Vous êtes sur la page 1sur 181

CE VOLUME, LE ONZIÈME DE

« L ' E N C Y C L O P É D I E D E LA P L É I A D E »,
PUBLIÉE AUX É D I T I O N S G A L L I M A R D ,
SOUS L A D I R E C T I O N D E R A Y M O N D

QUENEAU, A ÉTÉ RÉIMPRIMÉ, SUR


BIBLE S C H O E L L E R ET H O E S C H , ET
A C H E V É D ' I M P R I M E R LE V I N G T MARS
MIL N E U F C E N T Q U A T R E - V I N G T SIX,
SUR LES PRESSES D E L ' I M P R I M E R I E
SAINTE-CATHERINE, A BRUGES.
ENCYCLOPÉDIE D E LA P L É I A D E

L'HISTOIRE
ET SES MÉTHODES

VOLUME PUBLIÉ SOUS LA DIRECTION

DE CHARLES S A M A R A N , DE L'INSTITUT
(Ç) 1961, Editions Gallimard.
PREFACE

L 'HISTOIRE eff-elle « le plus dangereux produit que la chimie


de l'intelletf ait ptt élaborer » (Paul Valéry ) ? Convient-il,
au contraire, de « la mettre au nombre des plus hautes vocations
auxquelles puisse se consacrer un homme » (H. I. lvIarrou) ?
Entre ces deux affirmations contradictoires notre choix eft
fait. Nous savons que l'histoire eft une science difficile, condamnée
à n'atteindre que par des chemins malaisés une vérité toujours
relative. Nous savons aussi de combien de manières diverses on
l'a comprise au cours des âges, chaque génération apportant sa
pierre au temple grandiose et toujours inachevé de Clio. N'em-
pêche que l'histoire eft un besoin profond de l'humanité pensante
et que, si elle n'exiffait pas, il faudrait l'inventer.
C'eft à discuter et à préciser de telles notions, à les rassembler,
si possible, en corps de doctrine que vise le présent ouvrage, dont
l'équivalent exatl n'exiffe, à notre connaissance, dans aucune
langue. Il voudrait dire avec quoi et comment se fait l'hiftoire
digne de ce nom, pour aboutir à tracer, en touches à la fois
larges et précises, le portrait de l'hiftorien idéal tel qu'après
des siècles de tâtonnements peuvent se le représenter les hommes
qui se sont efforcés, avec le plus d'acharnement et de bonheur,
d'en cerner l'image.
Ils sont déjà trop, et leur nombre, malheureusement, ne cesse
de s'accroître, ceux pour qui l'hiftoire, simple diffratlion d'oisifs,
s'accommode de n'être qu'un ramas d'hiftoriettes, plus ou moins
authentiques, se prêtant à une mise en scène capable de séduire
un public peu regardant. L'« hiffoire-théâtre », remplaçant
l'« hiffoire-bataille » de nos grands-pères, c'eft le spetlacle que
nous avons tous les jours sous les yeux; c'eft ce contre quoi il
importe avant tout de réagir avec vigueur. Non que l'anecdote
soit méprisable en hiffoire. Sans aller aussi loin que Mérimée,
qui eÛt donné, assure-t-il, mais en riant sous cape, tout Thucydide
et tout Xénophon pour les carnets intimes d'Aspasie ou de
Phryné, tenons pour assuré que l'hiftorien, comme l'abeille, peut
faire son miel des plus humbles fleurs. N'empêche qu'il doit en
préférer certaines et qu'il eSt, dans la forêt des témoignages
utilisables, des cantons privilégiés par lesquels il doit, sans
s'interdire de butiner ici et là, commencer obligatoirement sa
quête.
Ce sont ceux précisément dont nous avons demandé à des
spécialises réputés de tracer pour lui les contours, tout en lui
montrant les précautions à prendre pour ne s'y point égarer et
en l'encourageant à conduire, si possible, mieux encore que ses
devanciers cette exploration difficile.
L'économie de l'ouvrage eSt simple et peut être brièvement
résumée.
D'abord, proposer les meilleures définitions possibles de
l'hiStoire, dire comment elle est née et s'est développée depuis
l'Antiquité dans la conscience des hommes.
Dégager ensuite les notions de temps et de lieu sur lesquelles
elle se fonde; dans le premier cas, insister sur l'hypothèse,
probablement féconde, des périodes cycliques et montrer que
l'histoire, science du passé, pourrait aussi devenir un jour
prescience de l'avenir; dans le second cas, rendre à la géographie
la place qu'une certaine école historique lui déniait et montrer la
nécessaire compénétration des deux disciplines.
Entrant ensuite dans l'analyse des témoignages, matière
première de l'histoire, dire à grands traits par quels moyens,
sans cesse plus perfectionnés, plus sûrs, plus rapides, mais aussi
moins contrôlables et partant plus dangereux pour l'historien,
les hommes se sont transmis dans le passé ces témoignages et
se les transmettent aujourd'hui; puis, et par voie de conséquence,
montrer comment, au début des temps modernes, les progrès de
certaines disciplines et techniques ont, grâce à des découvertes
archéologiques exceptionnellement brillantes, ranimé l'intérêt,
suscité même l'enthousiasme pour la science du passé qu'eSt
essentiellement l'hiStoire et contribué ainsi grandement au progrès
de la méthode historique.
Vient ensuite — et c'eSt évidemment le cœur même de
l'ouvrage et sa raison d'être — l'exposé pratique de cette
méthode appliquée aux différents domaines sur lesquels porte
la recherche des témoignages. Certains de ces domaines ont été
explorés depuis longtemps, ce qui ne veut pas dire qu'il n'y ait
plus rien à y découvrir. Ce sont ceux des disciplines tradition-
nelles que l'on eSt convenu d'appeler sciences auxiliaires Je
l'hiStoire. D'autres sont en cours de défrichement. Il en eSt enfin
dont on peut prévoir qu'ils seront unjour découverts et prospectés,
car la science historique eSt, comme les autres, en continuelle
évolution. Un des collaborateurs de ce volume l'a dit en termes
heureux : « Chaque génération refait son histoire, non pas sur
les ruines, mais sur les acquisitions de la génération précédente.
Chaque inffant du présent éclaire sous un autre angle le passé,
suscitant des reliefs imprévus ».
C'eSt pourquoi, après avoir étudié la méthode applicable aux
témoignages figurés (préhiffoire ou histoire sans textes, antiquité
grecque, romaine, médiévale, qu'il s'agisse d'archéologie
monumentale ou d'archéologie appliquée à de simples objets:
numismatique, sigillographie, marques postales, par exemple) ;
aux témoignages écrits (épigraphie, papyrologie, paléographie
grecque, romaine, médiévale, cryptographie, diplomatique, ono-
mastique, généalogie, héraldique) ; enfin aux témoignages enre-
gistrés, dont l'importance et le nombre grandissent chaque jour
(photographie, cinématographie, microfilm, machines parlantes),
nous n'avons pas manqué de faire place à des disciplines, sinon
toutes nouvelles, du moins renouvelées et rajeunies, qui ont
maintenant acquis droit de cité chez les historiens et qui tendent
soit à élargir et à approfondir leur vision, soit, et surtout, à
leur servir de gardejou contre le pire danger qui les menace,
l'anachronisme : linguistique, étude démographique et statistique
des sociétés, histoire des mentalités ou psychologie colletlive.
Après la recherche des témoignages, leur conservation et leur
présentation : monuments archéologiques, objets de musées,
documents d'archives, dépôts de livres manuscrits et imprimés,
cinémathèques, discothèques, ténidiothèques (011 réserves de
bandes magnétiques ).
Point d'hiStoire sans critique préalable des témoignages, quels
qu'ils soient. Aussi une setlion de l'ouvrage a-t-elle été consacrée
à l'exposé, dans chacun des domaines envisagés, des précautions
que doit prendre l' hifforien pour utiliser au mieux les données de
toute espèce qui sont mises à sa disposition. Témoignages figurés,
témoignages écrits, témoignages enregistrés, tous sontjusticiables
de la critique. Sur ces derniers elle eSt particulièrement difficile
à exercer : on lira, croyons-nous, avec le plus vif intérêt ce qu'en
ont écrit deux de nos collaborateurs, non sans songer aux
précipices dans lesquels risqueront de choir les historiens de notre
temps et des temps qui suivront. Cependant, comme le monde
vient à peine d'entrer dans ce que l'on nomme la civilisation
audio-visuelle et que le travail de l'historien ressortit encore en
très grande partie à la vieille civilisation écrite, c'eSt à la critique
des témoignages écrits qu'a été consacré le chapitre le plus
copieux. Il mérite à tous égards une attention spéciale.
Point de progrès en histoire, si l'historien riefl pas en mesure
de se rendre compte de l'état des questions, de manière à ne pas
recommencer sans cesse la besognefaite par d'autres, de manière
aussi à voir rapidement les lacunes à combler et les moyens de
les combler, s'ils existent. C'eSt l'affaire de l'investigation
bibliographique rétrospetlive et courante, sujet difficile, traité ici
en un chapitre si dense qu'il peut remplacer un gros volume.
Plus on avance dans le temps, enfin, et plus on constate que
l'hiStoire tend à s'universaliser à mesure que notre planète se
rétrécit et que des perspetlives nouvelles commencent à s'ouvrir
sur d'autres mondes deStinés à devenir quelque jour objets
d'hiStoire. C'eSt pourquoi il convenait de consacrer un certain
nombre de pages à l'organisation colletlive; elle eSt devenue une
nécessité.
Reffait à rassembler en une gerbefortement nouée les multiples
enseignements peu à peu dégagés au long de ce millier de pages, et
à imaginer le comportement de l'historien idéal, supposé pourvu,
sur des sujets à sa mesure, de la documentation la plus variée,
la plus complète et la plus sûre. C'eSt l'objet de la dernière
partie, où l'on ne manquera pas d'apprécier à sa juSte valeur la
vaSte culture de l'auteur, la vigueur de son esprit philosophique
et la qualité d'une expérience personnelle à laquelle rien
d'historique n'eSt reSté étranger.
Certains eussent souhaité peut-être que des branches de la
science historique aujourd'hui constituées en disciplines autonomes
fussent envisagées ici et que fussent exposées les méthodes qui
leur sont propres : l'hagiographie, par exemple, qui tient tant
de place dans l'étude du Moyen âge. On a jugé, à tort ou à
raison, qu'elle ressortissait essentiellement à la critique des
textes, sur les modalités de laquelle on s'eSt longuement étendu.
Dans d'autres cas, comme celui de l'eSthétique, on a pensé que
les letleurs trouveraient les explications nécessaires dans d'autres
volumes de /'Encyclopédie de la Pléiade, en l'espèce dans celui
qui traitera de l'hiStoire de l'art.
Le présent ouvrage, conçu et réalisé en France, eSt tout entier
l'œuvre d'historiens, d'érudits et de critiques de chez nous. C'eSt
dire que, tout en visant peu ou prou à l'universel, il s'inscrit
dans une perspetlive d'abord française. C'eSt reconnaître aussi
que, si nos collaborateurs se sont efforcés d'élargir le plus po'ssible
leur horizon, ils n'ont pu que rarement envisager, chacun dans
son domaine, les conditions, les résultats et les espoirs de la
recherche dans toutes les parties du monde civilisé. Ce défaut,
inévitable, croyons-nous, dans un livre comme celui-ci, eft,
d'ailleurs, de moins de conséquence qu'il n'y pourrait paraître,
les mêmes problèmes se posant partout et appelant des solutions
identiques ou comparables. Peut-être sera-t-il particulièrement
apparent dans les bibliographies, délibérément sommaires,
placées à la fin de chaque chapitre. Nous avons essayé d'y
remédier en introduisant, dans les colonnes du Tableau synoptique
que l'on trouvera à la fin la mention de faits de civilisation
particulièrement notables ou les titres de certaines publications
importantes qui, pour des raisons diverses, n'avaient pas trouvé
place dans les différents chapitres.
Que ce Tableau lui-même, résultat pourtant de beaucoup
d'efforts, appelle maintes critiques, nous sommes les premiers
à en convenir. Pour les tins, il sera trop touffu: les arbres
empêcheront de voir la forêt. D'autres seront plutôt sensibles
à ses lacunes. Que tous veuillent bien considérer, d'une part,
qu'un tel panorama comparatif de l'atlivité dans le domaine
des sciences humaines depuis les temps les plus reculés
jusqu'à nosjours eft ici tenté pour la première fois; d'autre part,
qu'en pareille matière l'objetlivité parfaite eft particulièrement
difficile à atteindre et que personne, même parmi les spécialiffes
les mieux informés d une discipline, ne saurait se flatter d'en
connaître à fond tous les prolongements. L'essentiel eft que,
dans ce véritable océan de faits et de dates, le navigateur qu'eft
l'hifforien puisse toujours trouver soit un phare pour le guider,
soit un port pour l'accueillir et lui permettre de refaire ses
forces en vue d'un nouveau départ.
Un autre caratlère commun à des ouvrages colletlifs tels que
celui-ci, et lui aussi quasiment inévitable, eft un certain manque
d'homogénéité dans la manière de comprendre et de traiter les
sujets. Certains de nos collaborateurs sont peut-être entrés dans
trop de détails. D'autres, de peur d'avoir l'air de composer un
traité ou un manuel, qui ne leur était d'ailleurs pas demandé, sont
reftês dans les généralités. D'autres enfin, jugeant impossible de
dire tout ce qu'ils auraient voulu dire dans le nombre de pages
qui leur était imparti, n'ont traité — volontairement et à
titre d'exemple — qu'une partie de leur sujet. Certes, il eût
été loisible au meneur de jeu de tracer à chacun des cadres
rigides, mais d'une part n'eût-il pas été déplaisant de traiter
en écoliers de véritables maîtres, de l'autre la trop grande
uniformité n'aurait-elle pas engendré l'ennui, contre lequel le
fabuliffe nous met précisément en garde ? Indiquer plutôt
qu'insifter, choisir plutôt qu'entasser, laisser le champ libre
aux réatlions des auteurs et par conséquent des letfeurs, nous a
paru une conception défendable. C'eSt, en tout cas, celle que nous
avons choisie après mûre réflexion.
Tout imparfait qu'il soit, l'ouvrage n'en apportera pas moins,
nous semble-t-il, beaucoup de renseignements utiles sur les
techniques particulières avec lesquelles l'historien doit apprendre
à se familiariser, auxquelles, à tout le moins, il doit être
capable de se référer chaque fois qu'il en eSt besoin. Lais sons-le
choisir lui-même les chapitres qui lui paraîtront, à son point de
vue, les plus importants, non sans lui conseiller de ne pas
négliger les autres, dont la le ttlire et la méditation ne peuvent
que l'enrichir. Imitions seulement, pour terminer, sur l'esprit
dans lequel il doit aborder sa tâche difficile, mais passionnante.
Ce sera, du même coup, tenter de ramasser en quelques formules
aussi brèves que possible, la notion même d'hiStoire, les principes
aujourd'hui les mieux établis de la méthode historique, enfin les
qualités particulières exigées de l'historien:
I. T'histoire, connaissance du passé humain fondée sur le
témoignage, eff une discipline scientifique « riche de longs siècles
d'expérience » (H. 1. AIarrou). Elle eSt, comme les autres
sciences, évolutive et perfectible.
2. L'histoire a pour but et pour raison d'être la recherche
d'une vérité qu'elle sait d'avance relative. L'imperfection con-
génitale des moyens dont l'historien dispose pour atteindre cette
vérité ne doit pas lui être un motif de découragement, mais,
au contraire, un Stimulant pour tenter de s'en approcher toujours
davantage.
j. L' hiffoire eSt une science sociale, liée indissolublement aux
autres sciences de l'homme qu'elle ne doit jamais perdre de vue
et avec lesquelles elle doit collaborer fraternellement.
4. L.'histoire doit être totale. Rien dans le passé de l'homme
ne doit lui être étranger. Tout eSt objet d'hiStoire. Il n'y a pas de
faits « historiques » et de faits « non historiques ».
/. Il n'y a pas d'hiStoire sans documents, le mot « document »
étant pris dans le sens le plus large : document écrit, figuré,
transmis par le son, l'image ou de toute autre manière.
6. Il n'y a pas d'hiStoire sans érudition, c'eSt-à-dire sans
élaboration critique préalable des témoignages, soit par l'historien
lui-même, soit par un 011plusieurs spécialistes. De toute manière,
on ne s'improvise pas historien : il y faut, outre la « vocation »,
une préparation méthodique.
7. La méthode historique peut être définie comme l'ensemble
des procédés techniques, toujours perfectibles, que l'érudition met
à la disposition de l'historien.
S. L'honnêteté d'esprit et le courage moral sont les qualités
essentielles de l'historien. « La première loi qui s'impose à lui
eft de ne rien oser dire qu'il sache faux, la seconde d'oser dire
tout ce qu'il croit vrai » (Cicéron).
9. U honnêteté d'esprit implique le sens critique, l'historien
devant être sans cesse attentif aux dangers qui le guettent, et
dont le plus insidieux eft l'anachronisme. Il doit, en particulier,
être toujours prêt à « résister à ses propres préjugés, à ceux de
ses letleurs, enfin aux illusions que les contemporains eux-
mêmes ont consacrées » ( Michelet ).
10. Honnêteté d'esprit ne signifie pas indifférence : « L' histoire
eft une aventure spirituelle où la personnalité de l'hiftorien
s'engage tout entière » (H. I. lvlarrotl).
u . Enfin, l'hiftorien doit s'efforcer d'être un écrivain et un
artiffe en même temps qu'un savant, sous peine de manquer l'un
des buts de l'hiftoire, qui es1 de rendre la vie aux choses mortes
par la force myfférieuse et incommunicable de la sympathie et
du talent.

A qui se mêle de mettre sur pied un ouvrage comme celui-ci,


on imagine bien que ne manquent ni les difficultés ni les scrupules
de conscience. M. Jean-Marc Lambert et ses collaborateurs du
secrétariat de l'Encyclopédie se sont employés depuis deux ans
à atténuer les unes et à dissiper les autres. Qu'ils soient
remerciés pour l'intelligence et l'ardeur qu'ils ont mises à
remplir au mieux une tâche ingrate. Méritent aussi une
particulière gratitude, que je suis heureux de leur témoigner ici,
MlvI. Alarcel Cohen, Pierre Marot, Georges Tessier qui ont
aidé très efficacement à rendre moins imparfait le Tableau
synoptique, et AI. Pierre Josserand, sous les yeux attentifs de
qui sont passées toutes les épreuves du volume. C'eft enfin, pour
moi, un privilège exceptionnel que d'avoir travaillé, dans une
entière et réciproque confiance, avec le diretleur de l'Encyclopédie,
M. Raymond Queneau, dont chacun sait qu'il tient, et avec
quelle élégante aisance, la paradoxale gageure d'allier à la
fantaisie la plus débridée un sens inné des plus hauts problèmes
de l'intelligence.
Charles SAMARAN, de l'Institut.
N O T E DE L'ÉDITEUR

Conçu selon le plan habituel des volumes de l'Encyclopédie


de la Pléiade, ce tome, consacré à l'étude des sciences auxiliaires
de l'histoire, peut également servir de livre de références.
Chaque chapitre eSt terminé par une bibliographie succincte,
qui orientera éventuellement des recherches plus approfondies
sur un sujet particulier.
En outre, le lecteur trouvera dans l'appareil critique de
ce volume :
i0 un tableau synoptique des ères ;
2° un tableau des dates du début de l'année;
3° un tableau de l'adoption du calendrier grégorien dans
les différents pays;
4° un tableau de concordance des calendriers républicain
et grégorien;
50 un tableau synchronique dans les colonnes duquel sont
recensés les découvertes et les événements importants qui
intéressent les différentes sciences auxiliaires de l'histoire;
6° un index des noms de personnes cités dans ce volume ;
7° une table analytique des matières;
8° une table des illustrations;
9° une table générale.
LISTE DES COLLABORATEURS

MM. Jean BABELON, André BATAILLE, Robert-Henri

BAUTIER, Guy BEAUJOUAN, Raymond BLOCH, Jean

BOTTÉRO, Robert BRICHET, Marcel COHEN, Alfred

CORDOLIANI, A l p h o n s e D A I N , G e o r g e s DUBY, P a u l - M a r i e

DUVAL, Michel FRANÇOIS, Charles HIGOUNET, Jean

HUBERT, P i e r r e JOSSERAND, P a u l LEBEL, A n d r é LEROI-

GOURHAN, Jean MALLON, Robert MARICHAL, Pierre

M A R O T de l ' I n s t i t u t , H e n r i - I r é n é e M A R R O U , Y v e s M E T M A N ,

J a c q u e s MEURGEY d e TUPIGNY, J e a n MEUVRET, G i l b e r t

OUY, C h a r l e s PERRAT, P i e r r e PRADEL, Y v e s RENOUARD,

Jean RICHARD, Louis ROBERT de l'Inffitut, Georges

SADOUL, G e o r g e s T E S S I E R de l ' I n s t i t u t , J e a n THÉVENOT,

Philippe WOLFF.
QU'EST-CE QUE
L'HISTOIRE ?
BIENproposées
des définitions diverses de l'histoire ont déjà été
et on pourrait en proposer bien d'autres :
la connaissance du passé humain, la connaissance des
événements, des faits — actions, sentiments, idées - ,
vécus par les hommes pendant la succession des temps
révolus et qui sont jugés dignes de mémoire; ou encore :
la méthode et la discipline permettant d'élaborer et de
transmettre cette mémoire des âges, et par suite, mais
ce n'eSt q u ' u n sens second, récits, exposés, œuvres litté-
raires consacrés à cette connaissance, qui peut, suivant
les cas, embrasser l'ensemble de l'humanité, o u un inter-
valle déterminé du temps vécu par un groupe social, un
mode particulier de l'activité humaine (une science, un
art, une technique...).
O n pourrait discuter des avantages et des inconvénients
de chacune de ces formules et chercher soit à les com-
menter soit à les perfectionner, et ce serait là un exercice
qui ne serait pas sans profit, aidant l'esprit à prendre une
meilleure conscience de la chose que désigne le m o t ; mais
il ne faut pas s'exagérer la portée de cet art de la défini-
tion : l'histoire existe et sa réalité ne dépend pas du bon
plaisir ou de la dextérité du lexicographe. L'histoire eSt une
discipline scientifique, riche de longs siècles d'expérience,
et en possession d'une méthode originale élaborée peu
à peu et progressivement affinée au contact de son objet.
Nos bibliothèques ont vu s'accumuler au cours d ' u n e
longue série de siècles une énorme quantité de travaux
consacrés à l'étude du passé vécu par l ' h o m m e en tant
q u ' h o m m e (cette précision est nécessaire p o u r distinguer
l'histoire proprement dite de l'anthropologie génétique
qui reconstitue les étapes de l'évolution biologique abou-
tissant à l'émergence de l'espèce Homo sapien.r) : on peut
dire que l'histoire, c'est ce qui, dans l'ensemble de cet
apport, eSt aujourd'hui reconnu comme connaissance
valide par les spécialistes qualifiés. U n critère analogue
pourrait servir pour toutes les autres sciences; moins
qu'aucune autre l'histoire ne peut être comprise de ma-
nière pleinement satisfaisante si on n'en récapitule pas la
genèse : seule l'histoire même de l'histoire peut nous faire
prendre conscience de l'existence et de l'originalité de
cette tradition d'atelier, de cet ensemble de procédés
techniques éprouvés qui constituent la méthode histo-
rique.

LE MOT ET LA CHOSE

Comme le rappelle l'orthographe étymologique histoire,


qui a triomphé à partir de la Renaissance (le français
du Moyen âge utilisait ordinairement la forme effoire), le
mot eSt un héritage du grec ancien, et plus précisément
du dialecte ionien; hifforiè se rattache à la racine indo-
européenne wid : grec eidô, latin uideo, vieux-slave vidjeti
(russe videt' ), « voir », grec oida, gotique 1vitan (allemand
wissen, anglais UJit), gallois gwydd (breton goue^, « savoir »,
sanscrit Veda, « le Savoir » (par excellence), — par
l'intermédiaire du nom d'agent hiftôr, « celui qui sait »,
l'expert, le témoin, d'où le verbe hifforeô) « chercher à
savoir, s'informer». C'eSt encore le sens premier très large
d' « enquête » que conserve le mot â'biftoriè dans la phrase
fameuse sur laquelle s'ouvre l'œuvre du plus ancien des
historiens grecs que nous ayons conservé : « Voici l'exposé
de l'enquête entreprise par Hérodote d'Halicarnasse pour
empêcher que les adions accomplies par les hommes ne
s'effacent avec le temps... » Même lorsqu'il se sera spécia-
lisé dans la connaissance du passé (l'évolution eSt ac-
complie à l'époque hellénistique, comme on le voit par
Polybe), on continuera à parler d' « histoire naturelle », à la
suite de Platon (qui désignait à vrai dire par ce terme,
une « connaissance de la nature » au sens le plus vaSte,
la physique), d'AriStote (« histoire des animaux ») et de
ThéophraSte (« histoire des plantes »), et cela, on le sait,
presque jusqu'à nos jours.
Mais, et ceci importe plus encore, ce n'est pas le mot
seulement, c'eSt aussi la chose qui nous vient de la Grèce
antique : avec les mathématiques, la médecine expéri-
mentale, la théorie de la musique et la philosophie,
l'histoire compte au nombre des techniques les plus
caractéristiques qui, à l'intérieur de la civilisation de
l'Occident contemporain, représentent l'héritage de l'An-
tiquité classique. Sans doute, aucune des autres grandes
civilisations qu'a connues l'humanité n'a totalement
ignoré ce besoin de maintenir le souvenir du passé, de
fixer cette mémoire collective dont témoigne la phrase
citée d'Hérodote (ce n'eSt pas le lieu de nous demander
si, dans les civilisations dites élémentaires ou primitives,
le recours au mythe eSt un moyen, ou un refus, d'exprimer
cette même préoccupation) : c'est vrai des civilisations
du Proche-Orient ancien, de l'Égypte pharaonique à
l'Iran des Achéménides dont nos archéologues déchiffrent
avec tant de profit les inscriptions monumentales, c'est
vrai des grandes civilisations asiatiques (même pour celle
de l'Inde malgré son amour exubérant du mythe et son
indifférence apparente pour la chronologie) : on sait
l'importance du secteur historique dans la littérature
classique de la Chine; dans la mesure où on les connaît,
c'eSt vrai aussi des civilisations précolombiennes, aztèque,
maya, peut-être même du Pérou incasique.
Mais il n'y a pas lieu de s'attarder à préciser en quoi
la pratique de ces diverses civilisations, dans leurs chro-
niques, annales ou autres genres littéraires apparentés,
se rapproche ou se distingue de ce que nous, Européens
d'aujourd'hui, appelons l'histoire : ce qui importe eSt
de constater que notre histoire eSt ce qu'eSt devenue (bien
entendu en se transformant au cours des siècles et, il eSt
permis de le penser, en se perfectionnant, mais au cours
d'une évolution continue, homogène) la technique inau-
gurée dans la seconde moitié du - ve siècle par les
premiers grands historiens grecs.
Sans doute notre science s'eSt aussi incorporé l'apport
de l'œuvre historique des autres civilisations, mais lorsque
cette assimilation s'eSt effectuée (à l'époque hellénistique
pour le Proche-Orient, à partir du XVIIe siècle pour
l'Extrême-Orient), la tradition historique issue de l'hellé-
nisme avait déjà pris sa forme et assumé ses caractères
originaux, si bien que cet apport l'a enrichie sans la
contraindre à se transformer radicalement; une seule
exception toutefois, pour la linguistique : l'histoire du
langage a été inaugurée comme discipline scientifique
au début du xixe siècle seulement avec la « grammaire
comparée », sous l'influence de l'étude des grammairiens
sanscrits, (l'analyse du langage, codifiée au début du
- Ier siècle par Denys le Thrace, eSt un des rares domaines
où le génie grec se soit montré inférieur à lui-même et se
soit laissé distancer par l'Inde).

LES CRÉATEURS DE L'HISTOIRE

Trois grands noms résument cette première étape de


l'histoire de notre discipline : Hérodote, né à Halicar-
nasse, dans la ville semi-carienne de la reine Artémise
vers — 48 5, mort citoyen de Thourioi en Grande-Grèce
en - 425; Hellanicos de Mytilène dans l'île de Lesbos
(— 479/'" 395); Thucydide, Athénien, (avant ~ 46o/ après
— 399) : leur différence d'âge, que compense celle de leur
longévité, n'empêche pas de les considérer comme con-
temporains, — si rapide qu'ait été entre leurs mains la
maturation de notre technique : Hérodote nous apparaît
encore comme un primitif en comparaison du classicisme
parfaitement adulte de Thucydide; contemporains aussi
des tragiques Sophocle et Euripide, de Phidias, des
grands sophistes et de leur adversaire Socrate ('" 470/
- 399), d'Hippocrate enfin (vers ~ 460/après — 375);
la création de l'histoire, qui constitue un des aspects les
plus caractéristiques du fameux miracle grec, appartient
à l'époque, féconde entre toutes, du classicisme, du
« Siècle de Périclès » (~ 499/— 429).
Hérodote, sans doute, a eu des précurseurs, comme
cet Hécatée de Milet (né vers ~ 55o) qu'il a si durement
critiqué (en cela aussi Hérodote eSt bien le fondateur
d'une tradition; la recherche de la vérité s'est toujours
accompagnée chez nos historiens d'une âpre sévérité pour
leurs confrères et spécialement pour ceux qui, les ayant
précédés, se trouvent surclassés par l'effort même de leurs
critiques et héritiers), comme Acousilas d'Argos ou Phé-
récyde d'Athènes. Mais ces vieux auteurs avaient été des
mythographes plus que des historiens : leurs Généalogies
constituaient un effort de systématisation des traditions
de l'âge héroïque : Hécatée se considérait sérieusement
comme descendant d'un dieu à la seizième génération
et prétendait raconter ainsi l'introduction de la culture
de la vigne : « OreStée, fils de Deucalion (le survivant
du Déluge), vint en Étolie pour être roi et une chienne
qu'il avait accoucha d'un cep; il commanda qu'on le mît
en terre et il en poussa une vigne chargée de grappes »...
Une telle projection du mythe dans le temps réellement
vécu par les hommes en constituait une tentative d'inter-
prétation naïvement rationaliste; une telle démarche
trouve, on le sait, son équivalent dans le traitement que
les lettrés confucéens ont fait subir aux plus anciens
documents de la littérature chinoise.
L'initiative d'Hérodote a consisté à abandonner le
domaine incertain, et peut-être illusoire, du temps des
dieux et des héros pour se tourner résolument vers le
temps le plus proche et donc le plus réel, celui de l'histoire
vécue par ses prédécesseurs immédiats. Il a consacré son
effort à reconstituer et à interpréter ces guerres médiques
( - 49°/- 479) qui, marquant un coup d'arrêt à l'expansion
iranienne et assurant l'indépendance de l'Égée hellénique,
venaient justement d'établir les conditions spatio-tempo-
relles d'un épanouissement de la civilisation grecque.
Pareillement Thucydide, spectateur (et aâeur, d'ailleurs
malheureux : stratège d'Athènes, vaincu à Amphipolis
en ~ 424) de la guerre du Péloponnèse ( - 431 / - 404),
conscient, dès le début, de l'importance qu'allait revêtir
ce grand conflit qui, opposant Athènes et son empire à
Sparte et ses alliés, allait user dans une lutte fratricide
ce que l'Hellade possédait de meilleur, choisira lui aussi
l'événement contemporain comme objet de son effort.
Choix l'un et l'autre bien significatifs (jusque dans le
fait qu'ils portent tous deux sur l'histoire d'un conflit
armé : longtemps l'histoire des guerres restera le type
même des recherches les plus proprement historiques) :
toute histoire, devait dire l'un des maîtres de notre géné-
ration, le philosophe et historien — théoricien et philo-
sophe de l'histoire — Benedetto Croce, eSt histoire
contemporaine; même lorsqu'elle traitera des sujets en
apparence très éloignés dans l'espace et le temps, elle ne
mérite le nom d'histoire que dans la mesure où elle se
révèle comme une contribution à l'élucidation des pro-
blèmes que pose à la conscience de l'historien et de ses
frères l'interprétation de la situation qui leur eSt faite par
la conjoncture politique, sociale, économique et culturelle
du temps où ils sont situés. Cette notion d'histoire con-
temporaine eSt naturellement à prendre avec souplesse
et nuances : soucieux non seulement de reconstituer les
événements de la période qu'ils ont choisie comme objet,
les vrais historiens ne s'interdisent jamais de remonter
aussi haut dans le temps et d'explorer aussi loin dans
l'espace qu'il leur paraît nécessaire pour atteindre à une
plus parfaite intelligibilité de leur objet. Hérodote et
Thucydide en sont de bons exemples; Hérodote qui
remonte parfois à quelque cent cinquante ans en arrière
et dont l'« enquête », si complexe que les critiques mo-
dernes se sont parfois interrogés sur son véritable thème,
s'étale dans les directions les plus diverses (à ce stade,
encore archaïque, de la recherche, le domaine de l'histoire
n'eSt pas encore séparé nettement de celui de la géo-
graphie, notamment humaine, ni de l'ethnologie ou de
la sociologie). Pareillement Thucydide consacrera une
partie de son premier livre à la période des « Cinquante
années » (nous dirions aujourd'hui l'Entre-deux-guerres)
qui, après l'achèvement des guerres médiques, a précédé
l'éclatement de celle du Péloponnèse. Poussant même
plus haut encore, jusqu'au temps de la thalassocratie
pré-hellénique de Minos, il intègre dans ses fameux
chapitres de l'« Archéologie » tout l'apport des recherches
publiées entre-temps par Hellanicos, ce qui représente
un effort d'une ingéniosité et d'une critique également
remarquables pour enraciner la période proprement histo-
rique de l'histoire grecque dans la proto-, sinon la pré-
histoire égéenne.
Si élémentaire et, en un sens, encore si naïve que puisse
nous apparaître la tentative d'Hérodote, nous sommes
très frappés de l'effort d'interprétation scientifique qui s'y
manifeste : même chez ce délicieux conteur, au premier
abord si ingénu, l'histoire apparaît comme une tentative
de compréhension, d'explication; dans cette même phrase
initiale dont nous avons cité les premiers mots il précise
que son « enquête » a entre autres pour but de déterminer
« pour quelle cause Grecs et Perses barbares se com-
battirent... ». Recherche à la fois approfondie et positive :
il s'agit de démêler la cause profonde des événements,
distingués des simples prétexte, excuse ou apparence, mais
cette recherche se situe au niveau de ce que le philosophe
appellera les causes secondes, distinctes de l' archè) ou
premier principe métaphysique d'intelligibilité, — re-
cherche positive, même si cette notion de cause implique
pour Hérodote la nécessité de tenir compte de notions,
pour nous contestables ou surprenantes, comme celles de
deStin, fortune ou jalousie des dieux; de proche en proche
l'explication historique amènera toujours l'historien à
mettre en œuvre tout l'ensemble de sa conception de
l'homme et de la vie. L'histoire d'Hérodote eSt, comme
toute histoire, marquée du sceau de la personnalité de
son auteur; comme toute histoire, autant que sur l'objet
propre de sa recherche, — ici les guerres médiques —,
elle porte témoignage sur ce que pouvait être le monde
intérieur et le mode de pensée d'un Grec des années
- 440. Hérodote enfin eSt déjà bien un historien, au sens
professionnel du mot, par son désir de reconstituer et
d'atteindre la vérité des événements passés dans leur
réalité vécue, par son effort pour détecter la source
d'information valide, par la méfiance que cette préoccu-
pation entraîne et un certain pessimisme sur la nature
humaine; on disserte depuis Plutarque sur la « malignités
d'Hérodote.
Si ces caractères se présentent encore chez celui-ci avec
des traits un peu élémentaires qui sentent l'archaïsme
(il a tendance à accepter ou à refuser en bloc la validité
d'un témoignage sans l'analyser en ses éléments; trop
souvent il se contente, à défaut du vrai, du simple « vrai-
semblable »), Thucydide, moins d'une génération plus
tard, nous montre l'histoire devenue adulte : c'eSt un
lieu commun que de répéter que, grâce à lui, la guerre
du Péloponnèse eSt devenue la plus intelligible de toutes
les guerres ; comme il l'a lui-même suggéré en une phrase
fameuse, l'effort d'élucidation dépensé sur cet épisode de
l'histoire grecque possède une valeur exemplaire per-
manente, qui nous aide par les comparaisons qu'autorisent
les analogies de situations, partielles ou réelles, à élucider
les problèmes de l'histoire la plus contemporaine.
Le seul point sur lequel Thucydide s'écarte de ce qui
constitue à nos yeux la méthode la plus scrupuleuse et
la plus Strictement scientifique eSt l'usage des discours
fictifs qu'il prête, chemin faisant, à ses héros; mais ce
n'eSt là de sa part qu'un artifice dont le lecteur ne doit
pas être dupe, analogue à celui des reconstitutions psycho-
logiques, ou des analyses de situation auxquelles re-
courent les historiens d'aujourd'hui. Pour le reSte sa
manière de procéder apparaît admirable : largeur et
précision de l'information, soin apporté à s'effacer devant
les documents (il les reproduit dans leur teneur originale,
respectant, lui si puriste dans sa langue, le dialecte dorien
de telle inscription), effort enfin pour dépasser le simple
récit tout nu des événements et atteindre à une explication
rationnelle. S'il y a une limite à notre admiration et à
notre confiance, elle réside dans l'excès même des qualités
de ce trop brillant élève des sophistes, de ce représentant
éminent du rationalisme grec à son apogée : on a parfois
l'impression qu'il suppose le réel trop intelligible et tend
trop aisément à le réduire aux lois du rationnel. Le cas
type eSt celui de ses récits de batailles; pour Stendhal
ou Tolstoï une bataille n'eSt qu'un amas confus d'épisodes
dont la conduite, comme le sens, échappent à leurs
auteurs. Thucydide, au contraire, y découvre le triomphe
même de l'intelligence : la tactique devient l'art de pré-
voir, intégrant même, pour en limiter par avance les
effets, le jeu du hasard, la victoire apparaissant comme la
vérification du raisonnement JUSte!
Si personne n'ignore qu'Hérodote a été « le père de
l'hi§toire » (le mot se répète à l'envi depuis Cicéron), ni
que Thucydide soit à placer au premier rang (ce jugement
eSt déjà formulé au XVIIe siècle par Hobbes), le nom
d'Hellanicos eSt moins connu aujourd'hui. Il mérite pour-
tant de dépasser le cercle étroit des spécialistes, car il
résume et peut servir à symboliser un aspect essentiel du
travail historique, l'érudition. Dès l'origine en effet et
tout au long de son développement jusqu'à nos jours,
la technique de l'histoire présente une structure bipolaire :
à côté de l'effort pour comprendre, expliquer et introduire
au sein de l'évocation du passé un maximum d'intelligi-
bilité (car c'eSt bien en cela que réside l'apport ultime
de l'histoire, qui ne saurait se rabaisser au Statut d'un récit
suivant pas à pas le déroulement des faits : il eSt classique
d'opposer la véritable histoire à la simple chronique ou
annaliStique), il faut faire une place et reconnaître une
importance tout aussi essentielle au labeur patient de
l'érudit qui rassemble, critique, met au point la docu-
mentation, les données élémentaires, les matériaux en
un mot avec lesquels on construira la synthèse cherchée;
la validité de celle-ci reposant en définitive sur la qualité
et la solidité des moyens élaborés par l'analyse érudite.
Entre Hérodote et Thucydide, Hellanicos de Mytilène
symbolise l'apparition de la technique de l'érudition
scientifique : nous retiendrons ici son nom, moins pour
ses recueils mythographiques, somme et mise au point
des Généalogies antérieures (il en avait compilé cinq
recueils embrassant toute la période « héroïque », de
Deucalion au retour de la guerre de Troie), que pour
deux travaux riches d'avenir, qui parurent, le fait eSt à
souligner, entre la publication de l'œuvre d'Hérodote et
celle de Thucydide (soit en gros entre - 420 et ~ 400).
Il s'agit d'abord du premier essai connu d'un tableau
chronologique s'efforçant de situer avec précision tous
les événements connus dans le déroulement du temps de
l'histoire humaine délimité objectivement par rapport au
cycle des années astronomiques; le temps vécu par
l'homme avec toute sa subjectivité, complexité et incerti-
tude, trouve ainsi dans l'ordre même du Cosmos un
système absolu de référence. Ce sont les tables d'Hella-
nicos qui permettent par exemple à Thucydide, qui fut
trop heureux de pouvoir les utiliser, de situer avec
précision l'affaire de Platées (avril ~ 431) qui marque pour
lui le début du grand conflit entre Sparte et Athènes,
« la quinzième année (de la trêve dite de trente ans),
Khrysis étant prêtresse à Argos depuis quarante-huit ans,
-,Enesias étant éphore à Sparte et Pythôdoros archonte
à Athènes encore pour quatre mois, le sixième mois après
la bataille de Potidée et au commencement du prin-
temps... ».
Pour dresser cette chronologie, Hellanicos qui, très
ambitieux, s'était efforcé, non sans recourir beaucoup à
l'hypothèse, de combler le fossé d'un demi-millénaire
séparant la période semi-mythique de la guerre de Troie
de l'histoire contemporaine (ses tableaux descendaient
jusqu'en - 429 au moins, peut-être même - 423 ou
— 421, date de la paix de Nicias), avait choisi comme
axe de référence la liste qui avait dû lui apparaître la
plus complète et la plus sûre, celle des prêtresses du
sanctuaire de Hèra à Argos, d'où le titre, à première vue
étrange de cette œuvre, I-liereiai tès Hèras bai en Argei;
son premier successeur et continuateur, le grand sophiste
au savoir encyclopédique Hippias d'Élis, préférera (et son
exemple sera souvent imité dans la suite) choisir la liste
des Olympioniques, des champions de l'épreuve de course
à pied — l'épreuve par excellence — aux jeux pan-
helléniques quadriennaux d'Olympie, liste qu'il croyait
pouvoir établir à partir de l'année ~ 776/5.
Le second genre inauguré et illustré par Hellanicos eSt
celui de la monographie érudite : l'histoire (la nécessité
s'en fit ainsi sentir dès sa première génération) ne peut
progresser qu'en se spécialisant; d'où des études qui, au
lieu d'embrasser immédiatement l'ensemble de l'histoire
de la Grèce et des peuples voisins, se donnèrent comme
mission d'explorer l'histoire et les institutions d'une
région ou d'une cité; c'eSt Hellanicos qui a écrit la pre-
mière Atthis, ou histoire d'Athènes (dans laquelle il
s'efforçait en particulier de reconstituer la liste annuelle
de ses magistrats éponymes, les archontes); nous savons
qu'il avait pareillement composé d'autres monographies
sur l'Éolie ou l'Arcadie, sans parler de celles qu'il avait
consacrées à des peuples étrangers, Perses ou Scythes.

DE L'ANTIQUITÉ AU MOYEN AGE

L'érudition, disions-nous, élabore les matériaux des-


tinés à construire l'histoire : comme il eSt naturel, l'analyse
s'efface, pour finir, derrière la synthèse. Les travaux
d'Hellanicos, largement et longtemps utilisés par la pos-
térité, ne nous sont plus directement accessibles (à part
quelques fragments récupérés dans les citations d'auteurs
plus récents), alors que les deux grandes œuvres d'Héro-
dote et de Thucydide nous ont été conservées grâce à
l'admiration continue qui les a entourées. Et certes à bon
droit, car ce sont des chefs-d'œuvre non seulement du
seul point de vue littéraire mais aussi en tant que travaux
proprement historiques; l'œuvre historique, en tant
qu'effort d'approfondissement, d'explication et de syn-
thèse, participe d'une certaine manière, elle aussi, à
l'éternité de l'œuvre d'art; Thucydide ne s'y eSt pas
trompé qui espérait avoir édifié dans son histoire un bien
impérissable, ktêma es aiei. Car même si, du point de vue
de la documentation et de la critique, tout travail histo-
rique tend nécessairement à être dépassé, il mérite encore
d'être relu et consulté pour la valeur de vérité que
représente (même à titre d'hypothèse provisoire, étape
et moyen d'un progrès dans la découverte) l'effort
d'élucidation, d'interprétation large et profonde qu'il
exprime. Il eSt normal que cette vérité, toujours nuancée
et délicate, s'exprime à travers une œuvre littéraire de
qualité : le véritable historien se doit à lui-même d'être
aussi un grand écrivain.
Il reSte qu'entre les deux pôles que nous avons dis-
tingués, l'analyse érudite et la synthèse historique, existe
une tension dialectique qui, au delà de l'inévitable et
nécessaire division du travail entre spécialistes, aboutit
parfois à une dissociation et comme à un divorce préju-
diciable aux deux parties. Le phénomène s'observe dès
l'Antiquité, à partir du - ive siècle, avec le développe-
ment et bientôt le triomphe de la technique de composition
littéraire qu'eSt la rhétorique, définitivement mise au
point et installée au centre de la culture grecque à partir
du grand éducateur, rival de Platon, que fut Isocrate (sa
longue carrière s'étend de - 393 à - 338). L'influence,
bientôt tyrannique, de cette méthode, trop sûre d'elle-
même pour parler excellemment à propos de tout, eSt
très sensible dans la production historique à partir des
élèves mêmes d'Isocrate que furent Éphore de Kymè ou
Théopompe de Chios, ou leurs héritiers, Douris de
Samos (~ 370/~ 281), T i m é e d e T a o r m i n a (~ 3 52 / - 256).
A mesure que la civilisation grecque puis romaine se
Stabilise dans le classicisme, la distinction se fait plus
radicale entre les simples érudits qui, travaillant sur les
documents primaires, élaborent à pied-d'œuvre les élé-
ments de l'histoire, et les historiens p r o p r e m e n t dits qui,
attirés de plus en plus dans l'orbite de la littérature, se
préoccupent beaucoup moins de construire avec patience
et précision une connaissance valide du passé que de
savoir — c e s e r a le titre d ' u n o p u s c u l e c é l è b r e , et d ' a i l l e u r s
plein de remarques intéressantes, du satirique Lucien
(ue siècle) — C o m m e n t on doit écrire l'histoire.
Il y aura, certes, tout au long de l'Antiquité, des
exceptions, la première et la p l u s notable étant celle de
Polybe de Mégalopolis (vers ~ 200/vers ~ 120), t é m o i n et
historien de l'ascension de R o m e à l'époque qui suivit
sa victoire s u r C a r t h a g e . C'eSt, a v e c T h u c y d i d e , l'historien
de l'Antiquité dont la pratique se rapproche le p l u s de
c e l l e d e l a s c i e n c e m o d e r n e : il v a m ê m e p l u s l o i n q u e
lui e t se r e f u s e à m e t t r e d e s d i s c o u r s fictifs d a n s la b o u c h e
de ses héros (mais n'allons pas pour cela le mettre au-
dessus de Thucydide : son Style un peu terne, au ton
pesamment doctoral, révèle les limites de son esprit d'un
rationalisme à courte vue qui n'a pas l'ampleur et la
richesse du grand Athénien). Comme Thucydide, c'était
un homme d'action rejeté par les convulsions politiques
au rôle d'observateur; on sait qu'il fut pendant seize ans
otage à Rome, ce qui lui permit d'entrer dans l'intimité
de Scipion-Émilien et de connaître tout le personnel
dirigeant de la République. Son œuvre s'appuie sur une
documentation précise soigneusement établie et de pre-
mière main, qu'il s'agisse d'enquêtes direâes auprès des
acteurs survivants ou de la consultation des documents;
Polybe a lu l'inscription dressée par Hannibal sur une
table de bronze dans le sanctuaire d'Hèra au cap Lacinium,
ce qui lui permet de donner, à un éléphant près, l'effectif
de la grande armée du chef punique; pareillement il a
consulté les archives du temple de Jupiter Capitolin et
y a relevé le texte exact des traités entre Rome et Carthage.
Enfin, comme Thucydide encore, Polybe a voulu être
plus qu'un chroniqueur; il a su se poser un problème
et consacrer son effort à élucider cette grande question :
comment les Romains ont-ils pu réaliser en moins de
cinquante-trois ans ( - zio/~ 168), de la seconde guerre
punique à leur victoire sur Persée de Macédoine, l'exploit
sans précédent de se rendre maîtres de la presque totalité
du « monde habité », entendons de l'aire de la civilisation
méditerranéenne ? Par quels moyens et grâce à quel
système de gouvernement? Par-delà le récit des événe-
ments, Polybe, en véritable historien, cherche à déceler
l'enchaînement des causes et des conséquences, les Struc-
tures; utilisant pour cela toutes les ressources qu'il
découvre dans la théorie politique élaborée par AriStote,
il cherche à montrer comment l'admirable équilibre de
la constitution de la république romaine, réunissant les
avantages des trois systèmes distingués par AriStote,
monarchie, aristocratie et démocratie, explique la supé-
riorité de Rome et permet de comprendre son triomphe.
Observateur trop attentif et trop profond, Polybe
d'ailleurs se montre d'autant meilleur historien qu'il
n'hésite pas à faire éclater les cadres de son système
d'explication lorsque celui-ci se révèle trop simpliste pour
rendre compte de la totalité du donné : Polybe a vécu
assez longtemps pour être le témoin des premiers symp-
tômes de la dislocation et de la dégénérescence de cette
même république dont il racontait les triomphes...
Trop souvent après lui, les historiens de l'Antiquité,
ceux du moins dont la tradition manuscrite nous a
transmis les écrits, conservés par la postérité précisément
en vertu de leurs mérites littéraires et de leur valeur de
classiques, ont accepté de travailler de seconde ou de
troisième main, adoptant la technique que le journalisme
moderne appelle le rewriting : prenant comme base le récit
établi par celui ou ceux de leurs prédécesseurs qui leur
paraissaient le plus dignes de foi (nous découvrons par
exemple à partir de quel chapitre Tite-Live, s'étant avisé
de la supériorité de Polybe sur les annalistes latins comme
Valerius d'Antium qu'il avait suivis jusque-là, se met à
le démarquer), ils se contentent de repenser leur sujet
à leur façon et de l'exposer à leur manière, y ajoutant,
selon les ressources éprouvées de la rhétorique, ce que
le latin appelait sententias et colores, des fleurs de Style
et ces réflexions générales d'une philosophie prétendu-
ment profonde, comme celle dont un Chateaubriand
croira encore nécessaire de ponctuer le récit de ses
Mémoires d'outre-tombe.
Il serait injuSte, bien entendu, de réduire à ce seul
aspect l'ensemble de la littérature historique d'époque
romaine : si les historiens d'aujourd'hui déplorent d'avoir
à travailler sur ces sources tertiaires sans pouvoir remon-
ter à leurs informateurs ni, a fortiori, à la documentation
originale que ceux-ci ont eue entre les mains, il faut
reconnaître que l'effort d'élucidation dépensé par nos
auteurs ne l'a pas été en vain ni de façon artificielle :
leur interprétation, ajoutant à l'intelligibilité de l'objet,
constitue un apport positif à la connaissance proprement
scientifique de l'histoire. D'autre part ces auteurs sont
amenés à nous parler de l'époque même où ils ont vécu :
ils transportent dans cette histoire contemporaine pour
laquelle ils ont bien été forcés de se documenter directe-
ment, leurs habitudes de réflexion, d'approfondissement
et d'explication (Tacite n'eSt pas seulement un grand
écrivain, « le plus grand peintre de l'Antiquité », un
moraliste et un sage; il eSt aussi l'homme qui s'eSt efforcé
de « penser » les empereurs du Ier siècle et de pénétrer
leur psychologie); d'où l'intérêt, qui dépasse celui des
simples mémorialistes ou chroniqueurs, de l'œuvre de
Dion Cassius ou d'Hérodien, par exemple, pour la période
des Sévères, d'Ammien Marcellin pour celle qui encadre
le règne de Julien l'Apostat. Tradition que l'historio-
graphie byzantine devait recueillir et prolonger.
Parallèlement, pendant toute la période hellénistique et
romaine s'est poursuivie la recherche érudite, dans la voie
inaugurée par 1lellanicos et Hippias : monographies de
cités ou de peuples, biographies (trop souvent appauvries
par une conception avant tout psychologique et mora-
lisante), recueils de documents divers. Le développement
encyclopédique de la culture grecque, qui s'épanouit en
disciplines spécialisées, corrige l'orientation d'abord trop
strictement politique qu'avait reçue la recherche histo-
rique : on voit apparaître, notamment sous l'influence
d'AriStote et de son école, des enquêtes portant sur
l'histoire d'une discipline particulière, histoire de la
philosophie (biographies et monographies de philo-
sophes, recueils systématiques de positions dogmatiques
ou « doxographies »), histoire de la médecine, des mathé-
matiques et des arts.
Enfin, toujours dans la ligne d'1 ellanicos, l'apport de
toutes ces recherches élémentaires se rassemble et se voit
systématisé dans des tableaux chronologiques s'efforçant
de faire la synthèse de l'histoire universelle; après la
conquête d'Alexandre, la curiosité ou plutôt la compé-
tence des historiens grecs s'étend aux civilisations orien-
tales : c'eSt alors que vient confluer dans le courant de
l'historiographie classique l'apport des chronologies et
des traditions de l'Egypte, de la Mésopotamie, de la
Judée et de la Phénicie, grâce à l'œuvre de Manéthon,
de Bérose, des traducteurs de l'Ancien Testament que
nous appelons les Septante, et de Philon de Byblos. Tout
cela se retrouve mis en parallèle dans les chronologies de
l'époque hellénistique et romaine, entre autres par Era-
toSthène de Cyrène, Apollodore d'Athènes, CaStor de
Rhodes (d'autres disent de Marseille), dont les tableaux
embrassaient toute l'histoire, de Ninus roi d'Assyrie et
.zegialeus de Sicyone (~ 212 3!), jusqu'à Pompée (—61/ - 60),
Phlégon de Tralles, affranchi de l'empereur Hadrien qui,
suivant à six siècles de distance l'exemple d'Hippias,
adoptait la liste des champions d'Olympie comme ossa-
ture de sa chronologie de l'histoire universelle. Nous
retrouvons le résultat de tous ces efforts totalisé et digéré
dans cette œuvre à tant d'égards si remarquable qu'est
la Chronique (ou plutôt, pour en donner le titre exact, les
Canons chronologiques et résumé de l'histoire universelle des
Hellènes et des Barbares), établie au début du IVe siècle par
l'évêque chrétien Eusèbe de Césarée et qui, commençant
avec la naissance d'Abraham fixée en ~ 2016/15, embrasse
toute l'histoire connue des Anciens, du - ne millénaire
aux temps contemporains (son traducteur latin, saint
Jérôme, l'a continuée jusqu'à l'an 378).
Entre-temps était intervenu un facteur nouveau qui
allait exercer une influence profonde et complexe sur le
développement de la technique historique : l'apparition,
puis le triomphe, du christianisme. A la différence d'autres
grandes religions qui offrent à leurs fidèles un credo
de propositions intemporelles, le christianisme se pré-
sente comme une religion essentiellement historique : son
message n'eSt-il pas de proclamer la Bonne Nouvelle
(c'eSt le sens du mot évangile) d'une intervention salva-
trice de Dieu au sein même de l'histoire humaine?
L'Évangile de Luc cherche à situer dans le temps réel,
vécu, le début de la prédication de Jean le Précurseur,
avec une précision chronologique digne de Thucydide :
« La quinzième année du règne de l'empereur Tibère,
Ponce Pilate étant gouverneur de la Judée, Hérode
tétrarque de Galilée, Philippe son frère tétrarque d'Iturée
et du pays de Trachonite et Lysanias tétrarque d'Abilène,
sous le grand pontificat d'Anne et Caïphe... » La foi
chrétienne exige que les événements de la vie de Jésus
aient été bien réels, soient des événements proprement
historiques situés dans l'espace et le temps. Mais Jésus
lui-même n'eSt que le couronnement d'une plus longue
histoire, celle des prophètes, des rois d'Israël, des pa-
triarches : c'eSt toute l'histoire sainte du peuple juif
qu'assume et revendique à son tour le christianisme.
On comprend dès lors que la Chronique d'Eusèbe, héri-
tière des efforts de deux siècles d'apologétique chrétienne,
se soit préoccupée de situer la naissance d'Abraham
sous le règne de Ninus, second roi d'Assyrie, et d'Europs
successeur d'Ægialeus comme roi de Sicyone, ou encore
la mort du Christ sous le consulat de L. Rubellius
Geminus et C. Fufius Geminus. D'autre part le dévelop-
pement même de l'Église chrétienne, bientôt fertile en
épisodes dramatiques (persécutions, hérésies, schismes,
sans parler du progrès de la mission), fournira à son tour
une matière à l'histoire, cette Hiffoire ecclésiastique dont
le même Eusèbe de Césarée a rédigé, pour notre plus
grand profit, la première synthèse des quatre premiers
siècles (publiée en plusieurs éditions successivement
retouchées et complétées, la première avant 313, la der-
nière après 326).
Jamais le christianisme ne pourra se désintéresser des
problèmes historiques : tout au long des siècles ses parti-
sans comme ses adversaires devront faire porter leurs
apologies ou leurs attaques sur le terrain de la recherche
historique, de la preuve par l'histoire. Quelle eSt la valeur
des témoignages sur lesquels se fondent la foi et la
tradition chrétiennes? C'eSt déjà sur ce plan que se
développent, au moins en partie, les premières contre-
attaques venues du paganisme, avec le Discours véritable
de Celse (vers 180), les livres Contre les Chrétiens du grand
philosophe néo-platonicien Porphyre (vers 270) et,
comme on sait, le débat n'a pas cessé d'être entretenu,
et avec quelle passion, jusqu'à nos jours. De cet intérêt
et de ces débats la recherche historique a beaucoup
profité, et c'eSt notamment sur le chantier des origines
chrétiennes que notre méthode scientifique a mis au point
quelques-uns de ses meilleurs instruments.
Mais le christianisme n'a pas seulement activé le déve-
loppement de la science historique envisagée sous son
aspect de recherche positive; il eSt aussi à l'origine de
ce qu'il eSt convenu, depuis Voltaire, Condorcet, Herder
et Hegel, d'appeler la philosophie de l'histoire, type de
spéculation qu'on ne peut négliger, car il a exercé et
exerce encore aujourd'hui, par exemple chez les marxistes,
une influence directe et très profonde sur l'élaboration
de l'histoire, mais c'eSt une influence qui se révèle à
l'expérience assez trouble, source d'hypothèses fécondes
mais aussi de systématisations hâtives et de conclusions
déformantes posées a priori.
Comme on l'a rappelé d'un mot, le christianisme, qui
voit dans le temps vécu par les hommes, le temps de
l'histoire, le mode de réalisation du plan formé par Dieu
pour le salut de l'humanité, implique toute une théologie
de l'histoire : il professe que cette histoire humaine,
envisagée dans son ensemble, possède un sens — une
orientation, un but et une signification. Par là il a conduit
l'esprit humain à se poser le problème d'ensemble de ce
qu'on appelle volontiers aujourd'hui, en vertu d'une
métaphore empruntée au développement des espèces bio-
logiques, l'évolution de l'humanité. Problèmes restés
étrangers, sinon à la pensée mythique, du moins à la
science historique de l'ancienne Hellade; ce que l'on
rencontre comme spéculation, par exemple chez Polybe,
avec la notion d'un schéma commun de développement
(commencement, maturité, décadence) de toutes les entre-
prises humaines, apparaît moins comme analogue aux
philosophies de l'histoire, de type chrétien, hégélien ou
marxiste, qu'assimilable à l'effort des « culturologiStes »
comme Arnold J. Toynbee qui s'efforcent de dégager et
croient réussir à formuler les lois générales du phéno-
mène que constituent les différentes civilisations, sans
aspirer pour autant à relier dans une vision d'ensemble
l'explication de leurs apparitions et disparitions succes-
sives.
Chez les plus profonds — c'eSt le cas par exemple
pour saint Augustin, dans sa Cité de Dieu écrite entre
413 et 427 —, cette théologie de l'histoire aboutit à mettre
en lumière ce qu'on pourrait appeler, comme l'ont fait
plusieurs théologiens de notre temps, le mystère de
l'histoire. Le sens global de l'histoire eSt fourni au chrétien
par la révélation, mais c'eSt une connaissance de foi,
obscure et incomplète; nécessaire et suffisante en ce qui
concerne le salut, elle n'autorise pas l'homme à se croire
par-là même en possession de la connaissance totale et
plénière de toute la réalité historique dont Dieu seul,
maître et souverain, peut être le détenteur. Mais entre
des mains plus maladroites — et cette dégradation eSt
sensible, dès le temps même de saint Augustin, dans
l' Hiffoire naïvement apologétique compilée par son
disciple Orose —, la théologie chrétienne de l'histoire
apparaîtra comme un moyen sûr et court de résoudre
tous les problèmes, un procédé infaillible pour pénétrer
dans l'intelligence de tous les événements, que l'historien
chrétien serait habilité à interpréter en se plaçant au point
de vue de Dieu. D'où bien des excès et bien des applica-
tions illusoires.
On les a souvent dénoncés à l'intérieur de l'historio-
graphie du Moyen âge occidental qui, dans la plupart
de ses productions, nous apparaît comme écartelée entre
le niveau, très humble, de la Chronique ou des Annales
enregistrant, sans autre tentative d'élaboration, les événe-
ments d'importance locale ou générale parvenus à la
connaissance de l'auteur, et celui, trop ambitieux, des
grandes synthèses d'histoire universelle qui prétendent,
à la lumière de la révélation, brosser le tableau des âges
successifs de l'humanité, à partir de la création du monde.
On peut suivre de siècle en siècle les métamorphoses,
qui ne sont le plus souvent que des caricatures, du
schéma auguStinien de la Cité de Dieu, et cela bien au delà
du Moyen âge, jusqu'en plein XVIIe siècle avec le Discours
sur l'hiffoire universelle, où Bossuet croyait pouvoir montrer
comment les révolutions des empires sont réglées par la
Providence... Cette extrapolation illégitime et souvent
naïve des principes de la théologie nous apparaît aujour-
d'hui comme ayant gêné le développement de la science
historique et le développement de sa méthode, prudente
et rigoureuse. Le danger ne sera pas diminué lorsqu'à
partir des philosophes du siècle des lumières cette
théologie se laïcisera, et, inversée, se présentera comme
une philosophie de l'histoire prétendument rationnelle.

ÉMERGENCE DE L'ÉRUDITION MODERNE

L'Occident médiéval n'a pas seulement péché par excès


d'esprit théologique; ce qui, en lui, s'eSt opposé à un
progrès en profondeur de la connaissance de l'histoire,
c'eSt aussi un défaut de rigueur critique. Les bons con-
naisseurs de la pensée médiévale s'irritent quand on
reproche à celle-ci d'avoir manqué de sens historique,
et à bon droit (si le Moyen âge, en effet, à partir
de la fin du XIIe siècle, nous paraît manquer de curiosité
et de nostalgie à l'égard du passé, c'eSt, envers de ses
qualités, à cause du caractère « moderne » de sa culture
qui,udumonde,
solidement installée à àl'intérieur
ne s'intéresse l'héritage de
dusapassé
propre
quevision
dans
la mesure où celui-ci peut fournir des matériaux suscep-
tibles de s'intégrer dans sa synthèse originale — la philo-
sophie d'AriStote, par exemple, au sein de la théologie
scolaStique) : historique, le Moyen âge ne l'était que trop !
Non seulement sa religion, mais toute sa structure
politique et sociale reposaient sur un réseau de relations,
personnelles ou collectives, qui se fondaient non sur la
nature ou la raison, mais sur des « faits » d'ordre propre-
ment historique comme l'hérédité, le contrat fixant le
Statut de l'homme ou de la terre, système de relations
qui tend sans doute à se Stabiliser en quelque sorte par
prescription sous forme de coutume, mais que la vie et
ses vicissitudes amènent constamment à réactualiser ou
à transformer par des initiatives qui se traduisent par de
nouveaux contrats et mille actes divers, testaments, legs,
fondations, associations, chartes, traités, concrétisés par
des documents écrits.
De fait, une large part de l'activité juridique, poli-
tique et diplomatique des hommes du Moyen âge et de
leurs collectivités a consisté en revendications et préten-
tions basées sur un recours à l'histoire véritable, ou
prétendue telle; car la fraude n'eSt jamais à court d'ima-
gination : l'importance même attachée à ces « faits »
historiques eSt à l'origine de tous les actes faux ou falsifiés
qui encombrent les dossiers de nos médiévistes. Ne
parlons pas trop vite de la crédulité de ces vieilles
générations : les hommes du Moyen âge n'ont pas cru
automatiquement toutes les fantaisies des faussaires; dès
que leur intérêt ou leurs passions étaient en jeu, ils
savaient aussi nier l'authenticité des pièces, même
vraies, qui leur étaient opposées.
Ce qui leur a manqué, c'eSt une technique critique
permettant à l'historien de discerner le vrai du faux, le
valide de l'imaginaire, avec le degré de probabilité dont
les données documentaires sont susceptibles, une méthode
scientifique permettant d'asseoir la conviction, de la
justifier, de la transmettre à autrui en le persuadant à
l'aide d'arguments rationnels.
Le mérite de l'élaboration de cette méthode critique
sur laquelle va reposer notre histoire revient en premier
lieu aux humanistes de la Renaissance qui surent retrouver
et ranimer la tradition critique des historiens et des
philologues de l'Antiquité. On retient volontiers comme
symbolique la date de 1440, celle de la Declamatio dans
laquelle l'humaniste Lorenzo Valla dénonçait le caractère
mensonger de la prétendue Donation de Constantin, un
faux document antidaté de quatre ou cinq siècles (il a
dû être forgé au temps de Pépin ou de Charlemagne),
qui avait été invoqué de confiance comme une autorité
à l'appui du pouvoir pontifical depuis le milieu du
XIe siècle. Ce mémoire, cependant, ne devait être imprimé
qu'en 1517 par l'animateur de la propagande luthérienne,
Ulrich de Hiitten. Il ne faut pas attacher moins d'impor-
tance et de signification aux Annotations sur le texte du
Nouveau Testament dans lesquelles, vers 1449, le même
Valla a ouvert la voie à la critique textuelle et se révèle
un précurseur d'Érasme.
Qu'il s'agisse de l'Écriture sainte, des Pères de l'anti-
quité chrétienne ou des classiques païens, les humanistes
ont fait beaucoup pour retrouver, établir et éditer les
textes, redresser les attributions erronées en séparant les
œuvres authentiques des faux ou des pseudépigraphes (on
imagine mal la confusion à laquelle était parvenue la
tradition manuscrite de la fin du Moyen âge : telle œuvre
de l'hérétique Pélage circulait sous le nom de son grand
adversaire saint Augustin 1 Plus de la moitié des œuvres
parues en incunables sous le nom de celui-ci sont recon-
nues, et le furent dès l'édition d'Érasme, comme usurpées.)
On rattache enfin volontiers à la Renaissance une
attitude d'esprit plus rationnelle à l'égard de l'histoire et
notamment de l'histoire récente, un intérêt plus accusé
pour les problèmes d'ordre proprement humain et surtout
politique (rien de plus « positif » par exemple que les
jugements portés sur Jeanne d'Arc par l'humaniste
Eneas Silvio Piccolomini, le futur pape Pie II, dans
ses Commentaires achevés à la veille de sa mort en 1464),
attitude qui se manifeste en particulier dans l'œuvre des
grands historiens de Florence, Machiavel (1469- 1 527),
Guichardin (1482-1540)...
N'idéalisons pas trop toutefois cette période de l'histoire
de notre conception de l'histoire : les progrès y furent,
comme ils sont toujours, lents et contrastés. L'humanisme
a connu lui aussi ses faussaires comme Annius de Viterbe
qui publia en 1498 de prétendus textes retrouvés de
Bérose, Manéthon, Philon, etc., ou les auteurs de chro-
niques italiennes attribuées à Malespini ou à Giovi-
nazzo, destinées à flatter les prétentions de grandes
familles des xve et xvie siècles, pour ne pas descendre
jusqu'aux faussaires qui ont encombré l'histoire ecclé-
siastique d'Espagne de leurs inventions complaisantes,
comme J. Roman de la Higuera (mort en 1611) ou
J. Tamayo de Salazar (mort en 1642). L'admiration pour
les auteurs de l'Antiquité classique eut parfois pour
conséquence de leur conférer une autorité primant toute
critique (« C'eSt assez que Quintilien l'ait dit... »). Le
renouveau de la rhétorique fait renaître ses ravages :
Tite-Live, avec tous ses défauts, parut trop souvent le
modèle à proposer aux historiens...
Mais l'influence des polémiques religieuses suscitées
par la Réforme n'a pas été moins féconde que celle de
l'humanisme pour le progrès de la critique. Les discus-
sions entre protestants et catholiques s'étendaient hors
du terrain proprement théologique jusqu'à celui de
l'histoire : ce qui était en question c'était aussi, et d'abord,
l'interprétation du message évangélique et biblique,
c'était le droit, contesté ou défendu, de l'Église romaine
à se considérer comme l'héritière légitime de la primitive
communauté chrétienne. Les arguments historiques
jouèrent un grand rôle dans la dispute; tous n'étaient
pas, à l'origine, de même qualité; comme il était naturel
en ce siècle passionné, chaque parti cherchait dans
l'histoire, une histoire parfois légendaire, des arguments
propres à disqualifier l'adversaire; les protestants ob-
jectaient aux catholiques le scandale de la prétendue
papesse Jeanne, les seconds n'étaient pas en reste : on
verra circuler au XVIIe siècle la légende calomnieuse du
sacre de l'évêque Parker, source de la hiérarchie anglicane
au temps de la reine Élisabeth Ire, dans une auberge
de Cheapside à l'enseigne de la Tête de Cheval!
Mais la nécessité de convaincre l'adversaire amena peu
à peu les plus sérieux d'entre les controversiStes à appro-
fondir leurs positions, à établir plus solidement leurs
affirmations, à en rechercher les preuves par la critique
des sources. Conçues comme machines de guerre ces
enquêtes sur le passé de l'Église chrétienne furent peu
à peu amenées à préciser leurs méthodes et, par là, à
accroître leur valeur scientifique. On peut suivre ce
progrès des Centuries de Magdebourg, compilées par toute
une équipe d'érudits protestants animée par Mathias
Vlacich (Flacius Illyricus) et parues entre 1559 et 1574,
à leur contrepartie catholique, les Annales ecclésiastiques
du cardinal César Baronius (publiées de 1588 à 1607),
et de là aux critiques adressées à celui-ci en 1606 par le
h u g u e n o t Isaac Casaubon d a n s ses Exercitationes d e 1612.
Le travail se continue pendant tout le XVIIe siècle pour
aboutir aux Mémoires pour servir à l'histoire ecclésiaffique des
six premiers siècles (1693-1712), de l'érudit janséniste
Sébastien Lenain de Tillemont, œuvre d'une rare précision
méthodologique, qui reste encore, pour une très large
part, un instrument de travail indispensable à l'historien
d'aujourd'hui.
Cette attitude critique se retrouve dans les travaux
consacrés non plus à l'antiquité chrétienne et au Moyen
âge, mais à l'époque contemporaine, comme dans l'His-
toire du Concile de Trente de P. Sarpi (1619), un religieux
servite, mais antipapiste par patriotisme vénitien, — à
laquelle fait écho du point de vue romain l'œuvre anti-
thétique du jésuite Sforza Pallavicini (1656). Et, bien en-
tendu, ni la curiosité ni l'effort d'élaboration rationnelle
de cette période ne se sont limités aux problèmes de
l'histoire religieuse : c'est l'histoire tout entière qui a
profité de ces progrès.
L'histoire, ou du moins l'un de ses deux pôles, l'érudi-
tion. A l'analyse critique du matériel documentaire qui
fait l'objet de celle-ci s'oppose la construction de la
synthèse. Les rapports de l'une et de l'autre rappellent
ce que les scolaStiques désignaient sous le nom de
« subalternation » des sciences : l'une suppose l'autre et
ne peut atteindre sa maturité avant que la première n'ait
achevé, au préalable, son développement. Nous ne lisons
plus guère, sinon par curiosité, ou, les considérant
comme sources primaires, pour étudier l'histoire de leur
propre temps, les historiens, disons du XVIIe siècle, mais
nous consultons toujours leurs érudits dont les travaux
n'ont jamais été remplacés par un traitement plus récent,
plus complet ou plus solide des questions qu'ils avaient
préparées. L'historien du Bas-Empire pour qui le Code
théodosien eSt un des documents les plus riches et les plus
instructifs pour l'histoire de sa période, ne peut se passer,
aujourd'hui encore, de l'admirable commentaire qu'en a
donné le juriste Jacques Godefroy et qui fut édité pour
la première fois, après sa mort, en 1665.
C'eSt entre le xvie et le XVIIIe siècle qu'ont pris
forme (ce qui ne veut pas dire, bien entendu, qu'elles
n'aient pas cessé de progresser) chacune des principales
techniques qui constituent aujourd'hui l'équipement de
l'érudition historique. Nous pourrions prendre un par un
les thèmes des chapitres qui vont suivre et montrer
comment chacune des branches de cette érudition, telle
que nous la pratiquons aujourd'hui, a vu, pour l'essentiel
et à quelques exceptions près, les principes de sa méthode
progressivement élaborés dans cette période décisive qui
va de l'humanisme de la Renaissance à l'apogée de la
science allemande qui exerça, et avec quelle tyrannie, une
domination incontestée sur nos études à partir du début
du xixe siècle.
Ainsi, pour commencer, la chronologie, armature
première de toute histoire cherchant à se présenter comme
science, a vu ses cadres peu à peu déterminés entre le
De emendatione temporum publié à Leyde en 1583 par
Joseph JuSte Scaliger et l A.rt de vérifier les dates, l'une des
dernières (la troisième édition eSt parue dans les années
1783-1787) et non la moindre des contributions apportées
à la science historique par la grande équipe des béné-
dictins de la congrégation de Saint-Maur établie à l'abbaye
de Saint-Germain-des-Prés.
Rien d'ailleurs n'eSt plus intéressant que de suivre
l'histoire de chacune de ces disciplines auxiliaires : on
les voit découvrir peu à peu le moyen de déterminer les
règles d'un comportement raisonnable, évitant les deux
écueils opposés de la crédulité et de l'hypercritique et
fournissant une justification des conclusions finalement
adoptées, convaincante pour tout esprit non prévenu.
Ainsi l'attitude d'une méfiance excessive à l'égard des
documents anciens du Moyen âge adoptée par le Bollan-
diSte D. Van Papenbroeck dans la préface du tome II
des Atla Santlorum (1675; l'œuvre de la Société des
BollandiStes eSt une autre des grandes entreprises qui
illustrent la période classique de l'érudition), attitude
qui confinait au scepticisme absolu, amena le MauriSte
Mabillon à formuler les règles de la science diplomatique,
les critères permettant de discerner l'authenticité des
actes publics ou privés, dans son fameux traité De re
diplomatica (1681). Le point important à noter eSt que les
analyses et les raisonnements de Mabillon réussirent à
convaincre Papenbroeck lui-même, et avec lui l'ensemble
des érudits compétents.
On mesure en quoi consiste le progrès réalisé : autre
chose eSt le sentiment vague que nombre d'instruments
transmis par nos archives ont chance d'être faux et la
règle d'une prudence beaucoup trop négative qu'on en tire
(« plus un document est ancien, moins il a de chances
d'être vrai » : le Moyen âge lui-même ne l'avait pas
ignorée, et le pape Alexandre III, pour mettre un barrage
à l'afflux de titres falsifiés, avait promulgué une décrétale
en ce sens vers 1170), autre chose la conviction raisonnée
à laquelle conduit l'application des règles formulées par
Mabillon et dégagées de l'observation positive de cer-
taines constantes présentées par les documents. On peut
dire que l'érudition formule de véritables lois qui, à
l'intérieur de certaines limites et avec un degré déterminé
d'approximation, possèdent la valeur de lois expéri-
mentales.

DE L'ÉRUDITION A L'HISTOIRE

Mais à elle seule la technique érudite n'eSt pas toute


l'histoire : l'une eSt la fin, l'autre seulement le moyen.
Pour accéder au niveau de la véritable histoire il ne suffit
pas de disposer de documents soigneusement choisis,
situés dans le temps et l'espace, définis quant à leur genre,
critiqués quant à leur valeur de crédibilité; il faut encore
se montrer capable de les mettre en œuvre, d'en tirer tout
l'enseignement qu'ils peuvent fournir; cela suppose de
la part de l'historien le sens des vrais problèmes à ré-
soudre, des questions vraiment intéressantes à poser et,
pour formuler questions et problèmes de façon féconde,
il ne suffit pas d'une information étendue et d'une qua-
lité technique précise, il faut encore disposer d'une
certaine richesse intérieure, d'une culture largement
humaine, capable de comprendre, de sentir et de retrouver
toute la richesse et la vie d'un passé qui a été le présent
des hommes qui l'ont vécu et qui se dissimule derrière
les traces et les vestiges que conservent nos documents.
Pour comprendre ce passé humain, il faut savoir ce
qu'eSt l'homme, et la vie, posséder une certaine con-
ception de la structure de l'un et de l'autre, — osons le
dire : un minimum de profondeur philosophique.
C'eSt ce que manifeste bien la première des grandes
œuvres qu'un historien d'aujourd'hui accepte de recon-
naître comme représentative de l'état désormais adulte de
sa discipline, la grande l-liffoire du déclin et de la chute de l'Em-
pire romain d'Edward Gibbon, parue entre 1776 et 1788;
elle est toujours réimprimée de nos jours, en pays anglo-
saxons, pour sa valeur proprement littéraire de chef-
d'œuvre, de classique; mais on peut répéter à son sujet
ce que nous disions plus haut de Thucydide : si le grand
historien se doit d'être aussi un grand écrivain, ce n'eSt
fjas
livreseulement
la valeur lapermanente
beauté de etsoncette
Stylesorte
qui confère
d'éternitéà son
qui
caractérisent l'œuvre d'art. En fait l'historien qui aborde
aujourd'hui l'étude de la période et du sujet ne peut
ignorer le traitement qu'en a donné Gibbon; certes
l'histoire de celui-ci eSt bien dépassée, comme on dit, par
le progrès de la recherche; à près de deux siècles de
distance, il nous eSt facile d'en apercevoir les faiblesses,
les lacunes et les limites; mais l'effort d'élucidation et
d'intelligibilité dépensé avec tant de richesse par Gibbon
fait que ce n'eSt jamais sans profit que nous confrontons
nos hypothèses avec les siennes; là même où, en dernière
analyse, nous choisissons de nous séparer de lui, notre
propre prise de position a profité du dialogue avec cet
interlocuteur pénétrant et sage.
Or ce qui fait la valeur de Gibbon c'eSt précisément
d'avoir réalisé la synthèse entre l'apport de l'érudition
classique telle qu'elle s'était peu à peu formulée depuis les
premiers humanistes jusqu'aux bénédictins de Saint-Maur
et à leurs émules, et le sens des grands problèmes humains
envisagés de haut et largement, tel que pouvait l'avoir
développé en lui sa fréquentation des philosophes, no-
tamment français, du siècle des lumières, Montesquieu,
Voltaire, Diderot...
Sans être professionnellement un érudit travaillant de
première main, Gibbon a parfaitement connu, apprécié
et utilisé l'apport tant des philologues que des antiquaires
(comme on disait alors). Qu'il est significatif de lui voir
consacrer ses premières économies à l'achat des vingt
volumes parus des Mémoires de notre Académie des
Inscriptions où, depuis le début du siècle, tant d'utiles
dissertations critiques avaient trouvé place!
Mais il a employé toutes ses connaissances à l'étude
d'une question lourde de signification, d'intérêt et de
sens : « Comment avait pu disparaître cette civilisation
antique avec laquelle la philosophie rationnelle du
XVIIIe siècle se sentait en communion, renouant avec elle
par-dessus les ténèbres du Moyen âge? Comment avait
pu se produire « ce triomphe (ce sont les termes mêmes
de Gibbon) de la religion et de la barbarie » ? Pourquoi
cette longue parenthèse dans le règne de la raison?
Posée de la sorte, la question apparaîtra bien datée au
lecteur d'aujourd'hui, et par là même un peu vidée de
la portée qu'elle pouvait présenter aux yeux de Gibbon
et de ses contemporains, mais la qualité du traitement
qu'elle a reçu entre ses mains, qualité qui lui vient
du sérieux, de la richesse et de la profondeur de l'esprit
de l'historien, lui confère une valeur toujours précieuse
à nos yeux.
Ce n'eSt pas sans hésitation qu'on se résout à prononcer
le mot d'esprit philosophique et à en faire un attribut
essentiel de la pensée historique. Le mot peut prêter à
confusion et demande quelques précisions, car les rap-
ports entre philosophie et histoire n'ont cessé d'apparaître
ambigus, complexes et souvent troubles. En un sens il y a
bien une opposition radicale entre les deux vocations de
philosophe et d'historien : d'un côté le labeur patient de
celui-ci qui, soumis à mille servitudes (et d'abord aux
hasards de l'heuristique : qui peut l'assurer qu'il disposera
de documents en quantité et de qualité suffisantes pour
résoudre la question posée?), reconstitue pièce à pièce
une image du passé qui sera toujours fragmentaire, impar-
faite, souvent incertaine (l'exigence critique ne conduit-
elle pas à marquer d'un degré plus ou moins grand de
probabilité les diverses conclusions auxquelles s'arrête,
pour finir, l'historien ?) ; en face, le philosophe, impatient
des longs délais, plein de mépris pour l'accumulation
de ces connaissances de faits, d'une minutie souvent à ses
yeux inepte : lui veut comprendre, aboutir, saisir de
vaStes ensembles, dessiner de larges fresques mettant en
évidence les structures et les causes profondes. A quoi
l'historien, et plus précisément ce qui en lui relève plus
proprement du pôle « érudition », objecte immédiate-
ment : à quoi bon construire si on ne dispose pas d'abord
de matériaux suffisants, d'une résistance éprouvée? Ces
ambitieuses épures ne reposent-elles pas le plus souvent
sur des nuées, à force d'extrapoler au delà des données
scientifiquement acquises ?
Le dialogue, on l'imagine aisément, se prolonge à
l'infini et non sans aigreur. Il y a bien là une divergence
irréductible : depuis le moment où, avec la « philosophie
des lumières », au XVIIIe siècle, les philosophes se sont
substitués aux théologiens comme éléments directeurs au
sein de la culture occidentale, une tension polémique
s'eSt toujours manifestée entre la philosophie de l'histoire,
héritière, là même où elle se posait en adversaire, de
l'ancienne théologie chrétienne, et l'histoire des historiens,
l'histoire positive appuyée sur les recherches de l'érudition
et de la critique.
Des encyclopédistes aux marxistes, que d'indifférence,
de mépris hautain ou d'ignorance se sont manifestés
entre les deux camps! Mais (nous n'avons à considérer
ici que le cas des historiens) il faut bien voir que le rapport
qui les unit n'eSt pas fait que d'antagonismes : l'histoire
ne peut se passer d'une certaine infusion d'esprit philo-
sophique, l'historien dût-il philosopher sans le savoir.
Dans la mesure où il accède vraiment au niveau de
l'histoire, c'eSt-à-dire quand il cesse d'être un pur érudit
(celui-ci n'eSt qu'un sous-ordre dont le labeur n'eSt pas
à lui-même sa propre fin mais ne prend toute sa valeur
que s'il eSt utilisé dans une synthèse plus compréhensive),
l'historien eSt amené à mettre en œuvre toute une con-
ception de l'homme et de la vie, par cela même qu'il
cherche à résoudre des problèmes profondément, authen-
tiquement humains, tout un système de pensées, de con-
cepts, de principes de jugement qui, encore une fois,
qu'il le veuille ou non, portent l'empreinte, sont l'expres-
sion d'une certaine pensée d'ordre philosophique.
En fait il serait facile de montrer, en examinant succes-
sivement tous les grands historiens qui se sont illustrés
depuis la fin du XVIIIe siècle, comment le développement
de la science historique a reflété l'histoire elle-même de
la pensée occidentale, et comment on retrouve, soutenant
l'inspiration, animant le travail de chacun, l'une ou l'autre
des grandes tendances de pensée qui ont animé la culture
occidentale : rationalisme des lumières, idéalisme roman-
tique, empirisme libéral, etc., jusqu'au marxisme sous
ses diverses formes.
On ne peut même pas dire que l'histoire, entendue
au sens le plus rigoureux du mot, n'ait jamais profité
des essais divergents qui ont été successivement proposés
en fait de philosophie de l'histoire. Dangereuse en tant j
qu'elle s'offre comme une philosophie toute faite, imposée
a priori, la philosophie de l'histoire peut apparaître comme
une source d'hypothèses fécondes, soit que, vérification
faite, elle se manifeste par certains aspects prophétique,
soit (et c'eSt le plus souvent) qu'elle ait servi, par une
série de redressements, de transformations et de re-
touches, à susciter l'élaboration de conclusions meilleures.
Considérée comme science, l'histoire n'a jamais cessé
de progresser, non seulement par l'accumulation normale
des travaux et des découvertes, mais aussi en perfection-
nant ses méthodes d'approche et sa conception d'en-
semble. Il eSt classique d'admettre que l'histoire moderne
atteint sa maturité avec les premières œuvres de Leopold
von Ranke (1795-1886), toujours réimprimées en pays ger-
maniques comme Gibbon l'eSt en pays de langue anglaise,
de l' Hifloire des peuples romans et germaniques entre 119 1 et
1[J J J (1824) à l' Hifloire de l'Allemagne au temps de la
Réforme (1839-1847). Il est bien vrai qu'on assiste avec
lui à l'épanouissement d'une histoire véritablement posi-
tive ne visant à rien autre qu'à retrouver les événements
d'autrefois « comme ils se sont réellement passés »,
s'appuyant sur une étude critique des sources; on suit
dans l'œuvre même de Ranke le progrès vers la maîtrise
d'une méthode toujours plus exigeante et plus sûre;
d'abord simple travail sur les documents imprimés, puis
échantillonnage à travers les archives, enfin seulement
dépouillement systématique et complet de toutes les
ressources accessibles...
Mais on peut reprocher à l'histoire selon Ranke d'être,
dans la ligne de Thucydide et de Polybe, — disons mieux,
de Machiavel et de Guichardin (l'âpre critique à laquelle
Ranke soumet ses prédécesseurs florentins dans un appen-
dice de son Hifloire de 1824 montre assez combien il
se situe dans leur prolongement) —, une histoire trop
exclusivement politique et, comme on dit aujourd'hui,
événementielle, un récit. Mais notre science n'a pas
accepté de se limiter, fût-ce en s'approfondissant : à côté
de cette histoire proprement politique, consacrée à l'étude
des gouvernements, de leurs conflits, guerres et diplo-
matie, s'eSt développé un type d'histoire plus large,
l'histoire de la civilisation qui, totalisant l'apport des
histoires spéciales (histoires de l'art, des sciences, de la
philosophie), cherche à embrasser l'ensemble de toutes
les activités humaines et à en reconstituer le tableau global
en en montrant les relations mutuelles et les différents
types de coordination aux diverses époques du passé.
Nouvelle occasion de signaler l'influence féconde de
la philosophie sur l'histoire : c'eSt à Voltaire qu'il faut
faire remonter la prise de conscience chez les modernes
d'un tel épanouissement du champ de la recherche;
mieux que son Siècle de Louis X I V (1751), première et
méritoire tentative en ce sens, il faut retenir son grand
Essai sur les mœurs et l'esprit des nations (1756) qui relève
proprement de la philosophie de l'histoire, au sens le
plus ambitieux du mot, mais qui s'eSt trouvé ouvrir la
voie de cette histoire plus compréhensive qui a produit
tant d'authentiques chefs-d'œuvre, à compter par exemple
la Civilisation de la Renaissance en Italie (1860) du grand
historien bâlois Jakob Burckhardt; il vaudrait mieux
traduire dans ce titre Kultur par « culture » au lieu de
« civilisation », car Burckhardt s'intéressait avant tout aux
aspects spirituels de la Renaissance, art, sensibilité, mœurs,
tout cet ensemble que le français vivant désigne plus
particulièrement par le terme de « culture », et distingue
comme la partie d'un tout au sein de la notion plus
compréhensive de « civilisation ».
Pour épuiser celle-ci, il faut aussi accorder un intérêt
propre à ses aspects plus matériels, d'une importance
quotidienne plus immédiate, à savoir la structure éco-
nomique, ses transformations, son histoire. Inaugurée en
Allemagne par W. Roscher, dans son manifeste de 1843
en faveur de l'introduction d'une perspective historique
dans l'étude de l'économie politique, en Angleterre par
J. E. Th. Rogers dans son Hifloire de l'agriculture et des
prix (1866- l 902), l'histoire économique a connu de nos
jours une intense activité, notamment sous l'influence,
directe ou indirecte, du marxisme.
Mais en s'approfondissant l'histoire économique s'eSt
tout naturellement épanouie en histoire sociale : combien
d'ouvrages récents ou de revues portent aujourd'hui ce
double titre? Il n'eSt pas facile, en effet, de séparer les
deux domaines aux ramifications enchevêtrées. Le déve-
loppement des sciences sociales et, plus généralement,
des sciences humaines (de la démographie à la psychana-
lyse), a ouvert aux historiens de nouveaux moyens d'accès
à la connaissance de l'homme et, par là, provoqué la
naissance de nouveaux secteurs de la science historique;
ce qui tout naturellement a entraîné l'emploi de procédés
méthodologiques nouveaux, comme les techniques de
la Statistique. C'eSt le propre de la science que d'adapter
sa méthode à la diversité de son objet, d'où un nouvel
enrichissement de la technique de l'histoire.
Les logiciens définissent volontiers celle-ci comme une
connaissance du concret, on va quelquefois jusqu'à dire
une connaissance du singulier. C'eSt juSte, à condition
d'observer que le fait concret, singulier, peut être lui-
même un fait global de vaSte amplitude, voire de longue
durée : une crise économique, une classe sociale, un
système d'organisation générale de la société ou de
l'économie comme la cité antique, le système féodal,
l'open field, le capitalisme occidental moderne. Il y a plus
d'un siècle, Macaulay pouvait encore donner comme
type de la connaissance la plus proprement historique
une proposition comme « Jean sans Terre eSt passé par
là »; l'histoire aujourd'hui eSt devenue une connaissance
beaucoup plus large qui veut embrasser le passé de
l'homme tout entier dans toute sa complexité et sa totale
richesse.

Henri-Irénée MARROU.

BIBLIOGRAPHIE

Sur l'histoire et l ' é v o l u t i o n d u m o t , d u grec hiftoriè au


français « histoire » :

K. KEUCK, Hifloria, Geschicbte des V o r te s und seiner Bedeutung


in der Antike und in den romanischen Sprachen, dissertation,
MunSter en WeStphalie, 1934.
F. MULLER, De « hiftoriat » vocabulo atque notione, M n e m o s y n e ,
54, 1926, pp. 234-257.

Sur le d é v e l o p p e m e n t de la science historique, v o i r en


français la traduction de :
E . FUETER, Hifloire de l'hiftoriographie moderne, Paris, 1914;
l ' o u v r a g e original, Geschichte der neueren Hifloriographie, a u n e
3e édition, Munich-Berlin, 1936.
G. LEFEBVRE, Notions d'hifloriographie moderne, Paris, s.d.

E n allemand et en anglais :

K. BRANDI, Geschichte der Geschichtswissenschaft, B o n n , 1952.


G. P. GOOCH, Hiflory and Hiflorians in the nineteenth Century,
2e éd., Londres, 1952.
J. W. THOMPSON, Hiflory of Hiflorical wrifing, N e w Y o r k ,
1942.
F. WAGNER, Geschichtswissenschaft, F r i b o u r g - e n - B r i s g a u -
Munich, 1951.

P o u r m e s u r e r l'intérêt de cette histoire de l'histoire, t r o p


négligée en France, voir les recueils de :

H. BUTTERFIELD, Man on his Pafl, the Study of the Hiflory


of hiftorical Scholarship, C a m b r i d g e , 1955.
L. FEBVRE, Combats pour l'hiftoire, Paris, 1953.
P. GEYL, Debates with Hiftorians, G r o n i n g u e - L a Haye, 1955.
A. MOMIGLIANO, Contributo alla storia degli studi classici,
R o m e , 1955.
LE TEMPS ET LE LIEU
COMPUT, C H R O N O L O G I E ,
CALENDRIERS

'EST dans le temps que se déroule la vie de l'homme,


c o c'eSt dans le temps que se succèdent les événements
et les modes de pensée dont 1 ensemble constitue 1 histoire
du monde, c'est à travers le temps que l'homme écrit
l'histoire. On comprend dès lors le besoin urgent qu'a
eu l'homme, dès son apparition sur la terre, de mesurer
ce phénomène appelé temps qui, selon les plus anciens
philosophes, eSt comme un courant perpétuel et absolu
constituant une réalité indépendante des événements qui
le meublent. Ainsi dès l'origine était accordée au temps
une cadence fixe et inaltérable permettant de mesurer
tout changement.
Quand le temps peut être et a été mesuré, chaque
action, chaque attitude, chaque pensée de l'homme eSt
fixée en un point précis de cette dimension de la réalité,
au même titre qu'il peut être fixé en un point précis de
l'espace. On dit que l'événement ou le mouvement de
la pensée eSt daté. L'usage aujourd'hui universel de dater
au moyen du millésime, du mois et du quantième, requiert
l'emploi d'une même ère et d'un calendrier commun : à
l'exception de quelques peuplades primitives de la grande
forêt équatoriale ou des terres insulaires du Pacifique,
presque tous les peuples civilisés ont adopté cette ère
unique, l'ère de l'Incarnation, et un même calendrier, le
calendrier grégorien. Mais c'eSt là un phénomène récent
et, pour les périodes plus anciennes, l'étude des textes
et des documents historiques donne lieu sans cesse à des
recherches chronologiques en vue de la détermination ou
de la vérification des dates : de nos jours encore, les pays
musulmans ont conservé leur attachement à l'ère de
l'Hégire, et les juifs maintiennent l'usage de leur calen-
drier particulier pour toutes les fêtes religieuses. Une
des tâches de l'historien eSt ainsi de répondre à la ques-
tion : comment rapporter à notre comput les événements
relatés par des sources étrangères au milieu et à la période !:
présents.
|

LA CHRONOLOGIE

La chronologie eSt la discipline qui permet la con-


naissance de la mesure du temps. Mais il faut distinguer
dès l'abord la chronologie mathématique ou astrono-
mique et la chronologie dite technique.
L'astronomie impose à la vie terrestre trois unités
fondamentales : le jour, le mois, l'année. La succession
des jours et des nuits rythme la vie sur la terre, elle a
sa source dans le lever et le coucher du soleil : le jour
naturel s'oppose ainsi à la nuit. Mais le même terme de
jour désigne aussi une durée de vingt-quatre heures : le
jour civil eSt compté de minuit à minuit et sa valeur eSt
égale à celle du jour solaire moyen des astronomes. Le
jour eSt lié à la rotation de la terre sur elle-même, dont la
période eSt quasi invariable au cours des siècles. Le mois
ou lunaison eSt la durée de la révolution synodique, d'une
nouvelle lune à la suivante. Il eSt délimité par les retours
de la lune en conjonction avec le soleil, de sorte que
l'inStant de chaque nouvelle lunaison eSt défini avec une
précision mathématique. L'observation d'un très grand
nombre de lunaisons consécutives (qui ne sont pas égales
entre elles) a permis de connaître la durée moyenne du
mois (qui vaut 29 jours civils 44 minutes et 2,8 secondes).
L'année, qui marque la vie terrestre d'un rythme de
longue durée aussi impérieux que le jour, a son cours
et sa durée marqués par le cycle des saisons et les modi-
fications consécutives du climat et de la végétation.
L'année tropique ou équinoxiale, qui eSt appelée année
tout court, embrasse le temps qui s'écoule entre deux
équinoxes de printemps consécutifs, c'eSt-à-dire entre
deux passages du soleil à l'équateur céleSte. Sa valeur
moyenne eSt de 365, 24220 jours civils et peut être tenue
pour invariable, l'évaluation étant faite à un cent millième
de jour près.
C'eSt la chronologie dite technique qui fait l'objet des
préoccupations des historiens. Depuis les premiers tra-
vaux de Mabillon et de ses successeurs immédiats dom
Tassin et dom TouStain, elle a suivi en France les
destinées de la diplomatique. La brillante floraison du
XVIIIe siècle nous a laissé un témoignage monumental,
l'Art de vérifier les dates, ouvrage publié par les bénédictins
en 1750 et réédité en trois volumes in-folio de 1783 à
1787. Assez délaissée ensuite, malgré les travaux de
savants éminents comme Mommsen et Krusch, la chro-
nologie technique connaît aujourd'hui une renaissance :
la controverse qui a opposé, dans les années 1947 et
suivantes, 1L Nautin et ses principaux contradicteurs à
propos de l'attribution à Hippolyte de Rome des Philo-
sophoumena, repose essentiellement sur la liste des Pâques
historiques, la succession des rois perses et la liste des
ancêtres du Christ; aux États-Unis, le professeur Jones
donnait en 1943 une édition remarquable du grand traité
de Bède, De temporum ratione, que l'on attendait depuis
deux siècles.
La chronologie historique permet de replacer les événe-
ments dans le déroulement de l'histoire de l'humanité.
J'en parlerai plus loin à propos des périodes chrono-
logiques.

LES CATÉGORIES DU TEMPS

Historiens et chronologues distinguent le temps en


trois catégories : les temps courts, qui sont mesurés au
moyen de l'horloge; les temps longs, qui sont l'objet du
calendrier; les périodes chronologiques, composées d'un
certain nombre d'années.

LES TEMPS COURTS

L'homme primitif éprouvait déjà le besoin de mesurer


le temps. Mais son aptitude à compter était limitée et
il n'avait guère d'idée de la durée. Par contre, dès l'époque
la plus ancienne, il eut conscience qu'il n'était pas libre
dans le choix des unités et que les aStres avaient été créés
pour rythmer l'existence terrestre : « Dieu dit : Qu'il y
ait des luminaires dans l'étendue des cieux pour séparer
le jour de la nuit; ils serviront de signes pour marquer
les saisons, les jours, les années », lit-on dans la Genèse
(I, 14). L'homme primitif était conscient du retour
quotidien de la lumière du jour et de l'obscurité de
la nuit : son existence était partagée entre l'activité le
jour et le sommeil la nuit. Le jour s'imposait aussi à
tous les êtres vivants. Mais le choix de son commence-
ment restait arbitraire et les usages les plus divers selon
les peuples ou les époques doivent sur ce point attirer
l'attention de l'historien : les juifs, les Chinois ou les
musulmans, qui font commencer le jour au coucher du
soleil, sont ainsi conduits à lui donner (selon les calculs
astronomiques les plus précis) une durée de 24 heures
et i minute, tandis que le jour compté à partir du lever
du soleil chez les Chaldéens, les Perses et les Égyptiens
était de 23 heures 59 minutes 42 secondes. Ajoutons que
la rotation de la terre se ralentit sous l'influence du
frottement perpétuel des marées sur la surface solide du
globe; les historiens de l'avenir devront se rappeler
que cet effet conduira à un décalage de deux jours au
bout de dix mille années.
Les plus petites unités de temps ne sont pas d'ordre
chronologique : c'est une « traversée de femme » chez
les Polynésiens (distance maximum que peut ramer une
femme), ou chez les Babyloniens la durée qu'il faut
mettre pour aller d'un lieu donné à un autre, origine de
l'heure double ou kaspu (douzième partie du jour). La
division du jour en 24 heures, devenue universelle, n'a
pas à être traitée ici, mais deux difficultés se présentent
à l'historien. D'abord la longue inégalité des heures,
fonction de la variation de la durée du jour naturel selon
les saisons et la latitude : au xve siècle encore, les balanciers
des horloges étaient modifiés soir et matin pour diviser
la nuit puis le jour en parties inégales. Ensuite le maintien
de l'heure locale : à l'époque où il n'eSt plus d'histoire
que mondiale, les fuseaux horaires font connaître, de part
et d'autre du méridien de Greenwich, de combien
d'heures les horloges doivent être avancées ou reculées;
et le lâcher de la première bombe atomique sur le Japon
doit être daté du 6 août 1945 à Hiroshima, du 5 août
à Washington.
LES TEMPS LONGS

Dans le sens le plus général, le calendrier eSt un système


élaboré par les hommes pour compter les temps longs,
essentiellement les mois et les années.
« Les premières chronologies connues sont à base de
lunes », écrit H. G. Wells dans sa Petite hifloire universelle.
C'est un fait que la lune était et reSte le guide fidèle de
l'homme. Dès la plus haute Antiquité, celui-ci suivait ses
phases régulières; de nos jours encore, chez les Tahitiens
par exemple, la lunaison eSt l'élément de mesure du
temps. Le mois, long d'une trentaine de jours, dérive
certainement du cycle des phases de la lune; dans chaque
langue, l'étymologie vient le confirmer. L'alternance des
saisons et le cycle de la végétation ont donné aussi à
l'homme primitif la connaissance d'un rythme de plus
longue durée, l'année; mais celle-ci eSt difficile à mesurer
car elle eSt déjà fort longue et aucun phénomène carac-
téristique n'en marque les étapes. Chaldéens, Juifs et
Romains ont donné à leurs calendriers une évolution
analogue : partant d'une base lunaire de dix ou de douze
mois, ils s'efforcèrent de rattraper l'équilibre des saisons
en intercalant en certaines années un mois supplémen-
taire; un édit d'Hammourabi Stipule déjà : « ... L'année
eSt hors de place. Fais enregistrer le prochain mois sous
le nom Ululu II ». Mais le désordre des intercalations
et l'inobservation des règles (celles du calendrier flavien
surtout) font éprouver à l'historien les plus grandes
difficultés pour préciser les dates des événements.
Quatre mille ans avant Jésus-ChriSt, les Égyptiens au
contraire avaient déjà un calendrier perpétuel. Dès l'ori-
gine en effet, ils avaient réglé leur vie sur celle du Nil,
le grand fleuve qui était pour eux source de toute richesse,
et les trois grandes périodes qu'ils observaient dans le
régime des eaux (la crue, le retrait, l'étiage constant)
comptaient un total de 365 jours. Renonçant au comput
lunaire, les maîtres de la vallée donnèrent à leurs douze
mois la valeur uniforme de trente jours, et y ajoutèrent
cinq jours épagomènes. Le décalage observé au bout d'un
certain temps dans le lever héliaque de Sirius (avec lequel
coïncidaient les crues annuelles du Nil) apprit bientôt aux
prêtres d'Héliopolis la valeur de l'année d'une manière
assez précise : 365 jours 1/4. Il s'agit là, selon l'historien
suédois Martin P. Nilsson, « du fait intellectuel le plus
important dans l'histoire de la chronologie ».
Devant le désordre extraordinaire du calendrier à Rome
au premier siècle avant notre ère, Jules César, qui avait
appris à connaître le calendrier égyptien, allait accomplir
la réforme capitale : détacher le calendrier de la lune et
l'ajuSter le mieux possible à l'année. Mais à côté des
éléments positifs de la réforme (durée de l'année com-
mune, intercalation bissextile), les superstitions des Ro-
mains le conduisirent à maintenir maints illogismes (mois
inégaux, place du bissexte, etc.). L'historien doit prendre
garde au fait que la réforme fut d'abord mal interprétée
par les pontifes chargés de l'appliquer; jusqu'en l'an 8
avant notre ère, le jour bissextile fut ajouté au calendrier
tous les trois ans (au lieu de « chaque quatrième année »).
Plus de quinze siècles allaient s'écouler sans la moindre
modification du calendrier. Et cependant l'erreur inhé-
rente au système de César accumulait ses effets, puisque
la durée réelle de l'année eSt inférieure de 11 minutes
14 secondes à 365,25 jours. En supprimant trois années
bissextiles en quatre siècles, le pape Grégoire XIII
ramenait l'année à une conformité approximative avec
les saisons : le calendrier grégorien, toujours en usage
depuis l'année 15 82, était établi. Mais sa diffusion devait
être lente et il aura fallu attendre même 1924 et 1927
pour que les pays orthodoxes d'Europe orientale autres
que la Russie se décident à l'adopter.
En fait, et même jusqu'à nos jours où les progrès des
communications et du commerce ont rendu plus impé-
rieuse encore la nécessité de ce calendrier unique,
l'homme a élaboré une multitude de calendriers différents.
Trois cents millions de musulmans, en Afrique et en Asie,
emploient encore le calendrier lunaire, adopté sur l'ordre
du Prophète en 632, qui ignore absolument le soleil et
l'année des saisons; l'année de douze lunaisons et l'exis-
tence de onze années « abondantes » dans chaque période
de trente ans aboutissent à un siècle qui contient seule-
ment quatre-vingt-dix-sept de nos années, tandis que la
confusion s'accroît encore du fait que le mois commence
en chaque endroit quand la nouvelle lune a été observée
directement par deux hommes dignes de foi, donc à des
jours différents selon les lieux... et la bonne volonté des
hommes ! Dans l'Inde, quatre calendriers différents (dont
le grégorien et le musulman) sont en usage officiel et
le gouvernement eSt obligé de faire imprimer chaque
année un almanach de plus de trois mille pages, tellement
les doctrines religieuses et les pratiques astronomiques
compliquent l'ordre des jours, des mois, des années. En
1923 l'U.R.S.S. supprimait le calendrier julien employé
par l'Église orthodoxe et le calendrier grégorien officielle-
ment instauré par Lénine, au profit d'un « calendrier
éternel » contenant douze mois de trente jours, six
semaines de cinq jours par mois, et cinq jours de fête
commémorant les hauts faits de la Révolution d'Octobre;
en 1931 un nouveau système établissait la semaine de six
jours, abolie à son tour en 1940.
Rien de surprenant dès lors à ce qu'un mouvement se
soit développé en faveur de l'établissement d'un calen-
drier mondial, uniforme et invariable, qui serait libéré
de toute influence régionale, de race ou de religion.
Une première tentative fut faite en ce sens en France,
pendant la Révolution. Le calendrier républicain, établi
par la Convention nationale (loi du 6 octobre 1793),
comportait une année de douze mois de trente jours.
Chaque mois était divisé en trois périodes de dix jours,
ou décades. L'année comptait en outre cinq jours supplé-
mentaires, placés après le mois de Fructidor, et un sixième
jour (appelé jour de la Révolution) y était ajouté tous
les quatre ans. Le début de l'année était fixé au jour civil
dans lequel tombait l'équinoxe d'automne pour le méri-
dien de Paris, et le premier jour de l'ère républicaine au
22 septembre 1792, jour de la proclamation de la Répu-
blique. Le calendrier républicain ne devait rester en usage
que pendant treize années : Napoléon l'ayant aboli à
partir du ier janvier 1806, l'an xiv n'a duré que trois
mois et huit jours. Les fautes psychologiques commises
par les conventionnels (début de l'année en fonction d'un
calcul relatif au méridien de Paris, noms des mois adaptés
au seul climat de la France) et la rupture trop grande
avec l'histoire, même la plus récente, expliquent l'échec
d'une œuvre que ses auteurs espéraient voir adoptée
universellement, au même titre que le système métrique.
D'autres réformateurs devaient se lever au xixe siècle.
En 1849, AuguSte Comte dressa le plan d'un calendrier
de treize mois égaux de vingt-huit jours suivis d'un jour
blanc; ce système eSt prôné encore aux États-Unis sous
le nom de calendrier fixe. Après 1887, l'aStronome Camille
Flammarion proposa un système de calendrier perpé-
tuel de douze mois, formé de quatre trimestres égaux de
trois mois.
De nos jours, la Société des Nations puis l'Organisation
des Nations Unies ont encouragé les projets de réforme,
et une étude d'ensemble en fut faite en 1953 par le
Secrétaire général, M. Trygve Lie, appuyé par une pro-
position du gouvernement de l'Inde et un vote du
Conseil économique et social. Comme l'écrit Elisabeth
Achelis, qui eSt depuis 1930 à la tête du mouvement,
« dans la mesure où le calendrier mondial imposerait à
notre vie et à nos affaires de tous les jours un rythme
et la variété dans l'unité, il aiderait notre monde actuel
à se libérer de la confusion pour évoluer vers l'unité
et l'harmonie. »

L'Occident chrétien, fidèle au calendrier julien puis


grégorien, a combiné ce legs des Romains avec des
éléments divers empruntés au calendrier juif. D'abord,
une division du temps sans aucune relation avec les mois,
très ancienne puisqu'on en trouve l'origine dans un cha-
pitre de la Genèse, la semaine, période de sept jours se
reproduisant indéfiniment sans tenir compte des années.
L'introduction de cette période enleva au calendrier julien
son caractère de perpétuité, les diverses dates tombant
chaque année en des jours différents de la semaine.
Malgré ce grave inconvénient, même ceux pour qui cette
dernière n'a pas de signification religieuse ne songeraient
plus à abandonner cet intervalle qui s'adapte parfaitement
à la vie matérielle de tous les peuples : le respect d'un
jour consacré au culte religieux et au repos ennoblit toute
l'humanité.

LE COMPUT ECCLÉSIASTIQUE

Les fêtes religieuses ensuite s'imposent à l'attention


des laïcs, aujourd'hui encore, parce que la plupart des
jours fériés et des vacances sont associés aux fêtes chré-
tiennes. Le comput ecclésiastique eSt l'ensemble des cal-
culs qui concernent le calendrier chrétien et permettent
en particulier la détermination de la fête de Pâques. La
distinction entre fêtes fixes et fêtes mobiles eSt relative
et chaque fête eSt en réalité fixe dans un certain type de
calendrier : le calendrier romain étant solaire, les fêtes
ecclésiastiques liées aux phases de la lune (Pâques et les
fêtes avant ou après) y sont mobiles, tandis que d'autres
(dimanches après l'Epiphanie, Avent) dépendent de la
place du dimanche par rapport à une date fixe. C'eSt au
Moyen âge, et dans les pays chrétiens (d'Orient et d'Occi-
dent) que les computiStes ont multiplié les procédés pour
arriver à une détermination rapide de la fête de Pâques
(lettres dominicales et concurrents donnant la concor-
dance entre les quantièmes du mois et les jours de la
semaine, réguliers dont on peut distinguer trois sortes,
etc.) et utilisé divers cycles au bout desquels tels ou tels
éléments de comput revenaient dans le même ordre
(19 ans, 28 ans, 53z ans, etc.). Ces éléments ou les années
de ces cycles figurant dans un grand nombre de docu-
ments jusqu'au xvie siècle, l'historien moderne doit se
faire computiSte à son tour. Les grands traités de chrono-
logie comme celui de Ginzel et les manuels de diploma-
tique (celui de Giry par exemple) contiennent des tables et
des calendriers très complets qui s'adaptent aux différentes
positions de l'année dans l'un ou l'autre des cycles utilisés.
LITTÉRATURE DU COMPUT

Cette science du comput ecclésiastique a donné nais-


sance, dans l'Occident médiéval, à une abondante litté-
rature, à laquelle déjà les savants de l'Antiquité avaient
préludé en composant divers traités pour la détermination
de la date de Pâques. Littérature mal connue, dont
certains textes parmi les plus importants attendent encore
une édition; littérature difficile (« Nous n'y comprenons
plus grand-chose », allait jusqu'à écrire dom Wilmart
en 1933), mais qui reflète tout un aspeâ, et non des
moindres, de la culture médiévale, fondée sur un mélange
d'aStronomie et d'allégorie, le tout appuyé sur la pensée
élevée de la résurrection du Seigneur. Dès la première
moitié du 111e siècle, saint Hippolyte composait une table
pascale fondée sur un cycle de seize ans. Le cycle de
quatre-vingt-quatre ans, qui se substitua très vite au
précédent, eSt à la base des œuvres computiStiques
d'AuguStalis et d'AgriuStia, du Computus Carthaginiensis
et de textes plus courts comme le Prologue et les Fragments
de Cologne. Son maintien dans les Iles Britanniques et sa
défense contre les systèmes postérieurs jusqu'au vine
siècle expliquent le foisonnement de traités faussement
attribués à des patriarches d'Alexandrie (en raison du
rôle prééminent attribué à cette église par le concile de
Nicée pour la fixation de la date de Pâques), tels le Liber
Anatoli et le Tratfatus Atbanasii. La constatation des
erreurs dues à l'emploi de ce cycle et le désir d'y porter
remède provoquèrent la rédadion successive du Computus
pascalis de Vidorius d'Aquitaine en 457, et du Libellus
de ratione Paschae de Denys le Petit en 525, fondés
respectivement sur le grand cycle de 532 ans, et sur le
cycle décennovenal. Le comput dionysien, qui n'était
que l'adaptation à l'usage de Rome du comput alexandrin
(dans lequel le cycle de dix-neuf ans avait toujours servi
de fondement) allait devenir le système adopté par toute
la chrétienté, en même temps que l'ère de l'Incarnation
du même auteur.
Un des plus grands esprits du Moyen âge, le moine
de Jarrow, Bède le Vénérable, éleva vraiment le comput
ecclésiastique au niveau des disciplines du quadrivium
les plus estimées et répandit dans toute l'Europe le
comput de Denys. Son grand traité De temporum ratione,
écrit en 725, devait rester l'ouvrage de base pour les
computiStes postérieurs; ses successeurs, tels Raban Maur
ou Helpéric, se contentèrent de le démarquer.
Une seconde étape, dans l'histoire du comput, s'ouvre
aux environs de l'an 1000; pour la première fois, la
doctrine de Bède eSt critiquée sur un point précis, l'origine
de l'ère dionysienne de l'Incarnation, et deux systèmes
de correction en sont proposés par Abbon de Fleury
et Hériger de Lobbes; le second devait trouver son
épanouissement dans l'oeuvre de Gerland de Besançon,
tandis que le premier laissait des traces nombreuses dans
les Chroniques écrites aux XIIe et XIIIe siècles (Marianus
Scotus, Florent de WorceSter) et même dans les actes
diplomatiques. Dans le domaine de la technique, de nou-
veaux progrès étaient faits avec l'apparition des lettres
dominicales, l'invention du nombre d'or par Hucbald de
Saint-Amand au XIe siècle (et non par Alexandre de
Villedieu dans la Massa compoti en 1200), la multiplication
des séries de lettres lunaires dans les calendriers à l'image
du premier calendrier perpétuel dressé par Abbon. La
littérature du comput ecclésiastique devait se diversifier
aux XIIIe et xive siècles : certains auteurs, tels Alexandre
de Villedieu, Jean de Holywood, Philippe de Thaon,
écrivant en vers latins ou français; d'autres conservant
à leurs œuvres le caractère didactique et encyclopédique
à l'image du traité de Bède (Reinher de Paderborn,
Honorius dit d'Autun, Roger Bacon) ; d'autres enfin se
limitant à l'étude de certains aspects tel le comput manuel
(l'auteur du Computus chirometralis, Anianus). Bientôt les
tentatives de réforme qui devaient aboutir à l'établisse-
ment du calendrier grégorien conduisaient les plus grands
savants à composer eux aussi des traités de comput
(Firmin de Belleval, Jean d'Erfurt, Jean de Murs,
Johannes Regiomontanus, Pierre de Dacie).
Une littérature analogue fleurit dans l'Église orientale,
dont on se contentera de citer les représentants les plus
connus : en langue grecque, Georges le Syncelle, Jean
Damascène, Isaac Argyros, Maxime le Confesseur, André
de Crète, Nicéphore Grégoras; en langue syriaque,
Georges d'Akoula, Jacques d'Édesse, Sahl ben Mazliah,
Bar Hebraeus; en arménien, Ani le Calculateur, Jacques
de Crimée.

LES PÉRIODES ET LES ÈRES

On entend par périodes chronologiques des séries


composées d'un certain nombre d'années, nombre indé-
terminé dans le cas des ères, qui ont servi à la supputation
des temps.
Pour les époques les plus anciennes, les historiens n'ont
à leur disposition que deux procédés : le comput par
générations (la règle habituelle eSt de compter trois géné-
rations par siècle) et les généalogies des grandes familles
auxquelles on appliquait le comput précédent. La pre-
mière ère apparaît avec les Olympiades, c'eSt-à-dire
l'usage de compter le temps d'après une époque fixe
déterminée par un grand événement à partir duquel on
compte les années. L'ère de la création du monde fut
introduite par les chronographes chrétiens, mais l'accord
ne se fit jamais sur son point de départ, fonction de
données chronologiques de l'Ancien Testament, qui
n'étaient ni sûres ni précises. L'actuelle ère de l'Incar-
nation est née de l'indignation d'un moine romain,
Denys le Petit, contre l'ère de Dioclétien ou des martyrs
(prépondérante de son temps) empruntée à « un homme
qui méritait mieux le nom de tyran que celui d'empe-
reur »; mais l'habitude de prolonger l'ère chrétienne dans
le passé et de compter par années avant Jésus-ChriSt ne
s'eSt répandue qu'au XVIIIe siècle.
Parallèlement aux systèmes chronologiques des ères,
un autre a longtemps été en usage, celui qui consiste à
compter par années de règne : les États monarchiques
y ont toujours été favorables et le Royaume-Uni emploie
encore ce comput dans les actes officiels. Pour les époques
antérieures au - vie siècle, les listes royales des deux
grands pays d'Orient, Babylonie et Égypte, sont la base
de toute la chronologie. Le système dominant chez les
Chinois, dont les Annales bien tenues remontent à la plus
haute antiquité, eSt le comput par années régnales, in-
certain aux époques pendant lesquelles plusieurs dynasties
ont régné concurremment, mais sa combinaison avec un
comput par cycles de soixante ans permet de juger la
chronologie chinoise à peu près sûre à partir du - ixe
siècle. L'ère des Çakas dans l'Inde eSt employée aussi par
divers peuples d'Indochine et à Java où elle fut combinée
ultérieurement avec le calendrier musulman. Le système
eSt d'un maniement délicat pour l'historien. Il suppose
d'abord l'existence de listes royales exactes et bien à jour.
Il faut surtout savoir comment le calcul des années de
règne a été établi, l'année d'un changement de règne
pouvant être considérée comme la dernière du souverain
disparu ou la première du souverain nouveau; et quel
sort eSt celui des souverains ayant régné moins d'un an?
On peut rapprocher de ce mode de compter les temps
longs le comput par magistrats éponymes (prêtresses
d'Hèra à Argos, Stéphanophores à Milet, archontes
athéniens). L'ère consulaire qui doublait l'inconvénient
du système en désignant l'année par deux noms au lieu
d'un eSt la base de toute la chronologie romaine, et devait
se prolonger après 542 avec l'ère du poSt-consulat.
La coexistence dans tout l'Occident chrétien du com-
put par ères et du système par années du consulat permet
aux historiens le raccord des ères avec le comput romain
et par suite avec l'ère de l'Incarnation. Les ades du concile
de Nicée sont datés à la fois des noms des consuls et
des années de l'ère des Séleucides; Diodore de Sicile
donne la concordance des années consulaires et des
Olympiades. Une multitude d'ères locales, dont le point
de départ eSt heureusement connu, fournissent des
recoupements utiles. De nos jours encore il en eSt de
même : les derniers adeptes de la religion de ZoroaStre,
Parsis ou Guèbres, conservent le vieux calendrier de la
Perse antéislamique ; les musulmans comptent les années
à partir de la fuite (hégire) du Prophète à Médine.
Un point important eSt le commencement de l'année
à des dates différentes. Sept manières au moins de com-
mencer l'année ont eu une plus ou moins grande diffusion
dans le Moyen âge chrétien, l'habitude romaine du
Ier janvier se heurtant en particulier à l'influence de la
fête de Pâques aboutissant au 25 mars (Style de l'Annon-
ciation). En Cappadoce, après la réforme d'AuguSte, le
début de l'année était aux alentours du 26 août, tandis
que, dans l'Arménie pas très éloignée, l'année commençait
en juillet. La négligence des intercalations dans les
calendriers conduisit aussi à des variations étonnantes :
pour les Iraniens, qui comptaient les années selon l'ère
de Iezdedjerd III, leur dernier roi national, le jour de l'an
tombait en mai au viiie siècle, en mars au xe, et coïncidait
à peu près avec l'équinoxe de printemps au moment où
Djelal-eddin remit en honneur le calendrier zoroaStrien.
Pour dater précisément les documents dont les dates
d'années sont exprimées dans un autre Style que celui du
Ier janvier, il faut naturellement apporter à ces dates la cor-
rection nécessaire : les contemporains fixaient la mort de
Charles le Téméraire devant Nancy au 5 janvier 1476 (en
fait 1477) parce que l'année commençait alors à Pâques;
l'année légale à Venise a commencé jusqu'à la chute de
la République au Ier mars; le 11 août, fête de saint
Tiburce, a marqué longtemps le début de l'année au
Danemark. Malheureusement les formules de dates
indiquent rarement le Style suivi; dans une même ville,
le roi, le seigneur, l'évêque, la commune ont pu suivre
des usages différents. Il importe à l'historien de multiplier
les observations sur les groupes de documents compa-
rables entre eux et d'essayer d'établir des règles précises
et sûres; faute de quoi un ordre chronologique inexaâ
pourrait aller jusqu'à rendre inintelligible la suite des
documents conservés ou des faits rapportés.

Il reSte bien des cas où l'historien se trouve en présence


d'un événement, d'une attitude, d'une pensée incomplète-
ment ou non datés. Très divers sont les procédés au
moyen desquels un élément chronologique unique,
exploité avec discernement, eSt susceptible de conduire
à la date recherchée : le rapprochement des cycles de
Pâques en usage à Rome du IVe au vie siècle et des
inscriptions contenant certains éléments chronologiques
précis (la férie ou le jour de la lune) m'a permis il y a
quelques années de dater certaines de celles-ci. Les syn-
chronismes, l'établissement des rapports de divers docu-
ments entre eux, l'identification des noms et des titres
de fonctions des personnages mentionnés, tels sont
quelques-uns des procédés les plus employés. Certains
phénomènes naturels aussi, qui peuvent être fixés avec
précision dans le temps et l'espace indépendamment de
tout système chronologique, peuvent servir de moyen
de contrôle : les éclipses, fréquemment mentionnées
dans les Annales chinoises, ont permis un contrôle
précis de la chronologie de la dynastie des Han et des
suivantes. Certains ont même voulu tirer des indica-
tions chronologiques de la marche des phénomènes
géologiques, le retrait des glaces par exemple.
Que tels documents soient dépourvus de dates, que
celles-ci soient insuffisantes ou clairement exprimées, la
critique doit s'efforcer de fixer avec la plus grande
précision, et d'après la manière actuelle de compter le
temps, les dates des événements. La tâche de l'historien
eSt de critiquer les éléments qui les composent, d'en
vérifier la concordance, d'identifier le comput d'après
lequel chacun eSt déterminé, si besoin eSt de les compléter
ou d'y suppléer soit à l'aide du contenu même du texte
étudié, soit à l'aide d'autres documents. Dans un monde
d'êtres vivants où c'eSt l'homme qui organise, qui agit,
qui impose sa volonté à la nature, rien n'eSt plus im-
portant que de fixer le moment d'une action, d'une pensée.
Alfred CORDOLIANI.
BIBLIOGRAPHIE

Elisabeth ACHELIS, The Calendar for Everybody, New York,


1943.
GuStav BILFINGER, Die mittelalterlichen Horen und die
modernen Stunden, Stuttgart, 1892.
Gilles BOUCHIER, De dodrina temporum, Anvers, 1633.
Ed. BRINCKMEIER, Praktisches Handbuch der hiflorischen
Chronologie, Berlin, 1882.
Eugène CAVAIGNAC, Chronologie de l'hiftoire mondiale, Paris,
1925.
F. H. COLSON, The Week. An Essay on the Origin and
Development of the Sevenday Cycle, Cambridge, 1926.
Paul COUDERC, Le Calendrier, Paris, 1946.
J. B. J. DELAMBRE, Hifloire de l'aflronomie au Moyen âge,
Paris, 1819.
F. K. GINZEL, Handbuch der Mathematischen und Technischen
Chronologie, Leipzig, 1906-1914.
J. LE BOYER, Traité complet du calendrier considéré sous les
rapports aflronomique, commercial et hiftorique, Paris, 1822.
G. LORIA, Storia delle matematiche, 2e éd., Milan, 1950.
Denis PETAU, De doftrina temporum, Vérone, 1734-1736.
G. SARTON, Introduction to the Hifîory of Science, Washington,
1927-1948.
Ph. W. WILSON, The Romance of the Calendar, New York,
1937-
LE TEMPS HISTORIQUE
LES SUGGESTIONS DE L'ÉCONOMISTE
ET DU GÉOPHYSICIEN
L A D U R É E : S A C O N T I N U I T É E T SES R Y T H M E S

IOUR l'histoire classique — celle que d'aucuns traitent


p désobligeamment d'hiStorisante et d'événementielle
— le temps ne se présente guère que comme un axe de
coordonnées purement géométrique sur lequel viennent
se ranger, chronologiquement, des faits minutieusement
étiquetés.
Conception périmée, s'exclamait Lucien Febvre, « la
véritable histoire n'eSt pas la science des faits historiques,
c'eSt la science de l'homme dans le temps, le temps ce
continu mais aussi ce perpétuel changement ». Et Fernand
Braudel de renchérir : « L'histoire traditionnelle attentive
au temps bref, à l'individu, à l'événement, nous a depuis
longtemps habitués à son récit précipité, dramatique, de
souffle court. La nouvelle histoire économique et sociale
met au premier plan de sa recherche l'oscillation cyclique
et elle mise sur sa durée : elle s'eSt prise au mirage, à
la réalité aussi, des montées et descentes cycliques des
prix. Il y a ainsi, à côté du récit traditionnel, un récitatif
de la conjoncture qui met en cause le passé par larges
tranches : dizaines, vingtaines ou cinquantaines d'années ».
En d'autres termes, à l'encontre de l'abstraction pure-
ment linéaire du « temps-coordonnée », se présente la
notion d'un temps comparable à un chemin tour à tour
montant ou descendant, facile ou semé d'embûches.
Les économistes observent, en effet, des périodes alter-
nées de prospérité et de dépression dont le mouvement
cyclique affecte la vie sociale et l'évolution politique, tout
autant que la prospérité matérielle. Ouvrons un manuel
d'histoire économique, celui de Herbert Heaton, par
exemple. L'auteur peut ainsi caractériser le xixe siècle et
le début du xxe :
Quand la courbe des affaires montait, augmentaient aussi
le taux des mariages, la consommation d'alcool, de tabac et
d'autres denrées de luxe, de même que le nombre de condam-
nations pour alcoolisme ou autres désordres; par contre,
les larcins, les cambriolages et les œuvres de charité dimi-
nuaient en nombre. Il y avait généralement un état de plein
emploi, une intensification de la concurrence industrielle, un
développement de l'esprit de lucre; au contraire la politique
intérieure manquait de vie, mais les relations internationales
se tendaient, parfois jusqu'à la menace d'une guerre, car
chacun se sentait assez fort et assez prospère pour en prendre
la responsabilité. En période de dépression, ces conditions
se renversaient : telle l'Allemagne après 1873 et 1929 avec
le développement de l'antisémitisme parallèle à la chute des
valeurs. Des plans radicaux pour des réformes sociales,
politiques, économiques étaient en faveur auprès du public;
les gouvernements devaient accorder des secours ou du travail
et quelques-unes de leurs mesures d'urgence impliquaient des
changements politiques qui persistaient après la crise. Le
mécontentement trouvait un exutoire dans des mouvements
qui renversèrent parfois les gouvernements par des élections
ou des insurrections... Une courbe des Buétuations écono-
miques serait donc la meilleure introduction à un ouvrage
d'histoire politique contemporaine.

Il ne s'agit plus seulement, dès lors, de savoir si un


événement eSt antérieur ou postérieur à un autre; il
importe, au moins autant, de préciser s'il se situe en
phase A, sous le signe de l'expansion, ou en phase B,
sous celui de la récession. On entend dire, par exemple,
que l'Homme a plus de vitalité en phase A et plus
d'intelligence en phase B.
Il ne nous appartient pas d'exposer ici le mécanisme
des fluduations économiques dont les cycles grosso
modo décennaux se décomposent à leur tour en fluctua-
tions secondaires d'environ trois ans et s'agencent au
sein d'oscillations d'à peu près un demi-siècle (la montée
des prix de 1791 à 1817 et leur fléchissement de 1817
à 1852) ou même de périodes encore plus longues.
Au xixe siècle, surtout à partir de 1847, cette respiration
décennale s'explique assez bien par l'essoufflement que
provoque périodiquement la saturation des marchés et
l'excès même des investissements. Il en va tout autrement
des périodes antérieures, alors que, selon un mécanisme
admirablement démonté par M. E. Labrousse pour
1788-89, les crises sont avant tout provoquées par une
sous-production agricole engendrant la sous-consomma-
tion industrielle et accumulant les catastrophes sociales.
Le difficile établissement de séries homogènes de don-
nées chiffrées eSt, pour les périodes anciennes, l'une des
tâches les plus urgentes de la recherche historique : dans
l'interprétation de telles courbes, l'afflux des métaux
précieux, les découvertes ou la vulgarisation des tech-
niques, les guerres, les épidémies et les perturbations
météorologiques semblent devoir jouer un rôle impor-
tant. Que reSte-t-il alors de cette périodicité fonctionnelle
que, faute de mieux, on compare à la respiration? La
causalité d'ordre économique eSt-elle à ce point prépon-
dérante qu'il faille se contenter d'envisager par rapport à
elle une conception qualitative du temps historique ?
L'ÉTUDE DES CYCLES

Même réduit à une succession d'années et de jours,


le temps historique n'eSt pas homogène : avec ses parti-
cularités saisonnières et ses heures de pointe, il obéit
à des mouvements cycliques qui conditionnent puissam-
ment le déroulement de la vie. Mais sommes-nous bien
sûrs de reconnaître tous les phénomènes physiques,
climatiques, géologiques ou biologiques dont les fluc-
tuations régulières rythment l'évolution des collectivités
humaines? La question doit être posée, et c'est précisé-
ment pour tenter d'y répondre sans aucune idée
préconçue, que s'est constituée à New York une
« Foundation for the Study of Cycles ». Cet organisme
s'eSt efforcé de promouvoir et de publier dans son Journal
of Cycle Research, les études en apparence les plus dispa-
rates. Ainsi ont été proposées des phases de 6 ans pour le
prix du coton, de 17 ans et 9 mois pour celui de la
fonte, de 700 ans pour les types annuels de climat, de 6
ans pour l'abondance du saumon, de 35,2 années pour
les tremblements de terre en Chine. Bien plus, certains
auteurs n'ont pas hésité à établir des indices mondiaux
permettant de traduire par une courbe la fréquence des
révolutions et des conflits internationaux (on a parlé à
ce propos d'une période élémentaire de 11, 2 ansl)
Quelque sujets à caution qu'en soient les résultats, de
tels travaux ont, du moins, le mérite de montrer combien
eSt simpliste la notion des phases A et B, telle que la
professent les adeptes de François Simiand. Ils sug-
gèrent une conception rénovée de la causalité et du temps
dans laquelle les modifications (cycliques ou accidentel-
les) du monde physique reprennent, au sein même de
l'histoire, leur véritable place.

LES FLUCTUATIONS CLIMATIQUES


S'il eSt incontestable, par exemple, que d'importantes
fluctuations climatiques se sont produites au cours des
grandes époques géologiques, il eSt infiniment probable
qu'elles n'ont pas cessé au seuil de l'histoire, même si,
faute d'un recul suffisant, les contemporains n'en ont pas
eu clairement conscience (c'est le cas notamment de
l'extraordinaire réchauffement qui caractérise, au dire des
spécialistes, la fin du X1Xe siècle et le début du xxe).
Plusieurs théories scientifiques prétendent rendre
compte des changements de climat, mais la plupart d'entre
elles mettent en cause des variations portant sur des
milliers d'années (cycles de 21 000 ans pour la précession
des équinoxes, de 40 000 ans pour l'obliquité de l'éclip-
tique, de 92 000 ans pour l'excentricité de l'orbite ter-
restre) ou encore des conditions très particulières dont
l'Histoire ne fournit pratiquement pas d'exemples (for-
mation des montagnes, évolution de la teneur de l'at-
mosphère en gaz carbonique, changements dans la
répartition géographique entre océans et continents, etc.).
Mises à part les influences douteuses, il ne reste donc que
quatre facteurs susceptibles d'être pris en considération :
les éruptions volcaniques, les transgressions océaniques,
l'activité solaire et les poussières interstellaires.
A la suite de certaines grandes éruptions volcaniques,
les poussières projetées dans la haute atmosphère tami-
sent, parfois pendant plusieurs années, les radiations
solaires dont le pouvoir calorique peut ainsi diminuer
de 15 à 20% à la surface de la terre : on explique de
cette manière les basses températures des années 1784-86,
1816, 1884-86, 1912-13.
La théorie des transgressions océaniques a été pro-
posée, dès la fin du siècle dernier, par le grand océano-
graphe suédois O. Pettersson. Chaque année, on le sait,
dans l'Atlantique comme dans le Pacifique, les eaux
chaudes, d'origine tropicale (qui sont, rappelons-le, les
plus lourdes parce que contenant en dissolution une plus
grande quantité de sel), empiètent momentanément, sans
se mélanger à elles, sur les eaux froides d'origine polaire.
Elles déferlent notamment sur les côtes de l'Europe
occidentale dont elles adoucissent le climat, constituant
ce qu'on appelait jadis, très improprement, le Gulf Stream.
Selon Pettersson, ces gigantesques marées dépendent,
elles aussi, des positions relatives du Soleil et de la Lune :
elles atteindraient leur maximum lorsque l'apogée et l'un
des nœuds de l'orbite lunaire se rencontrent en position
cis au moment du perihelium de la Terre et à l'époque
du solstice d'hiver. Ainsi se trouve définie une périodicité
cosmique d'environ 1850 années. Le dernier maximum
se serait produit aux alentours de 1433, accumulant aux
xive et xve siècles d'extraordinaires catastrophes : la force
absolue des marées aurait alors provoqué de terribles
ravages sur les côtes de la mer du Nord et de la Baltique;
les eaux tropicales seraient, de plus, remontées jusqu'à
des latitudes tellement septentrionales qu'elles auraient
effrité la banquise : les innombrables icebergs ainsi libérés
dérivèrent, nous dit-on, vers le sud : ils coupèrent les
communications entre la Norvège et l'Islande, ils dété-
riorèrent même les conditions météorologiques de
l'Europe occidentale.
Les théories d'O. Pettersson ont été reprises et déve-
loppées, non sans témérité, par Ed. Le Danois dans un
curieux livre intitulé le Rythme des climats dans l'hifloire
de la terre et de l'humanité (Paris, 1950). L'auteur y
attribue une particulière importance aux transgressions
qui se produisent tous les 111 ans, mais dont l'influence
se ferait, à l'en croire, sentir selon les cas, pendant une,
deux ou trois périodes Saros de 18 ans chacune.
Fort de ces principes théoriques (peut-être contestables)
et admettant que, « d'une façon générale, les maxima
séculaires des transgressions océaniques et les périodes
Saros qui les accompagnent correspondent à des époques
heureuses où le climat était agréable et la vie facile »,
Ed. Le Danois n'a pas craint de soumettre toute l'histoire
de France à ce curieux rythme climatique. Sa tentative
fait parfois sourire parce que, trop souvent, elle ne
cherche à encadrer que des images d'Épinal. Les trans-
gressions océaniques n'en constituent pas moins, avec
l'activité solaire, l'un des principaux facteurs susceptibles
de rénover une conception cyclique du temps historique.
LES CYCLES DE L'ACTIVITÉ SOLAIRE

D'après les dernières recherches de M. Alexandre


Dauvillier, telles qu'il les a exposées à l'Académie des
Sciences, le 31 mars 1958, « l'activité solaire eSt due
à la combinaison des deux effets mécaniques résiduels de
la formation du système solaire. Ce sont la rotation
superficielle et une oscillation selon un axe normal à
celui de la rotation, les planètes jumelles étant émises à
la cadence de 22 ans, période de cette oscillation rési-
duelle. L'activité eSt un phénomène non interne mais
superficiel prenant naissance tous les 11 ans aux pôles
et dérivant en 22 ans jusqu'à ± 10° ».
La principale manifestation de l'activité solaire eSt
l'apparition des taches : pôles de très puissants champs
magnétiques, elles opèrent comme de véritables accélé-
rateurs de particules. Les électrons et les ions positifs ainsi
projetés jusqu'à la surface de la terre se trouvent, de la sorte,
à l'origine des diverses perturbations électromagnétiques
qui sont susceptibles d'influer périodiquement sur la
météorologie, les récoltes, les épidémies, la psychologie
des foules et par conséquent le cours même de l'histoire.
L'activité solaire se traduit numériquement par un
indice, dit de Wolf-Wôlfer, sensiblement proportionnel
à la surface totale des taches perceptibles. La courbe
donnant la variation de cet indice en fonction du temps,
depuis 1750, présente des maxima très marqués, mais
aussi très inégaux, tous les 11 ans environ, cette période
devant être doublée si l'on veut tenir compte de la polarité
magnétique des taches.
Ce rythme tend à s'accélérer lorsque l'adivité solaire
s'intensifie et à se ralentir lorsqu'elle s'affaiblit. Les inter-
valles entre deux maxima sont en moyenne de II,1 années
(il y en a 9 par siècle), mais ils peuvent varier de 8 à 16
ans, les minima précédant les maxima de 4 à 6 ans.
Bien qu'on ait reconnu l'existence d'un cycle secon-
daire de 78 années, ces considérations ne permettent pas
de dégager une loi de caractère purement mathématique.
La prévision de l'activité solaire eSt donc encore relative-
ment incertaine, sa détermination, pour les siècles révolus,
le serait tout autant si l'histoire ne venait, pour une fois,
au secours de l'astronomie.
La courbe de Wolf-Wôlfer commence, en effet, avec
l'année 1750, mais les notes de Wolf remontent jusqu'à
1700. De plus, les observations savantes sont assez nom-
breuses depuis 1610, date à laquelle l'emploi, alors
révolutionnaire, d'une lunette astronomique, permit à
Galilée, à Fabricius et au R. P. Scheiner de découvrir
officiellement les taches solaires.
Avant 1610, l'idée que des taches pussent périodique-
ment apparaître sur le soleil était rejetée, a priori, par la
science, comme contraire au dogme aristotélicien de
l'incorruptibilité des corps céleStes. Les taches visibles
à l'œil nu n'étaient donc sérieusement observées que par
les astronomes de l'Extrême-Orient, mais ceci dès ~ 28.
Un ouvrage coréen, le Ko-rynsa, en donne, par exemple,
la liste pour les années 1024 à 1383 de notre ère.
Une telle documentation eSt, fatalement, très décousue :
il eSt pourtant possible de suppléer à ses lacunes. On sait
en effet qu'en embrasant les gaz raréfiés de la haute
atmosphère (comme le courant électrique dans un tube
à néon), le rayonnement corpusculaire du soleil provoque
des aurores boréales dont la fréquence et l'intensité
constituent, par conséquent, un symptôme caractéristique
de l'activité solaire.
De telles féeries lumineuses sont fréquemment relatées
par les chroniqueurs médiévaux qui voient souvent
brûler ou s'entrouvrir le ciel, pleuvoir du sang, voler
ou combattre des dragons. Par le relevé systématique
et l'interprétation intelligente de ces prétendus pro-
diges, on peut ainsi compléter la courbe de Wolf-Wôlfer
et la faire remonter jusqu'à ~ 200. C'eSt la méthode
qu'a, dès 1880, préconisée H. Fritz et que tente actuelle-
ment de mettre en œuvre une équipe internationale dirigée
par l'astronome anglais JuStin Schove.
L'entreprise eSt baptisée, pour les initiés, Spefîrum of
Time. Elle s'attache à caractériser et à classer chronolo-
giquement tous les phénomènes naturels mentionnés dans
les sources narratives les plus diverses (japonaises,
chinoises, arabes ou européennes), qu'il s'agisse de taches
solaires, d'aurores boréales, d'éclipsés, de comètes,
FIG. 1 — LES MAXIMA D E L ' A C T I V I T É SOLAIR
D'APRÈS J U S T I N SCHOVE
d'étoiles filantes, de séismes, d'anomalies météorologiques,
d'invasions d'inseétes, d'épidémies ou de famines.
Dans les textes anciens, ces phénomènes insolites se
confondent souvent (les aurores boréales avec les comètes
ou encore les éclipses avec les taches solaires) ; heureuse-
ment certains d'entre eux peuvent être datés par le calcul
(c'eSt le cas des éclipses ou des comètes périodiques
comme celle de Halley), d'autres sont susceptibles d'avoir
été observés en des points très différents de la Terre : des
faits apparemment disparates viennent alors se corroborer
(c'eSt le cas par exemple des pêches miraculeuses et des
transgressions océaniques ou encore des taches solaires
en Orient et des pluies de sang en Occident). Il y a plus,
quantité de prodiges attestés dans des récits légendaires,
dans des vies de saints et dans la Bible elle-même sont
susceptibles d'être ramenés à des phénomènes naturels
datables avec la plus grande précision.
Mais le SpeéfrulJl of Time ne se réduit pas à un simple
fichier des singularités du monde physique ou biologique,
telles qu'ont pu les enregistrer chroniques ou archives :
il cherche à s'étoffer en utilisant des techniques chères aux
géologues et aux préhistoriens (analyse des pollens tra-
duisant les variations de la flore, étude des surfaces de récur-
rence dans les tourbières et surtout des varves glaciaires,
recours enfin aux données de la dendrochronologie).
C'eSt, on le sait, l'Américain A. E. Douglass qui songea,
le premier, à étudier l'épaisseur relative des cercles con-
centriques de croissance annuelle formant le tronc de très
vieux arbres pour déterminer l'évolution climatique du
Sud-OueSt des États-Unis. Il put ainsi établir un schéma
type qu'il fit remonter, de proche en proche, jusqu'à
treize siècles pour le Pinus silveflris et jusqu'à 3250 ans
pour les séquoias géants de Californie.
Mais ces remarquables résultats ont, sur le moment,
éveillé de trop ambitieuses espérances : on a cru que la
succession des cercles de croissance obéissait à une
périodicité de 11 ans reflétant elle-même celle de l'activité
solaire (il y avait difficulté pour le XVIIe siècle, mais la
faiblesse de l'activité solaire à cette époque semblait en
rendre compte). Il paraissait donc normal d'imaginer que
les diagrammes établis pour les troncs américains per-
missent de dater les vieux bois européens.
Il ne reSte plus grand-chose aujourd'hui de ces atti-
rantes perspectives : la croissance des arbres eSt Stimulée
dans l'Arizona par les années humides et en Scandinavie
par les étés chauds : les coïncidences ne peuvent être
que fortuites. Les résultats obtenus jusqu'ici n'en sont
pas moins extrêmement intéressants, surtout en ce qui
concerne les pays nordiques, car, on le sait, plus la
latitude d'une région eSt élevée, plus les changements
climatiques y sont caractéristiques (l'avance ou le recul
de la glaciation en étant, tout à la fois, le symptôme et
la cause seconde).
Les indications fournies par la dendrochronologie
peuvent, du reSte, être complétées par la méthode phéno-
logique. On sait que la maturité des fruits eSt d'autant
plus précoce qu'a été plus chaude et plus ensoleillée la
période comprise entre l'apparition des bourgeons et la
fructification complète. On a ainsi établi des courbes de
températures printanières et estivales en relevant, pour
chaque année, la date des vendanges dans tel vignoble
français, ou celle de la floraison des cerisiers dans telle
province japonaise. Ici encore apparaissent des périodi-
cités grosso modo décennales, mais sans que se manifeste
une corrélation bien nette avec les cycles d'activité solaire.
Comment, du reSte, s'en étonner? Si, en effet, les
spécialistes sont à peu près unanimes à reconnaître que
les variations de l'activité solaire exercent une grande
influence sur les conditions météorologiques, ils ont bien
du mal à en déterminer les modalités. Abbot a tenté
d'établir que, lors des maxima de l'activité solaire, la
terre connaît une nette recrudescence des phénomènes
orageux et qu'elle reçoit, alors, un supplément de chaleur
d'environ 2%. Mais on a contesté cette variation de la
« constante solaire », on a même prétendu, avec Brooks,
qu'un tel supplément de chaleur ferait en réalité baisser
les températures en augmentant la nébulosité.
On admet communément, en revanche, que les érup-
tions solaires augmentent la pression atmosphérique, là
où elle est généralement élevée, et qu'elles l'affaiblissent,
là où elle eSt généralement basse : c'est ainsi qu'elles
semblent favoriser l'extension des anticyclones conti-
nentaux avec blocage des perturbations océaniques et
invasions méridiennes de masses d'air intensifiées d'ori-
gine subtropicale ou arctique. On comprend, dans ces
conditions, l'échec des études statistiques portant sur les
températures moyennes annuelles de trop vaStes régions :
on ne s'étonne pas, en revanche, de voir, par exemple,
caractériser les époques d'intense activité solaire par la
diminution des pluies en Suisse et par la grande variabilité
des températures hivernales en Hollande et en Bohême.

MÉTéoROLOGIE ET CONJONCTURE
Les historiens admettent de plus en plus volontiers
que, jusqu'à la fin du XVIIIe siècle, les conditions météoro-
logiques influaient puissamment sur la vie de sociétés
essentiellement agricoles et constamment préoccupées du
problème, toujours difficile, des subsistances. Les facteurs
économiques et démographiques dépendent en partie des
événements historiques; les fluctuations climatiques sont,
en revanche, une sorte de cause première dont il eSt bien
tentant d'exagérer l'importance.
Comment ne pas avoir envie d'attribuer à un certain
réchauffement du climat le déplacement vers le nord du
centre de gravité de la civilisation européenne au haut
Moyen âge ? Cette théorie ne semble-t-elle pas corroborée
par l'intensité du trafic que connurent alors les passes
alpines et par la latitude très septentrionale de certaines
routes maritimes fréquentées par les Normands ?
Comment aussi ne pas exploiter à fond, même si les
bases scientifiques en sont fragiles, la théorie de Petters-
son qui explique par l'excès de la « force génératrice
des marées » une détérioration du climat européen aux
xive et xve siècles, c'eSt-à-dire à l'époque de la régression
économique et démographique qui marque la fin du
Moyen âge?
MM. Braudel et UtterStrom ont connu de semblables
tentations à propos de la crise du XVIIe siècle. Personne
ne conteste en effet qu'il ne se soit produit, aux alentours
de 1600, une très nette contre-offensive des glaciers, tant
dans les Alpes qu'en Islande : c'est là le début de ce que
les météorologistes anglais appellent désormais couram-
ment le little ice age. Une forte proportion d'hivers
rigoureux entre 1540 et 1600 serait, d'après le Dr Schove,
à l'origine de ce « petit âge glaciaire » qui va s'étendre
jusqu'à la seconde moitié du xixe siècle. Malheureuse-
ment cette très intéressante constatation perd beaucoup
de sa valeur lorsqu'on regarde les choses de plus
près. Les climatologues tentent de caractériser, pour
chaque année, l'hiver et la période végétative : rien
ne permet d'affirmer a priori l'existence d'une corré-
lation entre ces deux séries. Il faut donc, selon une
expression chère à M. Braudel, rechuter du « temps long »
au « temps court ». On peut alors observer, avec E. Leroy-
Ladurie, que, pour la France, de 1646 à 1651, six années
continuellement pluvieuses sont à l'origine du malaise
économique et social qui s'eSt maladroitement exprimé
dans les révoltes de la Fronde. Bien plus, toujours pour
la France, la méthode phénologique permet d'opposer les
périodes végétatives chaudes des années 1652-1687 aux
printemps et aux étés plutôt frais des années 1687-1717.

FIG. 2 — P A R A L L É L I S M E E N T R E LA COURBE
P H É N O L O G I Q U E E T LA COURBE D U PRIX D U BLÉ.
Courbe supérieure: d a t e des v e n d a n g e s à D i j o n c o m p t é e à p a r t i r d u
Ier s e p t e m b r e .
Courbe inférieure : p r i x d u blé a u s e t i e r ( d ' a p r è s L a b r o u s s e ) .

Avec les subsistances moins abondantes et plus chères,


nous sommes ainsi au cœur même des difficultés qui s'amon-
cellent dans la seconde moitié du règne de Louis XIV.
Comment du reSte contester la légitimité d'un tel rap-
prochement lorsqu'on reconnaît, pour le XVIIIe siècle, le
curieux parallélisme observé par E. Leroy-Ladurie entre
la courbe phénologique et celle du prix du blé : plus la
période végétative a été froide et par conséquent les
vendanges tardives, plus le prix des céréales eSt élevé;
aucune corrélation n'apparaît, en revanche, avec les cycles
undécennaux de l'activité solaire.
Nous sommes donc bien loin des grands rythmes
cosmiques dont nous aurions voulu retrouver la cadence
dans les pulsations mêmes de l'histoire.

F I G . 3 — D I S T R I B U T I O N DES É P I D É M I E S D E C H O L É R A SUR
LA C O U R B E D E L ' A C T I V I T É SOLAIRE, D ' A P R È S T C H I J E V S K Y .
( O n n o t e r a l e u r f r é q u e n c e à l ' a p p r o c h e des m a x i m a ) .

Aujourd'hui la science ne nous offre que des théories


assez fragiles et l'érudition que des observations encore
trop peu nombreuses : ces théories et ces observations
ne s'accordent pas très bien, mais un immense travail
reste à faire.

ASPECTS CYCLIQUES DE CERTAINS PHÉNOMÈNES


PSYCHO-PHYSIOLOGIQUES
Dès 1934, deux économistes américains, Carlos Garcia
Mata et Felix I. Shaffner ont, eux aussi, comparé les
fluctuations de l'activité solaire avec celles de la vie
économique des États-Unis. A leur grande surprise, ils
constatèrent, comme nous venons de le faire pour la
France des XVIIe et XVIIIe siècles, que leur tentative était
vouée à l'échec en ce qui concernait l'agriculture. « Nous
pouvons au contraire affirmer, écrivaient-ils, que, d'un
point de vue purement statistique, il existe une claire
corrélation entre les cycles d'activité économique non
agricole aux U.S.A. et les cycles solaires de 11 ans. Nous
n'avons pas, cependant, réussi à déterminer s'il était
préférable de prendre en considération soit le total des
perturbations solaires avec un décalage de plusieurs
années, soit un cycle secondaire reflétant l'augmentation
ou la diminution annuelle des taches et facules ». Nos
auteurs en vinrent donc à se demander si l'influence de
l'activité solaire ne se faisait pas surtout sentir, dans les
affaires, par des tempêtes sous les crânes, des brain florms :

FIG. 4 — CORRESPONDANCE ENTRE LES MAXIMA DE


L'ACTIVITÉ SOLAIRE ET L'ESSOR DES PANÉPIDÉMIES.
Courbe supérieure: mortalité par la diphtérie dans les villes du
Danemark.
Courbe inférieure : aftivité solaire présentée au miroir. Trait vertical :
introduction de la sérothérapie en 1894 (d'après Tchijevsky).

ils ont même envisagé de ce curieux point de vue plusieurs


paniques boursières.
Un savant aussi scrupuleux que le Dr Schove ne craint
pas, lui aussi, d'attirer l'attention sur « une curieuse
coïncidence entre les révolutions et les taches solaires :
1789, 1830,1848, 1870, 1906, 1958 se situent au maximum
de l'activité solaire ». On serait tenté d'ajouter que des
siècles « classiques » comme le XIIIe et le XVIIe se caraété-
risent au contraire par un remarquable affaiblissement de
ce phénomène.
Si fantastiques que soient de telles perspectives, elles
peuvent utilement Stimuler la critique historique. On sait,
par exemple, que le chercheur soviétique Tchijevsky a
découvert une très nette correspondance entre les maxima
de l'a£tivité solaire et l'essor réel des panépidémies de
choléra. Des corrélations moins frappantes, mais assez
remarquables, ont été établies, moyennant des décalages
variables ou l'emploi de courbes au miroir, entre les
indices de Wolf-Wolfer et la gravité de certaines épi-
démies (diphtérie, fièvre récurrente, grippe, peSte, ménin-
gite cérébro-spinale, etc.). Ces faits ne semblent pas
fortuits : on constate en effet, en laboratoire, que l'action
d'un champ magnétique et le bombardement par ions
activent ou freinent, selon leur intensité, la prolifération
des cultures microbiennes. Les fluctuations de l'activité
solaire influent peut-être aussi sur le terrain même de la
maladie, l'organisme humain : cette remarque corrobore
les suggestions précédemment présentées en matière de
psychologie collective.
L'HISTOIRE TOTALE

De même que la science d'aujourd'hui ne se satisfait


plus d'un temps purement conceptuel et indépendant de
la réalité physique, l'histoire tente, elle aussi, de renou-
veler ses notions fondamentales. Au fil tendu de la
chronologie classique, elle substitue une sorte de mare
magnum dont l'agitation tempétueuse cache peut-être
l'interférence de multiples fluctuations régulières. La
détermination de ces rythmes peut, à notre sens, espérer
beaucoup de recherches purement scientifiques, comme
celles entreprises au cours de l'année géophysique inter-
nationale.
Mais l'historien ne devra pas s'autoriser de ces pro-
messes pour faire litière des exigences de la critique
traditionnelle. Il se gardera tout d'abord de mépriser ses
sources au nom d'un rationalisme hâtif. Il ne reprochera
plus aux anciens annalistes de relater avec la même
insistance aussi bien la pluie et le beau temps que les
événements prétendus historiques. Il hésitera aussi à se
gausser des chroniqueurs selon lesquels des « signes »
apparus dans le ciel ont annoncé de grandes épidémies,
car il se demandera s'il ne doit pas y voir deux mani-
festations symptomatiques d'un maximum de l'activité
solaire selon les théories de Tchijevsky.
L'hiStoire sérielle ne dispense donc pas d'établir cor-
rectement les faits et de les dater avec précision : les
techniques de la chronologie traditionnelle conservent,
plus que jamais, toute leur valeur.
Guy BEAUJOUAN.

BIBLIOGRAPHIE

Philippe ARIÈS, Le Temps de l'hifloire, Monaco, 1954.


Fernand BRAUDEL, Hifloire et sciences sociales : la longue durée,
dans « Annales », XIII, pp. 725-753, 1958.
C. E. P. BROOKS, Climate through the Ages : a Study of Climatic
Fatlors and their Variations, Londres, 1950.
Climatic Changes : Evidence, Causes and Effetls, aaes d'un
colloque édités par Harlow SHAPLEY, Harvard, 1953.
Carlos GARCIA MATA et Felix I. SIIAFFNER, Solar and
Economie Relationships, dans « Quarterly journal of Economics»,
LXIX, 1934; réédité à New York par la « Foundation for
the Study of cycles », 1945.
Emmanuel LEROY-LADURIE, Hifloire et climat, dans « An-
nales », XIV, pp. 3-34, 1959.
A. L. TCHIJEVSKY, Les Épidémies et les perturbations électro-
magnétiques du milieu extérieur, Paris, 1938.
Bibliographie courante dans « Meteorological Abstraits »,
depuis 1950.

Je dois remercier de son aide le savant climatologiSte an-


glais JuStin SCHOVE, qui prépare actuellement un important
ouvrage intitulé spetlrum of Time. Les travaux de cet auteur
devraient tous être mentionnés ici; citons parmi les plus
récents :
Justin SCHOVE, The Sunspot Cycle, 649 B.C. to A.D. 2000,
dans « Journal of Geophysical Research », LX, pp. 127-146,
195 5-
Justin SCHOVE, et A. W. G. LOWTER, Tree Rings and Medieval
Archaeology, dans « Medieval Archaeology », I, pp. 78-95,
1957-
LA GÉOHISTOIRE

L 'HISTOIRE ne se déroule pas seulement dans le temps;


i elle se situe ou elle s'étale aussi dans l'espace. L'évé-
nement a la dimension de 1 individu, comme la lente
histoire des groupes humains, s'inscrivent dans le passé
avec de doubles et inséparables coordonnées : coor-
données de temps et coordonnées de lieu ou d'environne-
ment géographique. Le couronnement de l'an 800, sans
Rome, perd une de ses caractéristiques essentielles ;
l'histoire de Catalogne, sans son cadre de montagnes et
ses perspectives méditerranéennes, n'a pas de sens; les
phénomènes spirituels eux-mêmes ont toujours une assise
terrestre. Si la chronologie eSt, par conséquent, le premier
et nécessaire fondement de l'histoire, une attitude ou une
démarche qui pose les problèmes humains au contact du
sol, dans les réalités géographiques, n'eSt pas moins
indispensable pour saisir concrètement les données
historiques et pour y rechercher la part du milieu.
Ces évidences imposent d'abord l'obligation, pour qui-
conque pratique l'histoire, de localiser les « faits »,
d'« identifier » les noms de lieu, voire d'observer les sites
des événements et des vestiges du passé.

L'IDENTIFICATION DES LIEUX

La localisation va parfois sans difficulté, clairement indi-


quée par les textes narratifs, par les documents d'archives,
mieux encore par les traces archéologiques. La rencontre
que les correspondances militaires, les mémoires et les
journaux de 1792 situent autour de la butte de Valmy
s'eSt déroulée dans tel magnifique paysage des plateaux
champenois où se lit sans peine la manœuvre des armées.
La « date » d'un document diplomatique eSt, en principe,
non seulement l'énoncé du temps, mais aussi celui du lieu
où ce document a été rédigé. Ainsi, une bulle d'Ale-
xandre 111 donnée en 1162 à Montpellier situera, sans
conteste, à cette date, son expédition par la chancellerie
apostolique dans la ville languedocienne.
Il s'en faut cependant que localisation ou datation
soient toujours aussi aisées. Ou toute indication géo-
graphique manque dans les documents, ou les données
topographiques d'un acte suscitent des difficultés d'inter-
prétation. Dans le premier cas, qui se présente surtout
pour les périodes anciennes, il convient d'essayer de
localiser au moins relativement l'événement, en s'ap-
puyant sur des séries déjà assurées. Dans l'autre cas, il
peut y avoir discordance entre la donnée chronologique
et la donnée topographique de l'acte; s'il eSt prouvé, par
exemple, que tel souverain ne se trouvait pas dans le lieu
indiqué à l'époque de la datation d'un diplôme émané
de lui. S'il faut faire alors une large part à l'erreur, il
se peut aussi que la mise par écrit ait eu lieu un certain
temps après la décision du souverain, ou que, comme
pour beaucoup d'actes des rois de France à partir de la
fin du XIIIe siècle, l'usage se soit établi d'expédier les
documents au nom du roi, présent ou absent, dans les
cours souveraines. On conçoit ainsi qu'il soit délicat
d'établir l'itinéraire d'un haut personnage en ne tenant
compte que des dates apposées au bas de ses actes.
Mais la localisation des événements suppose, en géné-
ral, l'identification des noms de lieu transmis par les
textes, c'est-à-dire la détermination des localités ou des
pays actuels qui correspondent à ces noms. Car les
vocables géographiques sont évidemment donnés sous
leurs formes et dans les langues anciennes. Quel rébus
que l'identification d'un nom de lieu suméro-akkadien ou
chinois des premières dynasties! Mais, même plus près
de nous, dans le monde occidental chrétien où presque
toute la nomenclature a été latinisée, l'opération reste
souvent vaine. Il faut savoir comment les anciennes
formes latines sont devenues peu à peu les vocables
modernes, étude qui eSt du ressort de la linguistique. Et
il y a d'autres obstacles : les graphies primitives différentes
et le fait que beaucoup de noms anciens ont disparu et
ont été parfois remplacés par d'autres. La victoire de
Clovis sur les Wisigoths en 507 eSt la bataille de Vouillé
ou la bataille du Clain selon que l'on adopte la tradition
graphique de Grégoire de Tours (in pago Vocladensi) ou
celle du pseudo-Frédégaire (avec la leçon Voclanensis). La
disparition ou le changement des noms de lieu sont
de toutes les époques, suivant les destructions, la dépo-
pulation ou les convenances politiques, religieuses ou
administratives. Combien l'Europe a-t-elle de « villages
perdus »? Qu'Argentoratum soit devenu Strasbourg ne
déroute guère, peut-être ; mais comment retrouver Caflra,
Châtres, derrière Arpajon, si l'on ignore le changement
de dénomination de cette petite ville i n t e r v e n u en 1720?
Quant aux simples noms de lieux-dits, ils ont souvent
une vie bien courte.
Les historiens ont à leur disposition pour les aider à
franchir ces obstacles des répertoires topographiques de
formes anciennes et de simples dictionnaires géogra-
phiques. Pour la France, il faut vivement souhaiter que
l'achèvement rapide de la publication du Dictionnaire
topographique,qui n'atteint encore que trente-deux volumes
départementaux, vienne nous doter d'un instrument
de travail incomparable. Mais l'histoire ne dédaigne pas
de manier, à cause de son ample relevé de lieux habités,
le Dictionnaire des pofles et télégraphes. Beaucoup de pays
étrangers possèdent des dictionnaires hiStorico-géogra-
phiques.
L'identification ne consiste pas seulement à retrouver
dans ces répertoires les noms actuels pouvant, après les
transformations phonétiques probables, correspondre
aux vocables anciens. Il faut tenir compte, dans chaque
cas, de toutes les indications fournies par les textes
eux-mêmes capables de préciser la localisation (situation
dans tel ancien diocèse, mentions de lieux voisins, etc.).
A défaut de répertoires, il convient de s'aider de tables
de publications régionales. Mais la précaution essentielle,
faute de quoi on risque les pires erreurs, eSt de toujours
identifier carte en main. Les cartes anciennes à grande
échelle, comme celles de Cassini et de Belleyme pour la
France, et les cartes topographiques modernes sont
particulièrement aptes à cette minutieuse recherche. Sou-
vent, d'ailleurs, c'eSt la carte seule qui apporte une
solution. Sans compter que ce maniement de la carte eSt
une excellente préparation pour « voir » l'histoire s'ins-
crire sur le terrain.
Pourquoi donc l'historien s'arrêterait-il, en effet, à la
localisation cartographique des phénomènes qu'il a
constatés? Il se doit de pousser la confrontation, quand
elle en vaut la peine évidemment, jusqu'au bout : l'histoire
dans le paysage où elle s'eSt déroulée. La géographie
humaine montre la direction, avec ses études d'habitat
par exemple. L'archéologie gagne tout aujourd'hui à
l'observation in situ. L'histoire militaire a été la première
à aller sur le terrain. Mais par l'observation du terrain
s'éclaireront aussi, on le verra, certains aspects de l'his-
toire politique et sociale, les problèmes économiques,
ruraux surtout, voire quelques manifestations de la vie
religieuse. Observer le site et la situation d'un château,
c'eSt déjà se préparer à comprendre son histoire. Visiter
une ville, en observant ses monuments, son plan, ses
quartiers, c'eSt pénétrer déjà son passé social et écono-
mique. Parcourir les campagnes en analysant leur paysage
agraire et humain, c'eSt déjà saisir les grandes étapes
de leur colonisation. L'historien doit sortir souvent de
son cabinet de travail. A la formule tant de fois répétée :
« L'histoire se fait avec des documents... » — documents
au sens le plus large, bien entendu — on aimerait voir
ajouter : « ... elle se fait aussi sur le terrain ». Ce contact
personnel avec le milieu géographique, le sens acquis du
paysage historique donnent d'ailleurs aux historiens une
sympathie nouvelle pour leur propos, ils confèrent une
plus chaude précision à leur récit, ils les conduisent à
réfléchir sur le combat sans fin entre les hommes et les
choses.

LES RAPPORTS DE LA GÉOGRAPHIE


ET DE L'HISTOIRE

Résolue la question où? par des procédés qui ne sont,


somme toute, que des techniques auxiliaires (un où ? qui
sera aussi bien le modeSte site d'une grange monastique
que la Méditerranée tout entière, suivant l'échelle du
sujet), on en vient donc à poser la grande question des
rapports de la géographie et de l'histoire; on n'échappe
pas au débat du déterminisme géographique.
Bodin et Montesquieu croyaient expliquer l'histoire de
la Grèce par sa géographie : « La Stérilité du terrain de
l'Attique y établit le gouvernement populaire et la fertilité
de celui de Lacédémone le gouvernement aristocratique. »
Sur quoi Taine renchérissait, mais Hegel avait répliqué :
« Que l'on ne vienne point me parler du ciel de la Grèce,
puisque ce sont les Turcs qui habitent maintenant où
autrefois habitaient les Grecs. Qu'il n'en soit plus ques-
tion et qu'on nous laisse tranquilles! » Pourtant, c'est le
géographe allemand Ratzel, le fondateur de la géographie
humaine, qui vers les années 1882-1891 a lancé ce déter-
minisme simpliste, ce fatalisme issu des sciences natu-
relles, qui a pu être résumé dans la formule : « Le milieu
fait l'homme ». Que de ravages a-t-elle faits, et combien
d'attraits peut-elle encore avoir chez les néophytes de la
géographie! Le grand mérite cependant de l'école géo-
graphique française, issue de Vidal de La Blache, eSt
d'avoir réagi sans dogmatisme, sans « jongler » avec des
notions massives comme la terre, ou le climat, ou
l'homme, mais par des monographies régionales de types
variés, en suggérant le libre choix de l'humanité. Mais
décisif dans ce débat, pour la pensée française comme
pour l'orientation des études historiques, aura été la Terre
et l'évolution humaine, publié par Lucien Febvre en 1922.
Ne revenons pas inutilement sur des thèmes aussi
vaStes que l'influence de l'insularité de l'Angleterre sur
son histoire, pour nous en tenir à l'examen de quelques
rapports plus étroits. Les contraintes du climat, per-
manentes, locales ou accidentelles, sont sans doute les
plus impérieuses. Beaucoup de crises alimentaires de
l'histoire médiévale et moderne ont été les suites directes
d'hivers rigoureux ou d'inondations catastrophiques.
N'empêche que les hommes ont colonisé les terres frap-
pées par la sécheresse, grâce au dry farming, et que les
pionniers canadiens et sibériens ne sont pas arrêtés par
des froids extrêmes. On n'ira pas cependant jusqu'à
suivre Toynbee dans son paradoxe sur la « malchance
géographique » qui expliquerait les succès mieux que les
échecs, car l'homme doit être Stimulé pour vaincre.
L'hiStoire-bataille n'échappe pas non plus aux influences
climatiques : on ne combattait pas jadis en hiver; et c'est
l'hiver russe qui a contribué à la déroute napoléonienne.
La contrainte du relief ne semble nulle part mieux peser
que sur le tracé des voies de communication dans les
hauts massifs montagneux. N'empêche que les hommes
ont ouvert vers 1235-1237 l'étonnant chemin des gorges
d'Uri et ont permis ainsi la traversée des Alpes par le
col du Saint-Gothard, que ni Rome, ni le haut Moyen
âge n'avaient utilisé. Les sols hostiles n'ont pas rebuté
les agriculteurs ou les constructeurs lorsque la nécessité
les a poussés et que des techniques nouvelles les ont
épaulés. La montée démographique des XIe et XIIe siècles
a jeté les hommes sur les terres lourdes de l'Occident
européen laissées à l'arbre par les colonisations anté-
rieures. Les sables de l'isthme de Suez ont cédé devant
Ferdinand de Lesseps. C'eSt peut-être en matière d'habitat
que le déterminisme géographique a le plus sévi. La
nature n'offre cependant que des possibilités de sub-
sistance, de défense, de circulation ou de relations.
L'homme les saisit souvent d'ailleurs, d'instinct ou
sciemment; mais parfois aussi il impose un choix sans
rapport avec elles. Champlain plantant Québec a senti
toutes les possibilités de ce site, mais Pizarre a fondé
Lima dans un désert; quant à saint Louis, c'eSt bona per
forza qu'il a fait Aigues-Mortes. Enfin, avec l'influence
du milieu, climat ou relief, sur les mentalités ou les
comportements collectifs, on en revient à « du Bodin,
revu, corrigé et considérablement augmenté », où les
nuances et les contradictions apparaissent telles qu'elles
brisent toute thèse trop brutale ou trop simpliste.
Non, dit Fernand Braudel dans son maître ouvrage la
Méditerranée et le monde méditerranéen au temps de Philippe II,
auquel nous demanderons la plupart de ces conclusions :
« Le milieu géographique ne contraint pas les hommes
sans rémission, puisque, précisément, toute une part de
leurs efforts... a consisté pour eux à se dégager des prises
contraignantes de la nature... » La géographie n'explique
ni toute la vie, ni toute l'histoire des hommes. La nature
propose et l'homme dispose. La scène, le pays, le lieu
où l'homme vit et agit ne commandent pas tout; l'homme
à son tour commande à la terre. « Entre l'homme et les
choses ne tranchons pas arbitrairement... » Redoutons
donc les explications trop claires, trop simples, trop
générales. Recherchons seulement la part du milieu, son
rôle comme faCteur d'interprétation. Ce qui importe,
c'eSt de connaître le degré réel des influences géogra-
phiques et des réactions humaines dans le déroulement de
l'histoire.
Ces premières considérations qui juxtaposent une tech-
nique, la recherche du lieu, et de larges perspectives
d'interprétation, ouvrent la voie, à leur tour, à cette
« géohistoire » qu'appelle Fernand Braudel à la con-
vergence de l'histoire et de la géographie, et à une
méthode de recherche et d'explication à la fois, à laquelle
nous donnerons le nom de « méthode cartographique ».

GÉOHISTOIRE ET GÉOGRAPHIE HISTORIQUE

La géographie historique eSt une vieille dame. Ses


premiers pas ont été guidés par Sanson au XVIIe siècle.
Adolescente au XVIIIe siècle sous la férule de l'abbé
Lebeuf, l'historien de la ville et du diocèse de Paris, elle
atteignit sa majorité au siècle dernier, au temps de Viftor
Duruy et d'Henri Wallon. Mais après les travaux et
l'enseignement d'AuguSte Longnon aux environs de
1885-1890, la sclérose vint vite. C'eSt que cette tradition-
nelle géographie historique n'a pas su sortir, ou si peu,
de l'étude des frontières d'États, des limites de circons-
criptions administratives et des divisions ecclésiastiques.
A ce titre, d'ailleurs, ses travaux précis et minutieux,
modèles de conscience, restent d'excellents compléments
de l'histoire politique et religieuse. Et puis, cette géo-
graphie n'avait aucun contact avec le climat, avec le relief,
avec la végétation, avec les genres de vie anciens.
Outre-Rhin, les conceptions de Ratzel réduisant à deux
facteurs essentiels la constitution des États, la position
(die Lage) et l'espace (der RautJJ), et les travaux, linéaires
aussi, de cartographes-historiens, avaient fait naître,
d'autre part, entre les deux grandes guerres mondiales
une science neuve, la géopolitique (Geopolitik). Riche en
suggestions, certes, elle a été rapidement discréditée par
l'emploi abusif de son matériel historique, assez étroit
d'ailleurs, pour justifier à l'avance une politique.
Dès 1913 cependant, Ch. Pergameni songeait à une
géographie historique sensu lato « qui aborderait sur un
plan historique n'importe quel problème de géographie
humaine et non plus seulement des problèmes de géo-
graphie politique », et il lançait l'expression « géographie
de l'histoire ». Si cette dénomination équivoque n'a pas fait
fortune, cette conception nouvelle, soutenue par Lucien
Febvre et par les travaux des géographes a, peu à peu,
gagné la partie.
La géographie historique peut s'entendre aujourd'hui
comme la restitution à un moment donné d'un état
géographique qui a pu échapper d'ailleurs aux hommes
de cette époque. C'eSt la reconstruction du passé géo-
graphique. Plus que toute autre attitude historique, elle
exige donc une localisation StriCte des faits. Nous dirons
mieux, avec Roger Dion, c'eSt une géographie humaine
rétrospective. La définition de Maximilien Sorre : « une
manière de concevoir l'histoire comme une succession de
géographies » rejoint la géohistoire de Fernand Braudel
qui va au delà des précédentes puisqu'elle fait, en outre,
traverser les tableaux géographiques rétrospectifs par les
événements de l'histoire politique. Aussi, à côté de la
géohistoire qui eSt, en définitive, la véritable histoire
totale, convient-il, sans doute, de conserver le nom
traditionnel de géographie historique, mais en lui in-
sufflant son nouveau contenu.

LE PROBLÈME DE LA FRONTIÈRE

Un des plus hauts problèmes de la géographie histo-


rique, même dégagée de ses étroites conceptions, reSte
celui de la « frontière », non plus comme une vue abstraite,
symbolique, baptisée une fois pour toutes « naturelle »
ou « artificielle », mais comme une notion concrète,
vivante, dangereuse parfois, cadre de vie des civilisations.
La nature propose. La mer paraît la frontière type. La
montagne fut considérée longtemps comme la frontière
« naturelle » par excellence. Les fleuves ont aussi passé
pour de telles limites. Les déserts, les marais, la forêt,
ont été les premiers vides d'humanité entre les groupes
organisés. Mais les hommes disposent. La mer Égée
n'était pas une barrière pour la Grèce antique qui se tenait
autant sur l'Asie mineure que sur la Péninsule balkanique.
A l'inverse, les tentatives pour faire de la Baltique un
« lac » danois, suédois, russe ou germanique ont échoué.
Presque toutes les grandes chaînes de montagnes sont
chevauchées par les frontières politiques et les limites
linguistiques. Quand la carte manquait, la délimitation
par les fleuves apportait aux descripteurs de frontières une
solution commode; ainsi agirent les arbitres de Verdun
en 843, qui assignèrent en gros au royaume de Charles
le Chauve la limite des « quatre rivières » (Escaut, Meuse,
Saône, Rhône), ainsi aussi, très largement, les auteurs du
traité de 1783 définissant le contour de la nouvelle
république des États-Unis. Par contre, le Rhin « multiple »
a été tour à tour un trait d'union, une route, un créateur
de civilisation. L'efficacité du désert-frontière s'eSt éva-
nouie en Proche-Orient. Il y a longtemps que l'isolement
forestier a été réduit par les défricheurs dans les pays
tempérés et septentrionaux, où cependant la forêt de
Bohême reste encore aujourd'hui le type des anciennes
marches frontières.
Dans nos pays du Vieux Monde, c'eSt bien la forêt
qui a constitué le nativus murus, le mur naturel, entre les
premiers groupements humains, établie sur des sols qui
rebutaient les cultivateurs de céréales. Les peuples gaulois
occupaient de larges clairières séparées par des zones
forestières, grandes elles-mêmes comme des pays : les
Remi étaient limités à l'eSt par l'Ardenne et l'Argonne;
le territoire des Parisii était cerné de toutes parts par
l'Yveline, la Brie, la forêt de Carnelle et de Senlis. Les
tribus slaves primitives étaient isolées les unes des autres
par la forêt et les marais. Cependant, ces espaces incultes
protecteurs s'animaient en certains emplacements favo-
rables aux jours d'assemblées ou de marchés, car la
tradition s'était établie de se réunir aux confins des
« cités ». Rome a eu la première une conception de la
frontière. Le limes imperii a été, en Europe centrale, en
Grande-Bretagne et en Afrique, une frontière tangible,
la fin de la romanité, ligne administrative plus que barrière
militaire d'ailleurs, en dépit de l'appareil défensif élevé
çà et là. Les provinces et les cités se sont aussi peu à peu
nettement définies suivant le concept juridique du do-
maine de compétence des magistrats, et le christianisme
naissant a adopté ces premières limites pour l'organisation
de ses diocèses.
Après les Invasions et la décomposition féodale de
l'Europe carolingienne, cette notion de frontière paraît
s'être évanouie. Les seigneuries élémentaires, agrégats de
terroirs et de droits, ignoraient les limites précises, les
principautés territoriales ne constituaient nullement ces
beaux ensembles aux teintes plates, cernés d'un tireté
précis, de nos atlas historiques; enclaves, seigneuries
éparpillées, marches séparantes, superpositions de droits
étaient le lot commun. Les limites extérieures du royaume
de France n'étaient pas encore toutes exactement connues
au milieu du xvie siècle, et l'incertitude était, au Moyen
âge, aussi grande aux confins hispano-mauresques et dans
les marches orientales germano-slaves. Si les hommes du
Moyen âge se sont accommodés de cette indécision
généralisée, lentement les facteurs les plus divers ont joué
en faveur d'une plus grande précision et de la matérialisa-
tion de ces contacts politiques et humains. La permanence
des divisions ecclésiastiques, l'amenuisement des marches
forestières par les défrichements du XIe au XIIIe siècle,
l'influence d'une institution comme l'hommage en
marche, la nécessité pour les grands États princiers de
mieux définir leur domaine et de se protéger par des
châteaux de confins ont fait renaître la conception de la
frontière. Philippe le Hardi et Philippe le Bel, en France,
ont fait procéder à de minutieux bornages, et le terme
lui-même de fronteria apparu entre 1268 et 1315 a bientôt
désigné surtout les limites du royaume qui devaient être
défendues.
C'eSt néanmoins la renaissance cartographique du
xvie siècle et les premiers travaux géodésiques des XVIIe
et XVIIIe siècles qui ont fourni à l'idée de frontière les
instruments nécessaires à sa concrétisation. Alors la carte
eSt devenue aussi un moyen de propagande. Les frontières
autrefois « molles » se sont faites plus « raides ». Toutefois,
l' « esprit de frontière » et celui des « limites naturelles »
n'eSt vraiment venu qu'avec la Révolution française et
avec les nationalismes européens du xixe siècle. En fait,
les frontières devenues linéaires de nos jours sont « le
résultat d'un équilibre entre les forces vitales de deux
peuples ». C'eSt l'action des gouvernements qui en fait
ce qu'elles sont, ou relatives ou absolues, et qui leur
confère « une efficacité qui surpasse parfois celle des
phénomènes naturels ». Ajoutons que les Anglo-Saxons
ont conservé au mot frontier une de ses acceptions
médiévales en l'appliquant aux marges pionnières de
l'Amérique du Nord, ou d'ailleurs, avancées successives
de la colonisation européenne.
Que cette première fresque à larges traits, destinée à
montrer l'esprit de la géographie historique, ne trompe
pas : celui qui voudra s'adonner à de telles recherches,
limitées naturellement dans l'espace sinon dans le temps,
devra se plier à un dur travail de prospection et de
méthode historiques sans que se relâche la pressante
nécessité d'observation et de localisation géographiques.
Après ce problème de la frontière, nous passerons rapi-
dement en revue les principaux chapitres de l'histoire
que l'on peut aborder sous la même optique géographique
rétrospective.

LE PROGRAMME DE LA GÉOGRAPHIE
HISTORIQUE

Les étapes du peuplement et de la colonisation des pays


et des régions sont éminemment propres à être étudiées
par cette histoire au ras du sol. L'installation des groupes
humains, la formation des types d'habitat, les défriche-
ments et l'occupation agraire sont, en effet, parmi les
phénomènes historiques, ceux qui ont les relations les
plus étroites avec les faits physiques. Dès les origines de
la vie agricole, certains sites et certains sols heureusement
doués, les sols « attraCtifs » de Roger Dion, ont fixé les
masses principales du peuplement sédentaire, tandis que
d'autres sont restés longtemps « répulsifs ». Ces diffé-
rences entre qualités de sols et les conditions locales du
climat et de l'hydrologie, traduites d'ailleurs par la végé-
tation spontanée, forment le substrat nécessaire pour
expliquer cette histoire de la colonisation rurale. Mais la
part de l'intervention humaine, le jeu de l'économique
et du politique sont devenus de plus en plus grands au
cours des périodes rapprochées de notre histoire. Parmi
ces changements de l'ambiance sociale et économique,
on retient particulièrement : les mouvements de popula-
tions et les grandes migrations, comme les Invasions ger-
maniques du ine au xe siècle; les fluctuations démo-
graphiques, suggérées par des indices ou connues par des
statistiques; les transformations de l'économie, du type
fermé au type commercial et industriel; l'évolution des
techniques, tels le perfectionnement de l'attelage, l'adop-
tion de la charrue à roue et à versoir, le développement
des assolements, l'usage des engrais, l'emploi massif et
récent du traceur; l'intervention des ordres religieux,
cisterciens et prémontrés surtout, et des autorités poli-
tiques aussi bien au Moyen âge qu'aux époques con-
temporaines; les conséquences des guerres, des catastro-
phes et des épidémies. Programme immense. Le but,
c'eSt de pouvoir, à chaque moment de l'histoire, « doser »
la part de la géographie et la part de ces contingences.
Outre la documentation écrite, il faudra faire appel à ces
ressources de l'histoire non écrite que sont l'archéologie
du sol et la toponymie, et il faudra demander ici plus
qu'ailleurs la plus intime des collaborations à la carte
et à l'observation du terrain et du paysage. La genèse
et l'évolution des paysages ruraux qui préoccupent tant
les géographes français et les historiens britanniques,
s'inscrivent en corollaire de cette histoire.
Toute monographie de géographie urbaine comporte
une plus ou moins longue introduction historique. Ce
n'est parfois qu'un sacrifice... A vrai dire, comme l'in-
fluence du passé eSt plus grande sur l'emplacement d'un
grand nombre de villes que sur leur aspect et leurs
fondions dans le présent, on peut accorder à P. George
que « le recours à l'histoire pour l'explication géogra-
phique des paysages urbains aCtuels implique moins de
lointaines recherches d'archives que celle des paysages
ruraux ». Inversement, beaucoup de monographies
d'histoire urbaine sacrifient aux notions consacrées de
site et de position. La géographie historique urbaine
voudrait mieux; elle souhaite que l'histoire des villes soit
envisagée à tout moment de la même manière que les
géographes étudient actuellement le fait urbain. Site?
Situation? Sans doute; mais le vrai problème eSt celui
de l'utilisation de ces possibilités : comment telle agglo-
mération n'eSt restée qu'une forteresse, comment telle
ville a grandi, s'est « nourrie de mouvement », de com-
merce, par les routes, comment telle autre a su s'adapter
à un complexe industriel, comment telle enfin eSt devenue
une capitale. Et à chaque moment de ce devenir, l'histoire
constatera le tracé et les transformations du plan et du
paysage urbains, la formation et la fluctuation du peuple-
ment, les activités et les relations proches et lointaines
de la ville, les éléments du clivage social. Une pareille
histoire urbaine sera vraiment « une succession de
géographies ».
Les routes et l'histoire : encore un beau sujet de
géographie rétrospective. Ces routes de l'histoire, ter-
restres ou liquides, il faut les suivre pour les aimer et
pour les comprendre. Le tracé, le terrain, les fleuves ont
été aménagés. Mais comment circulait-on? A quelles
vitesses? Quels étaient les bateaux qui transportaient sur
la Garonne médiévale le vin gascon? Quels étaient ces
bateaux de la Méditerranée d'autrefois, la galée, la nave,
les « marciliane », les tartanes, les saètes ? Dans une région
limitée, on peut parfois reconnaître les chemins différents
qui correspondent aux Stades successifs de la circulation ;
ainsi, en Bourgogne, diStingue-t-on le chemin médiéval
qui passe en haut, au sec et en sécurité, sur la Côte, la
route des diligences au-dessous, la route nationale et la
voie ferrée dans la plaine. La route, ce sont aussi les gîtes
d'étapes, les relais, les ponts, les ports fluviaux, les anciens
péages, les havres, les gares, et tous les habitats que ces
points d'arrêt ont fait bourgeonner; ce sont encore les
hommes qui empruntaient ces itinéraires : pèlerins,
soldats, courriers, colporteurs, marchands. Le mouve-
ment commercial spécialisait parfois les anciens grands
chemins. L'Asie centrale était traversée par la longue
route de la soie, le Sahara médiéval par les caravanes
de l'or; l'Occident avait ses chemins saliers. Entre l'Aqui-
taine et l'Angleterre voguaient les flottes du vin; naguère
on parlait encore de la route du fer norvégien. Mais la
nature de ces transports ne nous permet pas malheureuse-
ment d'en connaîtra le débit. Outre les routes de com-
merce, il y avait les routes religieuses vers les sanCtuaires
antiques, vers Rome et Jérusalem, les chemins du pèle-
rinage de CompoStelle ou de la Mecque comme aujour-
d'hui les routes de Lourdes; les étudiants accouraient de
même vers certaines universités, et les militaires cons-
truisaient des routes Stratégiques. Sur la géographie des
campagnes l'histoire pèse très lentement; les villes, en
dépit de leur immobilité, sentent déjà ses pulsations à
un rythme plus accéléré; rien n'eSt plus mouvant et
complexe que la vie des routes : transformations, aban-
dons, renaissances, suivent immédiatement les fluctua-
tions de la conjoncture économique, les événements
politiques et les progrès des techniques de la circulation.
La géographie historique de l'énergie et de l'industrie
reSte la parente pauvre de ces études. Avec celle des
bras, la seule énergie a été longtemps fournie par les
moulins : une place importante devra, par conséquent,
être accordée, dans cette vue rétrospective, à ces modeStes
« machines ». Les principaux travaux nous viennent
d'Angleterre et intéressent ce pays d'élection des an-
ciennes industries. Un des premiers faCteurs de localisa-
tion de l'induStrie lainière y a été, précisément, outre
l'existence d'un beau troupeau producteur, l'utilisation,
dès le XIIIe siècle, de moulins à foulon. L'exemple de
l'Angleterre fournit d'ailleurs à peu près toutes les lignes
directrices de cette géographie de l'évolution industrielle,
avec ses nouveaux et successifs fadeurs de localisation,
possibilités d'importation et d'exportation dans les ré-
gions portuaires, utilisation de l'énergie des pays « noirs »,
rapprochement des centres de main-d'œuvre et de con-
sommation, traversés par les événements extérieurs et
coloniaux et par les interventions étatiques et capitalistes.
Le complexe géographique apparaît, en somme, comme
« un assemblage d'éléments de divers âges dont chacun
a son histoire ». L'histoire persiste et agit dans l'actuel.
Il eSt donc naturel de chercher inversement dans le
paysage humanisé un reflet de l'histoire.
A l'analyse, cette accumulation de l'histoire montre des
éléments morts et des éléments vivants. Sont morts cer-
tains sites d'habitat préhistoriques, antiques, voire médié-
vaux, de longs fragments de voies ou d'anciens chemins,
les reStes d' « états » politiques ou sociaux révolus, comme
les châteaux « féodaux » et nombre d'abbayes rurales;
mais, même sans vie, toutes ces traces de l'histoire
constituent des composantes, parfois caractéristiques, des
paysages aCtuels. Par contre, la colonisation romaine
survit dans le dessin des « centuriations » tant dans la
plaine du Pô qu'en Tunisie; le Moyen âge eSt sous-jacent,
tout proche encore, dans plusieurs contours forestiers,
dans beaucoup de paysages et d'habitats ruraux occiden-
taux; mais un pays comme l'Angleterre a littéralement
effacé par les enclosures ses anciennes Structures agraires.
L'implantation des industries et le dessin du réseau de
communications révèlent parfois leur âge. Ne croyons
pas, cependant, à un trop long pouvoir de durée de
l'histoire dans nos paysages. Un paysage, rural ou urbain,
survit certes assez longtemps aux conditions sociales et
économiques responsables de son origine; mais l'accélé-
ration des transformations contemporaines eSt telle qu'à
brève échéance tous les éléments historiques deviendront
des fossiles.

LA CARTOGRAPHIE HISTORIQUE

La géographie historique trouve son aboutissement


dans l'élaboration de cartes et d'atlas historiques. Il ne
faut pas confondre, comme il arrive parfois, cartes
historiques et reproduction de cartes anciennes. Ces
dernières sont les travaux des géographes ou des géodé-
siens d'autrefois, et, à ce titre, elles sont des sources de
l'histoire comme les autres documents, et peuvent évi-
demment concourir à la confection des cartes historiques.
Mais, par cartes historiques, il faut entendre des œuvres
scientifiques contemporaines, conclusion ou synthèse de
recherches tendant à représenter des phénomènes histo-
riques déterminés.
Comme la géographie historique elle-même, ces pre-
miers travaux cartographiques ont porté sur les limites
des États et des circonscriptions administratives, tels, en
France, l' Atlas hiflorique de Longnon s'arrêtant à 1380,
et YAtlas des bailliages en 1789, de Brette. Mais la concep-
tion des faits cartographiques eSt allée s'élargissant à
mesure que la géographie historique modifiait aussi ses
horizons. Des recueils pris en charge par des académies
ou des commissions régionales, comme YHiHorischer
Atlas der ofterreichischen Alpenldnder ou le Geschichtlicher
Handatlas der deutschen î^ànder am Rhein, ont entrepris la
description systématique de tous les aspeâs de l'histoire
de divers pays de l'Europe centrale. Parallèlement, des
travaux d'historiens et de géographes ont ouvert peu à
peu des voies nouvelles : cartographie des migrations,
des forêts anciennes, des châteaux, de l'art roman. On
porte aujourd'hui sur la carte toutes les manifestations
des civilisations. L'Atlas de la civilisation occidentale, de
F. Van der Meer, veut être surtout un reflet de la vie
culturelle; le récent Atlas Zur Weltgeschichte fait une
très large place, à côté des traditionnelles cartes politiques,
aux représentations des activités économiques (colonisa-
tion rurale, foires, monnaies et mesures, courants com-
merciaux, mines et industries), religieuses, intellectuelles
et artistiques (partage des confessions, universités et
étudiants, imprimeries, expansion des techniques et des
arts). Chaque grand État tend à avoir, ainsi, un miroir
cartographique de son histoire. La France se doit de
posséder, à côté de son bel Atlas de France du Comité
national de géographie, un Atlas historique qui réponde
à cet épanouissement de la recherche géohistorique.

LA MÉTHODE CARTOGRAPHIQUE
EN HISTOIRE

La carte, en histoire, entendons maintenant aussi


bien la carte topographique que la carte de travail ou
d'atlas, ne doit pas être cependant considérée uniquement
comme un bilan, accumulation ou représentation des
phénomènes passés. Elle peut être aussi un moyen de
recherche et d'interprétation. C'eSt dans ce sens que l'on
essayera de dégager une méthode cartographique.
Il importe, avant tout, de dissiper deux équivoques.
Méthode d'interprétation, la méthode cartographique
vient s'ajouter, sans les remplacer naturellement, comme
un outil entre les mains des historiens, à ses devancières :
la méthode critique, la méthode comparative et la mé-
thode statistique. D'autre part, « cartographique » ne
saurait signifier qu'elle se limite à la recherche de procédés
de représentation graphique en vue de l'élaboration de
cartes historiques. Certes, elle ne négligera pas ces ques-
tions d'expression graphique, mais son but essentiel sera,
par la confection de cartes provisoires ou « intermé-
diaires » et par l'interprétation de cartes topographiques,
de rechercher entre tous les faits ainsi enregistrés, y
compris le substrat physique, des rapports qui ne s'aper-
cevraient peut-être pas autrement. En bref, la méthode
cartographique eSt une méthode de recherche qui consiste
à éclairer les phénomènes historiques par le moyen de
leur inscription sur la carte.
En partant des deux postulats déjà énoncés : que
l'histoire s'eSt déroulée dans l'espace et que son accumula-
tion a laissé, peu ou prou, des traces dans le paysage
humanisé, l'historien qui étudie un problème ou une
période déterminés peut établir à titre d'hypothèse de
recherche tel ou tel croquis, peut consulter telle carte
ancienne ou moderne pour s'aider personnellement à
comprendre certains aspects des choses ou des événements
qui ressortent mal, par ailleurs, des documents écrits ou
qui résistent aux autres procédés d'interprétation. La
carte en répondant à la question où? peut suggérer des
éléments de réponse aux questions comment ? et pourquoi ?
C'eSt, en quelque sorte, une « expérience » qui, comme
telle, peut réussir, mais peut aussi échouer.
Dans la pratique, la méthode cartographique donne
lieu, en premier, à l'établissement de cartes de répartition
ou de distribution, moyen depuis longtemps déjà employé
couramment tant dans les sciences d'observation qu'en
sociologie, ethnographie et linguistique. Mais l'applica-
tion de ce procédé au matériel historique suppose, plus
encore que dans les sciences d'observation, un travail
préparatoire considérable de recherche et de critique
érudite. La confection d'une carte de répartition suppose,
en outre, une enquête aussi exhaustive que possible. Rien
ne serait plus dangereux que de ne cartographier qu'une
partie de la documentation. En tout cas, s'il y a des
lacunes dans celle-ci, il sera nécessaire d'en déceler, au
préalable, toutes les coordonnées de temps et de lieu
pour que les zones vides de la carte puissent être neutra-
lisées.
Cette démarche méthodologique pose des problèmes
d'expression graphique : choix du cadre et de l'échelle
de la carte, choix du fond, dessin des données, dont on
ne peut aborder ici que les très grandes lignes. Une
première esquisse à petite échelle, sorte de pré-expérience,
fait parfois pressentir des résultats intéressants. L'échelle
définitive dépendra, évidemment, du phénomène étudié,
de la dispersion des données et de l'ordre de grandeur
des distances. Mais, d'une façon générale, on travaillera
avec des échelles suffisamment grandes pour localiser les
données avec précision et éviter l'entassement. Comme
fond de carte, il eSt tentant d'utiliser directement des
cartes anciennes ou modernes; mais la planimétrie risque
d'y brouiller le travail d'interprétation. Mieux vaut un
fond préparé à l'avance avec quelques éléments de posi-
tion et les traits essentiels du relief, car supprimer ce
dernier c'est se priver d'un important fadeur d'hypo-
thèses. Le dessin de la donnée doit répondre, enfin, au
double souci de visibilité et de possibilité de compa-
raison. Il y a aujourd'hui une véritable technique du
point, des signes conventionnels, des combinaisons
graphiques, dont Jacques Bertin s'eSt fait à la fois le
théoricien et le praticien, que l'historien ne peut pas
ignorer. Si les données ne sont pas toutes contemporaines,
on opérera soit par signes différenciés, soit avec des
indices, ou l'on n'hésitera pas à multiplier les cartons
parallèles. On passe ainsi peu à peu, d'ailleurs, de la
carte Statique à la carte dynamique.
La seconde application pratique de la méthode carto-
graphique aboutit à l'analyse des plans et des cartes
topographiques anciens et actuels en vue soit d'éclaircir
un phénomène particulier qui s'eSt déroulé dans leur
cadre restreint, soit de découvrir systématiquement tout
ce qu'ils contiennent d'histoire Stratifiée. C'eSt dans ce
dernier sens que le P. de Dainville a orienté l'étude de
la carte de la Guyenne par Belleyme. De la carte topo-
graphique, on va d'ailleurs, de plus en plus, à la photo-
graphie aérienne. Celle-ci concrétise mieux que la carte
certains faits d'histoire fossilisés dans le sol ou dans le
paysage, comme les anciennes structures agraires, les
habitats ou monuments disparus, les vieux chemins.
Ainsi avons-nous retrouvé, grâce à une saisissante vue
aérienne, l'image d'un ancien manse carolingien en
Rouergue. C'eSt l'aboutissement de cette phase de la
recherche qui conduit l'historien sur le terrain même.
Cartes de distribution, carte topographique, photo-
graphies aériennes, terrain, demandent, cependant, pour
remplir le rôle que l'on attend d'eux, d'être interrogés,
interprétés.
L'interprétation des cartes de distribution consiste dans
la recherche des rapports entre la donnée historique
graphiquement représentée et l'ensemble des autres
données qu'explicite ou que suggère la carte. Les pre-
miers rapports ainsi suggérés sont des rapports avec le
substrat naturel : relief, sols, rivières, végétation. Au
niveau local, ces rapports sont presque évidents. Les
notions de site et de situation ont pu, en partie, intervenir
pour expliquer la formation des châtellenies médiévales
de la région mâconnaise au XIIe siècle. Le rôle des sols
apparaît aussi manifestement sur la carte pour éclairer la
répartition des habitats anciens et nouveaux. Les rapports
des données cartographiques avec d'autres phénomènes
humains ou économiques contemporains donnent égale-
ment des indices fort suggestifs. Nous avons pu constater,
ainsi, sur la carte, un rapport entre une série de baStides
du Sud-OueSt de la France et les zones de contact dans
cette région au XIIIe siècle entre la mouvance française
et le duché d'Aquitaine; même si l'interprétation militaire
de ce rapport est discutable, il reSte que cette liaison (par-
tielle d'ailleurs dans l'ensemble du phénomène) entre les
bastides et les frontières appelle une explication. La
recherche des liaisons avec les axes de circulation peut
encore être payante ; et le pointage de données à première
vue assez étrangères à la vie de relations conduit souvent
réciproquement à un jalonnement plus précis des anciens
itinéraires. Avec, comme données, l'origine des muletiers
et des charretiers employés par les marchands de Tou-
louse, Ph. Wolff a été mis sur la trace de l'importance
de la voie de cette ville vers le Béarn aux xive et
xve siècles. Il ne faut négliger enfin aucune possibilité
de rapprochement cartographique, même si les données
paraissent de prime abord très éloignées en qualité. En
comparant une carte des églises romanes des pays giron-
dins aux XIIe et XIIIe siècles et une carte des défrichements
médiévaux dans la même région, nous avons pu suggérer
un rapport assez étroit entre l'essor de cette construction
romane régionale et celui du vignoble bordelais.
L'étude des plans et des cartes des XVIIe et XVIIIe siècles et
celle des cadastres du xixe ne relèvent guère de la méthode
analytique lorsque ces documents sont utilisés comme
sources directes de l'histoire de leur époque. La méthode
cartographique ne s'applique vraiment à eux, ainsi qu'aux
cartes contemporaines, que lorsqu'on cherche à y lire,
comme en filigrane, les épaisseurs du passé. Cette étude
analytique des cartes eSt en honneur dans l'enseignement
et dans la recherche géographiques : tournée surtout vers
les observations et les problèmes physiques, elle donne
cependant déjà une large part aux observations et aux
questions humaines.
L'historien, comme le géographe, ne manquera pas
d'abord d'étudier les grands traits de la morphologie, de
l'hydrographie et de la couverture végétale de la région
représentée pour en retenir les indices utiles pour éclairer
les faits ou les événements qu'il a situés dans cette région
ou pour les rapprocher des observations systématiques
ultérieures. Celles-ci pourront porter sur les principaux
points suivants : contours forestiers et dessins partiels
des lisières, contact de ces lisières et du parcellaire agraire,
bosquets et taillis témoins afin de tenter de retrouver les
grandes lignes de l'ancien paysage végétal; sites des ponts
anciens ou modernes, des gués, des défilés pour repérer
les passages obligés; traces de voies antiques, chemins
de crêtes, fragments de chemins paraissant se raccorder
et aujourd'hui abandonnés pour des routes coupant le
parcellaire, pour essayer de reconstituer les anciens réseaux
de circulation; répartition des cultures, forme des champs
et des masses parcellaires si importants pour l'histoire
agraire; types d'habitat, sites, formes, plans des villages
et des agglomérations rurales et urbaines, habitats parti-
culiers tels que châteaux, forteresses, abbayes, églises ou
chapelles isolées, moulins, établissements industriels,
limites et formes des communes, nombre d'églises dans
ces petites unités administratives, pour retrouver les
étapes du peuplement, de la formation des paroisses et
des transformations économiques locales; la toponymie
(nom des villages, mais aussi des lieux-dits) enfin, que
l'on essayera de classer chronologiquement d'après les
acquisitions les plus récentes de cette science, non pas à
l'échelon national mais à l'échelon local, et toujours
associée aux phénomènes qu'elle sert à désigner.
Une analyse ainsi conduite peut donner lieu à des
restitutions de paysages à différentes époques et aider à
comprendre, par conséquent, les faits ou événements
qui ont eu pour cadre contemporain ces paysages. Un
tel entraînement à la lecture des cartes eSt aussi indis-
pensable à l'historien que les exercices analogues le sont
aux géographes. Mais il eSt essentiel de n'être point dupe
de cette prise de contact cartographique avec l'histoire.
Aussi bien dans le cas de travail sur les cartes de réparti-
tion que sur les cartes topographiques, les résultats ne
doivent être tenus que pour des hypothèses, et pas plus.
On en vient par là aux précautions dont l'emploi de
la méthode doit s'entourer. La reStriétion qui vient d'être
énoncée sera la règle d'or. La méthode cartographique
ne peut apporter que des probabilités. Mais c'eSt avec
des probabilités que l'on enserre l'authentique réalité.
Parmi les dangers qui guettent cette avance, un retour
offensif du déterminisme géographique eSt, par essence,
toujours à redouter. Toutes les « distributions » n'ont pas
forcément des rapports avec la géographie. Il faut savoir,
si on a commencé une expérience dans ce sens, la terminer
sur un résultat négatif. On a vu aussi le danger des
« vides » de ces cartes qui bien souvent ne sont que des
lacunes de la documentation. Il n'eSt valable encore que
de noter et comparer des faits contemporains — en
déterminant, suivant le cas, l'approximation chrono-,
logique acceptable. A propos de la répartition du peuple-
ment germanique en Gaule d'après les noms de lieu,
Ferdinand Lot a dénoncé, d'autre part, l'illusion de la
densité sur une carte à petite échelle. Enfin toute carte
peut présenter des coïncidences fallacieuses : le rôle du
hasard dans tel alignement ne peut être jamais totalement
exclu; et des remaniements multiples peuvent tromper
sur les véritables origines de tels traits du paysage
cartographié.
La « notion de lieu » ouvre donc, on l'a senti même
à travers des lignes aussi rapides, un champ d'avion et
des moyens d'investigation immenses tant à l'érudition
qu'aux conceptions géographiques de l'histoire. Les
possibilités de la méthode qu'elle porte en elle ont été,
à ce jour, à peine exploitées. C'eSt, croyons-nous, à la
France, patrie de Vidal de La Blache et de Lucien Febvre,
où renseignement a su préserver, non sans quelques
tiraillements, l'unité d'une culture hiStorico-géogra-
phique, qu'il appartient de donner, encore, dans ce sens,
les futures moissons.
Charles HIGOUNET.

BIBLIOGRAPHIE

L'IDENTIFICATION DES LIEUX

A. BACH, Deutsche Namenkunde, II. Die d. Ortsnamen, Heidel-


berg, 1954.
A. CARNOY, Origines des noms de communes de Belgique, 2 vol.,
Louvain, 1948-1949.
E. EKWALL, The Concise Oxford Diftionary of English Place-
Names, Oxford, 1936.
A. GIRY, Manuel de diplomatique, p. 377-420, Paris, 1894.
A. LONGNON, Les Noms de lieu de la France, leur origine,
leur signification, leurs transformations, 5 fasc., Paris, 1920-1929.
A. VINCENT, Toponymie de la France, Bruxelles, 1937.
A. VINCENT, Les Noms de lieu de la Belgique, Bruxelles, 1927.
Le Dictionnaire topographique de la France, publié depuis 1861
par le Comité des Travaux historiques et scientifiques, comprend
actuellement les volumes suivants : Ain, Aisne, Aube, Aude,
Basses-Pyrénées, Calvados, Cantal, Cher, Côte-d'Or, Dordogne,
Drôme, Eure, Eure-et-Loir, Gard, Haut-Rhin, Haute-Loire,
Haute-Marne, Hautes-Alpes, Hérault, Marne, Mayenne,
Meurthe, Meuse, Morbihan, Moselle, Nièvre, Pas-de-Calais,
Sarthe (2 fasc.), Seine-et-Marne, Vienne, Vosges, Yonne.
Parmi les cartes anciennes, retenons surtout celle de CASSINI,
Carte de la France, 182 feuilles, Paris, 1744-1789.

GÉOGRAPHIE ET HISTOIRE

F. BRAUDEL, La Méditerranée et le monde méditerranéen à


l'époque de Philippe II, Paris, 1949.
L. FEBVRE, La Terre et l'évolution humaine. Introduction géo-
graphique à l'hiftoire, coll. «l'Évolution de l'Humanité », vol. IV,
Paris, 1922.

GÉOGRAPHIE HISTORIQUE
Géographie historique traditionnelle
K. KRETSCHMER, Hiftorische Geographie von Mitteleuropa,
Munich, 1904.
A. LONGNON, Géographie de la Gaule au VIe siècle, Paris,
1878.
A. LONGNON, La Formation de l'unité française, leçons pro-
fessées au Collège de France en 1889-1890, publiées par
H. F. Delaborde, Paris, 1922.
L. MIROT, Manuel de géographie historique de la France, 2E éd.,
2 vol., Paris, 1947-1951.
Géographie rétrospective
H. C. DARBY et divers, Hiflorical Geography of England
before 1800, Cambridge, 1936; nouv. éd., 1951.
H. C. DARBY et divers, The Domesday Book Geography of
England, 2 vol. parus, Cambridge, 1952-1954.
R. DION, La Part de la géographie et celle de l'hifloire dans
l'explication de l'habitat rural du Bassin Parisien, publ. de la
Société de Géographie de Lille, 1946.
R. DION, La Géographie humaine rétrospective, dans « Cahiers
internationaux de sociologie », Paris, VI, 1949.
R. DION, Les Frontières de la France, Paris, 1947.
Ch. PERGAMENI, Géographie humaine et géographie de l'histoire,
dans « Scientia », LXXI, Milan, 1942.

PRINCIPAUX ATLAS HISTORIQUES


Généraux

H. BENGTSON, V. MILOJCIC et divers, Grosser hiftorischer


Weltatlas (en cours), Munich, 1953.
R. MUIR, Hiflorical Atlas Mediaeval and Modem, Londres,
1911 ; nouv. éd., 1947.
F. W. PUTZGER, Hiftorischer Schulatlas, Bielefeld, Berlin,
65e éd., 1954.
F. SCHRADER, Atlas de géographie hiflorique, Paris, 1896;
nouv. éd., 1924.
W. R. SHEPHERD, Hiflorical Atlas, New York, 1911 ; nouv.
éd., 1956.
F. VAN der MEER, Atlas de la civilisation occidentale, Paris-
Bruxelles, 1951.
G. W. WESTERMANN, Atlas Zur Weltgeschichte, Brunswick,
1956.

Régionaux
H. AMMANN et K. SCHIB, Hiftorischer Atlas der Schweiz,
Aarau, 1951; 2e éd., 1958.
H. AUBIN et J. NIESSEN, Geschichtlicher Handatlas der Deut-
schen Lànder am Rhein, Cologne, 1950.
K. V. BAZILEVICH, Atlas iftorii SSRR, 3 vol., Moscou, 1950.
A. BEEKMAN, Geschiedkundige Atlas van Nederland, 3 vol. La
Haye, 1913-1939.
A. LONGNON, Atlas hiftorique de la France depuis César
jusqu'à nosjours, 4 livr., Paris, 1884-1889 (dernière carte : 1380).
G. LUDTKE et L. MACKENSEN, Deutscher Kulturatlas, 5 vol.,
Berlin, 1928-1938.
G. MENENDEZ-PIDAL, Atlas biïîorico-espanol, Barcelone,
1941.
L. VAN DER ESSEN, L. MAURY, F. L. GANSHOF, Atlas de
géographie hiftorique de la Belgique, Bruxelles-Paris, 5 fasc. parus
depuis 1919.
Atlas hifiorysc^ny Polski, Cracovie, depuis 1930; sous les
auspices de l'Académie des Sciences de Pologne, Varsovie,
nouv. fasc. 1958.

LA MÉTHODE CARTOGRAPHIQUE

L'exposé ci-dessus résume notre communication intitulée


la Méthode cartographique en histoire, faite au Xe Congrès inter-
national des Sciences historiques, Rome, 1955.
Sur l'interprétation des cartes anciennes :
F. DE DAINVILLE, La Carte de la Guyenne par Belleyme,
Bordeaux, 1957.
On éprouvera la méthode en action, par exemple, dans nos
divers articles parus dans : « le Moyen âge », 1948, 1950;
« Annales du Midi », 1950, 1951, 1953, 1958; « Annales
E. S. C. », 1953; « Revue hiStorique de Bordeaux », 1952,
1955; « Études mérovingiennes », Paris, 1953; et dans :
M. LOMBARD, Une carte du bois dans la Méditerranée musulmane
(VIIe-XIe siècle), dans « Annales E. S. C. », 1959.
Ph. WOLFF, Commerces et marchands de Toulouse vers IJJO-
vers 14fO, Paris, 1954.
PROCÉDÉS
D'INFORMATION ET
GRANDES DÉCOUVERTES
I N F O R M A T I O N ET TRANSMISSION
DES NOUVELLES

i l'histoire eSt, selon la formule de Pirenne, le récit


s explicatif de l'évolution des sociétés humaines dans
le passé, elle doit nécessairement tenir le plus grand
compte, dans l'exposé de la genèse des actions indivi-
duelles et collectives qui constituent les événements, de
l'information qui les suscite ordinairement.
Aux événements qu'il perçoit lorsqu'ils s'approchent
de lui, l'animal réagit instinctivement, le plus souvent par
la fuite. Le propre de l'homme eSt de prendre des déci-
sions intelligentes, à l'élaboration desquelles concourt
toujours plus ou moins la raison. L'action des hommes,
individus ou collectivités, eSt très rarement dictée par le
seul inStin£t. Elle eSt surtout déterminée par leur con-
naissance du monde extérieur, c'eSt-à-dire, le plus souvent,
de l'immense partie du monde extérieur que leurs sens
ne perçoivent pas directement lorsque leur esprit se
décide. La plupart des allions de l'homme ou du groupe
humain peuvent se définir comme des réponses aux défis
que lui proposent les continuelles modifications du
monde extérieur, les transformations de la nature comme
l'évolution des autres groupes humains et les aCtions
d'autres hommes. Or de cette transformation, de cette
évolution, de ces allions auxquelles il lui faut sans cesse
répondre pour demeurer constamment adapté aux con-
ditions toujours nouvelles de son milieu et du monde,
chaque homme, chaque groupe humain n'appréhende
directement que celles qui tombent sous ses sens : des
autres, qui se produisent à plus de quelques kilomètres
de lui, il n'a connaissance que par l'information.
C'eSt l'information qui fournit à l'homme les données
sur lesquelles réfléchit son intelligence et travaille sa
raison avant toute décision : « il faut savoir afin de prévoir
et de pourvoir », selon la formule célèbre d'AuguSte
Comte. L'information, qui donne aux hommes le plus
souvent leur connaissance du m o n d e extérieur, déter-
mine donc en grande partie leur adion. Quel chef de
guerre peut se passer d ' u n service de renseignements?
E t la vie n'eSt-elle pas, comme le disaient saint Paul et
Sénèque, une milice perpétuelle?
Il va de soi que l'information la plus susceptible de
susciter les réponses les plus adéquates aux transforma-
tions du monde, aux changements des groupes humains
et aux actes des individus doit faire connaître de la façon
le plus parfaite et le plus immédiate possible les événe-
ments aux h o m m e s qu'ils sont susceptibles d'intéresser.
L'information doit donc être à la fois exacte, complète,
précise et rapide. Exacte, car si elle ne rend pas compte
de ce qui s'est réellement produit elle risque de faire
commettre de lourdes et fatales erreurs à celui qui se
fonde sur elle. Complète, car si tous les aspects de
l'événement ne lui sont pas rapportés, l'acteur risque de
faire de graves fautes d'appréciation. Précise, car une
ripoSte ne peut être efficace qu'en fonction de faits connus
dans leur détail. Rapide, enfin, car à quoi servirait-il à
quiconque doit prendre des décisions à la suite d ' u n
événement d'apprendre que celui-ci s'est p r o d u i t trop
tard p o u r en éviter o u en exploiter les conséquences?
U n caractère subsidiaire mais souvent fort important de
l'information eSt, enfin, le secret : il importe fréquem-
ment au destinataire d ' u n e nouvelle que celle-ci soit
ignorée d'autrui p o u r qu'il puisse retirer le plus grand
profit possible de sa connaissance; aussi eSt-il nécessaire
dans bien des cas que les nouvelles soient transmises
dans des conditions qui en assurent le secret.
O r la malignité, l'ignorance ou la sottise des hommes, et
les procédés techniques de transmission des nouvelles
pèsent constamment sur la qualité de l'information. Bien
souvent les individus ou les groupes ne disposent, avant
de prendre une décision, que de fausses nouvelles, de
nouvelles imprécises, de nouvelles trop tardives ou de
nouvelles déjà divulguées. Elles les amènent à prendre des
décisions erronées, catastrophiques ou simplement ineffi-
caces. Souvent ces erreurs étaient souhaitées par leurs
adversaires; aussi ceux-ci s'étaient-ils efforcés soit de leur
faire parvenir des renseignements inexacts soit de prendre
connaissance des messages qui leur étaient adressés. La
fausse nouvelle, si elle eSt la preuve de l'insuffisance du
système de renseignement d'un aCteur individuel ou col-
lectif, eSt souvent créée et propagée sciemment par
ses adversaires : elle eSt, de ce fait, une cause subjective
des événements. La nouvelle déjà divulguée rend géné-
ralement inefficace toute décision prise en fonction d'elle.
Mais la précision et la rapidité de l'information tiennent
surtout aux moyens intellectuels et matériels mis en œuvre
pour transmettre les nouvelles. Elles n'ont cessé de
s'accroître depuis les temps préhistoriques; elles sont une
des données objectives de l'action des hommes. Les
nouvelles sont d'autant plus précises que les hommes qui
se les communiquent disposent d'un système plus per-
fectionné d'écriture; elles sont d'autant plus rapidement
transmises que le procédé utilisé permet une vitesse plus
grande. Les modalités intellectuelles et matérielles de la
transmission des nouvelles pèsent sur les événements
que celles-ci déterminent. Aussi l'historien doit-il, s'il
veut donner l'explication le plus correCte possible des
événements et de l'évolution des sociétés humaines, avoir
constamment en tête les conditions techniques de l'in-
formation aux diverses périodes de l'histoire.
Deux remarques préliminaires s'imposent avant cette
étude. La première c'est qu'il faut toujours, à toutes les
époques, distinguer l'information publique ou officielle
et l'information privée. Dans toute société les nouvelles
qui intéressent les individus sont aussi importantes pour
chacun d'entre eux que celles qui concernent la collecti-
vité, mais celles-ci seules bénéficient généralement dans
leur transmission de tout l'appareil, rudimentaire ou
perfectionné, du pouvoir public et de ses ressources. Les
nouvelles privées sont transmises par des moyens de
fortune, à la mesure des particuliers qui les expédient ou
veulent les recevoir; ces moyens peuvent être excellents
et efficaces; il eSt rare qu'ils aient la puissance, la régularité
ou la constance de ceux dont disposent les chefs, les
gouvernements et les États.
En second lieu, il faut considérer qu'il existe deux
modes différents d'information : l'un, passif, où celui qui
veut faire connaître une nouvelle se borne à la signaler
par un signe convenu (entaille dans un arbre, branche
brisée, caillou de couleur poteau de signalisation, avis
public ou message p r i v ^ qu'il exposera dans un endroit
fixé à l'avance avec Je destinataire ou situé sur son
passage; l'autre actif, où l'informateur assure la trans-
mission de la nouvelle au destinataire en se déplaçant
lui-même ou en expédiant un messager.

L'INFORMATION ET LA TRANSMISSION
DES NOUVELLES AVANT L'ÂGE DU CHEVAL

La première période de l'histoire de la transmission


des nouvelles correspond pour chaque société humaine
à la série des siècles pendant lesquels elle n'a pas
disposé d'animaux capables d'accroître la vitesse de
déplacement de l'homme, c'eSt-à-dire essentiellement du
cheval.
Les informations primordiales nécessaires aux pre-
miers groupements humains concernaient assurément le
passage et la localisation du gibier. Nous ne savons com-
ment les hommes de l'époque paléolithique se les trans-
mettaient. Sans doute, utilisaient-ils déjà la signalisation
visuelle et auditive qui s'imposa à eux lorsque, les grou-
pements humains s'étant multipliés et entrant en con-
currence bientôt hostile pour l'exploitation des animaux
sauvages dans un district déterminé, il importa à chaque
tribu de connaître non plus seulement le passage du
gibier mais aussi les déplacements menaçants et l'approche
de ses ennemis.
La signalisation à vue consiste dans l'implantation sur
des hauteurs découvertes de signaux aisément repérables
de loin. La nouvelle passe de hauteur en hauteur en
quelques instants et peut parcourir en un temps très bref
des distances considérables si les guetteurs sont vigilants
et habiles à disposer les signaux. Comme une semblable
signalisation n'eSt efficace que de jour, l'usage du feu
allumé sur les hauteurs ou sur des tours spécialement
construites à cet effet s'eSt juxtaposé rapidement à celui
de signaux non lumineux : la flamme eSt visible la nuit,
la fumée le jour. Mais dans les régions plates, dans les
massifs forestiers, et par les journées de brouillard ni les
feux ni les fumées ne sont perceptibles à de grandes
distances, pas plus que les signaux des sémaphores;
l'homme a alors utilisé les procédés de signalisation
sonores : instruments à vent comme les cornes ou les
trompes, instruments à percussion dont le plus connu
eSt le tam-tam des Africains.
Si rapidement que puissent être transmises les nou-
velles par la signalisation optique ou acoustique, elles n'en
demeurent pas moins, si elles ne sont pas imprécises,
nécessairement très simples ou très floues. Les espérances
déçues de la foule romaine lorsqu'elle a cru voir s'élever
de la salle du conclave la fumée blanche, signe de l'élec-
tion d'un nouveau pape, manifestent aujourd'hui encore
l'imprécision fréquente de ces procédés. D'autre part, le
feu, la fumée ou le son ne peuvent signifier que des
événements prévus, qu'ils soient souhaités ou redoutés,
par les destinataires : une rébellion ou l'approche d'enne-
mis par exemple. La couleur de la fumée, l'intensité
lumineuse du foyer, les éclairs réalisés par l'interposition
d'écrans entre lui et le destinataire des signaux, le rythme
et le nombre des sons peuvent, dans les cas les meilleurs,
donner une première approximation quantitative ou
qualitative de la nouvelle. Les signaux optiques ou
acoustiques donnent parfaitement et rapidement l'alerte :
ils ne peuvent en préciser exactement ni en localiser la
cause, encore moins suggérer les parades immédiates qui
s'imposent. C'eSt pourquoi l'envoi d'un message demeure,
dans la plupart des cas, indispensable.
Dans les sociétés primitives qui ignorent l'écriture et
la' lecture, ce message eSt généralement verbal. Le porteur
qui le répète au destinataire eSt muni d'un signe de
reconnaissance qui l'authentifiera auprès de celui-ci. Pour
que ce message verbal ne soit pas déformé par le porteur,
l'expéditeur s'efforce de lui donner la forme scandée d'une
poésie dont le rythme et les rimes ou les assonances
s'imposent à la mémoire et facilitent éventuellement la
reconstitution du texte. Les étonnantes mémoires des
analphabètes conservent aisément ces dépôts oraux. Mais
que de déformations sont cependant possibles et ont dû
se produire! Et le messager ainsi instruit par le chef ou
par le particulier qui requiert ses services n'a que ses
moyens physiques pour se rendre à destination : il peut
parfois user d'une pirogue pour descendre le cours d'un
fleuve, mais, le plus souvent son souffle et la résistance
de ses jarrets sont les principales composantes de sa
vitesse.
Cette méthode de transmission des nouvelles, mise en
pratique par toutes les sociétés préhistoriques, a été en
usage, jusqu'au moment de leurs premiers contais avec
les Européens, dans les sociétés de l'Amérique du Sud et
de l'Afrique équatoriale qui ignoraient le cheval, soit
qu'il n'existât pas, soit qu'il ne pût subsister dans leurs
pays. Si bien que le procédé du courrier à pied, porteur
de messages verbaux, demeurait au début du xvie siècle
celui du Pérou des Incas qui l'avaient porté à sa per-
fection : sur la longue route dallée, inflexiblement refti-
ligne, qui, de Quito à Cuzco, gravissait les montagnes
andines par des escaliers et franchissait les vallées sur des
chaussées, les coureurs se succédaient, les coudes au
corps, de relais en relais : lorsque le relayeur apercevait
à l'horizon le messager venu du poste précédent, il se
portait au-devant de lui et l'accompagnait un long
moment dans sa course; tandis qu'ils couraient côte à
côte, le premier messager récitait au relayeur le message
qu'il portait; celui-ci l'apprenait par cœur et le répétait;
lorsqu'il le savait, le premier messager s'arrêtait et
retournait pour se reposer au poste d'où était parti son
camarade. Ainsi les nouvelles ne s'arrêtaient jamais :
elles volaient littéralement de bouche en bouche à travers
les Andes; elles gardaient toute leur précision et elles
demeuraient secrètes car le messager attaqué devait
mourir sans les révéler. Elles couvraient normalement en
dix jours, soit à une moyenne de 10 kilomètres à l'heure,
les 2 400 kilomètres de montagnes qui séparent Cuzco
de Quito. Mais cette vitesse extraordinaire n'était obtenue
que pour la transmission des nouvelles officielles dans
un empire tyranniquement centralisé qui mettait à la
disposition de ses services de communication toutes les
ressources d'une écrasante puissance renforcée par le
caractère divin de l'Inca : routes taillées dans la montagne
ou construites sur les sols fangeux, relais réguliers de
courriers abrités dans des Stations où étaient Stockés
subsistances et équipements, protection de tous ses
auxiliaires par un autocrate cruel.
Les particuliers ne pouvaient utiliser semblable sys-
tème de transmission et devaient se contenter des rares
occasions qui s'offraient à eux. Au vrai, dans la
plupart des civilisations primitives où la plupart des
hommes ne savent ni lire ni écrire et ne sortent pas de
leur groupe villageois ou tribal, ils n'éprouvent guère
le besoin d'avoir des nouvelles du monde extérieur :
elles n'intéressent que les chefs ou les commerçants. Les
premiers usent des procédés optiques et acoustiques et
des relais de messagers qui viennent d'être décrits; les
commerçants recueillent leurs informations aux marchés,
aux foires, aux ports, aux lieux divers d'achat et de vente
qu'ils fréquentent.

L'INFORMATION ET LA TRANSMISSION
DES NOUVELLES A L'AGE DU CHEVAL

CARACTÈRES GÉNÉRAUX

La domestication du cheval a apporté non pas une


révolution, mais une transformation majeure dans la
transmission des nouvelles. La vitesse maximale de
déplacement de l'homme s'accroît d'un seul coup : elle
passe de la vitesse du coureur à pied à celle du cheval
au galop, soit de 10 ou 12 km à 20 ou 25 km dans l'heure,
c'eSt-à-dire qu'elle fait plus que doubler.
Le dressage et l'usage du cheval commencèrent en
Asie centrale et orientale au début du - ne millénaire.
Les Achéens les introduisirent en Europe à la fin de ce
millénaire. Leur diffusion coïncide avec le développement,
grâce à l'alphabet phénicien, de la lecture et de l'écriture
dans un monde laïc plus large que l'élite religieuse des
prêtres et des magiciens qui dominait auparavant les
sociétés humaines. Aussi résulte-t-il de cette coïncidence
de la vulgarisation de la lecture et de l'écriture avec
la généralisation de la domestication du cheval, que c'eSt
de plus en plus sous la forme de messages écrits que les
nouvelles sont transmises dans cette deuxième grande
période de l'histoire de l'information.
Les procédés en usage antérieurement ne sont natu-
rellement pas abandonnés aussitôt. Ils subsistent même
fort longtemps. Le guerrier blessé qui apporta en courant
de Marathon à Athènes la nouvelle verbale du fait simple
et frappant qu'était la victoire des Grecs sur les Perses
en — 490 demeure le symbole même de la méthode
primitive d'information. Et encore au ixe siècle après
J ésus-ChriSt une chaîne de feux et de fanaux établis entre
la colline de Louloua proche de Tarse et le Grand Palais
de ConStantinople annonçait à l'empereur byzantin que
les troupes du calife abbasside avaient violé la frontière
de Cilicie une heure après l'événement; mais cette nou-
velle de caractère prévu ne pouvait être circonstanciée.
Néanmoins la transmission verbale ou par signaux des
nouvelles est remplacée de plus en plus, à partir du - Ier
millénaire, par des messages écrits portés à destination
grâce à la vitesse d'un animal dressé. Il s'en faut que
celui-ci fût toujours le cheval : le vol du pigeon était plus
rapide que le galop du cheval et suivait la ligne la plus
courte pour aller de l'expéditeur au destinataire. Les Perses
semblent avoir déjà utilisé des pigeons voyageurs qui
relayaient à des pigeonniers spéciaux. Le monde musul-
man reprit le procédé sur une grande échelle : il était
particulièrement adapté aux nécessités du gouvernement
de l'immense empire abbasside qui s'étendait du Tur-
keStan au Maghreb; il correspondait d'autre part à la
culture assez étendue des fonctionnaires des administra-
tions centrales et régionales du califat. Les nombreuses
indications données par les chroniqueurs musulmans sur
l'usage des pigeons voyageurs aux xe, XIe et XIIe siècles
sont malheureusement trop imprécises pour permettre
d'apprécier la vitesse à laquelle ils transmettaient les
nouvelles. Souvent, pour assurer la transmission d'une
nouvelle, celle-ci était confiée à deux ou à plusieurs
oiseaux différents. L'usage des pigeons voyageurs par les
musulmans fit l'admiration des voyageurs chrétiens et
surtout celle des Croisés, qui eurent souvent à en pâtir
et qui y recoururent eux-mêmes. Néanmoins il ne s'im-
planta pas en Occident. Les Occidentaux n'en avaient pas
la tradition, parce que les Romains qui connaissaient les
pigeons voyageurs les utilisèrent peu, et parce que les Celtes
et les Germains analphabètes ne pouvaient leur confier
de messages écrits. Et lorsque le monde musulman leur
en révéla les avantages, il leur en montra aussi les incon-
vénients : les pigeons risquent davantage de s'égarer dans
les cieux nuageux et les tempêtes du Nord que dans la
lumineuse atmosphère méditerranéenne; les faucons
dressés par d'habiles fauconniers les interceptent souvent;
le message porté par le pigeon est nécessairement très
bref, souvent écrit en langage cryptographique : il eSt
donc, hors de toute présence d'un messager, difficile à
interpréter à supposer que celui qui a reçu le volatile soit
capable de le déchiffrer; or bien peu de chevaliers d'Occi-
dent savaient lire avant le XIIIe siècle.
Ces raisons de sécurité et de culture expliquent pour-
quoi, depuis le début du - 11e millénaire en Asie, depuis
celui du - Ier millénaire dans les pays de la Méditerranée,
le messager à cheval ou à méhari, finalement appelé cour-
rier ou chevaucheur, eSt l'agent de transmission normal
des messages urgents par voie de terre; s'il faut traverser
la mer, il monte sur le bateau qui emporte le message. La
présence du porteur qui a pu recevoir des indications
verbales complémentaires de l'expéditeur eSt souvent
souhaitée par le destinataire pendant très longtemps.
Le courrier se caractérise rapidement par des éléments
de vêtement et d'équipement qui lui sont particuliers. Les
courriers du monde musulman tiennent un bambou creux
où ils enferment le message et, lorsqu'ils cheminent à
pied, un bâton à clochettes. Ceux du monde occidental
placent les papyrus, parchemins et papiers qu'ils trans-
portent dans une boîte de cuir ou d'argent ciselé appelée
escarcelle; ils portent cette escarcelle en bandoulière ou
la fixent à leur ceinture; leur arrivée au relais ou au lieu
de destination eSt annoncée de loin par les clochettes et
sonnailles attachées au cou de leur monture et par le cor,
leur second attribut, dont ils sonnent à pleine gorge. Les
courriers portent un coutume spécial qui doit les pré-
server des rigueurs du climat qu'ils affrontent souvent
jour et nuit et leur permettre de résister à la rude épreuve
physique que constitue, même pour des hommes entraî-
nés, une chevauchée ininterrompue au grand trot ou au
galop de chasse : les courriers mongols se serrent l'ab-
domen dans une ample ceinture et se bandent la tête
étroitement afin de supporter plus aisément les secousses
d'une longue course.
L'homme étant plus résistant que le cheval, le même
cavalier peut fournir une plus longue course que sa
monture. Sur les grandes distances, lorsque son cheval
eSt fourbu, le cavalier doit changer de monture. Le
système primitif consistait à donner au courrier au départ
deux ou trois chevaux qu'il montait alternativement.
Mais le procédé perfectionné auquel tend toute puissante
organisation est la constitution de relais où le courrier
change de monture : la bête fatiguée s'y repose en
attendant d'être utilisée à nouveau lorsqu'elle a repris des
forces.
Ces courriers portent des documents de tout ordre :
politiques, militaires, diplomatiques, religieux, écono-
miques, scientifiques. Ils sont les agents d'une information
détaillée et universelle. Mais comme leur entretien et leurs
déplacements coûtent fort cher, seuls les pouvoirs publics,
les grands personnages et les collectivités puissantes
peuvent en appointer normalement.
EN ORIENT

La plus ancienne organisation régulière de courriers


qui nous soit connue eSt celle des grands rois achéménides
de Perse : la route de Sardes à Suse comme celles du
Khorassan et du golfe Persique à Suse étaient sans cesse
parcourues dans les deux sens par des chevaucheurs
rapides qui, à cheval ou à mulet, portaient à Darius les
nouvelles que lui adressaient les satrapes des frontières
et à qui ils rapportaient ses ordres.
Ce système fut conservé par les monarchies hellénis-
tiques comme par l'empire sassanide qui se partagèrent
l'Orient au lendemain des conquêtes d'Alexandre. Et
Rome, puis Byzance, d'une part, les califes musulmans,
d'autre part, héritiers au deuxième degré de la tradition
achéménide, le maintinrent et le développèrent.
Les routes dont le réseau couvrait le monde romain
étaient jalonnées de Stations et parcourues par des courriers
à cheval, parfois même en voiture à deux roues, dont
le nom veredae était peut-être un emprunt aux langues
celtiques. C'eSt ce nom, transformé par la prononciation
arabe en barid, que les caiifes omeyyades, après avoir
chassé les Byzantins de Damas, reprirent avec l'institution
des courriers d'État; leurs successeurs, les Abbassides, les
maintinrent à partir de Bagdad : le vizir du barid, chargé
de la circulation des messages, des renseignements, des
nouvelles et des ordres, était un des plus importants
fonctionnaires de leur administration. Dans chaque pro-
vince, un de ses subordonnés qui occupait le quatrième
rang dans la hiérarchie administrative locale rassemblait
les nouvelles et en faisait composer la synthèse par des
rédacteurs spécialisés dans un rapport écrit qu'il lui
adressait à Bagdad.
Les Omeyyades émigrés en Espagne apportèrent avec
eux l'institution des postes d'État. Ces nouveaux califes
ont, au xe siècle, à Cordoue un surintendant des postes
qui commande leurs courriers personnels : ceux-ci avaient
prêté serment de fidélité et d'exa£titude en entrant en
charge. Enfin, dernière grande puissance du monde
musulman préottoman, le royaume des Mamelouks tira
une grande part de sa force de l'organisation étonnam-
ment précise et efficace de son service postal.
Dans le même temps, la cohésion et la puissance de
l'immense empire mongol tenaient à l'intense circulation
de messagers que les Mongols entretenaient sur toutes
les pi§tes de l'Asie centrale : Marco Polo, à la fin du
XIIIe siècle, estimait à 200 000 le nombre des chevaux
utilisés dans ce service postal à la mesure d'un continent.
Les Mongols apportèrent ultérieurement ces principes
d'organisation d'une information rapide dans l'Inde où
les Ghaznévides puis les sultans de Delhi avaient depuis
le xie siècle déjà établi un réseau de courriers selon le
modèle abbasside. Et ces autocraties successives per-
fectionnèrent progressivement le système hérité des
Perses par Bagdad : les Ghaznévides exigèrent que le
rapport des agents provinciaux du barid inclût les prix des
denrées sur les marchés en plus des nouvelles politiques
et militaires; les Grands Moghols imposèrent que ces
rapports fussent quotidiens.
EN OCCIDENT

La continuité si remarquable en Orient des Aché-


ménides aux Grands Mogols n'a pas d'équivalent en
Occident. Ici la tradition a été brisée par les invasions
germaniques qui ont introduit dans le kosmos cultivé
qu'était l'empire romain une civilisation de semi-nomades
analphabètes : les royaumes barbares du ve au IXe siècle
ne connaissent pas de service postal d'Etat puisqu'ils ne
conçoivent même pas la notion d'État. Même l'Empire
rétabli par Charlemagne au IXe siècle puis par Othon 1
au xe siècle ne sut ni ne put en organiser un. Encore
à la fin du XIIIe siècle, Philippe le Bel, qui dépensait 1 %
de ses recettes en frais de messagers, ne disposait d'aucune
organisation pour les recruter, les entretenir, les monter
ou les accueillir au passage.
ORGANISATION OFFICIELLE

La transmission organisée des nouvelles n'a reparu


dans les royaumes d'Occident, après une interruption
d'environ un millénaire, qu'à l'imitation de ce qui se
passait dans les Etats du monde islamique et sur l'initia-
tive de certaines collectivités privées poussées par des
nécessités économiques. C'eSt en suivant l'exemple des
compagnies florentines dont ils utilisaient les services
commerciaux et financiers que les papes, les premiers parmi
les chefs d'État de la chrétienté, organisèrent au xive siècle
un service, sans régularité encore, de courriers pontificaux
que dirigeait un maître des courriers, souvent hôtelier.
C'eSt sans doute autant à l'imitation de ce service ponti-
fical alors centré à Avignon que, selon la tradition des
royaumes musulmans avec qui son royaume n'a plus de
frontière commune, le roi d'Aragon organisa à la fin
du xive siècle un service monarchique de courriers : il
le monta d'abord dans le royaume de Valence, le plus
méridional des royaumes de sa couronne, puis dans celui
d'Aragon et dans la principauté de Barcelone; les cour-
riers étaient dirigés et hébergés par un maître et hôte des
courriers et leur confrérie avait pour centre la chapelle
de Marcus à Barcelone. En France, il fallut attendre
Louis XI pour voir s'établir sur certains itinéraires des
postes royales inspirées des exemples milanais et vénitien
bien plus que du modèle aragonais. Les seigneurs de
Tour et Taxis, dont la famille avait des origines mila-
naises, commencent à organiser dans l'Empire un réseau
postal différent dans son principe à la fin du xve siècle;
les Rois Catholiques leur concèdent le monopole de
l'organisation postale dans la Péninsule ibérique en 1505,
et Charles Quint qui s'épuisa à maintenir des relations
constantes entre les diverses parties de ses États, que
séparait la France, leur donna la consécration en chargeant
le seigneur de Tour et Taxis de la direction de ses postes :
le réseau monté par un prince à des fins lucratives
devenait institution de l'Empire. Désormais, le procédé
eSt adopté dans l'Europe entière : les poStes royales sans
cesse perfectionnées deviennent un des organismes
nécessaires de chaque État. Elles demeurent d'abord au
service exclusif de celui-ci. Mais dès le xvie siècle les
portes royales affermées à des entrepreneurs, acceptent
de transporter par leurs courriers ordinaires réguliers les
lettres des particuliers; elles n'en demeurent pas moins
un monopole d'État, justifié par le fait qu'elles utilisent
les grandes routes qui font partie du domaine royal.
ORGANISATION PRIVÉE

Les particuliers, en effet, n'avaient à l'origine aucune


possibilité d'expédier rapidement des messages. Seuls
parmi eux les grands seigneurs, les évêques, les abbés des
plus puissants monastères pouvaient, en cas de besoin,
envoyer un de leurs familiers ou de leurs dépendants
porter un message à quelque correspondant. C'eSt par
l'intermédiaire de certaines collectivités, dont les besoins
d'informations étaient particulièrement grands à cause de
l'étendue de leurs relations que sont apparus les services
de postes privés. Certaines de ces collectivités étaient les
universités qui groupaient, loin de leurs parents dont ils
attendaient constamment nouvelles et subsides, un grand
nombre de jeunes gens riches : pour maintenir des rela-
tions normales et nécessaires avec leurs familles, maîtres
et étudiants organisèrent dès le XIIIe siècle des services
de courriers d'universités pour lesquels ils obtinrent
partout privilèges et protection royaux.
Plus encore que les universitaires, les hommes d'affaires
étaient à l'affût des nouvelles des événements naturels
et humains qui risquaient, à tout moment, de modifier
la marche et le deStin de leurs entreprises.
Comme les hommes d'affaires italiens étaient les plus
aCtifs d'Occident, c'eSt en Italie qu'apparurent les pre-
mières organisations postales vraiment privées. Les
multiples sociétés mercantiles de Gênes et de Venise,
les puissantes compagnies commerciales et bancaires des
villes toscanes avaient des intérêts dans tout l'Occident,
jusque sur les deux rives de la Manche et de la mer du
Nord aussi bien que dans l'Orient grec, latin et musul-
man. Certaines soutenaient les empereurs byzantins dont
elles avaient obtenu des tarifs douaniers préférentiels ou
le monopole de l'extraction et de l'exportation de certains
produits aussi rares qu'indispensables comme l'alun
d'Asie Mineure. D'autres prêtaient des sommes énormes
aux rois d'Angleterre ou de Sicile pour obtenir des
privilèges dans le commerce avec leurs royaumes. Quel-
ques-unes servaient de banquiers aux papes. Toutes les
guerres que menaient leurs clients risquaient donc d'avoir
de graves répercussions sur leurs affaires. On conçoit
qu'elles fussent préoccupées d'en connaître rapidement
les vicissitudes, aussi bien que les cours de tous les
produits et de toutes les monnaies sur toutes les places
du monde méditerranéen et occidental, afin de prendre
en temps utile toutes les décisions opportunes. Ce sont
ces renseignements d'une valeur aussi inestimable pour
l'historien du xxe siècle que pour le marchand du XIIIe
et du xive siècle que l'on consignait dans les lettres.
Mais souvent, pour que le renseignement fût utile, il
fallait qu'il parvînt rapidement au destinataire. Aussi
associés isolés, succursales lointaines ou sièges sociaux
des compagnies devaient-ils envoyer à cheval ou en
bateau un messager spécial. Les frais qu'il en coûtait à
la société ou à la compagnie étaient élevés.
Comme, dès la fin du XIIe siècle, le commerce de
l'Occident avait pour centre les foires de Champagne, les
marchands qui y avaient le plus d'affaires s'organisèrent
pour y envoyer à frais communs des courriers collectifs; à
Florence, ce fut la corporation du grand commerce, l'« Arte
di Calimala », qui en assuma la charge : elle faisait partir au
commencement et à la fin de chacune des six foires un
courrier dans chaque sens; ceux qui venaient de Cham-
pagne à Florence s'appelaient le courrier di hara et le
courrier di pagamento, selon le moment du déroulement
des opérations de la foire auquel ils étaient partis. Il en
était de même à Sienne. Après le déclin des foires de
Champagne au xive siècle, le même procédé fut utilisé
pour assurer les relations des marchands florentins avec
les principales places où ils avaient des affaires à traiter;
comme il n'y avait plus de centre unique, l'« Arte di
Calimala » aurait pu monter des systèmes de courriers
réguliers pour plusieurs directions et devenir ainsi un
office postal collectif de la ville. Elle le fit d'autant moins
qu'elle commençait à perdre de son importance et qu'elle
n'aurait peut-être pas eu ni l'autorité ni les ressources
suffisantes pour monter un tel service. Aussi sont-ce les
compagnies commerciales qui s'associèrent par petits
groupes pour organiser à frais communs des services
de courriers à destination des places qui intéressaient
spécialement certaines d'entre elles : dix-sept compagnies
florentines fondèrent ainsi en 1357 une société en parti-
cipation, la « Scarsella dei Mercanti Fiorentini », l'Escar-
celle des Marchands florentins, qui envoyait chaque
semaine de Florence à Avignon, où résidait la cour
pontificale, via Gênes, un courrier commun et un autre
dans le sens inverse. Cette Scarsella dont les Statuts nous
sont parvenus eSt la première compagnie postale qui soit
bien connue. Elle avait un caractère nouveau : elle prenait
aussi les lettres du public moyennant paiement d'une
taxe; les compagnies associées s'efforçaient de couvrir
ainsi leurs dépenses et, s'il se pouvait, de réaliser même
un bénéfice. Dans d'autres cités, c'eSt le consulat des
marchands qui reprit l'idée : celui de Barcelone organise
au xve siècle un service régulier de courriers avec Bruges :
deux courriers qui se croisent en route arrivent à Barce-
lone et à Bruges à la fin de chaque mois, y demeurent
six jours puis repartent avec de nouvelles lettres dans
l'autre direction. Enfin, dans certaines villes, ce sont les
magistrats urbains eux-mêmes qui organisent un service
postal communal : c'eSt le cas à Montpellier et à Dijon
au xve siècle, mais le rayon d'action de ces postes munici-
pales semble être reSté étroit.
Jusqu'à ces créations du xive et du xve siècle, les
particuliers, s'ils n'étaient ni grands seigneurs, ni univer-
sitaires, ni marchands, n'avaient d'autre moyen de faire
parvenir des nouvelles à un parent ou à un ami lointain
que de confier leurs lettres aux personnes de passage qui
se dirigeaient vers le lieu où résidait leur correspondant :
clercs se rendant à la cour de Rome, moines gagnant
une autre maison ou le chapitre général de leur ordre,
pèlerins en route pour Saint-Gilles, Rome, les Lieux
Saints, CompoStelle, Canterbury ou Paris, marchands
toujours en mouvement. C'eSt là la cause de la vive
déconvenue éprouvée par les marchands vénitiens venus
à ConStantinople en 960 : l'empereur grec prit à leur
encontre des mesures de rétorsion parce qu'ils avaient
apporté d'Allemagne, dont l'Empereur était en guerre
avec lui, des lettres qu'on leur avait confiées. Le doge
dut interdire à tous ses compatriotes de porter désormais
à ConStantinople à partir de la Lombardie et de l'Alle-
magne des lettres et des messages qui n'aient pas été
expédiés pour le compte de la commune de Venise. Et
Flamenca, au XIIIe siècle, dans le charmant roman qui
porte son nom, exprime la situation réelle lorsqu'elle dit
à son ami qui va la quitter : « Vous me manderez de
vos nouvelles par quelque adroit pèlerin, par un messager
ou par un jongleur ». Bien des documents prouvent, en
effet, que les jongleurs s'employaient volontiers à porter
nouvelles et messages, comme les y prédisposait une
existence errante. Paul Meyer a relevé le nom significatif
du troubadour PiStoleta, petite lettre, qui avait d'abord
été jongleur.
VITESSE

Bien entendu, toutes les nouvelles, officielles ou pri-


vées, ne circulaient pas à la même vitesse. Flamenca se
morfondra sans doute dans l'attente du billet confié par
son ami à quelque pèlerin à la lente démarche tandis
que le courrier pontifical ou royal ou le messager
d'une compagnie commerciale apporte à bride abattue,
en coupant au plus court, le message dont il eSt
chargé.
Même entre les courriers professionnels, on constate
des différences de vitesse très notables. Elles tiennent à
des causes diverses. Tout d'abord, les courriers ne sont
pas tous, il s'en faut, des messagers exprès qui ont reçu
l'ordre de chevaucher sans arrêt et au plus vite pour
porter leur message. Et parmi ces derniers, rarissimes
sont ceux qui voyagent même les nuits sans lune, en se !
faisant parfois précéder de porteurs de torches. j
C'est sans doute en voyageant une partie des nuits que i
certains courriers ont réalisé les vitesses les plus impres-
sionnantes dont le souvenir eSt venu jusqu'à nous :
quatre jours de Paris à Avignon (600 km) par le courrier
expédié par Charles VI pour demander aux cardinaux de
surseoir au conclave qui devait élire Benoît XIII, en
1394; peut-être même trois jours d'Avignon à Paris par
le courrier qui apporta en 1381 à Charles VI la nouvelle
que le roi de Castille Jean II avait reconnu Clément VII;
deux jours et deux heures de Barcelone à Valence
(320 km) en 1459 pour porter au futur Jean II d'Aragon
des lettres de Naples et de Rome arrivées par bateau;
moins de douze heures de Madrid à Ségovie par Diego
de Ulloa qui allait annoncer le 12 décembre 1474 la mort
d'Henri IV à Isabelle la Catholique; celle-ci s'empara
aussitôt du pouvoir en se couronnant elle-même reine
de CaStille; les cent kilomètres qui séparaient ces deux
villes n'étaient ordinairement couverts qu'en vingt-quatre
heures par les courriers, selon Palencia. Ces vitesses
maximales s'élèvent jusqu'à 150 et 200 km par jour. Mais
les courriers exprès des papes du xive siècle ne couvraient
en moyenne que 100 km par jour en pays plat, 50 km
seulement s'il fallait franchir une chaîne de montagnes.
Tout porte à croire que c'eSt parce qu'ils couraient la
nuit comme le jour que les coureurs du sultanat de Delhi
allaient au xive siècle plus vite que les messagers à cheval.
Les uns comme les autres allaient de relais en relais ; mais
les relais des coureurs, simples huttes espacées le long
du chemin, n'étaient distants l'un de l'autre que d'un
kilomètre environ : chaque coureur portait le message
pendant cinq minutes seulement en donnant sa pleine
vitesse. Ainsi l'arrivée d'Ibn Batuta aux bouches de
l'Indus fut connue en cinq jours à Delhi distante de
1 500 km. Cette vitesse moyenne de trois cents kilomètres
en vingt-quatre heures dans l'Inde du xive siècle doit
être rapprochée de celle de trois cent soixante-quinze
kilomètres en vingt-quatre heures mentionnée par Marco
Polo pour la Chine des Mongols où le cavalier était roi.
Ces vitesses sont nettement supérieures à celles qui sont
attestées à la même époque en Occident.
S'il s'agit de courriers ordinaires qui ne voyagent que
le jour, la différence de la durée de transmission des
lettres tient d'abord à la saison, car le plein été donne
six heures de course de plus que le plein hiver. Elle
tient aussi au fait que les courriers réguliers ne partent
souvent qu'à un jour fixe par semaine : la lettre peut donc
avoir eu la malchance d'attendre jusqu'à six jours avant
de partir. Et les chancelleries qui, comme la chancellerie
pontificale, n'assurent pas de départs réguliers de la
correspondance, attendent qu'une suffisante liasse de
lettres à expédier dans la même direction soit constituée
pour les confier à un courrier. D'autre part, en chemin,
la maladie, un accident, un contretemps, le mauvais
temps peuvent retarder le courrier, parfois considé-
rablement. La différence de durée de transmission des
lettres tient aussi à l'itinéraire suivi, et celui-ci peut
beaucoup varier. Parfois enfin, ce sont les événements
politiques et militaires et l'insécurité qui en découle qui
retardent les courriers : dans l'agitation qui saisit le
royaume de Sicile au lendemain de l'assassinat d'André
de Hongrie, mari de la reine Jeanne Ire, en 1345, les
messagers du nonce du pape, suzerain du royaume, partant
premier intéressé par le drame et ses conséquences,
mettent deux fois plus de temps qu'en période normale
pour atteindre Avignon.
Telles sont les raisons qui expliquent les différences
considérables que l'on constate dans la durée de la
transmission des lettres confiées à des courriers profes-
sionnels : de 23 à 51 jours entre Londres et Venise en
1436-1438. Et, bien entendu, si les lettres sont confiées
à des clercs ou à des négociants qui accompagnent des
marchandises, elles cheminent au pas des mules et des
bêtes de somme et non au galop de chasse.
Sur mer, la marche se poursuit souvent la nuit, ce qui
accroît considérablement l'ampleur du déplacement en
vingt-quatre heures. Mais les vents sont les maîtres : ils
accélèrent ou ralentissent l'allure des bateaux de façon
aussi importante qu'imprévisible. Au XIIe siècle, Ibn
Jobaïr partant pour l'Orient parcourt en trente jours les
3800 km de route qui séparent Ceuta d'Alexandrie en
faisant escale dans toutes les îles de la Méditerranée : les
Baléares, la Sardaigne, la Sicile et la Crète. Mais, au
retour, il met cinquante jours pour la traversée du seul
bassin oriental de la Méditerranée d'Acre à Messine, à
cause du mauvais temps : les passagers souffraient cruelle-
ment de la faim, car, écrit-il, dans la relation de son
voyage « les gens prévoyants avaient fait leurs provisions
pour trente jours, les autres pour vingt jours ou quinze
tout au plus » ; comme 1 900 km séparent Acre de Messine,
on prévoyait par conséquent une vitesse normale de 120
à 130 km par jour, comparable à celle du voyage d'aller.
Et tel bateau auquel, par temps exceptionnel, dix-huit jours
suffisent pour aller de Venise à Candie en met normale-
ment de vingt-trois à trente en été et de quarante-cinq
à soixante en hiver.
Néanmoins, malgré des différences très sensibles, la
comparaison d'un grand nombre de données réelles fait
ressortir les vitesses moyennes de transmission des lettres
par courriers ordinaires, qu'il eSt normal et raisonnable
pour tout expéditeur de prévoir. Elles correspondent
d'ailleurs aux indications générales données par les
auteurs de manuels de commerce dans les tableaux qu'ils
établissent de la durée moyenne des déplacements des
courriers d'un lieu à un autre « Termini di corrieri di
andare di luogo a luogo », tel le Florentin Giovanni di
Antonio da Uzzano en 1442 ou en 1458 :
Gênes-Avignon 7 à 8 jours
Gênes-Montpellier 9 à 11 jours
Gênes-Barcelone 18 à 21 jours
Gênes-Bruges 22 à 25 jours
Gênes-Paris 18 à 22 jours
Avignon-Barcelone 7 à 9 jours
Avignon-Montpellier 2 à 3 jours
Avignon-Paris 15 à 16 jours
Avignon-Florence 12 à 14 jours
Barcelone-Bruges 22 à 24 jours
Barcelone-Paris 19 à 20 jours
Barcelone-Montpellier 8 à 9 jours
Barcelone-Londres 16 à 18 jours
Barcelone-Valence 3 jours
Florence-Londres 25 à 30 jours
Florence-Bruges 20 à 25 jours
Florence-Milan 10 à 12 jours
Florence-Rome 5 à 6 jours
Florence-Brescia 10 à II jours
Florence-Naples 11 à 12 jours
Florence-Séville 29 à 32 jours
Florence-Paris 20 à 22 jours
Florence-Barcelone 20 à 22 jours
Florence-Montpellier 15 à 16 jours
Florence-Avignon 12 à 14 jours
Florence-Gênes 5 à 6 jours
Florence-Fabriano 6 à 7 jours
Florence-Aquila ou Sulmona 5 à 6 jours
En définitive, il semble que l'on puisse considérer que,
lorsque le voyage ne comportait qu'une seule étape ou
lorsque hommes et bêtes étaient relayés à chaque étape,
les courriers couvraient en moyenne de 50 à 80 km par jour,
les cavaliers ordinaires alertes et pressés de 50 à 60, les
personnages considérables ou peu pressés et ceux qui se
déplacent avec une suite ou des bagages de 30 à 45.
Mais pour un voyage de plusieurs étapes sans relais, le
plus fréquent, évidemment, à cause de son moindre
prix, les vitesses parcourues sont moindres. Les courriers
sont, en effet, tenus, à l'arrivée à chaque étape, de
répartir la correspondance qu'ils portent, d'en recevoir
d'autre, de la trier, de recevoir le prix de ces transports,
de soigner leur monture et de prendre quelque repos.
Et il faut compter avec les hasards de la route, inévitables
sur une longue distance. Aussi ne peut-on raisonnable-
ment prévoir qu'ils couvriront en moyenne beaucoup
plus de 60 km par jour : c'eSt la vitesse que donne la
table de Giovanni di Antonio da Uzzano; c'est celle des
messagers qui utilisent un méhari dans le désert et qui
ne peuvent envisager de faire plus de 60 km par jour
sans risquer de crever leur monture. Et il faut sans doute,
pour ces longs voyages, abaisser également à 55 km par
jour la vitesse des cavaliers et à 30 ou 40 km celle des mar-
chands. C'eSt ce qu'indiquent deux auteurs aussi différents
que le marchand florentin Francesco di Balduccio Pego-
lotti au xive siècle et le héraut de France Berry au
xve siècle : le premier eStime à dix-sept jours le trajet
de bêtes de somme chargées de laine sur les 600 km qui
séparent La Rochelle de Nîmes; le second affirme que
le royaume de France a une longueur de vingt-deux
journées de cheval du sud au nord (1000 km) et de seize
journées de cheval de l'eSt à l'ouest (850 km) tandis que le
royaume d'Angleterre n'en a que douze de la Manche
au border écossais.
Sur mer, les données d'Hérodote, du Pseudo-Scylax et
du géographe arabe Idrisi s'accordent pour suggérer que
l'on parcourait en moyenne de 100 à 150 km par journée,
100 km au maximum par nuit de navigation. Mais comme
cette distance n'eSt pas parcourue en ligne droite, rap-
portée à la ligne reailigne de l'itinéraire idéal elle ne
donne pas une vitesse m o y e n n e supérieure à 120 ou
130 voire l 50 km pour une journée de voyage de vingt-
quatre heures. A partir du xve siècle, les assureurs
maritimes, qui cherchent à éviter d'assurer des bateaux
dont le propriétaire sait qu'ils sont déjà avariés au
moment de la conclusion du contrat, admettent implicite-
ment par les normes qu'ils fixent pour le temps qui doit
s'écouler entre le moment du sinistre et la connaissance de
celui-ci par l'assureur que la nouvelle, c'eSt-à-dire le bateau
qui la porte, ne chemine pas, sur un itinéraire idéalement
rectiligne, à moins d'une lieue (5 k m environ) à l'heure.
Les vitesses moyennes dégagées dans ces lignes sont
à dessein celles du bas Moyen âge, du XIIe au xvie siècle,
période charnière p o u r l'histoire de l'Occident. Elles
semblent supérieures à celles de l'époque mérovingienne
et de l'époque carolingienne où le système routier romain
avait été désorganisé par les invasions germaniques et
où les troubles chroniques de l'Occident gênaient la
circulation tant par terre que par mer. Elles ne paraissent
pas, par contre, être supérieures aux vitesses retenues
comme moyennes à l'époque romaine.
Mais, à l'époque moderne, la modification du tracé des
routes, leur entretien, la construction de n o m b r e u x ponts
p o u r franchir les cours d'eau, l'organisation même du
service des postes comme service d'État, même si la plu-
part des rois l'afferment, et peut-être aussi une lente
sélection des chevaux entraînèrent une amélioration sen-
sible des vitesses des courriers. Cette amélioration ressort
de façon frappante de la comparaison des chiffres donnés
par J. A. Goris p o u r les relations extérieures d'Anvers
lors de son essor en 1500 et en 15 16. Elle eSt manifeste et
générale dès la seconde moitié du xvie siècle, si l'on
compare aux chiffres énoncés plus haut ceux qu'indique
J. Delumeau p o u r les courriers qui arrivent à cette
époque dans la Ville Éternelle ou qui en partent. E n
cas d'extrême urgence, R o m e n'eSt plus q u ' à u n jour
de Naples ou de Florence, à deux de Milan et de Venise,
à trois de TrieSte, à sept de Munich, à dix de Paris, à
douze d'Anvers, à seize de Saragosse par voie de terre :
ce sont là les chiffres records des courriers extraordinaires
qui voyagent la nuit comme le jour. Et, de façon normale,
les courriers ordinaires réguliers mettent à parcourir les
principaux itinéraires les délais moyens suivants :

Rome-Lyon 10 à 12 j o u r s
R o m e - M a d r i d (par terre) 26 à 28 j o u r s
R o m e - M a d r i d (par mer) 15 j o u r s
Rome-Milan 8 jours
Rome-Gênes 6 à 7 jours
Rome-Venise 4 à 5 jours
Rome-Florence ou Naples 3 à 4 jours
Rome-Paris 20 j o u r s
R o m e - B r u x e l l e s via M i l a n 20 à 25 j o u r s
Ces chiffres sont nettement moindres que ceux de
Giovanni di Antonio da Uzzano : ils portent la vitesse
des courriers ordinaires à 75 ou 100 km par jour, celle
des courriers extraordinaires à 250 ou 300 km par jour
dans les cas limites. L'Occident semble alors seulement
rattraper l'Orient.
Ces vitesses absolues furent à peine réduites par l'amé-
lioration des réseaux routiers par les despotes éclairés et
par les intendants français du XVIIIe siècle : celle-ci fut
surtout sensible en ce qu'elle permit la circulation de voitu-
res publiques rapides. Le courrier qui porta à Toulouse la
nouvelle du 10 août 1 792 mit quatre jours, quatre jours aussi
celui qui porta la nouvelle du 9 thermidor à l'état-major
de l'armée d'Espagne, à Fontarabie, alors qu'en 1660 la
durée minimale de ce trajet de 800 km était encore de cinq
jours au moins à la bonne saison par un courrier extraordi-
naire. Et Villèle, en 1815, couvre en diligence en huit jours
les 750 km qui séparent Toulouse de Paris : cette vitesse
alors normale de 100 km par jour en voiture était deux
fois plus grande que celle des officiers royaux qui parcou-
raient à cheval le même itinéraire au XIIIe siècle.
Mais toutes ces vitesses rapides ne valent, il ne faut
pas l'oublier, que pour les itinéraires privilégiés sur les-
quels sont établis les services postaux les plus importants.
Sur les voies secondaires, les vitesses demeurent bien
moindres : si le service régulier hebdomadaire met de sept
jours et demi à huit jours entre Toulouse et Paris en
1815, il faut cinq jours pour aller de Toulouse à Bordeaux
ou à Montpellier (225 km), c'eSt-à-dire que l'on va
exactement deux fois moins vite : la centralisation poli-
tique et celle de l'information vont de pair.
Par contre la vitesse des messageries qui vont au pas
des chevaux n'eSt pas plus grande sous Louis-Philippe
que sous saint Louis : les marchandises descendent tou-
jours le couloir rhodanien à la vitesse de 30 à 35 km
par jour; seulement, au lieu d'être portées par des bêtes
de somme, elles sont tirées dans de lourds fourgons et
les quantités transportées sont bien plus considérables.
Mais comme les lettres ne voyagent pas dans ces fourgons,
l'accroissement de la vitesse de la transmission des lettres
et des nouvelles en Occident du xve au xixe siècle eSt
donc bien de 100 % sur les grands itinéraires, de 25 %
à 50 % sur les autres.
Il en allait de même en Orient, où l'excellente organi-
sation postale des Grands Moghols dans l'Inde de la fin
du xvie et du XVIIe siècle portait la vitesse normale de
transmission des lettres par des courriers à cheval à
160 km par jour; les courriers du régime anglais ne
dépassèrent jamais cette vitesse même au xixe siècle.
PRIX

Expédier des nouvelles était fort dispendieux. L'envoi


d'un messager spécial nécessitait l'achat ou la location
d'un cheval, le remboursement au courrier de ses frais
d'hébergement et d'entretien pendant le parcours, l'in-
demnisation du propriétaire du cheval en cas d'accident.
Ces divers frais entraient souvent dans le montant de la
somme globale donnée au courrier; elle était d'autant
plus forte qu'il promettait d'aller plus vite. Et le destina-
taire gratifiait ordinairement d'une récompense le porteur
d'une bonne nouvelle, surtout s'il l'avait apportée rapi-
dement. La transmission d'une nouvelle coûtait donc
cher à l'expéditeur et au destinataire.
Aux beaux temps de l'empire romain ces frais incom-
baient au service général du cursus publicus et aux riverains
des routes qui devaient héberger certains courriers comme
ils le faisaient pour les envoyés de l'empereur accrédités
par une tratloria. Mais après la désagrégation du système
romain le droit de gîte ne peut plus être invoqué que
par les envoyés des princes ; les messagers s'arrêtent alors
le plus souvent, comme les voyageurs et les pèlerins, à
la campagne dans les hôtelleries des monastères, et à la
ville dans les auberges, dont certaines sont leurs haltes
préférées. C'est d'ailleurs bien souvent un patron d'au-
berge qui eSt l'organisateur d'un service poStal ou le
recruteur de courriers pour qui veut envoyer des mes-
sages.
Pratiquement, seuls les rois, les prélats et les grands
seigneurs peuvent faire les frais de l'expédition d'un
messager à la période dite féodale. A partir du XIe siècle,
avec l'essor des villes, du grand commerce et de la richesse
mobilière en Occident, les hommes d'affaires qui sont les
animateurs de cette expansion économique et sociale et
qui ont besoin d'une information rapide disposent aussi
des sommes nécessaires à l'envoi de courriers spéciaux.
Mais leur rationalisme les amena bien vite à considérer
l'avantage d'une réduction des frais par g r o u p e m e n t des
messages et à organiser le système de poste collective et
régulière monté par u n groupe de marchands ou par
l'ensemble des marchands d'une ville, d o n t la Scarsella
florentine était le prototype.
Les listes de prix d'envoi de nouvelles par des mes-
sagers spéciaux, dressées par moi-même p o u r l ' A v i g n o n
du xive siècle et par Pierre Sardella p o u r la Venise d u
xvie siècle montrent que ce procédé n'était toujours
accessible qu'au pape, aux rois, aux grands seigneurs,
aux corps municipaux et aux compagnies commerciales :
le m o n t a n t des frais d'envoi d ' u n messager spécial de
Venise à Rome équivalait au salaire mensuel d ' u n fonc-
tionnaire important de la ville ou au prix du pain con-
s o m m é pendant u n an par une famille de trois adultes.
L'envoi d'une nouvelle par exprès n'était pas à la portée
d ' u n simple particulier : il ne pouvait que confier son
message à une personne qui aurait fait de toute façon
le voyage et encore devait-il la gratifier de quelque récom-
pense s'il voulait être assuré de la remise du pli au
destinataire. E t sans doute quelques courriers princiers
transportaient-ils à leur propre bénéfice, malgré l'inter-
diction de leur maître, des correspondances qui s'offraient.
Or, précisément, les hommes d'affaires qui avaient les
premiers reconstitué des systèmes de courriers compa-
rables à ceux d u m o n d e romain m o n t r è r e n t aussi la voie
dans l'aménagement, de façon profitable au plus grand
nombre, du transport des lettres : la Scarsella florentine
acceptait, o n l'a vu, de porter moyennant paiement d ' u n e
somme relativement modique, les lettres que lui con-
fiaient des personnes qui ne faisaient pas partie de la
société. C'était réduire les dépenses de celle-ci par des
recettes, voire rendre possible un bénéfice, et les hommes
d'affaires italiens ne négligeaient jamais une occasion de
profit. C'était aussi mettre u n grand n o m b r e de particuliers
en situation d'adresser u n message à une vitesse régulière
et prévisible à u n correspondant sans se ruiner.
Cette participation du public aux frais d'une organisa-
tion postale en échange du transport de ses lettres fut
reprise sur une grande échelle par tous les organismes
poStaux d ' E t a t que créèrent tous les rois d'Occident à
partir du xvie siècle. Le prix de l'envoi de nouvelles
s'abaisse dès lors nettement pour les particuliers; il
devient progressivement accessible à un nombre constam-
ment plus grand d'entre eux. Et, avec la multiplication
des routes postales dans chaque royaume, la plupart des
hommes d'affaires ont désormais tout avantage à utiliser
eux-mêmes, pour leurs messages habituels, les services
postaux des États. Comme l'exploitation de ceux-ci eSt
généralement donnée à ferme, beaucoup de sociétés
d'hommes d'affaires se constituent, pour affermer les
postes et tirer d'une activité en constant développement
de substantiels bénéfices : les hommes d'affaires européens
des xvie et XVIIe siècles organisent pour le compte des
États les systèmes postaux que leurs prédécesseurs italiens
des XIIIe et xive siècles avaient créés pour eux-mêmes.
EXCLUSIVITÉ ET SECRET DES NOUVELLES

Les organisateurs d'un système de transport de nou-


velles entendent bien en retirer, sur le plan de l'informa-
tion, le profit exclusif. Les courriers exprès ne doivent
se charger d'aucun autre pli que celui qui leur eSt confié
et ne doivent remettre celui-ci qu'à son destinataire : les
princes et les hommes d'affaires ne sauraient admettre
que le messager dont ils font les frais risquât de servir
également les adversaires ou les concurrents qu'ils
s'efforcent précisément de prévenir en envoyant une
dépêche. Les messagers expédiés par une société postale
semblent donc risquer de nuire aux membres mêmes de
la société lorsqu'ils transportent les lettres du public
parmi lesquelles se trouve aussi bien la correspondance
de leurs concurrents. Dès la création de la première
compagnie postale que nous connaissons, la Scarsella
florentine, ce danger était écarté : la Scarsella remettait
à destination les lettres des membres de la compagnie
24 ou 48 heures avant celles du public; ainsi les associés
pouvaient procéder aux achats et aux ventes que suggé-
raient les nouvelles qu'ils recevaient avant les tiers : ils
ne risquaient donc pas d'être devancés par leurs concur-
rents ou par le public à qui leur organisme postal avait
néanmoins rendu un très grand service.
L'exclusivité de l'information eSt sœur du secret.
Politique, diplomatique, militaire, économique ou reli-
gieuse, la nouvelle n'eSt utile que si elle demeure secrète.
C'eSt là que le problème posé par sa transmission eSt le
plus délicat. Le secret ne saurait être en effet suffisamment
assuré par la fermeture des lettres au moyen de cachets
dont le destinataire s'assure qu'ils sont intacts : elles
peuvent être interceptées, dérobées ou simplement lues
en chemin par des personnes habiles à découper et à
replacer les cachets.
La sauvegarde classique du secret consiste à donner
au porteur du message des instructions verbales qu'il
communiquera au destinataire au cours d'un entretien.
L'expéditeur espère que, s'il vient à tomber aux mains
d'ennemis ou d'adversaires, il aura assez de fidélité et de
grandeur d'âme pour ne révéler sous la menace ou la
torture qu'une partie des instructions complémentaires
qu'il lui a confiées. Mais de telles personnes de con-
fiance sont, plus ou moins, des ambassadeurs. On ne peut
confier les secrets d'un État ou d'une grande entre-
prise aux humbles personnages que sont les courriers
ni attendre de leur part un Stoïcisme et un mutisme à
toute épreuve lorsque les ennemis, les brigands ou les
pirates qui infestent l'Occident de la guerre de Cent Ans
à la fin des guerres de Louis XIV leur brûlent les membres
ou les affament. La défense du secret de l'information
consiste à user d'un langage cryptographique, à chiffrer
les messages. Ce procédé eSt aussi ancien que les messages
écrits eux-mêmes, si des modalités très diverses et des
méthodes toujours plus compliquées ont été adoptées au
cours des âges pour rendre les messages chiffrés incom-
préhensibles à qui n'en possède pas la clef.
L'INFORMA TION UNI VERSELLE

Telle qu'elle s'eSt ainsi organisée dans les grands


empires orientaux du monde antique, telle qu'elle s'eSt
maintenue ou rétablie dans l'ensemble des États de l'ancien
continent pendant le Haut Moyen âge, l'information offi-
cielle, créée et développée par les chefs d'État grâce aux
ressources de l'impôt permanent conservé ou reconquis,
ne donnait à ceux-ci que des renseignements limités à
l'ensemble politique qu'ils gouvernaient. Pour avoir des
informations sur ce qui se passait dans les États voisins,
ils s'en remettaient aux renseignements que recueillaient
ceux de leurs fonctionnaires qui administraient les districts
frontières, aux dires des pèlerins, des marchands, des
clercs et des croisés qui se déplaçaient sans cesse à travers
le monde et aussi aux rapports des espions qu'ils entre-
tenaient parfois à grands frais et qui prenaient souvent
le vêtement de ces types errants d'humanité. Mais les
informations qu'ils obtenaient ainsi sur le m o n d e extérieur
demeuraient, en tout état de cause, très fragmentaires et
souvent limitées à l'objet précis de leurs inquiétudes et de
leurs désirs.
C'e§t à partir du XIIIe siècle, avec la centralisation de
l'Église sous l'autorité du pape, avec la création d'ordres
nouveaux, les Ordres Mendiants, strictement hiérarchisés
sous un maître général et qui parsèment t o u t le m o n d e
chrétien de couvents, le découpent en provinces et lancent
à l'extérieur des missions en pays infidèles, avec la création
enfin de puissantes compagnies commerciales et bancaires,
d o n t le réseau de succursales et d'agents, lui aussi, couvre
la chrétienté et déborde sur les pays voisins, qu'appa-
raissent en Occident des possibilités d ' u n e information
vraiment universelle. Elles sont d'abord au service des
deux seules puissances internationales du monde chrétien
depuis la fin du Moyen âge : les papes et les banquiers.
Les papes, à partir d ' I n n o c e n t III, mais surtout au
xive siècle, rattachent de plus en plus étroitement tous
les clercs à leur autorité. Ils attirent à eux progressive-
ment la nomination de tous les évêques et de tous les
abbés, la juridiction suprême en matière bénéficiale et
spirituelle et ils soumettent tous les bénéficiers ecclésias-
tiques à u n système de plus en plus efficace d'impôts.
T o u s les prélats et bon n o m b r e de clercs doivent donc
venir à la Curie, à A v i g n o n puis à Rome, au cours de
leur existence. D'autre part, des fonctionnaires financiers,
les collecteurs, établis chacun dans une partie de la
chrétienté, entretiennent de constants rapports avec le
camérier qui eSt le principal auxiliaire du pape dans
l'administration de l'Église. O n conçoit qu'évêques,
abbés, moines, collecteurs fassent constamment parvenir
verbalement ou par lettre à la Curie des informations sur
l'ensemble d u m o n d e chrétien et sur ses marges. E t les
Ordres Mendiants, puis, àpartir du xvie siècle, les Jésuites,
dont les maîtres généraux résident auprès du pape, lui
en c o m m u n i q u e n t en outre sur les pays extérieurs où
ils entretiennent de nombreuses missions. C'eSt n o n seule-
ment par goût pour leur forme de spiritualité et par
admiration pour l'austérité de leur vie mais aussi pour
être renseigné par eux sur ce qui se passait dans tout
l'Orient, que saint Louis, dont la politique extérieure eSt
entièrement tendue vers la délivrance des Lieux Saints,
s'entoure de Frères Mineurs et de Frères Prêcheurs : c'eSt
un frère mineur, Guillaume de Ruysbrouck, qu'il envoie
au Grand Khan avec l'espoir d'obtenir l'alliance de revers
des Mongols contre les musulmans.
De leur côté, les hommes d'affaires italiens, qui ont
pris, depuis l'effacement des marchands syriens aux VIIe
et VII le siècles, la direction des grandes affaires commer-
ciales en Occident, entretiennent par profession des
rapports avec les diverses parties du monde dont ils
échangent les produits. Dans les villes maritimes où le
risque de mer les contraint à fragmenter leurs affaires,
c'est individuellement ou collectivement à l'échelon de
la cité qu'ils reçoivent des informations ; le rôle des
consuls établis dès le XIIe siècle sur toutes les places
commerciales de la Méditerranée et de l'Occident par tous
les grands ports italiens pour protéger et défendre les
intérêts de leurs citoyens est particulièrement important
en la matière. Mais dans les villes de l'intérieur, spéciale-
ment dans les grandes villes toscanes, Sienne, Lucques
et Florence, s'édifient avec de nombreux associés et des
capitaux considérables d'énormes compagnies commer-
ciales et bancaires à durée pratiquement illimitée. Tra-
vaillant avec un nombreux personnel et des ressources
financières abondantes dans tous les champs d'activité
susceptibles de fournir un profit dans l'ensemble des pays
méditerranéens et occidentaux, elles établissent aux nœuds
principaux de leurs affaires des succursales Stables dont
les directeurs sont à l'affût de toutes les nouvelles d'ordre
économique mais aussi d'ordre politique et militaire de la
région : il leur importe autant de connaître l'abondance
des récoltes que les opérations militaires susceptibles de
couper une route commerciale ou les mécomptes politi-
ques d'un débiteur qui risque dès lors de ruiner son ban-
quier. Les premières grandes compagnies florentines,
celles des Scali, des Bardi, des Peruzzi, des Acciaiuoli, des
Buonaccorsi tissent sur le monde un réseau d'information
qui se noue à leurs quinze ou vingt succursales, dont les
principales sont FamagouSte, Chiarenza en Morée, Naples,
Venise, Gênes, Avignon, Paris, Bruges, Londres et Barce-
lone. De l'une à l'autre circulent courriers ordinaires et
messagers extraordinaires portant des correspondances
bruissantes de nouvelles. Si la somme des connaissances
des compagnies florentines en matière économique eSt
condensée dans les manuels de commerce que composent,
comme Pegolotti au xive siècle, le Pseudo-Chiarini et
Giovanni di Antonio da Uzzano au xve siècle, les meil-
leurs de leurs agents, il n'eSt que de lire la chronique
universelle composée par Giovanni puis Matteo Villani,
associés des Peruzzi puis des Buonaccorsi, p o u r saisir à
quel point ces membres dirigeants de compagnies créan-
cières des grands rois d'Occident étaient au courant, au
jour le jour, de l'évolution de la politique, de la diplomatie
et des guerres. E t ces compagnies florentines servaient
naturellement de banquiers aux papes à qui seules elles
pouvaient rendre des services financiers dans toute l'éten-
due de la chrétienté. Papauté et compagnies toscanes
étaient les seuls organismes structurés du m o n d e chrétien
qui s'intéressassent à l'univers t o u t entier, réserve d'âmes
à convertir ou de produits dont faire commerce.
O r il est des moments où l'exceptionnel réseau uni-
versel d'information que constitue la hiérarchie chrétienne
ne fournit pas à son chef les nouvelles d o n t il a besoin
ou plutôt ne les lui fournit pas assez vite. Il eSt bien rare,
en effet, que les agents pontificaux envoient à la Curie
u n messager exprès : ils y expédient un clerc qui chemine
assez lentement ou confient les plis aux compagnies
commerciales d o n t ils utilisent les services financiers p o u r
transférer les fonds apostoliques. Aussi eSt-il naturel que
dans les cas d'urgence, le pape, avide d'informations, se
tourne vers les compagnies commerciales qui sont ses
banquiers p o u r leur demander de lui faire parvenir sans
tarder toutes les nouvelles qu'elles p o u r r o n t recueillir sur
le problème ou sur la région qui le préoccupe. Mais en
1348 le pape Clément VI va plus loin : à u n m o m e n t
o ù le royaume de Sicile, vassal du Saint-Siège, eSt menacé
par l'expédition victorieuse de Louis de Hongrie, le pape
n'en reçoit plus de nouvelles ; inquiet, préoccupé de
mettre toutes les ressources spirituelles, diplomatiques et
financières de l'Église au service de la reine Jeanne Ire,
il demande à la compagnie florentine des Alberti antichi,
qui lui sert alors de banquier exclusif, de lui faire tenir
sans délai tous les renseignements qu'elle pourra recueillir
sur la marche du roi de Hongrie et sur la situation dans
le royaume de Sicile. Et il ajoute qu'il indemnisera la
compagnie de toutes les dépenses qu'elle aura pu faire
pour se procurer des informations. Acte capital : le pape
reconnaît la supériorité des compagnies mercantiles pour
obtenir des informations rapides; et surtout, en achetant
les services des Alberti antichi pour lui fournir des
renseignements, il les transforme en véritable agence
d'informations. C'eSt l'apparition dans le monde de cette
source nouvelle et bientôt indispensable de renseigne-
ments qu'eSt l'agence d'informations : elle a, dès son
origine, la forme d'une société privée.
A Venise, cependant, où les hommes d'affaires cons-
truisaient un État, le Grand Conseil à qui ses fonction-
naires en Romanie, les capitaines des galères de l'État,
les marchands revenant de la mer Noire, de Beyrouth,
d'Alexandrie, de l'océan Atlantique et de la mer du
Nord faisaient connaître les nouvelles du monde entier,
se préoccupa, au début du xve siècle, de rendre plus
régulières ses relations avec les principaux centres de la
chrétienté. Peut-être l'idée lui en vint-elle parce que
l'absence de grandes compagnies commerciales à succur-
sales multiples privait Venise, ville maritime, d'informa-
tions régulières quoique d'origine privée. En tout cas,
il adopta, comme toujours à Venise où l'État soutenait
toutes les activités, une solution d'État : le premier de
tous les États catholiques, la république de Venise
décida de déléguer des représentants à demeure dans les
principales capitales de la chrétienté, auprès du pape, du
roi de France et de l'empereur. Ce furent les premiers
ambassadeurs dont les dépêches au Grand Conseil
constituent la plus ancienne et la plus magnifique source
continue de renseignements sur la vie de la chrétienté.
Mais le système des ambassadeurs à poSte fixe, qui fut
bientôt imité par le pape, par Louis XI et par tous les
souverains, demeure un mode d'information officiel qui
s'eSt maintenu tel jusqu'à nos jours. La première agence
privée d'informations fut sans doute la compagnie
florentine des Alberti antichi au milieu du xive siècle.
L'exemple fut naturellement repris ultérieurement.
Toutes les grandes compagnies commerciales à Structure
durable, qui disposaient d'un réseau étendu de succursales
dans divers pays de la chrétienté, étaient amenées à rendre
des services comparables aux chefs d'État. Le cas le plus
éclatant fut celui de Jacob Fugger, qui mit au service
de l'empereur Maximilien son organisation privée de
messagers et qui transmettait à divers princes allemands,
notamment au duc de Saxe, les renseignements qu'il
apprenait de ses divers correspondants répartis dans le
monde.
Inversement le rôle œcuménique de la papauté con-
tinuait à faire de sa résidence, même après la Réforme,
le centre privilégié de l'information universelle. Au
xvie siècle, le conflit qui oppose le roi de France au roi
d'Espagne les amène à chercher à attirer chacun le pape
de son côté; d'autre part, la Curie reste le centre de
consommation de produits de luxe le plus important de
la chrétienté; enfin la collation par le pape de bénéfices
mineurs au premier postulant qui s'eSt adressé, dès la mort
du titulaire, à sa Daterie, multiplie les suppliques. Rome
eSt donc le centre postal international le plus actif d'Italie
et sans doute d'Europe : des nouvelles politiques,
militaires, commerciales, spirituelles y convergent et en
partent par tous les moyens. Quatre maîtres de poètes
étrangers y reçoivent pour le compte du roi d'Espagne,
du roi de France, des républiques de Gênes et de Venise
les courriers ordinaires et extraordinaires de ces puis-
sances. Le pape qui a aussi son réseau postal et son
maître de postes n'a pas réussi à éliminer ceux des
quatre autres États. Il résulte de cette situation l'arrivée
constante à Rome d'ordinaires venant de toutes les direc-
tions. La Ville Éternelle est le centre le mieux informé
des nouvelles de toute la chrétienté, celui aussi d'où sont
également diffusées dans toutes les directions les nou-
velles ainsi rassemblées.

LA DIFFUSION DES NOUVELLES

En principe, on l'a vu, la transmission des nouvelles


par des organismes d'État ou par de puissants organismes
privés devait s'effectuer dans le plus grand secret pour
permettre aux princes et aux banquiers de tirer profit, au
détriment de leurs adversaires ou concurrents, de ren-
seignements qu'ils se procuraient à grands frais. Mais
trop d'autres personnes, à commencer par ces adversaires
et concurrents, avaient trop intérêt à connaître ces rensei-
gnements p o u r ne pas s'efforcer de se les procurer. Aussi
cherche-t-on à obtenir de toutes les façons des révélations
sur les événements politiques et militaires, sur les arri-
vages de produits précieux et les cours des changes, voire
sur l'humeur, les mariages et la vie familiale des souve-
rains : cette dernière catégorie de nouvelles importe
autant aux grands seigneurs que la précédente aux
h o m m e s d'affaires.
Et, depuis la plus haute antiquité, des esprits ingénieux,
exploitant ces désirs, diffusent des informations moyen-
nant rétribution. O n peut être assuré qu'ils abondaient
sur l'agora des cités grecques et le f o r u m des cités
romaines. Les hauts salaires donnés aux courriers officiels
dans le m o n d e oriental avaient p o u r b u t de les mettre
à l'abri des tentations des chercheurs d'informations.
Mais ceux-ci pouvaient payer cher, assurés qu'ils étaient
de revendre plus cher encore les renseignements impor-
tants p o u r leur clientèle : il eSt frappant de constater que,
d u XIIIe au xvie siècle, les grands seigneurs anglais ont
volontiers acheté à des informateurs plus ou moins sûrs
toutes sortes d'indications sur les idées et les intentions
des rois qui risquaient de les intéresser au premier chef.
Mais c'eSt avec l'essor de la culture et spécialement
dans les villes marchandes d'Italie, d'Allemagne et des
Pays-Bas, o ù t o u t un public qui sait lire eSt avide de
nouvelles de toutes sortes susceptibles de modifier son
sort o u sa fortune, que s'eSt développée systématiquement,
à partir du début du xvie siècle, la diffusion des infor-
mations. Elle semble avoir eu p o u r origine Venise,
carrefour de la Méditerranée et de l ' E u r o p e centrale et
avant-poSte de la chrétienté vers l'Orient d ' o ù prove-
naient épices et produits de luxe, mais d ' o ù menaçaient
aussi les Turcs conquérants. Bien des renseignements
contenus dans les lettres des marchands et dans les
dépêches des ambassadeurs filtraient peu à peu dans la
ville. D'habiles rédacteurs les rassemblaient, les mettaient
en forme et les diffusaient par le moyen de feuilles
manuscrites, les avvisi ; ces feuilles d'avis se répandaient
en Italie et en Allemagne; o n en vint peu à peu à en
faire commerce au Rialto. A Rome, où ils apparaissent
après l 560, o n les appelle d ' u n n o m significatif : avvisi
di banchi, ce sont les nouvelles que l'on recueille dans la
rue des banques. Ils eurent bientôt des émules en Alle-
magne où princes et banquiers avaient été parmi les
premiers amateurs des avvisi vénitiens : les Zeitungen se
multiplient, émanant de Nuremberg, centre commercial
essentiel, mais aussi de centres réformateurs comme
Wittenberg où Mélanchton ne dédaigne pas d'en rédiger.
Les adversaires de la papauté en publient à Rome. Des
spécialistes commencent à vivre de cette profession de
rédacteur de feuilles d'avis : ils cherchent leurs informa-
tions partout, mais surtout chez les commerçants, dans
la domesticité des grands, auprès des pèlerins, des soldats
et, bien entendu, des courriers et des maîtres de poSte.
Peu à peu, mais lentement, ces « nouvelles » furent
imprimées. Il fallut un siècle pour que le procédé devînt
courant, preuve aussi que, progressivement, au temps de
l'humanisme, la culture se répandait dans les aristocraties
et les bourgeoisies de l'Europe. La gazette imprimée
apparaît en fonction de l'arrivée et du départ hebdoma-
daires des courriers dont l'usage et les réseaux réguliers
s'étendent au xvie siècle à toute l'Europe : ce rythme
hebdomadaire lui donne une certaine régularité. Elle
eSt d'autant plus recherchée que l'avance des Turcs, la
découverte progressive et l'exploitation du Nouveau
Monde, le développement de la Réforme et les guerres
qu'elle suscite préoccupent sans cesse une opinion
publique constamment élargie. La presse permet de
diffuser à plusieurs milliers d'exemplaires avvisi, Zeitungen,
relations et placards. Et lorsqu'un publiciSte avisé eut mis
la publication d'une de ces feuilles en rapport avec les
foires de Francfort, leur périodicité s'établit. L'informa-
tion périodiquement diffusée par la presse à un grand
public apparaît avec les gazettes du XVIIe siècle.
La diffusion des nouvelles à la grande échelle permise
par l'usage de l'imprimerie et le développement complé-
mentaire de la culture posait un nouveau problème : celui
du contrôle des nouvelles par le pouvoir public. Jusque-
là, l'ensemble des habitants illettrés des villes avait été
averti des principales nouvelles que voulait lui faire con-
naître l'autorité publique par celle-ci même : dans
le monde musulman, elles étaient annoncées par le
khatib à la grande mosquée après la prière du
vendredi; dans le monde chrétien, les curés les com-
muniquaient au prône le dimanche et les hérauts les
proclamaient dans les rues; et c'était souvent par le
changement de l'effigie sur les monnaies que bien
des paysans et des illettrés apprenaient cette nouvelle
majeure que constituait l'avènement d'un nouveau roi.
La presse, machine rudimentaire encore mue à bras
d'homme, transformait le problème. Aucune autorité ne
pouvait accepter dans l'Europe des monarchies absolues
que des informations comportant implicitement ou
suscitant logiquement une critique du pouvoir fussent
répandues par la presse dans le public. Le prince recevait
ses informations de ses ambassadeurs et de sa police; il
ne pouvait accepter que ses sujets fussent aussi largement
informés.
Ce problème avait déjà été résolu dans le premier pays
qui avait connu l'imprimerie : la Chine. A l'époque des
T'ang (618-907) où l'existence simultanée du papier et de
l'imprimerie avait permis le développement dans une
société raffinée et cultivée d'une publication périodique,
le « Ti-Pao », était né sous le contrôle impérial : c'était
une gazette officielle qui diffusait dans le public les infor-
mations qu'il paraissait heureux au chef de l'État de lui
faire connaître. Cette méthode fut par la suite adoptée
dans l'Inde à la cour des Grands Moghols puis dans toutes
les petites cours indiennes : avec les informations abon-
dantes et précises venues par le barid de tous les points
de l'empire et le récit quotidien des activités du prince
enregistré par un secrétaire de son entourage, un historio-
graphe composait chaque jour une synthèse officielle.
Lecture en était donnée à voix haute à une assemblée
de courtisans et de correspondants des communautés
urbaines, des grands seigneurs éloignés et des princes
voisins qui prenaient des notes et les transmettaient par
courrier à leurs commettants. Puis la synthèse des infor-
mations officielles était classée dans les archives. Ce
procédé devint constant avec Akbar à partir de 1574.
Aussi, en Occident, dès qu'apparut une presse pério-
dique importante, celle-ci fut-elle étroitement contrôlée
par le pouvoir qui en censurait les nouvelles ou y im-
posait des articles. C'eSt la condition de la « Gazette »
hebdomadaire créée en 1631 par ThéophraSte Renaudot,
auquel Richelieu, conscient de l'importance du nouvel
organe d'information qu'était la presse périodique, avait
confié un monopole pour mieux contrôler son aétion.
Ce fut le statut de tous les autres journaux d'Europe,
hebdomadaires pendant le XVIIe siècle et pendant une
partie du XVIIIe siècle, puisque les premiers quotidiens
n'apparurent en Angleterre qu'en 1702 et en France
qu'en 1777. Simplement, le développement croissant de
la société cultivée permettait à des journaux plus nom-
breux d'accroître leurs tirages et la partie libérale de
l'opinion, dès l'aube du XVIIIe siècle, critiquait le contrôle
des informations par le pouvoir.
Seule l'Angleterre possédait une véritable presse d'in-
formation. La guerre de l'indépendance des États-Unis,
puis la guerre contre la France révolutionnaire et impé-
riale l'amenèrent à faire des prouesses pour apprendre et
révéler au public des événements survenus dans le monde
entier. Au moment où le commerce britannique conquiert
tout l'univers, cette soif d'information des journaux
anglais reproduit, à l'échelle d'une époque qui connaît
la presse périodique, la soif d'information des hommes
d'affaires italiens de la fin du Moyen âge. Les mêmes
besoins donnaient à ces businessmen la même efficacité
que jadis aux mercanti toscans. Au moment du blocus con-
tinental où le public anglais, enfermé dans son île, n'avait
plus de fenêtre sur l'Europe, John Walter I, directeur
du « Times », envoya dans la Manche de petits bateaux
pour acheter à des pêcheurs français des journaux du
continent. Sous son fils, John Walter II, le « Times »
annonça la capitulation de Flessingue en 1809 vingt-
quatre heures avant que le gouvernement ne fût en mesure
de confirmer le fait. C'eSt dans des conditions com-
parables que Nathan Rothschild, qui avait transporté en
Angleterre le centre des entreprises de sa famille, connut
avant le gouvernement anglais la nouvelle de la victoire
de Wellington à Waterloo : un de ses agents qui attendait
à OStende des informations sur l'issue de la bataille put
se procurer au sortir de la presse une page de la « Gazette »
hollandaise qui annonçait la première cette victoire et
prendre un bateau en partance pour Londres. Il arriva
dans la capitale britannique le 20 juin à l'aube et prévint
aussitôt Nathan Rothschild qui annonça la nouvelle au
gouvernement ; celui-ci ne reçut l'envoyé spécial de
Wellington et la communication officielle de la victoire
que le 21 juin. Sans doute Nathan Rothschild profita-t-il
de sa connaissance exclusive de la grande nouvelle pen-
dant quelques heures pour faire des spéculations aussi
favorables que faciles. Mais sa fortune était déjà faite
sur la place de Londres et c'eSt une légende enjoliveuse
qui en voit l'origine dans cette transmission exception-
nellement rapide de la nouvelle de la défaite de Napoléon.
Au moins les hommes d'affaires anglais du xixe siècle
commençant se montraient-ils les dignes successeurs des
hommes d'affaires italiens du Trecento.

L'INFORMATION ET LA TRANSMISSION
DES NOUVELLES A L'ÂGE DE LA MACHINE

Au début de l'ère dite industrielle, à partir de 1780


environ, apparaît toute une série d'aménagements
divers qui facilitent la transmission des nouvelles. Les
principaux sont l'amélioration du tracé et du sol des
routes, l'ouverture de routes de montagne, le perfection-
nement par Chappe du télégraphe optique, l'adaptation
de la machine à vapeur aux presses désormais rotatives
(1814). Ils ont simplement pour effet de multiplier les
modes de transport et de diffusion des nouvelles en fonc-
tion de l'accroissement même de l'inStrudtion et de la
culture : plus de voitures postales, plus de nouvelles,
plus de journaux circulent; mais ils ne modifient pas
substantiellement le mode même de transmission : les
nouvelles continuent à ne circuler ordinairement que de
jour et à une vitesse qui ne peut excéder celle du galop
du cheval. Or, malgré la récente création des courses et
des sociétés pour l'amélioration de la race chevaline,
malgré le caractère de plus en plus sélectif de l'élevage
des chevaux, il eSt peu vraisemblable que les chevaux
des courriers de Napoléon aient parcouru dans l'heure
plus de quelques kilomètres de plus que ceux des Mon-
gols de Tamerlan et que ceux des jeunes Athéniens
dont la frise des Panathénées nous conserve l'image.
L'âge nouveau dans l'histoire de l'information com-
mence au cours des années 1840-1860 avec la diffusion
de certaines applications nouvelles de la vapeur et de
l'électricité et certaines découvertes et innovations
techniques dans l'imprimerie et l'administration.
La multiplication des chemins de fer dans les décennies
postérieures à 1840 substitue brusquement dans toute
l'Europe et dans une grande partie de l'Amérique le trans-
port des lettres par wagon postal à leur transport par
voiture hippomobile ou par courrier à cheval. En quel-
ques années la vitesse moyenne de déplacement des
hommes et des nouvelles passe de 15 à 20 km dans l'heure
à 50 ou 60 km. C'eSt une révolution plus grande que celle
qui avait remplacé le courrier à pied par le courrier monté
puisque la nouvelle vitesse moyenne eSt nettement supé-
rieure au double de la précédente et que la nuit eSt gagnée
comme temps de transport. Surtout, la puissance des
locomotives à vapeur permet de transporter à cette
vitesse des quantités considérables de lettres dont le
nombre, fonction de l'essor du commerce, de l'industrie
et de la culture, eSt sans rapport avec celui des périodes
précédentes : ce nombre même permet l'abaissement
des tarifs postaux qui tombent à la portée des bourses
modeStes; et l'invention du timbre-poSte en 1840 facilite
la perception de ces tarifs mis à la charge des expéditeurs
par les États qui conservent jalousement le monopole des
services postaux. Pendant un demi-siècle environ les
vignettes postales de certains Etats conservèrent les
symboles des courriers d'antan : le cor et parfois la
sacoche. Grâce aux chemins de fer les messages privés
ordinaires transportés nuit et jour par des services
quotidiens atteignent leur destinataire en moins de
quarante-huit heures à l'intérieur d'un même État, en
moins de cinq à six jours à l'intérieur de l'Europe, de
huit jours en Amérique du Nord.
Or simultanément l'invention du télégraphe électrique
permettait la transmission extrêmement rapide des nou-
velles urgentes. La transmission elle-même est presque
instantanée. Ce sont la transcription en alphabet morse
du texte, sa retransmission en clair et sa distribution qui
prennent un certain temps avant la remise du message à
son destinataire. La première ligne télégraphique française
unit Paris à Rouen en 1844. Dès 1845 les journaux font
usage du télégraphe pour recevoir les nouvelles qu'ils
publient. Peu à peu le télégraphe étire ses fils le long
de toutes les voies ferrées. Il franchit les océans grâce à
des câbles sous-marins : le premier câble transatlantique
entre l'Europe et les Etats-Unis eSt posé en 1866. Les
nouvelles peuvent bientôt faire le tour du monde par le
télégraphe : en 1896, lors du jubilé de Sir Thomson, une
dépêche partie de Glasgow via Terre-Neuve, Washington
et San Francisco y revint en sept minutes.
Cependant la reproduction des dessins sur les pages
des journaux périodiques, inaugurée par « The IlluStrated
London News» en 1842, créait l'information par l'image
que la photographie permettait de rendre objective en
1881 par le procédé de l'autotypie.
Dans les mêmes années 1840 si fertiles en transforma-
tions capitales apparaissaient les agences d'information
dont la première fut l'Agence Havas (1835). Ces sociétés,
utilisant au maximum tous les nouveaux procédés techni-
ques d'information, reçoivent d'innombrables correspon-
dants disséminés sur toute la terre (l'Associated Press en
a cinquante-deux mille en 1917) les nouvelles de toute
sorte qu'elles revendent à des abonnés officiels ou privés;
tous les journaux sont naturellement abonnés à ces
agences.
Enfin le développement de l'instruction qui va de
pair avec celui du machinisme multiplie les lecteurs
et, par la leéture du journal, permet la diffusion de
l'information écrite à des catégories sociales qui ne
pouvaient auparavant la recevoir qu'indirectement. En
France, la loi Guizot sur l'enseignement primaire
(1833) eSt à l'origine des énormes tirages des journaux
de la fin du siècle.
Vitesse triplée ou quadruplée des hommes et des nou-
velles ordinaires, instantanéité de la transmission des
nouvelles urgentes, reproduction exacte des apparences
extérieures des événements, et tout cela pour des foules
immenses, tels sont les résultats en matière d'information
de la révolution machiniste que le xixe siècle léguait au
xxe siècle. Celui-ci, malgré la diversité et l'éclat de ses
réalisations n'a fait que perfectionner les résultats acquis
par les pionniers des chemins de fer et de l'éledricité.
Le téléphone, utilisé couramment depuis 1879, et le télé-
scripteur, plus tardif, ne font qu'accélérer la transmission
de la nouvelle en supprimant la double traduction en
morse puis en clair; le téléphone ajoute seulement la
possibilité du dialogue. La téléphonie sans fil donne une
souplesse infinie au procédé mais n'accroît pas la rapidité
de la transmission qui demeure instantanée. L'avion
accroît pour les messages ordinaires comme pour les
hommes la vitesse du transport, mais dans des propor-
tions qui restent de l'ordre de celles des progrès des
chemins de fer de 1840 à 1900 : d'une tête de ligne
continentale à une autre les lettres mettent aujourd'hui
moins de vingt-quatre heures.
La véritable innovation du xxe siècle eSt celle de la
transmission de l'image même des événements, réalisée
de façon Statique, d'abord par le bélinogramme, puis avec
les mouvements et les couleurs mêmes de l'action et de
l'atmosphère par le cinématographe et par la télévision.
Ce n'eSt plus la nouvelle même de l'événement qui eSt
instantanément transmise : c'eSt l'événement lui-même
avec ses apparences et ses bruits qui se déroule sous les
yeux de tous les speCtateurs, pourvu bien entendu qu'il
ait été prévu et que sa transmission ait été organisée.
Même les analphabètes sont aujourd'hui informés instan-
tanément des principaux événements prévisibles du
monde grâce à ces modes d'information audio-visuels.
L'information qui était depuis les temps les plus reculés
le privilège des gens cultivés s'affranchit de la servitude
de l'écriture, des langues et de tout filtre intellectuel. Ces
procédés nouveaux semblent permettre et promettre une
communion instinctive de tous les hommes du monde
dans la participation visuelle et auditive à un même
événement. Il n'y aura plus alors besoin d'informer qui
que ce soit. Le perfectionnement des moyens d'informa-
tion aura mis fin à l'information, dont l'histoire eSt in-
séparable de celle de l'essor de la culture intellectuelle.

CONSÉQUENCES

Au point aduel de leur évolution, les transformations


par la machine des méthodes de l'information n'ont
encore rien changé à l'essence ni aux caraCtères fonda-
mentaux de celle-ci. Si drues que les nouvelles par-
viennent aux collectivités et aux particuliers, si étendue
que soit leur audience publique et privée, c'eSt préci-
sément toujours, bien plus que leur fréquence, leur
masse ou leur diffusion, leur exaCtitude, leur intégrité,
leur précision et leur rapidité qui font leur importance.
Tant que l'événement qu'elle rapporte ne se déroule pas
complètement sous les yeux de l'individu et du groupe
qu'elle intéresse, c'eSt par l'intermédiaire de l'information
qu'il en reçoit que celui-ci se décide à agir. Les qualités
intrinsèques de l'information sont donc encore aujour-
d'hui, comme tout au long de l'histoire, de grande
conséquence puisqu'elles façonnent les fondements in-
tellectuels, assurés ou incertains, des aétions des hommes.
L'exactitude est la qualité première de l'information.
Rien de plus essentiel que d'être assuré de la réalité
d'un fait. Or les fausses nouvelles pèsent dans les déter-
minations des peuples et des individus d'un poids
considérable. Leurs causes sont multiples : le hasard, la
précipitation, la crédulité, la négligence, mais aussi la
malignité et la volonté délibérée d'attirer autrui dans un
piège. Il suffit pour en souligner l'importance de rappeler
quelques exemples tirés du florilège de la presse contem-
poraine, avide du sensationnel qui lui attire de grosses
ventes au numéro. Les fausses nouvelles les plus fré-
quentes sont les annonces anticipées d'événements qui
doivent, selon toute logique, se produire à bref délai :
l'arrivée à l'aéroport de New York de l'avion de Nun-
gesser et Coli disparu, hélas! dans l'Atlantique; la mort
de telle ou telle personnalité annoncée en gros titre alors
qu'elle ne s'est pas produite, le récit d'une cérémonie
reportée au dernier moment. La facilité même de la
vulgarisation par la presse multiplie les inexactitudes de
ce genre, que le désir de faire vite et extraordinaire
explique, s'il ne les excuse pas. Malheureusement les
mêmes méthodes gangrènent toutes les informations de la
grande presse : celui qui a lu en première page d'un grand
quotidien le récit d'une interview qu'il n'a jamais donnée
eSt fondé à douter de la valeur de toutes les informations
publiées dans la presse; et chacun sait bien que, dans sa
spécialité professionnelle, les articles de journaux four-
millent d'erreurs involontaires si le texte n'en a pas été
rédigé par un de ses confrères et publié intégralement.
L'information par l'image ne mérite pas plus de con-
fiance : les montages photographiques fabriqués à coups
de ciseaux permettent de donner l'illusion d'une rencontre
entre personnages qui ne se sont jamais vus; les doublages
de voix et les sosies créent, au gré des réalisateurs, un
climat de fiction intégrale dans l'information cinémato-
graphique.
De l'erreur involontaire à la forgerie pure et simple,
la transition eSt insensible. Que de chefs d'État et de
particuliers, faute de vouloir ou de pouvoir la recouper
par une autre se sont décidés sur une fausse nouvelle!
Bien des fortunes se sont faites et défaites à partir de
positions prises à la Bourse dès l'annonce, controuvée
à dessein, du naufrage, du détournement ou de l'arrivée
à bon port des galères de Venise au xvie siècle, des
galions d'Amérique au XVIIe siècle, des clippers et des
cap-horniers au xixe siècle, des pétroliers au xxe siècle.
Au sommet de cette échelle des fausses nouvelles se
trouve le mensonge pur et simple : Iseut aux Blanches
Mains annonce à Tristan mourant que la nef de Kaherdin,
qui pourtant amène Iseut la Blonde auprès de son amant,
porte une voile noire, signe de son refus, alors que la
voile eSt blanche et Tristan ne peut retenir son âme. Que
de cas réels sont symbolisés si puissamment par la
prenante fiction du trouvère! A la limite, la fausse
nouvelle tue.
L'intégrité de l'information eSt un aspect même de son
exactitude. On crée une fausse nouvelle aussi aisément
en amputant le récit d'un événement qu'en l'inventant
de toutes pièces. Le meilleur exemple de l'importance de
l'intégrité de l'information eSt la dépêche d'Ems : Bis-
marck en modifiant les termes du récit des visites de
l'ambassadeur de France, Benedetti, à Guillaume Ier donne
au télégramme qu'il diffuse un ton outrageant pour la
France; comme sa psychologie l'avait prévu, les ministres
français, sans prendre la peine de vérifier les faits, tirent
argument de l'offense imaginaire pour déclarer la guerre à
la Prusse : ils mettent ainsi celle-ci dans la position de
victime qui était la plus avantageuse à Bismarck. La guerre
franco-prussienne de 1870-1871 aurait peut-être éclaté sur
un autre prétexte et aurait peut-être également abouti à
la victoire prussienne. Mais, dans les conditions où s'eSt
déroulé cet événement capital de l'histoire contemporaine
de l'Europe, il n'eSt pas douteux qu'il a été suscité par
une information incomplète et habilement truquée.
La précision de l'information n'importe pas moins que
son intégrité. L'imprécision eSt le caractère même des
bruits, des rumeurs qui se propagent de bouche à oreille
et qui jettent le discrédit sur certains hommes ou suscitent
l'émoi des foules. C'eSt là l'origine principale des peurs
qui affligent chroniquement le monde des campagnes dans
la longue période prémachiniste : la dernière et la plus
terrible fut la Grande Peur qui, en juillet 1789, leva les
populations contre des adversaires supposés ou grossis,
imaginés à la suite des événements capitaux de Paris mal
connus et encore plus mal compris, et suscita dans toute
la France incendies, destructions et désarroi moral.
La rapidité de l'information a toujours été de grande
conséquence tout au long de l'histoire, sous sa forme
relative ou sous sa forme absolue. La rapidité relative
eSt celle qui se mesure dans une concurrence : celui de
deux ou de plusieurs adversaires ou rivaux qui apprend le
premier une nouvelle importante eSt capable de prendre
des décisions qui lui permettent d'en tirer le maximum
d'avantages tandis que ses rivaux, avertis trop tard, n'en
peuvent bénéficier. C'est ce qui se produisit, par exemple,
au lendemain de la mort du comte de Flandre, Philippe
d'Alsace, au siège de Saint-Jean-d'Acre, le ier juin 1191.
Ce décès risquait d'avoir les plus graves conséquences
pour le comté que convoitait Philippe AuguSte, lui aussi
présent au siège d'Acre. Le chancelier du comte de Hai-
naut, également intéressé au premier chef au sort de la
Flandre voisine, Gislebert de Mons, apprit la nouvelle
à Borgo San Donnino alors qu'il chevauchait vers Rome.
Il dépêcha aussitôt un courrier à Mons. Celui-ci fit telle
diligence qu'il arriva à temps pour permettre au comte
de Hainaut de prendre des mesures défensives : la reine
mère, régente de France, ne put donc mettre en sa main
le comté de Flandre comme lui en donnait l'ordre une
lettre de Philippe AuguSte qui n'arriva pas suffisamment
à temps pour que l'action royale pût être menée par
surprise. Cette rapidité relative de l'information eSt très
importante à toutes les époques, mais elle a toujours
proportionnellement le même intérêt : il s'agit, à un
moment et avec des moyens donnés, d'être le premier
informé d'un événement considérable. La vitesse absolue
ne joue guère de rôle dans ce processus qui eSt essentielle-
ment celui d'une compétition.
La rapidité absolue eSt de bien plus de conséquence
lorsqu'il s'agit de faire connaître un événement avant une
certaine date ou avant qu'un autre ne se déclenche : c'eSt
alors une pure et simple lutte de vitesse contre le temps,
que le messager en ait conscience ou non. Un des
exemples les plus frappants de l'importance de la rapidité
absolue de la transmission des nouvelles est donné par
l'élection au souverain pontificat pour la branche avignon-
naise du pape Benoît XIII en 1394 : cette élection
contribua grandement à faire durer le grand schisme
d'Occident dont les conséquences désastreuses furent
incalculables pour la chrétienté. La mort de l'anti-
pape avignonnais Clément VII apparaissait à tous les
princes de la chrétienté, à quelque obédience, avignon-
naise ou romaine, qu'ils appartinssent, comme une occa-
sion exceptionnelle de mettre fin au schisme. Le roi de
France, Charles VI, principal soutien de la branche
avignonnaise, réfléchit au problème dès qu'il apprit le
décès de Clément VII. Cependant les cardinaux de
l'obédience avignonnaise, entraînés par le cardinal d'Ara-
gon, Pedro de Luna, se hâtaient de se réunir en conclave.
Pour réserver le temps de la réflexion et de négociations
qui eussent pu aboutir, Charles VI dépêcha à toute bride
un courrier à Avignon pour demander aux cardinaux,
dont la plupart étaient français, de surseoir de quelques
jours à la réunion du conclave. Le courrier arriva comme
les cardinaux venaient de s'enfermer, et Pedro de Luna
s'opposa à ce que l'on reçût le message du roi, puisque
les cardinaux s'étaient déjà séparés du monde pour
délibérer : il fut élu pape, et son obstination fit durer le
grand schisme encore vingt ans, coupant la chrétienté
en deux, y favorisant l'essor des sentiments nationaux
et le mépris pour l'Église, son organisation et ses chefs.
Il eSt fort possible que le schisme n'eût pas persévéré
et que toute l'évolution morale qui s'ensuivit n'eût eu
ni les mêmes caractères ni les mêmes conséquences si
le chevaucheur de Charles VI était arrivé une ou deux
heures plus tôt, avant le début du conclave.
C'eSt dans cette rapidité absolue de la transmission des
1nouvelles, sans cesse accrue par le progrès technique, que
?se manifeste le plus nettement l'accélération de l'histoire.
i On n'écrit plus aujourd'hui, comme le faisaient jadis
constamment les princes, à des correspondants déjà morts
: depuis quelque temps, tel Édouard II d'Angleterre
i adressant le 20 janvier 1325 une lettre au roi Denis de
Portugal qui était décédé le 7 janvier. Si l'on pense qu'un
: fait d'une importance aussi capitale que le succès définitif
l de la croisade par la prise de Jérusalem, survenue le
15 juillet 1099, fut ignoré du p r o m o t e u r de l'entreprise,
le pape Urbain II, qui m o u r u t le 29 juillet, on mesure
toute la différence qui sépare l'âge du cheval de l'âge de
la machine en ce qui concerne la transmission des nou-
velles. Il existait avant la mécanisation des moyens de
transmission une sorte de déphasage constant des groupes
humains les uns par rapport aux autres : ils ne vivaient
pas tous, faute de communications rapides, au même
instant du temps. Cela suffit à expliquer le morcellement
des empires et, même à l'intérieur d'États forts et d'orga-
nismes puissants, l'autonomie relative des régions ou des
établissements périphériques : il fallait résoudre sur place
et immédiatement les problèmes qui se posaient.
La rapidité de la transmission des nouvelles a une
autre importance encore : elle permet, en la devançant,
de faire connaître à ses victimes éventuelles l'arrivée
d'une catastrophe : invasion, cyclone, inondation. E t le
miracle de l'âge de la machine, c'eSt que la nouvelle gagne
de vitesse le cataclysme, que l'information précède l'évé-
nement : u n chevaucheur pouvait, à l'âge du cheval,
annoncer l'inondation menaçante aux riverains d'un fleuve
en précédant le flot de quelques heures, et, précisément,
le retour de la marée dans la baie du Mont-Saint-Michel
ne paraissait si traître et si redoutable que parce que,
comme le répètent aujourd'hui les manuels élémentaires
sans plus comprendre le sens profond de l'expression,
la mer avançait à une vitesse plus grande que celle du
cheval au galop; le phénomène était affreux parce qu'il
échappait au contrôle de l'homme. Il en était de même
p o u r les typhons et les cyclones. Le télégraphe a donné
à l ' h o m m e la prévision, c'eSt-à-dire un contrôle approché
de ces catastrophes naturelles. Mais, ainsi devenu davan-
tage maître et possesseur de la nature, l ' h o m m e s'eSt
déçu lui-même par ses propres inventions : l'avion, la
fusée supersoniques atteignent l'objeétif avant le bruit
qu'ils font, c'eSt-à-dire que l'événement ici devance de
nouveau l'information d'autant plus qu'aucun moyen de
transmission ne peut l'annoncer par ailleurs. Dès avant
ces nouveautés bouleversantes la simple transmission
télégraphique permettait de remonter le temps et de le
précéder en allant dans le sens de la marche d u soleil;
p o u r n'avoir pas modifié les horaires dans le premier
fuseau horaire sis à l'oueSt de celui du méridien de Paris,
les autorités constatèrent en 1938 que d'habiles joueurs
pariaient à Casablanca sur des chevaux qui avaient déjà
gagné sur les champs de courses parisiens; une heure de
décalage suffisait p o u r téléphoner la nouvelle de l'événe-
ment et mettre un complice en situation d'en profiter.
Pour qui prend la terre dans le sens de la marche du
soleil, l'idée du film de René Clair C'eit arrivé demain n'eSt
pas une véritable anticipation.
La conséquence la plus lourde de cet incessant ac-
croissement de la rapidité de la transmission des nouvelles
depuis u n siècle, c'eSt de créer la solidarité du m o n d e
entier. Chaque Français, qui ne connaissait q u ' à peine
jusqu'en 1860 les chefs-lieux de son canton, de son
arrondissement et de son département, où le législateur
révolutionnaire avait placé à un jour de marche à pied
ou à cheval de son domicile les services publics qui lui
étaient nécessaires à u n m o m e n t o ù la nouvelle du
9 thermidor mettait quatre jours p o u r parvenir à Bor-
deaux, eSt aujourd'hui au courant, au b o u t de quelques
heures, de la situation exacte des équipes de savants qui
traversent le continent antarctique. Cette solidarité des
hommes par la rapidité des nouvelles a entraîné progres-
sivement, au cours du siècle d'âge mécanique déjà vécu
par l'humanité, la consolidation des unités nationales au
moyen d'une centralisation devenue monstrueuse dans
les pays où, comme la France, elle avait commencé au
XIIIe siècle : aucun fonctionnaire local ne prend plus de
décision sans en référer par téléphone au ministère. Elle
a entraîné la disparition de la diplomatie traditionnelle,
puisque les ambassadeurs s'entretiennent avec leurs
ministres aussi aisément que des préfets. Elle a entraîné
la centralisation des entreprises qui agissent à l'échelle
continentale ou mondiale : c'eSt à Bruxelles qu'eSt établie
la comptabilité de la Compagnie internationale des
Wagons-Lits p o u r l ' E u r o p e et tous les sièges y envoient
chaque soir leurs comptes. Elle pousse ainsi à la Structura-
tion nouvelle des grands groupements d ' h o m m e s que
présente la carte de la densité de la population du monde
au xxe siècle. Parmi ceux-ci, l'Europe, dont l'exiguïté et le
morcellement ne sont plus accordés aux vitesses actuelles,
éprouve le plus de peine à tirer les conséquences, contrai-
gnantes p o u r la diversité nuancée qu'elle tient de son passé,
qu'impliquent les techniques mêmes qu'a conçues son génie.
Les exemples cités précédemment montrent que, tout
au long de l'histoire, beaucoup d'actes des individus
comme des collectivités ont été décidés en fonction d'une
information insuffisante. Une information à la fois
exacte, précise, complète et rapide mène aux décisions
raisonnables qui sont, par conséquent, le plus favorables
à celui qui les prend. Et, précisément, les méthodes
de la propagande, qui se garde ordinairement de faire
appel à toutes les ressources de la raison, consistent
le plus souvent à diffuser des informations incomplètes,
imprécises ou inexactes. Mais la rapidité d'une informa-
tion nuit souvent à son exactitude, à son intégrité, à sa
précision. Le destinataire hésite à bon droit; et, s'il n'a
pas le temps de vérifier l'information, il prend sa décision
dans des conditions incertaines. C'eSt ce qui arrive
d'ordinaire dans la réalité. L'historien, assuré de ses
méthodes, a beau jeu, dans le calme du cabinet, pour
recouper à loisir les nouvelles dont disposaient les
hommes du passé et expliquer leurs erreurs. Mais ni le
chef d'État ni le particulier, pressés par la nécessité
d'agir, n'ont généralement ce loisir d'une enquête cri-
tique. Bon nombre de décisions, et des plus importantes,
sont donc prises à la lumière d'une information insuffi-
sante, en vertu d'une inclination sentimentale, d'un pari,
ou d'une idée préconçue, bien plus que d'une connaissance
rationnelle de la réalité. N'eSt-ce pas là, autant que
lorsqu'il s'agit de décisions mûrement pesées, la preuve
même de l'importance de l'information, bonne ou mau-
vaise, dans l'histoire des hommes et de leurs sociétés et
celle de la nécessité pour tous de travailler à rendre les
nouvelles toujours plus conformes aux faits?
Yves RENOUARD.

BIBLIOGRAPHIE

Giovanni di ANTONIO DA UZZANO, Della decima e delle altre


gravezze impofla dal Comune di Firen^e, dans G. F. Pagnini,
t. III, Lisbonne-Lucques, 1766.
C. A. J. ARMSTRONG, Sorne Examples of the Distribution and
Speed of News in England at the Time of the Wars of the Roses,
dans Studies in Médiéval Hifîory Presented to F. M. Powicke,
pp. 429-454, Oxford, 1948.
Louis BAUDIN, I J Empire socialise des Inka, Institut d'Ethno-
logie, Paris, 1928.
B. DELEPINE, Histoire de la pofte internationale en Belgique sous
les grands maîtres des pofles de la famille de Tassis, Bruxelles, 1952.
Jean DELUMEAU, Vie économique et sociale de Rome dans la
seconde moitié du XVIe siècle, t. I, Paris, 1957.
Pierre FRÉDÉRIX, Un siècle de chasse aux nouvelles : de l'agence
Havas à l'agence France-Presse, 18}J-19J7, Paris, 1959.
A. J. GORIS, Études sur les colonies marchandes méridionales à
Anvers de 1488 à if 67, Louvain, 1925.
A. S. KHURSHID, News Letters in the Orient, Assen, 1956.
LIN Yu TANG, A Hifîory of the Press and Public Opinion in
China, InStitute of Pacific Relations, Londres, 1937.
Adam MEZ, Die Renaissance des Islams, Heidelberg, 1922.
C. MILANESI, Ordini della Scarsella de' mercanti fiorentini per
la corrispondenza tra Firenze ed Avignone, dans « Miscellanea
fiorentina d'erudizione », t. I, 1886, p. 149-153.
F. OHMANN, Die Entflehung des Poflwesen und die Taxis,
Leipzig, 1909.
P. OLBRICHT, Das Posïwesen in China unter der Mongolen-
herrschaft im 1 u n d 14. Jahrhundert, « Gôttinger Asiatische
Forschungen », vol. I, Wiesbaden, 1954.
O. PASTINE, L' organizzazione poflale della Repubblica di Ge-
nova, dans « Atti della società ligure di §toria patria », t.
LXXX, 1926.
PFLAUM, Étude sur le cursus publicus sous le Haut Empire,
dans « Mémoires présentés par divers savants à l'Académie
des Inscriptions et Belles-Lettres », Paris, 1940.
Y. RENOUARD, Comment les Papes d'Avignon expédiaient leur
courrier, dans « Revue historique », t. CLXXX, 1937, p. 1-29.
Y. RENOUARD, Les Relations des papes d'Avignon et des
compagnies commerciales et bancaires de 1316 à 1378, Paris,
1942.
Pierre SARDELLA, Nouvelles et spéculations à Venise au début
du XVIe siècle, Paris, 1948.
J. SAUVAGET, La Pofle aux chevaux dans l'empire des Mame-
louks, Paris, 1941.
Adolf SCHAUBE, Der Kurierdienst 3wischen Italien und den
Messen von Champagne, dans Archiv für Poff und Telegraph,
vol. XXIV, 1896, pp. 542-550 et 571-581.
J. TOLEDO GIRAU, Los correos en la Valencia medieval, dans ?
« EStudios medievales publicados por l'InStituto valcnciano o
de EStudios hiStoricos », t. I, 1950-1954, p. 248-269.
Eugène VAILLE, Hifîoire générale des pofles françaises, 6 vol.,
Paris, 1947-1952.
Georges WEILL, Le Journal. Origines, évolution et rôle de la ^
presse périodique, Paris, 1934.
Les Routes de France depuis les origines jusqu'à nos jours, Paris, �
1959 (recueil d'études).
ESSOR DE LA R E C H E R C H E
HISTORIQUE

L 'HISTOIRE, la « science historique », telle que nous


l'entendons à présent : recherche systématique et
scientifique du passe humain restitue par le moyen des
témoignages qui nous en sont restés, eSt entrée, pour ainsi
dire, en son âge adulte au début du xixe siècle. On a
vu plus haut comment « chacune des principales techni-
ques qui constituent aujourd'hui l'équipement de l'érudi-
tion historique a pris forme, pour l'essentiel, entre le
xvie et le XVIIIe siècle ».
Si toutefois l'on compare ce que nous savons à présent
de notre passé avec ce qu'en avaient pu retrouver les
historiens d'il y a seulement cent cinquante à deux cents
ans, on reSte Stupéfait des bouleversements et des enri-
chissements prodigieux qu'a subis en ce court laps de
temps la connaissance historique.
Autour de 1800, le domaine de cette connaissance
coïncidait encore, à peu près, avec l'aire des peuples qui
avaient mis au point la notion même de l'histoire. Mis
à part les ensembles plus restreints ou plus localisés
d'événements (guerres, dynasties, provinces, villes), les
historiens ne s'étaient guère attaqués jusqu'alors qu'au
passé plus ou moins immédiat de leur propre pays :
Pithou, Pasquier, Mézeray, Bouquet, Rivet, Hénault,
Sismondi, Voltaire pour la France; Mariana, Zurita pour
l'Espagne; Sigonius, Muratori, Tiraboschi pour l'Italie;
Camden, Gildon, Wilkins, Hume, Robertson pour la
Grande-Bretagne; Conring, Mascov, Moser pour l'Alle-
magne; Scaliger, Gruter pour les Pays-Bas; Schloezer
pour l'Europe slavonique. Ceux qui s'étaient intéressés
aux « antiquités » n'avaient point dépassé, soit le monde
latin et grec ancien (Mabillon, Montfaucon, Pouilly,
Beaufort, Scaliger, Pétau), soit l'ancien christianisme
(Launoy, Ruinart, les MauriStes, les BollandiStes, Mos-
heim, Baronius) ou ses ancêtres orientaux, les Juifs et
le monde biblique (Richard Simon), avec, tout au plus, une
timide pointe vers l' « Orient », c'eSt-à-dire l'Islam
(d'Herbelot).
L'« Histoire universelle », pour ceux qui en affrontaient
l'ampleur, gardait en gros le même cadre, le même plan,
et surtout la même documentation essentielle depuis
Bossuet. C'eSt-à-dire qu'elle demeurait centrée sur la
civilisation occidentale et chrétienne, sur l'Europe et la
partie avancée de l'Asie, et que, pour tout ce qui dépassait
« par en haut » les débuts de notre ère, elle n'avait d'autres
sources que les auteurs anciens, grecs et latins, d'une part,
et la Bible de l'autre.
Cette dernière, gardant encore à peu près partout sa
réputation de conserver « les deux plus anciens livres du
monde » (Pascal, Pensées, édition Brunschwicg, n° 741),
servait de cadre et de caution à l'« histoire » des « ori-
gines », avant l'ère éclairée par les historiens de l'Antiquité
classique. « La Genèse suffit pour savoir comment le
monde a commencé », écrivait J. de MaiStre en 1810
(lettre du II-23 juin), et si un certain nombre de savants
se sentaient déjà, depuis le XVIIIe siècle surtout, et depuis
les premiers travaux des « géologues », suffisamment
détachés du dogmatisme qui accordait une valeur litté-
rale infaillible aux témoignages bibliques, la conception
générale des origines de l'homme et de son passé le plus
reculé demeurait plus ou moins consciemment calquée
sur le schème biblique, l'antiquité de l'Univers, ou tout
au moins de ses occupants, ne dépassant point la quaran-
taine de siècles avant notre ère. Des peuples anciens dont
le souvenir s'était conservé, on ne savait rien d'autre ;
que ce qu'en pouvaient dire la Bible ou les historiens i
classiques, à commencer par Hérodote, et souvent ce e
n'était guère plus que le nom de ces peuples. Par ailleurs î
le passé, et surtout le passé archaïque, du reSte du monde, <
Asie, Afrique, Amérique, était non seulement tout à fait )
inconnu, mais même hors de toute préoccupation ou i
recherche sérieuse.
Si l'histoire a passé si vite de dimensions aussi res- -
treintes dans l'espace et le temps à celles qui nous sont t
familières aujourd'hui, de quelques milliers d'années aux ;
centaines de mille que nous contemplons désormais avec :
quelque assurance, et d'une portion assez infime du :
monde au globe presque entier de l'Univers, c'eSt qu'une i-
prodigieuse série de découvertes a considérablement
enrichi, depuis un siècle et demi environ, le trésor de
ces « témoignages » grâce auxquels les historiens gardent
accès au passé de notre race.
Sans qu'il soit question d'en dresser ici le bilan com-
plet, ou même approximatif, il eSt indispensable d'énu-
mérer, voire de détailler, les plus importantes, les plus
typiques d'entre elles, tout au moins, pour donner une
idée authentique de ce que l'histoire eSt pour nous
aujourd'hui.

« Découverte » eSt un terme ambigu dans notre langue,


en ce sens qu'il marque aussi bien le résultat d'une
investigation entreprise de propos délibéré que la brusque
apparition, due au hasard, d'un élément nouveau de
connaissance. Les deux ont pourtant ceci de commun
qu'ils ne se révèlent qu'à un regard préparé à les voir
et n'ont de valeur proprement scientifique que pour
autant qu'ils tombent dans un esprit suffisamment formé
déj à et préoccupé de savoir pour en tirer scientifiquement
parti : la plus belle collection de silex Stratifiés, la tablette
cunéiforme la plus riche d'enseignements ont pu se
présenter aux yeux d'un promeneur ou d'un voyageur
du Moyen âge, par exemple, sans avoir sur lui d'autre
effet, même si par ailleurs c'était un grand esprit, que de
l'intriguer quelques moments et de lui paraître une
« curiosité » plus ou moins Stérile.
Si le xixe siècle a inauguré en histoire la série que l'on
va évoquer de découvertes bouleversantes, c'est d'abord
et surtout, comme on l'a rappelé en commençant, parce
que, dans l'essentiel tout au moins, l'histoire et ses
méthodes étaient déjà constituées, l'« esprit historique »
en vigueur, et qu'il existait désormais des historiens à
même d'apprécier la valeur de témoignage de ce qui nous
vient du passé. Avant ces cent cinquante ou deux cents
dernières années, en vain aurait-on découvert peut-être
tout autant d'éléments propres à reconstituer le passé de
l'homme : c'eSt seulement une fois l'histoire devenue
quelque chose de systématique et de technique que, de
simples objets de curiosité, ces données ont pu devenir
objets de science, de connaissance et, par suite, de re-
cherche scientifique. Provoquées par le hasard ou résultat
d'investigations appliquées, les découvertes considérables
dont l'histoire s'eSt enrichie depuis à peu près deux
siècles s'expliquent donc surtout par la promotion même
de l'histoire à l'état de discipline scientifique : non seule-
ment désir de savoir dans tel domaine déterminé —
en l'occurrence le passé de l'homme —, mais examen
méthodique de tout ce qui appartient à ce domaine.
Mais ce désir de savoir, cette volonté d'examen métho-
dique et universel, ont progressé eux aussi depuis :
l'histoire elle-même, comme « science », a subi entre-
temps un enrichissement interne considérable, et parmi
les découvertes dont nous nous occupons ici, il faut faire
une place à part à celles qui ont doté la propre science
historique de méthodes nouvelles, multiplié ses moyens
de recherche, étendu et adapté sa technique à de nouveaux
objets, de nouveaux types de témoignage, lui ouvrant
de la sorte des voies d'accès auparavant inconnues et
insoupçonnées vers ce passé qu'elle recherche, et lui en
permettant une connaissance à la fois plus complète et
plus sûre.
Sans doute de telles découvertes d'ordre méthodo-
logique ne se sont jamais faites in abftratfo, mais seulement
en contrecoup, en filigrane de recherches et de trou-
vailles de nouveaux témoignages concrets du passé, que
nous détaillerons ensuite : la technique archéologique,
par exemple, n'a pas été inventée à l'état de technique
et déduite de pOStulats comme une manière de géométrie,
mais elle a été raisonnée et mise au point à l'occasion
de fouilles archéologiques, elle est faite des solutions
apportées successivement par les fouilleurs aux problèmes
posés par leurs investigations, et elle s'eSt développée et
précisée de la sorte à travers d'innombrables fouilles,
comme la tactique à travers d'innombrables batailles.
C'eSt donc par une sorte de convention abStraétive que :
nous mettrons d'abord en relief ces grandes découvertes ;
méthodologiques en elles-mêmes. Leur importance :
justifie ce traitement à part, presque artificiel : issues de ;
recherches concrètes, elles en ont bientôt provoqué ou i
permis d'autres, de plus en plus nombreuses, de plus en f
plus efficaces et fécondes, et se trouvent ainsi en majeure ■ =
part responsables de l'extraordinaire enrichissement
récent de la connaissance historique.
Cela, du reSte, eSt surtout vrai de la seconde des deux i
disciplines dont la découverte et la mise au point ont
transformé l'histoire depuis la fin du XVIIIe siècle : la
linguistique et l'archéologie.

LA LINGUISTIQUE

La première de ces deux techniques nouvelles eSt d'ordre


« philologique », c'eSt-à-dire qu'elle intéresse surtout les
témoignages écrits de notre passé, les premiers reconnus
comme tels par l'histoire et les seuls auxquels elle était
encore réduite il y a cent cinquante ans. La découverte
et la mise au point d'une technique historique nouvelle,
appelée d'abord « grammaire comparée », puis « linguis-
tique historique », ont élargi en quelque sorte la notion de
« témoignage écrit » en permettant d'utiliser en cette
qualité, non seulement les textes, mais les propres
systèmes linguistiques dans lesquels ils sont transmis.
Il eSt possible que telles ou telles têtes savantes aient
été frappées, depuis des temps plus ou moins reculés, par
certaines ressemblances de vocabulaire, voire de gram-
maire, entre les langues parlées par des peuples géo-
graphiquement plus ou moins rapprochés. A notre con-
naissance, ce n'eSt guère avant la fin du XVIIIe siècle
qu'on a osé tirer de là des conclusions, d'abord franche-
ment hypothétiques, sur la parenté historique de ces
langues entre elles. Pour la première fois, en 1767, dans
une note à l'Académie des Inscriptions, le jésuite français
Cœurdoux suggérait l'apparentement du sanscrit et des
grandes langues européennes : grec, latin, germanique.
Et c'eSt dans ce domaine des langues appelées plus tard
« indo-européennes » que la « grammaire comparée » s'eSt
d'abord exercée et fixée, dès 1 8 16, avec le célèbre ouvrage
de l'Allemand Fr. Bopp sur la comparaison du système
verbal du sanscrit avec celui du grec, du latin, du perse
et du germanique. Les méthodes et les conclusions de
ce savant n'étaient point parfaites, mais il ouvrait la voie
à nombre de chercheurs et de spécialistes, d'abord en
majorité allemands, qui ont fini par créer, en quelque
cinquante ans, la « linguistique historique ».
Les analogies de grammaire et de vocabulaire entre les
langues, quand elles sont suffisamment multipliées et
précises pour que le hasard ne puisse être invoqué, sur-
tout dans un domaine aussi contingent que la désignation
des choses par les mots, ont donné lieu, par analyses
approfondies, à la découverte de lois phonétiques et
morphologiques qui réglementent les variations d'une
langue à l'autre et permettent, non seulement de les
considérer toutes comme les développements indépen-
dants d'un seul et même idiome antérieur, mais de recons-
tituer en partie ce dernier quand il n'eSt pas autrement
connu. Si la comparaison linguistique des parlers roman,
français, provençal, italien, espagnol, portugais, rhétique
et roumain a permis de rejoindre, à leur origine, une
langue commune, identique au latin vulgaire, parlé
encore vers 400 de notre ère dans l'Empire romain à la
veille de sa dislocation, les mêmes procédés appliqués,
sur une plus vaSte échelle, à tous les idiomes « indo-
européens », sanscrit et ses dérivés de l'Inde, persan et
vieil-iranien, grec, latin et parlers italiques d'autrefois,
irlandais, gothique, lituanien, vieux slave, arménien, ont
abouti de même à une certaine restitution du parler com-
mun dont chacune de ces langues représente une évolu-
tion originale, la langue dite « indo-européenne ». Mais
si le latin parlé, source des langues romanes, eSt bien
connu en lui-même par de nombreux témoignages écrits,
puisqu'il était en usage à une époque relativement proche
de nous, il faut remonter vers le - 111e millénaire pour
supputer le temps probable où l'indo-européen commun
était encore parlé avec pureté par les ancêtres des peuples
qui, une fois séparés, ont continué de l'utiliser en le
déformant assez, chaque groupe de son côté, pour le
transformer peu à peu en ces langues indo-européennes
dérivées. Or, c'est là un moment du passé que, faute
de témoignages écrits, les historiens n'avaient pas pu
rej oindre.
Ainsi la linguistique offrait-elle une nouvelle voie à
l'histoire pour enrichir le domaine de ses « témoignages »
et remonter plus haut dans le passé humain. Certes, elle
a été constituée d'abord pour rendre compte génétique-
ment des particularités de vocabulaire et de grammaire
propres à toute langue qui relève de la comparaison avec
des langues voisines, pour en expliquer le devenir : et
c'eSt déjà là une portion notable du passé, tout au moins
du passé de ce groupe humain défini qui la parle. En ce
sens, déjà, la mise au point de la méthode comparative
d'étude génétique des langues marque un enrichissement
important de l'histoire.
Mais elle peut aller plus loin encore, et dépasser le
domaine proprement linguistique. Une langue, en effet,
eSt un fait de civilisation : elle suppose un groupe sociale-
ment cohérent dont les membres l'utilisent pour com-
muniquer entre eux; par suite, il eSt inévitable que dans
sa constitution même elle reflète le propre mode de pensée
et de vie de ce groupe. Donc, en rejoignant, par l'étude
linguistique, un moment donné du passé d'une langue, on
peut restituer, tout au moins pour autant qu'il se reflète
en elle, le mode de vie et de pensée contemporain de ses
usagers. C'eSt ainsi que la restitution, dans le vocabulaire
indo-européen primitif, antérieurement à tout témoignage
écrit, voilà quatre ou cinq millénaires, de termes tra-
duisant, soit les liens de parenté ou l'échelle sociale, soit
la flore, a pu servir aux historiens de témoignage d'une
certaine constitution familiale ou sociale, d'un certain
cadre géographique des premiers Indo-Européens, les-
quels, sans la permanence de leur langue transformée en
ses descendantes, auraient été complètement égarés dans
leur passé muet. Certes, les données de ce genre sont
minces et, les bons historiens et les bons linguistes le
savent, extrêmement délicates à établir, mais elles sont
irremplaçables et c'eSt pourquoi la linguistique historique
a pu fournir aux investigateurs du passé non seulement
de nouveaux témoignages, mais un type de témoignage
tout à fait inattendu et riche.

L'ARCHÉOLOGIE

Immensément plus — on peut le dire sans emphase,


et la suite de cet exposé le prouvera —, immensément
plus que la linguistique, l'autre découverte capitale dans
le domaine de la méthodologie historique, la mise au
point de la science archéologique, a étendu la notion de
témoignage du passé et enrichi la matière dont l'historien
tire ses connaissances.
Jusqu'aux environs de la fin du XVIIIe siècle, nous
l'avons rappelé, la source unique de restitution du passé,
c'était le témoignage écrit, récit d'un témoin plus ou
moins immédiat du fait passé, parvenu jusqu'à nous dans
une transcription graphique. D'où les limites de l'investi-
gation des historiens : ils ne pouvaient, remontant le
temps, dépasser l'apparition de l'écriture (fait relativement
récent, puisqu'on le fixe aujourd'hui à environ -- 3000;
et l'on sait par ailleurs que bien des peuples, et non
des moindres, ont ignoré, parfois pendant leur existence
entière, l'usage de toute écriture). Aussi bien, pour
les époques « primitives », était-on obligé de se contenter
d'équivalents frelatés : soit d'un document comme la
Bible, que par postulat dogmatique l'on croyait littérale-
ment véridique parce que « divinement inspiré », soit,
ce qui revient presque au même, de déductions « philo-
sophiques » plus ou moins fantaisistes.
Certes, on n'ignorait pas que le passé nous a laissé
d'autres vestiges que les écrits de nos ancêtres : monu-
ments « gaulois » et « celtiques » en France et en Grande-
Bretagne, par exemple, « antiquités » de Rome et d'Italie,
d'Athènes et de Grèce, et d'autres lieux encore, depuis
longtemps décrites par les voyageurs. Mais ces reliques
n'étaient encore que l'objet d'un mélange de curiosité,
de piété ou d'admiration, sans la moindre préoccupation
scientifique. Il y a cent cinquante ans, Goethe parlait
encore de « cet enthousiasme des ruines antiques, qui
n'épargne ni les dépenses ni la peine pour leur rendre
le plus possible tout leur éclat » : l'examen et la recherche
de ces « ruines » n'avaient donc alors pour but essentiel
qu'une satisfaction d'ordre avant tout esthétique.
Pourtant, un intérêt d'une autre sorte se levait peu à
peu devant ces vestiges antiques : les découvertes extra-
ordinaires d'Herculanum et de Pompéi (depuis 1736)
avaient aiguisé la « curiosité des ruines »; et à travers
les trouvailles et les recherches ultérieures (expédition
d'Égypte, à partir de 1798; sac du Parthénon par Lord
Elgin, en 1816) une attitude nouvelle se dégageait devant
ces morceaux du passé. Ce n'était plus leur éclat artistique,
ce n'était plus précisément leur poids de souvenir atten-
drissant d'un âge mort qui retenaient les regards et
justifiaient les efforts des chercheurs, mais leur « contenu
d'antiquité », en quelque sorte, ce qu'ils conservaient
et conduisaient jusqu'à nous d'un âge révolu, leur valeur
de témoignage du passé : ces œuvres des hommes devaient
en quelque manière garder en elles quelque chose de
leurs auteurs disparus, refléter non seulement leur exis-
tence mais leur façon de travailler, de penser et de vivre;
et par conséquent, dûment interrogées, elles pouvaient
à leur manière nous parler d'eux, nous renseigner sur
eux et nous permettre d'en connaître et d'en restituer
quelque chose.
C'e§t déjà un tel sentiment qui explique les fouilles
nombreuses entreprises surtout à partir du deuxième tiers
du xixe siècle et sur le détail desquelles nous reviendrons
plus loin : de Botta, Layard, Place, Loftus à Ninive,
Nimroud, Khorsabad, Warka, Suse (depuis 1842); des
« préhistoriens » français (depuis 1850); de Renan en
Phénicie (depuis 1860); de Schliemann, puis Dôrpfeld
à Troie, puis à Mycènes, Tirynthe, Orchomène (depuis
1870); de Sarzec à Tello (depuis 1877); de Dieulafoy à
Suse (depuis 1884), pour ne citer que les plus retentis-
santes. Il eSt vrai que dans la plupart des cas, en remuant
la terre, les fouilleurs cherchaient des documents écrits,
des textes dans ces langues antiques déjà connues ou
tout nouvellement déchiffrées; mais ils cherchaient aussi,
de plus en plus, les veStiges proprement « archéolo-
giques » : non plus seulement, comme autrefois, les seuls
objets d'art, mais les ruines de murs de villes, de palais,
de temples, de maisons, les armes et les ustensiles de
métal, de pierre, d'argile, et jusqu'à d'humbles fragments
de silex taillé, capables eux aussi de nous renseigner sur
leurs auteurs disparus, presque aussi efficacement que les
vieilles chroniques et les antiques inscriptions.
De la sorte, se mettait au point, étape après étape,
une nouvelle conception du témoignage historique :
toute œuvre humaine peut nous parler de l'homme, et
par conséquent tout ce qui subsiste du passé humain
peut nous en permettre une certaine connaissance et
restitution. L'archéologie, nouvelle technique historique
réservée à ces documents muets, tandis que les té-
moignages écrits restaient l'apanage de la déjà vieille
philologie, l'archéologie ayant de la sorte, par ces fouilles
et ces études, acquis son objet propre, chaque nouvelle
excavation entreprise en perfectionnait les méthodes d'in-
veStigation et de traitement des trouvailles, à l'effet d'en
extraire le « contenu de passé » qu'elles recelaient. C'eSt
surtout depuis la fin du xixe siècle que la technique
archéologique s'eSt ainsi élaborée et précisée, à travers
les toujours plus nombreuses expéditions de fouilles
organisées, non seulement dans tous nos pays européens,
mais dans le Proche-Orient, puis, peu à peu, encore que
d'une façon plus sporadique, dans tous les continents.
Ainsi, l'archéologie, découverte en ces cent cinquante
dernières années, a mis à la disposition des historiens,
non seulement un type entièrement nouveau de té-
moignage du passé, mais le type le plus universel et le
plus répandu et, à la fois, le plus indestructible et le plus
capable d'arriver jusqu'à nous, puisqu'il eSt constitué,
dans l'essentiel, d'objets d'usage courant, dont tous les
hommes, de tous les temps, même les plus reculés, ont
fait les ustensiles indispensables de leur vie, et que ces
objets sont le plus souvent d'une matière infiniment
plus solide que les supports ordinaires de l'écriture : le
métal, la pierre, l'argile, plus propres à défier le temps
que le papyrus, le parchemin, le papier.
C'eSt cette abondance, cette richesse et la relative facilité
avec laquelle la moindre excavation a chance de ramener
au jour quelque veStige du passé, qui expliquent l'en-
thousiasme des archéologues et l'énorme multiplication
de leurs recherches et de leurs trouvailles, depuis cent
ans surtout, et le rôle qu'ils ont joué dans l'enrichisse-
ment de l'histoire.
Sans doute n'ont-ils pas supprimé le travail des philo-
logues. Au contraire, ils l'ont renouvelé. Tout d'abord,
en effet, les documents muets ne prennent toute leur
valeur évocatrice du passé que lorsqu'il eSt possible de
les commenter par des témoignages écrits de même
provenance : les uns et les autres sont, chacun dans son
ordre, irremplaçables. Le veStige archéologique donne
une vue plus concrète, plus immédiate du passé, il parle
davantage aux sens et à l'imagination; le témoignage
écrit, plus explicite et s'adressant plus immédiatement à
l'intelligence, fournit des coordonnées plus rationnelles,
plus claires à l'esprit, plus analytiques, le plus souvent
inexprimables autrement que par le langage parlé ou
écrit. Par exemple, la description la plus détaillée, par
un contemporain, de quelque vieux sanctuaire babylonien
demeure au bout du compte quelque chose d'assez irréel
jusqu'au moment où la pioche d'un fouilleur a dégagé
les murs et le plan d'un de ces temples, dont alors seule-
ment on arrive à « réaliser » l'authentique constitution.
Mais, au rebours, la trouvaille d ' u n antique b â t i m e n t
mésopotamien, même fort bien conservé, ne prend t o u t
son sens que si quelque inscription nous renseigne sur
son usage : c'était u n temple, u n temple dédié à telle
divinité, laquelle y était honorée sous telle forme, par
tels fidèles, suivant tel mode de culte et telles liturgies.
Partout où coexistaient les deux types de témoignage,
écrit et muet, le travail des philologues a donc été
réanimé et intensifié par celui des archéologues, soit
qu'ils fussent requis d'expliquer selon leurs moyens
les trouvailles de ces derniers, soit qu'ils sentissent eux-
mêmes le besoin de vivifier, en quelque sorte, le contenu
de leurs textes en le confrontant aux realia exhumées
au cours des fouilles.
Mais il y a plus encore. U n autre résultat inestimable
de ces fouilles sans n o m b r e qu'a suscitées l'avènement
de l'archéologie, c'eSt que beaucoup d'entre elles o n t
enrichi le trésor, auparavant à peu près clos depuis des
siècles, des témoignages écrits eux-mêmes, en remettant
au jour soit de nouveaux manuscrits ou des inscriptions
inédites en des domaines linguistiques déjà documentés,
soit des textes nouveaux en écritures ou langues jus-
qu'alors inconnues, oubliées et d'abord incompréhen-
sibles, mais dont l'ingéniosité des philologues a souvent
percé le mystère, comme nous le verrons plus loin.
Voilà pourquoi c'eSt bien, directement ou non, l'archéo-
logie qui a le plus contribué, depuis un siècle ou deux,
à l'énorme enrichissement de la connaissance du passé,
au renouvellement de l'histoire. Presque toutes les
grandes découvertes historiques qu'il nous reSte main-
tenant à évoquer en elles-mêmes sont d ' a b o r d d'origine
archéologique.

Comme il n'eSt question ici, à proprement parler,


ni d'une histoire de l'histoire, ni même d'une histoire des
découvertes historiques, sans doute vaut-il mieux, au béné-
fice de la clarté, ne pas nous en tenir à un ordre chrono-
logique rigoureux mais, après la préhistoire, qui mérite
de toute façon u n traitement à part, envisager l'un suivant
l'autre les grands domaines de l'univers dont ces décou-
vertes nous ont permis de mieux connaître le passé.
LES AGES PRÉHISTORIQUES

La découverte de la préhistoire eSt une des acquisitions


capitales du siècle dernier. Auparavant, ne relevait de
l'histoire, comme nous l'avons rappelé, que ce qui était
raconté en quelque texte connu. Et si pour les fidèles
de la Bible les premiers temps de l'homme étaient suffisam-
ment « révélés » par les premiers chapitres de la Genèse,
pour ceux qui n'y croyaient pas ou qui refusaient de
confondre sa valeur religieuse et sa valeur documentaire,
la France commençait aux Gaulois, Rome à Romulus et
Rémus, la Grèce à la guerre de Troie et Israël à Moïse,
ou peut-être à Abraham. On atteignait ainsi péniblement
le - 11e millénaire : au delà, nuit obscure, traversée
seulement par les postulats parfois abracadabrants de
quelques penseurs qui, en reconstruisant a priori les
origines et les premiers âges de notre race, oubliaient que
« le ciel et la terre sont bien plus riches que ne le peut
rêver notre philosophie ».
La lumière eSt venue de l'archéologie, de ce regard
nouveau qui, depuis le début du xixe siècle, s'accoutumait
peu à peu à des objets auparavant sans portée, et de
la prise de conscience qu'ils avaient, eux aussi, un
« contenu de passé » et gardaient en eux quelque chose
du temps qui les avait vus naître. C'eSt l'état d'esprit et,
pour ainsi dire, l'optique qui ont rendu possible la créa-
tion de la préhistoire, section de la science historique, de
caractère forcément archéologique, qui à travers les
vestiges muets subsistants, cherche à reconstituer les
temps archaïques, soit de l'humanité, soit de tel groupe
humain, d'où l'absence de système graphique exclut tout
témoignage écrit. La découverte de cette science et, par
là, d'énormes segments oubliés du passé, n'a pas été
l'œuvre d'un seul homme ou d'un seul instant.
On avait remarqué depuis longtemps la forme étrange
de certaines pierres dures exhumées au gré de diverses
excavations, çà et là, et que l'on avait d'abord appelées
céraunies, « produits de la foudre ». Mercati, le premier
(il eSt mort en 1593, mais son ouvrage fameux, la Metallo-
theca, n'a paru qu'en 1717), déduisit de la conformation
utilitaire de ces cailloux qu'ils avaient dû être taillés ainsi
intentionnellement, pour servir d'armes et d'instruments
de guerre, par « les hommes très anciens, qui ne con-
naissaient pas encore l'usage du métal ».
Pour qu'on tirât profit d'une telle hypothèse, il fallut
attendre les débuts du xixe siècle : les progrès de la géo-
logie; l'éclatement du schème chronologique étroit de la
Bible, qui ne donnait au monde pas plus de six millénaires
d'existence, au profit d'« âges géologiques » successifs
infiniment plus longs; les discussions sur les origines de
l'homme, inaugurées surtout par Darwin, et l'apparition
du transformisme. Autant de notions neuves qui, per-
mettant d'allonger le cadre de l'existence humaine et d'y
introduire un long devenir, allaient donner un sens plus
riche et plus précis à ces âges anciens où l'homme ne
connaissait pas encore l'usage du métal. Les découvertes,
de plus en plus nombreuses et disséminées, puis l'examen
de plus en plus attentif d'ossements humains archaïques
et d'objets de silex et d'os taillés en connexion archéo-
logique avec ces reStes anatomiques, firent d'abord
triompher, à travers d'interminables discussions qui nous
paraissent souvent aujourd'hui fort comiques, la thèse
de l'antiquité géologique de l'homme et son rattachement
à une longue évolution paléontologique (J. Boucher de
Perthes, mort en 1868). Après quoi, en observant que
des couches de silex diversement taillés, selon des tech-
niques en progrès l'une sur l'autre, se trouvaient super-
posées et mises en rapport avec la succession reconnue
d'étages géologiques et paléontologiques, on put jeter
les bases d'une mise en ordre, par « chronologie » relative,
de cette antique évolution humaine (É. Lartet, en 1861).
On avait désormais de quoi rejoindre le passé le plus
ancien de l'homme : la préhistoire était née.
Sa découverte, comme telle, eSt beaucoup plus impor-
tante que le détail infini des recherches et des trouvailles
auxquelles elle a donné lieu depuis un siècle. Car, à travers
ces fouilles innombrables, elle a fait entrer dans notre
connaissance une immense portion de notre passé le plus
vieux, complètement oublié et autrement irrécupérable :
quelque chose comme un million d'années environ, pour
parler avec ces très gros chiffres qu'avancent les savants
d'aujourd'hui, plus comme des symboles d'un ordre de
grandeur que comme des précisions encore impossibles
à établir.
Limitées d'abord à la France, patrie de la préhistoire,
et à l'Europe occidentale, les fouilles préhistoriques se
sont assez vite étendues au reSte de l'Europe, à l'Afrique,
à l'Asie, à l'Amérique. Et si, considérée l'immensité du
temps humain et de la terre, elles ne nous ont fait décou-
vrir encore, après tout, qu'un nombre relativement infime
de points lumineux, dont notre connaissance doit tou-
jours demeurer incomplète, par le caractère même de la
documentation qui exclut tout témoignage écrit, il ne faut
pas oublier qu'à la place de ces îlots disséminés il n'y
avait, avant la préhistoire, qu'un énorme vide absolu et
impénétrable, rempli aujourd'hui d'autant de jalons et
d'étapes grâce auxquels nous pouvons restituer, au moins
dans sa direction essentielle, la trajectoire de notre passé
le plus ancien et le plus long, qui mène l'homme de sa
naissance à sa conquête de la civilisation, à l'aurore de
l'histoire proprement dite.

LES ÂGES HISTORIQUES

Ils commencent voici environ cinq mille ans, au « mo-


ment » à partir duquel l'invention des premières écritures
rend théoriquement possible l'existence de ces témoi-
gnages écrits, directs ou indirects, qui permettent une
connaissance plus détaillée et précise du passé.
Les peuples de l'Antiquité classique, Romains et Grecs,
étaient, avant le grand essor de l'histoire dont nous
faisons ici le bilan, parmi les mieux connus, grâce aux
innombrables témoignages écrits qu'ils nous avaient
laissés. Pourtant la connaissance de leur passé a été con-
sidérablement enrichie, et parfois transformée, par
nombre de découvertes capitales effectuées depuis deux
siècles.

ROME

A Rome, comme dans toute l'Italie, voire sur le


territoire entier de l'ancien Empire romain, il subsistait
quantité de vestiges contemporains de cette longue
histoire : murs, temples, cirques, aqueducs, Statues, céra-
miques. Mais avant l'ère archéologique, comme nous
l'avons rappelé, ces objets n'avaient point, à proprement
parler, de valeur d'évocation du passé.
Les premières et les plus importantes découvertes, qui
devaient leur conférer cette valeur, et du reSte inaugurer
l'âge de l'archéologie, datent du XVllIe siècle et ont eu
pour théâtre l'emplacement de deux villes sud-italiennes
ensevelies depuis mille sept cents ans sous les cendres
et les laves du Vésuve : Herculanum et Pompéi. Nous
n'y insisterons pas, de plus amples développements devant
leur être consacrés dans un autre chapitre du présent
ouvrage. Si pendant longtemps les fouilleurs obéirent
encore à un sentiment plus esthétique que scientifique,
il n'y a point de doute qu'à mesure qu'ils « découvraient »
ces rues, ces maisons, ces Statues, ces peintures, ces objets
de la vie courante, ces cadavres figés, ils éprouvaient un
brusque dépaysement, comme un transfert dans le temps
où les deux cités n'avaient pas encore arrêté leur mouve-
ment innombrable. Non seulement une telle transposition
dans le passé inaugurait l'état d'esprit archéologique, dont
nous avons vu plus haut ce que, parti de là, il eSt devenu;
mais la connaissance jusqu'alors purement « textuelle » de
Rome et de son vieux passé commençait à prendre place
en l'espace et, si l'on peut dire, à acquérir ses trois dimen-
sions concrètes.
Deux siècles de fouilles en Italie et alentour ont pour-
suivi cet enrichissement de notre connaissance historique,
non seulement des Romains, mais de leurs voisins et de
leurs ancêtres : les Étrusques, par exemple.
LA GRÈCE
Dans cette antique patrie de notre civilisation euro-
péenne, les grandes découvertes faites depuis une centaine
d'années n'ont pas seulement, comme à Rome, doublé
d'une immense documentation archéologique le vaSte
dossier, déjà connu dans l'essentiel, de témoignages
écrits; elles ont remis au jour des segments entiers d'un
passé parfois complètement oublié et, par là, transformé
tout à fait l'idée que l'on se faisait auparavant de l'histoire
des Grecs.
On ne peut guère qualifier d'archéologique l'opération
que Lord Elgin fit subir en 1816 au Parthénon d'Athènes,
qu'il dépouilla purement et simplement de ses frises
incomparables, pour les expédier au British Museum.
Peut-être ce brigandage eut-il pourtant son bon effet, en
mettant une fois l'Occident en contact immédiat avec
les originaux de l'art grec. Le fait eSt que l'on prit
goût à la recherche et que les fouilles se multiplièrent
en Grèce, dès la première moitié du xixe siècle, quelques-
unes avec des ambitions déjà plus immédiatement scienti-
fiques, comme l'expédition de Morée, conduite par des
Français à partir de 1829. Mais, parmi ces investigations
et ces trouvailles, rien ne dépassait par en haut les limites
de l'histoire déjà connue par les textes.
Il a fallu l'aventure d'un commerçant enrichi et pas-
sionné d'antiquité grecque, ce demi-visionnaire obstiné
que fut d'abord H. Schliemann, qui, choisissant Homère
pour guide et prenant en son nom le contrepied de
l'opinion reçue, se mit à chercher le site de l'antique et
quasi mythique Troie, non pas sous la colline de Bunar-
bashi, mais sous celle, voisine, de Hissarlik, dans la région
des Dardanelles, pour ouvrir, dès 1871, une première
trouée sur les débuts inconnus et insoupçonnés de cette
histoire grecque. On verra dans un chapitre ultérieur la
suite de cette prodigieuse aventure, soit en Grèce terri-
toriale, soit dans les îles et en Asie Mineure. Mentionnons
seulement ici, à titre exceptionnel, les fouilles encore plus
techniques que celles de Schliemann et de ses continua-
teurs, entreprises depuis 1900 en Crète par Sir A. Evans.
Celles-ci ont permis de reconstituer en partie une civilisa-
tion originale, une des plus hautes et des plus raffinées
qu'ait connues l'ancien monde, mûrie dès le - 111e millé-
naire et qui débouche à la fin, parmi les catastrophes, les
guerres, les invasions, les remaniements de toute sorte,
dans le monde et le devenir des Grecs.
Et ces millénaires complètement oubliés et si riches,
c'est à l'archéologie pure qu'on en a dû d'abord la
résurrection. On avait bien trouvé, au cours des fouilles
de Crète notamment, mais aussi çà et là en Grèce conti-
nentale, quelques milliers de documents écrits, la plu-
part sous forme de plaquettes d'argile recouvertes de
signes multiples. En analysant la forme et les récurrences
de ces signes, on avait même réussi à les classer en quatre
systèmes graphiques successifs et probablement en
dépendance génétique mutuelle : deux plus anciens, dits
hiéroglyphiques, — le hiéroglyphique A, ou archaïque,
en usage sur des cachets, autour de - 2000, et le hiéro-
glyphique B, utilisé déjà sur tablettes d'argile, entre
- 1900 et - 1600 —, suivis de deux linéaires — linéaire A,
également sur argile et sur pierre, mais que l'on trouve
aussi tracé à l'encre sur des tessons, et linéaire B, sur
plaquettes d'argile : les deux usuels après le milieu du
,..., 11e millénaire —. Mais en dépit d'efforts répétés, les
meilleurs épigraphiStes n'avaient réussi à percer le secret
d'aucune de ces écritures.
En 1953, un jeune Anglais, qui n'était qu'un amateur
passionné et génial, Michael Ventris, a fini par triompher
des obscurités du système « linéaire B », le plus récent.
A sa grande surprise, comme à celle du monde savant,
qui ne s'attendait pas du tout à une telle découverte, mais
qui entérina bientôt les conclusions du déchiffreur, cette
écriture, de type syllabique (comme on l'imaginait du
reste depuis Evans, compte tenu du nombre relativement
restreint de caractères différents impliqués dans le sys-
tème : autour de soixante-dix seulement), recouvrait un
dialecte purement hellénique et témoignait par conséquent
de la présence des Grecs en Crète (comme sur le conti-
nent) dès le dernier tiers du - 11e millénaire : brillante
confirmation et précision apportées par les textes aux
évidences archéologiques. Pour le moment, ces textes,
peu nombreux et presque tous de type administratif,
n'ont pas encore enrichi beaucoup la documentation
archéologique. Peut-être de nouvelles découvertes modi-
fieront-elles les choses : en attendant, c'eSt toujours grâce
à l'archéologie que l'histoire archaïque des Grecs a été
merveilleusement complétée et éclairée, d'une façon aussi
riche et inattendue, depuis moins de cent ans.
L'ÉGYPTE ANCIENNE

Ce vieux pays n'était pas entièrement oublié : la Bible


et les auteurs classiques, Hérodote en tête, en racon-
taient assez pour que les historiens en tirassent un
minuscule chapitre parmi leur reconstitution de l'Anti-
quité. Mais le XIXe, puis le xxe siècle, ont multiplié par
centaines de mille ces témoignages, non seulement grâce à
un immense butin proprement archéologique, mais aussi
et surtout en ajoutant au dossier du passé égyptien
une incroyable quantité de documents écrits indigènes.
C'est à quoi nous devons de connaître véritablement
aujourd'hui, au sens propre du mot, l'histoire de l'Égypte
ancienne. Et l'on peut dire que l'ère nouvelle de cette
historiographie a commencé, moins avec la publication
de la célèbre Description de /' Egypte (1809), premier bilan
de la première exploration archéologique sérieuse du pays,
par l'expédition française qu'avait emmenée Bonaparte,
qu'avec le déchiffrement, opéré par J.-F. Champollion,
du système d'écriture propre aux vieux Égyptiens (1823).
Les hiéroglyphes, comme les dénomma Clément
d'Alexandrie, avaient par leur aspect étrange étonné déjà
les Grecs et fait parler d'eux depuis Hérodote. Mais une
fois sortis d'usage et devenus incompréhensibles, ils
n'avaient gardé qu'une aura de mystère plus ou moins
religieux (hiéroglyphe signifie « dessin sacré »), sanction-
née par l'ouvrage que leur consacra vers 380 un certain
Horapollon, lequel recourait, pour interpréter cette
écriture « sainte », à un symbolisme échevelé. Son
œuvre, réexhumée au temps de la Renaissance, fit dès
lors autorité, du moins aux yeux des quelques érudits
qui se posaient des questions sur les documents égyptiens
conservés à Rome depuis l'Empire ou remarqués par des
voyageurs et des pèlerins. Ainsi le Père A. Kircher.
Celui-ci toutefois, sans le vouloir et sans s'en rendre
compte, fit faire un grand pas à l'interprétation sérieuse
des hiéroglyphes, quand de l'ancienne langue égyptienne
qu'ils devaient receler il rapprocha le copte, dialecte, en
train de s'éteindre comme langue parlée, des chrétiens
d'Égypte. Lorsque cette hypothèse, d'abord rejetée de
presque tout le monde savant, se fut enfin imposée, on
n'était plus tellement loin du déchiffrement des hiéro-
glyphes, car c'eSt presque un axiome parmi les décrypteurs
d'écritures nouvelles qu'un texte dont la langue eSt
suffisamment connue par ailleurs, ne peut résister long-
temps aux efforts des chercheurs, quelque étrange et
incompréhensible que puisse être d'abord le système
graphique dans lequel il eSt rédigé — à condition,
naturellement, que ce dernier soit documenté avec assez
d'abondance.
D'autres notables progrès se firent encore, au xvine
siècle, autour des mêmes impénétrables hiéroglyphes.
Ainsile célèbre abbé Barthélemy (1716- 1795), puis l'évêque
de GlouceSter, W. Warburton (vers 1740), avancèrent-ils,
contre Horapollon, Kircher et tous les traditionalistes,
que les signes hiéroglyphiques pouvaient avoir une
valeur non symbolique, mais phonétique, comme tous
les signes d'écritures usuelles, et qu'ils devaient avoir
servi, également comme toutes les écritures, à noter autre
chose que cette sorte de philosophie sacrée et hermétique
à laquelle on les imaginait à tort réservés.
Lorsque, le z août 1799, à quelques kilomètres de
Rosette-Rachid, en Basse-Egypte, un soldat du général
Bouchard, occupé à creuser des retranchements, sortit
du sol une Stèle de basalte noir entièrement couverte
d'écriture (ce qu'on devait appeler bientôt la pierre de
Rosette), à peu près toutes les données essentielles se
trouvaient réunies pour que l'on pût enfin procéder au
déchiffrement proprement dit des hiéroglyphes. On re-
connut bientôt en effet que la pierre de Rosette contenait
trois versions d'un même décret, deux en langue égyp-
tienne ancienne, l'une en hiéroglyphique et l'autre en ce
que l'on devait baptiser plus tard démotique, représentant
l'égyptien de basse époque, et la troisième en grec,
parfaitement lisible et intelligible. On possédait donc de
la sorte un de ces documents bilingues dont rêvent tous
les déchiffreurs de grimoires impénétrables, parce qu'en
leur offrant en langage clair les idées, les mots et les
éléments à mettre sous leur texte inconnu, il leur permet
de localiser les recherches, de restreindre, puis de vérifier
les hypothèses, d'« entrer » enfin plus vite, comme ils
disent, dans l'objet de leur recherche.
SilveStre de Sacy, le célèbre orientaliste, parmi les points
de comparaison que lui offrait le texte grec, choisit ainsi,
à bon droit, comme les plus significatifs parce que les
moins variables d'une langue à l'autre, les noms propres,
comme Ptolémée, Alexandre, Alexandrie, Arsinoé, Ephi-
phane, plusieurs fois nommés dans le décret. Mais il n'alla
guère plus loin. Peu après, l'Anglais Young, naturaliste
de métier mais philologue par goût, commença d'épeler
quelques-uns de ces noms propres hiéroglyphiques, en
particulier ceux de pharaons, qu'il avait supposés avec
raison entourés dans le texte hiéroglyphique d'un car-
touche d'honneur. Mais, peu ferré en linguistique et
n'imaginant point, par ailleurs, que l'écriture en question
fût assez différente des nôtres pour ignorer complètement
l'expression des voyelles, il ne put lire qu'imparfaitement
ces noms propres et n'établit — par recoupements et
répétitions du même hiéroglyphe pour une même valeur
phonétique attendue — que la lecture de quelques signes.
C'est pourquoi, appuyé sur ses prédécesseurs, il n'a fait
qu'entrouvrir la porte, et le véritable déchiffreur des
hiéroglyphes reSte J.-F. Champollion.
Éveillé dès l'âge de douze ans à l'amour des « anti-
quités de l'Egypte », brûlant d'en déchiffrer la mystérieuse
écriture, excellent orientaliste et en particulier coptisant,
auteur à vingt-quatre ans d'un véritable ouvrage, l'Êgypte
sous les Pharaons, il commence à la même époque à s'atta-
quer au texte publié de la pierre de Rosette. Il retrouve
certaines valeurs déjà découvertes par ses prédécesseurs;
puis, s'aidant de nouveaux textes bilingues, en particulier
d'un obélisque trouvé à Philae, qui offrait en grec et
en hiéroglyphique un nouveau nom royal, celui de Cléo-
pâtre, il établit définitivement, à côté d'une valeur
idéographique, la valeur phonétique possible des hiéro-
glyphes, et surtout le fait que ces phonèmes ne sont
que des consonnes. Il peut alors lire les noms propres
que ses prédécesseurs n'avaient qu'imparfaitement épelés,
et utilisant les valeurs qu'il a ainsi établies pour les
signes hiéroglyphiques qui entrent dans la composi-
tion de ces noms propres, il les transpose partout où
réapparaissent ces mêmes signes, reconnaît de la sorte
un certain nombre de mots analogues au copte, et s'aidant
à la fois de cette dernière langue et de la traduction
grecque, parvient enfin à comprendre et à lire l'écriture
et la langue demeurées indéchiffrables et inutilisables
depuis près de deux millénaires.
Le Précis du syflème hiéroglyphique, publié en 1824 par
Champollion, eSt la charte de fondation de l'égyptologie.
C'eSt aussi le résultat de la découverte capitale en ce
domaine : car en donnant accès aux textes rédigés autre-
fois par les habitants de l'Égypte, elle agrégeait d'un
coup au dossier de leur histoire, non seulement un
nombre incalculable de pièces (déjà trouvées ou que les
fouilleurs ont exhumées depuis), mais les meilleures, les
plus détaillées, les plus authentiques, puisque émanant
des acteurs mêmes et des témoins immédiats de cette
histoire. En même temps, la découverte de Champollion
offrait aux archéologues une raison de plus de fouiller
le sol de cet antique pays, pour y chercher désormais,
non seulement des veStiges muets, mais des textes. Voilà
pourquoi, depuis cent cinquante ans, grâce aux efforts
conjugués des philologues et des archéologues, trente
siècles d'histoire et plusieurs millénaires antérieurs de
préhistoire ont transformé en d'énormes ouvrages
détaillés le petit chapitre fort vague qu'étaient seulement
capables d'écrire sur l'Égypte, à l'aide de témoignages
rares et tous indirects, les historiens d'avant le xixe siècle.

Le reSte de l'Afrique n'a pas eu cette chance : les


fouilles archéologiques, sans être aussi nombreuses qu'en
d'autres continents, ou en Égypte, n'y ont pas manqué,
soit dans la région du Niger (Nok, Wamba, Djemaa) ou
du Tchad (les Sao), soit en Rhodésie, et en particulier
dans la célèbre ville morte, toujours énigmatique, de
Zimbabwé. Mais il ne semble pas que ces terres aient
vu encore une de ces immenses découvertes qui illuminent
d'un coup une vaSte portion du passé ; et du reste l'absence
de documents écrits antiques empêche toujours de restituer
une véritable histoire ancienne de l'Afrique. Il ne faut
pourtant pas minimiser l'importance des trouvailles —
dont quelques-unes assez récentes — de fresques et de
gravures rupeStres, d'abord dans le Fezzan et l'Atlas, puis
en Libye, en Abyssinie, en Mauritanie, enfin dans le
Sahara : elles ramènent au jour toute une vaSte et mouve-
mentée préhistoire de l'Afrique du Nord.

L'ANTIQUITÉ BIBLIQUE
C'eSt peut-être en Asie, ce continent immense, que se
sont faites les découvertes les plus nombreuses, les plus
inattendues, les plus capitales qui soient venues, depuis
cent cinquante ans, renouveler la face de l'Histoire.
L'Antiquité biblique mérite un traitement à part,
compte tenu de l'énorme importance de la Bible, non
seulement comme source de la foi chrétienne, et par
conséquent de la civilisation occidentale, mais aussi
comme dossier d'histoire. Nous avons rappelé plusieurs
fois cette dernière valeur. Or, une des plus grandes
découvertes du xixe siècle a été justement d'établir
l'importance réelle de la Bible comme document histo-
rique et d'en fixer le mode d'utilisation pour reconstituer
le passé.
TABLE GÉNÉRALE

Préface
Note de l'éditeur
Liffe des collaborateurs

QU'EST-CE QUE L'HISTOIRE? I


LE TEMPS ET LE LIEU 35
PROCÉDÉS D'INFORMATION ET GRAN-
DES DÉCOUVERTES 93
RECHERCHE MÉTHODIQUE DES TÉMOI-
GNAGES 187
Sciences auxiliaires traditionnelles. Témoignages
figurés 189
Sciences auxiliaires traditionnelles. Témoignages
écrits 447
Moyens récents de diffusion. Témoignages enre-
gl§trés 769
Quelques orientations nouvelles 821

CONSERVATION ET PRÉSENTATION DES


TÉMOIGNAGES 967
EXPLOITATION CRITIQUE DES TÉMOI-
GNAGES 1205
QUELQUES FILS CONDUCTEURS 1419
COMMENT COMPRENDRE LE MÉTIER
D'HISTORIEN 1465

TABLEAU SYNOPTIQUE DES ÈRES 1542


TABLEAU DES DATES DU DÉBUT DE L'ANNÉE . . . 1558
TABLEAU DE L'ADOPTION DU CALENDRIER GRÉGO-
RIEN DANS LES DIFFÉRENTS PAYS 1567
T A B L E A U DE C O N C O R D A N C E DES C A L E N D R I E R S RÉ-
PUBLICAIN ET GRÉGORIEN 1570
TABLEAU SYNCHRONIQUE . . . . 1577
INDEX DES NOMS . . . . . . ' Ï \ 1649
TABLE ANALYTIQUE . [ ■.. >. ,"YE\ 1721
TABLE DES ILLUSTRATIONS >. . . . . . . . 1769
ISBN : 2-°7-01°4°9-5.
N° d'édition : 37 348. Dépôt légal: avril 1986.
Premier dépôt légal: 1961.
Imprimé en Belgique.

Vous aimerez peut-être aussi