trouvé assez. Alors, le général Zachary
Taylor a été envoyé là-bas pour parader des deux
côtés de la frontière - une frontière disputée -
jusqu’à ce que les Mexicains tirent sur lui. Quand la
nation s’est réveillée, elle était en guerre. »
Si ce prétexte ne lui avait pas été fourni par les
Mexicains, Polk en aurait trouvé un autre. Les
whigs, qui étaient opposés à la guerre, ont baptisé
l’affrontem ent avec le Mexique « la guerre de M.
Polk ». « Peuple des États-Unis, vos dirigeants
vous ont précipités dans un abîme sans fond de
crime et de calamité », ajoutaient-ils. Sans tom ber
dans les anachronismes, on ne peut s’empêcher
de penser à l’Irak et à « la guerre de M. Bush ». En
envoyant des troupes au-delà de la rivière Nueces,
le Président savait que l’incident arm é avec les
Mexicains était program m é. Le représentant du
Kentucky à la Chambre, Garett Davis, s’était élevé,
le 21 mai 1846, contre l’affirmation de Polk, selon
laquelle le Mexique avait commencé la guerre.
« C’est notre Président qui a commencé la guerre,
avait-t-il dit, et sans l’approbation du Congrès. Il
sacrifie des hom m es pour couvrir ses erreurs et son
incompétence. »
Le correspondant à Washington du New York
Herald soupçonne les autorités de vouloir piller le
Mexique pour que le Texas puisse rembourser ses
dettes. Il n’y a pas jusqu’au général Taylor qui n’ait
des doutes. Un mois avant la fin des combats, il
déposera un am endem ent à la Chambre des repré­
sentants contre « une guerre inutile et inconstitu­
tionnelle ordonnée par le président des États-Unis ».
Il est vrai qu’à cette époque, il visait déjà le siège de
Polk, qu’il obtiendra en effet.

UN TERRITOIRE CONTESTÉ

Le deuxième thèm e sur lequel la désinformation a


fonctionné à plein est le statut du territoire compris
entre les cours d’eau Nueces et Rio Grande. Pour
les autorités texanes et fédérales', il ne faisait aucun
doute qu’il appartenait au Texas et donc aux États-
Unis. Les traités de Velasco, qui avaient mis fin en
1836 à la guerre entre le Mexique et le Texas, recon­
naissaient le Rio Grande comme frontière entre les
deux États, mais ils n’ont jamais été ratifiés par le
congrès mexicain et la frontière n’a donc pas été
reconnue par Mexico. En envoyant des patrouilles
au-delà du Nueces, Polk savait qu’il préparait une
provocation.
En 1848, le New York Tribune publie un cour­
rier d’un lecteur signé simplement « un Texan ». Il
explique qu’il est faux de croire que le gouverne­
ment du Texas ait le droit d’exercer une quelconque
autorité sur le territoire compris entre le Nueces et
le Rio Grande. Il raconte comment, membre d’un
groupe de protection des frontières du Texas, il
avait des instructions précises de « ne pas franchir le
Nueces ». Démobilisé, il demande à un juge texan s’il
a le droit de s’installer comme fermier à l’ouest du
Nueces : « Sa réponse a été que le territoire du Texas
ne s’étend pas au-delà du Nueces. C’était à l’automne
1839 », conclut le correspondant.
Le troisième point concerne la volonté, cachée,
d ’acquérir de nouveaux territoires. Le gouver­
nem ent niait farouchem ent cette volonté. Mais
le magazine Démocratie Review m ontrait sans
ambages que l’objectif de la guerre était de conqué­
rir tout le Mexique. D’ailleurs, le président Polk avait
lui-m êm e suggéré l’occupation du Yucatan, un État
du Mexique. Les whigs le soupçonnaient de vouloir
détourner l’attention des scandales de corruption
qui avaient émaillé sa présidence. Après la défaite
du Mexique, en 1847, et le traité de Guadalupe
Hidalgo, les États-Unis se sont agrandis des États
de Californie, Arizona, Utah, Nouveau-Mexique,
Nevada et de quelques territoires sur trois autres
États. Un historien conclut: Polk sera toujours
sévèrement jugé pour la guerre du Mexique. Il lui
revient sans conteste d’avoir fait des États-Unis un
empire transcontinental. En même temps, il est
responsable d ’un recul de l’idéalisme qui prévalait
au xvme siècle.
Une splendide
petite guerre des médias

a guerre avec le Mexique est une sorte de


prélude à la guerre civile (1861-1865), la
guerre de sécession entre les États du Sud
qui veulent maintenir l’esclavage, voire l’étendre
aux États rejoignant l’Union, et les États du Nord
qui veulent le limiter, voire l’abolir. Elle est aussi le
premier acte de la politique impérialiste des États-
Unis qui se développe à la fin du xixe siècle, de Cuba
aux Philippines, avec la guerre contre l’Espagne.
Dans l’Histoire, trois attaques contre leur flotte ont
précipité les États-Unis dans la guerre: la destruc­
tion du cuirassé Maine en 1898, Pearl Harbour en
1941, l’attaque contre le Maddox dans le golfe du
Tonkin en 1964. La première et la dernière étaient,
selon toute vraisemblance, fabriquées ou exagérées.
Si la guerre avec le Mexique a été la première « guerre
médiatique », la guerre avec l’Espagne, un demi-siècle
plus tard, a été la première « guerre des médias ». C’est
la grande époque de la yellow press, la presse jaune.
L’expression est restée pour désigner les journaux à
sensation. À la fin du XIXe siècle, un petit bonhomme
habillé d’une tunique jaune dans une bande dessinée
du New York World, le journal de Joseph Pulitzer, dont
l’auteur, R.F. Outcault, était convoité par la publication
rivale, le New York Journal de William Randolph Hearst,
a donné son nom à ce genre de presse. La description
des crimes les plus sordides, avec force détails et illus­
trations, attirait un public lassé des nouvelles politiques
encombrant les journaux sérieux.
L’exactitude des informations n’est pas le souci
principal de la presse jaune. Le mélodrame et l’exa­
gération sont ses recettes préférées. Comme le veut
une sentence de l’époque, « ils colorent les bandes
dessinées mais ils colorent aussi les nouvelles ». La
guerre avec l’Espagne à propos de Cuba, en 1898,
allait donner à la diffusion de la presse jaune le coup
de pouce qu’elle espérait.
Depuis des années déjà, une partie des Cubains s’est
révoltée contre le colonisateur espagnol et réclame
l’indépendance pour l’île caraïbe. Inquiets surtout de
l’instabilité qui risque de se développer à leur porte,
les États-Unis gardent une distance prudente. Le
président Grover Cleveland est déterminé à préser­
ver une forme de neutralité et son successeur William
McKinley est d ’abord bien décidé à en faire autant.

LE « BOUCHER » DE CUBA

Cependant, la presse américaine semble avoir


trouvé avec Cuba son terrain de prédilection. Hearst
est le prem ier à y envoyer une équipe. Elle a une
mission bien précise : décrire les atrocités commises
par ces barbares d’Espagnols contre les gentils
Cubains. L’Espagne est présentée sous les traits
d ’un m onstre brutal et inhumain, tandis que Cuba
apparaît sous les traits d’une jolie jeune fille blanche
maltraitée par le monstre. En 1896, Madrid a nom m é
un nouveau gouverneur, le général Valeriano Weyler.
Le New York Journal le surnom m e tout de suite « le
iboucher». Le 17 janvier 1897, le quotidien titre
I un article: « Weyler jette des nonnes en prison. Le
boucher mène une guerre brutale contre des femmes
sans défense. » Weyler m et en place une politique
connue sous le nom de reconcentrado: il rassemble
les Cubains dans des villages pour les m ettre à l’abri
de la guérilla et les contrôler. Les prisonniers sont
mis dans des camps que la presse américaine qualifie
de « camps de la m ort ». Les journaux m ontrent des
enfants cubains émaciés, rapportent des atrocités et
des exécutions en masse de détenus et de sympathi­
sants de la guérilla. Bien sûr, certains de ces événe­
ments sont vrais, mais la plupart sont très exagérés.
En 1898, la presse américaine estime à 400 000 le
nom bre de Cubains m orts pendant la révolution.
La moitié est un chiffre sans doute plus proche de
la vérité.
Que la situation soit moins dramatique que ne la
présente ordinairem ent la presse jaune, la réaction
d ’un des grands journalistes du New York Journal
à son arrivée à La Havane le montre. Frederik
Remington, qui doit illustrer les articles de ses
dessins, envoie un télégramme à son patron : « Pas
de guerre ici. Demande à être rappelé. » Hearst
réplique: « Fournissez-moi les images, je vous four­
nirai la guerre. » Il a affrété des yachts pour transpor­
ter ses journalistes sur l’île. Avec la multiplication des
articles sur Cuba et la fièvre nationaliste, la diffusion
des journaux augmente, et avec les ventes, la concur­
rence entre eux. Comme tout le monde n’a pas les
moyens de Hearst, la qualité a tendance à baisser.
Les journaux se piquent les meilleures histoires.
En juillet 1898, apparaît par provocation dans le
Journal un article sur la m ort d’un certain colonel
Reflipe W. Thenuz. Son nom est, en anglais, une
anagramme de « nous pillons vos infos ». Le jour
suivant, le World de Joseph Pulitzer publie la même
information, avec plus de détails pour en accroître
la vraisemblance. Le Journal s’est gaussé pendant
des mois de son confrère qui gardait un silence gêné
quant à une bourde qui en disait long sur la rivalité
entre les deux publications.
Entretemps, la bataille du sensationnalisme n’a
pas cessé, augmentant le climat de tension et provo­
quant une montée inexorable vers la guerre. La
presse jaune ne recule devant rien: les Espagnols
se seraient rendus coupables de cannibalisme; des
atrocités ont été commises contre les femmes; les
Espagnols sont sans pitié, « pires que des Kurdes »
et « les vautours volent au-dessus des m ourants »,
écrit Julian Hawthorne, un des envoyés spéciaux du
Journal. Les Cubains « m eurent plus vite et plus faci­
lement que les Hindoos [sic] qui ont, c’est vrai, l’ha­
bitude d ’avoir faim toute leur vie ». Les journalistes
citent des témoins oculaires, produisent des images
truquées des exactions commises par les Espagnols
dont la traîtrise est légendaire.
Chauffée à blanc, l’opinion américaine pousse à
la guerre un président McKinley toujours réticent.
Mais deux incidents m ettent le feu aux poudres.
Le prem ier est la publication dans le Journal d’une
lettre privée, envoyée par l’ambassadeur d ’Espagne
à W ashington, Enrique Dupuy de Lôme, à un ami
espagnol, José Canalejas, un éditeur et hom m e
politique influent. Elle a abouti dans les mains des
rebelles cubains. Elle est sévère pour McKinley,
présenté comme « un faible qui recherche l’adm i­
ration de la foule, un politicien de bas étage qui
veut me laisser une porte ouverte tout en flattant
les nationalistes de son parti ». Dupuy de Lôme est
contre la politique d’apaisement entre les ÉJ^ts-
Unis et l’Espagne et contre des négociations avec
les rebelles cubains. Sa lettre, qui devait rester
confidentielle, manifeste cette opposition. Sachant
qu’elle allait être rendue publique, M adrid l’avait
rappelé, avant même que William Randolph Hearst
n ’en fasse ses choux gras : « La plus grande insulte
de toute l’histoire infligée aux États-Unis », titre le
New York Journal.

« REMEMBER THE MAINE ! »

Le deuxième incident implique le cuirassé USS


Maine. Sa visite dans le port de La Havane a été
demandée par le consul général américain, le géné­
ral Fitzhugh Lee, un neveu du célèbre général Lee
qui a commandé les confédérés pendant la guerre de
sécession. C’est à la fois un geste de bonne volonté
entre l’Espagne et les États-Unis, et un avertissement
que les Américains n’hésiteront pas à défendre leurs
ressortissants présents à Cuba. Au soir du 15 février
1898, le com m andant du Maine, le capitaine Charles
D. Sigsbee est en train d’écrire une lettre à sa femme.
« Tout est calme », dit-il. Il évoque les échanges de
visites de courtoisie avec les autorités espagnoles,
qu’il apprécie bien qu’il trouve les corridas « un peu
barbares ». Soudain, une explosion ébranle le navire
qui commence à couler. Les marins des bâtiments
espagnols voisins viennent en aide aux Américains,
notam m ent l’équipage du Alfonso XII, dira Sigsbee.
À contrecœur, le capitaine abandonne son navire,
qui continue de brûler toute la nuit dans la rade de
La Havane. 254 marins américains sont morts et 55
sont blessés.
Dans un premier temps, les médias américains, y
compris la presse jaune, se m ontrent circonspects.
Suivant les conseils du capitaine Sigsbee, elle conclut
qu’il est trop tôt pour désigner des coupables. Même
le San Francisco Examiner, du groupe Heardt, place
un point d ’interrogation à la fin de son titre : « La
question est sur toutes les lèvres : une torpille espa­
gnole a-t-elle fait ce sale boulot? » Le World admet
qu’il y a quelques doutes que l’explosion « ait eu lieu
SUR le Maine ». Le San Francisco Chronicle donne
la parole aux Espagnols. Toutefois cette retenue ne
dure que deux jours. Ensuite, la presse américaine
se déchaîne. Les journaux de Hearst titrent en gros
caractères : « Le Maine explosé par une torpille », et
en-dessous, en petites lettres : « C’est l’avis qui m ain­
tenant gagne du terrain. » Ils offrent 50 000,00 $
à quiconque fournira une « information exclu­
sive pouvant mener à la ou les personnes, ou au
gouvernement criminels qui sont responsables de la
destruction à La Havane du USS Maine ». À partir de
ce jour, le Journal consacre huit pages quotidiennes
à l’affaire.
La presse jaune est convaincue, et tente de
convaincre ses lecteurs, que la guerre est inévitable.
Le Examiner titre : « S’il y a eu trahison, l’Espagne doit
payer » et explique que le Golden Gâte sera miné au
cas où la flotte espagnole mouillant aux Philippines
ferait route vers l’Amérique. Le 21 mars, une vague
commission conclut qu’une mine sous-marine est à
l’origine de la destruction du cuirassé américain. Du
côté espagnol, on énumère les éléments plaidant en
faveur d ’une explosion interne au Maine, mais seul
le Chronicle m entionne cette version3. La tension
m onte de jour en jour, ainsi que la pression sur le
président McKinley. Les voix raisonnables sont rares.
Edwin L. Godkin, du magazine The Nation, critique
les quotidiens de Hearst et de Pulitzer: « Rien n’est
plus honteux que le comportement de ces journaux
dans l’histoire de la presse américaine. » Le secré­
taire d ’État à la Marine, Long, note : « Une intense
excitation couve. La m oindre étincelle peut conduire
à une guerre avec l’Espagne. »
La majorité des historiens américains estime que
la réaction de l’opinion, à la fois reflétée et encoura­
gée par la presse jaune, a obligé McKinley à présen­
ter de nouvelles exigences à l’Espagne. Si le New York
Times continue de titrer: «L’explosion du Maine
toujours mystérieuse », le World de Joseph Pulitzer
estime que « les femmes américaines sont prêtes à
sacrifier leurs maris, leurs fils, leurs bien-aimés pour
3. En 1976, une com m ission dirigée par l’amiral américain H ym an Rickover
conclura qu’il n’y a pas de preuve d ’une cause externe à l’explosion du
Maine. La source était interne, probablem ent provoquée par la poussière de
charbon. Le magasin d ’arm es et de m unitions était dangereusem ent placé à
droite de la soute à charbon.
défendre l’honneur de la nation ». Même les publi­
cités jouent sur le conflit à venir: « N ’attendez pas
que la guerre soit finie ou que les prix m ontent pour
vous procurer l’essentiel ! »

« SAUVER L’HONNEUR DE LA NATION »

La pression publique augmente, ce qui amène de


plus en plus de journaux à écrire des articles sur
cette pression, décuplant les effets dans l’opinion.
Dans une espèce de retournem ent des institutions,
le Congrès est à deux doigts de passer une déclara­
tion de guerre sans l’approbation du Président, alors
que la Constitution prévoit que le Président, en tant
que com m andant en chef, doit avoir l’approbation
du Congrès pour mobiliser les troupes. « Les deux
Chambres font pression sur McKinley pour sauver
l’honneur de la nation », titrent les journaux du
groupe Hearst.
Placée devant une déclaration de guerre im m i­
nente, l’Espagne fait le premier pas et déclare la
guerre aux États-Unis le 23 avril 1898. À la demande
du Président, le Congrès américain suit le 23, avec
effet rétroactif au 21, afin de légitimer le blocus de
Cuba qui avait déjà commencé. Le Examiner clame :
« C’est le triom phe du nouveau journalisme. » Il
n’y avait là aucune surprise. Depuis des années, le
ministère de la Marine préparait des plans en vue
d ’une guerre avec l’Espagne. Sous-secrétaire à la
Marine, le futur président Théodore Roosevelt veut
construire une flotte qui sera la plus puissante du
m onde et portera le drapeau américain aux quatre
coins du globe.
Cela dit, il démissionne pour prendre à Cuba
le commandement d’un groupe de Cavaliers des
Montagnes rocheuses (Rocky M ountain Riders ou
Rough Riders). À leur tête, il se distingue dans la
prise de la colline de San Juan. Quelques jours plus
tard, le New York World publie un dessin de Remigton
immortalisant la bataille. En fait, Remington n’était
pas sur place le jour fatidique. Il a demandé aux
Rough Riders de rejouer la scène pour lui.
Si ce n’est pas la presse jaune qui a provoqué la
guerre, Hearst avait tout de même des raisons de
l’appeler « the Journal’s war ». D’ailleurs, William
Randolph Hearst s’est rendu lui-même à Cuba
pendant les hostilités, parcourant le terrain avec ses
correspondants. À l’un d’eux, James Creelma, qui
venait d ’être blessé au cours d’un affrontement, il eut
ces mots de réconfort : « Je suis désolé que vous ayez
été touché. Mais n’est-ce pas un splendide combat ?
Nous battons tous les journaux du monde. »
Le conflit durera quatre mois. Dans le Pacifique, la
flotte espagnole est coulée dans la rade de Manille dès
le 1er mai 1898 par les navires américains en prove­
nance de Hong Kong. La flotte espagnole qui mouille
dans la baie de Santiago de Cuba subit le même sort
quelques jours plus tard. Tout était terminé. « Ça a
été une splendide petite guerre, n’est-ce pas ? », écrit
John Hay, ambassadeur américain à Londres, à son
ami Teddy Roosevelt. Un peu plus tard, il sera secré­
taire d ’État.
Par le traité de Paris du 10 décembre, l’Espagne
perd ses dernières possessions en Amérique, ainsi
que les Philippines. Les États-Unis s’étaient officiel­
lement battus pour l’indépendance de Cuba, l’île sera
d ’abord placée sous un statut spécial avant d’être
émancipée. En revanche, Puerto Rico, l’île de Guam
et les Philippines - pour lesquelles Washington va
payer 20 millions de dollars - sont placés sous adm i­
nistration américaine. Peu de gens aux États-Unis
savent où se trouvent les Philippines, mais la presse
leur assure que c’est une possession bienvenue.
Un empire bienveillant
Dans les mois qui suivent la guerre avec l’Espagne,
le thème de la « destinée manifeste » revient en force.
L’annexion des territoires espagnols d’outre-m er ne
suffit pas. Quelques journaux demandent l’annexion
de l’Espagne elle-même. Des hommes politiques
plaident pour la création d’un empire américain
sur le modèle de l’empire britannique. Un militaire
explique sans détours : « Pour résumer, notre poli­
tique doit toujours être de soutenir le plus faible
contre le plus fort, jusqu’à ce que nous ayons obtenu
l’extermination des deux... »
Tout le monde n’est pas d’accord. L’écrivain Mark
Twain souligne la contradiction entre la prétention
à mener une politique extérieure « bienveillante »
et ses conséquences brutales. « Une paix même peu
glorieuse vaut mieux qu’une guerre déshonorante. »
Aux Philippines, les guérilleros qui se battaient
contre la dom ination espagnole se sentent trahis
par les Américains qui se sont retournés contre eux.
La répression fait des milliers de victimes. Avant
de décider les Philippines, le président McKinley,
selon ses mémoires, s’est agenouillé à m inuit dans le
bureau ovale et a « privé le Tout-Puissant pour qu’il
l’éclaire et le guide ». Il en a conclu qu’« il n’y avait
rien d ’autre à faire que d’éduquer les Philippins, de
les élever, de les civiliser et les christianiser, et par la
grâce de Dieu, de faire pour eux tout notre possible,
en tant que nos prochains pour lequel le Christ est
m ort ». Andrew Carnegie, un isolationniste, réagit
vivement. Il écrit à un interlocuteur expansion­
niste : « Félicitations. Vous semblez avoir terminé
votre mission civilisatrice auprès des Philippins. On
dit qu’environ 8 000 ont été totalem ent civilisés et
envoyés au ciel. J’espère que vous appréciez. »
L’organisation d’un nouveau m onde où la puis­
sance américaine serait au service d ’une générali­
sation des principes ayant guidé, au xvme siècle, les
pères fondateurs ne serait-elle pas propre à réconci­
lier les impérialistes soucieux de m ontrer leur force
et les « idéalistes » imprégnés des valeurs de la dém o­
cratie ? La tentative de W oodrow Wilson a échoué
après la Première Guerre mondiale. Un autre prési­
dent démocrate, Franklin Delano Roosevelt, profite
de la défaite du nazisme pour tenter un nouvel essai.
Yalta ou le marché
de dupes

de Yalta ont fait couler beaucoup

L
es a c c o r d s

d ’encre. Le nom de cette station balnéaire de la


m er Noire, où Staline, Churchill et Roosevelt se
sont réunis en février 1945 pour tenter de dessiner les
contours du m onde de l’après-guerre, est devenu un
mythe : celui de la division du monde en deux camps
qui dom inera la deuxième moitié du xxe siècle avec
ce que l’on appellera la « Guerre froide ». Beaucoup
a été dit sur cette rencontre entre le dictateur sovié­
tique, fort des récents succès de l’armée Rouge dans
les plaines d ’Europe centrale, un Premier ministre
britannique dont l’objectif principal était de sauver
une partie de l’Europe de la dom ination communiste,
et un président américain, représentant la première
puissance économique et militaire du monde, affai­
bli par une maladie qu’il s’efforçait de cacher mais
qui allait l’em porter quelques semaines plus tard.
Par naïveté ou par calcul - notam m ent pour obtenir
l’entrée en guerre de l’URSS contre le Japon - Franklin
Delano Roosevelt a-t-il bradé à Staline l’Europe
de l’Est, en acceptant un accord léonin qui livrait la
Pologne et ses dirigeants démocrates aux manoeuvres
des communistes? Ou bien le mythe l’a-t-il emporté
sur la réalité, en laissant croire que la division de l’Eu­
rope et du monde avait été scellée à Yalta alors que les
trois Grands s’étaient formellement mis d’accord sur
la tenue d’élections libres en Pologne après la fin de la
guerre ? Dans cette dernière hypothèse, le mythe aurait
été simplement cimenté par la duplicité de Staline qui
n’avait aucune intention de respecter ses engagements,
ou qui, à tout le moins, avait des élections libres une
autre conception que ses deux interlocuteurs.
Le mythe a eu la vie dure. Au moins jusqu’en 1989,
quand le rideau de fer est tombé. François Mitterrand
le dit quelques jours après l’ouverture du m ur de
Berlin : « Nous sortons d’un ordre établi, celui qui a
été établi à la fin de la Deuxième Guerre mondiale, que
d ’une façon très sommaire, inexacte, mais finalement
reçue par tous, on appelle l’ordre de Yalta [...]. Mais
nous sortons d’un ordre établi et nous ne pouvons pas
dessiner de nouvel équilibre, nous allons même sans
doute vivre un temps sans équilibre. Ce qui veut dire
que cela sera sans doute bien mieux, mais ce sera plus
difficile. On s’était habitué à l’ordre des choses, même
si l’on peut le regretter. Il faut maintenant inventer
une autre phase de l’histoire de l’Europe. »

LA FIN DES SPHÈRES D’INFLUENCE

De retour aux États-Unis après son séjour en


Crimée, Roosevelt se lance dans une grande campagne
d ’explication sur la conférence de Yalta et ses résul­
tats. Il les auréole d’un autre mythe: Yalta, dans sa
présentation, est l’aboutissement des principes des
pères fondateurs appliqués à la politique internatio­
nale. Yalta rom pt avec des siècles de conflits euro­
péens au cours desquels les puissances continentales
se sont battues pour obtenir des avantages territo­
riaux ou économiques. Le droit l’emportera sur la
force. C’est la fin supposée des systèmes d’alliances
antagonistes, des sphères d’influence et du balance
o f power. La conférence des Trois ouvre la voie à
un monde dirigé par des institutions acceptées par
tous. Tous les États y seront représentés sur un pied
d ’égalité, ou presque, certains étant plus égaux que
d ’autres. Les vainqueurs de la Deuxième Guerre
mondiale qui, quelques années plus tard, se trouve­
ront être les puissances nucléaires, auront un siège
perm anent au Conseil de sécurité et un droit de veto.
Ce dernier point fait l’objet d’un accord secret qui
n’est pas rendu public. Les Trois attendent d’avoir
consulté la Chine (nationaliste) et le gouvernement
provisoire de la France.
Sinon, les grandes lignes sont tracées. Les Nations
unies auront pour tâche de sauvegarder la paix et la
sécurité et d ’organiser une collaboration étroite et
permanente de tous les peuples pacifiques. L’accord
de Yalta annonce la convocation de la conférence de
San Francisco, pour le 25 avril 1945, qui donnera
officiellement naissance à l’ONU. Par rapport à la
Société des nations d’avant-guerre, cette nouvelle
organisation aura l’avantage considérable - ou
supposé tel - d ’avoir en son sein les grandes puis­
sances, et en particulier les États-Unis. Dans les
années 1920, le Sénat américain avait opté pour une
attitude isolationniste.
Franklin Roosevelt n’a donc pas à faire, comme
Woodrow Wilson, le tour des États-Unis pour tenter
de convaincre l’opinion et les hommes politiques de
la nécessité de participer à une institution interna­
tionale. Mais il a un autre souci. Il doit dém ontrer
que sur les bords de la mer Noire, il n’a rien cédé
des valeurs de liberté auxquels les Américains sont
idéologiquement attachés. En d ’autres termes, que
le marchandage qui a dom iné ses entretiens avec
Staline (et Churchill) ne s’est pas conclu aux dépens
des Européens de l’Est, et notam m ent des Polonais.
Il ne faut pas oublier qu’au-delà des principes, une
autre considération entre en ligne de compte. Une
forte colonie d ’immigrants est-européens se trouve
aux États-Unis et elle a un poids électoral non
négligeable.
Le comm uniqué final de Yalta prodigue de belles
paroles. Hyest question d ’institutions démocratiques
choisies par les peuples libérés. « C’est un des prin­
cipes de la Charte de l’Atlantique [qui sera à la base
des Nations unies] que tous les peuples ont le droit
de choisir la forme de gouvernement sous laquelle
ils entendent vivre. » Une partie est consacrée à la
Pologne, où la situation est confuse et conflictuelle.
Deux gouvernements se disputent la légitimité anti­
nazie. Le « gouvernement de Lublin » formé à l’ins­
tigation de Moscou par les communistes polonais
et leurs alliés; le gouvernement polonais en exil à
Londres, qui représente la résistance « bourgeoise »
et qui est soutenu par les États-Unis et la Grande-
Bretagne. Staline, Churchill et Roosevelt se m ettent
d ’accord sur la création d’un gouvernement polo­
nais d ’unité nationale, « susceptible d’être reconnu
par les trois grandes puissances ». Ils veulent voir
s’édifier « une Pologne forte, libre, indépendante et
démocratique ».

m anœ uvres et nuances

Sur le papier, tout semble clair: ce gouvernement


provisoire devra organiser « dès que possible » des
élections « libres et sans contrainte sur la base du
suffrage universel et du scrutin secret ». Tous les
partis démocratiques et antinational-socialistes
auront le droit d ’y participer et de présenter des
candidats. Sans doute, les Soviétiques ont introduit
dans le texte une phrase rappelant « la libération
totale de la Pologne par l’armée Rouge » qui pourrait
sembler leur accorder des prérogatives particulières,
mais cette phrase ne fait que constater une réalité.
Dans le paragraphe sur l’Europe libérée, il est dit que
les Trois se consulteront sur les mesures à prendre
pour s’acquitter de leurs responsabilités communes.
Les Américains auraient préféré l’expression « adm i­
nistration commune des élections libres ». Staline a
refusé, privilégiant une formulation plus vague qui
ouvre la voie à toutes les manœuvres ultérieures qui
feront tomber l’Europe centrale et orientale sous la
tutelle soviétique.
Roosevelt n’a cure de ces nuances. Candeur, épui­
sement physique ou conviction? Il présente à ses
compatriotes l’accord de Yalta comme l’aube d’une
nouvelle ère, comme le triom phe de l’universalisme
des valeurs américaines, auxquelles par on ne sait
quel miracle, se serait rallié le dictateur soviétique.
Il est possible que Roosevelt ait cru à la bonne foi
de Staline. Déjà dans les années 1930, a raconté
George Kennan - le diplomate américain qui, après
la guerre, a inventé la politique du containment vis-
à-vis de l’Union soviétique - le chef de la Maison
Blanche n’avait pas voulu ajouter foi aux dépêches
de son ambassade à Moscou. Roosevelt considérait
que les informations sur les purges staliniennes,
« pires que la répression tsariste », relevaient de la
mentalité « guindée » du départem ent d’État. À la
suite de quoi, la direction russe des Affaires étran­
gères a été supprimée, sa bibliothèque dispersée et
son chef envoyé dans un autre poste !
Une autre hypothèse, présentée par plusieurs
observateurs, est que le président américain aurait
été parfaitement conscient des faiblesses et des
embûches cachées de l’accord de Crimée. Mais ayant
arraché à Staline tout ce qui était possible de l’être
dans une partie de bras de fer qui ne correspondait
pas à l’image d ’harm onie entre les grandes puis­
sances « dans la paix comme dans la guerre », il a
délibérément enjolivé la réalité. Ce n’aurait pas été la
première fois, de la part d’un Président qui se vantait
souvent de ne laisser jamais « sa main droite savoir
ce que faisait sa m ain gauche ». Il était prêt, disait-
il, à induire en erreur son entourage et à proférer
des contre-vérités, « si cela pouvait aider à gagner
la guerre ». Il était capable de tenir des langages
totalem ent opposés à des interlocuteurs différents,
voire aux mêmes à des moments divers. La désin­
form ation serait-elle un passage obligé de l’exercice
du pouvoir? Chez Roosevelt, le trait était tel qu’un
de ses interlocuteurs britanniques l’avait comparé à
« un caméléon sur une couverture écossaise ».
« RECTIFIER LES ÉLECTIONS »

Oublions un instant que Staline et les Occidentaux


n’avaient pas la même conception de ce que devaient
être des élections « libres et sans contraintes ». Dans
le communiqué adopté à Yalta, les chausse-trappes
étaient nombreuses, même si l’on laisse de côté ces
différences plus idéologiques que sémantiques. James
Reston, qui devait devenir un des plus célèbres jour­
nalistes américains, est un des rares correspondants
à Yalta à remarquer que le passage sur la Pologne ne
fait aucune m ention du gouvernement polonais en
exil à Londres, mais présente au contraire le gouver­
nem ent de Lublin comme le gouvernement « actuel­
lement en place ». Et qu’aucune date n’est fixée pour
la tenue des élections, laissant tout le temps au parti
communiste polonais de préparer le terrain à une
victoire « sans contraintes ». Le journaliste n’en
affirme pas moins, conformément à la ligne offi­
cielle, que le président Roosevelt a clairement défini
la position américaine.

UN DOUBLE MYTHE

Définie ne veut pas dire imposée. Mais il est difficile


de rentrer à la maison en reconnaissant officiellement
un échec. D’où le double mythe de Yalta, comme
jetant les bases à la fois d’un m onde gouverné par
une volonté commune des grandes puissances et des
États démocratiques, unis dans la mise en oeuvre
des principes de liberté, et d’un monde coupé en
deux, soit par la félonie de Staline et de ses sbires,
soit par la faiblesse d’un président américain qui,
contrairement à toutes ses affirmations, a bradé la
moitié de l’Europe. Et au-delà de l’Europe, « les trois
quarts de l’hum anité » (en comptant le bascule­
m ent de la Chine du côté de Mao Tsé-toung), ainsi
que le diront les Républicains à l’encontre d’Harry
Truman, le président démocrate qui a remplacé
Roosevelt. Le New York Times n’y va pas par quatre
chemins : « Yalta est devenu le synonyme d’échec, de
folie et de trahison. »
Dans les premiers temps de la Guerre froide,
il revient aux successeurs de Roosevelt et de son
équipe d ’expliquer au public américain pourquoi ce
qui était vécu en 1945 comme « l’aube d’un nouveau
jour » s’est transformé en mainmise de l’URSS sur la
moitié de l’Europe et en victoire communiste dans
le plus grand pays d’Asie. Les « rooseveltiens » sont
présentés au mieux comme des idéalistes, au pire
comme des traîtres. Le peuple américain commence
à se dire que les États-Unis, à Yalta, ont purem ent
et simplement abandonné la Pologne à son triste
sort et qu’il ne sert à rien de dénoncer la félonie de
Staline. Certains observateurs vont même jusqu’à
penser que la Guerre froide n’aurait pas eu lieu si
les Américains avaient accepté cette évidence plutôt
que de céder à une forme d’autoaveuglement sur les
acquis de Yalta.
C’est évidemment sans compter la stratégie de
Staline, qui a permis à l’Union soviétique d’avancer
ses pions en Europe et d’atteindre un des principaux
objectifs de sa politique extérieure, comme d’ailleurs
de la politique extérieure tsariste avant elle, à savoir
la création d ’une zone tam pon censée la protéger des
attaques ennemies. Quarante ans plus tard, Roman
Werfel, un des principaux idéologues du POUP, le
parti communiste polonais, expliquera avec bonne
conscience pourquoi ses camarades ont contribué à
confisquer le pouvoir en Pologne, au profit et aux
ordres de l’Union soviétique : « Fichez-moi la paix
avec ces élections libres ! À Yalta, on a décidé une
chose : c’est que l’Elbe constituait la frontière entre
les grandes puissances. C’est ce que l’on a décidé;
le reste, c’était des ornements. Et on a décidé qu’il
devait y avoir en Pologne un gouvernement amical à
l’égard de l’Union soviétique. » Jakub Berman, l’an­
cien chef de la police politique polonaise, avouera
dans un livre d ’entretiens : « Nous n’avions pas le
droit de laisser échapper la chance de décider pour
le pays parce que cela aurait compromis toutes nos
conceptions de l’avenir. Pouvait-on éviter de rectifier
les élections s’il s’avérait qu’elles nous conduisaient à
capituler? »
En revenant de Crimée, Roosevelt s’est-il livré à de
la désinformation? Le terme anglo-saxon de misin-
formation semble, dans ce cas, plus approprié. Il a
donné une inform ation incomplète, une interpréta­
tion des accords passés avec Staline, dans laquelle il
croyait ou voulait croire. L’interprétation était biai­
sée parce quelle souffrait d’une mauvaise appré­
ciation de la bonne volonté du Géorgien et d ’une
méconnaissance des ressorts profonds du système
communiste.
Une autre question est de savoir si cette inter­
prétation erronée qui a donné lieu à une forme de
désinformation a eu des conséquences sur la division
du m onde pendant près de cinquante ans, en parti­
culier sur la division de l’Europe? L’influence a été
marginale. Plus que l’interprétation, c’est la volonté
de Staline de se constituer un glacis sur les fron­
tières occidentales de l’URSS qui a été déterminante.
Roosevelt l’aurait-il officiellement reconnu, que cela
n’aurait rien changé à la réalité. Seule la légende qu’il
voulait forger de lui-même en aurait été affectée.
D’ailleurs, W inston Churchill, le troisième protago­
niste de Yalta, ne s’y était pas trompé. Il avait compris
depuis longtemps les intentions profondes du dicta­
teur soviétique. S’il n’était pas décidé à accepter
toutes ses prétentions, il était disposé à m archan­
der. Ce qu’il avait fait pour les pays où se croisaient
les influences occidentales et orientales, quelques
mois avant Yalta en rencontrant Staline au Kremlin :
90 % du pouvoir à l’URSS en Roumanie, 90 % à la
Grande-Bretagne en Grèce, et 50-50 en Yougoslavie.
Pour le reste, il se faisait si peu d’illusions qu’il envi­
sageait la possibilité d’un affrontement direct entre
les anciens alliés de la Deuxième Guerre mondiale.
Il sera le premier en 1946 à parler du « rideau de fer
qui s’est abattu sur l’Europe » pour caractériser la
division du monde en deux blocs. Roosevelt n’était
plus là pour assister à l’effondrement de son utopie.
Dix-sept ans après la conférence de Crimée, lors
de la crise de Cuba, un autre président démocrate,
John Kennedy, va cacher un des éléments essentiels
du compromis passé avec Moscou, afin, lui aussi, de
créer une légende.
Chine : les risques
de l’honnêteté

ohn P a t o n Davies a reçu le carton à Malaga

J
(Espagne) où il s’est établi avec sa famille, après
quelques années au Pérou puis à Washington.
C’est l’invitation officielle au déjeuner organisé le
30 janvier 1973 par l’Association des diplomates
américains en l’honneur des « China Hands », ces
spécialistes de la Chine qui ont été victimes du
maccarthysme au lendemain de la Deuxième Guerre
mondiale. Ce n’est pas une réhabilitation en bonne
et due forme, mais c’est au moins une réparation.
« Un trop long voyage pour un simple déjeuner »,
dit John Davies qui restera en Espagne. Mais un de
ses collègues d ’alors, John Stewart Service, fera le
discours que tous les « China Hands » auraient aimé
tenir vingt ans plus tôt quand ils sont tombés dans
les années 1950, victimes de l’hystérie anticom m u­
niste exploitée par Joseph McCarthy et de la pusilla­
nimité des dirigeants du département d’État.
Le discours de présentation est prononcé par
une historienne, Barbara Tuchman. Elle a écrit une
biographie du général Joseph Stilwell, dit « Vinegar
Joe », qui était le com m andant en chef du théâtre
Chine-Birm anie-Inde dans les années 1940. Elle
cite le président de la commission des Affaires
étrangères du Sénat, William Fullbright : « Ceux
qui ont inform é honnêtem ent sur la situation
[en Chine] ont été persécutés parce qu’ils étaient
honnêtes. C’est une chose bizarre dans un pays soi-
disant civilisé. »
L’histoire des « China Hands » n’est pas une
histoire de désinform ation, comme d’autres dont
a eu à connaître la commission Fullbright, mais le
dram e de fonctionnaires des Affaires étrangères,
accusés à to rt d ’être des sym pathisants com m u­
nistes parce qu’ils ont honnêtem ent inform é leurs
supérieurs de la situation en Chine pendant et après
la Deuxième Guerre mondiale. Leur « crime » est
d ’avoir eu raison en prévoyant la victoire de Mao
Tsé-toung sur Tchang Kaï-chek. Quand, en 1949,
les nationalistes chinois sont chassés du continent
p o u r trouver refuge sur l’île de Taïwan, la question
surgit à W ashington : « Qui a perdu la Chine ? » Les
« China Hands » font des coupables tout trouvés.
« China Hands » : l’expression désignait à l’ori­
gine les m archands occidentaux qui faisaient du
commerce dans les concessions de Chine. Puis
elle s’appliqua aux experts de la Chine et enfin au
groupe de journalistes, diplomates, militaires qui
o n t cherché à peser sur la politique américaine
dans les années 1940. Ce sont souvent des enfants
de missionnaires, nés en Chine, parlant couram ­
m ent le chinois, et fins connaisseurs de la culture du
pays. Ils sont fonctionnaires des Affaires étrangères
en poste en Chine - dans les années 1930, il y avait
plus de consulats américains en Chine que dans
n ’im porte quel autre pays du m onde - , conseillers
politiques des officiers américains, responsables
de la direction Extrême-Orient au départem ent
d ’État. Ils s’appellent John Service, John Paton
Davies, John Carter Vincent, Edward Rice, Arthur
Ringwalt, Philip Sprouse, Oliver Edm und Clubb.
O u encore John Fairbank, professeur à Harvard et
Théodore White, correspondant de Time Magazine
en Chine.

DEUX GROUPES IRRÉDUCTIBLES

En 1944, tout le m onde croit que la guerre va


encore durer au moins deux ans en Asie et que la
Chine sera la base de départ pour une invasion du
Japon. Les États-Unis ont donc besoin de l’appui des
Chinois qui sont divisés en deux groupes irrécon­
ciliables, les nationalistes du généralissime Tchang
Kaï-chek et les comm unistes de Mao Tsé-toung.
Tchang a le soutien officiel de W ashington, où un
lobby chinois s’active au Congrès. La femme du
général, Soong Mei-Ling, qui a eu une éducation
américaine, a été reçue à la Maison Blanche et a
été ovationnée après un discours enflammé lors
d ’une session conjointe des deux chambres du
Congrès. Le fondateur et éditeur de Time, Henry
Luce, lui aussi fils de m issionnaire né en Chine, fait
partie de ce lobby chinois, qui ne jure que par les
nationalistes.
Les « China Hands » sont plus circonspects. Qu’ils
soient sur place ou à Washington, qu’ils aient eu
ou non des contacts avec Mao, ils pensent que les
États-Unis ne doivent pas se couper des com m u­
nistes. Ils les jugent plus forts m ilitairem ent que les
nationalistes. La pagaille règne dans la capitale de
Tchang, Chongqing. Le régime est corrom pu, inef­
ficace, impopulaire. Au contraire, les communistes
apparaissent disciplinés, bien organisés et bénéfi­
ciant d ’un indéniable soutien populaire. Plus tard,
les « China Hands » reconnaîtront avoir confondu
cette popularité avec une adhésion à la démocratie
et avoir sous-estimé l’emprise de l’idéologie chez
Mao. Toutefois, ils n’ont jam ais employé l’expres­
sion « réform ism e agraire » pour caractériser la
pensée politique des comm unistes chinois, contrai­
rem ent aux reproches qui leur seront adressés par
M cCarthy et ses émules. Parmi ceux-ci, un obscur
représentant républicain de Californie saisit l’oc­
casion de se faire connaître. Devenu président,
Richard bfixon appliquera la politique préconisée
par les « China Hands ». Ils les avaient condam nés
par anticom m unism e ; il les suivra par réalisme.
Dans l’éventualité, qu’ils jugent très probable
après la défaite du Japon, d’une guerre civile entre les
nationalistes et les communistes, les « China Hands »
pensent que ces derniers ont toutes les chances de
l’emporter. « Le destin de la Chine est entre leurs
mains, pas dans celles de Tchang », écrit par exemple
John Davies. Il est de l’intérêt national américain,
soutiennent-ils, de ne pas les jeter dans les bras de
Moscou, alors que le lobby chinois affirme que Mao
n’est qu’un clone de Staline.
MAO ET ZHOU ENLAI

En juillet 1944, la mission « Dixie » se rend auprès


de Mao Tsé-toung et Zhou Enlai dans le Yenan. Elle
en revient convaincue du bien-fondé des analyses
des « China Hands ». Le général Stilwell envoie un
rapport dans ce sens à Washington. Mao et Zhou ont
reçu courtoisement les émissaires américains et ont
même lancé quelques ballons d’essai. Mao se verrait
bien être invité aux États-Unis. En tout cas, il solli­
cite l’aide américaine contre les Japonais et plaide
pour des relations amicales entre les États-Unis et la
Chine après la guerre. « Nous ne devons pas aban­
donner Tchang Kaï-chek, écrit John Paton Davies
dans un m ém orandum de novembre 1944, mais
nous devons être réalistes. Nous ne devons pas soute­
nir indéfiniment un régime en banqueroute. Nous
devons faire un effort sérieux pour nous concilier les
bonnes grâces des communistes chinois au lieu de
les laisser se tourner, par défaut, totalement vers les
Russes. » Il y a une forte composante nationaliste, y
compris dans le maoïsme.
Ce n’est pas l’avis du général Hurley. L’envoyé
spécial de Roosevelt, puis ambassadeur, est un répu­
blicain que le Président a nom m é pour tenter de
m ener en Chine une politique bipartisane. Dans
un prem ier temps, Hurley pense qu’il n’y a pas plus
de différence entre les nationalistes et les com m u­
nistes chinois qu’entre les démocrates et les républi­
cains dans son État natal d ’Oklahoma. Il prend pour
argent com ptant les assurances de Staline en soutien
aux nationalistes et les expressions de son mépris
pour les communistes. Il essaie d’abord de forger
une coalition entre Tchang et Mao dans la lutte
contre les Japonais. Le chef communiste acquiesce,
mais le généralissime pose des conditions telles que
l’accord échoue. Hurley fait porter la responsabilité
de l’échec aux experts qui le conseillent. Il les renvoie
à Washington.
Après la reddition du Japon, la guerre civile éclate.
Au grand dam des « China Hands », les États-Unis
soutiennent les perdants. Le général Hurley rentre
aux États-Unis en novembre 1945. Selon les sources,
il aurait démissionné ou il aurait été rappelé par le
président Truman. Toujours est-il qu’il témoigne
devant une commission du Congrès. Il accuse les
« China Hands » d’avoir saboté sa mission par leurs
critiques envers Tchang Kaï-chek et les nationalistes.
« La faiblesse de la politique extérieure américaine
et la canspiration communiste au sein du départe­
m ent d’État sont les raisons des malheurs que l’on
voit aujourd’hui à travers le monde », dit-il.

DES « AGENTS DE MOSCOU » ?

La campagne sur le thème « Qui a perdu la Chine? »,


qui battra son plein après la victoire de Mao en 1949,
commence. Le début de la Guerre froide, la guerre de
Corée et la découverte de fonctionnaires du dépar­
tement d ’État soupçonnés, parfois à tort, parfois à
raison, d ’être des agents de Moscou, créent un climat
d ’hystérie anticommuniste dont les « China Hands »
sont les premières victimes. Un autre expert de la
Chine, Arthur Hummel, ambassadeur américain à
Pékin de 1981 à 1985, appartient à la jeune généra­
tion des « China Hands ». Il a commencé sa carrière
au départem ent d’État en compilant des documents
pour la défense d’un de ses aînés, Oliver Edm und
Clubb. Il raconte : « Il y avait très peu de paranoïa
parm i les gens avec qui vous travailliez à l’époque
parce que chacun avait le sentim ent que c’était nous
contre eux. [Toutefois], on se demandait quel genre
d ’idiotie les gens de droite allaient faire - peut-
être à l’intérieur et pas seulement dans les Affaires
étrangères. »
Hummel se considérait alors comme un trop petit
poisson pour intéresser McCarthy, mais s’il avait été
appelé à témoigner devant la commission des acti­
vités antiaméricaines, il avait préparé sa réponse:
« J’ai combattu les troupes communistes chinoises
en 1944. Où étiez-vous, M. le sénateur? » Au début,
le sujet donne lieu à quelques boutades. En visite à
Moscou, le secrétaire d’État James Byrnes demande
à l’un de ses interlocuteurs soviétiques d’être gentil
avec John Davies (qui a été muté à l’ambassade à
Moscou après avoir quitté la Chine), « parce c’est un
communiste ».
En 1949 encore, le successeur de Byrnes à la tête
du départem ent d’État, Dean Acheson, approuve
la publication du China White Paper. Ce rapport
conclut que les télégrammes des « China Hands »
étaient « équilibrés, incisifs et prémonitoires » et
qu’ils n’avaient eu aucune influence sur l’issue de
la guerre civile. La droite est furieuse. Acheson
est obligé de faire machine arrière, s’abstient de
défendre ses agents et accepte les conclusions du
Security Loyalty Board, qui au sein de l’adm inistra­
tion des Affaires étrangères passe au crible la carrière
des diplomates. Dans un discours prononcé dans
son fief de Wheeling, en Virginie, Joseph McCarthy
a brandit une liste de « 205 personnes connues pour
être des agents communistes et qui sont encore
payées sur les effectifs du département d’État ». Prié
de dévoiler les noms, McCarthy n’en trouvera plus
que quarante et un. La chasse aux sorcières est lancée
contre « des individus dont la loyauté va aux idéaux
et aux desseins du communisme plutôt qu’à ceux
de la moitié du monde, libre et craignant Dieu »
(Joseph McCarthy).
John Carter Vincent, qui tenait le desk chinois
pendant la guerre, s’est retrouvé simple agent diplo­
matique à Tanger. Il est poussé à la retraite par
Dean Acheson. John Paton Davies se voit accusé
par McCarthy d ’avoir manqué « de retenue et de
prudence dans l’expression de ses désaccords » avec la
politique officielle chinoise des États-Unis. Il passera
huit fois devant le Loyalty Board et sera huit fois
blanchi, avant d’être condamné la neuvième fois. On
lui reproche l’affaire Tawny Pipit (farlouse fauve4),
nom de code pour une opération de renseignements
en Chine. Davies travaille alors au planning staff sous
la direction de George Kennan. Ce dernier cherche
des informations sur la Chine de Mao. Davies lui
propose de recruter des Américains ayant des liens
amicaux avec les communistes chinois et de les utili­
ser comme agents doubles. L’idée ne sera jamais mise
à exécution, mais Davies sera accusé d’avoir cherché
à infiltrer les services de renseignements américains
avec des sympathisants communistes !
4. La farlouse est un oiseau de la famille des pipits qui est supposé faire
beaucoup de bruit en volant.
LA GUERRE DE CORÉE

Une nouvelle fois, Kennan prendra la défense de


Davies. Il l’avait déjà fait, avec l’ambassadeur Averell
Harrim an, quand Davies avait été mis en cause alors
qu’il était en poste à Moscou. Il notera que Davies
s’était « mis à dos le général Hurley », à Chongqing
chez Tchang Kaï-chek, en soulignant le double jeu
de l’URSS. À la suite de ce différend, Hurley n’avait
cessé de le persécuter et de l’humilier.
À la fin des années 1940, c’est Time qui s’en prend
à Davies. Henry Luce l’accuse de tirer dans le dos du
général McArthur en m ettant en garde contre une
intervention chinoise en Corée. Davies est envoyé
dans un poste subalterne à l’ambassade de Lima.
McCarthy relance alors l’affaire « farlouse fauve ».
Le verdict tombe : si la loyauté de Davies ne peut être
mise en doute, son poste n’est « de toute évidence pas
en accord avec les intérêts de la sécurité nationale ».
John Foster Dulles, le secrétaire d’État du nouveau
président républicain Dwight Eisenhower, l’invite
formellement à démissionner, ce qui lui perm ettrait
d ’obtenir une retraite. Davies refuse. Dulles le licen­
cie, non sans proposer de lui donner une recom­
m andation s’il cherche un nouvel emploi. C’est une
« offre bizarre », dira quelques années plus tard John
Paton Davies, de recommander quelqu’un qui a été
renvoyé pour « manque de jugement, de discrétion
et de sérieux ».
En 1969, après avoir fabriqué et vendu des meubles
au Pérou, Davies obtient l’autorisation officielle de
travailler au MIT sur l’Amérique latine, et le dépar­
tem ent d ’État lui accorde discrètement une pension.
Un sort identique a frappé la plupart des « China
Hands », ce groupe qui, d’après McCarthy, « a tant
fait pour que nos amis chinois soient livrés aux
mains des communistes ». Ils ont été privés des
prom otions auxquelles ils pouvaient prétendre,
envoyés dans des postes lointains et subalternes,
voire tout simplement limogés. C’est le cas de John
Steward Service. Né dans le Sichuan, il sera envoyé
deux fois officiellement en Chine et rappelé deux
fois, à cause de ses désaccords avec ses supérieurs sur
l’analyse de la situation. Il fait partie de la mission
Dixie, en 1944, qui rend visite à Mao dans le Yenan.
Venant de Chongqing, la capitale des nationalistes, il
a l’impression « d’arriver dans un autre pays ». Son
télégramme tombe dans les mains des nationalistes ;
le lobby chinois de Washington est furieux.
Les quatre John
De retour à Washington, il rencontre en avril 1945
des journalistes d 'Amerasia, une petite revue de
gauche qui est placée sous la surveillance du FBI.
Service leur donne quelques-uns de ses télégrammes.
Pour le lobby chinois, c’est la preuve de la conspi­
ration antinationaliste du départem ent d’État. Un
grand jury fédéral acquitte Service par vingt voix
contre zéro, mais le Security Loyalty Board recom ­
m ande sa mise à la retraite. Service travaille jusqu’en
1957 à New York dans une société qui vend des radia­
teurs, avant d ’être réintégré pour finir sa carrière
comme vice-consul à Liverpool.
Le déjeuner du 30 janvier 1973 est une marque
d ’estime envoyée par leurs collègues à tous ces
diplomates injustement sanctionnés. Elle est le fait
d ’une corporation à un m om ent où l’adm inistration
de Richard Nixon a renoué avec la Chine comm u­
niste, reconnaissant ainsi, comme le dit l’historienne
Barbara Tuchman à l’occasion de ce déjeuner, « de
facto sinon officiellement » que les « China Hands »
avaient eu raison avec vingt-cinq ans d’avance. Mais
ni l’administration Kennedy, ni l’administration
Johnson n’avaient songé à leur rendre justice. En
mars 1973, le Foreign Service Journal écrit qu’il n’y
a jamais eu « aucune preuve de parti-pris, d’incom­
pétence ou de déloyauté» dans les informations
données par les « China Hands », seulement « des
vérités malvenues », notam m ent à propos des natio­
nalistes chinois.
Qui a perdu la Chine? Une boutade des années
1950 répondait: les quatre John, John Service, John
Davies, John Vincent et John Kaï-chek.
La crise de Cuba :
accord secret

u a n d ilrencontre pour la première fois à

Q Vienne, en 1961, le jeune président améri­


cain qui a été élu au mois de novembre
précédent, le secrétaire général du parti communist
soviétique, Nikita Khrouchtchev, véritable patron de
l’URSS, lui déclare sans fard : « Tout ce qui est à nous
est à nous ; tout ce qui est à vous est négociable. »
Le décor est planté pour ce début des années 1960
qui, de Berlin à Cuba, verra la Guerre froide m ena­
cer à plusieurs reprises de devenir chaude. Tous les
observateurs sont alors d’accord : John Kennedy ne
se laisse pas impressionner par le vieil apparatchik
qui, en octobre 1960 à l’ONU, a frappé son pupitre
de sa chaussure pour tenter d’imposer le silence à un
contradicteur.
Il n’empêche que peu de temps après la rencontre
au sommet de Vienne, Khrouchtchev essaie de mettre
en pratique son slogan en laissant ses vassaux est-
allemands construire le m ur qui va couper Berlin en
deux, à partir du 13 août 1961. Aussi terrible soit-elle
pour les Berlinois, de l’Ouest comme de l’Est, ce n’est
qu’une demi-mesure. La direction soviétique voulait
beaucoup plus: faire tomber dans son escarcelle
l’ensemble de l’ancienne capitale du Reich. C’est
son obsession depuis l’échec du blocus de Berlin en
1948-1949. La construction du Mur est l’aveu même
que l’existence de Berlin-Ouest, la partie libre de la
ville qui attire les meilleurs cerveaux est-allemands,
reste une épine dans la chair du bloc communiste.
Les Occidentaux ne se sont pas opposés par la force
à la construction du M ur et à la division étanche de
la ville en deux parties, mais ils n’ont pas abandonné
Berlin-Ouest au régime est-allemand.
Khrouchtchev cherche alors à « dépayser » le
bras de fer. S’il ne peut faire plier directement les
Américains au cœur de l’Europe, il pense pouvoir les
défier dans leur propre sphère d’influence et, dans
l’hypothèse où le chantage marcherait, échanger
ces nouveaux atouts contre Berlin-Ouest. Il dispose
pour cela d’une carte. La révolution castriste a placé
un allié de l’URSS à quelques milles des côtes de la
Floride. En installant à Cuba des missiles directe­
m ent pointés sur les États-Unis, le secrétaire général
du PC soviétique compte faire plier Washington et
humilier John Kennedy. En octobre 1962, le face-à-
face américano-soviétique entre dans l’histoire sous
le nom de crise de Cuba.
L’administration américaine tente d’abord de
ne pas donner prise au chantage et d’éviter une
montée aux extrêmes... dans l’opinion publique.
Avant de mettre au point sa riposte, elle ne dédaigne
pas de recourir à la désinformation. Le 19 octobre,
interrogé sur les rum eurs venant des services de
renseignements quant à la présence de missiles
soviétiques à Cuba, le porte-parole du ministère de
la Défense affirme : « Le Pentagone n’a aucune infor­
mation sur la présence d’armes offensives à Cuba. »
C’est évidemment faux, et le même porte-parole
reconnaîtra plus tard avoir m enti : « Les inform a­
tions données par le gouvernement font partie de
l’arsenal à la disposition du Président », dira-t-il. Ce
n’était qu’un début. La distorsion de la vérité sur les
marchandages qui ont eu lieu entre Washington et
Moscou au m om ent de la crise de Cuba soutiendra
la légende de John Kennedy, dont l’inflexible volonté
aurait fait céder les Soviétiques. La réalité est assez
différente, plus prosaïque, et dans un certain sens
plus rassurante.

LA BAIE DES COCHONS

En avril 1961, l’invasion de la baie des Cochons


par des Cubains exilés aux États-Unis, préparée sous
l’adm inistration républicaine de Dwight Eisenhower,
mais assumée par l’adm inistration Kennedy, se solde
par un échec. Le pouvoir de Fidel Castro, arrivé le
1er janvier 1959 avec ses barbudos, est à peine ébranlé.
C’est un prétexte tout trouvé pour les Soviétiques
de voler au secours de leur nouvel allié et de venir
chatouiller la grande puissance américaine tout près
de chez elle. L’objectif est peu de chose comparé à
l’importance stratégique de l’enjeu qui se situe à
Berlin, au centre de l’Europe. Au printem ps 1962,
Khrouchtchev envoie un contingent de 50 000
soldats à Cuba, trente-six missiles sol-sol SS4 et SS5,
ainsi que quatre sous-marins, officiellement destinés
à empêcher une nouvelle tentative américaine d’in­
vasion de l’île.
Au fil des mois, l’arsenal soviétique enfle.
Des navires soviétiques transportant des ogives
nucléaires font route depuis la péninsule de Kola
au nord-ouest de l’URSS vers Cuba. Sur l’île, des
avions espions américains repèrent, le 14 octobre, la
construction des rampes de lancement des missiles
soviétiques, avec les installations annexes et les
militaires qui les servent. Kennedy ne révèle leur
existence au public américain que le 22 octobre.
Entretemps, le Président a convoqué le Conseil
national de sécurité. Le secrétaire à la Défense,
Robert McNamara, propose un blocus de Cuba.
C’est une de ces « têtes d ’œ uf » que le Président
a fait entrer dans son cabinet. « The best and the
brightest» (les meilleurs et les plus intelligents),
selon l’expression de l’époque. Kennedy demande
à Khrouchtchev l’arrêt des opérations en cours.
Le blocus est en place deux jours plus tard. C’est
le m om ent où les navires soviétiques atteignent
la limite fixée par les Américains. Khrouchtchev
donne l’ordre aux bâtim ents soviétiques de s’arrê­
ter pour éviter toute provocation. Le 27 octobre, un
avion américain U2 est abattu au-dessus de Cuba.
Kennedy ordonne de bom barder les sites de missiles
soviétiques en cas de nouvelle agression. Le monde
est au bord d ’une nouvelle guerre, dont personne
ne doute que si elle éclate, elle sera nucléaire.
Les nouvelles venues de Moscou sont contradic­
toires. Un jour, Khrouchtchev laisse entendre qu’il
serait prêt à négocier ; le lendemain, que toute négo­
ciation est exclue. En attendant, son représentant à
Washington, l’ambassadeur Anatoly Dobrynine, a
gagné la confiance de collaborateurs du Président, et
notam m ent de son frère. Robert Kennedy occupe le
poste d ’attorney général (ministre de la Justice), mais
il est aussi et surtout un des plus proches conseil­
lers du chef de la Maison Blanche. Finalement, les
navires venus d ’URSS s’arrêtent avant d’atteindre
Cuba et font demi-tour. Le 28 octobre, le numéro
un soviétique annonce le démantèlement des
armes offensives installées à Cuba. En contrepartie,
les Américains s’engagent à ne pas envahir Cuba.
Officiellement, c’est un donnant-donnant qui n’est
pas à l’avantage de l’URSS.

NAISSANCE D’UNE LÉGENDE

La fermeté de Kennedy a payé. Telle va être en


tout cas la légende qui dominera le récit de la crise
de Cuba pendant plusieurs années. Walter Trohan, le
chef du bureau de Washington du Chicago Tribune,
écrit : « Les Américains peuvent marcher la tête
haute parce que le président des États-Unis a tenu la
dragée haute au numéro un russe et l’a obligé à recu­
ler. Kennedy a mis fin à une période d’apaisement,
incluant le honteux abandon à Yalta des peuples
d ’Europe orientale et d’Asie. »
Deux journalistes confidents de la Maison Blanche,
Charles Bartlett et Joseph Alsop, racontent, dans le
Saturday Evening Post, la version officielle en faisant
pénétrer le lecteur dans les coulisses du comité
exécutif du Conseil national de sécurité - en abrégé
Excomm. Les deux héros sont les frères Kennedy,
John et Robert. Ce dernier est dépeint comme le
chef de file des « colombes », qui s’opposent à une
frappe sur les bases militaires soviétiques à Cuba. Ce
serait « un Pearl H arbor à l’envers », dit-il, en faisant
allusion à la destruction de la flotte américaine du
Pacifique par les Japonais, en 1941, qui a entraîné
l’entrée des États-Unis dans la Deuxième Guerre
mondiale.
Outre bien sûr Khrouchtchev, il y a un « méchant »
dans le récit de Bartlett et Alsop. C’est Adlaï Stevenson,
le représentant des États-Unis à l’ONU. Cet ancien
concurrent de Kennedy pour la nom ination dém o­
crate en 1960 est présenté comme le partisan d ’un
marchandage, missiles contre missiles, bases contre
bases, avec les Soviétiques. Bref, un véritable « m uni-
chois », d ’autant plus vivement dénoncé qu’il ne fait
que proposer ce qui sera dans une large mesure la
solution à la crise.
Cependant, les responsables américains sont divi­
sés. Tous sont d ’accord pour obtenir le démantèle­
m ent des missiles soviétiques installés à Cuba, mais
certains prônent la manière forte alors que d’autres
misent sur la négociation. Les premiers prennent le
risque d ’une guerre, avec des armes classiques voire
avec des armes nucléaires ; les seconds sont perplexes
sur les chances de réussite, car les signaux venant
de Moscou sont contradictoires, reflétant les divi­
sions au sein du bureau politique. Robert Kennedy
propose d ’exploiter ces contradictions, en feignant
d ’ignorer les exigences soviétiques, inacceptables, et
en répondant aux demandes « raisonnables ». Ainsi
le Président pourra-t-il apparaître comme faisant
preuve de fermeté, tout en écartant le danger d ’une
confrontation militaire.
Toutefois, la fermeté de Kennedy est à la fois réelle
et relative. L’accord entre Kennedy et Khrouchtchev
comprend une clause secrète qui ne sera révélée que
plusieurs années après la fin de la crise. D’abord avan­
cée par Khrouchtchev, l’idée de troquer le retrait des
fusées Jupiter américaines de Turquie (et d’Italie)
contre le départ des missiles soviétiques de Cuba, a
fait son chemin à Washington. Ce type d’armement
est qualifié par le secrétaire du Conseil national de
sécurité, McGeorge Bundy, comme « pire qu’inu­
tile ». Il est obsolète, non fiable, imprécis et très
vulnérable. On pourrait donc offrir sur l’autel de la
paix les fusées Jupiter aux Soviétiques en échange de
leurs bases à Cuba, d’autant plus facilement que le
secrétaire à la Défense Robert McNamara a proposé
depuis quelque temps déjà de les démonter.
Il y a cependant deux obstacles à un marchan­
dage trop visible. Le premier, qui n’est pas le plus
compliqué à résoudre, concerne les rapports avec les
alliés de l’OTAN. Les Turcs ne doivent pas se sentir
les otages d ’un accord entre Moscou et Washington,
sinon la crédibilité de l’Alliance en souffrirait. Leur
sécurité ne repose pas essentiellement sur la présence
sur leur sol de ces fusées Jupiter, mais celles-ci sont
le symbole de l’engagement des Américains à leurs
côtés. Kennedy prie son ambassadeur à Ankara de
sonder discrètement les réactions turques à un éven­
tuel retrait de ces armes. De même, il demande à ses
conseillers d ’évaluer les conséquences d’un tel geste
sur l’Alliance atlantique. Une solution serait d’inci­
ter la Turquie à demander le départ des Jupiter et
leur remplacement par un sous-marin Polaris. Ainsi,
Washington donnerait l’impression de répondre à
une requête de ses alliés. Mais l’idée est rejetée par
l’Excomm.

LAPORTE DE SORTIE

Le second obstacle est politique. Tout parfum de


marchandage écornerait l’image d’un président des
États-Unis bien décidé à ne pas s’en laisser conter
face aux dangereuses foucades du num éro un sovié­
tique. Il faut conforter l’idée que Moscou a reculé
devant la déterm ination américaine et la perspective
d ’une guerre dévastatrice pour les deux camps. Une
chose serait de retirer les fusées Jupiter de Turquie
comme partie d ’un accord global sur la réduction
des armements, obtenu autour d’une table de négo­
ciation; une autre est d’accepter des concessions
réciproques dans une période de crise engendrée par
les provocations de l’adversaire.
C’est Robert Kennedy qui trouve la porte de sortie.
Dans la soirée du 27 octobre, alors que la tension est
à son comble, il rencontre secrètement l’ambassa­
deur soviétique à Washington, Anatoly Dobrynine. Il
lui explique qu’il ne saurait être question de donner
l’impression qu’« il existe des concessions réci­
proques. Les États-Unis ne peuvent pas prendre la
décision unilatérale de retirer leurs fusées de Turquie
(et d ’Italie). Le sujet est du ressort de l’OTAN et il
est exclu que l’OTAN prenne une telle décision sous
la menace d ’une frappe soviétique contre les États-
Unis. En revanche, il est possible de laisser passer un
peu de temps entre le retrait des missiles soviétiques
de Cuba et le même m ouvem ent pour les armements
américains stationnés en Turquie. » Disons de cinq à
six mois, précise Robert Kennedy, à l’intention du
diplomate soviétique. Et il ajoute que l’accord sera
imm édiatem ent caduc si Moscou le rend public et
s’en attribue le mérite. /
Seuls les plus proches conseillers du Président
sont dans la confidence. Le Conseil national de sécu­
rité dans son ensemble est tenu dans l’ignorance de
cette rencontre secrète à l’ambassade soviétique. Ses
membres ne l’apprendront, comme le public améri­
cain, que quelques années plus tard quand Robert
Kennedy racontera l’épisode dans 13 jours, la crise
des missiles de Cuba, et encore son récit est-il telle­
m ent elliptique que même les dirigeants alliés ont du
mal à croire à l’existence du marchandage.
Le 28 octobre 1962, Nikita Khrouchtchev annonce
le démantèlement des bases de missiles soviétiques à
Cuba. Les navires soviétiques qui croisaient à la limite
de la zone du blocus imposé par les États-Unis font
marche arrière. La crise est résolue. Le 29, le secré­
taire général du PC soviétique ouvre la séance du
présidium du Soviet suprême en déclarant: «Afin
de sauver le monde, nous devons nous retirer. » Le
lendemain, Dobrynine remet à Robert Kennedy une
lettre de Khrouchtchev destinée au Président. La
direction soviétique, dit ce texte, a « accepté les termes
de l’accord sur Cuba après l’accord du Président de
régler la question des bases de missiles américains en
Turquie ». Moscou n’a plus qu’à annoncer à un Fidel
Castro furibond que le seul gain de toute l’affaire est
l’engagement américain de ne plus chercher à renver­
ser son régime. La Chine maoïste, de son côté, dénonce
les méthodes « aventuristes » et « capitulardes » des
révisionnistes soviétiques.
Dans les premiers mois de 1963, les États-Unis
retirent leurs fusées Jupiter de Turquie et d’Italie.
Pour les conseillers de Kennedy, il s’agit simplement
d ’appliquer une décision présidentielle prise avant
la crise en respectant un délai de décence... après
la crise. Rien à voir, ou si peu, avec l’arrangement
conclu entre Robert Kennedy et Anatoly Dobrynine
pour le compte de leurs deux chefs.
Une des questions sans véritable réponse est de savoir
pourquoi Khrouchtchev a respecté le secret demandé
par Kennedy. C’était en partie un aveu de faiblesse,
comme le reconnaît des années plus tard, au moment
de la perestroïka, Dobrynine, un des meilleurs connais­
seurs des États-Unis au MID, le ministère soviétique
des Affaires étrangères, que Mikhaïl Gorbatchev fera
venir auprès de lui à Moscou, après plus de vingt ans
passés à Washington. Mais le numéro un soviétique
n’avait pas le même souci de l’opinion publique que
son adversaire d’outre-Atlantique. Les Soviétiques
n’avaient rien su de la tension autour de Cuba jusqu’au
29 octobre, quand Khrouchtchev annonce à la radio
que la crise est résolue. Il se donne les allures d’un
dirigeant responsable qui a sauvé le monde au bord
de l’apocalypse nucléaire. Et surtout, si se vérifie l’hy­
pothèse d’un coup de poker dont le véritable objectif
se situait au cœur de l’Europe, il ne peut avouer qu’il
a lamentablement échoué. Pour seul résultat de cet
« aventurisme », pour reprendre l’expression chinoise,
il a vendu Berlin contre le plat de lentilles des Jupiter. Il
ne peut l’avouer, mais ses collègues et rivaux du bureau
politique le savent. La gestion de la crise de Cuba ne
sera pas étrangère à la destitution de Khrouchtchev, en
1964, par la troïka Brejnev-Kossyguine-Podgorny.
Aux États-Unis, la légende tient bon et même un
ancien et futur journaliste comme Pierre Salinger,
qui est le conseiller de presse de John Kennedy, justi­
fie la mise en scène concoctée par Robert K. : « Les
mensonges et la désinformation, dit-il, sont les
moyens par lesquels une démocratie se défend dans
une situation de guerre froide contre un ennemi
qui peut agir en secret. » Le Chicago Tribune, qui a
transféré son animosité à l’égard de Roosevelt contre
Kennedy, dénonce au contraire cette adm inistration
qui « s’en est prise au droit ancien du peuple am éri­
cain de connaître la vérité sur son gouvernement »,
et assimile cette propension à la misinformation à « la
propagande organisée que l’on trouve dans les dicta­
tures communistes ». C’était certes exagéré, mais
bien dans la ligne d’un journal conservateur voyant
l’odieux visage du socialisme derrière la nouvelle
adm inistration démocrate.
Le faux incident
du golfe du Tonkin

h , ces crétins et stupides m arins étaient juste

A en train de tirer sur des poissons volants ! »


Quelques jours seulement après les tirs
supposés d ’embarcations nord-vietnam iennes
contre le navire USS Maddox dans le golfe du
Tonkin, le 4 août 1964, le président Lyndon Baynes
Johnson a des doutes sur la réalité de l’attaque. Il
s’en ouvre au sous-secrétaire d’État, George Bail.
Mais il est à la recherche d ’un prétexte pour élargir
la guerre au Vietnam que les Américains ont héri­
tée des Français, dans laquelle John Kennedy, son
prédécesseur assassiné l’année précédente à Dallas,
avait hésité à s’engager à fond et qui apparaît, pour
ce politicien texan inexpérimenté dans les affaires
internationales, comme un test de sa fermeté face
au communisme.
Johnson est né à la politique dans les années 1930,
au m om ent du New Deal, marqué par la misère
du monde ouvrier et des minorités de couleur
qu’il voudra aider avec son programme de Grande
société. Mais aussi au m om ent où, face à la montée
du fascisme en Europe, l’Occident cherche à préser­
ver la paix par « l’apaisement ». Johnson a été
convaincu par la « théorie des dominos », évoquée
pour la première fois par le président Eisenhower en
1954, sous le choc de la guerre de Corée. Si les États-
Unis laissent les communistes s’emparer du Vietnam
du Sud, alors tous les pays d’Asie du Sud-Est tom be­
ront les uns après les autres comme des dominos. Le
m oindre signe de faiblesse sera exploité par Moscou
et Pékin. Du moins en est-il convaincu.
Le soir même du 4 août 1964, Johnson apparaît
à la télévision pour annoncer qu’il a ordonné de
bom barder le Nord-Vietnam : « À la terreur contre
de paisibles villageois du Sud-Vietnam s’ajoute
m aintenant une agression ouverte en pleine mer
contre les États-Unis. Des actes de violence répétés
contre les forces armées des États-Unis ne peuvent
pas être seulement contrés par des moyens de
défense. Ils exigent une riposte énergique », déclare-
t-il. Quelques jours plus tard, il demande au Congrès
de lui accorder le pouvoir « de prendre toutes les
mesures nécessaires pour repousser toute nouvelle
attaque armée contre les forces américaines et pour
prévenir toute future agression ».
C’est l’escalade dans un conflit qui coûtera quelque
200 milliards de dollars. Dans lequel seront im pli­
qués plus de trois millions de soldats américains.
Plus de 58 000 m ourront au Vietnam et près de 800
000 seront blessés. 2 500 seront portés disparus.
Sans com pter les centaines de milliers de victimes
du côté vietnam ien, dans les forces du Viêt-cong
et du Nord-Vietnam comme dans la population
civile. La guerre va durer encore près de neuf ans,
avec l’abandon sans gloire du Sud-Vietnam, quand
les derniers Américains seront évacués de Saigon
(aujourd’hui Hô-Chi-Minh-Ville) par hélicoptère
depuis le toit de l’ambassade américaine, le 30 avril
1975.
En 1964, Johnson et le secrétaire à la Défense,
Robert McNamara, qu’il a hérité de l’administration
Kennedy, trom pent l’opinion américaine, le Congrès
et les médias sur les origines de l’entrée en guerre
des États-Unis. Dans les mois et les années suivantes,
les deux hommes useront des mêmes subterfuges
pour justifier - ou camoufler - l’escalade, jusqu’à
ce que l’un et l’autre jettent l’éponge, après l’offen­
sive du Têt de 1968, qui met en lumière la faiblesse
du gouvernement allié du Vietnam du Sud et l’ina­
nité de la guerre. Le premier renonce à se représen­
ter aux élections présidentielles de novembre; le
second a déjà pris ses fonctions à la tête de la Banque
mondiale.

« REMEMBER THE M ADDOX»

Tout se tram e dans les premiers jours


d ’août 1964. Dans le golfe du Tonkin, la situation
est confuse. Depuis 1961, des éléments sud-viet-
namiens m ènent des actions de sabotage au nord,
sous le contrôle de la CIA. L’opération porte le
nom de code de OP 34-Alpha. Après les premières
attaques, les Nord-Vietnamiens ont porté l’affaire
devant la Commission internationale de contrôle,
qui a été établie pour surveiller la mise en œuvre
des accords de Genève de 1954, ayant mis fin à la
guerre française d ’Indochine. Mais les États-Unis
nient toute im plication dans les sabotages. L’USS
Maddox croise au large pour effectuer des missions
de renseignements. Le 2 août, il est sous le feu de
bateaux nord-vietnam iens dans les eaux interna­
tionales. Il échappe à une torpille et ouvre le feu
sur les embarcations ennemies qui s’enfuient. L’une
est coulée, une autre sévèrement endommagée. Le
Maddox n’est pas touché et il n’y a pas de victimes
américaines. Le secrétaire d ’État, Dean Rusk, m ini­
mise l’accrochage. Il rappelle que depuis 1945, il y
a eu beaucoup d ’incidents de ce genre qui auraient
pu m ener à une guerre, « si la retenue n’avait pas
exercé son influence m odératrice ».
Deux jours plus tard, le 4 août, l’USS Maddox et
un bâtim ent d ’escorte, le Turner Joy, sont envoyés
près des côtes nord-vietnamiennes pour « m ontrer
le drapeau », à la suite de la première attaque. Le
temps est mauvais, la mer haute. Le radio de l’USS
Maddox, qui est un jeune m arin inexpérimenté,
perçoit des signaux qu’il prend pour la preuve d’une
nouvelle attaque de la marine nord-vietnamienne.
Le Maddox fait feu sur un ennemi qu’il ne distingue
pas. Il pense avoir coulé deux bateaux mais ne repère
ni victimes, ni épaves, ni aucune preuve d’une véri­
table bataille navale. Le com m andant en chef du
navire câble à W ashington: il est possible qu’une
attaque n’ait jamais eu lieu et que le mauvais temps
ait affecté la précision des radars et autres instru­
ments de mesure. Il suggère d’attendre le lever du
jour pour recueillir de plus amples informations.
La lumière n’apporte aucune confirmation. Bien
au contraire, elle renforce les doutes. À Washington
où, à cause des onze heures de décalage horaire,
nous sommes encore dans la soirée de la veille, le
temps presse. Johnson a prévu de s’adresser à la
nation pour annoncer les représailles. Il est plus
de 23 heures, dernière limite pour ne pas rater les
derniers journaux du soir sur la côte est et les prin­
cipales nouvelles sur la côte ouest. À 23 h 37, alors
que les preuves d ’une attaque nord-vietnamienne
m anquent toujours, le message, qui a été enregistré
dans l’après-midi, est diffusé. Il est trop tard pour
revenir en arrière.

DEUX PRÉOCCUPATIONS

Johnson a deux préoccupations. Les élections


présidentielles de novembre, où il va se soumettre
pour la première fois au suffrage de ses concitoyens
puisque, jusque-là, il ne doit d ’être à la Maison
Blanche qu’à l’assassinat de Kennedy. Il lui faut appa­
raître suffisamment déterminé face à la « menace
communiste » pour ne pas être taxé de faiblesse
par son adversaire républicain, le « faucon » Barry
Goldwater, mais suffisamment responsable pour
apparaître comme le président de la paix. Jamais,
au cours de la campagne, il n’annoncera ni la guerre
avec le Nord-Vietnam, ni l’envoi de forces terrestres
américaines dans le Sud. Au contraire, dans tous ses
discours, il répète qu’il n’enverra pas « neuf ou dix
mille garçons américains loin de leur maison pour
faire ce que les garçons asiatiques sont appelés à faire
pour eux-mêmes ».
Sa deuxième préoccupation est de pas agir
sans avoir l’aval du Congrès, comme l’avait fait le
président H arry Truman lors du déclenchement de
la guerre de Corée. « C’est seulement si le Congrès
est impliqué dans le « décollage » qu’il acceptera
une responsabilité en cas de « crash » », dit-il, ajou­
tant que « si nous agissons sans l’autorisation du
Congrès, le ressentim ent pourrait être tellement
répandu qu’il entraînerait un tas de gens qui norm a­
lem ent seraient avec nous. » Il faut donc m ettre le
Congrès dans le coup, en le privant toutefois de la
possibilité de discuter longuem ent les tenants et les
aboutissants de la stratégie.
L’incident - supposé - du golfe du Tonkin se prête
à merveille à cette manœuvre. Prétextant la gravité et
l’urgence de la situation, Johnson « embauche » son
ami - qui ne le restera pas longtemps - le sénateur
démocrate de l’Arkansas William Fullbright, prési­
dent de la commission des Affaires étrangères, pour
convaincre ses collègues. Dans les jours qui suivent
le 4 août, le Sénat, sans grand débat, avec seulement
deux voix contre, et la Chambre des représentants
à l’unanimité, adoptent une résolution qui remet
entre les mains de l’exécutif la conduite d’une guerre
qui ne veut pas dire son nom. Le texte est suffisam­
m ent général pour que « le comm andant en chef
[le Président] puisse prendre toutes les mesures
qu’il juge nécessaires, y compris le débarquement
de larges forces américaines au Vietnam ou en
Chine », comme l’explique Fullbright avant le vote.
Johnson aime les images frappantes: la résolution
est « comme la chemise de nuit de grand-mère, elle
couvre tout ».
LA FORCE POUR ÉVITER LA GUERRE

Chez Fullbright, les doutes sur la réalité de l’attaque


nord-vietnamienne contre YUSS Maddox naîtront
très vite. Il ne tardera pas à comprendre que son
« ami » Johnson l’a mené en bateau et s’est servi de
lui pour tromper le Sénat. Certains sénateurs sont
conscients que la résolution équivaut à une déclara­
tion de guerre, mais ils conçoivent le chèque en blanc
donné au Président comme une arme de dissuasion
face à l’ennemi communiste vietnamien et chinois.
Les États-Unis doivent manifester leur détermination
afin d ’éviter un conflit plus large. Ils sont convain­
cus que personne - et surtout pas Johnson - ne veut
impliquer leur pays dans une guerre terrestre en Asie.
L’utilisation de la puissance de feu américaine dans
les airs et sur la mer leur apparaît comme le meilleur
moyen d ’écarter cette éventualité. Ce raisonnement
permet à McNamara d’affirmer que « le problème
fondamental avec le golfe du Tonkin, ce n’est pas la
tromperie mais plutôt le mauvais usage qui a été fait
des pouvoirs accordés par la résolution. Le Congrès
avait compris l’étendue des pouvoirs qu’il remet­
tait au président Johnson, mais il ne la concevait pas
comme une déclaration de guerre destinée à être
utilisée, comme elle l’a été, par une augmentation des
forces américaines sur le terrain de 16 000 conseillers
militaires à 550 000 combattants». Des décennies
plus tard, McNamara reconnaîtra ses erreurs, mais
n’admettra jamais que l’incident du golfe du Tonkin a
été m onté en épingle pour justifier l’entrée en guerre
des États-Unis. Mes déclarations de l’époque, dira-t-
il, étaient « honnêtes mais fausses ».

s;
Elles n’étaient pas honnêtes et personne ne l’était
dans cette affaire. Contrairement à ses affirma­
tions, le secrétaire à la Défense était parfaitement au
courant, comme l’ont m ontré les Pentagone Papers
rendus publics en 1971 par un ancien collabora­
teur du ministère de la Défense, Daniel Ellsberg, des
détails du plan OP 34-Alpha. Il n’ignorait pas que
YUSS Maddox se trouvait dans le golfe du Tonkin
en appui aux actions de sabotage menées par les
Sud-Vietnamiens sous le patronage des Américains.
Il savait aussi qu’il avait demandé à ses services
des transcriptions de messages nord-vietnamiens
supposés corroborer les assertions américaines sur
l’attaque de ses navires, des preuves « du type qui
convaincront les Nations unies que l’attaque a bien
eu lieu », et qu’ils ne les avaient pas eues.
Mais en août 1964, l’opinion, les médias, comme
les hommes politiques, sont convaincus que la flotte
américaine a été délibérément attaquée par les Nord-
Vietnamiens dans les eaux internationales et que
les représailles décidées par la Maison Blanche sont
justifiées. Walter Cronkite, le présentateur de CBS
Evening News, se félicite que l’on « arrête l’agresseur
communiste partout où il m ontre sa tête ». James
Reston, dans le New York Times, explique que les
bombardements menés en représailles ne sont pas
« une incitation à élargir la guerre mais une invita­
tion à négocier ». C’est seulement des années plus
tard, quand la situation sur place se sera sérieuse­
m ent détériorée et que l’opinion publique améri­
caine se sera retournée contre Johnson, que la presse
changera d ’attitude. L’éditorialiste du Washington
Post exigera alors que « tous les faits survenus en
août 1964 dans le golfe du Tonkin » soient portés à
la connaissance du pays.

« CONFUSION »

À vrai dire, dès 1966, Fullbright, scandalisé que


Johnson se soit servi de lui, avait organisé des audi­
tions à la commission des Affaires étrangères pour
essayer de découvrir la vérité. Johnson était furieux,
allant jusqu’à traiter le sénateur de l’Arkansas de
suppôt du communisme. Ses tentatives pour le
décourager furent vaines. Fullbright persista dans
son action bien qu’un collaborateur de la Maison
Blanche ait tenté de lui expliquer que, certes, il y
avait eu une « confusion » au sujet des incidents,
mais qu’une investigation publique plus pous­
sée serait a bad show pour les États-Unis. Johnson,
comme toujours, employait une image plus frap­
pante : « Si votre belle-mère n’a qu’un œil et que cet
œil se trouve au milieu du front, vous ne la gardez
pas dans le salon », dit-il pour continuer à masquer
ce qui devenait trop évident.
Deux choses comm ençaient à devenir évidentes.
D’une part, l’incident du 4 août était m ineur et
ne correspondait pas à l’attaque décrite dans les
premières heures; d ’autre part, les preuves avan­
cées par l’adm inistration, notam m ent les enregis­
trem ents de transmissions nord-vietnam iennes,
étaient datées du 2 août et non du 4, où un accro­
chage avait bien eu lieu entre des bateaux du
Nord-Vietnam et l’USS Maddox qui protégeait des
comm andos sud-vietnamiens chargés de saboter
des installations nordistes.
L’affaire du golfe du Tonkin a connu divers rebon­
dissements jusque dans les années 2000. En 2001, un
historien, Robert Hanyok, a publié un article dans
Cryptologie Quaterly, une revue d’un organisme offi­
ciel de renseignements. L’article fut classé « secret
défense », bien qu’il traitât d’un événement survenu
trente-cinq ans auparavant. Dans ce texte, Robert
Hanyok écrivait : « Le problème était la nature de
la provocation, qui rendait possible l’adoption de
la résolution [par le Congrès]. Si la résolution avait
été liée à l’action navale du 2 août ou au bombarde­
m ent par les communistes du mess des officiers de
Saigon à la veille de Noël 1964, ou même à l’attaque
de la base aérienne de Bien Hoa le 1er novembre 1964,
alors l’administration aurait au moins eu un véritable
incident sur lequel s’appuyer. Malheureusement, l’ad­
ministration a choisi de fonder son argumentation
pour étendre la guerre dans le Sud-Est asiatique sur
un incident qui ne résiste à aucun examen objectif et
approfondi. Ainsi, finalement, quand la résolution sur
le golfe du Tonkin a été revue en 1968, l’incident a fait
l’objet d ’un examen critique. Quand il s’est avéré que
les événements du 4 août avaient été fondés sur des
preuves très minces, il a été démontré par la même
occasion que l’administration Johnson s’était lancée
dans une utilisation très sélective de l’information. Si
l’on ne peut pas dire que l’administration a menti à
proprement parler, elle n’a pas été vraiment honnête
avec le public, et même honnête dans ses propres
délibérations. La question n’était plus de savoir si
la résolution était appropriée ou non, elle était de
savoir si l’administration avait été fondamentalement
honnête. » La réponse est évidemment négative.
En 2003, l’article de Robert Hanyok a été mis
discrètement à la disposition de quelques histo­
riens, mais la classification a été maintenue pour
des raisons liées à la guerre d’Irak, a-t-on dit. Le
parallèle avec la manière dont l’administration de
George W. Bush a trom pé l’opinion publique améri­
caine et internationale était sans doute trop évident.
Deux ans plus tard, l’Agence nationale de sécurité,
qui publie Cryptologie Quaterly, a déclassifié des
centaines de pages de documents sur les incidents
du golfe du Tonkin, dont le texte de Robert Hanyok.
Le Sénat n’a pas été en reste. En juillet 2010, il a
publié 1 100 pages de délibérations concernant
la guerre du Vietnam. Ces textes m ontrent que les
sénateurs s’étaient interrogés très tôt sur la manière
dont ils avaient pu être bernés par l’administration
Johnson. En mars 1968, le sénateur Albert Gore,
père du vice-président de Bill Clinton et adversaire
malheureux de George W. Bush en 2000, déclarait
au cours d ’une séance à huis clos de la commission
des Affaires étrangères : « Si le pays a été trompé,
si la commission, le Congrès, ont été trompés sur
le prétexte ayant mené à une guerre dans laquelle
des milliers de jeunes hommes ont péri et plus de
milliers encore ont été blessés pour la vie, et à cause
de laquelle leur pays a perdu son prestige, sa posi­
tion morale dans le monde, les conséquences sont
très graves. »
Si ces documents n’apportent rien de bien
nouveau sur les faits eux-mêmes, connus des histo­
riens depuis plusieurs années, note le New York
Times, ils soulignent l’indignation manifestée par
les élus, au moins en privé : « Dans une démocratie,
vous ne pouvez pas vous attendre à ce que le peuple,
dont les enfants ont été tués ou seront tués, exerce
son libre jugement si la vérité lui est cachée », dit
le sénateur démocrate de l’Ohio, Frank Church, en
février 1968. Sa déclaration fait écho à ce qu’écrira
quelques années plus tard Hanna Arendt dans Lyrics,
après avoir lu les Pentagone Papers: « La politique du
mensonge s’adresse rarem ent à l’ennemi [c’est la
raison pour laquelle les « papiers » ne révèlent aucun
secret militaire tom bant sous le coup de la loi contre
l’espionnage] mais elle est destinée d’abord, sinon
exclusivement, à la consommation domestique, à la
propagande interne, et particulièrement à l’égare­
m ent du Congrès. »
Iran-Contras : des armes
pour des armes

’I r a n g a te , le néologisme formé sur le modèle

L du Watergate, ce scandale qui coûta sa prési­


dence à Richard Nixon, est sans doute l’opéra­
tion de politique extérieure la plus spectaculaire des
deux mandats de Ronald Reagan. Elle a été montée
en marge de toute légalité, ce qui n’est pas en soi
extraordinaire, mais surtout elle a impliqué les plus
hautes autorités américaines dans une entreprise
systématique de mensonge. Le Président lui-même
s’est contredit à plusieurs reprises, ce qui là encore
n’est pas une exception, mais tous les responsables
politiques, du vice-président aux secrétaires d ’État
et à la Défense, ainsi que leurs subordonnés, ont été
entraînés dans une aventure de « diversion ».
Celle-ci poursuivait trois objectifs distincts et
d ’importance inégale. Le prem ier était de fournir
des armes aux Contras, la guérilla qui combattait le
régime sandiniste au Nicaragua, alors que le Congrès
l’avait interdit. Le deuxième était de libérer des otages
américains faits prisonniers au Liban par un groupe
appelé Djihad islamique (il deviendra le Hezbollah).
En vendant des armes à l’Iran - que Reagan avait
qualifié d ’« empire du mal » - Washington espérait
que Téhéran ferait pression sur le Hezbollah. Le troi­
sième enfin, conséquence des deux premiers, était de
protéger le Président contre les enquêtes du Congrès
et accessoirement des médias, car si le montage avait
été découvert, les mensonges de l’administration
mis à jour à temps, une procédure d'impeachment
aurait très bien pu être lancée contre Ronald Reagan.
Il n’en a rien été. La troisième partie du plan a bien
fonctionné, même si Ronald Reagan a dû témoigner
devant une commission d’enquête qu’il avait lui-
même convoquée. Le chef de la Maison Blanche s’en
tira avec quelques vagues formulations et quelques
replis derrière des trous de mémoire que les premiers
symptômes de la maladie d’Alzheimer rendaient
crédibles. Les responsables indirects invoquèrent leur
ignorance et quelques coupables furent provisoire­
ment punis, jusqu’à ce que George H. Bush, avant
de quitter la présidence en décembre 1992 après sa
défaite face à Bill Clinton, leur accorde le « pardon
présidentiel ». Le geste n’était pas complètement
désintéressé. Bush était vice-président au m om ent
de l’Irangate. Tout m ontre qu’il était au courant des
trucages opérés par des fonctionnaires du Conseil
national de sécurité et de la CIA. En accordant son
« pardon », il se donnait l’absolution à lui-même.
Au départ, l’idée est simple: il s’agit de livrer
des armes à l’Iran et de consacrer une partie des
recettes à l’achat d’armes pour les Contras. Deux
obstacles empêchent de réaliser simplement une
idée simple. L’Iran fait l’objet d’un embargo depuis
que des gardiens de la Révolution ont pris en otage
cinquante-deux membres du personnel de l’ambas­
sade américaine à Téhéran. Le régime des mollahs
a fait une sorte de cadeau à Reagan en libérant ces
otages le jour de son investiture, le 20 janvier 1981.
Cette prise d ’otages et la tentative manquée de
les libérer par l’intervention d’un commando de
marines ne sont pas étrangères à la défaite de Jimmy
Carter l’année précédente.
Malgré le geste de bonne volonté, les relations
entre Washington et Téhéran restent d’autant plus
tendues que le Hezbollah, soupçonné d’être proche
des chiites iraniens, a en quelque sorte pris la relève
en s’em parant au Liban de six citoyens américains.
Une amélioration des relations avec l’Iran aurait pu
servir à la libération de ces otages, mais il était exclu
que les États-Unis vendent directement des armes
aux Iraniens, qui sont en guerre avec l’Irak « laïque »
de Saddam Hussein. Les États-Unis ont besoin d’un
intermédiaire. Ce sera Israël. Le Premier ministre
Shimon Pérès est d’accord pour livrer des armes à
un groupe d ’iraniens « modérés » - au fil de l’opéra­
tion, il apparaîtra en fait que les armes sont destinées
au régime lui-même. En contrepartie, les États-Unis
s’engagent auprès d ’Israël à remplacer le matériel
ainsi livré.
Si l’objectif est d’aider à la libération des otages
du Liban, il n’est que partiellement atteint. Certains
retrouvent la liberté au m om ent où d’autres sont
faits prisonniers. Les premières livraisons d’armes
ont lieu en juillet 1985. À partir de décembre, elles
se feront directement des États-Unis à l’Iran, sans
passer par Israël.
LE RÔLE D’OLIVER NORTH

C’est alors qu’intervient le colonel Oliver North,


membre du Conseil national de sécurité. Il propose
d ’utiliser une partie des recettes tirées des ventes
d ’armes à l’Iran pour financer, par des voies privées,
les Contras au Nicaragua. Dans ses mémoires,
il affirme n’avoir « aucun doute sur le fait que
[Reagan] avait été mis au courant de l’utilisation de
« restes » pour les Contras et qu’il l’approuvait. Avec
« enthousiasme » ».
Comme dans cette affaire, tout le m onde a menti,
et N orth plus que d’autres encore, il est difficile de
savoir s’il dit vrai en l’occurrence. Mais ce qui est
sûr, c’est que Reagan est convaincu de la justesse
de la cause des Contras. Dans ce mouvem ent se
retrouvent beaucoup d ’anciens de la garde natio­
nale du dictateur Somoza qui, en 1979, a perdu le
pouvoir au profit des sandinistes de Daniel Ortega,
crypto-m arxistes et adm irateurs de la révolution
castriste.
Reagan accuse les sandinistes de livrer des
armes aux guérilleros du Salvador voisin qui se
battent contre le régime militaire. Il est obsédé par
les risques de contagion dans toute l’Amérique
centrale II considère les conflits entre les régimes
de droite, détestables quant au respect des droits de
l’hom m e mais alliés des États-Unis, et les mouve­
m ents marxisants comme des guerres par procura­
tion entre les deux blocs. Depuis la fin de la Seconde
Guerre mondiale, l’Occident a « perdu » l’Europe
centrale, la Chine, puis le Vietnam. Les Soviétiques
ont envahi l’Afghanistan, un pays neutre, un an
avant son élection. Il ne sera pas le Président qui
« perdra » l’Amérique centrale, une région qui,
circonstance aggravante, se trouve dans l’arrière-
cour des États-Unis. Même après la\lécouverte du
scandale, Reagan continuera à justifier sa politique
destinée à ne pas offrir à l’URSS « une de ses plus
grandes victoires en politique étrangère depuis la
Deuxième Guerre mondiale [...]. Le (Congrès doit
choisir entre la démocratie et le communisme au
Nicaragua, ajoute-t-il, entre la liberté et la tyrannie
soutenue par les Soviétiques ».
Dès son arrivée au pouvoir, il s’est engagé à soute­
nir les Contras, malgré les réticences du Congrès.
Et « aussi longtemps que je serai président, a-t-il
souvent répété, je ne retirerai pas notre soutien
aux efforts déployés par les Nicaraguayens pour
gagner leur liberté ». À partir de 1982, la Chambre
des représentants et le Sénat adoptent chaque
année des résolutions appelées « amendements
Boland », du nom du représentant démocrate du
Massachussetts, Edward Boland, destinés à empê­
cher la CIA et d ’autres organisations officielles
américaines de participer à la lutte aux côtés des
Contras du Nicaragua. Sans se faire d’illusions sur
les sandinistes, Edward Boland se réfère au précé­
dent du Vietnam, pour m ettre en garde ses collè­
gues : « Lorsque nous avons adopté la résolution du
golfe du Tonkin, [en 1964], nous n’avions pas tous
les faits, déclare-t-il. Nous ne pouvions pas - beau­
coup d ’entre nous ne pouvaient pas savoir - où cela
nous m ènerait. Aujourd’hui, la Chambre ne souffre
pas du même désavantage. Vous avez entendu
dans les réunions confidentielles le nom bre des
com battants, le coût des program m es, les plans
d ’expansion... »
Le Congrès a une autre arme contre l’exécutif. Il
contrôle le budget, ce que James Madison, un des
pères fondateurs, appelait en 1788 « le pouvoir sur
la bourse ». Pour aider les Contras, il faut de l’argent.
Le secrétaire d ’État George Schultz, qui s’opposera
tout au long de l’affaire aux manigances de N orth et
Cie mais n’aura pas le courage de démissionner, le
répète : « Vous ne pouvez pas dépenser des fonds que
le Congrès ne vous a autorisés ni à obtenir ni à utili­
ser. C’est ce que dit la Constitution et nous devons
nous y tenir. »
Il faut trouver ailleurs des moyens échappant à la
vigilance des élus. Le directeur de la CIA, William
Casey, et Oliver N orth sollicitent des alliés des États-
Unis à travers le monde. Ils s’adressent à l’Afrique
du Sud, à l’Arabie Saoudite, à Taïwan, à la Corée du
Sud et même au sultan de Bruneï. Avec quelques
autres hauts fonctionnaires, ils form ent une véri­
table « contre-équipe » de politique étrangère qui
mène sa propre action, en dehors des cadres institu­
tionnels légaux.
On compte dans ses rangs, outre Oliver North,
Elliott Abrams, un néoconservateur que l’on retrou­
vera vingt ans plus tard dans l’entourage de George
W. Bush, John Poindexter, Alan Fries, Otto Reich,
Duane Claridge, Clair George. Les rôles de Robert
McFarlane, directeur du Conseil national de sécurité,
qui démissionna opportuném ent en décembre 1985,
et de Caspar Weinberger, secrétaire à la Défense, sont
plus controversés.
FUITE DANS UN JOURNAL LIBANAIS
/
Toute l’affaire, le marchandage armes contre
otages et l’aide illégale aux Contras, est découverte
le 3 novembre 1986, à la suite d’une fuite organi­
sée par un radical iranien, Mehdi Hashemi, à un
obscur magazine libanais Ash-Shiraa. Un mois plus
tôt, le 5 novembre, les sandinistes ont descendu un
avion, avec trois passagers à bord. Le seul survivant,
Eugene Hasenfus, assure que ses deux compagnons
de voyage travaillent pour la CIA. Le gouverne­
m ent iranien confirme les révélations du magazine
libanais, si bien que d’un seul coup et les livraisons
d ’armes à l’Iran et l’aide aux Contras nicaraguayens
sont portées sur la place publique. Quelques jours
plus tard, le 13 novembre, Ronald Reagan lit une
déclaration solennelle depuis le bureau ovale : « Mon
intention était d ’envoyer un signal selon lequel les
États-Unis sont disposés à remplacer l’animosité
[entre Washington et Téhéran] par une nouvelle
relation... En même temps que nous prenons cette
initiative, nous disons clairement que l’opposition
de l’Iran à toutes formes de terrorisme international
est une condition de progrès dans nos relations. Le
pas le plus significatif que l’Iran puisse faire, comme
nous l’avons déjà dit, serait d’utiliser son influence
au Liban pour assurer la libération des otages qui y
sont retenus. »
Et les Contras? Reagan n’en dit mot. Dans les
jours qui suivent, Oliver North détruit les docu­
ments qui concernent l’affaire. John Poindexter, qui
a succédé à la tête du Conseil national de sécurité à
McFarlane à la suite de la démission de ce dernier,
fait de même en jetant dans la broyeuse le seul papier
qui aurait permis de prouver que Reagan avait été
au courant de l’ensemble de l’opération de « diver­
sion ». En revanche, sa tentative d’effacer plus de
5 000 messages, échangés avec N orth par un canal
spécialement créé par lui à cet effet, échoue.
La quantité de documents détruits est telle, selon
le New York Times, que la broyeuse s’est engorgée.
Le 25 novembre, l’attorney général (ministre de la
Justice) Edwin Meese reconnaît que des profits tirés
des ventes d’armes à l’Iran ont été détournés pour
venir en aide aux Contras. Le même jour, Poindexer
démissionne et Oliver North est congédié par Reagan.
Dans la foulée, le Président annonce la création
d ’une commission d’enquête présidée par l’ancien
sénateur John Tower. Son objet est vaste: examiner
les circonstances entourant l’affaire Iran-Contras
et d’autres cas d ’espèces qui pourraient révéler les
forces et les faiblesses du fonctionnem ent du Conseil
national de sécurité dans un m om ent d’urgence;
analyser la manière par laquelle le système a servi
huit présidents différents depuis sa création en 1947.
La conclusion d ’un rapport de 200 pages est que le
Président n’avait pas eu connaissance de l’étendue
du program m e mis au point par ses collaborateurs,
notam m ent l’utilisation des fonds pour venir en aide
aux Contras, mais qu’il aurait dû exercer un meil­
leur contrôle sur ses subordonnés, en particulier le
Conseil national de sécurité, auquel il avait accordé
un trop grand pouvoir.
Un autre rapport publié quelques mois plus
tard par le Congrès, dominé alors par les dém o­
crates, expliquait que « si le Président n’avait pas
connaissance de ce que ses conseillers pour la sécu­
rité étaient en train de faire, il aurait dû l’avoir ». Le
Président « porte l’entière responsabilité » de ce que
font ses subordonnées et son gouvernemént a m ani­
festé « un goût du secret, de la trom perie et du mépris
de la loi ». « La question centrale qui demeure, dit le
rapport, concerne le rôle du Président dans l’affaire
Iran-Contras. Sur ce point critique, la destruction
de documents par Poindexter, N orth et autres, et
la disparition de Casey [le directeur de la CIA est
m ort des suites d’une attaque le jour où le Congrès
a commencé ses auditions] ne perm ettent pas une
enquête complète ». Poindexter a expliqué qu’il
avait pris la décision de ne pas m ettre le Président
au courant afin de le protéger et de lui perm ettre de
nier au cas où il y aurait un jour une fuite. Qui s’est
effectivement produite.

UNE CONSPIRATION

Toutefois, les auditions réalisées par la commis­


sion Tower, par le Congrès et par le juge indépendant
Lawrence Walsh, qui inculpera N orth, Poindexter,
Weinberger et quelques autres, donnent une idée de
la conspiration m ontée pour réaliser une opération
sans précédent dans l’histoire des États-Unis, à la
fois par son ampleur et par le nom bre et la qualité
des personnalités mises en cause. Tous les acteurs, à
un m om ent ou à un autre de l’affaire, ont m enti soit
au Congrès, soit à la presse, soit à l’opinion, quand ce
n ’était pas à tous en même temps.
En septembre 1985, alors que des avions cargos ont
déjà livrés des missiles antichars aux Iraniens, Robert
McFarlane écrit « avec la plus profonde conviction
personnelle » à la commission des Affaires étrangères
de la Chambre des représentants que les soupçons
des élus sont sans fondement. « Il n’y a pas eu et il
n’y aura pas de dépense de fonds du Conseil national
de sécurité pour soutenir directement ou indirecte­
m ent des opérations militaires ou paramilitaires au
Nicaragua. » Et il ajoute : « Il est également im por­
tant de souligner ce que nous n’avons pas fait. Nous
n’avons pas sollicité des fonds de la part d’Améri­
cains ou de tierces parties », allusion aux finance­
ments privés que son service avait justement mis en
place. North, qui a écrit la lettre pour son patron,
reconnaîtra plus tard qu’elle était « fausse, erronée,
trompeuse, dilatoire et incorrecte ». Mais devant le
Congrès, il évoque une « campagne de désinforma­
tion soviétique » à propos de tout élément contredi­
sant sa version des faits.
Une fois l’affaire éventée, la priorité absolue
de l’équipe des conseillers est de mettre à l’abri le
Président. N orth et Robert Gates, l’actuel secré­
taire à la Défense, alors directeur adjoint de la CIA,
préparent pour le Congrès et la presse une fausse
chronologie des événements. Le but est d’essayer
de dém ontrer qu’il n’y a aucun lien entre les ventes
d’armes à l’Iran et l’aide illégale aux Contras.
Reagan est obligé de s’exprimer publiquem ent.
Dans un prem ier temps, il explique que « l’histoire
venue du Proche-O rient [la fuite dans le maga­
zine libanais] n’a aucun fondem ent » (5 novembre
1986). Six jours plus tard, il y a bien eu livraison
d ’armes, mais ce sont « quelques missiles qui tien­
draient dans un seul avion ». H uit jours après, il
affirme que les États-Unis n’ont rien à voir avec les
ventes d ’armes à l’Iran de la part de pays tiers, y
compris Israël. Nous sommes le 19 novembre. À ce
m om ent-là, Poindexter a déjà averti la presse, off
the record, du m ontage mis au point par le Conseil
national de sécurité.
Le 25 novembre, Reagan et l’attorney général
Edwin Meese donnent une conférence de presse, au
cours de laquelle c’est surtout le second qui parle.
Israël a bien livré, en 1985, des armes américaines
à l’Iran mais sans l’autorisation du Président et
sans que ce dernier n’en ait eu connaissance. « Et à
l’époque, les États-Unis n’étaient pas impliqués »,
ajoute-t-il. « Aucun citoyen américain n’a manipulé
des fonds quels qu’ils soient destinés à des forces en
Amérique centrale. »

« DES PREUVES CONTRE


MES MEILLEURES INTENTIONS »

Reagan attendra les derniers mois de son second


m andat pour revenir sur le scandale de l’Irangate
dans une allocution radiotélévisée enregistrée dans
le bureau ovale de la Maison Blanche, le 4 mars
1987 : « La raison pour laquelle je ne vous ai pas parlé
avant est la suivante, dit-il : je vous dois la vérité. Et
bien qu’il ait été frustrant d’attendre, je pensais qu’il
n’était pas correct de me présenter devant vous avec
des explications boiteuses, voire des déclarations
éventuellement erronées qui auraient dû ensuite être
corrigées, créant encore plus de doute et de confu­
sion. Il y en avait bien assez comme ça. D’abord, j’as­
sume l’entière responsabilité de mes propres actes et
de ceux de m on gouvernement Aussi désolé que je
puisse être à propos d’activités entreprises sans que
j’en aie eu connaissance, je suis comptable de ces
activités. Aussi déçu que je puisse être par certains
qui étaient à m on service, je suis toujours le seul à
devoir répondre de leur comportement devant le
peuple américain. Il y a quelques mois, j’ai dit au
peuple américain que je n’avais pas échangé des
armes contre des otages. Mon cœur et mes meil­
leures intentions continuent de me dire que c’était
vrai, mais les faits et les preuves me disent que ça
ne l’était pas. Ainsi que l’a rapporté la commission
Tower, ce qui avait commencé comme une ouver­
ture envers l’Iran est devenu, en cours d’exécution,
un marchandage entre des armes et des otages. C’est
contraire à mes propres convictions, à la politique
du gouvernement et à la stratégie que j’avais en tête
à l’origine. »
Il ne fait pas le lien avec le soutien apporté aux
Contras. Quelques mois plus tard, parlant à des jour­
nalistes, il admettra qu’aider les « combattants de la
liberté » était son idée mais en août 1987, il parlera
de la « soi-disant affaire Iran-Contras ». Témoignant
à huis clos devant des caméras lors du procès contre
John Poindexter, en 1990, Reagan se distinguera
surtout par ses trous de mémoire qui n’aideront ni
la défense de son ancien conseiller à la sécurité, ni la
recherche de la vérité.
Bush père n’échappera pas aux mêmes contradic­
tions. Pendant la campagne de 1992, un journaliste
lui demande s’il était au courant de l’échange Iran-
otages-Contras : « Oui, je l’étais, et je l’ai déjà dit »,
répond-il, alors que jusque-là il a toujours affirmé
le contraire. La Maison Blanche cherchera immédia­
tem ent à rectifier un « malentendu ». Le Président
aurait mal compris la question, dit-elle. Il croyait
qu’on lui demandait s’il était au courant des ventes
d ’armes à l’Iran et de la libération des otages, mais
pas s’il avait connaissance du lien entre les deux.
La guerre de George W.

'A fg h a n ist a n o u l’Irak? Au lendemain des


attentats du 11 septembre 2001 contre le World
Trade Center de New York et le Pentagone à
Washington, le débat fait rage dans l’entourage de
George W. Bush. La question est de savoir si les États-
Unis, qui viennent d’être frappés au cœur, doivent
manifester leur puissance et punir les responsables
du massacre en chassant du pouvoir à Kaboul les
talibans qui ont abrité Oussama Ben Laden ou en
renversant Saddam Hussein pour faire un exemple
dans le monde arabe ?
L’Afghanistan est le choix apparem m ent le plus
évident. Avec les talibans, le pays est devenu un
refuge pour les terroristes qui peuvent y planifier
tranquillem ent leurs attentats. Mais il y a parm i les
conseillers du Président des néoconservateurs qui
n’ont qu’une idée en tête depuis la première guerre
du Golfe (1990-1991): finir le travail qui a, selon
eux, été fait seulement à moitié quand, après avoir
libéré le Koweït, le président George H. Bush, le père
de « W », a refusé d’envoyer les troupes américaines
jusqu’à Bagdad. Les attentats du 11-Septembre
leur apparaissent comme l’occasion rêvée de répa­
rer cette « erreur ». « L’Irak doit payer » : l’ancien
directeur de la CIA George Tenet croit se souvenir
de la phrase prononcée dès le 12 septembre 2001
par Richard Perle, qui préside un groupe d ’études
du ministère de la Défense.
Le 15 septembre, dans sa résidence de Camp David,
George W. Bush a réuni les principaux membres du
gouvernement. Le secrétaire adjoint à la Défense,
Paul Wolfowitz, un ami de Perle, plaide pour que les
États-Unis en finissent avec le dictateur de Bagdad.
Son argum entation est double: d’une part, l’Irak
développe des armes de destruction massive (ADM)
qui menacent ses voisins et qu’il pourrait remettre à
des groupes terroristes ; d’autre part, la construction
d ’un régime démocratique en Irak sera une vitrine
et un modèle pour l’ensemble du monde arabe. Il
y a sans doute une grande part d’hypocrisie mêlée
d ’idéalisme dans cette conviction, mais Wolfowitz
parle aussi en connaissance de cause. Il était ambas­
sadeur des États-Unis à Djakarta quand le régime
indonésien s’est démocratisé. Le 23 janvier 2003,
deux mois avant le début de la guerre en Irak, il
déclare devant le Council on Foreign Relations de
New York: « Nous regarderons peut-être ce m om ent
de l’histoire comme celui où l’Occident a décidé de
lui-m êm e pour le xxie siècle, non pas en termes de
géographie, de race, de religion, de culture ou de
langue, mais en termes de valeurs, celles de la liberté
et de la démocratie. »
POUR UNE BONNE CAUSE

Plus tard, il regrettera que le renversement de


Saddam Hussein ait été officiellement justifié par la
présence supposée en Irak d’armes de destruction
massive plutôt que par des raisons idéologiques,
liées à la prom otion de la démocratie et des droits
de l’homme. Mais, ajoutera-t-il, il était plus facile de
faire comprendre au public américain et aux alliés
des États-Unis que l’on faisait une guerre préventive
contre une menace concrète. Si l’opinion a été trom ­
pée, c’était pour la bonne cause.
En tout cas, le 15 septembre 2001, Paul Wolfowitz
n’emporte pas l’assentiment de George W. Bush.
Le Président écoute les partisans de « l’Afghanistan
d ’abord ! ». Saddam Hussein n’était pas oublié pour
autant. L’ordre présidentiel de program m er l’inter­
vention à Kaboul, signé le 17 septembre, comporte
un paragraphe dem andant au Pentagone de prépa­
rer des plans contre l’Irak. Les talibans chassés du
pouvoir, les stratèges américains peuvent tourner
leurs regards vers la Mésopotamie. Toute l’année
2002 est consacrée à un ballet diplomatico-militaire
pour faire pression sur Saddam Hussein. Les inspec­
teurs des Nations unies sont chargés de déterminer
si le dictateur continue de construire des armes de
destruction massive, des missiles et les éléments
ABC (atomiques, biologiques, chimiques) qui vont
avec les fusées. Les alliés des États-Unis, y compris
la France et l’Allemagne, qui en mars 2003, s’oppo­
seront à la guerre, sont d’accord avec cette politique.
Ils l’encouragent même. Augmenter la pression sur
Saddam Hussein leur apparaît aussi comme un
moyen d ’éviter un conflit armé. Ils s’y résoudraient
« en dernier recours », selon la formule consacrée,
si tous les autres moyens avaient été épuisés sans
succès.
Il n’est pas certain que l’administration Bush soit
vraiment sincère dans cette apparente recherche
d ’une solution diplomatique. Beaucoup d’indices
laissent à penser que Washington a décidé depuis
longtemps d ’en découdre avec l’Irak baasiste.
« L’Afghanistan d’abord ! » ne voulait pas dire
« l’Afghanistan seulement ! », mais la formule avait
un corollaire: « l’Irak après! ». Encore faut-il trou­
ver un habillage crédible à une guerre programmée.
Comme dans le cas du golfe du Tonkin, en 1964,
George W. Bush a besoin d’un smoking gun, un fusil
encore fumant, pour justifier l’impérieuse nécessité
d ’éliminer une menace imminente. Les rapports des
inspecteurs de l’ONU sont pour le moins ambigus.
Ils ne perm ettent pas de trancher sur le point de
savoir si Saddam a possédé des ADM, en a encore ou
a l’intention de s’en procurer. Les services de rensei­
gnements sont alors mis à contribution pour appor­
ter les preuves manquantes. George Tenet affirme
qu’il n’y a « jamais eu dans l’administration de débat
sérieux sur l’imminence de la menace irakienne ».
Quand la CIA croit devoir répondre aux souhaits du
Président, les plans d ’attaque contre l’Irak sont prêts
depuis longtemps et les ordres de déploiement mili­
taire dans la région sont déjà partis. L’ancien direc­
teur de la CIA reconnaît que son organisation s’est
lourdem ent trompée en décembre 2002 en affirmant
que Saddam avait des stocks d’armes chimiques et
biologiques, mais il nie avoir jamais confirmé les

uo
liens entre l’Irak et Al-Qaïda, malgré les demandes
pressantes de Wolfowitz.

DES PREUVES COMME EN 1962

Quoi qu’il en soit, il faut convaincre l’opinion


américaine - le souvenir encore frais des attentats du
11-Septembre est ici une aide puissante - ainsi que
les alliés des États-Unis d’entreprendre une action
contre Saddam Hussein. À la veille du discours sur
l’état de l’Union du 28 janvier 2003, le secrétaire
d ’État Colin Powell relativise les « preuves » que les
Américains pourront présenter: « Il ne s’agit pas de
m ontrer un immeuble avec des pièces à l’intérieur.
J’aimerais avoir des preuves aussi irréfutables que
celles dont disposait le gouvernement américain
en 1962 dans l’affaire des missiles de Cuba. Mais ce
n’est pas aussi simple cette fois-ci. Nous avons des
rapports des services de renseignements qui nous
dém ontrent que nos pires craintes sont justifiées.
Nous espérons pouvoir les rendre publiques dans
environ une semaine, si cela est possible. » À propos
des rapports Irak/Al-Qaïda, il ajoute : « Nous avons
des preuves, non pas d’une participation irakienne
aux attentats du 11-Septembre, mais de liens entre
les deux. »
Powell, qui était le chef d’état-m ajor interarmes
au m om ent de la première guerre du Golfe, ne
cache pas ses réticences face à une nouvelle aventure
militaire, mais il lui faut bon gré mal gré suivre la
ligne du Président. Celui-ci ne se contente pas de
vagues soupçons. Il lui faut des preuves de la dupli­
cité de Saddam Hussein. Il croit que les services

m
britanniques viennent de les lui livrer. L’Irak se serait
procuré de l’uranium au Niger. Corollaire : il prépare
sa bombe. Malgré les mises en garde de ses services,
Bush intègre la phrase dans son discours sur l’état
de l’Union, après que les speech writers l’eurent reti­
rée : « Le gouvernement britannique a appris que
Saddam Hussein a récemment tenté de se procurer
d ’importantes quantités d’uranium en Afrique. »
Ces « seize mots » (en anglais) attirent toute l’atten­
tion de la presse et des observateurs internationaux.
Malheureusement, ils ne reposent sur rien et déclen­
cheront un scandale politique à Washington, connu
sous le nom d ’affaire Valérie Plame, qui coûtera une
condamnation pénale à Lewis « Scooter » Libby,
directeur de cabinet du vice-président Dick Cheney.
« Scooter » Libby avait déjà été un des acteurs prin­
cipaux de l’Irangate.
Les observateurs les plus critiques vis-à-vis de
George W. Bush reconnaissent qu’il était très diffi­
cile de faire la part du vrai et du faux dans les infor­
mations touchant l’Irak et son éventuel programme
d ’ADM. Les rapports des inspecteurs eux-mêmes,
menés par le diplomate suédois Hans Blix et le
directeur de l’Agence internationale de l’énergie
atomique, l’Égyptien Mohammed El-Baradeï, sont
sujets à des interprétations divergentes. Mais les
dirigeants américains ont rarement fait part de ces
doutes. Au contraire, ils ont procédé par affirmations
successives. « Pour dire les choses simplement, il n’y
a aucun doute que Saddam Hussein possède des
ADM » (Dick Cheney, 26 août 2002) ; « Nous savons
qu’ils ont des ADM ; il n’y a pas de doute là-dessus »
(Donald Rumsfeld, septembre 2002) ; « Nous savons
avec une certitude absolue qu’il [Saddam Hussein]
utilise un système pour se procurer des équipements
destinés à l’enrichissement de l’uranium, afin de
construire une bombe atomique » (Dick Cheney,
6 septembre 2002) ; « Les renseignements recueillis
par ce gouvernement et par d’autres ne laissent
aucun doute sur le fait que le régime iranien conti­
nue de posséder et de cacher quelques-unes des
armes les plus dangereuses qui aient jamais existé »
(George W. Bush, 17 mars 2003).
Et même après l’entrée des forces américaines à
Bagdad, trois jours après que le Président, depuis
le porte-avions USS Abraham Lincoln, a proclamé
« Mission accomplie », Colin Powell est formel: « Je
suis absolument sûr qu’il y a des ADM là-bas [en
Irak] et la preuve va arriver. » (4 mai 2003).

DES FAITS ET DES COMPORTEMENTS


TROUBLANTS

La « preuve », il avait été pourtant chargé de la


donner déjà trois mois auparavant devant le Conseil
de sécurité, réuni le 5 février à New York à la demande
des États-Unis. Devant ses collègues européens - la
séance est présidée par Joschka Fischer, ministre alle­
m and des Affaires étrangères - , le secrétaire d’État
étale les « preuves » que lui ont fournies les services.
Bush l’a prié de les montrer lui-même, car la réputa­
tion de « colombe » de l’ancien général confère une
crédibilité particulière à ses dires.
Colin Powell a construit sa démonstration sur
« l’accumulation de faits et de comportements
troublants ». Il a produit des enregistrements de
conversations entre des officiers irakiens tendant
à m ontrer la volonté de dissimulation du régime
irakien. Ici, il est question d ’évacuer un « véhi­
cule modifié », là de « munitions interdites » qu’il
s’agit de « nettoyer ». Le secrétaire d’État a m ontré
au Conseil des images satellites tendant à prouver
que les Irakiens déplacent les ADM dans des véhi­
cules banalisés. Puis des photos d’entrepôts d’armes
chimiques, « nettoyés » avant le passage des inspec­
teurs, un site d ’assemblage de missiles balistiques
et un site de production d’armes biologiques. Il a
cependant reconnu qu’il était difficile de connaître
le contenu exact des camions pistés. D’autres images
satellites avaient pour but de prouver l’existence de
sites d ’expérimentation de missiles à longue portée,
certaines datant de plusieurs années, d ’autres
m ontrant que les sites avaient été rasés ou déplacés.
Tout le monde ne fut pas convaincu, même si le
représentant américain réussit au moins à dém on­
trer que Saddam Hussein avait tenté de ruser avec les
inspecteurs et avait mis au point un système perfec­
tionné de dissimulation. Mais cela, tout le monde le
savait déjà. Dominique de Villepin, ministre français
des Affaires étrangères, réplique : « Si cette voie [l’ap­
plication « exigeante » de la résolution 1441] devait
échouer et nous conduire à l’impasse, alors nous
n’excluons aucune option, y compris, en dernière
extrémité, le recours à la force, comme nous l’avons
toujours dit. Mais dans une telle hypothèse, plusieurs
réponses devront clairement être apportées : en quoi
la nature et l’ampleur de la menace justifient-elles
le recours à la force? Com ment faire en sorte que
les risques considérables d’une telle intervention
puissent, réellement, être maîtrisés ? En tout état de
cause, il doit être clair que, dans le cadre d’une telle
option, les Nations unies devront être au cœur de
l’action. » Au cours du déjeuner qui suit, il est plus
catégorique : on ne lance pas une guerre, déclare-t-il,
« sur des suspicions ».
Des suspicions. Le m ot apparaît presque faible tant
les « preuves » avancées par Colin Powell laissent
à désirer. Il s’agit d’un collage de renseignements
divers, recueillis à des périodes différentes, préparé
par la CIA sur l’ordre du ministère de la Défense
et de la vice-présidence. Diverses sources laissent à
penser que le secrétaire d’État n’était pas vraiment
dupe de son propre discours. Selon le Guardian de
Londres, il se serait plaint juste avant la réunion
du Conseil de sécurité, devant son collègue britan­
nique Jack Straw, que nombre des affirmations du
Pentagone ne pouvaient pas être confirmées. Il aurait
eu quelques instants auparavant avec les services de
renseignements une dernière réunion qui l’aurait
laissé perplexe, avec la crainte que les « preuves »
avancées « ne nous explosent à la figure ». Jack Straw
a démenti avoir eu une telle conversation avec son
collègue américain.
Le magazine Us World and News Report a publié
une autre version des craintes de Powell. Le secré­
taire d ’État aurait jeté en l’air les documents qu’il
venait juste de recevoir en s’écriant : « Je ne vais pas
lire ça. C’est de la merde ! »
Il attendra d ’avoir quitté son poste pour admettre
que sa prestation à l’ONU, ce 5 février 2003, était
une « tache » sur sa réputation. « Je suis celui qui a
fait cette présentation au nom des États-Unis devant
le m onde, dira-t-il, et cela fera toujours partie de
m on bilan. » Poursuivi par ce souvenir « doulou­
reux », il s’est dit « consterné » que des respon­
sables des services américains aient su que certaines
sources utilisées pour assembler les docum ents
n’étaient pas fiables. « Je n’ai jamais vu de preuve,
a-t-il ajouté, d ’une connexion entre les attentats
du 11 septembre 2001 et le régime de Saddam
Hussein. » En 2006, un rapport du Congrès confir­
m era cette absence de liens. « Saddam Hussein
n’avait pas confiance en Al-Qaïda et considérait les
extrémistes islamiques comme des menaces pour
son régime, refusant toutes les demandes d ’Al-
Qaïda pour une aide matérielle et opérationnelle »,
déclare le docum ent de la commission du rensei­
gnem ent du Sénat.

DES SOURCES DÉLIBÉRÉMENT TROMPEUSES

Mais non seulement ces liens n’existaient pas,


mais les dirigeants américains le savaient, ce qui ne
les empêchait pas de répéter à satiété le contraire. Les
sources étaient « fausses, incorrectes et dans certains
cas, délibérément trompeuses », pourra affirmer a
posteriori Colin Powell.
Sur le m om ent, il ne faisait pas bon le dire publi­
quement. Le couple Wilson-Plame en sait quelque
chose. Joseph Wilson est un ancien ambassadeur qui,
sous la présidence Clinton, a travaillé comme expert
au Conseil national de sécurité. En février 2002, il
entreprend un voyage au Niger, à la demande de la
CIA, pour vérifier des bruits selon lesquels l’Irak
achèterait de l’uranium à ce pays africain.
Un peu plus d ’un an après - la guerre en Irak bat
son plein - , Joseph Wilson raconte ainsi son voyage
dans le New York Times, un article intitulé « Ce que
je n’ai pas vu en Afrique » : « Je ne fus pas étonné
que l’ambassadeur [Barbro Owens-Kirkpatrick]
fût au courant des allégations sur les ventes d’ura­
nium à l’Irak et qu’elle les ait déjà démontées dans
un rapport envoyé à Washington. Néanmoins, nous
nous mettons d ’accord que m on temps serait le
mieux occupé en interrogeant les gens qui avaient été
au gouvernement au m om ent où l’accord supposé
avait été passé [fin des années 1990], soit avant
son arrivée. » Après huit jours d’entretiens, il n’en
fallait pas plus pour conclure qu’il était « hautem ent
improbable qu’une telle transaction ait jamais eu
lieu ». « Avant de quitter le Niger, poursuit Jo Wilson
dans son article, je fais part à l’ambassadeur de mes
conclusions qui corroborent les siennes. De retour à
Washington, j’en informe la CIA et le bureau africain
du départem ent d ’État, dans la mesure où il n’y avait
rien de secret ni de bouleversant dans m on rapport,
de même qu’il n’y avait rien de secret dans m on
voyage. » L’ancien ambassadeur ne doute pas que
le bureau du vice-président, qui était à l’origine de
l’enquête, ait été mis au courant de ses conclusions.
En septembre 2002, on reparle du Niger. Le
gouvernement britannique publie un livre blanc
affirmant que Saddam Hussein présente une
menace im m inente et fait allusion à l’achat d’ura­
nium « dans un pays africain ». Puis en janvier 2003,
dans son discours sur l’état de l’Union, le président
Bush s’appuie sur ce papier britannique pour reve­
nir à la charge. L’ambassadeur Wilson est étonné. Il
rappelle à un ami du département d’État son voyage
et suggère que « si le Président a fait allusion au
Niger, sa conclusion se fonde sur des faits qui n’ont
pas été vérifiés par m on enquête. Il me répond que
le Président a peut-être voulu parler de trois autres
pays africains produisant de l’uranium , le Gabon, la
Namibie ou l’Afrique du Sud. J’ai alors accepté cette
explication ». Jo Wilson se demande toutefois si les
informations qu’il a données aux autorités à son
retour du Niger n’ont pas été délibérément ignorées
parce qu’elles ne correspondaient pas « à certains
préjugés concernant l’Irak: si c’est le cas, alors nous
sommes partis en guerre sous de faux prétextes ».

ABATTRE WILSON À TRAVERS SA FEMME

C’était plus que Dick Cheney et ses proches ne


pouvaient en supporter. Des enquêtes sont discrète­
m ent lancées sur ce diplomate non conformiste. Le
départem ent d’État fait un rapport selon lequel Jo
Wilson aurait été envoyé au Niger par sa femme, ce
que M. Wilson et la CIA démentent. Une semaine
après la parution de l’article dans le quotidien new-
yorkais, un célèbre éditorialiste, Robert Novak, révèle
que la femme de l’ambassadeur Wilson, Valérie
Plame, travaille à la CIA où elle est chargée de décryp­
ter les informations concernant l’Irak et les armes
de destruction massive. La fuite vient d’un secrétaire
d ’État adjoint, Richard Ermitage, mais elle est vite
relayée par l’entourage de Dick Cheney et Karl Rove,
le conseiller spécial du Président. L’enquête se dirige
très rapidement vers Lewis « Scooter » Libby, direc­
teur de cabinet du vice-président, qui démissionne.
Les proches de Dick Cheney cherchent à nuire à
Joseph Wilson en ruinant la carrière de sa femme.
Mais divulguer l’identité d’un agent couvert par le
secret est un délit fédéral passible de trente ans de
prison.
Lewis Libby écopera de deux ans et demi de
prison pour obstruction à la justice et faux tém oi­
gnage. Il a m enti au FBI. George W. Bush, qui juge
cette sentence « excessive », lui accorde son « pardon
présidentiel », comme quelque quinze ans plus tôt
son père, George H. Bush, avait accordé sa clémence
aux protagonistes de l’Irangate. Karl Rove, qui avait
été dans le complot contre le couple Wilson-Plame
avec « Scooter » Libby, démissionne en août 2007.
Encore une fois, il s’agit de protéger le Président,
dont l’attitude dans cette affaire a été pour le moins
ambiguë. « Je ne connais aucune personne dans
m on adm inistration qui rende publiques des infor­
mations classifiées, avait-il dit, et si c’était le cas, je la
renverrai immédiatement. »
Dans un livre publié en mars 2010, Karl Rove
raconte qu’apprenant par sa bouche qu’il avait
bien été la source de Novak, « Bush parut un peu
ennuyé ». Mon plus grand échec, explique Karl Rove,
est de ne pas avoir pu contrer la légende voulant que
George W. Bush aurait délibérément m enti pour
justifier la guerre en Irak. C’est « un des plus graves
échecs de cette présidence », écrit-il. Il crédite son
ancien chef d ’avoir fait des déclarations de bonne
foi, qu’à l’époque, il est vrai, la presse avait accueillies
sans sourciller. « En ce qui me concerne, écrivait
l’éditorialiste vedette du New York Times, Thomas
Friedman, nous n’avons pas besoin de trouver des
armes de destruction massive [en Irak] pour justifier
la guerre. M. Bush ne doit au monde aucune expli­
cation pour ne pas avoir trouvé des armes chimiques
(même s’il s’avère que la Maison Blanche a caché ce
fait). Il est clair qu’en m ettant un terme à la tyran­
nie de Saddam, on a brisé un formidable moteur
hum ain de destruction de masse. »
Pas pour ce commentaire en particulier, mais pour
sa « couverture » des premiers mois de la guerre en
Irak et les reportages de Judith Miller, une de ses
célèbres journalistes, sur les armes supposées possé­
dées par Saddam, le grand quotidien de la côte est
présentera des excuses à ses lecteurs. La source était
toujours la même : Lewis « Scooter » Libby, un ancien
élève de Paul Wolfowitz, de cette race des néoconser­
vateurs enclins à tordre la réalité pour qu’elle corres­
ponde à leurs convictions.
Les « excuses »
du N ew York T im es

rm es d e destruction massive ou de distrac­

A tion massive ? Sous ce titre, le médiateur du


New York Times, Daniel Okrent, revient sur la
« couverture » de la guerre en Irak et de ses prémices
dans son quotidien. Le bilan n’est pas brillant. L’heure
est à l’autocritique. La désinformation menée systé­
matiquement par l’administration Bush pour tenter
de convaincre l’opinion américaine et mondiale que
Saddam Hussein présentait une menace imminente
contre la sécurité internationale a fonctionné, au
moins en partie, parce que la presse dite de qualité,
en particulier le journal new-yorkais qui passe à tort
ou à raison pour le fleuron de la presse « libérale »,
s’est fait l’écho des thèses officielles mais plus encore
leur a apporté quelque crédit. Il n’est pas le seul,
mais il a été une sorte de courroie de transmission
de la vérité que George W. Bush et son entourage
voulaient asséner. Pour que la désinformation fonc­
tionne, il faut non seulement un émetteur mais un
véhicule pour la transporter. La crédibilité reconnue
à ce média - dans le sens originel du terme - donne
de la consistance à la manipulation.
Le New York Times a accordé une large place aux
affirmations des « experts » et des services de rensei­
gnements qui croyaient avoir découvert en Irak les
preuves que le dictateur de Bagdad poursuivait son
program m e de production d’armes de destruc­
tion massive commencé avant les années 1990. La
première guerre du Golfe l’avait arrêté, mais il avait
été repris peu de temps après. Telle était du moins
ce que le Président croyait ou voulait croire et faire
croire.
Une des journalistes vedettes du New York Times,
Judith Miller, qui passera quelques semaines en
prison pour avoir refusé de dévoiler ses sources, était
régulièrement « briefée » par Lewis « Scooter » Libby,
directeur de cabinet du vice-président Dick Cheney.
Il l’avait convaincue que l’adm inistration détenait
des preuves évidentes de la duplicité de Saddam
Hussein. L’achat supposé d’uranium au Niger et
un trafic de tubes d’alum inium soi-disant destinés
à une usine d ’enrichissement pour la fabrication
d ’une arme nucléaire étaient le plus souvent cités.
Les « informations » allant dans le sens de la thèse
officielle faisaient la « une » du New York Times. Bien
sûr, objectivité oblige, le quotidien relayait les objec­
tions d ’autres experts mais ces doutes étaient relé­
gués en page intérieure, comme si les responsables
du journal n’y attachaient pas la même importance.
Même après l’invasion américaine de l’Irak, quand
les GI étaient partis, en vain, à la recherche des
preuves voire simplement des traces d’ADM, le New
York Times continua à donner la parole aux « durs ».
Ceux-ci affirmaient que si l’on n’avait rien trouvé,
c’était parce que les traces avaient été effacées. Et si
les traces avaient été effacées, c’était bien la preuve
recherchée des mauvaises intentions de Saddam
Hussein.

RECONNAÎTRE SES ERREURS

Plus d ’un an après le début de l’intervention en


Irak, les éditeurs du New York Times signent un
éditorial collectif, le 26 mai 2004, dans lequel ils
tentent de se justifier avant de reconnaître leurs
erreurs. Ils ont relu des centaines d’articles publiés
avant et pendant la guerre. « Dans la plupart des
cas, disent-ils, ce que nous avons écrit reflétait avec
exactitude l’état de nos connaissances de l’époque,
la plupart d ’entre elles péniblement obtenues des
agences de renseignements qui dépendaient elles-
mêmes d ’informations fragmentaires. Et quand ces
articles incluaient une information incomplète ou
allant dans la mauvaise direction, ils étaient plus tard
dépassés par des informations plus complètes et plus
étayées. C’est ainsi que la couverture de l’inform a­
tion fonctionne normalement. »
Voilà pour la justification. « Mais nous avons
trouvé, poursuivent-ils, un nombre de cas où la
couverture n’était pas aussi rigoureuse quelle aurait
dû l’être. Dans certains cas, l’information qui était
controversée alors, et semble mise en question
m aintenant, n’a pas été présentée avec suffisamment
de prudence ou soumise à un examen critique. En
regardant en arrière, nous souhaiterions avoir été
plus agressifs dans notre questionnement quand de
nouvelles évidences émergeaient ou n’émergeaient
pas. »
Comme l’administration, le New York Times admet
s’en être remis souvent à des informations fournies
par des exilés ou déserteurs irakiens partisans d’un
changement de régime à Bagdad, « des gens dont la
crédibilité fait l’objet d’un débat public ces dernières
semaines ». En l’occurrence, les responsables du
journal s’exonèrent un peu facilement d’avoir
fait confiance à des informateurs dont beaucoup
pensaient depuis longtemps à Washington qu’ils
étaient plus intéressés par leur future carrière que par
la vérité. Ce qui rendait la situation plus compliquée
était que les dires des exilés étaient confirmés par des
sources officielles américaines, au moins celles qui
étaient convaincues qu’il fallait intervenir en Irak.
Selon la formule qui avait cours alors à Washington,
« le premier signe du fusil fumant pourrait bien être
un champignon [nucléaire] ».
Quatre jours plus tard, le 30 mai, le média­
teur du New York Times revient sur le sujet. Daniel
Okrent est plus catégorique que les responsables
du quotidien: «P our quiconque a lu le journal
entre septembre 2002 et juin 2003, l’impression que
Saddam possédait, ou était sur le point d’acqué­
rir un effrayant arsenal d’ADM semblait indiscu­
table. » Il souligne qu’un article titré « Les membres
de la CIA sont mis sous pression quand ils prépa­
rent leurs rapports sur l’Irak », était prêt plusieurs
jours avant l’invasion, qu’il a été gardé sous le coude
par les éditeurs pendant une semaine sans qu’ils
donnent la raison, et que l’article n’a finalement été
publié que trois jours après le début de la guerre, et
encore enterré en page 10 du deuxième cahier. Le
4 mai 2003, les éditeurs titrent « Des experts améri­
cains trouvent de la matière radioactive en Irak » un
article de Judith Miller, bien que celle-ci écrive que la
découverte est vraisemblablement sans rapport avec
des armes.

UN ÉCHEC « INSTITUTIONNEL »

« L’échec n’est pas individuel mais institution­


nel », conclut Daniel Okrent qui suggère que la
repentance est moins utile que la publication d ’une
enquête approfondie détaillant la désinformation,
l’information truquée et les analyses douteuses qui
ont conduit le m onde entier ou presque à croire que
Saddam Hussein possédait des armes de destruction
massive. Cette enquête devrait m ettre en lumière
« non seulement la tactique de ceux qui ont mis en
avant ces histoires d’ADM, mais com m ent le New
York Times lui-même a été utilisé pour promouvoir
cette campagne perverse ». Et le médiateur de rappe­
ler qu’« en 1920, Walter Lippmann et Charles Merz
écrivaient que le [New York] Times avait manqué la
véritable histoire de la Révolution bolchévique parce
que ses reporters et ses éditeurs « étaient très exci­
tés par les événements ». On aurait pu dire la même
chose du Times et de la guerre en Irak. L’excitation
est passée, m aintenant le travail commence. »
La controverse s’est poursuivie entre les jour­
nalistes du New York Times, ceux du Washington
Post aussi, d ’autres encore, et les censeurs vigilants
qui dénoncent, sur différents blogs, les dérives des
médias, leur collusion avec le pouvoir politique,
l’influence des puissances financières, qui empêche­
raient la diffusion d’informations sérieuses quand
elles dérangent les autorités. Ou Noam Chomsky et
ses disciples qui assimilent la presse à un bloc idéo­
logique, incapable de se remettre en question parce
qu’il est surdéterminé par des présupposés que les
faits sont appelés à confirmer alors que le rôle des
médias devrait être de les interpeller. D’une manière
plus triviale, les médias eux-mêmes ont alimenté
l’hypothèse de Chomsky en présentant comme une
excuse des erreurs commises dans la couverture de
l’avant-guerre et de la guerre en Irak le fait que « la
croyance généralement admise était que Saddam
Hussein avait des armes de destruction massive ».
Une hypothèse « largement admise au sein et en
dehors du gouvernement » par des responsables
politiques qui, pour une grande partie d’entre eux,
« se sont trompés eux-mêmes » quand ils aiguillaient
les médias sur de fausses pistes. S’ils ont pratiqué la
désinformation, c’était de bonne foi. Cette excuse
n’en est pas une, surtout pour une presse américaine
dite libérale qui se pique, souvent à tort, de résister
au sens du courant.
Les carences
de la presse libérale

peut paraître paradoxal. Il n’en

L
e ju g e m e n t

est pas moins à prendre au sérieux. Scott


McClellan, l’ancien porte-parole de George
W. Bush, estime que les contre-vérités qui ont servi à
justifier la guerre en Irak n’auraient pas eu le même
impact sans le manque d’agressivité de la presse dite
« libérale ». Les journalistes accrédités à la présidence
étaient « sans doute trop déférents vis-à-vis de la
Maison Blanche et du gouvernement, concernant la
décision la plus im portante à laquelle la nation avait
à faire face pendant mes années à Washington, écrit-
il : le choix de faire ou de ne pas faire la guerre en
Irak ». Et il poursuit: « L’effondrement du discours
du gouvernement sur la guerre, qui est devenu appa­
rent des mois après l’invasion, n’aurait jamais dû
être une surprise... Dans ce cas, les « médias libé­
raux » n’ont pas été à la hauteur de leur réputation.
S’ils l’avaient été, le pays aurait été mieux servi. »
Scott McClellan a certes été m eurtri d’avoir été berné
par ses collègues et par les plus hautes autorités du
pays, sauf peut-être le Président lui-même et encore. Il
a le sentiment d ’avoir démérité en mentant aux jour­
nalistes qu’il rencontrait presque tous les jours à la
Maison Blanche. Et quand il vide son sac, il n’épargne
pas la machine Bush, dont il a fait partie. Mais sa
critique des grands médias américains, souvent célé­
brés à l’étranger comme des modèles d’indépendance
et de pugnacité, est corroborée par la « couverture »
des mois qui ont conduit à l’invasion de l’Irak, ainsi
que des premières semaines de l’occupation améri­
caine. L’autocritique - mesurée - du New York Times,
un an après les événements, est à la fois une preuve de
cette dérive et une tentative d’autoréhabilitation.
Le jugement de Scott McClellan rejoint les thèses de
la gauche progressiste américaine qui, derrière Noam
Chomsky par exemple, dénonce la collusion entre la
presse et le pouvoir ainsi que cette forme de pensée
unique véhiculée par l’establishment. Il y a dans cette
approche très idéologique une généralisation abusive,
comme si les médias - américains en l’occurrence,
mais on pourrait dire la même chose de la presse
« libre » d ’autres démocraties - relayaient systéma­
tiquement et sans discernement la désinformation
officielle.

CONTRE UNE ÉVIDENCE « INDISCUTABLE »

L’étude très fouillée d’Eric Alterman5 se situe


dans le même courant de pensée, mais son intérêt
réside dans les exemples précis qu’il donne. Son
5. W hat liberal Media ? The Truth about Bios and the News, Basic Books, New
York, 2003.
objectif est de démontrer que les attaques des milieux
conservateurs contre les partis pris idéologiques qui
amèneraient la presse libérale à déformer les infor­
mations relèvent du mythe. Et qu’au contraire, cette
presse libérale a fâcheusement tendance à suivre le
mainstream. D’ailleurs, la droite ne se donne pas la
peine d’apporter des preuves. Il s’agit pour elle d’une
évidence indiscutable.
Quelques conservateurs font exception. Scott
McClellan, qui a fréquenté les journalistes accrédités à
la Maison Blanche, est de ceux-là. Comme Bill Kristol,
le fondateur et directeur du magazine néoconserva­
teur The Weekly Standard. Il reconnaît que la presse
libérale n’a jamais été aussi puissante que l’on a bien
voulu le dire. Le mythe sert souvent d’excuse aux
conservateurs pour masquer leurs échecs.
Il existe même une crainte dans les médias libé­
raux d ’apparaître, dans certains moments de tension
particulière, comme trop critiques à l’égard des
autorités, ce qui renforce la tendance à se situer
dans le consensus. L’éditorialiste du New York Times,
Paul Krugman, illustre ainsi cette constatation : « La
prochaine fois que l’administration [Bush] insistera
sur le fait que le chocolat, c’est de la vanille, la plupart
des médias, craignant d’être accusés de désinforma­
tion libérale et voulant créer l’apparence de l’équi­
libre, ne diront pas que la matière en question est
de toute évidence marron. Au mieux, ils diront que
certains démocrates affirment qu’elle est marron. »
Dans le paysage médiatique américain, le scandale
du Watergate a changé la donne. Qualifié par Norman
Podoretz, un des pères fondateurs avec Irving Kristol,
père de Bill, de la mouvance néoconservatrice, de
véritable « coup d’État » puisque la presse a obtenu
la démission d’un président (Richard Nixon) en le
convainquant d ’avoir menti, le Watergate a incité
les conservateurs à s’organiser pour tenter d’impo­
ser leur narrative, leur vision des événements. Ils ont
créé des fondations dotées de budgets bien supé­
rieurs à ceux des fondations libérales. Ils se sont
lancés dans des opérations de lobbying intellectuel,
relayées par des myriades de petites organisations, qui
sont souvent des coquilles vides mais qui permettent
d’occuper le terrain, en donnant l’impression que les
thèses conservatrices sont partagées par la quasi-tota­
lité de l’opinion. William Barrody, un ancien prési­
dent de l’American Entreprise Institute, un centre de
recherche néoconservateur où l’on retrouve à diverses
époques Richard Perle, Paul Wolfowitz, la femme
de Dick Cheney, Bill Kristol, etc., explique la straté­
gie : « Nous portons autant d’attention à la distribu­
tion de nos produits qu’à leur contenu. Nous avons
été probablement le premier think tank à utiliser les
médias électroniques. Nous payons des nègres pour
écrire, au nom d’universitaires, des libres opinions
pour les pages débats que nous envoyons à plus d’une
centaine de journaux et syndications - au moins trois
articles par semaine. »

AL GORE, « INVENTEUR » D’INTERNET

Les élections présidentielles de 2000, où Al Gore


a perdu de justesse face à George W. Bush, ont
parfaitement illustré cette façon de mettre en scène
les événements. Le principal conseiller du candi­
dat démocrate, Tony Coelho, l’a d’ailleurs reconnu :
« Karl Rove et Karen Hughes [les deux conseillers
en communication de « W »] nous ont manœuvrés
et se sont montrés des stratèges bien supérieurs à
nous. » Pendant la campagne, pour les séances de
photos, George Bush apparaissait toujours entouré
d ’enfants noirs et latinos. C’était indispensable pour
le politiquement correct, même si le fond de la poli­
tique du candidat républicain n’était pas spéciale­
m ent favorable aux minorités de couleur.
Au contraire, Al Gore avait mauvaise presse. Il parais­
sait arrogant, imbu de lui-même, cherchant toujours
à impressionner ses interlocuteurs en montrant
combien il est intelligent. Ce qui l’amenait à mentir sur
lui-même et ses actions. Une histoire répétée à satiété
lui a beaucoup nui: il se serait vanté d’avoir « inventé »
internet. Dans un entretien avec CNN, il avait déclaré :
« Quand j’étais au Congrès, j’ai pris l’initiative de créer
internet. » En clair, il voulait dire: en tant que sénateur,
j’ai pris des initiatives pour lancer internet. Pour la vox
populi, Gore s’était vanté d’avoir inventé la technolo­
gie internet ! C’est ainsi en tout cas que les médias de
toutes orientations le dépeignaient.
George W., par contraste, apparaissait agréable, de
bonne compagnie, comme un copain qui ne prend
pas la politique trop au sérieux. Les journalistes soup­
çonnaient qu’il n’était peut-être pas le plus qualifié
pour être président, mais ce n’était pas important.
Il était nouveau, alors que Gore était « vieux ». La
présentation des deux candidats dans la presse de
tous bords se ressentait de ces différences d’image.
Après le scrutin de novembre 2000, la machine
conservatrice a fonctionné à plein. Al Gore avait gagné
le vote populaire avec 537 000 voix d’avance. Avait-il
aussi gagné en Floride, l’État dans lequel les votes ont
été examinés jusqu’à ce que la Cour suprême déclare
George W. Bush vainqueur? Des manifestants payés
par les républicains ont déchiré des bulletins. Le temps
de les reconstituer, le délai fixé pour le recomptage
des voix par la secrétaire d’État de Floride, Katherine
Harris, était passé. L’équipe de Bush, conduite en
Floride par l’ancien secrétaire d’État de Bush père,
James Baker, a créé une atmosphère de crise et de
tension pour que Al Gore jette l’éponge au nom de
l’intérêt national. La manipulation avait marché.
Les attentats du 11 septembre 2001 ont été utilisés
ensuite pour intimider les critiques et donner mauvaise
conscience à tous ceux, journalistes ou hommes poli­
tiques, qui ne manifestaient pas leur plein accord avec
le Président alors que le pays était « en guerre » (contre
le terrorisme). Critiquer le Président, entamer l’unité
nationale, c’était donner des munitions aux ennemis
alors que des soldats américains risquaient leur vie sur
le champ de bataille. « Rendus nerveux par les attaques
incessantes des milieux conservateurs à propos de
leur absence de valeurs et de patriotisme, les médias
ont réagi aux attentats du 11-Septembre comme s’ils
étaient accusés d ’un crime dont ils se sentaient secrè­
tement coupables », écrit Eric Alterman.

LES LECTURES DE « W »

L’autre objectif des spin doctors de George W. Bush


est de transformer l’image du Président. Il faut donner
de la gravité et de la profondeur au personnage, qui
apparaissait au début de son mandat comme un dilet­
tante de la politique, arrivé à la Maison Blanche dans
les bottes trop grandes de papa. La première « infor­
mation » diffusée par ses conseillers, c’est que, contrai­
rement à la légende, le Président lit, la Bible bien sûr,
mais aussi d’autres livres, pas seulement des bandes
dessinées. Bill Kristol lui a recommandé Suprême
Command, Soldiers, Statesman and Leadership, d’El­
liott Cohen, un ouvrage sur la Deuxième Guerre
mondiale où il est beaucoup question de Churchill.
C’est instructif pour un Président qui s’est lancé dans
deux guerres, en Afghanistan et en Irak.
Avant un grand discours qui doit être prononcé
dans l’Ohio, un conseiller de la Maison Blanche
livre un secret au Washington Post: le propos du
Président sera « sérieux et grave », car il s’est inspiré
de Tocqueville, Adam Smith, Aristote, Jean-Paul II,
Thomas Jefferson, George W ashington... En veine
de confidences, ce conseiller ajoute que le matin
même, il a discuté de YÉthique à Nicomaque avec
George W. Bush. Las, Bush ne citera aucune de ses
sources d ’inspiration dans son discours devant les
fermiers de l’Ohio !
Finalement, c’est l’adversaire de Bush en 2000 qui
a peut-être le mieux résumé la politique de (dés)
inform ation de l’équipe de la Maison Blanche de
2001 à 2009 : « Un effort systématique pour m anipu­
ler les faits au service d’une idéologie « totalisante »
qui l’emporte sur le m inim um d’honnêteté [...].
Des politiques décidées sans tenir compte des faits -
des politiques destinées à bénéficier aux amis et aux
supporteurs; l’utilisation de tactiques qui privent
le peuple américain de la possibilité d’examiner
soigneusement les arguments, ce qui est pourtant
essentiel dans un système de checks and balances. »
Fox populi

e crois que la presse a été muselée et s’est auto-

J
muselée. Ma station s’est laissée impressionner
par l’adm inistration et par ses laquais de Fox
News. » La sentence est de Christiane Amapour,
ancienne journaliste vedette de CNN, au m om ent de
la guerre en Irak. Les « laquais de Fox News » ! Dans
la machine à rum eurs de la droite républicaine, la
chaîne de télévision, propriété de Ruppert Murdoch,
tient une place de choix. C’est une caisse de réso­
nance de tout ce qui vient de l’adm inistration quand
elle est républicaine et de tout ce qui peut lui nuire
quand elle est, comme aujourd’hui, démocrate. Un
amplificateur des opinions de l’Américain « moyen »
qui s’expriment dans la rue ou dans les blogs. Une
officine de diffamation de la presse « libérale ».
L’entreprise n’est pas nouvelle. Dans The Republican
Noise Machine. Right-wing Media and how it corrupts
Democracy, David Brok rapporte une anecdote racon­
tée par un ancien conseiller de Richard Nixon, Charles
Colson6. Pendant le scandale du Watergate, Colson
avait été embauché pour démolir cette « fantaisie,
cette œuvre de fiction » (les écoutes du parti démo­
crate sur ordre du Président). À la demande de Nixon,
il a aidé un livre sur les supposées déformations de
l’information par la presse libérale à devenir numéro
un sur la liste des best-sellers : « Le Président m ’a fait
venir dans son bureau et m’a demandé si j’avais lu
le livre d ’Edith Effon, The New Twisters, raconte-t-
il. Je l’avais lu. J’en avais conclu que c’était un livre
destiné à rester inconnu. Nixon m’a ordonné de faire
en sorte qu’il se retrouve sur la liste des best-sellers.
J’ai fait le tour des librairies que le New York Times et
d’autres journaux interrogent pour établir la liste des
meilleures ventes. J’ai mobilisé quelques supporteurs
de Nixon à New York et nous avons littéralement
dévalisé ces librairies. Les ventes d’Edith Feron sont
montées en flèche et sa cote a suivi. Quand l’admi­
nistration Nixon a quitté la Maison Blanche après le
Watergate, elle a laissé derrière elle des caisses entières
de The New Twisters. »

OBAMAPHOBIE

Depuis l’époque Nixon, les méthodes de travail


se sont modernisées. Mais on retrouve souvent les
mêmes personnes à des postes différents, avec des
objectifs qui n’ont pas changé. Ainsi Roger Ailes,
ancien conseiller pour la communication des prési­
dents Nixon, Reagan, George H. Bush et plus discrè­
tem ent de George W., est-il le président de la chaîne
6. Three Rivers Press, New York, 2004.
d ’informations en continu de Rupert Murdoch, Fox
News. Sa spécialité actuelle : l’obamaphobie.
Sa dernière trouvaille est symptomatique d’un
certain type de fonctionnement des médias. La
séquence est devenue classique. Un « scoop » paraît
sur un blog, il est repris par les radios dans les talk-
shows, puis il fait la « une » des émissions d’infor­
m ation à la télévision, notam m ent sur les chaînes
d ’information en continu, sans aucune vérification.
Fox News est particulièrement friande de ce genre de
« nouvelles ». Une vidéo m ontre une fonctionnaire
noire du ministère de l’Agriculture, Shirley Sherrod,
supposée expliquer quelle ne peut pas accorder à
un fermier blanc la subvention à laquelle il a droit à
cause de sa race. Un présentateur de Fox News, Bill
O’Reilly, n’en revient pas de l’aubaine: «W aouh!
s’écrit-il à l’antenne. C’est tout simplement im pen­
sable. Le gouvernement fédéral ne peut pas tolérer
que la couleur de la peau décide des aides. »
À la suite de cet incident, le secrétaire à l’Agricul­
ture Tom Vilsack a obligé Shirley Sherrod à démis­
sionner. Les responsables à la Maison Blanche ont
approuvé cette mesure, trop contents sans doute de
m ontrer qu’un président noir n’entendait pas être
antiblanc. Même le vieux mouvement des droits
civiques NAACP (National Association for the
Advancement o f Colored People) a blâmé Shirley
Sherrod.
Peu de temps après, toutefois, la vidéo toute entière
est apparue et a apporté une version totalement diffé­
rente de la séquence tronquée mise en ligne par un
bloggeur conservateur du nom d’Andrew Bleitbart.
Elle m ontre sans aucun doute possible que Shirley
Sherrod ne parle pas d’événements récents mais
décrit son expérience il y a vingt-quatre ans, alors
qu’elle travaillait dans une organisation caritative
pour aider les fermiers noirs. De plus, son discours
n’est absolument pas raciste. Il consiste au contraire
à tenter de m ontrer qu’« il n’y a pas de différence
entre nous » ; la division en Amérique n’est pas entre
Blancs et Noirs, mais entre ceux qui possèdent et
ceux qui n’ont rien. Loin d’abandonner le fermier
blanc, elle l’a aidé à sauver son exploitation. Cette
version a été confirmée par le fermier lui-même, qui
a fait l’éloge de Shirley Sherrod sur CNN.

CULTURE MÉDIATIQUE

Le lendemain, la Maison Blanche a rappelé à l’ordre


le ministère de l’Agriculture. Le ministre a présenté
ses excuses à Shirley Sherrod et lui a proposé un
nouveau poste, avec de l’avancement. Elle s’est donné
un temps de réflexion. Le porte-parole d’Obama a
aussi présenté ses excuses au nom de son patron qui
a parlé personnellement au téléphone avec la fonc­
tionnaire : « Des membres de ce gouvernement, des
journalistes et des gens aux deux bouts de l’éventail
politique ont énoncé des jugements et des décisions
sans connaître les faits dans toute leur ampleur », a
dit Robert Gibbs. Fox News s’est seulement étonnée
de « la tournure prise par cette affaire de race ».
Au cours de l’émission de la chaîne de télévision
ABC Good M orning America, Barack Obam a a
regretté que le secrétaire à l’Agriculture Tom Vilsack
« ait bondi sur son fusil, en partie parce que nous
vivons m aintenant dans une « culture médiatique »
où quelque chose apparaît sur YouTube ou sur un
blog et chacun se m et à trembler ». Mais ce sont « ses
propres collaborateurs qui ont fait de cette « culture
médiatique » un dieu », s’emporte E.J. Dionne sur le
site de centre-gauche New Republic.
L’affaire Sherrod montre en effet deux choses. La
première, c’est la peur qu’inspirent Fox News, et
plus généralement les médias conservateurs. Ils ont
réussi à imposer l’idée que la presse « libérale » avait
des partis pris « de gauche », contraires aux valeurs
profondes de l’Amérique. Dès qu’existe le risque de
confirmer cette « évidence », le premier réflexe est de
s’aligner sur la pensée dominante, sans examen plus
poussé.

OBAMA ET LA QUESTION RACIALE

Cette peur se transforme en panique dans l’entou­


rage de Barack Obama si la question raciale est en
jeu. Pendant la campagne présidentielle de 2008, il
a tenu à Philadelphie un discours d’une haute volée
intellectuelle sur la nécessité d’une « conversation
nationale sur les questions raciales ». C’était au début
des primaires. Une manière de désamorcer un débat
qui, s’il s’était développé, aurait été de toute manière
empoisonné. L’ironie de l’histoire, note Jonathan
Chait, toujours sur le site New Republic, c’est que les
adversaires d ’Obama croient que la race est « son
principal atout (et même peut-être le seul) ». Au
contraire, Barack Obama a pris grand soin depuis
son élection comme pendant la campagne de ne pas
apparaître comme le « président des Noirs ». Mais
souvent, l’actualité le ramène à cette problématique.
Il y a un an, un policier blanc avait arrêté un profes­
seur noir de Harvard, Henry Louis Gates, pour une
contravention au code de la route. Obam a avait jugé
publiquem ent cet acte « stupide ». Cette déclara­
tion lui avait été reprochée et le Président avait dû
rassurer et les policiers et l’enseignant. Henry Gates
avait conclu : seules quatre personnes croient que les
États-Unis sont une société postraciale. Ce sont les
quatre occupants de la Maison Blanche. Autrement
dit, Barack, sa femme et ses deux filles.
Il est difficile d’échapper à ces interrogations. À
la fois à cause des attentes mises par la gauche dans
le prem ier président noir et à cause de la tactique
de harcèlement de l’opposition, note The New York
Times.
De cette opposition, Fox News est le bras média­
tique sans doute le plus puissant. La station avait
déjà obtenu la tête d’un collaborateur du Président,
un conseiller pour les questions d’environnement,
Van Jones. Elle avait découvert qu’en 2004, Van
Jones avait signé une pétition qui se demandait si
George W. Bush n’avait pas laissé faire les attentats
du 11-Septembre pour avoir un prétexte pour entrer
en guerre au Moyen-Orient.
« L’affaire Sherrod » s’étant dégonflée, Fox News
est revenue à une autre de ses cibles privilégiées : Eric
Hôlder. L’attorney général (ministre de la Justice)
choisi par Obama est aussi un Noir. Il a fait toute
sa carrière dans l’establishment, n’a aucun passé
militant et ne saurait être accusé de « racialism », un
terme qui caricature la discrimination positive et
ses partisans. Mais la couleur de sa peau suffit pour
Fox News à le rendre suspect de vouloir favoriser les
Noirs aux dépens des Blancs dans l’administration
de la justice. La chaîne est à la recherche de tous les
indices susceptibles de confirmer sa thèse. Comme
elle n’en trouve pas, elle manipule les faits pour qu’ils
correspondent à l’interprétation qu’elle souhaite en
donner. Quand deux Noirs éminents sont parvenus
au sommet du pouvoir, ce ne peut être que dans le
but de m iner le pouvoir des Blancs.

LA CHAÎNE CÂBLÉE LA PLUS REGARDÉE

C’est la philosophie de Fox News, la chaîne câblée


d ’informations la plus populaire aux États-Unis,
loin devant CNN. Elle touche 85 millions de foyers
et c’est la plus regardée. Elle place 55 émissions dans
le palmarès des audiences. Elle a été fondée en 1996
par Rupert Murdoch, qui a fait appel à Roger Ailes
pour la diriger. Il a inventé le slogan : « We report.
You décidé » (Nous vous informons. Vous décidez),
complété par une autre formule: une information
« honnête et équilibrée ». Par équilibrée, il faut
entendre une inform ation débarrassée des partis pris
des médias « libéraux », apanages des élites - une
catégorie que les journalistes de Fox News détestent
- qui restent confinées à New York et Washington,
sur la côte est, et à la Californie, sur la côte ouest.
« Sur la plupart des chaînes, si vous entendez un
point de vue conservateur, il est présenté et consi­
déré comme partisan et donc suspect, dit le P-DG
de Fox News. Nous m ettons fin à cet a priori. Si nous
sommes perçus comme conservateurs, c’est parce
que les autres sont trop à gauche, nous sommes
simplement équilibrés. »
Fox News, c’est la télévision de l’Amérique
profonde, chrétienne, bien-pensante. Elle est contre
les hausses d ’impôts, contre le gouvernement fédé­
ral, contre le protocole de Kyoto, contre l’avorte­
ment, pour le droit de posséder des armes et pour la
peine de mort.
Après sa création en janvier 1996, Fox News s’est
servi du scandale Monica Lewinsky comme d’un
tremplin. Les aventures du président Clinton avec une
stagiaire de la Maison Blanche, c’était du pain bénit
pour la nouvelle télévision. Voilà pour le côté antidé­
mocrate et moralisateur. Puis il y a eu les attentats du
11 septembre 2001, qui lui ont permis de mettre en
valeur ses sentiments patriotiques. Comme George
W. Bush et l’Amérique toute entière, Fox News était
en guerre. Une petite bannière étoilée n’a plus quitté
le coin haut à gauche du petit écran. Roger Ailes a
envoyé une lettre au Président dès le lendemain des
attentats : « Le soutien du peuple américain va s’affai­
blir, écrivait-il, s’il ne voit pas le Président agir avec
une grande détermination. » La mobilisation générale
a dopé l’audience. « Ne vous laissez pas leurrer par le
triste spectacle de ce pays [l’Afghanistan] en hiver et
par le nombre d’enfants mal nourris », disait John
Moody, le vice-président de la station, à ses envoyés
spéciaux. Nous pourrons les aider à partir du moment
où nous aurons attrapé les types qui ont tué 5 000
Américains [le 11 septembre 2001]. Quand vous avez
des doutes, rappelez-vous l’effondrement des tours
du World Trade Center. »
Fox News est repartie en guerre en 2003, cette
fois-ci en Irak. La chaîne a relayé sans états d’âme les
« évidences » distillées par le gouvernement sur les
armes de destruction massive possédées par Saddam
Hussein, sur ses liens avec Al-Qaïda, sur la menace
représentée par l’Irak pour la paix mondiale. Et elle
a continué à le faire alors même que ces « inform a­
tions » s’étaient dégonflées. 80 % des sources citées
ou utilisées par les journalistes de la station étaient
des partisans de la guerre avec l’Irak.

« MISPERCEPTIONS »

Pas étonnant dans ces conditions que les téléspec­


tateurs les plus fidèles de Fox News - et ils le sont
presque tous - croient toujours aux raisons avancées
par le président Bush et son gouvernement pour se
lancer dans l’aventure irakienne. Selon une étude
menée par un département de sciences politiques de
l’université de New York, 80 % des auditeurs de Fox
News croient à l’une de ces trois propositions qui ont
été à la base de la désinformation organisée en 2002-
2003 par les autorités américaines : les États-Unis ont
trouvé des liens entre Al-Qaïda et Saddam Hussein;
les États-Unis ont trouvé des ADM en Irak; la majo­
rité de l’opinion mondiale a soutenu la guerre en Irak.
Toujours selon la même étude, si l’on prend ces
propositions l’une après l’autre, les téléspectateurs
de Fox News croient à leur pertinence plus que
tout autre téléspectateur américain (par exemple,
celui qui s’informe sur CNN ou une autre chaîne
d ’inform ation en continu). Les facteurs expliquant
ces « misperceptions » sont d’abord le vote pour
G.W. Bush et ensuite les sources d’information.
Ce que le journaliste William Raspberry appelle la
« foxisation » du débat politique.
Lors d’une grande enquête sur Fox News, The New
Yorker a demandé à Bill O’Reilly si le slogan de la
chaîne ne devrait pas être « We report; We décidé »,
plutôt que « We report. You décidé ». Le présenta­
teur vedette a répondu : « Bien, vous avez probable­
m ent raison. » Peut-être n’y a-t-il pas de différence
entre les deux formules. Car Fox News se pique de
refléter l’opinion de 90 % des Américains « qui n’ont
pas accès au pouvoir ». Il y a une adéquation parfaite
entre ce que pense la majorité silencieuse et ce que
lui disent à longueur de journée les journalistes de la
station et surtout les éditorialistes.
Car même les observateurs critiques de Fox News
reconnaissent que certains de ses collaborateurs sont
aussi d ’excellents professionnels. The New Yorker
cite la couverture des ouragans dans le Middle West,
mais aussi des scoops sur la guerre en Irak et des
images que d ’autres chaînes n’avaient pas toujours.
Ou encore les correspondants accrédités à la prési­
dence, qui font leur travail honnêtement. Fox News a
d ’ailleurs été « récompensée ». Elle a obtenu un siège
au prestigieux premier rang de la salle de presse de
la Maison Blanche, laissé vacant par la retraite forcée
de la doyenne des correspondantes, Helen Thomas.
Les sièges sont attribués par l’association des journa­
listes accrédités. Autre exemple : bien que ne cachant
pas sa sympathie pour George W. Bush, la station a
été la première, à la veille de l’élection présidentielle,
de 2000, à « sortir » l’histoire que le candidat répu­
blicain avait été naguère arrêté pour conduite en état
d ’ivresse.
OBAMA, « L’HOMME À ABATTRE »

Mais ce qui fait la force de Fox News et son succès,


ce sont ses présentateurs et ses éditorialistes qui
propagent la bonne parole dans la ligne de la station.
Bill O’Reilly, par exemple, célèbre pour ses interviews
au cours desquelles il n’hésite pas à interrompre son
invité s’il ne lui plaît pas, voire à le congédier avant
la fin de l’émission. « Je dois l’admettre, je ne vous
aime pas, les gars », est sa phrase favorite à l’égard
des «libéraux». Son émission quotidienne, The
O’Reilly Factor, est suivie par plus de deux millions
de téléspectateurs.
Une autre vedette est Glenn Beck, pour qui Obama
est « l’hom me à abattre » : « Ce type me fout une de
ces trouilles, vous devriez avoir peur aussi », dit-il
au téléspectateur en le regardant droit dans les yeux.
Il donne une voix aux Tea Parties, ce mouvement
populiste qui s’organise en dehors du parti républi­
cain et à la droite du parti, et qui pense, comme lui,
qu’Obama est « animé par une haine profonde des
Blancs ». Glenn Beck est « le type qui dit tout haut ce
que pensent les gens qui ne pensent pas », a jugé un
humoriste.
Les responsables de Fox News se défendent d’être
les porte-voix des républicains, comme les en
accuse l’ancien vice-président Al Gore, ou encore la
responsable de la presse à la Maison Blanche : « Si le
Président va sur Fox News, déclare-t-elle, il sait qu’il
ne va pas sur une chaîne d’information mais qu’il
se rend à un débat avec l’opposition. » L’expert poli­
tique de la station n’est autre en effet que Karl Rove,
l’hom m e qui a « fait » George W. Le spécialiste de la
défense est Oliver North, l’ancien colonel com pro­
mis dans le scandale de l’Irangate et condamné, puis
amnistié, pour avoir m onté l’échange ventes d’armes
à l’Iran contre ventes d ’armes aux Contras nicara­
guayens, sous la présidence Reagan. Enfin, dernière
recrue de choix, depuis janvier 2010, Sarah Palin,
l’ancienne candidate à la vice-présidence de John
McCain dans la course à la Maison Blanche contre
Barack Obama, commente l’actualité politique à
l’intention de l’Amérique profonde, celle qui la
portera, peut-être, au pouvoir en 2012 ou 2016...
Fox News a profité en 2001 et 2003 du climat de
guerre parce que celui-ci est propice aux simplifica­
tions que la chaîne adore. Le m onde est alors divisé
en deux, nous et les autres, les bons et les méchants,
les patriotes et les anti-Américains, qui se recrutent
aussi à l’intérieur du pays, justem ent chez ses élites
« libérales » qu’elle abhorre. Une grille de lecture
manichéenne, accessible à tous ceux « qui ne pensent
pas » ou pas plus loin que l’antenne de leur télévision.
Faute de guerre extérieure, les campagnes électorales
et P« ennemi intérieur » feront l’affaire. La chasse à
Obama a commencé. Les réformes du Président sont
l’occasion d ’un déchaînement rarem ent vu aupa­
ravant, même si les plus vieux se rappellent que la
campagne de George H. Bush, le père de « W », avait
été particulièrement nauséabonde. Son conseiller
en communication s’appelait alors... Roger Ailes,
aujourd’hui P-DG de Fox News.
Et là non plus, la nuance n’est pas de mise. La
campagne orchestrée par les Tea Parties, le parti répu­
blicain et Fox News contre la réforme du système de
santé proposée par Barack Obama a été truffée de
ces contre-vérités qui pervertissent le débat dém o­
cratique. Sans surprise, la chaîne s’est élevée contre
une réforme qui menait tout droit au « socialisme ».
Étant donné la conception assez élémentaire dudit
socialisme professée par les gens de Fox News, cette
crainte se comprend. Dès que le gouvernement
central intervient, le triom phe du marxisme est
au coin de la rue. Mais pour étayer son propos, la
station a usé et abusé d’une information fausse : la
création dans la réforme Obama de « death panels »,
de groupes de discussion sur l’opportunité de conti­
nuer à donner des soins aux malades âgés par une
évaluation du rapport qualité-prix. Ce mensonge
a été répété tant de fois que 45 % des Américains
interrogés par ABC News et The Wall Street Journal
croyaient que c’était « le gouvernement qui pren­
drait la décision sur le m om ent où il faudrait arrêter
de soigner nos vieux ».
Rupert Murdoch use de la liberté de la presse et de
sa fortune pour faire une télévision correspondant à
ses convictions. Il n’y a rien là que de très normal. Là
où des doutes commencent à émerger, c’est quand
une station de télévision non seulement devient un
instrum ent du combat politique mais propage une
désinformation quasi systématique pour prom ou­
voir les vues de ses responsables ou de son patron.
Conclusion

d’État est une manière de gouver­


e m en so n g e

ner, pratiquée et parfois justifiée par de


nom breux officiels américains, y compris des
présidents. Il est rare que les chefs soient pris en
flagrant délit. En général, ce sont leurs collabora­
teurs qui paient quand la vérité est découverte. Pas
pour longtemps. Il se trouve toujours un moyen
de les am nistier ou de réduire leurs peines. C’est
une m anière pour les responsables de se dédouaner
eux-mêmes.
Certains « coupables » ont connu de belles carrières
après la découverte de leurs forfaits. Quelques-uns
sont même devenus des sortes de héros. Les prota­
gonistes de l’Irangate, un des scandales les plus
retentissants de l’histoire américaine des vingt
dernières années du xxe siècle, sont portés aux nues
par la droite républicaine. Le colonel Oliver N orth
et l’amiral Poindexter, les deux chevilles ouvrières
de la conspiration qui a permis de vendre des armes
à l’Iran, un pays sous embargo, et d ’en livrer aux
Contras nicaraguayens, contre la décision expresse
du Congrès, ont été condamnés mais relaxés en
appel parce qu’ils avaient témoigné devant une
commission d ’enquête parlementaire contre une
garantie d ’imm unité.
Le premier, qui a une rue portant son nom dans
sa ville natale, est devenu le com m entateur vedette
de la chaîne Fox News pour les questions de défense.
Le second a été brièvement chargé par le président
George W. Bush en 2002 de diriger un service du
Pentagone chargé de traquer et d ’analyser les infor­
mations transitant sur internet à travers le monde.
Ce spécialiste de la désinform ation, en plus de
ses activités dans l’Irangate, avait m onté en 1986
un « program m e de désinform ation » contre la
Lybie du colonel Kadhafi, à l’intention du président
Reagan. Il s’agissait de laisser fuiter dans la presse
étrangère des inform ations sur la tension grandis­
sante entre les deux pays qui annonçait un conflit
armé, afin de déstabiliser Kadhafi. Cependant,
les fausses inform ations arrivèrent jusqu’au Wall
Street Journal qui fit un titre sur l’affrontem ent à
venir. Une enquête du Washington Post dém on­
tra la supercherie. John Poindexter, qui était alors
conseiller du Président pour la sécurité nationale,
s’en tira pour cette fois mais le sous-secrétaire
d ’État Bernard Kalb, qui était aussi le porte-parole
du départem ent d’État, dut démissionner. Bref,
confier la traque de l’inform ation à un spécialiste
de la désinform ation est une ironie de l’histoire,
digne de George Orwell. La fourniture illégale
d ’armes à l’Iran et aux Contras n’a-t-elle pas été
officiellement appelée une « diversion » ?
« Desinformatsia » était le nom d’un départem ent
du KGB qui avait été créé à la fin des années 1950,
même si son activité n’était pas nouvelle et même
s’il est permis de penser qu’elle a été reprise par le
successeur du KGB qui s’est installé dans les mêmes
locaux de la Loubianka à Moscou, le FSB, cher à
Vladim ir Poutine. Son rôle était de « planter » de
fausses inform ations, souvent dans la presse étran­
gère, pour prom ouvoir la politique du gouverne­
m ent national ou pour déstabiliser les pouvoirs
étrangers.
En lisant quelques histoires de « désinformation »
made in USA, on serait tenté de penser qu’il n’y a
pas grande différence entre la pratique américaine et
l’activité du département « D » du KGB. Et de fait, on
n’aurait pas totalement tort. Pourtant, il existe une
différence fondamentale. Elle ne se situe pas dans la
présence ou non dans les sphères du pouvoir de tels
organes de propagande, dans leur mode de fonc­
tionnement ou dans leurs objectifs. Elle est dans le
cadre institutionnel où s’exerce ce type d’activités.
La différence entre les États-Unis - et les démocra­
ties libérales en général, à des degrés divers - et les
régimes totalitaires ou simplement policiers est dans
le système des checks and balances, dans la présence
de contre-pouvoirs par rapport à un exécutif qui se
voudrait tout-puissant.
Ce système repose sur un ensemble complexe
d ’institutions, allant des compétences décentrali­
sées des États fédérés au pouvoir d’investigation
de la presse, sans oublier le contrôle du Congrès,
qui s’exerce a priori ou a posteriori sur les actes du
Président. Que ce système comporte des faiblesses,
des incohérences, des dysfonctionnements, c’est
une évidence. Le Président et son adm inistration
se jouent parfois des contrôles a priori. La désin­
form ation a d ’ailleurs souvent pour fonction de
désamorcer à l’avance ce type de contrôle par la
Chambre des représentants et surtout par le Sénat,
en politique étrangère. À plusieurs reprises dans
l’histoire des États-Unis, les présidents ont usé de
différents subterfuges pour contourner les préro­
gatives constitutionnelles du Congrès, considérées
comme des freins à l’action de l’exécutif. La désin­
form ation en est un.
La presse, présentée comme un « quatrième pouvoir »
mais sans doute mieux définie comme un contre-
pouvoir, ne joue pas toujours son rôle. Il lui arrive de se
laisser abuser par la désinformation officielle, en parti­
culier dans les périodes de grande tension internatio­
nale. L’exécutif en appelle alors à la fibre patriotique. Et
généralement, il ne le fait pas en vain.
C’est pourquoi les réveils sont parfois brutaux. Et
les autocritiques douloureuses, même si elles appa­
raissent partielles et tardives. Mais en fin de compte,
il est peu de manipulations qui échappent un jour
ou l’autre à la vigilance d’un des contre-pouvoirs du
système de checks and balances. Le chef de cabinet de
Ronald Reagan, Donald Regan, a avoué, parm i tant
d ’autres de ses pairs, ce recours à la désinformation,
en précisant: «N ous faisons beaucoup de choses
au niveau fédéral qui seraient considérées comme
malhonnêtes et illégales dans le secteur privé. »
(New York Times du 25 août 1988). Ces m alhon­
nêtetés et ces illégalités finissent presque toujours
par être découvertes, bien que beaucoup restent
impunies parce que la vérité éclate trop tard ou parce
que les responsables ont une fâcheuse tendance à
s’autoamnistier.
On dira que le mal est fait et qu’il ne sert à rien
que le Congrès sorte en 2010 des milliers de pages
d ’un rapport datant de 1968 sur l’incident du golfe
du Tonkin qui remonte à... 1964. Pour ne prendre
que cet exemple. C’est vrai. Mais outre le fait que les
informations contenues dans le rapport, connues
déjà depuis plusieurs années, venaient confirmer des
enquêtes précédentes, cette publication témoigne
de la manière dont les élus prennent leur rôle au
sérieux. Elle constitue aussi un avertissement vis-à-
vis des dirigeants actuels ou futurs que leurs agis­
sements « malhonnêtes et illégaux », pour reprendre
l’expression de Donald Regan, ne resteront pas
secrets et cachés aux générations suivantes, malgré
toutes les précautions dont ils les entourent.
Le pouvoir corrompt, le pouvoir absolu corrompt
absolument, disait Montesquieu. Il ne faut pas faire
confiance a priori à quelque pouvoir que ce soit. La
démocratie, et la démocratie américaine en parti­
culier, offrent des instruments pour le contrôler
étroitement. Encore faut-il s’en servir. Ainsi l’his­
toire future ne sera pas seulement la chronique de la
désinformation mais l’histoire de son dévoilement.
TABLE DES MATIÈRES

1. In tro d u ctio n ............................................................ 9

2. George W. Bush et les cachotteries entre am is.. 15

3. La première guerre m édiatique........................... 23

4. Une splendide petite guerre des m édias.............35

5. Yalta ou le marché de dupes................................. 47

6. Chine : les risques de l’h o n n ê te té ....................... 57

7. La crise de Cuba : accord secret........................... 69

8. Le faux incident du golfe du Tonkin................... 81

9. Iran-Contras : des armes pour des armes...........93

10. La guerre de George W .....................................107

11. Les « excuses » du New York Tim es................. 121

12. Les carences de la presse libérale..................... 127

13. F oxpopuli.......................................................... 135

14. C onclusion........................................................ 149

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