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Mohammed Dib

Neiges de marbre

roman

Éditions de la Différence
Un homme du Sud, une femme du Nord. Entre les deux, les forêts, les ciels, les neiges
septentrionaux. Entre eux, surtout, leur enfant, la petite Lyyl. Comment un père se fait voler sa fille,
l’affection de celle-ci, et comment il lui devient doublement étranger. Histoire d’un enracinement
puis d’un arrachement dans la vie d’un couple séparé – mixte – que l’auteur retrace d’une écriture
superbe, émouvante et pudique.
Dernier volet de la trilogie « nordique » qui comprend Les Terrasses d’Orsol et Le Sommeil d’Ève,
déjà parus dans « Minos ».

Mohammed Dib, né en 1920 à Tlemcen, en Algérie, et mort le 2 mai 2003 à La-Celle-Saint-Cloud,


est un des grands écrivains de langue française. Poète – Prix Stéphane  Mallarmé –, romancier –
Grand prix du Roman de la Ville de Paris –, essayiste, auteur de nouvelles, de contes et de pièces de
théâtre, son œuvre, vaste et intense, a été couronnée par le Grand prix de la Francophonie de
l’Académie française.
SOMMAIRE

La visiteuse
Valo
Roussia
Lyyl dit et voilà
Le matin d’une tartare
Jeux pour un sommeil
L’île fortunée
La Cerisaie
La perle du bonheur
Les deux signes
La main et la mémoire
L’autre part des choses
L’exploratrice
Le cygne à la rose
Chante, oiseau
Les framboises
Le jour qui finit
L’état d’absence
La fleur de pissenlit
Un père et manque
Mouette, mouette
L’enfant nue
Du même auteur aux Éditions de la Différence

Copyright
Chez le même éditeur en version numérique
LA VISITEUSE

Elle entre. Je n’en crois pas mes yeux. Elle saute sur un pied, les mains
croisées dans le dos, continue, avance sur le même pied. Elle joue à la
marelle, ou fait comme si elle y jouait. Elle pousse un invisible palet et je
n’en crois pas mes yeux.
Une chambre quelque part, une chambre au douzième étage, quelconque,
avec ses deux Finlandais couchés, deux malades, et encore un troisième
larron, l’individu qui dit, Je. Lui, c’est moi. Je le suis autant qu’un autre,
que n’importe qui. Ma vie en rend compte ou, si on veut, en répond. Dans
ces douze étages et plus d’hôpital, je ne suis que présumé malade, moi, en
observation.
Comment est-elle arrivée jusqu’ici  ? J’en suis encore à m’étonner. Je
l’accueille d’un grand bonjour :
– Païva païva !
Dans sa langue. Elle ne daigne pas me répondre, dans aucune langue.
Bon, eh bien, toi qui dis, Je, tu te contenteras de l’embrasser. Je me
baisse vers elle, elle se détourne. Juste au dernier moment. Quand je vais
l’embrasser.
Je n’insiste pas. Être suçotée ennuie Lyyl, je sais. Plus obliques sont les
voies qui nous mènent l’un vers l’autre. Ah non, je ne l’aurais pas aimée
moins brune, avec une tignasse moins noire dans ce pays de têtes blondes à
n’en plus pouvoir. Et ses yeux d’ambre, non plus, je ne les aurais pas aimés
moins chauds, moins brillants parmi tous les pétales de ciel délavé, les seuls
yeux que vous rencontrez ici. Ni d’ailleurs je n’aurais voulu sa beauté
moins éclatante. Néfertiti… Je murmure tout de même ce nom à son oreille,
Néfertiti, Néfertiti. Et je la regarde, je ne peux pas m’empêcher de
prononcer, de répéter ce nom. Je la regarde encore. Néfertiti à cet âge devait
être le même pruneau sur deux jambes. L’avenir saura en faire un chef-
d’œuvre. L’avenir a le temps. Je pense pour moi  : «  Néfertiti, c’est ma
visiteuse aujourd’hui.  » Néfertiti au pays des barbares hyperboréennes
aveuglantes de blancheur.
Elle est suivie de sa grand-mère, non de Roussia, de la grand-mère.
Pourquoi  : celui qui dit, Je, n’en sait rien et ne tiendra pas à le savoir
puisque Néfertiti est là. La vieille dame attrape celle-ci par les épaules,
l’ayant vue refuser de dire bonjour, puis se défendre d’être embrassée. Elle
veut obtenir d’elle de meilleures manières. Néfertiti secoue le joug,
ombrageuse, parle d’autre chose d’une voix qui fait trembler les vitres. Cela
suffit pour nous pousser hors de la chambre que nous abandonnons aux
deux coupables de maladie, vite abandonnons. Elle, Lyyl, continue en route,
de cette voix qui porte, à protester. Je suggère d’aller à la cafétéria.
Nous pourrions aller ailleurs, au jardin, dehors, devant l’hôpital. Dans
notre fuite, la première idée qui me soit venue à l’esprit, la cafétéria. En
tête, Lyyl va seule, elle ne veut donner la main à personne, pas à sa grand-
mère, pas à moi. La même propreté nous accompagne dans la longue,
spacieuse galerie, elle nous poursuit partout.
Et elle tombe en arrêt face au divan où nous nous sommes assis hier, elle,
Roussia, moi. Elle y court, s’y étale et attend de moi que je l’imite. Cette
répétition d’un acte : une façon d’apprivoiser les choses ? De leur inspirer
confiance ? Au fond les choses nous connaissent mal, nous ne faisons que
passer, et elles restent. Je parlemente dans ma langue, ne connaissant pas la
sienne, pour décider Néfertiti à nous suivre jusqu’à l’ascenseur. Elle me
toise, mon incompréhension la stupéfie.
Dans l’ascenseur, elle d’abord, et qui entend presser le bouton, elle et
personne d’autre. Je la soulève, dirige son doigt, il n’y a que nous dans
l’ascenseur, on peut se permettre. Elle appuie sur le bon bouton avec une
détermination qui signifie à l’objet : c’est moi, et je commande. Il faut de
l’imagination, beaucoup d’imagination, pour se représenter simplement ce
geste.
 
 
Nous y sommes, un vaste, un profond café au troisième étage. La vieille
dame habillée de gris pour l’été nous choisit une table, ce n’est pas qu’il en
manque de libres, mais elle semble savoir et en même temps ne pas se
rappeler laquelle il faut prendre, et nous installe. C’est en plein courant
d’air. Cela dira si on me soigne bien, je ne bouge pas de ma place. Lyyl
s’est hissée sur sa chaise d’une fesse, puis de l’autre, elle a refusé mon aide.
Devant elle, ballonne une pâtisserie toute rose de sucre glace venant de la
vitrine du self-service où, entre-temps, sa grand-mère est allée la chercher.
Maintenant la même grand-mère se prépare à la lui découper avec un canif
sorti de son sac. À travers la barde de sucre en sueur par le temps qu’il fait,
une épaisse crème se répand. Je ne vois pas Néfertiti aimer ça. Le silence,
l’ombre, la rosée, toute la nuit un oiseau chantera. Tralala, elle n’y goûte
que pour tout repousser. Elle n’est pas friande de ces choses, elle mange peu
de toute façon. C’est une immortelle.
Alors, dans un cabas qui repose à ses pieds, la vieille dame pêche un
flacon. Ce qu’il renferme, un liquide aux irisations violâtres de rubis. On
connaît : du jus d’airelles pressé à la maison. Elle en verse un doigt dans le
godet en carton de Lyyl et Lyyl siffle ce doigt d’un trait. Elle en redemande,
boit en renversant la tête en arrière, puis en tapotant du bord du godet contre
ses lèvres pour faire tomber la dernière goutte. Il n’y a plus de goutte, je
suppose, à faire tomber, mais elle tapote toujours et ses cadenettes ballent
contre ses oreilles. Elle a les cheveux assez longs désormais pour permettre
qu’on lui fasse des tresses. Ce n’est pas facile  : ils vous glissent entre les
doigts à cause de leur finesse ; de l’eau, diriez-vous. Mais en s’appliquant
on y parvient, il faut réunir de chaque côté de la figure les cheveux de
devant et de derrière. Il m’arrive quelquefois de les lui faire, ses cadenettes,
mais Roussia s’y prend mieux que moi, bien mieux.
L’aïeule grommelle parce que Lyyl se soûle de jus d’airelles. Celui qui
dit, Je, continue d’observer l’une, l’autre, il ne dit rien. Entre cette femme et
lui, des signes passent, non les mots. Avec l’enfant assise de l’autre côté de
la table, il en est de même. Dans la robe de chambre qu’il porte il y a une
poche, et dans la poche, il y a des biscuits secs. Il les lui tend. Elle les lui
arrache de la main, les yeux d’un oiseau de proie soudain, ou quelque chose
de semblable, puis d’une fillette. Il rit ; elle lui fait une révérence de la tête,
une vraie révérence. Elle se met à concasser les biscuits dans son assiette de
papier. Le silence, l’ombre, la rosée, toute la nuit un oiseau chantera. Qui
voudra nous séparer, et pourquoi ?
Son travail de mise en pièces achevé, Lyyl porte un premier morceau à la
bouche, le croque comme pour voir. Mi-figue mi-raisin, elle en croque un
second, toujours comme pour voir. Je la regarde faire. Et voici qu’un
morceau suit l’autre. Le buste cambré, elle mange posément, non sans
distinction, l’œil allongé s’inscrivant de face dans un profil hiératique de
reine-déesse et le visage qui fait le silence autour de soi arrête le temps. Ne
manque, entre les deux doigts levés, avec un pré-sourire, que la fleur de
papyrus. Il y a le bout de biscuit, et le sourire éclora, peut-être. Elle me
paraît en effet immortelle.
Je demande :
– C’est bon ?
Elle me répond d’un oui résolu de la tête. Elle a compris. Entre elle et
moi tout de même certains mots passent, les plus brefs, qui ne sont pas loin
d’être des gestes. Ce début de conversation l’incite à prélever un fragment
sur la réserve de biscuit qu’elle s’est constituée. Elle me le présente :
– Un petit bout pour papa.
Je comprends son idiome à mon tour. La main ouverte par-dessus la
table, je dis :
– Un grand bout pour papa et un petit, tout petit, pour Lyyl.
Elle renverse, sous sa masse de cheveux noirs, la tête en arrière, rit aux
éclats. Elle a compris. Mais la tiare invisible qui aurait reposé sur cette
masse de cheveux ? Elle serait par terre toute cabossée à l’heure qu’il est.
Fille, quand tu ris ainsi, tu redeviens le bébé que tu es encore. Je retourne
avec toi au sens premier et définitif de chaque mot.
Elle proteste et rit encore :
– Non, un petit pour papa !
Elle fractionne un peu plus les morceaux restants et crie devant tous ces
Finlandais sourcilleux, qui n’ont jamais vu cela :
– Un petit pour papa !
Et elle reprend :
– Un petit pour papa !
On ne brave pas les courants d’air dans ce pays. C’est mauvais même par
trente-cinq degrés à l’ombre, température enregistrée aujourd’hui. Changer
de place, il faut s’y résoudre : ce que nous faisons et qui vaut mieux pour
nous. Cela n’y change rien. Nous en changeons une nouvelle fois et cela va
mieux. Trente-cinq degrés. Nous aurons une taxe de sécheresse à payer. Le
goûter s’achève au milieu de ces déménagements.
 
 
Du même cabas, à présent, la vieille dame extirpe trois livres, trois
albums dont Lyyl ne se sépare jamais. Impossible de garantir ce qu’on peut
voir apparaître de ce cabas : deux douzaines d’œufs, sait-on, un bouquet de
roses, sait-on, un dragon crachant des flammes, la lune peut-être ; une chose
à la suite de l’autre ou toutes ensemble à tout moment et toutes aussi
impossibles. La dame me propose les albums aux vives couleurs, son geste
et ses yeux d’un bleu laiteux avec leur sourire désolé, lui servant de parole.
Je dis :
– Spasiba.
Son regard s’anime, elle répond, confuse d’entendre sa propre voix sans
doute :
– Pojalsta.
Son visage, les ans l’ont moins hachuré, sabré de rides qu’ils n’en ont
distendu la peau pour la mettre délicatement en plis et l’étaler ensuite en
plages lisses entre deux plis. Un souffle d’air soulève sur sa tête des
cheveux gris.
Ces seuls mots de sa part et de la mienne, hormis les signes, les
mimiques, et la parole gardera le deuil. Autour de moi aussi, les
conversations ne me livrent que leur bruit sans plus. La lecture sera
néanmoins faite à Lyyl par mes soins, Lyyl qui grimpe d’elle-même sur mes
genoux, n’attendant pas d’y être priée. Elle ne veut pas le montrer mais elle
frétille de plaisir.
Je commence et, aussitôt attentive, elle m’écoute dire dans une langue
inconnue des histoires plus que connues d’elle. Je vois sa tête, de côté,
penchée sur le livre que je tiens dans les mains, je vois la frange qui lui
tombe sur les yeux et, dans le prolongement, la courbe pure de la joue mais
pas le nez derrière, il existe pourtant, je le sais, et la regardant ainsi je vois
comment une statue écoute. Lyyl en est une. Je me fie aux images  :
énigmatique, le texte imprimé ne me sert à rien. Sur ces images, j’ai déjà
bâti mes histoires et je les ai apprises par cœur afin de pouvoir les répéter
aussi souvent qu’il est nécessaire. Les répéter à la lettre. Pour n’en point
connaître le sens, ma diablesse de fille ne retient pas moins chaque mot que
je prononce, ne le conserve pas moins dans l’oreille. Au plus petit écart, si
j’en commets un dans mon récit, malheur à moi  : elle me reprend, me
rabroue, me fait recommencer. Il serait bon que je me surveille, me garde de
toute fantaisie, tout faux pas.
Mais peu à peu j’oublie mes craintes, et jusqu’à ce mur de la langue
dressé entre nous. De même elle, sans la moindre erreur. Peu à peu, nous
nous découvrons une parole commune à travers l’autre, la parole étrangère.
Erhalt uns, Herr, bei deinem Wort. Parole qui nous suffit, nous unit. Il
semble inconcevable en cet instant qu’une paille puisse aucunement s’y
glisser.
Et c’est arrivé, Lyyl a pris le relai. Elle raconte, elle maintenant, ou plutôt
continue à raconter la même histoire dans sa langue tandis que je tourne les
pages. Elle penche la tête comme avant, je la vois toujours de côté, sa
pommette de pharaonne blanchit, puis rosit et son œil se dilate sous
l’émotion. Elle raconte, raconte. Très légèrement, j’effleure de mes lèvres
ses cheveux qui sentent le jeune fauve. Elle se laisse faire ; sa voix remplit
tout le café. Incapable de rouler les r dans un pays qui l’exige, elle les
grasseye et ces gens placides se retournent, curieux, n’en perdent pas une.
Je sais ce qui se perd pour le moment : la vie de ma mère là-bas dans son
pays. Elle se meurt en cette minute.
 
 
La chambre des malades, nous y sommes revenus. Lyyl demande à
s’asseoir sur mon lit. Pourquoi pas  ? Je la hisse, ils sont hauts, ces lits
d’hôpital et, me dis-je, étroits comme des cercueils. Sitôt installée, elle ôte
ses souliers, prend ses aises. Comment lui faire entrer dans la tête qu’il n’y
a pas place pour elle ici, qu’elle doit retourner à la maison avec sa grand-
mère. Ce ne sera pas chose facile. Tentatives d’explication de ma part. Elle
m’écoute de tous ses yeux : mais comprend-elle ce que je suis en train de
lui débiter ? La vieille dame l’attend à la porte. Je la montre à Lyyl. Et Lyyl,
miracle, Lyyl l’intraitable, soudain conciliante, accepte sans regimber, sans
résister, que je la dépose à terre et lui réenfile ses chaussures. Accroupi, je
manipule ses pieds et, pour une raison obscure, des larmes m’embuent les
yeux. La grand-mère est déjà partie dans le couloir.
Parvenue à la porte, Lyyl se retourne, me fixe d’un regard presque
alarmant par sa gravité.
– Papa, tu ne vas pas rester là.
Je t’entends, ma fille  ; ce que tu dis est tout à fait clair. Et quand bien
même ce ne le serait pas, ton regard parle pour toi.
Elle ajoute :
– Il faut revenir.
Je n’aperçois plus que son dos, ne vois que le signe de la main qu’elle me
fait. Ce signe. Quelqu’un se meurt au loin. Avant une heure de temps, ou
encore moins, il ne sera plus de ce monde et on ne le saura pas. Cela
pourrait être votre mère, mais vous ne le saurez pas. Cela pourrait être vous
et peut-être le sauriez-vous.
VALO

L’attention, la sollicitude  : l’entente qui ne se dit pas mais s’éprouve.


Cela ne vous assure nullement contre les risques, tels qu’ils se courent, ce
serait trop beau, ne vous prémunit pas contre les drames. La complicité par-
dessus et par-dessous les mots, et néanmoins, et malgré tout, par moments,
les malentendus ; d’affreux malentendus. Et l’envie de blasphémer.
C’était peu de temps avant mon entrée à l’hôpital, un après-midi. Elle me
demanda quelque chose et n’émit qu’un minimum de paroles et même à la
fin, veillant à ne pas m’embrouiller, un seul mot. Malheureux mot. Je me
creusais la tête, repassais mon lexique. Nous nous trouvions rien que nous
deux à la maison, chose rare, qui n’arrivait pour ainsi dire jamais : personne
donc à qui recourir. Elle redisait ce mot – valo – ; pas un autre. Je ne voyais
pas, non, je ne savais pas ce qu’elle voulait. Elle attendait. Je n’étais pas
fichu de trouver ce que c’était.
Alors perdant patience, elle hurla le mot, toujours le même, plus fort,
encore plus fort :
– Valo ! Valo ! Valo !
Je la regardais, impuissant. Rendue furieuse par mon ineptie, elle me
houspilla, secoua, frappa, tout en fondant en larmes.
Une tragédie vraiment. Et l’envie de cracher votre âme.
Je la pris dans mes bras. Pendant que je la promenais à travers la maison
et la consolais, calmais, elle me conduisit jusqu’à une pièce. Là, elle me
montra de ses yeux humides l’interrupteur puis, tournant la tête, l’ampoule
qui brûlait. La lumière se fit en moi aussi. Il s’agissait de cela ! La lumière.
Valo. Et je me rendis compte de ce qui s’était passé. Allumer, elle y avait
réussi en sautant le bras levé, vers l’interrupteur. Mais pour éteindre, ce fut
une autre affaire, ça n’avait pas été possible.
J’éteignis : ce qu’elle attendait de moi.
 
 
Il s’en faut de beaucoup que j’oublie dorénavant ce que valo veut dire.
Cela ne prend pas toujours une aussi vilaine tournure. Je me rappelle qu’un
matin Lyyl me réclama aussi un objet, à la cuisine, et ne sut le nommer
qu’en sa langue. Bientôt mon incapacité à l’identifier lui parut évidente.
Elle se mit en devoir de me le décrire. Elle tenait sa brosse à dents à la main
et l’agitait devant moi. Le mot omena, employé par elle parmi beaucoup
d’autres, me fit dresser l’oreille, l’inspiration me visita. Dans le placard à
vaisselle accroché au-dessus de l’évier, trop haut, j’atteignis une timbale
décorée de pommes blanches – omena, pomme – sur fond d’émail rouge et
la lui mis entre les mains. La joie dont s’inonda son regard m’inonda
également. Éperdue d’admiration, elle me remerciait en sautant et criant :
– Hourra, papa ! Hourra, papa !
Sortira du feu qui dira  : «  Point de divinité, sinon Allah.  » Sans cette
timbale, elle ne peut pas se laver les dents.
 
 
Que l’on parle avec des mots, pour Lyyl, c’est chose connue déjà, allant
de soi. Mais que les mots puissent parler eux-mêmes, tenir leur propre
langage, être portés à jouer, cela, elle est en train de le découvrir. Que les
mots jouent, savent le faire, eux avec elle, elle avec eux. C’est venu le plus
simplement du monde, il y a quelques jours, quand elle s’est présentée à
moi pour me mettre sous le nez sa petite main à fossettes avec un
pansement posé dessus tel un rapiéçage et déclarer :
– Kochka.
Je comprends. La toute jeune chatte adoptée deux semaines plus tôt l’a
griffée. Roussia lui a collé cette bande. Mais Lyyl ne se plaint pas, ni ne
cherche à se faire plaindre.
C’est moi qui la plains :
– Kochka, ah le vilain chat !
Tout de suite après, elle me montre l’autre main.
– Kachka.
J’examine ce qui me semble être aussi un coup de griffe et reprends de la
même voix compatissante :
– Oh, kochka, le vilain chat ! Pauvre Lyyl…
– Kachka  ! s’écrie-t-elle, le regard moqueur, en secouant sa crinière de
Maure.
Je répète après elle, sans changer de ton :
– Kochka…
Elle me considère avec pitié, protestant de nouveau :
– Ei ! Kachka !
Grands dieux, j’y suis  ! Une main s’orne de l’égratignure faite par
kochka, la chatte, et l’autre main d’une traînée de porridge, kachka. J’y ai
mis du temps.
 
 
Où les mots ne font plus beaucoup le poids. Où la connivence est pure
parce que muette, ces moments comme il y en a par moments, un moment
surtout  : celui où elle est dans son lit, son lit tel d’abord que je la vois
s’efforcer de le refaire, déménageant au pied ce qui est à la tête et à la tête
ce qui est au pied et s’y appliquant avec un soin tout lyylien, sans bruit, la
tétine bien en bouche, puis son lit tel que, n’ayant pas tardé à mener son
entreprise à bonne fin et gardant toujours le silence, elle s’y couche. À
travers les barreaux, elle m’observe alors, assis à travailler à l’autre bout de
la chambre. Continuant à garder le silence et continuant à tirer sur sa
sucette, elle attache sur moi pour ne plus les détacher deux yeux qui, de
loin, noirs comme ils sont, prennent un éclat minéral. Je lève la tête au-
dessus de mes traductions et la considère à mon tour. Dans la quiétude qui
règne du haut en bas de la maison, sans que soit prononcé un mot par elle
ou par moi, nous échangeons des regards, regards non moins calmes que la
paix qui nous environne. Et tout est là, – pour toujours.
Et par moments, j’éprouve la curieuse impression de l’étreindre de mes
yeux comme s’ils étaient mes bras tandis que de son côté elle s’abandonne,
se laisse porter. Engagés ensemble dans cette certitude, elle, de plus en plus,
se met à téter sa sucette à haute voix, comme dit Roussia, signe qu’elle
s’endort, et moi je reprends mon travail. Un instant, et sa respiration se fait
entendre, régulière. Une pleine mesure de temps nous aura été alors
accordée, le temps n’aura plus eu besoin de temps pour passer. Et si
quelqu’un d’autre fait irruption dans la chambre, le temps aura eu tout son
temps, et nous tout le nôtre. Lyyl dormira profondément, les autres pourront
arriver, cela n’aura plus d’importance. Tout aura été là tout le temps. Tout
aura été là aussi longtemps que le sommeil, le sourire de Lyyl dureront. La
solitude, le sommeil, le sourire, préservés  : Lyyl à un bout, ma mère à
l’autre, là-bas dans son pays, moi entre les deux.
 
 
Celui qui dit, Je, aveugle allant d’obstacle en obstacle, se cognant à l’un,
se cognant à l’autre, prenant appui sur l’un, sur l’autre, trébuchant et
tombant dans toutes les fondrières.
« C’est le ciel, se dit-il, le ciel qui s’ouvre ! »
S’étalant à ses propres pieds, se relevant et marchant tant que sa cécité le
protégera, le soutiendra, aussi longtemps, mais pas plus.
Il avancera, il ira aussi loin, aussi longtemps, l’une à un bout, l’autre à
l’autre bout, lui entre les deux. Aveugle comme l’ange qui le guide, sa
chance l’a fait aveugle.
Le soir du même jour, à sa demande, je mets Lyyl sur le pot et dispose
devant elle le banc, qui lui sert de tablette, par-dessus quoi j’entasse une
pile de livres. Elle a son endroit réservé à la cuisine pour ces nécessités  :
près de la rangée de fenêtres qui donne, du premier étage, sur le bois. Là et
pas ailleurs  ; et il lui faut tous ses livres. Pardon, il les lui fallait. Dès le
lendemain ou le surlendemain, elle commençait à fréquenter déjà le w.-c.
des grands. Mais elle appelle toujours, pour qu’on vienne l’essuyer.
Je l’avais donc placée face aux fenêtres. Et sur-le-champ, elle me tança :
– Tuhma, papa !
– Pourquoi ?
Elle montra les vitres et je n’eus guère besoin que Roussia me traduisît
ses paroles :
– Tu ne vois pas qu’il fait nuit ?
Reniflant de mépris, elle répéta :
– Tuhma, papa. Tu es bête, papa.
Oui, ma fille, il faisait nuit et je t’avais mise devant ces fenêtres sombres,
honte sur moi  ! Je compris alors que si elle tenait à occuper cette place,
c’était seulement de jour, pour ses « lectures ». Où avais-je la tête ? Je la fis
pivoter avec son pot et le reste vers la grosse lampe qui brillait, suspendue
au plafond, devant elle du coup.
– Merci, papa, dit-elle alors gracieusement.
ROUSSIA

Sept jours : sept fois vingt-quatre heures, et celui qui dit, Je, parle, ne fait
que parler parce que le courage de se taire lui manque. Il ignore pourquoi, il
ignore comment. Il n’ignore pas à qui il parle. À Roussia, Roussia absente.
Il dit : j’ai tué tout ce temps à l’hôpital et, simple constatation, pas une fois
tu n’es arrivée au début des visites pour rester jusqu’à la fin. Ou tu surgis à
la dernière minute, ou tu t’éclipses sitôt apparue. Il y a inévitablement
quelque part un rendez-vous à ne pas manquer, une affaire d’importance à
régler, toujours quelque chose. Tu es de ces personnes trop occupées,
débordées, qui pour être partout ne sont jamais là où il faut. Tu es en train
de faire passer les petites choses avant les grandes, Roussia. Je ne vais pas
me mettre à t’adresser des reproches maintenant. Quand on commence avec
les reproches, on ne sait pas où cela finit. Je t’ai voulue, je t’ai cherchée, je
t’ai prise comme tu es. Ou bien les étoiles de notre ciel deviennent-elles
mauvaises, après avoir été bonnes  ? Il ne sait pas se taire, il ne sait pas
comment. Nous avons eu cet après-midi ensemble sur les rochers de
l’hôpital, il y a trois jours. Un après-midi extraordinaire, un rappel du
paradis. Je me trompe  ? Il n’a pas fallu plus pour que nous nous offrions
l’un l’autre, par-delà les mots, un chant jailli du cœur ; tu t’en souviens.
Quand on parle pour parler, seulement pour parler, seulement pour se
tenir compagnie. Roussia ne s’appelle pas Roussia en fait, elle s’appelle
Maroussia. Mais je l’ai appelée ma Roussia au début et ce nom Roussia lui
est resté. Il lui est resté pour moi, l’emploi que j’en fais est personnel, Russe
et rousse qu’elle est. Et mon nom, Borhan, mon nom aussi, elle l’a abrégé
en Borh pour son usage personnel. Borh qu’elle prononce plutôt Borg, ce
qui est naturel chez les Russes puisqu’ils ont tendance à utiliser le g à la
place du h.
Samedi, elle n’est pas venue, ni en coup de vent ni autrement. Elle me l’a
elle-même appris depuis lors  : elle était partie en excursion avec les
étudiants qui suivent ses cours. Et hier, elle a hâté son départ pour se rendre
à une soirée. Comment se taire, comment pouvoir se taire, comment savoir
quand. Elle ne m’amène plus Lyyl  ; elle l’a fait, mais elle ne le fait plus.
Lyyl la gênerait dans ses allées et venues. Des détails il ne sait comment se
taire, n’en a plus la force auxquels je ne me serais certainement guère arrêté
si je m’étais trouvé dehors et non enfermé dans cet hôpital, – cette prison.
La force de se taire. Une grande fille, Lyyl maintenant, une demoiselle, elle
ne porte plus de change dans la journée, elle porte une culotte.
Donc j’étais aux sanitaires et j’en reviens. Il est à peu près, je ne sais
pas : une heure de l’après-midi ? Je ne suis pas encore parvenu à la chambre
où, avec moi, se trouvent ces deux malades, encore que je ne sois pas le
troisième, n’étant apparemment pas malade, et je vois. Sur un cintre
accroché à l’une des patères de la galerie, mes habits sont là, je les
reconnais. De l’air d’avoir guetté mon passage, ils semblent me demander
pourquoi j’ai mis tout ce temps à venir les retrouver, les reprendre et les
occuper de nouveau. Ils n’y étaient pas, il y a quelques instants et,
maintenant, ils y sont. La question que je me pose, qui se pose, c’est
comment ils sont arrivés. Je n’ai pu être transporté ici, évanoui, qu’en
pyjama, à l’aube d’un certain jour. Mes souvenirs cessent même avant, ils
s’arrêtent devant cette porte que je cherchais dans le noir, je me quitte au
moment où ma main se posait sur la poignée. Ensuite, rien. Et à présent
mon costume, sous une housse de cellophane, me fait face. Comment a-t-il
pu venir jusqu’à moi  ? Il n’importe. Je vais sortir, il n’y a pas de doute,
sortir, et c’est l’essentiel.
J’aurai vécu huit jours là-dedans et non pas sept. C’est long comment
huit jours d’hôpital  ? Il faut y être passé mais c’est déjà du passé, je n’ai
plus à me préoccuper de cela. Les médecins n’ont pas dû me trouver grand-
chose malgré toutes leurs recherches, tous leurs examens. Ils me renvoient,
je suis relaxé. Ciao ! Jusqu’au prochain faux pas.
Je décroche le cintre sans demander l’avis de personne, m’en retourne là
d’où je viens, aux sanitaires où, enfermé, je me débarrasse du pyjama des
malades. Je commence à enfiler ma chemise et déjà je me sens redevenir un
autre homme. Au même moment, non, ce n’est pas possible, une voix
retentit, roule, amplifiée par l’écho ! Je l’entends, elle retentit, roule, secoue
le silence, la paix de la vaste galerie et mon cœur bondit dans ma poitrine.
Lyyl, c’est elle  ! Un bonheur n’arrive jamais seul. Retenant mon souffle,
j’écoute encore. C’est bien elle. Je lance depuis la salle de bains :
– Je suis là ! J’arrive.
M’a-t-elle entendu, et Roussia aussi, avec laquelle pour sûr elle est
venue ? Je prête l’oreille de nouveau, puis je ne résiste pas, j’entrebâille la
porte, passe la tête. Elles sont tout au fond de la galerie là-bas. Mais Lyyl
dont le fifrelet continue à porter sur cette distance me voit.
Elle accourt aussi vite que le lui permettent ses jambes.
– Papa ! Papa !
Ces cris  ! Autant de cris de victoire susceptibles de réveiller non
seulement des malades mais des morts. Elle approche et sans hésiter, de
loin, se jette dans mes bras. Vient ensuite Roussia. Sous son grand chapeau
de soleil, les épaules et les bras nus dans sa robe décolletée, Roussia le teint
avivé par le flamboiement de cette journée, des étoiles plein les yeux, des
étoiles qui sourient, Roussia plus belle que jamais. Vouloir garder il ne sait
pas se taire, il ne sait pas comment : est-ce la seule leçon qu’on reçoive de
l’amour ? Garder, être prêt à se jeter dans les flammes éternelles pour cela.
À moins de choisir le royaume des ténèbres éternelles, où l’on peut se
croire à l’abri, avec ce qu’on a, où l’on peut s’enfoncer jusqu’où il n’y a
plus personne sinon la personne à aimer.
Elle et Lyyl entrent avec moi dans la salle d’eau, me regardent finir de
m’habiller. Je leur apprends la nouvelle : alors diligente, vive, Lyyl ramasse
mes effets tombés à terre sans perdre une minute.
Je vais prendre congé de la jeune femme médecin qui s’est occupée de
moi, une jolie femme, pas une de ces géantes pour une fois. Elle demeure
introuvable, aussi je dis adieu aux seules infirmières. Puis je retourne auprès
de mes voisins de chambre. Je ne tombe que sur le vieux valétudinaire,
l’autre ayant disparu dans l’intervalle. Lui, le vieil homme ne peut que
rester là où il est, je ne l’ai vu que couché, qu’abîmé dans une sorte de
torpeur. La main que je lui tends, à ma surprise, il la prend dans sa main
squelettique. Il la garde et ne la lâche plus. Il me veut beaucoup de bien :
par le truchement de Roussia, il me dit de bien me porter, de bien rentrer
chez moi. Il y met l’ardeur lasse dont est capable quelqu’un d’indifférent à
la vie. Et Roussia traduit, traduit. Je ne fais moi qu’écouter et m’étonner de
voir un corps si délabré produire, avec cette voix rêche, autant de paroles,
les produire comme exprès à l’heure de mon départ et comme il ne l’a
jamais fait avant, et nous retenir auprès de lui. La voix cherche des
événements plus loin que là où peut remonter la mémoire. En même temps
m’envahit un embarras que je ne m’explique pas. Et il me libère, me laisse
aller, sa main retombe inerte sur le lit, le long d’un corps soulevant à peine
le drap. Je conserve pourtant, une fois dehors, la sensation de cette main
agrippée à la mienne et qu’un faible, un très faible retour de sève semblait
irriguer. Me poursuit maintenant encore, une heure ou plus après, son
chuchotement, cette voix d’un bois mort qui tentait de revivre, de reverdir.
Et sans doute n’est-il plus, et ne serait-il plus jamais. Ou ce peut être votre
mère. Ou les deux au même moment. Ont-ils rencontré ensemble l’ange et
ensemble la mort leur a-t-elle blanchi le visage ? Plaise à l’ange…
 
 
Le taxi. Lyyl entre Roussia et moi. Son bonheur qu’elle enfouit dans la
chaleur unique dont à deux nous l’entourons. Avec ses vibrations, ses éclats
émis en tous sens, un bonheur qui n’est pas passé inaperçu.
Roussia n’a pas changé, elle, en ces quelques jours. Il y a peut-être le
regard, où une ombre parfois se condense, s’inscrit, figure blanche sur un
mur blanc. C’est comme un autre regard dont elle n’a pas idée. Il soupire
pour elle, ou semble le faire, dans une incurable nostalgie, après un autre
soi-même. Mais il reste la chose prompte à sourire quand vous arrêtez les
yeux sur lui.
Avant, Roussia me disait : « Tu es mon miroir, où je vois le monde. » Et
je crois ne plus l’être ; cette ombre se dresse à présent entre nous.
Certains jours, elle disait cela différemment :
« Je me vois dans tes miroirs, donc ton esprit c’est moi. »
Puis la maison, mais avant d’y être, les champs retrouvés, la vraie
campagne, des arbres, des plantes dans leur fraîcheur, leur verdeur
premières, et qui remuent, qui bruissent, reluisent. L’air, après la brume
caniculaire de la ville, se fait transparence de vitre, le carreau à travers
lequel on passerait le bras en toute sécurité. Et bientôt en vue, la maison
elle-même. À la russe, en bois, une datcha couleur vert d’eau et toutes ces
choses autour qu’on croit bien connaître, toutes ces impressions ; le jardin
de plain-pied avec la forêt et s’y prolongeant  ; le bloc erratique d’où
j’apprends à Lyyl de sauter ; le bac à sable. Toutes ces choses telles qu’on
croit les connaître et attend néanmoins de reconnaître, les mêmes images, et
la vie familière qui attend pour revivre, s’animer, qu’on y entre, s’y fonde.
 
 
– Tout est pareil et tout semble avoir changé, dis-je.
Roussia :
– Les choses sont comme ça.
– Elles vous oublient. Combien ça leur est facile !
– Parce qu’elles restent.
– Elles s’attachent à ceux qui restent. Sinon elles vous oublient.
Et Roussia :
– Il y a de ça.
– Dès qu’on a le dos tourné. Mais les gens ?
– Oh, les gens !
– Oui : oh, les gens !
 
 
Lyyl endormie en cours de route, la tête posée sur mes genoux, se réveille
à l’instant où, parvenu à destination, le taxi stoppe. Frais, lavés par le
sommeil, ses yeux que l’étonnement fait s’écarquiller ne me quittent pas.
Elle frotte ses joues rosies à ma manche, une lyyl-chatte, de celles qui
pensent : « Il n’y a jamais assez de bonnes occasions pour ça. »
Nous rentrons et une lyyl-maîtresse-de-maison me prend alors en main,
et qui ne cesse pas :
– Viens, papa. Assieds-toi là… Regarde, mais regarde, papa !
Elle court chercher son « animal doux », comme elle l’appelle, le préféré,
un écureuil tout fourrure.
– Prends-le, papa.
Elle me fait refermer les bras sur lui, et encore des attentions, toutes
sortes d’attentions, avec des mines, des coquetteries.
– Fais ci, papa ; fais ça…
Les soins pleuvent comme ces perles, les rires, qu’elle sème. Et moi je ne
demande qu’à succomber sous le charme.
Elle se laisse aller jusqu’à me sauter au cou quand je m’y attends le
moins. Elle ne s’est jamais commise autant, avec personne. Ou bien elle
essaie de m’entourer les jambes de ses bras, si je suis debout, et de me
soulever.
Elle n’avait pas vu – forcément, elle dormait – l’ambulance qui était
venue m’emmener. Ce fut à son réveil, au moment où constatant ma
disparition elle s’étonnait, que Roussia la mit au courant. Et, me dit
Roussia, à moi cette fois, la journée ressembla aux autres, mais beaucoup
moins la nuit aux autres nuits. Lyyl dormit d’abord d’un sommeil tranquille.
Puis commença l’agitation, qui tourna bientôt chez elle au cauchemar. Elle
finit par se dresser en sanglots dans son lit et hurler :
– On va chercher papa ! On va chercher papa !
Elle se réveilla les nuits suivantes, même après être venue me voir à
l’hôpital, et toutes les nuits en criant : « On va chercher papa ! »
Roussia me racontait cela tout à l’heure, dans le taxi, elle ne m’en avait
pas parlé avant. Et, disait-elle, pour la consoler, elle se voyait obligée de la
prendre dans son propre lit, mais la peine de Lyyl ne s’apaisait pas, ne
passait pas. Elle se rendormait et dans son sommeil elle se remettait à
pleurer.
Pour l’heure, ma Néfertiti s’abandonne à une allégresse qui se trouve être
le reflet de la mienne. Elle m’a obéi lorsque je lui ai demandé de mettre ses
souliers avant d’aller au jardin. Ses pieds sensibles : une chose encore qui
me fait me reconnaître en elle, une chose de plus. Et incroyable, elle qui
n’est pas de loin une gloutonne, elle dévore une double ration du gâteau
confectionné par sa grand-mère, cette vieille dame qui accomplit des
miracles en silence. Elle m’avait amené Lyyl à l’hôpital, elle a préparé ce
gâteau pour fêter mon retour. Que ne fait-elle pas, avec la dignité égale, et
le sourire, le même sourire désolé, qui ne l’abandonnent jamais !
Pour le restant de la journée, Lyyl va me renvoyer l’image la moins
trouble de mon bonheur. Je suis seul à le savoir et mon plaisir n’en est que
plus complet. Pourquoi ferme-t-on les yeux à la seconde précise où les
portes du Jardin de l’Éden s’écartent  ? À cause de la trop grande lumière
qui en déferle  ? Il faut y entrer les yeux ouverts. Mes yeux sont grands
ouverts.
LYYL DIT ET VOILÀ

Voilà. Je suis abandonnée. Par qui, par quoi  ? Seigneur, comment le


saurais-je… Chaque fois il s’en va, il cesse d’être avec nous. Est-il mort en
ces moments-là  ? Et de nouveau vivant, quand il revient  ? Il n’est pas
encore parti. Mais il partira. C’est à peine si je le reconnais, le premier jour,
il n’est pas le même papa, quand il arrive je ne sais pas d’où. De la mort,
bien sûr. Je ne sais pas où ça se trouve. Et ensuite je le reconnais, il est de
nouveau le même. Alors il ne lui reste pas longtemps pour retourner là-bas,
je ne sais pas où. Il se fatiguera peut-être à force. Aller mourir, puis
reparaître et vivre, et encore mourir, et encore vivre. Comme ça doit être
fatigant. C’est comme d’aller à l’école, et d’en revenir autant de fois. Je
meurs tous les jours, moi aussi. Mais les oiseaux, les fleurs, les arbres, le
ciel ? Mais maman ? Je ne sais pas. Oh ! que j’aimerais être un oiseau ! Une
mouette. Je serais libre. Je m’envolerais loin, je verrais des pays avec leurs
gens. J’arriverais peut-être jusqu’au paradis. Personne en tout cas ne serait
assez malin pour m’attraper, on peut me croire. Si quelqu’un cherche à me
faire du mal, un coup d’aile, et vole, mouette ! D’en haut, je rirais comme
font les mouettes. Je me moquerais de lui. Des fois, papa m’appelle
Néfertiti, ça doit vouloir dire mouette dans sa langue. Papa et moi, nous
parlons chacun notre langue. C’est une autre langue, mais je comprends tout
ce qu’il dit même quand je ne connais pas les mots. Je comprends tout ce
qu’il ne dit pas aussi. Les enfants perdus sont obligés de comprendre, et de
sourire pour ne pas pleurer. Suis-je une enfant perdue ? Je vais sourire, je
serai plus tranquille. Et maintenant, sans bouger, tranquille, j’attends que les
choses pensent à autre chose, qu’elles ne fassent plus attention à moi. Ça
leur prend un moment. Et après ce moment, encore un autre moment.
Maintenant je les observe par surprise. Les voilà affolées. Seigneur, elles en
perdent la tête ! Elles se dépêchent de retrouver leur air d’avant, cette mine
de rien qu’elles ont d’habitude. Flic, flac, floc, tape dans l’eau, c’est rigolo !
Mais quelque part, il y a une chose. Je ne peux pas savoir quoi, elle est
seulement perdue. C’est une chose perdue qui est tout le temps là. Elle
donne de la joie. Si l’on veut ; comme la neige qu’on découvre au jardin à
son réveil. Il n’y avait rien, et maintenant il y a cette adorable neige comme
une chose perdue qui était tout le temps là. Une fois retrouvée, je parle de la
chose, on peut en faire ce qu’on veut. Mais elle change avec le temps, tout
comme il passe. Il lui est tout à fait possible d’aller se mettre par exemple
dans les feuilles d’un arbre. Elle ne dort pas, elle, même si l’arbre dort. Le
matin, c’est elle qui de bonne heure appelle la lumière dans les feuilles. Le
soleil sait qu’elle y est cachée. Et là où elle est, il la cherche. Quand elle
parle comme elle le fait en ce moment, j’entends ce qu’on ne peut pas
entendre. Je saurai quelle chose est cette chose, mais il faut que papa et
maman soient morts. Elle est comme ces gens qui prennent toute la lumière
avec leur figure et l’emmènent avec eux. Les autres restent avec un trou
noir à la place de la figure.
En même temps il tombe du soleil, il en tombe. Il y en a plein le bac à
sable. S’il continue comme ça, ce soleil, je finirai par me noyer. Je nage. Il
en coule de plus en plus, je nage et les fleurs aussi, la maison aussi, les
arbres aussi, les papillons aussi. Tout nage. Je suis toute noire de soleil.
Baba, et pas seulement elle, dit que, bébé, j’étais noire. Me voici redevenue
noire. Et le jardin avec ses arbres gros comme la nuit, ses fleurs, ses
papillons, l’herbe en bas, le ciel en haut, la maison entre eux  : tous
pareillement noirs. Il n’y a rien d’autre sous mes yeux, il n’y a que le
monde, le silence et les bruits, et moi. Les ombres n’ont que la nuit pour
maison et en plein jour, celles qui restent sont des enfants perdus et elles
tremblent. Je regarde, j’écoute. Elles tremblent. Je regarde, j’écoute. Parce
que sinon tout sera oublié, et je serai oubliée. Oui, oubliée à l’endroit où je
suis, dans ce bac à sable. Seigneur, se peut-il que quelqu’un soit en train de
m’oublier en cette minute !… Mais quelque chose aussi est en train de se
faire rappeler et j’attends ; mon cœur est prêt à sortir de ma poitrine pour
aller la chercher. Cette chose. Si loin qu’elle soit. Il veut, il veut partir, mon
cœur, et me laisser. Ça m’occupe beaucoup déjà, de vivre, ça me prend
beaucoup de temps à regarder simplement la vie. Et encore je ne vois que ce
qui se passe devant moi. Pendant ce temps-là, que se passe-t-il derrière
moi ? Pendant ce temps, mon cœur s’en va. Je suis abandonnée. Mon cœur
court et se déchire. Il s’arrête, à des moments, pour chercher de quel côté
aller, je ne respire plus. Puis il se remet à courir. La peine est dans ce que
j’oublie. Mon père et ma mère sont là-bas avec elle, avec la chose qui est
sur le point de se faire rappeler et je vais me rappeler, moi aussi, mais je ne
laisserai pas mon chagrin monter plus haut que mes genoux.
Et voilà. Entre la chose et moi est venu se glisser le visage de maman.
C’est fini. Je ne pourrai pas voir la chose, ni rien, et elle ne pourra pas me
trouver. Maman tantôt dans la maison tantôt dehors, occupée, la figure
semblable à cette figure inquiétante et belle déjà vue ailleurs, à cette
blancheur de rien qui traverse le jardin, pas tous les jours, mais certains
jours. Recommencer à attendre ? Continuer tranquillement d’attendre ? De
nouveau, après cette interruption ? C’est comme une chanson qui resterait
sans voix juste à la seconde où elle va vous dire ce que vous voulez savoir.
Je reste à mon tour sans voix. Je suis sourde et muette. La vie a commencé
aujourd’hui sans moi. Vous verrez qu’elle finira sans moi.
 
 
En attendant, comme si de rien n’était, la coccinelle se promène entre les
brins d’herbe, elle tâte pour voir s’il y a des vers. Elle gratte, fait des nids.
Elle en fait un pour chacun de ses petits. Ensuite elle va chercher de quoi
manger et elle nourrit ses enfants. La pluie de soleil recommence à tomber.
Elle tombe, elle est chaude, mais on ne la sent pas et des cris partent de
partout. Toujours en attendant, qui parle avec ses ailes ? Qui parle avec son
œil ? Qui vert, bleu, gris, jaune s’envole comme les pensées de l’âme ? Et
qui pleure, qui rit blanc dans son corps noir  ? Qui enferme ce jardin dans
ses mains légères ? Qui pourquoi comment autour de moi, c’est comme un
pays d’oiseaux. On est un peu fou quand on aime les yeux dorés des chats.
Notre chatte est allongée au soleil, elle se roule sur les aiguilles de pin, elle
me regarde les yeux dans les yeux. Je suis folle de ces yeux. Les uns et les
autres disent : ils ne dorment jamais que d’un œil. Moi je dis : ils dorment
les deux yeux ouverts, avec leur or qui continue à vous voir. Il n’y a rien de
moins bête que les bêtes. Contrairement aux gens.
Chut ! La chose continue, la chose d’avant les choses, la chose de l’autre
côté des choses. Je ne la vois pas, mais je sens qu’elle est là. Peut-être la
verrai-je si j’attends sans bouger, si je regarde tout le temps sans bouger.
Elle est sur le point d’apparaître. Elle a failli se montrer déjà mais j’avais la
tête ailleurs. Elle apparaîtra et je la reconnaîtrai. Ce sera quelque chose
comme… un papa, une maman, un bonheur désespérément inexprimé. Je
passe mon temps à la chercher. Je la reconnaîtrai et je les reconnaîtrai et ce
sera fort, très fort, si fort que ça m’écrasera le cœur. Ce sera beau, ce sera
terrible à force d’être beau.
Et si c’était quelque chose de laid tout en étant terrible ? Ce sera un ange
en colère. Je lui dirai des paroles qui n’ont jamais été dites. Surveillant avec
la plus grande attention tout ce qui se passe, je me fais l’air d’écouter avec
les yeux. J’écoute si l’ange en colère arrive, aussi laid qu’il pourrait l’être.
Je dis des mots comme : Dieu tout-puissant ou Seigneur. Des choses de ce
genre. Ça ne veut rien dire, naturellement. Puis rassemblant toutes mes
forces, du moins me semble-t-il, je murmure  : «  Dieu, Seigneur ou peu
importe, qu’on me vienne en aide.  » Et j’observe tout avec une attention
encore plus grande. Mais ce qu’on dit, ce qu’on fait, c’est toujours une
histoire, ce qu’on voit, ce qu’on est, une histoire qui n’en finit pas de se
raconter elle-même. Dans leur va-et-vient, les hirondelles se font aiguilles
et elles cousent toutes seules l’histoire, je veux dire sans aucune main pour
les tenir. C’est comme ça. Elles cousent, elles cousent. Si bien qu’on ne sait
pas quand elles vont s’arrêter. Peut-être pas avant des heures, une heure
après l’autre pour faire un jour. Et peut-être qu’avec leur fil invisible elles
cousent les feuilles aux arbres, les maisons aux maisons, les nuages au ciel,
elles cousent le monde, elles en raccommodent les trous, c’est leur dentelle.
En attendant, elles cousent et rient entre elles.
Papa, lui, coud des histoires, c’est plutôt sa voix. Tout le temps et je
regarde sa bouche qui coud et les dents qui cousent dans sa bouche, regarde
simplement et regarde, je n’écoute plus. C’est que sa voix m’a déjà cousue
dans l’histoire, une histoire chaude comme une main, comme sa main. Et
maman, que fait-elle ? Des choses. Ce que fait une maman. Quelquefois elle
sort de la maison et elle me sourit. Elle rentre. Le jardin devient trop grand.
Il devient sauvage. Elle peut faire ce qu’elle veut, elle est toute ma maman.
Je l’aime, je l’aime, je l’aime. J’ai peur, tant je l’aime, j’ai tout le temps
peur. Papa, je sais, il est assis derrière son bureau qui n’est pas son bureau
mais celui de maman. Elle le lui laisse quand il vient et il travaille sur ce
bureau de maman. Il s’en va toujours et je pense toujours : « A-t-il besoin
de mourir comme ça chaque fois  ?  » Un oiseau chante le soleil et ses
ombres, le silence et ses bruits. Qui tient à nous séparer ? Il ne le dira pas,
l’oiseau qui chante, et quand il va s’en aller pour mourir, l’oiseau ne le dira
pas non plus. Quand c’est le moment, il chante. Un papa est fait pour être
loin et pour que sa petite fille pense à lui. Néfertiti, comme il dit. Il travaille
en ce moment là-haut, assis près de la fenêtre, à son bureau qui n’est pas
son bureau et c’est dans mon cœur qu’il est et qu’il travaille. J’imagine, je
vois au fond de mon cœur sa tête penchée au-dessus de ses papiers. Lui
aussi me verrait en se penchant à cette fenêtre, mais en se penchant bien.
Quand elle rentre à la maison, après avoir fait une apparition au jardin,
maman va l’embrasser sur la nuque. Je sais, je l’ai vue. Moi, ça ne
m’enchante tout simplement pas d’embrasser quelqu’un. Moi je travaille à
penser à lui. Comment un homme et une femme, et des femmes, peuvent
vivre dans la même maison ? Nous sommes trois femmes : maman, Baba et
moi. Et un seul homme, papa. Comment est-ce possible ?
Mon cœur est plein de surprise chaque fois que je pense à eux, il lui
pousse des ailes et elles battent, je parle de mon cœur, elles battent. C’est ça
le bonheur, qui sait ? Elles battent et mon cœur s’envole avec elles. Même
moi si j’ouvrais les bras, je crois que je m’envolerais. J’irai boire l’eau du
ciel. Papa dit : « C’est un bonheur que d’avoir une telle fille », et mon cœur
tremble lorsque j’entends ces mots, comme moi toute nue pendant ma
toilette il tremble comme un enfant nu. Je suis donc moi-même un bonheur.
Il dit encore que sa mère à lui va être morte dans son pays là-bas où elle est
je ne sais pas où et qu’elle ne m’aura jamais vue. Alors elle ne me connaîtra
jamais, ne connaîtra jamais le bonheur que je suis. Papa dit qu’elle ne serait
pas du tout étonnée si elle me voyait tant je ressemble aux filles de ce pays
là-bas. Il dit : « Ce sont des piments piquants. » Je suis un bonheur piquant
comme un piment. Mais elle ne va pas me connaître et je ne vais pas la
connaître. Elle ne saura pas que je suis un bonheur et un piment piquant. Ou
peut-être quand elle reviendra de mourir. Peut-être un jour  ? Mais serai-je
encore un piment piquant, ce jour-là ? Il me reste la maman de ma maman.
Et c’est papa qui va être mort aussi. J’aime mieux être morte avant.
 
 
On attend toujours quelque chose, ça pourrait être n’importe quoi. Ça
pourrait être la plus belle chose au monde. Ça pourrait être terrifiant aussi.
Tout deviendrait alors terrifiant. Ça pourrait ne jamais venir. Mes yeux sont
moi et ils touchent les choses, ils les prennent. Le ciel est léger maintenant
comme s’il n’existait pas. Je le prends avec mes yeux. La lumière du soleil
est déjà tombée et s’est cassée en petits morceaux. Je la ramasse avec mes
yeux. Mais j’ai assez attendu pour aujourd’hui, je préfère rentrer, aller
retrouver ma maman et mon papa. Si maman est en train de laver la
vaisselle, je vais l’essuyer, cette vaisselle dans sa bassine rouge. Et si elle
fait autre chose et que je ne peux pas faire cette chose avec elle, je
travaillerai avec papa. Et s’il lit seulement, je lui dirai de me passer le
disque de Peter Pan, ou un autre. Ça ne le dérangera pas, un disque. Et
quand nous serons à table, il faudra que je regarde bien leurs figures, celle
de maman et celle de papa : ils n’en ont pas qu’une. Je les ai déjà observées,
Seigneur, que de fois ! Mais il suffit que je tourne la tête et c’est horrible
l’impression que j’éprouve  ; c’est comme si je ne les avais jamais vues,
jamais connues. L’un et l’autre, papa et maman, comme si je ne les avais
jamais vus, jamais connus. Et à ce moment je me demande ce qu’il
m’arrive, ou ce qu’il va m’arriver. Une chose affreuse, certainement. C’est
presque impossible à regarder, un visage. Un visage avec sa bouche qui
s’ouvre, remue, se tord. On ne sait pas ce qui risquerait d’en sortir. On
aimerait voir quoi et on a peur de le voir. C’est bon, une bouche, pense
maman, quand elle est bonne, mais quand elle ne l’est pas, on voudrait se
cacher d’elle. Moi aussi je voudrais me cacher de cette bouche, disparaître
sous terre. C’est bon, surtout quand elle rit. Je préfère, moi, quand elle
sourit. Et les yeux. Ces yeux qui sont là à vous surveiller sans en avoir l’air
ou en ayant l’air de dormir tout ouverts. Les yeux, ces choses qui voient,
qui savent, qui pensent. Eux, ils me donnent la fièvre. Rien n’est plus facile
que de tomber dedans, quand ils seraient des yeux qui vous aiment, et
d’oublier où on est tombé. Un désert, ils peuvent devenir un désert, c’est
nulle part. Le regard de maman est ce désert quelquefois, pas toujours,
quelquefois ce nulle part qui ne voit plus, ne sait plus, ne pense plus. Celui
de papa se fait très doux, à des moments, comme le regard d’une bête
inconnue.
Par la fenêtre, je vois maintenant la nuit allumer ses petites bougies, les
unes au ciel, les autres pas loin sur terre. Derrière leurs haies, on croirait
que les maisons ouvrent leurs yeux après avoir dormi toute la journée. Nous
aussi nous pourrons mettre une bougie sur la table et nous dirons : « Nous
prenons le thé avec une étoile. » Voici que les arbres dehors font des vagues
à présent et que notre maison écoute comme un bateau écoute le bruit des
vagues. Sans doute est-elle déjà partie en mer. Mais lorsque nous dormons,
la nuit dort-elle ? Voyons, elle n’a pas de lit, elle, où dormir !
Elle parle toute seule au jardin, à des moments, et à d’autres moments,
elle rit. Elle se fait de plus en plus blanche et me souffle sa chaleur sur la
joue. Elle va peut-être sortir de sa nuit. Elle va peut-être me prendre la
main, se mettre dans mon lit, elle qui n’a pas de lit où dormir, et continuer
son histoire. Madame la nuit, dis pourquoi et pourquoi le cœur reste avec la
lumière qui veille  ? Pourquoi et pourquoi la lumière mourra aussi et
l’obscurité viendra ? Pourquoi et pourquoi aussi la mort ne sait pas mourir ?
Pourquoi, pourquoi…
LE MATIN D’UNE TARTARE

Lyyl, le lendemain au réveil. Le narrateur voudrait-il se taire, sa voix, la


voix qui dit, Je, n’en continuerait pas moins toute seule. N’en parlerait pas
moins comme à soi seule. Mêmes bonnes dispositions. Je la porte à table et,
toujours mêmes bonnes dispositions, elle ne résiste pas, ne s’insurge pas ;
ne cherche pas à faire diversion et vouloir n’importe quoi. À table, elle
s’occupe de son porridge et non, comme les autres matins, le verbe haut, de
tout et de rien simultanément. Si je lui dis quelque chose, elle m’écoute, elle
écoute cette chose que je lui dis. Elle tient à me le montrer, et aussi comme
elle mange bien. Pourtant elle n’a pas faim, je le sais. Cette fille n’a jamais
faim. Elle n’ignore pas à quel degré je l’aime et comme je l’admire. L’air
entre deux airs qu’elle ne peut s’empêcher de prendre le prouve, il parle
pour elle.
Ne voir en Lyyl qu’une forte tête est une habitude bien établie à la
maison. Il ne faut surtout pas la laisser faire. Faire quoi ? Le diable sait. En
faire à sa tête. Et de vieux principes ressortent, une éducation de derrière les
fagots dont elles-mêmes, les deux femmes, ont pâti à leur époque. Roussia
m’a dit combien elle en a souffert. Et aujourd’hui, elle ne s’en aperçoit pas
plus que sa mère, ces principes, elles les reprennent à leur compte. Mais elle
est de taille à se défendre, Lyyl. Une poudrière, Lyyl. De la dynamite qui
vous explose au nez si faible que soit l’étincelle. Non, jamais elle ne baisse
pavillon. L’atmosphère à table, pour cette raison, souvent crépite d’orages
magnétiques.
Où Lyyl est allée chercher son caractère  ? Chez ses aïeux tartares,
voyons. Pour moitié du côté de Roussia, qui en dénombre quelques-uns
parmi ses ancêtres. Et cela ne m’avait pas surpris quand, dans les premiers
temps, elle me l’avait révélé, encore que cette origine ne soit plus marquée
par aucun trait typique chez elle, tout ensemble blonde et rousse qu’elle
est  ; sauf peut-être par un certain pli de la paupière supérieure. Et pour
moitié de mon côté. À coup sûr, les mêmes tartares avant qu’ils ne prennent
des routes différentes (les hasards qui les avaient fait s’égailler aux vents de
l’Histoire et dans la Géographie les réunissent aujourd’hui en nous et en
Lyyl, tartares-oghouz que nous restons avec notre odeur des steppes et de
beurre rance collée encore à la peau, cette odeur à quoi nous nous sommes
probablement reconnus  : Roussia, qui ne parvient pas à s’en débarrasser,
elle a beau se laver vingt fois par jour – se laver, c’est sa passion – et moi.
Roussia prétend d’ailleurs m’avoir aimé pour mon odeur, et moi je ne sais
pas pourquoi. Il dit, je ne sais pas pourquoi  ; son désir était doublé d’un
autre désir au revers : celui d’une union, d’une jonction remontant au point
de départ à partir du point de rencontre, une nouvelle chevauchée en
arrière, un désir à vous changer en ombre errante jamais comblée et qui
cherche partout. Une fatalité. Et que le rendez-vous ait eu lieu sur cette
terre du bout du monde après tant d’autres chevauchées en avant, comment
s’en étonner ?)
 
 
L’écoulement souverain des jours, la longue patience, rythmes, rituels,
perfection, sensibles jusque dans le frissonnement des feuilles des arbres.
Bruits qui ne font que passer, averse, les pas du temps courant sur le
gravier, dehors, au jardin. Nous nous occupons de vivre. Et le temps
s’occupe de nous vivre. Le temps que je me suis adjoint comme complice
pour qu’il achève notre amour, lui donne le coup de grâce. Je vis ici et je
transpose déjà faits et gestes ailleurs, dans un avenir où Roussia n’est pas.
L’avenir sans elle a commencé, il œuvre contre nous. Quand l’amour
sombre, que vous reste-t-il à faire ?
Non que Roussia quitte une seconde ce qui en moi s’est éloigné, veut
penser à autre chose ou seulement dormir sans la retrouver plus présente
dans ses rêves. Ayant été heureux ensemble, ayant emmêlé nos mains, nos
bouches, nos corps, ayant elle pris source en moi, et moi pris racine en elle,
ce n’est pas facile, je l’admets. Ayant connu le goût, la chaleur, la douceur
de l’autre, il semble que tout ne puisse que continuer comme avant, et rien
n’est comme avant. L’amour ne vous rapproche-t-il que d’une illusion
quand il vous libère de vous-même pour vous faire reconnaître cela qui
possède les traits d’une Roussia ? Une illusion têtue alors, qu’on ne saurait
écarter d’un retour de la main.
L’été, le prochain, les autres étés, déjà une voix me dit qu’ils revivront
sans nous. Rêve périodique et transitoire dans lequel la vie nous aura
bercés, nous aura rêvés ou invités à nous réveiller seulement à l’appel de sa
splendeur, son exubérance, celui-ci aura passé sur nous. Bien que nous
soyons encore en août, il commence à semer des cendres derrière lui. Le
ciel, la lumière, les feuilles sur les arbres, l’atmosphère autour, s’allègent.
Chaque jour ira vers plus de raréfaction. Le pays n’attend que l’heure de se
retirer, dans une irrésistible fuite, sur ses confins, des limites vite franchies
au-delà desquelles il n’y a plus de limite. Pour que cette heure arrive, il faut
sans doute que la neige fasse son entrée en scène et ce n’est pas son heure.
Mais elle sera tôt là. Et quoi qu’il en soit, volatile, claire, pénétrante, par
tous les temps, on hume son odeur dans l’air. Pour le moment, le cœur n’a
pas à se sentir lourd. Brûle, ange de feu, brûle pour l’instant, puis de larmes
inonde-toi pour retrouver ta fraîcheur.
 
 
Au bout de la table, sur sa chaise à elle, Lyyl est bien encadrée, sa mère
d’un côté, sa grand-mère de l’autre.
Elle est là à se remplir de lait, elle s’en remplit la bouche, emmagasine
tout le lait pouvant tenir dans ses joues, ne l’avale pas. Et encore, et encore ;
rien ne se passe, la minute a besoin d’une autre minute : celle qui ne doit
pas survenir mais survient, la minute du pire. Se mettent alors à filtrer entre
ses lèvres de minces filets blancs. Le tour de sa bouche est cerné d’un trait
de céruse et cela dégouline, atteint le menton au bout duquel se forme une
gouttière. Ça coule, elle est un clown. Elle est Pellé Hermani. Elle le sait.
Elle sait ce qu’elle fait. Elle sait ce qu’elle a à faire.
Ses yeux rivés uniquement sur moi, impassibles, refoulent une bordée de
rire. Puis elle pouffe, envoie en pluie devant elle le reste du lait tenu en
réserve dans sa bouche, aspergeant tout. Elle en est un, de clown, un vrai de
vrai. Elle me lance à travers la table :
– Kato, papa, regarde, papa, j’ai un masque !
J’acquiesce. Oui, ma fille, tu as un masque. Il n’y a que moi que cela
amuse. Sa baba la considère avec une expression horrifiée, Roussia garde le
silence, le genre de silence qui précède les cataclysmes.
La menace reste suspendue sur nous durant un moment qui n’a pas de
fin, puis ce moment expire et la menace avec lui. Nous avons néanmoins,
dans une odeur de soufre, senti l’air grésiller. Nous l’avons échappé belle.
Et maintenant Lyyl doit aller au jardin d’enfants, qu’elle appelle son
école, et c’est effectivement une école aussi. De toute manière, pour Lyyl, il
faut dire, école, elle y tient. Elle est déjà dans l’escalier, Roussia la presse.
Lyyl descend les marches une à une, elle aime, une à une. Sans que je la
voie de ma place, je suis persuadé qu’elle n’en démord pas et agit comme
elle l’a décidé. Pourquoi veut-on qu’un enfant obéisse toujours alors que
par nature il n’est pas fait pour se soumettre ?
Je l’entends, il faut être sourd pour ne pas l’entendre, qui crie également :
– Au revoir, papa ! Au revoir ! Näkemiin !
Et ainsi à chaque marche. Roussia la gourmande, mais après un coup mat
dont résonne l’escalier en bois, s’élève encore un : « Au revoir, papa ! »
Cela continue dehors, sur le perron, et en bas du perron, et dans le jardin
où, je suppose, Roussia est en train de l’attendre.
– Au-re-voir-pa-pa !
Et la bouche encore pleine, je me lève et descends aussi.
Je me poste à la fenêtre qui au rez-de-chaussée donne sur le jardin. Je les
regarde toutes deux s’éloigner dans l’allée centrale, Lyyl derrière sa mère,
Lyyl qui fait trois pas et se retourne pour m’adresser un adieu de la main
sachant, fine mouche, où je me tiens et comme je les observe, qui fait
encore trois pas, m’adresse un nouveau signe. Elle ne distingue rien à
travers les vitres qui m’isolent de l’extérieur si ce n’est le petit rideau dont
je soulève un pan. Encore trois pas, elle se retourne, m’adresse un signe.
Elles parviennent en bout d’allée, elle et Roussia, et disparaissent. Je reste à
la fenêtre, pour moi, leurs deux silhouettes toujours présentes à l’endroit où
elles ont fondu, l’endroit où invariablement elles fondent. Par sa
persistance, une impression qui les fixe à la même place. Comme dans la
nostalgie, l’inassouvissement d’un songe, cette scène se répète chaque
matin. Si je ne faisais que la rêver ?
 
 
L’instant où le manque sait être le plus aigu, une scène prête à se
reproduire longtemps après, des mois, un an, – ou des années avant. Le
manque, au moment même où elle se répète, au moment où ce qui, revenu,
passe sans passer. Je les conduis à l’aéroport de Roissy, il est midi, elles
vont prendre l’avion pour rentrer au pays. Des mois, presque un an, l’été,
puis, l’automne, puis l’hiver, et c’est le printemps maintenant. Lyyl
s’engage déjà dans l’une de ces gorges de verre qui mènent à la terrasse
d’embarquement, le noir infatigable tapis roule sous leurs pas, les emporte,
l’une et l’autre. Elles perdent contact avec la terre ferme sous mes yeux et je
les regarde partir. À présent, Lyyl donne la main à Roussia. Tournée vers
moi, de l’autre main, elle me fait des signes d’adieu. Du haut de ses trois
ans seulement alors et comme elle vient de le faire dans le jardin, en partant
pour son école. De Roussia, je n’aperçois plus que le bas de la robe. Lyyl se
détache encore en pied, mais le boyau mécanique l’aspire. De plus en plus,
il l’aspire. Puis deux voyageurs avant que la chose, l’avalement ne se
produise et qu’elles ne disparaissent tout à fait, posent leurs grosses
godasses sur le tapis de gomme, se plantent entre nous. Il y a toujours et
partout de ces ballots qui ne remarquent jamais rien. À peine puis-je voir
Lyyl, du coup. Elle s’en rend compte, elle se détourne, ayant compris que
c’est la fin. Le dos, c’est tout ce que je discerne d’elle. Figé à ma place, je
reste le regard braqué dans sa direction et, surprise, je décèle la petite main
qui remue derrière ce dos ! Elle s’entête, Lyyl, à m’envoyer des signes. Je
les reçois malgré ces deux ballots de voyageurs. Elle ne renonce pas, ne
désespère pas, ne m’abandonne pas. Repliée derrière elle, sa main sur fond
de manteau bleu marine continue à s’ouvrir, se refermer, tentant
l’impossible. Des images, des moments isolés, des instantanés  ; et leur
récurrence. Tout ce qui lui restera. Et après ? La mort viendra un jour le
regarder en face et chercher son dû, – mais il n’y sera plus, elle n’aura plus
rien à lui enlever. Mes yeux ne s’attachent plus qu’à ces doigts minuscules
et aux signes qu’ils m’adressent. Qu’ils me font peut-être encore maintenant
que je les ai perdus de vue.
JEUX POUR UN SOMMEIL

Je pensais que je ne reverrais plus Lyyl, nous nous quittions, Roussia et


moi, en mauvais termes, nos relations étaient au plus mal. Inévitable, sans
retour, la rupture se consommait devant ce tapis de gomme noire tandis
qu’il glissait dans le tube de verre et emportait l’une après l’autre ses proies,
victimes impavides s’acheminant vers le ciel des destins accomplis, les
empyrées où Roussia et Lyyl avaient déjà disparu dans un mouvement
d’uniforme, de fatidique ascension qui ressemblait davantage à une chute
dans l’abîme. Immobile devant le conduit qui avait l’air d’aller en
rétrécissant, je les voyais pourtant présentes, leurs deux silhouettes toujours
remontant vers les mêmes empyrées qui n’étaient qu’un gouffre. Et la voix
des cauchemars, déchaînée, hurlait  : plus jamais, plus jamais… C’était
ainsi, je voyais ce que je ne voyais pas. C’était cela, le maléfice émanant
des nouures.
 
 
Aujourd’hui je suis ici, de nouveau avec elles. Je suis revenu et nous
partageons tout, la lumière du jour brille. Pendant des mois. Nous nous
sommes ignorés pendant des mois, nous avons mis presque un continent
entre nous. Et cet été brille pour nous, perdure, clairement et obscurément.
Roussia raconte :
– Juste avant ton retour, nous rentrions de l’école, Lyyl et moi. Lyyl
entend un bruit d’avion. Elle montre alors le ciel du doigt et s’écrie : papa
tulee ! papa tulee ! (papa arrive ! papa arrive !)
Que savons-nous des enfants  ? À son âge, déjà Lyyl me semble adulte,
sur un plan différent du nôtre certes, mais une étrange adulte venue d’un
monde qui n’a rien à voir avec celui-ci et surtout rien à lui envier. J’ai dit,
me semble, je prétends qu’elle l’est, étrangement. Sinon, quand aurait-elle
pu apprendre tout ce qu’elle sait ?
 
 
Elle vient d’être mise au lit ; il est aux environs de dix heures du matin.
C’est un jour où elle reste à la maison. Elle doit dormir un peu ainsi qu’elle
en a pris l’habitude à l’école-garderie. Elle a déjà commencé à déménager
au pied du lit ce qui se trouve à la tête : oreiller, animaux en peluche, draps,
couverture. Cela fait, maintenant elle se livre à ses exercices. Jambes en
l’air pédalant, jambes entrelacées aux barreaux, retournements, chutes,
extension sur le dos. Se rasseyant le temps d’exécuter le grand écart, et elle
plante les pieds, les mains, le crâne dans le matelas pour faire
l’hippopotame avec son gros derrière empaqueté dans des couches. Puis
tous membres étirés, elle se déploie avec lenteur, avec douceur et, de
nouveau, se ramasse sur elle-même, s’enveloppe d’un mouvement de
danse : chaque partie du corps entraînée, elle se laisse enfin retomber, elle
s’allonge comme elle l’a décidé depuis le début, la tête au pied du lit et
tournée vers moi ; moi devant ma table, à l’autre bout de la chambre, qui
travaille et l’épie du coin de l’œil. Le sommeil la guette à présent, il
n’attend qu’une seconde d’inattention de sa part.
 
Tout en haut des arbres
Dors, mon bébé, dors.
 
Quand bien même. Les jambes n’en esquissent pas moins encore dans
l’espace une figure, la dernière peut-être, dont l’expansion et l’essor refréné
tiennent à la pointe de ses orteils un lambeau d’éternité en suspens et
l’endormissement en échec. Périlleuse immobilité, c’est splendide à faire
peur.
 
Dors, le vent soufflera
Tout en haut des arbres,
Le vent te bercera.
 
Puis culbutes, soubresauts, cabrioles : de nouveau la déflagration. Cette
fois, sans aucun doute, l’ultime parade.
 
Un rayon de soleil,
Un rayon sur l’eau
Comme un sourire pour toi…
 
Les jambes se posent sur le matelas, la tétine qui n’a pas quitté sa bouche
de tout ce temps est soudain sucée avec frénésie, « à haute voix ».
 
Sur l’eau jouera,
Sur l’eau sourira.
 
Rêveurs sont devenus les yeux qui me contemplent alors et dont le
rayonnement arrive de loin, de plus en plus loin, étoiles au cœur noir de
l’univers où elles scintillent par pulsations intermittentes. Entr’aperçus de la
place où j’essaie de travailler, astres de houille avec le regard qu’ils peuvent
fixer sur vous, ils ont battu encore une fois et puis ont résorbé leur flamme.
 
 
Semblables et différents, l’enfant et la rivière qui sans trêve réaménagent
leur lit, semblable et différente la vie qui ouvre son chemin, invente son
cours, et nous, semblables et différents qui en faisons notre lit. Après avoir
égaré ses eaux dans des marécages, puis retrouvé son fil  : maintenant la
même vie. Même et autre, conservée, maintenue, vécue au jour le jour, ce
jour ajouté aux précédents, en plus de ceux qui suivront. J’ai encore traduit
quelques pages ; c’est mon métier, traduire. Activité qui donnerait à penser,
et sur elle-même, et sur ce que l’on fait. Se luxer le poignet à force d’écrire
sans être écrivain, tout en l’étant et quelquefois meilleur écrivain que
d’aucuns plus connus ou reconnus comme tels, oui, c’est une activité
paradoxale. Nous affectionnons, nous traducteurs, d’avancer derrière un
masque emprunté et qui est pour nous l’autre écrivain, toujours un étranger.
Et afin que l’équivoque, ou la confusion, soit totale, excitante, nous nous
imposons de changer sans cesse de masque et, de masque en masque, d’en
adopter un de notre sexe aujourd’hui, le lendemain du sexe opposé.
Sorcellerie, imposture, machiavélisme du double  : au choix. On vous
présente un écrivain d’au-delà les frontières et c’est un producteur de texte
indigène qui vous fait face, – sous ce masque.
Il y a eu un temps, celui de la folie amoureuse et de la dépendance
d’esprit à quoi elle prédispose, où nous avons, Roussia et moi, entrepris
ensemble quelques traductions. Des écrits très courts, des bricoles en fait.
C’est une tentation, l’œuvre en commun, en pareil cas, dont on se défend
d’autant plus difficilement qu’elle prend l’apparence d’un acte de foi vis-à-
vis de l’autre parmi tous les actes de foi au moyen desquels on désire
resserrer une union, la sceller. Nonsense ! (Comme disent les Anglais.) Cela
débouche toujours sur une déconvenue. Notre association temporaire dans
le travail a très certainement contribué à ouvrir la brèche par où la
mésentente s’est insinuée entre nous. Sous couvert d’opinions ou de
théories personnelles professées en matière de traduction, nous nous
sommes mis à broncher sur chaque point de détail et à nous engager dans
des controverses, à vrai dire des arguties – où Roussia s’est révélée très
forte, plus forte que moi – sans fin. C’est venu peu à peu mais n’empêche :
larvées encore, les hostilités avaient commencé, étaient ouvertes.
J’ai appris, je le note au passage, par la même occasion quelque chose sur
moi  ; si je suis volontiers conciliant dans les actes de la vie courante, je
deviens intransigeant à en être dur, dans le travail.
 
 
Nous avons passé presque toute cette nuit en discussions. C’est la
première fois depuis mon retour. Lyyl, endormie, se tournait, se retournait
dans son lit, et se plaignait. Nous étouffions nos voix, ou nous nous
efforcions de le faire, de nous entre-déchirer sans cris. Inexpiable nuit,
absurde nuit. L’entente de ces derniers jours a vécu, n’ayant pas résisté aux
poisons infiltrés dans nos veines. Miasmes que nous propageons autour de
nous, Lyyl les respire, Lyyl douée pour détecter l’indétectable. Elle les
inhale à pleins poumons. Car si ce n’est pas cela qui agit sur ses nerfs dans
la journée, qui la désempare, je voudrais alors savoir quoi. Elle devient
impossible, se comporte de façon impossible. Cette nuit, malgré nos
précautions, au plus blanc de la nuit, elle a fini par se dresser en sanglots
dans son lit. Non, elle ne comprenait pas ce qui se passait : grands dieux, je
ne voudrais pas le croire ! Elle ne pleurait pas non plus pour elle. La figure
empourprée, congestionnée, elle pleurait pour nous, sur nous.
D’une nuit à l’autre, nous courons ainsi vers plus d’inhumanité, Roussia
et moi.
 
 
Déjà le matin, l’aube plutôt, qui me surprend les yeux ouverts. Lyyl aussi
est réveillée, je le sens. Mais on ne l’entend pas. Elle ne bouge ni ne
réclame, selon son habitude, qu’on vienne la chercher. Elle ne m’interpelle
pas, n’interpelle pas sa mère, ne dit rien. Présente et absente – patiente ? –
dans sa quiétude, son silence, comme elle est elle reste.
Je commence à m’étonner. Et je me dis : il faut se lever, aller la prendre.
Aller au-devant de son attente. Je me décide. J’arrive à deux pas de son lit.
Je suis frappé par le regard dont elle me toise. Un regard qui me cloue sur
place. Couchée telle qu’elle est, allongée telle qu’elle est, plus grande que
nature. Ses yeux sombres et brillants dressent une barrière entre nous, un
mur. Cette résolution que j’y lis, c’est quoi ? Hostilité, reproche, colère ?
Comment savoir ? Elle ne va pas m’aider à répondre à la question. Et la
vérité est là qui m’aveugle. Pas un mouvement, pas un geste de sa part alors
qu’à son réveil toujours elle me tend les bras dans un élan passionné.
J’avance la main, hasarde une caresse. Elle se laisse faire. Elle ne
manifeste aucun désir de se lever pourtant : elle serait déjà sur ses pieds. Ni
ce désir ni un autre. Elle referme peu à peu les yeux, ou s’applique à les
refermer. Ses paupières battent comme pour appeler à nouveau le sommeil.
Je laisse ma main posée sur sa poitrine. Je la laisse, espérant ainsi l’y aider.
Elle ne la repousse pas mais, prête à se rendormir, elle garde ses distances.
Ma Néfertiti conserve sa tendresse pour elle. Ou pour quelle autre alliance
la réserve-t-elle, à vouloir tant rester hors d’atteinte  ? Partie, elle, à la
recherche du sommeil, je retourne m’étendre à ma place. Il n’est pas encore
l’heure de se lever.
Ruminer des pensées, j’occupe le temps à ça, en attendant. Je revois la
nuit qui vient de prendre fin, et d’autres nuits semblables. Toutes ces nuits
avec leurs démons acharnés à nous harceler, nous mettre à la torture. Je
songe : « L’enfer. Et nous y entraînons Lyyl à notre suite. Qui aura pitié et
nous réveillera de notre cauchemar ? Comment en sortir ? » Ses larmes, à
Lyyl, de cette nuit, recommencent à couler dans mon cœur, maintenant
j’étouffe de son silence. À quelle damnation avons-nous été promis ? D’où
viendra la rémission  ? Dans chaque vie, par moments, comme des nœuds
d’obscurité se condensent et, ténébreux comme ils sont, ne cessent plus de
vibrer. Toute la lumière du monde peut venir vous visiter après  ; eux
demeurent, ne se défont pas, n’offrent de prise ni à cette lumière ni à aucune
lumière. Eux, parce que ce sont des opacités qui pensent. Ils échappent à
tout. Ils font feu de tout, les idées, les choses, les jours comme vous les
passez, les souvenirs qui vous restent de ces jours, ce que vous aimeriez
dire et ce que vous n’aimeriez pas dire. Tout. De quelle espèce est leur
ténébrosité  : à la minute où on le saura, si cela se pouvait, le monde aura
vécu. L’un de ces foyers couve dans les yeux pour lesquels je suis né ; les
yeux de Lyyl.
 
 
Un pépiement réitéré, pou, pou, pou… Dormeur éveillé perdu au for
intérieur d’inconcevables mondes, d’abord je n’y fais pas attention. Les
mêmes chimères, de tristes ombres, continuent à s’ébattre autour de moi.
Puis j’entends. Je reprends pour le coup mes esprits. Ce babil, mais c’est
Lyyl qui le produit. Est-ce une manière d’appeler, qu’on aille à elle ?
J’écoute. Elle ne demande rien. Une envie de jouer. Elle joue toute seule.
Mes pensées se remettent à vagabonder, heureuses.
Comme elle le fait souvent, Roussia se lève alors, court l’empoigner et,
après l’avoir déposée entre nous, se recouche. Réfugiée dans une
indifférence tranquille, Lyyl ne bouge pas, Lyyl nous ignore.
 
 
C’est à table. C’est à l’heure du petit déjeuner. C’est là que tout à coup
elle explose. Sanglots, cris, agitation furieuse, elle se saisit de la cuiller
pleine de kacha que sa grand-mère croit bon de lui porter à la bouche et la
fait voler à travers la cuisine. Le reste, assiette, timbale, suit le même
chemin, et ce qu’elle a déjà mangé elle le rend. Des larmes, sa bouche
grimaçante elle-même semble pleurer. Toute sa figure pleure.
Puis, on ne sait comment, après quelques minutes, elle se calme, une
atmosphère plus détendue s’instaure autour de la table. Les tendresses qu’a
eues Roussia pour elle ont fait aussi leur effet. Et le moment est venu où il
faut aller à l’école, où il leur faut quitter la maison, Roussia pour se rendre à
sa bibliothèque, la grand-mère en ville.
Lyyl et moi sommes déjà au jardin.
Descendus les premiers, elle me fait admirer les cercles qu’elle trace dans
le gravier avec la pointe de sa chaussure. Des cercles immenses. Mais sans
un mot, elle abandonne ça, vient se jeter dans mes jambes qu’elle enlace des
bras, serre de toutes ses forces en y cachant son visage. Cela dure au moins
dix secondes. D’un mouvement aussi brusque, elle se détache de moi, court
ramasser quelque chose qu’elle ramène et qu’elle me met dans la main avec
des yeux tremblants de larmes. Un galet.
– Papa, c’est pour toi. Il est beau, n’est-ce pas ?
Ce geste et, l’appuyant, le hochement de tête qui accompagne sa
déclaration au cas où j’hésiterais à le garder, et ces larmes en plus parce
qu’elle n’a pas oublié la scène de tantôt, ni le chagrin de cette nuit. Mais les
larmes ne coulent pas, les yeux qui m’adressent leur interrogation les
retiennent.
Elle s’éloigne encore. Elle rôde tête baissée à la recherche d’autres
cailloux. Elle ne tarde pas à revenir. Campée devant moi, avec ses yeux que
la peine assombrit toujours, elle s’inquiète :
– Papa, c’est vrai que la terre est ronde ?
Elle détourne le regard, elle mordille ses lèvres. Elle n’en peut plus de ne
pas pouvoir pleurer et elle s’empêche de pleurer, elle ne veut pas pleurer.
Moi :
– C’est ce que disent les gens qui sont au courant de ces choses.
 
 
À mon tour, je rôde dans ce jardin maintenant désert, ensauvagé, habité
pourtant encore par les échos sans entrain de ses gambades, ses jeux, ses
éclats de voix. Elle a couru à l’appel de Roussia et, s’éloignant en sa
compagnie à cloche-pied, elle a secoué sa menotte à mon adresse jusqu’à ce
qu’elle eût disparu. Parmi les sapins mauves de la forêt ouverte sur le
jardin, je pousse alors devant moi comme en quête, je serais heureux si je
savais quoi. D’un objet perdu. Nous ne sommes qu’au mois d’août et l’air
est atteint par une fièvre et une langueur automnales. Mais non la forêt. Ce
sont les nuages avançant là-haut en rangs serrés qui entretiennent une
inquiétude sans visage. Ils semblent eux aussi partis à la recherche d’un
objet perdu, sans doute d’un être perdu. Ce ciel est une écriture qui en
recouvre une autre. Cela, pour le traducteur que je suis. Je le scrute par-
dessus les perruques des arbres : des conjectures, des présomptions de sens
prêtes à se vérifier. Mais qui ne se vérifient pas finalement. Jamais le sens
lui-même, celui qui importe et vous écrit.
À l’abri des ombres hâtives des nuages, le sous-bois étend son calme
dense, opaque. Sûre de sa pérennité, la forêt. Sûre de sa force. Arrivant de
loin, il suffirait qu’elle se rappelât et le voulût pour envahir notre jardin, le
dévorer et aller plus loin. Il suffirait qu’elle s’ébranlât à peine de toute sa
masse, et c’en serait fait de lui, – ce charmant jardin. D’entre les arbres, il
sourd une fraîcheur perçante. Je la laisse me fouiller les côtes.
À cet instant, je m’en avise.
Je sais ce que je cherche. La chose qui aime encore en nous. En moi, et
que Roussia doit chercher aussi en elle. Le soleil submerge à l’improviste la
forêt, je la vois toute verte sous son or. Elle me sourit, Roussia absente,
comme elle se plaît à le faire, ce sont ses lèvres ourlées entrouvertes et ses
yeux qui éclairent autour de moi.
L’ÎLE FORTUNÉE

C’est la garderie qui est venue, ce matin, en visite chez nous. Non pas
toute la garderie, le groupe de Lyyl seulement, mené par trois jeunes
éducatrices, trois solides plantes. La réception a lieu au jardin, en ce
moment, autour du bac à sable. Des poussins tout juste sortis de l’œuf, aussi
blonds, aussi duveteux, ces garçons et ces filles. Et ils ont tout de suite
trouvé à s’occuper. Ils se sont approprié l’un une pelle, l’autre un seau, qui
un moule, qui l’un des jouets abandonnés là. Chacun pour soi. Chacun aussi
de son côté et dans un calme ! Un excès de calme. Ils jouent, oui mais on ne
peut pas dire qu’ils se dépensent. Je me rappelle certains enfants au même
âge ; des sacs à puces. J’étais un de ces sacs à puces.
Je regarde par ma fenêtre du premier étage l’essaim d’angelots répandu
en bas. J’admire leur tranquillité. Les fortes filles, loin d’être laides, qui leur
servent de gardiennes, elles-mêmes n’arrivent pas à se secouer, à se dégeler.
L’expression vaguement confuse, les gestes empruntés, elles voudraient
faire quelque chose, on le sent, et… ne font rien.
Mais l’heure est venue de goûter. Roussia et sa mère sortent de la maison.
Elles commencent à s’affairer au milieu d’eux tous. Roussia avec son
sourire et son aisance qui va d’un enfant, d’une monitrice à l’autre. Son
sourire est comme une lampe qu’elle tiendrait devant elle. Oublié, le
mauvais rêve de la nuit. Je suis des yeux chacun de ses mouvements et
reconnais : « Il n’y a pas trace sur elle de la scène qu’elle a faite encore hier
soir. Sans doute même n’en garde-t-elle aucun souvenir.  » Je continue à
l’observer, je relève pour moi seul : « Il existe une Roussia de la nuit, avec
ses fureurs, son désespoir, sa folie, et cette Roussia du jour. Aucune d’elles
ne peut être l’autre. Elle n’est peut-être ni l’une ni l’autre. Comment cela
finira-t-il ? Mais y aura-t-il jamais une fin ? » Une sorte d’agitation se crée
autour des deux femmes. Les heures nocturnes de la veille, ces heures
terribles, il me semble maintenant les avoir rêvées.
Lyyl a imité les autres, elle s’est installée à l’écart. Cela malgré la
présence de Laura-Lea, sa meilleure camarade assise dans l’herbe à deux
pas d’elle. Et voilà qu’à présent, elle se fait nourrir à la petite cuiller par
l’une des éducatrices. La gredine, elle qui sait très bien manger sans l’aide
de personne. Un scandale ! Je comprends ce qu’il en est. La question pour
elle n’est pas de savoir ou non manger seule, si elle est ou non retombée en
enfance, ce n’est pas ce qui importe. Une princesse en train de se faire
servir, c’est ce qui importe, et le gros des enfants n’a qu’à se partager les
deux autres maîtresses. Avec elle, ça marche à tous les coups, même à
l’école, surtout à l’école, et de quelque maîtresse qu’il s’agisse. Je les ai
vues. Elles sont aux petits soins auprès d’elle.
Peu avant midi, le troupeau d’oisillons s’en va sous la houlette de ses
bergères prendre le bus et rentrer au bercail, entraînant Lyyl. Mais Lyyl se
mettra à ma recherche, elle criera dès son retour à la maison :
– Papa, papa ! Je suis là !
Elle se mettra à ma recherche, mais j’aurai d’abord entendu, après
d’impatients coups de sonnette, claquer les portes devant elle qui accourt et
se précipite impétueusement sur moi, quelquefois au milieu de l’escalier.
Ses bras noués autour de mon cou, elle me tiendra serré pendant un
moment. Elle fera des efforts inouïs pour me parler dans ma langue. Elle
n’y réussit déjà pas trop mal. Mieux que son père en tout cas pour lui parler
dans la sienne. Je ne saurais me vanter d’accomplir autant de progrès. Les
efforts qu’elle s’impose sont même, de mon point de vue, héroïques. S’en
rend-elle compte ?
Je note ceci, et le reste, contre les hasards possibles et impossibles de la
vie, j’écris, mû par l’espoir d’écarter de nous ses dangers. La vie est
sauvage, et la parole aussi. La parole comparée à l’écriture, l’écriture qui
peut servir à apprivoiser, ou au moins à tenter de le faire, la parole et la vie.
Avant de connaître les scènes qui nous dressent, Roussia contre moi, et moi
contre elle, j’avoue n’avoir pas soupçonné combien la parole est sauvage,
indomptable. Que n’écrivons-nous les horreurs que nous nous jetons à la
figure en ces moments  ? Nous sommes tous deux capables d’écrire. Nul
doute que l’envie alors nous en passerait. Je veux dire, l’envie de les
proférer, peut-être même de les penser.
L’inaccompli entre deux êtres a, seul, pouvoir de les unir, l’informulé qui
le demeure et qui n’empêche jamais l’un d’entendre la confidence que
l’autre tait. Il n’y a d’intimité possible qu’à ce prix, là où la vie est partagée.
Au prix de la réserve, de la pudeur, de la mesure dont on fait preuve. Tout
ce que Roussia ignore. Tout ce qu’elle récuse et saccage à plaisir. Et d’où
tout ce mal que nous nous faisons.
 
 
Nous aurons notre sortie, nous aussi, une excursion quelque part. Roussia
y tient. Elle en avait organisé une pour ses étudiants étrangers dernièrement.
Les étudiants sont repartis chez eux et à présent c’est notre tour. Le temps
est au beau fixe, au beau le plus beau qui se puisse imaginer. Comme ce
pays sait simplement le dispenser  : avec une folle prodigalité, avec une
sorte d’emportement. Le projet à peine conçu, l’autre jour, elle avait
abandonné son travail à la bibliothèque et, tôt le matin, m’avait emmené
voir depuis la côte l’île où nous irions. Le point de repérage, le meilleur
pour nous : le quai d’un port de plaisance. Mais je ne fis que deviner l’île
posée, irréelle, sur les écailles d’une mer à l’éclat insoutenable. Roussia,
elle, n’éprouvait aucune difficulté à situer et à nommer même le restaurant,
un club de navigateurs, où elle se promettait de nous conduire à l’heure du
déjeuner.
– C’est un bon restaurant, disait-elle. Mieux que bon.
L’endroit, comme elle en parlait, lui était familier, avais-je compris. Je ne
pouvais que lui faire confiance. Des bords où nous nous tenions, elle m’en
décrivait l’architecture en rotonde, exceptionnelle selon ses dires. Je n’en
discernais toujours rien à travers l’éblouissant écran de soleil. Moi, mes
yeux étaient pleins d’autre chose pendant ce temps, je revivais un souvenir.
Le souvenir d’avoir marché sur ces eaux au cours d’un hiver. Gelée
jusqu’aux îles qui émergeaient devant nous et qu’elle baignait pour le
moment, s’étendait, prise en glace, la mer. La mer devenue plaque
tectonique à perte de vue, plaque inébranlable. J’y avançais en flâneur. Je
devais, silhouette noire, me profiler sur cette blancheur comme je voyais
d’autres le faire, aussi noirs et disposés là-dessus en pièces d’échiquier en
fin de partie. Quelques-uns étaient accompagnés d’un chien  : des bêtes
lâchées en toute liberté, heureuses de courir. (Les règlements sur la
circulation des chiens en ville étaient-ils encore applicables dans cet espace
provisoire et abstrait autant qu’il l’était ? Rien de moins sûr. En tout cas pas
du point de vue des maîtres de ces animaux ; et ils en profitaient ensemble.)
Et en ce qui concernait la circulation automobile, il en était de même. Des
berlines aux poids lourds, les véhicules roulaient sans entrave sur la croûte
de glace. Il fallait bien aller ravitailler les îliens, maintenir les liaisons.
J’avais cheminé assez longtemps pour me rapprocher d’une espèce de
cabanon, lequel ne pouvait qu’être scellé à du roc. Sur place, à l’angle du
refuge, un homme, cantonnier dans son genre, s’attaquait à coups de pic à la
banquise. Il était arrivé à y creuser un trou où l’eau affleurait mais pour
geler aussitôt après, mélangée comme à du verre concassé. Lui, ne se
décourageait pas, s’entêtait dans sa tâche. Et la porte de la cahute s’ouvre,
livre passage à une jeune fille, suivie d’une autre, des vénus, mais de taille,
en maillot de bain deux pièces, une serviette-éponge sur l’épaule, des
chaussettes de laine aux pieds. Succincte, une protection qui, par les vingt-
sept degrés au-dessous de zéro de cet après-midi, ne les protégeait en rien,
tout en mettant en évidence leur plastique de cariatide. Elles n’avaient pas
l’air de s’apercevoir et encore moins de souffrir de la température qu’il
faisait. Une vision de bienheureux, n’était la température justement.
Le cantonnier, s’il l’était le moins du monde, les voit  : il multiplie ses
coups de pic et son ardeur, sa ténacité réussissent à maintenir ouverte et à
flot l’excavation pratiquée dans la glace, et même à l’agrandir. Les deux
statues vivantes s’avancent, et la première plonge dans le trou. Elle disparaît
complètement, un instant. Puis elle ressort. Elle fait place à la seconde qui
procède de même. Leurs chairs après l’immersion, comme cuites, ont
vivement rougi. D’un pas tranquille, l’une et l’autre regagnent ensuite le
cabanon en se frottant le corps avec leur serviette. La porte se referme sur
elles.
Le même soir, j’en parlais à Roussia. Des années d’entraînement,
m’apprit-elle, sont nécessaires pour être en mesure de s’adonner à ce petit
jeu.
 
 
Aujourd’hui, quatre jours plus tard, pour des motifs fondés sans doute
mais mal entendus et encore plus mal compris par moi quand Roussia me
les a exposés, nous nous retrouvons sur une autre île. Une île, ce serait
plutôt un parc d’attraction. Partout la fourmi humaine abonde. Elle déborde
de partout, elle sort de toutes les anfractuosités des rochers, d’heure en
heure son armée grossie de nouvelles cargaisons déchargées par le bateau
qui fait la navette avec la ville. La plage, elle, offre une vue imprenable sur
le rempart de docks et d’usines aux cheminées fumantes que, par-delà les
flots, dresse le continent et votre mère se meurt sur un autre continent plus
loin, très loin. Je me garde bien de redemander les raisons d’un tel
changement. J’en recevrais cent, toutes plus convaincantes les unes que les
autres. Pour déjeuner, nous sommes allés faire la queue dans un fast-food.
Tortues géantes endormies, les rochers nous prêtent leurs croupes après le
repas. L’après-midi, il est trois heures, nous sommes là dans notre
campement, environnés de campements semblables avec leurs monticules
d’habits, de chaussures abandonnées, un étalage de corps non moins
abandonnés. Nous sommes là, il fait trop chaud, pas un souffle, le temps
n’en finit pas de passer. Impotente, la mer pèse sur elle-même. Pourtant à
peine Lyyl s’en est-elle approchée il y a un moment, elle a reculé. En un
jour pareil, cette eau demeure impitoyablement froide. Une mer sans sel, ou
presque ! Elle ne retient pas la chaleur.
Une mer qui refuse de participer à vos ébats, de se faire complice de
votre plaisir, Lyyl est donc repartie. Elle explore à défaut la poche de sable
simulant une plage. Je la vois, grenouille aux mains et aux pieds
préhensiles, escalader les rochers qui encerclent le rivage. Se faisant
bronzer, tout près Roussia s’entretient, étendue, avec sa mère qui tricote.
Quel repos, ces conversations que je n’ai pas à comprendre, à écouter,
même d’une oreille distraite. Où que je sois d’ailleurs… Sitôt arrivé dans ce
pays, c’est la paix.
Notre aventurière n’est pas longue à réintégrer le camp et à réclamer son
jeu de cartes à la vieille dame, pour venir ensuite tous charmes dehors me
proposer de faire une partie avec elle. Ce à quoi je m’attendais, à quoi je
consens aussi. Nous nous installons à notre aise. Il faut reconstituer des
familles de personnages, père, mère, enfants, avec les cartes qui sont
distribuées. Lyyl s’y montre diablement experte. Pas un des petits détails
qui différencient ces figures, ou les rattachent entre elles, ne lui échappe. En
initiée accomplie, vivement elle mène le train, me prodigue en même temps
des conseils, lâche force rires à chacune de mes fautes, et j’ai de plus en
plus de mal à m’y reconnaître dans tout ce monde.
Et, sans se désintéresser du jeu, maintenant elle me pose la question :
– C’est vrai, papa, ce que tu as dit l’autre jour ? Que la terre est ronde.
– Je n’ai rien dit de tel, ma fille. Ce sont les savants, des gens instruits,
qui le disent.
Elle lève son menton creusé d’un sillon au milieu, me dévisage et fait la
moue.
– Alors comme ça, tu répètes ce que disent les autres.
– Que veux-tu ? Si des savants le disent, je ne vois pas ce que je pourrais
ajouter, moi.
Elle fronce les sourcils, stupéfaite.
– Et ta tête, elle te sert à quoi ? Si elle est ronde, la terre, comment est-ce
qu’on arrive à tenir dessus, nous ?
– Eh bien…
– Tu vois, tu ne peux pas répondre.
Je n’ai pas fait ci-dessus œuvre de traducteur. J’ai mis certes un peu
d’ordre dans les répliques de Lyyl, et pas dans toutes, qui sont toutes d’elle.
Il nous est possible de tenir des conversations désormais.
Elle a le dessus aux cartes entre-temps. C’était à prévoir. Nous nous
arrêtons. Non que l’intérêt du jeu se soit épuisé, c’est qu’il convient d’aller
ramasser des pommes de pin avant de quitter l’île. Elle me recommande de
la suivre. Je la suis, le mieux que j’aie à faire. Nous partons en chasse et
commençons par prospecter le voisinage.
Se redressant bientôt, elle renverse la tête en arrière, son regard cherche
le mien.
– Papa, je grandis, non ?
– Pour sûr.
– Mais est-ce que quelqu’un m’a appris comment on grandit ?
– Je ne crois pas.
– Je marche aussi et personne ne m’a appris.
– Non.
Où veut-elle en venir ; intrigué, j’attends la suite.
– Je fais tout ce qu’il faut faire, poursuit-elle, comme il faut le faire  :
boire, manger, courir, parler, entendre, regarder et d’autres choses qu’on ne
peut pas dire, et personne ne me les a apprises. Alors toi, qu’est-ce que tu
vas pouvoir m’apprendre ?
– Je ne sais pas, ma fille. Tu sais tout.
– Peut-être que je vais t’apprendre, moi, quelque chose.
– C’est bien possible !
Elle part d’un éclat de rire prolongé. Je l’écoute s’esclaffer. Je pense  :
«  Elle ne croit pas si bien dire. C’est comme quand je la vois jouer,
j’apprends le mystère de la vie. »
Nous devenons vite riches d’un trésor constitué de minuscules pommes
de pin, le genre qu’elle aime, aussi finement ouvragées que des bijoux.
Elles ont été sélectionnées avec le soin scrupuleux que Lyyl met à
entreprendre n’importe quoi. Les poches de mon blouson en sont bourrées.
Nous revenons à notre campement en fiers conquistadores.
 
 
Un petit moment à passer encore et nous prendrons le bateau du retour.
Au bout de cette journée, qui aura été plus que longue, soudain l’envie me
prend d’aller voir à quoi ressemble l’autre versant de l’île. Je m’étonne
d’avoir mis tout ce temps pour y penser, mais nos inspirations nous
viennent toujours ainsi, avec ce retard, et notre rocher ne semble pas si
étendu qu’on n’en puisse évoquer l’intégralité à partir d’abord du peu qu’on
en découvre.
J’exprime tout haut mon intention. Roussia me jette alors un coup d’œil,
assise comme elle est. Elle veut venir aussi. Elle se lève, remet sa robe par-
dessus son maillot de bain.
– Et moi ! Et moi ! s’écrie Lyyl au même instant.
Nous laissons la grand-mère occupée à son tricot, nos affaires sous sa
garde.
Déjà, et nous ne sommes pas allés bien loin, un changement s’opère dans
le paysage. À mesure que nous avançons, il change encore, à vue. Pour
commencer, personne. Plus personne. Mis à part le battement de paupières
qu’un vol d’oiseaux fait faire au ciel, une solitude vierge, celle des lieux
sauvages, qui contraint au silence. Merveille : un endroit qui ne connaît pas
l’homme. Autre merveille, sous nos yeux éclate un rêve méditerranéen. Et
nous y sommes, nous. Nous en faisons partie. Partie de l’hallucination. Et
pourtant. Pins ébouriffés, yeuses, herbes aromatiques, fleurs aux teintes à
vif, lentisque – en est-ce vraiment ? – buissonnant, tout cela est réel. Et ces
rochers rouges avec leurs violettes et, dans une concentration de bleu, ces
eaux qui les pressent. Tous réels, toutes réelles. Et l’horizon marin, un
horizon désencombré. La Méditerranée, toutes les choses de là-bas
transposées ici. Un mirage qui m’arrache au monde proche et me plonge
dans un état de reconnaissance, me rend l’étrange familier, me restitue la
terre perdue.
La lumière. La lumière, venue aussi de là-bas. Valo. Mets la lumière dans
mon cœur ; mets la lumière dans ma vue ; mets la lumière dans mon ouïe ;
mets-la à ma droite et à ma gauche  ; au-dessus de moi et au-dessous de
moi ; devant moi et derrière moi ; assigne-moi dans la lumière.
Lyyl me tire avec insistance par la manche de mon blouson. J’abaisse
mon regard sur elle  : elle me montre le bouquet de fleurettes blanches
qu’elle a cueilli. Y a-t-il quelque chose dans mon expression qui lui fait
perdre la voix ? Interdite, comme elle lève les yeux vers moi, elle reste. Puis
d’un geste irréfléchi, toujours sans un mot, elle me tend son petit bouquet.
Roussia poursuit ses explications ainsi qu’elle a commencé, cite dans sa
langue des noms, qu’elle traduit ensuite, de plantes, d’arbres, d’oiseaux,
remarqués, rencontrés au passage. Sa science de la nature ne cessera pas de
m’éblouir, elle est illimitée. Sans oublier les champignons. Lyyl tient déjà
d’elle, pour ce qui est des champignons. Mais là-bas, sur le continent
lointain qui reste le mien, pour combien de temps encore  : sans me
reconnaître autant de science, je suis instruit des noms aussi, de même que
je suis instruit du nom d’une qui se meurt couchée là-bas dans son lit, parée
là-bas de ses bijoux les plus beaux, de ses robes non moins belles et ce sera
son lit de mort. J’ignorerai quand, j’ignorerai comment, mais je sais. Que
quelqu’un en vienne à disparaître d’une minute à l’autre, cela ne s’imagine
pas, ne peut s’imaginer, la pensée se fait aveugle. Ah, mère… cette lumière,
cette mer éternelles.
 
 
Sur le bateau pris pour revenir, tout le temps, durant la brève traversée,
Lyyl tient bon. Mais comme nous touchons terre, elle s’endort. Par chance,
nous avons avec nous sa vieille poussette pliante. Je l’ouvre, nous plaçons
notre bébé dedans, je l’attache pour lui éviter de piquer du nez en avant. Et
je fais rouler l’engin, les deux premières roues en l’air. Elle est couchée
ainsi que dans un hamac ; et l’autre là-bas se meurt dans son lit.
Cette sortie, une expédition dont nous rentrons tout fourbus, tout
silencieux.
LA CERISAIE

Mieux vaut que je m’adresse directement à toi, ma Lyyl, pour ce que


j’aimerais que tu saches, non pas tout de suite  : un jour. À propos d’îles,
oui, encore. D’une île. Il faut que tu écoutes ça. Mais tu vas te demander à
quoi rime pareille histoire ; plus tard ; tu comprendras plus tard. Je l’espère.
Comme il m’arrive aussi de comprendre des histoires pas même à moi
contées mais devant moi il y a des années de cela, des siècles, quand j’avais
ton âge. Oubliées tout ce temps, des histoires dont une, sans raison
apparente, resurgit à un moment ou à un autre dans ma tête et soudain je
saisis, j’en vois le sens, qui n’était pas fait pour m’intéresser à l’époque, ça
non, pas plus sans doute que n’est faite pour te passionner celle que tu vas
entendre. Mais je suppose que tu la garderas derrière l’oreille. La même
histoire si elle se rappelle à toi un beau jour, et qui t’apprendra des choses
sur ton père. Je ne serai plus, ou peu importe. Écoute et surtout sois sans
crainte : ce n’est pas une confession, mais une histoire, assez drôle en plus.
Imagine un de ces éblouissants étés, tel celui-ci justement, dont ton pays
a le secret. Imagine-nous entassés dans une barque tandis que l’après-midi
tire à sa fin : moi, ta mère – ta mère uniquement par anticipation, tu n’étais
pas encore née – puis un poète du nom de Talilo, et un autre poète, je crois,
je ne sais plus très bien, un musicien serrant contre lui davantage sa guitare
que son épouse, haute et, chose peu fréquente en ces contrées, belle brune.
Pour finir : du voyage également, une femme qui travaillait à la radio. La
personne d’assez loin la plus importante du groupe, c’était bien sûr cette
dernière. En effet, nous voguions sur une mer indigo, tendrement,
infiniment frémissante, énamourée, dirais-je, dans le seul but de nous rendre
chez elle, y étant invités depuis plusieurs jours. Elle tout à fait finlandaise,
de tête, d’allure. Jeune aussi bien. Et maîtresse d’une île, l’île que nous
allions découvrir dans un moment, un grand moment. Je l’ignorais encore,
figure-toi. Mais une île tout à soi ! Te rends-tu compte un peu ? Son mari,
comme elle, de la radio, arriverait dans son propre bateau une heure ou
deux plus tard. Tu n’étais pas née, nous ne t’aurions pas abandonnée pour
aller faire la fête. Car que peut-on faire d’autre sur une île, sinon la fête. Et
je ne nie pas que nous ayons emporté dans cette intention quelques bonnes
bouteilles.
Je n’avais pas de montre. Alors le temps que dura notre navigation  !
Disons plutôt notre suspension entre deux ciels, deux âmes de lumière. Et
nous y sommes, nous débarquons sur une diguette et retrouvons, étonnés,
moi du moins, l’usage de nos jambes, de nos autres membres aussi,
constatons qu’ils fonctionnent et oh, ma fille, ce coup au cœur. La vue de
cette île, une féerie qui semble rire de ta première surprise, vouloir
entretenir ta surprise par le foisonnement de ses fleurs, sauvages autant
qu’on puisse le souhaiter. Tu portes le regard d’un côté, tu le portes de
l’autre, ou ailleurs  : un torrent de couleurs. Et la fraîcheur où toute cette
beauté baigne. De même, elle déferle sur toi, te transperce. Encore que peu
nombreux, perdus dans ce débordement, les arbres ne manquent pas. Des
pins, comme il se doit. Eux se juchent sur les rochers les plus escarpés.
Seulement, dire tout ça, ma Lyyl, c’est ne rien dire. Poursuivre ma
description, je le peux encore, mais te faire partager le bonheur éprouvé à
cette vue, l’enchantement, la reconnaissance, la paix du coup refaite en toi :
comment le pourrais-je  ? J’en pleure, comme si tant d’années ne s’étaient
pas écoulées depuis. L’appréhension aussi. Il y avait cela aussi. Je priais
pour que ce ne fût pas un rêve dont j’allais me réveiller avant peu. Mais
l’île existait bel et bien, et puisqu’elle existe, que ta bonne étoile t’y
conduise un jour. Ta mère s’en souviendra et peut-être t’en parlera-t-elle, te
la nommera-t-elle de son nom si elle en a un. S’il lui plaît de t’en parler, de
te la nommer.
À la suite de la dame du lieu, nous nous ouvrons un passage à la brasse
dans ces flots de fleurs et de fougères et nous atteignons une maison qui
n’émerge de la végétation avec son étage, qu’une fois touchée du nez. En
bois, une folie peinte d’un vert à l’élaboration duquel ont contribué
visiblement les esprits de l’air, de la mer, des plantes. Un vert rare, ancien,
bleuté, mais l’intérieur, quand on entre, est de la simple teinte du bois nu.
Petites fenêtres, petits rideaux de cretonne à fleurs rouges. La même
cretonne tapisse le siège des banquettes qui flanquent une longue table. Et
partout, dans toutes les pièces, des chaises, des armoires, des dessertes, des
buffets de ce bois naturellement patiné. Et à chaque pas, le gong qui tape
dans mon cœur : « J’ai déjà vu ça. Mais où ? Mais quand ? Je n’ai pourtant,
je peux le jurer, jamais mis les pieds en cet endroit. » Tu restes un instant à
chercher, à songer. Et tu y es. La Cerisaie ! « La Cerisaie ne se trouvait pas
sur une île », me dis-je aussitôt, non sans tristesse. Puis je me ravisai : « La
Cerisaie, cette maison de campagne avec ses cerisiers autour, était aussi une
île ! Était elle-même une île. »
Là-dessus je filai. Je m’éclipsai, laissant les autres bavarder entre eux.
S’aperçurent-ils seulement de ma disparition, y compris Roussia ?
Je m’éloignais en fait d’elle, Roussia. Je la fuyais. Quoique venus
ensemble, nous étions et restions fâchés. Déjà, ç’avait commencé, Lyyl,
avant ta venue parmi nous, comme tu vois  ; pour continuer après. Guère
plus large qu’un bateau ordinaire dont elle imitait la forme, avec sa coque
de rochers, l’île ne pouvait être parcourue que dans le sens de la longueur.
J’allai errer dans cette longueur. J’allai à l’aventure. Et ce n’était pas trop de
le dire. En peu de temps l’entreprise devenait hasardeuse tant le sol se
révélait accidenté. Excavations, bosses, marches, buttes, pointes de granit
masquées par la verdure : à s’avancer là-dedans on courait à tout le moins le
risque de se fouler une cheville malgré un semblant de chemin repéré par
endroits. Ardue, hasardeuse, l’entreprise n’était pourtant pas impossible et
je réussis à atteindre ce qui eût mérité d’être appelé la proue d’un navire
implanté à demeure sur ces fonds marins. L’endroit se situait à une certaine
hauteur, mais je pus y arriver, m’y hisser.
La bonne place trouvée, je m’installai pour y cuver ma colère rentrée
contre Roussia. Mais je m’aperçus que ça m’avait passé entre-temps et je
n’eus rien à cuver. Il me restait à être attentif à la mer, à son or en fusion,
noir en dessous, qui venait s’écouler comme par un pertuis de sablier entre
notre île et le continent ; le continent frangé lui, d’une forêt bourrue, peau
d’animal jetée sur son épaule. Par-dessus l’espace liquide, maintenant
planaient les signes avant-coureurs d’un crépuscule envahissant de mystère.
Mais tu le sais mieux que moi, Lyyl : là où, tant que l’été dure, la nuit ne
tombe jamais tout à fait, le crépuscule apporte après, une présence claire au
monde qui relaie le jour, mais en plus léger, en plus heureux, tandis que les
oiseaux ne cessent de s’enchanter de leur chant.
À ce moment, un bateau apparut, naïve allumette à la surface de l’eau et
mit du temps à s’approcher, il grandissait à regret. Quand il fut sur le point
de doubler l’île, je distinguai les silhouettes des hommes et des femmes qui
l’occupaient. Je leur adressai des signes du bras et eux passé un instant me
répondirent par des signes analogues. Le bateau alla même jusqu’à nasiller
de sa corne de brume à deux reprises. Je me sentis moins seul, moins exilé
sur mon rocher. Mon cœur était déjà pacifié, cela finit de le rasséréner. Je
pouvais de nouveau me joindre à Roussia, aux autres.
Je quittais mon observatoire lorsqu’un sentiment d’impossibilité
m’arrêta. Ce ne fut à vrai dire qu’un sentiment de nécessité  : je désirais
graver le souvenir de ce décor en moi, le graver au plus profond. Et je
prolongeai le guet de vigie qui m’attachait en haut de mon roc comme si
m’allait être annoncé…
Ce fut alors que mon nom crié par plusieurs voix traversa l’air. Je me
retournai, embrassai d’un regard l’étendue de l’île. Cela venait de derrière
moi, je voyais mes amis tailler leur chemin dans les profondeurs, vaguer de-
ci, de-là. Ils étaient partis à ma recherche. Ils n’avaient aucune chance de
me trouver là où je me perchais, dans ce nid d’aigle. Je les surveillais mais
n’étais surtout attentif qu’aux mouvements de celle qui devait devenir ta
mère. Notre drame, vois-tu, c’est que nous nous aimions trop pour avoir le
sentiment l’un d’être assez aimé de l’autre, et nous en souffrions. Il nous
arrivait ce qui arrive quand dans son injuste, horrible exigence l’amour croit
qu’il ne reçoit pas son dû. Je ne répondis pas aux appels, je ne révélai pas
ma présence et, encore quelques minutes, je m’absorbai dans la
contemplation de l’horizon marin comme il était investi par une espèce
d’aube.
Je tombai dans une ambiance sinistre lorsque j’eus rejoint Roussia et nos
amis. Tous arboraient des mines d’enterrement. Je m’en imputai aussitôt la
responsabilité. Mais vite je sus que je n’y étais pour rien, qu’à moi on ne me
faisait aucun reproche. Et je m’en rendis compte  : je survenais au milieu
d’une querelle domestique, au moins à son dénouement, la toute jeune
femme, maîtresse des lieux et de l’île, partait en claquant les portes.
J’assistais à cette fin de partie.
Ayant débarqué durant mon escapade, le mari, lui, restait. Navrés du
coup, tous autant que nous étions, indécis quant à ce qu’il fallait faire, nous
gardions le silence. Et peu à peu l’obligation s’imposa d’elle-même, nous
devions repartir. Nous étions arrivés pour passer la nuit, non dans un lit, de
toute la nuit, si longue qu’elle eût été. Et à présent… À présent, il nous
fallait prendre nos cliques et nos claques. Oui, nous étions venus pour fêter
une de ces nuits liliales, celle-ci comme une autre, en moi-même j’avais
conclu la paix avec Roussia, et à présent, il fallait décamper.
Nous nous entre-regardions et sans qu’aucun de nous fît part à son voisin
du parti qu’en son for intérieur il avait déjà pris, nous commençâmes l’un
après l’autre à ramasser les quelques affaires dont nous nous étions munis, –
n’oubliant pas nos bonnes bouteilles pour finir. Tout aussi jeune, avenant de
figure, mais nettement au-dessous de ce qui est tenu pour la taille courante
dans ce pays, le garçon abandonné était encore blême de ses jeux d’estoc
avec sa femme. On voyait qu’il s’en fallait de peu qu’il ne se mît à
trébucher dans ses larmes, mais il ne bougeait pas pour l’instant.
En chemin vers la digue, je me demandais par quel moyen notre hôtesse
avait pu prendre le large  : le bateau de son mari était là amarré, le nôtre
également. Elle avait bien dû utiliser un canot, une barque, quelque chose
qui tienne l’eau. Je ne sus jamais quoi et ne posai pas la question. Tant
l’envie de partir la possédait, qu’elle était probablement partie à la nage.
Depuis longtemps, nous ne nous sentîmes aussi proches, Roussia et moi.
N’ayant rien à porter, les mains donc libres, d’un seul élan machinal,
spontané, j’enlevai sa guitare au musicien et, barrant la route à l’époux
désespéré, je me mis à en jouer devant lui, moi qui ne sais jouer d’aucun
instrument, de chanter en même temps un air de tango, moi qui n’ai pas de
voix, et de danser sur cet air, moi qui suis incapable d’exécuter un pas à la
suite de l’autre. Il se mit alors à rire de mes clowneries. Rafraîchi par
l’expression ravie qui l’avait illuminé, son visage parut presque enfantin.
Une compagne de jeux eût mieux fait, je crois, son affaire qu’une épouse.
Nous nous embarquâmes, lui de son côté, nous du nôtre. Nous nous
quittâmes.
Dans la nuit ensoleillée, nous nous éloignions de la merveilleuse île,
j’avais rendu au musicien sa guitare, qui ne me servait plus à rien, et qu’il
serra contre lui.
LA PERLE DU BONHEUR

Par la force des choses, vivre, par la force des personnes qui vous
entourent pendant que votre esprit et votre corps lui-même oublient qu’elles
sont là où elles sont à force d’y être, trop heureux que ces choses, ces
personnes se gardent, elles, d’oublier qu’elles sont là où elles sont, et que le
temps seul passe. Car, une supposition qu’elles aussi oublient et vous
oublient ? Je m’en vais dans ce labyrinthe. C’est un labyrinthe calme où un
jour équivaut à mille ans et où mille ans sont comme un jour, où le temps
vous démet de vos droits pour vous entraîner dans sa perte.
– Papa.
Les replis du labyrinthe à peine explorés, et mon exploration achevée, je
me retrouve à mon point de départ, d’un nouveau départ.
– Mais papa, tu m’entends ou non ?
– Oui, je t’entends, ma fille.
– Puisque tu veux bien raconter une histoire, raconte alors.
– Il était une fois une petite fille, très mignonne, qui s’appelait Lyyli…
– Presque comme moi.
– Mais avec un i en plus et un point sur le i.
– J’ai dit : presque comme moi. Même avec un i en plus et ce point sur le
i. Ça n’y change pas grand-chose. Et je ne suis pas mignonne, moi, peut-
être ?
– Mais si, tu es mignonne. Très mignonne.
La bouche comprimée dans une grimace de dédain, Lyyl souffle du nez ;
avant de pouffer de rire. Attention à l’amour-propre chatouilleux et à
l’amour, tout court, jaloux. Je connais à présent ma Lyyl. Dernièrement
chez des amis, père et mère de deux charmants enfants, un garçon et une
fille, j’ai pris pour l’amuser, celle-ci, une petite blonde, presque un bébé
encore, sous les bras et l’ai balancée un peu. Ciel, avec quelle énergie Lyyl
s’est alors interposée pour prendre sa place, cette place auprès de moi qui
n’est qu’à elle !
Elle m’interrompt ainsi, un rite convenu, dès que je commence une
histoire. Mais ça se borne là, elle n’ouvre ensuite plus la bouche avant la
fin, même pas, quelquefois, après la fin. Tous les enfants, et Lyyl aussi,
préfèrent aux autres contes ceux qu’ils connaissent déjà, – et connaissent au
point, s’il est nécessaire, de vous les resservir mot à mot. Ce que Lyyl
pourtant s’interdit de faire, trop prise qu’elle est de toute façon, chaque fois,
par le récit. Elle me laisse, suspendue à mes lèvres, à moi le soin de
dérouler le tapis volant sur lequel elle se réserve la place de passagère
émerveillée. (Je dois noter ici sa compréhension de plus en plus poussée de
ma langue, sa rapidité à l’assimiler ; c’est pour moi une source renouvelée
d’étonnement  ; une langue qui lui est si étrangère, c’en est presque
effrayant.)
– Il était une fois une petite fille, très mignonne, qui s’appelait Lyyli. Une
nuit, elle voit en rêve une dame d’une grâce extrême. « La fée », pense-t-
elle aussitôt dans son rêve. Eh bien oui, c’était la fée elle-même. Sa robe
comme tissée de fils de lumière resplendissait, elle portait sur la tête un
diadème où brillaient, combien de pierreries  : mille ou plus  ? Impossible
d’en dire le nombre. Mais unique, une perle suspendue à son cou détrônait
toutes ces pierreries parce qu’elle avait quelque chose d’un regard caressant
qui touchait le cœur par sa vivacité et sa douceur.
Et c’est justement cela, cette perle que, tout en souriant à Lyyli ravie, la
fée décroche de son cou pour la lui déposer dans le creux de la main et
murmurer :
– Je te donne la perle du bonheur.
La perle du bonheur ! Il n’est que d’entendre le son de sa belle voix et
vous l’éprouvez, ce bonheur. Lyyli referme le poing sur le présent et, l’âme
reconnaissante, sans cesser de dormir cesse de rêver. Elle n’a pas même le
temps de se demander si les fées nous font des cadeaux pour une raison
particulière ou parce qu’il leur plaît de nous les faire et parce que c’est
nous.
Le matin venu, pas plus tôt réveillée, Lyyli veut admirer la belle perle qui
semble douée d’un regard. Elle ouvre sa main, ne voit rien dedans. Elle
ferme et ouvre la main plusieurs fois de suite  : toujours pas de perle. Des
larmes commencent à lui monter aux yeux. Elle cherche sous son oreiller,
cherche entre les draps, retourne le lit. Pas trace de la perle, nulle part. Le
cœur débordant de peine, elle éclate en sanglots.
Sa maman et son papa accourent, inquiets, lui demandent ce qu’elle a.
Entre deux sanglots, Lyyli leur parle d’une perle qu’elle ne retrouve plus.
– Quelle perle, ma chérie ? s’étonne sa maman.
– La perle que la fée m’a apportée cette nuit.
Et Lyyli répète, suçant ses larmes qui coulent de plus en plus :
– Elle est perdue. C’est la perle du bonheur a dit la fée.
Tous deux, Maman et Papa, sourient et en même temps sont terriblement
ennuyés. Ils ne savent pas ce qu’il faut faire quand une perle reçue de la
main d’une fée est perdue. Puis Papa a cette idée lumineuse :
– La fée reviendra quand elle saura que tu as égaré ta perle, sois-en
certaine. Elle t’aidera à la retrouver.
Ces paroles calment le chagrin de la petite fille, mais seulement en partie.
Elle ne laisse pas de s’inquiéter  : «  La fée, comment saura-t-elle  ? Elle
mettra peut-être du temps à se montrer de nouveau.  » Or sa perle, Lyyli
aimerait la retrouver sans tarder, sinon où serait le plaisir ?
Aussi, en attendant, elle commence par interroger le chat :
– S’il te plaît, Minou, n’aurais-tu pas vu ma perle du bonheur ?
– Non, Lyyli belle, dit le chat.
Et il ajoute, ne se compromettant pas :
– Mais continue à la chercher, tu finiras sûrement par la retrouver.
Déçue par une réponse aussi évasive, Lyyli regarde à ce moment par la
fenêtre, et qui voit-elle passer ? Le chien du voisin. Elle l’interpelle :
– S’il te plaît, César, n’aurais-tu pas vu ma perle du bonheur ?
– Non, Lyyli belle, répond-il de sa grosse voix. Mais continue à chercher
et, foi de César, tu la retrouveras.
Encore un qui lui fait la même réponse. Elle descend au jardin, y
rencontre le hérisson. Toute préoccupée, d’abord elle ne lui prête pas
attention, puis elle s’arrête court.
– S’il te plaît, Porte-Aiguilles, n’aurais-tu pas vu ma perle du bonheur ?
lui demande-t-elle.
– Non, Lyyli belle, chuchote le hérisson dans sa barbe de piquants. Mais
continue à chercher, je te promets que tu la retrouveras.
Lui au moins est encourageant, pense Lyyli et elle entre dans le bois
avoisinant. Elle ne tarde pas à tomber sur le cerf.
– S’il te plaît, Grand Cerf, n’aurais-tu pas vu ma perle du bonheur ?
La regardant de côté, sans tourner la tête, le cerf grommelle :
– Non, Lyyli belle. Mais continue à chercher, tu la retrouveras, tu peux en
être sûre.
Sur ces mots, il affronte les lances de lumière du sous-bois et s’éloigne
comme un dieu invincible.
Lyyli reprend le chemin du retour, n’ayant rien appris de nouveau sur ce
qu’est devenue sa perle du bonheur. Elle n’en persévère pas moins, n’en
questionne pas moins bêtes et gens qu’elle croise sur son passage.
Tous lui répondent la même chose :
– Non, Lyyli belle. Mais continue à chercher, il n’y a pas de doute que tu
la retrouveras.
Continuer  ? Où, comment, combien de temps encore  ? N’est-ce pas ce
qu’elle est en train de faire sans qu’elle en soit plus avancée ?
Ne sachant à la fin qui interroger ni où chercher, elle décide de rentrer à
la maison. Elle a perdu tout espoir de retrouver sa perle du bonheur.
Soudain elle se rappelle l’existence du vieux hibou qui loge dans le creux
d’un arbre au fond du jardin. Elle se dit qu’elle ne perdrait rien d’aller
s’informer auprès de lui, ce serait peut-être sa dernière chance. Mais tant
que le soleil brille, un hibou dort profondément.
Lyyli y va néanmoins. Arrivée au pied de l’arbre susdit, elle crie très
fort :
– Hibou, mon vieux Hibou, s’il te plaît ! N’aurais-tu pas vu ma perle du
bonheur ?
L’oiseau de nuit reste sourd à ses appels. Lyyli recommence, repose sa
question sans plus de succès. «  Une fois encore, se dit-elle, et ce sera la
dernière. »Voici que le hibou se réveille en sursaut ! Et comme ce n’est pas
dans ses habitudes, il bat furieusement des ailes.
– Hou ! Hou ! Comment ? halète-t-il, et on croit entendre la bise d’hiver
souffler sous une porte mal jointe. Qui ose venir me déranger dans mon
sommeil à cette heure du jour ?
– C’est moi, Lyyli, dit Lyyli, ses larmes prêtes à couler.
Le vieux hibou se radoucit en reconnaissant cette voix.
– Ah, Lyyli belle, c’est toi ? Voyons, qu’y a-t-il ? Qu’est-ce qui t’amène
si tôt ?
Elle lui pose la même question, comme elle l’a fait dix fois au moins.
Bonhomme Hibou commence par bougonner sans répondre :
– Hou ! Hou !
Après un long silence, passé à réfléchir ou à se réveiller, on ne sait trop, il
consent à poursuivre et on dirait toujours que le vent d’hiver parle par sa
voix :
– Hou, Lyyli belle, je sais où elle est.
La petite fille pense défaillir d’émotion en entendant ces mots. Quoi, le
hibou sait où se trouve sa perle du bonheur et il va le lui dire ?
– Hou ! Hou !… reprend le hibou. Ai-je dit que je sais où elle est ?
Seigneur, il semble hésiter. Dévoilera-t-il son secret ?
– Oui, tu l’as dit, confirme Lyyli timidement.
Il se tait, lui. Il paraît peser le pour et le contre. Il reprend à la fin :
– Tu la verras…
Mais il se tait de nouveau. Puis :
– Ai-je dit : tu la verras ? Où ? Ai-je dit où ?
– Je t’en prie, mon cher vieux Hibou, l’implore Lyyli, sur les braises.
– Bon, hum… Au cœur de la plus haute rose rouge qui pousse ici même,
dans ton jardin… Hou ! Le matin de bonne heure, quand elle s’ouvrira. Ai-
je dit : au cœur de la plus haute rose rouge ? Mais il faudra te contenter de
la regarder non d’y toucher, Lyyli belle.
– Promis !
– À présent, va et laisse-moi dormir en paix.
– Au revoir, mon vieux Hibou. Merci !
Lyyli part, toute sa joie retrouvée. Elle est déjà loin ou assez loin,
lorsqu’elle entend le hibou la prévenir encore de sa voix enrouée :
– Ai-je dit que tu te contenteras de la regarder seulement ? Hou ! Hou !
– Oui !
Une fois de plus la fillette promet de faire comme on le lui recommande.
Elle est disposée à tout promettre pourvu que sa perle du bonheur lui soit
rendue.
«  Mais il faut attendre demain, soupire-t-elle  ; ce n’est plus le moment
d’aller voir cette rose. La journée, bien avancée, ne reviendra pas
maintenant en arrière pour vous faire plaisir. »
Elle a eu assez de chance avec le hibou, à la vérité, pour espérer plus.
Dans une rose  ! Et une rose de son jardin. Quelle surprise  ! Sous l’effet
d’une joie inexprimable, elle arrive à cette conclusion :
– Ma perle du bonheur est une perle-fée aussi.
Les heures, quand on veut qu’elles passent vite, c’est là qu’elles se
mettent à passer plus lentement que jamais, et même avec une lenteur à
vous désespérer. Lyyli les compte l’une après l’autre. Et la nuit finit par
tomber parce qu’il faut bien ; dès lors il suffit de fermer les yeux et de les
rouvrir, il n’y a plus de nuit. Une pente enneigée qu’on descend en luge. On
se demande comment cela se fait.
Aux premiers rayons du soleil, ce matin-là, confiante en la parole du
bonhomme Hibou, Lyyli sort de la maison, commence à exercer son flair.
Elle va de-ci, de-là, elle cherche par-ci, par-là. Mais le jardin est grand,
vaste. De-ci, de-là ; par-ci, par-là. Et le miracle se produit. Elle la découvre
bientôt, la fleur mystérieuse. Suit un autre miracle : comme une goutte de
lumière, la perle repose, étincelante, au cœur de la belle rose. Muette
d’émerveillement, Lyyli n’en détache pas les yeux, demeure sur place à la
contempler et, à mesure qu’elle la contemple, son cœur fond de bonheur.
L’envie lui vient de la prendre, de la sentir entre ses doigts. Mais elle se
rappelle à temps l’avertissement du hibou, dont il lui semble de nouveau
entendre les paroles retentir à ses oreilles :
«  Contente-toi de la regarder. Ai-je dit, contente-toi seulement de la
regarder ? »
– Oui, mon Hibou, prononce Lyyli toute seule.
Elle s’abstient donc d’y porter la main, et recule même d’un pas afin
d’éviter la tentation. Du coup, elle croit comprendre la raison d’une telle
mise en garde. La perle du bonheur pourrait, puisque c’est une perle-fée,
aller se mettre ailleurs si on la touchait, ou pis, disparaître complètement.
Le hibou est un vieux sage, il doit connaître bien des secrets. Elle lui doit en
tout cas d’avoir retrouvé sa perle du bonheur. Mieux vaut s’en tenir à ses
conseils.
– Quoi qu’il en soit, pense Lyyli tout haut, je sais maintenant où elle est,
je n’aurai plus peur qu’elle se perde.
Elle s’éloigne en dansant.
– Il faut reconnaître, se dit-elle encore, qu’il n’y a pas de meilleure place
pour elle que le cœur de cette rose.
Et ici finit l’histoire.
Comme si elle avait retenu son souffle tout ce temps-là, ma Néfertiti
murmure après un long silence :
– Tu racontes bien, papa.
Elle me regarde, l’âme lui est montée aux yeux, ces yeux qui renvoient la
lumière, d’autant plus énigmatiques qu’ils me sourient. Elle me considère
ainsi sans ciller. La sortie du labyrinthe, l’unique sortie, ne traverserait-elle
pas ce côté du miroir qui brille devant moi et dont le foyer me fait signe ?
Ne disant mot, Lyyl se réfugie dans mes bras, s’y love.
LES DEUX SIGNES

Je n’essaie même pas d’imaginer ce qui arriverait si je commençais


d’avoir peur de la perdre. Ô my Lord, éloignez de moi pareille pensée, ne
me laissez pas connaître cette peur, je commence à avoir peur déjà. Roussia
ne partagera pas Lyyl. Moi présent, elle use, sans se gêner, de tous les
moyens, de tous les subterfuges pour me l’enlever. Tous les prétextes lui
sont bons ! Nous sommes dans une période de vacances, presque plus aucun
enfant ne fréquente l’école-garderie, qui n’a certes pas fermé ses portes : il
faut cependant que Lyyl y soit conduite et de bonne heure le matin, si bien
que je ne la vois pas de la journée. Or je ne suis ici que pour un temps et
Lyyl ne demanderait pas mieux que de rester à la maison. Il n’est d’ailleurs
pas jusqu’à la directrice de l’établissement qui n’ait fini par faire observer à
sa mère :
«  La petite doit prendre des vacances, c’est une nécessité pour un
enfant. »
Mais Roussia n’en démord pas. Elle s’obstine à l’y emmener. Se rend-
elle compte de ce qu’elle fait ? Comme toujours elle semble agir sous une
impulsion involontaire. Elle serait jalouse alors. Elle le serait de sa propre
fille, de ce bébé. Mais cela l’excuse-t-il ?
Encore un exemple. Il y a quelque temps, ayant à faire des recherches
pour ses travaux, elle devait partir en voyage. Une absence appelée à durer
deux ou trois jours, pas davantage. Comme j’étais là, que je restais à la
maison, je pouvais m’occuper de Lyyl pendant ce temps et je pensais avoir
à le faire. Passant outre, Roussia l’a envoyée chez sa demi-sœur, à deux
cents kilomètres.
Nous n’avons plus grand-chose à nous dire, et c’est plus à une figure
brouillée, à une image perdue que nous le disons. Nous devenons chacun
l’unique destinataire, l’unique objet de notre parole. Cette parole qui se
parle toute seule, cela seul demeure entre nous.
 
 
Déjà tôt le matin, de ses poings nus, Lyyl s’amuse à effacer les
gribouillages à la craie dont elle a couvert un tableau noir accroché à la
cuisine. Puis ces mêmes mains, deux minuscules chiffons sales, elle les
exhibe fièrement. Et nous n’avons pas encore pris le petit déjeuner. Je la
pousse vers l’évier : allez sous l’eau, les chiffons sales ! J’approche aussi le
tabouret sur lequel elle monte pour atteindre le robinet quand elle doit se
laver les mains ou le visage. Elle monte donc, s’empare de la savonnette ;
mais au moment où j’interviens pour l’aider, elle pousse des cris de
protestation. Incitée sans doute par l’eau qui coule, elle laisse en même
temps échapper, je suppose malgré elle, un petit pipi. Ça ne se voit pas, ne
s’entend pas. Mais elle, toute contente, elle l’annonce à la cantonade et
continue à faire. Je lui retire le pyjama. Il n’y a plus qu’à la soulever et à la
déposer dans le bac de l’évier où chaque matin d’ailleurs elle fait trempette.
Ça lui clôt le bec ; de s’y voir assise, elle ne dit rien pour le coup.
Pendant que je lui frotte le corps, elle s’applique à se brosser des dents à
peine sorties. Elle se brosse, se brosse tant qu’elle peut et la brosse encore
dans la bouche, elle me fait signe de m’arrêter. Qu’y a-t-il ? Elle tient à se
laver elle-même entre les jambes. Je la laisse faire. Et gentiment, elle
s’abandonne dans mes mains pour être portée jusqu’au lit finlandais, un lit
qu’on transforme en banc dans la journée. Ce corps d’enfant, sa courbe
claire dévoilée, sa durée chaude. Debout, presque à ma hauteur devant les
fenêtres et tout le bleu des premières heures du matin, bleu du ciel, bleu de
la forêt, bleu de la lumière qui se déverse sur sa peau d’abricot mûr, je la
sèche puis je l’habille.
 
 
Le petit déjeuner se prolonge, un vrai repas. Ce matin, il traîne
particulièrement en longueur, on ne sait pourquoi. Enfin commence le
branle-bas du départ. Nous, Lyyl et moi, descendons au jardin, avant les
autres, le jardin tout frais sorti de la nuit où Lyyl s’élance, court de côté et
d’autre. Elle cueille des fleurs qu’elle me rapporte humides de leur rosée,
tente de les enfiler dans une boutonnière de ma chemise.
– Qu’il est beau, papa ! Qu’il est beau ! ne manque-t-elle pas de jubiler
chaque fois qu’elle réussit à en passer une et à me décorer.
Mais elle délaisse les fleurs, sa passion pour les pierres, plus forte,
reprenant le dessus. Avec quel sens infaillible elle déniche mêlées au
gravier les plus originales  ! Elle les essuie bien, bien. Elle vient là-dessus
m’en faire admirer la beauté. Elles aboutissent toutes dans ma poche, où
elle les fourre de sa propre main. C’est vrai, aucune de ces pierres n’est
quelconque. Je les conserverai jusqu’à ce qu’elle ait vingt ans. Je les lui
rendrai à ce moment-là.
Et les discours qu’elle me tient en même temps. Pour ne pas les
comprendre, il faut être bête à manger du foin. Je n’ai même pas à savoir les
mots. Je lis simplement sur son visage. Et son visage se multiplie : amusé,
surpris, dubitatif, concentré, heureux, malheureux, excité, il change encore,
il change sans arrêt. Elle y met malice sans en avoir l’air, et voilà qu’elle me
fait perdre pied dans un flot de paroles finnoises. Mais sans doute perce-t-
elle ma mine, qui doit s’allonger autant que son papotage. Elle reprend alors
les choses depuis le début avec des mots plus accessibles, des mots à moi,
ses histoires, elle les recommence, les redébite. Elle me vise d’un index
chargé de retenir mon attention. L’index ne suffit-il pas, n’y parvient-il pas,
elle tend ses deux mains ouvertes, elle veut dire : regarde la babiole toute
bête que tu n’es pas capable de comprendre.
Dans la foulée de sa logique qui ne s’embarrasse pas de transitions parce
qu’elle procède autrement, maintenant tout à trac elle me demande :
– Papa, est-ce que tout le monde peut t’embrasser ?
La dernière question, vraiment, à laquelle je me serais attendu. J’essaie
de voir ce que j’en pense et elle, en équilibre sur un pied, attentive à ne pas
aller mordre la poussière, attend, se balance sur ce pied unique dans le
même équilibre menacé et préservé.
– Non, dis-je à la fin.
– Et maman, elle peut, elle.
– Elle, oui.
Elle me considère avec un curieux sourire, la tête penche de côté comme
pour épier de ses yeux magnifiques, terribles, comme pour surprendre on ne
sait quelle expression sur mon visage, y faire on ne sait quelle découverte.
– Et moi ?
– Toi aussi.
– Ah ! Et qui encore ?
– Plus personne d’autre.
– C’est bien vrai ?
– Bien vrai.
– Ah.
Elle n’a que cette brève exclamation ; moi, un tremblement intérieur me
saisit. Elle me tourne le dos et, sans perdre l’équilibre, s’éloigne en sautant
sur le même pied. Je l’accompagne du regard, je tremble, j’attends qu’elle
se retourne, – ou qu’elle tombe ?
Roussia apparaît, descend les quelques marches du perron et d’un œil
cherche l’objet, n’importe lequel, qui pourrait ne pas être à sa place, de
l’autre œil s’empare de Lyyl.
Je vais les accompagner jusqu’à l’arrêt de l’autobus. En chemin, Lyyl
commence par donner la main à sa mère, et maintenant elle m’attire à elle,
veut que je lui donne moi-même la main. Ainsi, la main dans la main, nous
allons, la rue entre les haies qui la bordent n’a pas assez de toute sa largeur
pour nous contenir, nous suffire.
 
 
De retour à la maison. Mais je n’entre pas, je m’attarde au jardin. Ce
jardin enserré par la réserve obscure des bois, quelle charge de lumière ne
supporte-t-il pas ! Le jour, la lumière forcent les choses, toutes les choses.
Mais la suprême force : l’immobilité, le mutisme. J’ai vu plus au nord des
lacs dont l’eau semble avoir été surprise par un éclair d’éternité puis laissée
à sa surprise, eau vivante à l’origine, retirée en soi dès lors, miroir d’un
temps qui ne passe plus. Cela m’environne ici. En ce moment. Jardin, ciel,
éclat du jour. D’une essence identique. Tout ce qui m’environne. La nuit
elle-même quand elle tombera ne noircira pas le cercle des choses, ne
l’altérera pas mais, indélébile présence, le restituera en blanc, touché par ce
même reflet d’éternité, – touché ; défendu. Nous avons fait de la nuit et du
jour deux Signes  ; nous avons rendu sombre le Signe de la nuit, clair le
Signe du jour. Qu’est-il arrivé à cette part du monde  ; à ses jours, à ses
nuits  ? Serait-elle tombée dans un entre-deux où chaque composante du
temps ne sait dire que son contraire ? En été, vous êtes exilé de la nuit en
pleine nuit  ; en hiver, exilé du jour en plein jour. La nuit et le jour exilés
l’un dans l’autre et celui qui dit, Je, de soi en soi. Un déficit enregistré de
seize jours par an. N’est-ce pas le barzakh s’il pouvait exister et s’il faut y
vivre ?
 
 
Assis à ma table de travail, je me paie le luxe de réécrire une traduction
en oubliant le texte original. Je tâche en tout cas de l’oublier. Traduire,
résoudre des équations, cela se vaut, des équations toujours promptes à
demander plusieurs réponses à la fois, même pour les plus simples.
Laquelle de ces réponses retenir puisqu’il n’en faut qu’une ? La balance qui
vous la donne est à la merci d’un souffle. C’est vous, cette balance d’où
tombe la formule qui s’impose et va s’inscrire dans du marbre, mot à mot,
et constituer l’opacité capable de repousser à l’arrière-plan l’autre langue, la
dissoudre. Pas du premier coup, votre texte à vous demeure quelque temps
encore sous influence  ; l’original est déjà devenu un fantôme, mais il
travaille celui que vous tenez à mettre sur pied, il faut le savoir et ce n’est
pas toujours facile à savoir. J’en suis à ce stade, à réécrire des pages qui,
libérées de leur état premier, devront accéder à une nouvelle naissance.
Je rédige, je rature, je me livre à ces réflexions qu’un grattement de
souris entame à présent. Se peut-il que mes pensées se mettent à faire ce
genre de bruit. Pour faible qu’il soit, dans une si profonde quiétude, je
l’entends. J’écoute, la porte s’entrouvre. Je détourne les yeux de mon
travail. Elle continue à s’ouvrir, doucement, et encore doucement. Puis une
Lyyl-souris se glisse à pas feutrés dans la chambre. Lyyl déjà revenue de
l’école  ? J’ai du mal à m’y retrouver, le temps s’est trompé, ou je me
trompe fort.
Après avoir refermé la porte derrière elle avec mille précautions, Lyyl
commence d’avancer avec mille autres précautions. Pourquoi  ? Elle croit
me déranger, grand Dieu  ! Du même pas mesuré, elle vient vers moi,
s’approche, un bras tendu comme quand on traîne quelque chose. Mais
quelle chose : je ne vois rien. Arrivée devant mon bureau, elle me demande
dans un souffle :
– Papa, tu veux bien dire bonjour à Kikki ?
Plus fort, ma fille ! Tu n’as pas à t’inquiéter, je ne fais jamais rien de si
important que je doive me boucher les oreilles lorsque tu veux bien me
parler. Mais je ne comprends pas, c’est la première fois qu’il me semble la
voir faire preuve d’autant de retenue.
– Dire bonjour à qui, ma Lyyl ?
Elle jette un regard de côté pour me montrer et le retour à la parole
naturelle ne se fait pas attendre.
– À Kikki. Tu ne vois pas ? Il est là.
La parole naturelle, la parole sonore, qui porte. Tout à coup, cela me
saute aux yeux, c’est-à-dire que je ne discerne rien, mais je réalise. Un de
ces compagnons que certains enfants vont chercher le diable sait où  :
ailleurs que dans notre monde à n’en pas douter et qu’ils ramènent avec
eux. Invisible pour de vains yeux comme les miens, l’un d’eux est ici
présent. Pas assez présent ? Pas assez vivant ? Pas assez réel ? Kikki le sera
et peut-être même plus que cela, sera peut-être encombrant. Ils le
deviennent vite, ces sortes d’enfants, et sans qu’on y puisse grand-chose. Il
est un peu tôt, je présume, pour se poser la question, se demander s’il va
faire partie de la famille. Mais on est en droit de se la poser.
– Tiens, dis-je. C’est Kikki ?
Mon ton, je le veux normal et je veille à ce qu’il le reste. Elle me reprend
aussitôt pour accentuer la double consonne comme on le fait dans sa
langue :
– Kikki !
J’aurais pu y penser, puisque je viens de l’entendre dire ce nom. Je redis
après elle :
– Kikki.
Et puis je ne sais ce qui me prend, je ne résiste pas à l’envie d’ajouter :
– Kikki-Rikki-Tikki-Tavi la mangouste.
Tout ce qui est censé se froncer dans la figure de Lyyl se fronce  : les
sourcils, le nez, les lèvres. Et la voix aussi qui interroge :
– Qu’est-ce que tu racontes ?
Avec des intonations de maîtresse d’école, elle me fait honte alors :
– Papa, tu dis des bêtises.
Je n’insiste pas et, tout en me reprochant mon incartade, je reprends
comme si je le connaissais déjà de longue date :
– Ah oui, Kikki ? Bien sûr.
Une lueur de satisfaction s’allume dans les prunelles, brillantes sans cela,
de ma Néfertiti. Mise en confiance, elle n’hésite pas à me déclarer :
– C’est mon copain. Dis-lui bonjour, papa.
– Bonjour, Kikki.
Et Lyyl de répondre pour lui avec un filet de voix méconnaissable :
– Bonzour.
Puis cette menteuse voix zézayante, elle l’échange contre la sienne
propre et m’explique :
– Il est tout petit, plus petit que moi, et quand même il sait parler. Il sait
tout faire.
Elle l’a pris sous sa protection, à ce que je vois, si je puis dire voir alors
que je ne vois rien. Pourtant, je la vois donner la main à Kikki, se retourner,
regarder de son côté pour lui dire :
– Maintenant viens, Kikki. On laisse papa travailler.
Ils quittent tous deux la chambre, Lyyl en se déplaçant à petits pas, le
bras tendu encore derrière elle. Il faut que Kikki soit bien petit si elle se sent
obligée d’aller, de le tirer de cette façon et se montrer prévenante à ce point.
Combien de temps cela durera-t-il ? L’avenir nous le dira, un avenir qu’on
veut croire proche. Une chose au moins est sûre, c’est un garçon.
Je me remets à ma traduction, mais je me sens incapable de m’y
intéresser. Je reste à considérer par la fenêtre le jour qui s’use, s’achève
dans l’effacement d’un crépuscule où les cimes des bouleaux, flammes
droites et claires, brûlent. Elles brûleront ainsi jusqu’à la tombée de la nuit,
jusqu’à la minute cruciale où le monde entre tout blanc dans une nuit
blanche.
 
 
Une heure du matin, Roussia, au lit, se plaint. Elle pleure, elle crie, elle
menace de partir, de quitter la maison là, au milieu de la nuit, la nuit dehors
qui continue à être blanche, une nuit insomnieuse. Elle menace de se
suicider.
Elle parle, une irrémédiable blessure dans la voix. Elle ne semble pas
s’en douter ni penser que quelqu’un l’entend. Que moi je l’entends. Elle ne
s’en soucie pas. Elle parle comme quand on perd tout espoir d’être entendu
à force de parler et qu’on ne veuille à aucun prix s’interrompre. Elle parle
depuis longtemps, un bon moment, elle ne parle plus que pour elle-même
et, comme blessée, sa voix a pris cette raucité. La mort de l’amour qui
s’expose dans toute son horreur.
Inexplicable, un désir me vient  : l’entourer de mes bras, un élan, et la
tenir quitte, mais je ne sais pas de quoi. Ou qu’elle me pardonne. C’est ça ;
qu’elle me pardonne. Mais je ne sais pas quoi, non plus. Je ne sais pas de
nous deux qui doit implorer le pardon de l’autre. Je ne l’ai pas prise dans
mes bras. Un mort allongé à sa place, inerte, froid, je suis ce mort pour le
moment. Il n’y a que la mort pour vous figer ainsi quelqu’un.
Lyyl dans sa fausse alcôve rêve notre cauchemar et sanglote. Elle pleure
contre nous. L’impuissance qui nous brise à ses heures comme sur un étal
de boucher n’est pas de la haine. C’est, comment dire, ce qui ne saurait
avoir de nom. Les griefs que nous nous adressons donnent un semblant de
justification à ce qui n’en a guère besoin. C’est cela et autre chose. Que
veulent de nous, ces nuits ?
Eau de plus en plus claire, la nuit pèse sur les fenêtres après avoir roulé
entre les pins, les bouleaux, les sorbiers, les épicéas et toutes sortes de
fleurs sauvages, d’herbes folles, là-bas loin, et tout près, plantes et arbres
qui ont veillé toute la nuit, et aussi les oiseaux. Mais elle passera comme
elle le fait, se retirera et n’aura pas dit plus que les autres ce qu’elle attend
de nous. Que les fenêtres demeurent les yeux grands ouverts, âmes sur le
monde, sur le jour. On le sent, le jour qui arrive sur les pas de la nuit. Mais
les arbres, les fleurs, comme les bêtes, ne seront pas marqués par l’attente
du malheur.
LA MAIN ET LA MÉMOIRE

Ce matin, allongée près de moi, Lyyl me palpe le visage dans un sens,


dans l’autre, prolonge son exploration comme pour aller avec ses doigts au
bout de la connaissance, – et déjà se forger des souvenirs ? Elle est tous les
jours la première réveillée. Je l’ai enlevée de son lit, il y a un moment. Je
l’ai couchée à mes côtés, elle ne s’est pas rendormie. Ça lui arrive, mais elle
s’est mise à promener ainsi sa main sur ma figure. Nous sommes alors le
rêve d’un ange, elle et moi. Dans quelque temps, je serai loin. Peut-être
nous rêve-t-il déjà, l’ange, comme nous serons tous deux en ce temps-là.
Lyyl est une chose neuve. Elle ne possède pas de mémoire. Peut-être ce
rêve de l’ange sera-t-il sa mémoire. Le souvenir de mon père disparu quand
j’étais à peine plus âgé qu’elle survit dans une sensation analogue de mes
mains, une empreinte qui me demeure au creux des paumes. Ils ont erré,
mes doigts, en une même caresse, en un même rêve, sur son visage hérissé
de fines pointes. Et ils continuent dans ce rêve à malaxer la peau plus
douce, plus bas, dans le cou. Le rêve se perpétue, inaltérable, avec sa
chaleur vivante. Lyyl est-elle avertie déjà de cela, qu’il lui restera ce
souvenir, ce rêve ? Sans doute n’y a-t-il d’amour que dans la connivence et
le secret des rêves partagés.
S’il lui arrive maintenant ce qu’ensuite il m’arrivait à moi, elle se
rendormira peu à peu, la main posée sur ma figure.
 
 
Nous rêvons aussi de jour, les yeux ouverts. Lorsqu’elle saute et me
grimpe dessus, par exemple. Nul à part elle et moi ne soupçonne que je suis
l’arbre dont elle, l’écureuil, s’efforce d’atteindre le sommet. Ou quand elle
enfourche l’un de mes pieds croisé sur l’autre, qu’une amazone chevauche,
partie à la découverte de terres inconnues.
 
 
Le même ange, une fois de plus, joue avec nous lorsque, rivalisant
d’imagination, nous nous posons des devinettes. Je ne me rappelle pas
comment cela s’est produit, la première image jaillie en nous. Il me semble
à présent que nous n’avons, chose impossible, jamais rien fait d’autre.
C’est à table surtout, là est le plus souvent le théâtre de nos défis.
Et j’attaque :
– Il s’habille quand il fait chaud
Et se déshabille quand il fait froid.
– L’arbre, répond-elle instantanément.
Elle y va, à son tour :
– Fatigué ou non
On aime bien tomber
Dans ses bras.
Je ris, trouvant qu’elle n’est fichtrement pas en reste d’invention, et
appréciant.
– Le fauteuil, dis-je et j’enchaîne :
Elle se lève
Quand on se couche.
Elle se couche
Quand on se lève.
Lyyl réfléchit un petit moment pendant que je la surveille. Et soudain,
faisant des bonds sur sa chaise, comme elle est assise, elle s’écrie :
– La lune ! La lune !
Quel bonheur ! Un bonheur qui explose en rires. L’ange doit s’esclaffer
aussi, là où il est, là d’où il nous observe. Lyyl ne se tient pas de joie
d’avoir trouvé et elle hurle :
– Maintenant à moi, à moi !
Quand il ouvre l’œil
Tout le monde y voit clair.
Traîtreusement, cette fois, je lui fais le coup de celui qui n’y arrive pas,
ne devine pas. Je fais, bien en vue, de douloureux efforts, crispe mon
visage, pince les lèvres, et rien, je ne sais pas. Alors je me résigne et
déclare :
– Langue au chat.
– C’est… c’est… Allez, papa, c’est…
– Quoi ?
– Papa !
Je ne trouve pas de toute évidence.
– Je ne trouve pas.
– Et toi qui te crois très malin : le soleil !
– Ah ?
– Oui, le soleil, hé, l’homme le plus intelligent de la terre !
– C’est mon tour, dis-je et je lui joue un tour pas facile à parer.
Lui monte à l’arbre,
Toi tu en descends.
– Et c’est tout ? demande-t-elle.
– C’est tout.
Elle avance la lèvre inférieure, cherche, visiblement embarrassée.
– Mais encore ? dis-je. Eh bien, la fille la plus intelligente de la terre !
Elle m’assassine du regard. Et moi, je répète :
– Tu en descends, voyons.
– Celle-là n’est pas intéressante, décide-t-elle à la fin. Je vais t’en dire
une bien plus drôle.
– Le singe, dis-je.
– Quoi, le singe ?
– Le singe : tu en descends.
– Pas moi ! Toi, oui.
– Vas-y maintenant, dis ta devinette. J’aime quand elles sont drôles.
Elle ne se fait pas prier.
– Il écrit
Mais ne sait pas lire.
– Le crayon ! C’est bien ça, ma Lyyl ?
– Bravo, papa !
– Une drôle, moi aussi, je vais t’en proposer une drôle :
La bougie coule
Parce qu’elle a chaud.
Lui coule
Parce qu’il a froid.
– Le nez ! clame Lyyl aussitôt.
– Tu n’es pas moins intelligente que moi.
– Je le suis plus !
Roussia nous regarde, nous écoute à travers un masque d’impassibilité et
ne cherche en aucune façon à se joindre à nous, à participer à nos joutes.
Jamais tentée. Son ange n’est pas joueur. Roussia, souvent, a ce regard
d’une qui contemple une mer qu’elle ne traversera pas.
 
 
Encore un, de matin. Il ne se confondra pas avec un autre, n’en prendra
pas la place, ne le bousculera pas. À peine naissante, l’aube, et je me
représente dans ce jour nouveau la courbe volante du ciel, aile encore
désertée par l’oiseau. Je me représente les vertes prairies, les bouleaux
ceints de leur pagne blanc juste sorti de la lingerie. Sans bruit chantent les
choses, et d’autres choses écoutent. L’aube point pour elles, pour nous,
accueillie par ces paroles énigmatiques. S’y mêlent des paroles audibles.
D’où sortent-elles  ? J’essaie de l’imaginer. C’est tout près. Et je
comprends : c’est ici, elles sont avec nous, elles sortent du lit de Lyyl. Elle
bavarde toute seule.
D’un bond, Roussia va l’empoigner pour revenir la fourrer entre nous
deux. Fini le gazouillis, le murmure du ruisseau qui s’émerveille de sa
propre histoire. Comment croit-on que les mères tartares procèdent avec
leur progéniture ?
Plus aucun d’entre nous ne se rendormira. Roussia sans doute un peu,
mais moi pas, et Lyyl encore moins. Lyyl contre mon flanc, chatte, elle
cherche de quelle manière me prouver son affection. Et elle trouve. Elle fait
un signe du doigt, me montrant sa joue. Nouveau ça  ; l’ai-je dit déjà  : on
n’embrasse pas les enfants dans ce pays. Elle a vite compris, vite appris (de
moi). Mais le demander elle-même, je ne sais plus où j’en suis. Elle change,
ma fille. Une fille fantastique : il y a aussi le secret. Elle a eu ce signe du
doigt sans un mot, signe entouré de mystère, qui demeure entre nous, vite
compris vite appris, un secret maintenant partagé. Elle ne m’a pas
seulement accepté, reconnu, je suis en passe de devenir pour elle ce que je
devrais être. Elle attend.
Je l’embrasse et, telle qu’elle est allongée sur le dos, je lui étire, les bras
vers le haut, les jambes vers le bas, plusieurs fois de suite. Cet exercice lui
procure un plaisir auquel elle est habituée. Elle l’exprime dans un sourire
qui n’est pas pour moi, qui n’est pour personne, un sourire adressé à son
ange. Il me ravit autant que s’il m’était destiné. À présent elle peut aller
manger son gruau, que sa grand-mère a déjà préparé et tient au chaud à la
cuisine.
Elle ne bouge pas de la chambre. Elle attend de me voir remonter de la
salle de bains. Puis elle me regarde m’habiller ; elle-même m’enfilera mes
pantoufles aux pieds, une chose qu’elle tient à faire. Et maintenant elle me
prend par la main pour me conduire à la cuisine.
Non, elle se ravise, me barre la route en se plantant devant moi. Que se
passe-t-il  ? Je reste planté là, moi avec mon air étonné, elle avec son air
entendu. Ce qui se passe : elle va donner un spectacle. Comme hier, comme
avant-hier, et encore les jours d’avant. Oui, un spectacle en mon honneur et
pour mon agrément. Elle sera Pellé Hermani, le clown. Elle saute alors le
plus haut qu’elle peut et retombe sur ses fesses, les quatre fers en l’air.
J’applaudis, et constate combien les yeux de ma fille appelaient ces
applaudissements. On massacre à Sabra et Chatila. Elle l’a fait en mon
honneur et pour mon seul agrément, et moi j’ai applaudi. Femmes, enfants
palestiniens  ; on massacre. Toujours escorté, mené par elle, je vais, nous
allons rejoindre les autres à la cuisine où le petit déjeuner nous attend.
Expéditive dans tout ce qu’elle fait, Roussia déjà levée nous a devancés à
table.
 
 
Depuis, c’est le matin, un nouveau matin flambant neuf. Il ameute,
pousse devant lui tous les souffles. Comme les autres, il ne l’annonce pas, il
l’est l’avenir, plus qu’une promesse, il est l’avenir dans le présent.
Il l’est, depuis un bon moment, ce matin d’été. Cet avenir. Et moi,
remonté de la salle de bains, j’ai fini de m’habiller. Lyyl, arrivant de la
cuisine, fait irruption dans la chambre. Une Lyyl, déjà prête pour le petit
déjeuner avec sa jolie robe à pois bleus, de la grenaille semée sur fond
blanc. Bien sûr, c’est dimanche aujourd’hui. Elle est venue se faire admirer.
Quoi de plus naturel. Elle se pavane et, brusquement, elle virevolte pour la
minute d’après s’immobiliser devant moi. Elle exécute son tour à deux,
trois reprises, puis se baisse, prend l’un de mes chaussons, me l’enfile au
pied. Elle me passe le second aussi prestement. Elle se redresse alors,
s’essuie les mains en les frottant l’une contre l’autre de l’air du champion
qui en a fini avec son adversaire. En fait, elle est venue pour cela autant que
pour montrer sa toilette.
Maintenant il faut y aller. Pas question de lambiner quand Lyyl prend les
choses en main.
Avant que nous arrivions à la cuisine, elle me demande :
– Papa, suis-je bien celle que tu aurais aimé avoir pour fille ?
Perfide, un accent dans sa voix éveille ma méfiance.
– Oui. Pourquoi cette question ?
– Comme ça. Pour savoir. Sinon…
– Sinon ?
– Rien.
– J’aurais donné n’importe quoi pour avoir cette fille.
– C’est bien vrai ?
– Oui.
Baissant la tête qu’elle a levée vers moi, elle se frotte contre mes habits.
L’eau quand elle miroite, où les rayons du soleil ne font que danser. L’eau
quand elle s’éblouit elle-même. Telle paraît la figure de Lyyl, à table. Telle,
avec ses ravissements, Lyyl mange. Comme si elle n’avait jamais goûté à
rien d’aussi délectable que ces tartines de pain noir lustrées de beurre salé
sur quoi j’ai encore étalé du miel. Telle, elle les savoure, préparées pour elle
et placées dans son assiette. Pas un nuage, ce matin, au ciel de notre petit
déjeuner. Ses regards aussi, ces papillons de lumière, ils volent en tous sens.
De même ses lèvres, des papillons dont les ailes ne cessent pas de battre et,
si un rire les prend, elles battent encore plus ; ou si elles crient au passage
d’un écureuil dehors, de sapin en sapin, à moins qu’elles ne quêtent
l’approbation de Roussia, parfois la mienne, parce qu’on a envie de quelque
chose qui est là sur la table. Et de nouveau, les voici qui poussent des cris
parce qu’une mésange vient visiter la mangeoire aux oiseaux fixée au ras de
la fenêtre.
La nuit écoulée a été calme. Cela nous arrive et Roussia aussi a l’air
parfaite, a l’air nue sous sa beauté, l’air de tout ce qu’on aimerait aimer.
Elle endigue l’excitation, les humeurs fantasques de Lyyl, mais avec le
sourire. Ses lèvres ourlées, légèrement retroussées, chaque fois qu’elle
sourit, débordent de séduction, et leur grâce descend en vous.
La grand-mère choisit ce moment pour découper en petits carrés les
tartines de Lyyl  : par esprit d’ordre  ? de propreté  ? de parcimonie  ? Lyyl
refuse tout et réclame des tartines qui soient des tartines. Genoux remontés
et calés contre la table, elle pèse dessus, soulève sa chaise et l’incline
périlleusement en arrière. Elle attend, pour le moins prête à faire plus. Je ne
la laisse pas attendre longtemps. Sans demander l’avis de personne, je lui
confectionne d’autres tartines, comme elle les veut, des vraies. Un nuage a
suspendu tout ce temps sa menace dans notre ciel. Se remettant à manger,
Lyyl nous soûle comme avant de ses histoires qu’elle entrecoupe de longs
éclats de rire. Le nuage s’est évanoui. À la place il y a des rires. Ces rires.
Les mêmes. Chez Lyyl et chez celle qui se meurt là-bas dans son pays, les
mêmes, et Lyyl ne la connaît même pas ! Et moi ? L’ai-je jamais connue ?
Parlons-en : moi, la chair de sa chair, ai-je jamais su qui elle est ? Il n’y a
aucun souci à se faire, Lyyl mange proprement, elle a toujours mangé
proprement, avec une sorte de distinction, dirais-je.
L’AUTRE PART DES CHOSES

Nous avons juste fini de dîner. Avant d’aller se coucher, assise à même le
parquet, Lyyl prépare aussi sa poupée pour la nuit. Elle lui a passé un
pyjama et maintenant elle arrange sa poussette en osier qui lui sert
également de lit. De mon banc, à demi retourné, je la regarde faire. Roussia
est déjà en train de rincer la vaisselle. J’interroge Lyyl, c’est la première
fois que je pense à le lui demander :
– Comment s’appelle ton petit bébé ?
C’est curieux, c’est bien la première fois.
– Lyyl, me répond-elle, sans relever la tête, très absorbée.
– Lyyl ? Et toi donc ? Comment t’appelles-tu ?
Elle laisse là sa poupée, se lève, monte à sa manière décidée sur le banc.
Elle m’entoure le cou de ses bras, me diffuse alors un murmure dans
l’oreille. Que dit-elle : je ne comprends pas. Un nom sans doute. Son nom,
celui qu’elle se donne. Je fais :
– Je n’ai rien compris.
N’ayant pas relâché son étreinte, elle recommence et, cette fois, je ne
comprends pas à la seconde même, mais à la seconde qui suit. C’est
effectivement un nom. Un nom inconnu. Je l’empoigne sous les aisselles,
l’éloigne un peu de moi, la regarde en face. Elle sourit sans sourire. Elle
sourit de ce sourire indécelable qu’elle a par instants. C’est l’éblouissement
et l’aveuglement : elle vient de me dire son nom.
– Non ? dis-je, surpris.
Et elle, pour me répondre, elle secoue la tête :
– Oui.
S’entend son nom secret. Le seul apparemment qu’elle se reconnaisse.
Celui qu’elle se donne au fond d’elle-même. Elle vient de se nommer de
son nom comme si elle avait écarté un rideau pour montrer le soleil qui
l’éclaire en dedans et ne l’a fait que pour moi. Qu’est-ce qui me vaut ce
traitement de faveur ? Parce que c’est moi ?
C’est moi et c’est elle. C’est la confiance qui ose, assurée de n’être
jamais trahie. Elle a formulé, ce nom, ni inconséquence ni erreur, encore
moins un jeu, et ensuite elle a souri. Rien ne l’avait laissé prévoir. Pas son
comportement jusqu’à présent, pas ce qui s’est passé avant, pendant et après
le dîner.
Et voilà. Un autre secret nous lie. Je deviens la tombe qui garde un secret
de plus. Cette tombe du fond de laquelle je continuerai à te parler, ma Lyyl,
quand ce sera mon tour d’y descendre. Te parler, t’appeler de ce nom qu’à
mon oreille tu as murmuré. Comme celle qui attend là-bas de regagner la
sienne pour, peut-être aussi, me murmurer son nom incomparable. Berceau
de chair et de sang, ma première tombe chaude, vivante, elle m’a porté dans
son sein, elle a précédé ma seconde chance, ma seconde tombe, et
aujourd’hui couchée là-bas dans son pays, dans son lit, elle attend. Et
j’attends. Toute sa mémoire se trouve rassemblée  : souvenirs d’enfant et
souvenirs de femme, passé et présent confondus, son futur lui faisant face.
J’attends. Je l’apprendrai un jour et je pousserai un cri plus grand que ma
bouche. Toi Lyyl à un bout, elle à l’autre bout, moi entre vous deux.
 
 
Est-ce bien le fils qu’elle aussi souhaitait avoir ? Suis-je ce fils-là ? Cette
question, je ne la lui ai jamais posée. Mais Lyyl me l’a posée. Est-elle la
fille que je souhaitais avoir  ? Elle me l’a posée, elle, et maintenant je
m’interroge : exprimait-elle une inquiétude ? Ou simple curiosité d’enfant.
Ou simple lubie de ma part, et je me monte la tête. Et si cette question en
dissimulait une autre  : «  Es-tu, toi, le père qu’il me fallait, dont je
voulais ? » Alors j’en formulerai une pareille : « Es-tu, toi, la mère qu’il me
fallait, dont je voulais ? » Question que j’adresse à celle qui se meurt là-bas
dans son continent lointain et qui ne me répondra pas. Avec tout l’amour
qu’on se sente à même de donner. Mais est-ce suffisant ? Est-ce aussi facile
que cela ? Apaise-t-on ainsi une soif, une inquiétude, une curiosité, ou peu
importe la chose. Comment savoir, quand tout cela prend un même visage,
celui d’une question, d’une seule question ? Un piège ?
 
 
Je n’y étais pas. C’est Roussia qui raconte. Elles se trouvaient toutes
deux, cet hiver, à m’attendre à ma descente d’avion.
– Est-ce que papa va me porter dans ses bras ? demandait Lyyl.
Roussia me le dirait après coup mais omettrait de me dire la réponse
qu’elle lui avait faite. Et moi je ne me rappelle plus si je l’avais prise dans
mes bras. Un genre de question, et je ne sais plus si je l’avais portée dans
mes bras, auquel pourtant on a intérêt à donner une réponse. Car elle, quel
souvenir garde-t-elle de ce moment  ? Pas un de ces souvenirs qui vous
poursuivent, j’espère, poursuivent l’adulte que nous sommes appelés à
devenir toute une vie.
 
 
Je n’y étais pas. C’est Roussia qui raconte. C’était au cours du même
hiver. Je venais à peine de repartir, de les quitter. Lyyl tombe malade. Une
infection intestinale attrapée par toute son école. Il y a façon et façon d’être
malade. Dans la sienne, Lyyl met un excès, une violence tenant de la fureur
et je n’avais aucun mal à croire Roussia quand elle me le racontait, contant
comme Lyyl vomissait à n’en plus finir et pour finir ne rendait plus que de
la bile. Comme aussi elle me réclamait et ne comprenait pas où j’étais
passé, pourquoi je ne me trouvais pas là, à ses côtés. C’est, je le crains, de
cela aussi qu’elle était malade, autant ou sans doute plus que de la maladie.
Elle refusait, elle n’entendait pas les explications de Roussia. Elle les
rejetait et s’obstinait à m’appeler. Il n’y avait que le sommeil pour avoir
raison d’elle, de ses cris, de ses larmes. Je ne trouve rien à me dire. Elle me
voulait à ses côtés, quand elle en avait le plus besoin, et ne m’y voyait pas.
Il m’arrive à moi aussi de la vouloir à mes côtés et elle n’y est pas.
 
 
Je n’y étais pas. Une fois, Lyyl a confié à Roussia :
– Quand papa m’embrasse, ça me donne des frissons. Quand c’est toi, ça
ne me fait rien.
C’est Roussia qui raconte. Propos qui me déconcertent, j’y reconnais plus
Roussia que Lyyl. Lyyl semble toujours étouffer sous le poids des caresses
dont on voudrait la couvrir. Aussi je n’insiste jamais, pour ma part. Ce n’est
pas le cas de Roussia. Tant s’en faut. Roussia adore être embrassée et à son
tour adore embrasser. C’est tout pour elle. Adore aussi aller nue, ou aussi
nue que possible, à la maison, dans une chambre d’hôtel, n’importe où,
pour peu que nous nous trouvions en tête à tête. Les habits, croirait-on, lui
brûlent soudain la peau. Le bonheur qu’elle éprouve, se sentant suivie,
saisie par mon regard, je le devine. Et elle le sait qui continue à déambuler
dans sa tenue d’innocence. Elle le sait et sourit. Ces sourires ne sont pas un
de ses moindres charmes. Elle ne sourit pas que des yeux ou des lèvres de
ce sourire qui ne s’exprime pas, mais de tout son corps pendant qu’elle
continue à se montrer dans l’éclat de sa nudité, de ce mystère qui la drape.
Des paroles, des moments soustraits, sans compter les pires que rien ne
vient combler, dont rien ne rend justice  ; tels des membres fantômes, ces
obscurités dont vous éprouvez le poids. Ainsi allez-vous, spectre infirme,
vêtu de trous, traversé par ce vent opaque, le temps.
 
 
Mais pour Lyyl la question s’impose de manifester son indépendance, de
n’être que cela, un bloc de liberté. Ce qui ne l’empêche pas – Roussia
raconte encore – de confesser à sa mère :
– J’aime m’asseoir sur les genoux de papa.
Et elle ne s’en prive pas, la scélérate, elle n’a aucun scrupule à venir
s’insérer entre ma table de travail et moi, puis à se hisser sur mes genoux en
déclarant :
– Je veux travailler aussi.
Il lui faut alors du papier, des crayons, si possible des crayons de couleur,
mais pas nécessairement. Et avec une audace dont seul un enfant est
capable, elle exécute vingt, à la suite, de ces dessins dont on ne sait, pas moi
en tout cas, ce qu’ils représentent ni ce qu’ils suggèrent mais qui vous
laissent songeur ; moi en tout cas. Dès ce moment, à son affaire comme elle
ne l’est à aucun autre moment, elle exceptée, et la feuille de papier sur
laquelle sa tête penche, existent. Pas les objets autour, pas l’endroit où elle
se trouve, pas moi si près que je sois d’elle. Et tout haut, elle pense et ne se
préoccupe pas non plus que quelqu’un puisse ne pas être là pour l’écouter.
Il n’empêche, si ce quelqu’un manque, elle n’en explique pas moins, n’en
avoue pas moins son projet. Ou bien ses auditeurs, simplement on ne les
voit pas. Mais le chat est là, dormant, en apparence, il tique de l’oreille, il
écoute ces histoires improvisées en contrepoint à une invention qui ne
connaît pas le repentir. J’écoute, moi aussi, j’écoute et ne comprends qu’à
moitié ces propos rêvés. Mais est-il meilleure façon de comprendre quelque
chose ? Ou de comprendre quelqu’un.
 
 
En ce moment, je suis installé dans un fauteuil, à lire. J’étais plutôt
installé à lire. Nous en sommes entre-temps arrivés, le fauteuil et moi, à être
changés en un lieu où en foule des marionnettes, des animaux en peluche,
des poupons sont venus se donner rendez-vous et prendre place. Pas
n’importe quelle place : il en a été assigné une à chacun, par elle, par Lyyl,
rien qu’une après mûre réflexion et divers essais. Cela peut, et cela s’est
trouvé, être sur ma poitrine, sur mes genoux, sur mes épaules, sur ma tête,
aussi bien qu’entre mes bras. Pour l’instant, elle prend du recul, embrasse
d’un coup d’œil l’ensemble comme elle l’a disposé. Une composition. Si
elle en est satisfaite ? Elle ne le dit pas. Mais son sourire le dit. Lui non plus
sans le dire, et c’est bien d’elle ce sourire, un semblant de sourire. Il
effleure à peine ses traits. Et il y a le soupir, en complément. D’aise, il va
sans dire  ; et ne peut-on dire aussi de tristesse, d’un peu de cette tristesse
qui naît de l’achèvement d’une œuvre, que laisse tout accomplissement.
Et moi, il ne faut plus que je remue un bras, une jambe, pas même un
muscle. Je mettrais en péril sinon la savante ordonnance, prix de tant de
soins. Et à présent ? À présent, il arrive ce qui est déjà arrivé, non pas une
fois, mais plusieurs. Lyyl va s’occuper d’autre chose. Elle a tant à faire. Elle
nous laisse, les jouets et moi, apprécier l’avantage et le confort des
situations perdurables. À moins que… Quelquefois elle vient elle-même
chercher une place parmi tout son monde, place qui n’est alors, croyez-moi,
pas facile à trouver.
Ce n’est pas ce qui l’intéresse pour l’heure. Elle n’y songe pas. Ce
qu’elle veut. Que je serve d’arbitre. Oui, après avoir grimpé sur une chaise
calée contre un mur, et sauté, puis couru vers le mur d’en face, et crié :
– Papa, qui va arriver le premier, moi ou Kikki ? Regarde vite !
Kikki, il apparaît toujours ainsi : au moment où nous nous y attendons le
moins, il surgit de cette dimension silencieuse que lui seul semble habiter,
un recoin de l’air d’où il fait irruption pour venir rejoindre Lyyl. Ou peut-
être est-ce elle qui va l’y chercher pendant que nous pensons à autre chose.
Il n’y a là rien dont on doive s’inquiéter, rien sinon la transparence,
l’absence envahissantes de ce garçon.
Elle touche l’autre mur et je déclare :
– C’est toi !
Contente, elle décide sans attendre :
– On va recommencer et tu vas bien regarder, cette fois encore.
– Sois tranquille.
Elle monte de nouveau sur la chaise, j’ignore au fond pourquoi,
certainement le jeu le veut ainsi. Elle saute. Elle se lance dans la course. Je
présume que son compagnon en a fait de même. Elle y met toute son
énergie, tout son cœur. Lui aussi, je présume. Je ne peux mieux faire que de
les encourager pareillement, l’un ou l’autre :
– Allez Lyyl ! Allez Kikki ! Attention, Kikki est en tête ! Il va gagner !
Non, c’est Lyyl ! Non, c’est Kikki !
– C’est moi, proclame Lyyl, qui se plaque contre le mur d’arrivée,
triomphante, essoufflée, une expression de défi dans les yeux.
Je ne lui conteste pas encore cette victoire. Elle propose une fois de plus :
– On recommence.
– En avant, dis-je, et je regrette qu’il n’existe pas de lunettes pour voir les
enfants d’air et de lumière.
Les revoilà partis. En réalité quelque chose en creux dans les gestes de
Lyyl trahit la présence de Kikki, sa position à tel ou tel endroit de la
chambre, ainsi je peux suivre ses mouvements du regard. Et si j’osais le
dire, un œil me semble parfois épier, glissé entre les objets. Son œil ? Elle
gagne encore, Lyyl, toujours elle. À l’évidence, elle est plus forte que lui.
Inlassable, elle donne le signal d’un nouveau départ et tient à ce que de
mon côté je donne de la voix pour soutenir leur effort. Mais cette course
terminée, je suis clair et net :
– C’est Kikki le vainqueur.
Elle le prend mal.
– Non, c’est moi ! proteste-t-elle.
– Je l’ai vu de mes yeux arriver le premier.
– Tu as mal vu. Tu n’as rien vu du tout.
Elle ne me fait pas changer d’avis. Cette histoire aussi, une impasse ? Ou
pis, un piège ? Ne te hâte pas de connaître la fin : de celle-ci ou d’une autre.
Fâchée, Lyyl me laisse alors et part.
– Viens, Kikki, dit-elle.
Le ton de l’invite est dédaigneux. Le dédain, je comprends qu’il est pour
moi.
L’EXPLORATRICE

Lyyl se présenta seule, sans Kikki. Elle tenait sa petite valise rouge d’une
main, et de l’autre son parapluie, – un parapluie à sa taille. Son cou
s’entourait d’un boa bleu en plume. Elle portait sur la tête un bonnet de
neige. L’ensemble, tête et bonnet, était enfoui un peu de travers dans un
passe-montagne marine qu’un morceau de fourrure ocellée recouvrait. Sur
son dos, appelant les caresses, pendait une peau de chat par-dessus l’espèce
de houppelande qui, tombant jusqu’à terre, l’emmitouflait. Ma fille changée
en sorcière. L’inconnu est toujours derrière la porte. Il suffit d’ouvrir celle-
ci. C’était l’hiver dernier, dans la soirée qui a précédé mon départ.
Je ne laisse pas paraître mon étonnement.
– Que se passe-t-il ? Où vas-tu comme ça ?
Sa réponse, non moins sérieuse :
– En voyage. Dans un pays froid.
– Dans un pays froid. Tu n’as pas besoin d’aller loin. Il fait quatorze au-
dessous de zéro dehors.
Ses yeux noirs étincellent.
– Je vais dans un pays plus froid.
L’ourson empêtré parvient à m’embrasser. Il me fait des signes des deux
bras et, adieu, il sort de la chambre.
Et moi, je retourne à mes propres préparatifs de départ, je mets, je
continue à mettre de l’ordre dans mes affaires. Je m’en vais, cette fois, sans
grand espoir de retour. J’oublie Lyyl. J’oublie le nouveau jeu qu’elle a
inventé pour se distraire par cette nuit tombée à deux heures de l’après-
midi. Je m’apprête à partir, moi aussi, dans un pays de grand froid, celui de
l’amour mort. L’amour quand il a sombré. Ce qu’il vous reste à faire devrait
être simple : rien, puisqu’il a sombré. Et partir tranquille.
Non, l’amour ne meurt pas dont, un jour, on a aimé quelqu’un. Il y a
seulement cet instant, qui ne manque jamais d’arriver, où l’on fait
davantage confiance au malheur, et veut qu’il arrive. Et il arrive. Et on
n’écoute que sa voix. Les meubles paraissent brusquement fatigués d’être
là, toujours là ; et toutes les choses. Et le monde avec elles. Le monde : il a
l’air aussi rouillé qu’un dépôt de ferrailleur sur lequel il pleut depuis des
années, mais des larmes. Il faut quitter. Vous vous dites : « Il faut quitter. »
Comment quitter ? « Tout simplement quitter. »
Roussia, moi, qui est responsable du naufrage  ? À quoi servirait de le
savoir ? À supposer que nous y parvenions, la strige, à partir du moment où
sa voix s’élève, aucune force ne peut l’arrêter, aucune force. Essayer ne
ferait qu’accélérer la noyade, que vous entraîner par le fond et, dans ce
fond, elle continuerait à crier, serait-ce avec des cris muets.
Je songeais ainsi à notre misère, Roussia et moi. Après nous avoir
meurtris, elle nous détruisait. L’automne qui venait de s’écouler n’avait été
qu’un automne de flétrissure.
Perdu dans ces pensées, je prêtai à peine attention à ma Néfertiti quand,
toute rouge, toute suante, toute emberlificotée dans ses oripeaux, elle
réapparut. Un grand moment avait dû passer depuis qu’elle était partie. Ah,
ces nuits qui vous fondaient dessus au milieu de la journée ! Toute notion de
l’heure s’y estompait. Je la considérais distraitement. Puis, de la voir
étouffer sous ses hardes, tout à coup, cela me peina. Je cherchai à faire
quelque chose pour elle.
– Tu ne voudrais pas te débarrasser de tes…
– Je reviens de voyage, me rappela-t-elle fièrement. Un grand voyage et
toi tu en es toujours à remuer ce fouillis.
Au centre de la prunelle, une paillette brillante, comme il arrive souvent
aux yeux noirs, mettait dans les siens un peu d’égarement.
– Dans un pays où il fait très froid, n’est-ce pas  ? Tu vois, je n’ai pas
oublié.
– On a trop chaud ici, releva-t-elle non sans à-propos.
Lorsqu’on arrivait au moins de Laponie, le fait était indéniable. Avisant
son parapluie rose ouvert et porté sur l’épaule, je lui demandai s’il lui avait
servi.
– Oui, me répondit-elle. Là-bas, il tombe beaucoup de neige, très
beaucoup.
De sa main chargée de la petite valise, elle eut un mouvement vers ce
pays lointain.
– On se mouille si on n’a pas de parapluie.
Après que je le lui eus retiré doucement du poing, que je l’en eus
débarrassée, mon exploratrice se mit en devoir de faire voler par-dessus sa
tête les nippes qui l’emmaillotaient. Ayant fermé le parapluie, je l’enroulais.
Par-dessous l’un de ses pulls à moitié enlevé, elle suivait cette délicate
opération d’un œil vigilant. Elle prend grand soin de ses objets personnels,
Lyyl, et supporte mal de voir quelqu’un d’autre les manipuler. Ce parapluie,
en plus, elle y tient particulièrement. Je le lui avais apporté en cadeau peu
de temps auparavant.
Le visage congestionné encore mais soulagée, souriante, elle me tournait
déjà le dos, dirigeait ses pas vers la cuisine. À Roussia qui s’y trouvait, elle
commençait à raconter ses aventures d’ici, depuis la chambre. Ce n’était
que sa voix naturelle  ; des trompettes semblaient néanmoins la précéder,
l’annoncer. Elle s’était reposée sur moi pour ramasser les pièces de son
déguisement abandonnées sur le parquet. Ce que je fis, avant de me
remettre à mes bagages. Les mêmes pensées me rattrapèrent.
 
 
Les mêmes. Je me rappelle. Comme étaient semblables par leur longueur
ces jours, tous ces jours faits aux trois quarts d’obscurité. Et pareil aux
autres, l’hiver, par son froid inhumain. Ces autres hivers qui se
ressemblaient déjà tous. Des hivers quand ils s’installent dont on ne se
demande plus depuis combien de temps ils durent et jusqu’à quand ils vont
durer. Hivers, jours nocturnes où rien n’arrive mais où ce rien peut
s’accumuler avec la force d’un événement imminent, et tout peut arriver.
Je me souviens.
Ce fut au cours de l’un de ces hivers, mais lequel, pas le dernier, et de
l’une de ces nuits extensibles à l’infini. Quelque chose se produisit. Mais
quoi au juste  ? Un rêve, aurait-on dit. Un rêve, si je n’avais gardé tout le
temps ma lucidité. Car j’ai l’absolue certitude d’avoir surpris seulement ce
que mes yeux grands ouverts me montraient, de n’avoir vu que ce qu’il y
avait à voir. Ç’avait commencé au lit, je pense. Au lit où nous avions eu,
Roussia et moi, une de ces discussions qui nous saignaient à blanc, tout
aussi impardonnable que les autres. La querelle s’était prolongée fort avant
dans la nuit, assez avant pour nous changer en déments hallucinés. Nous en
étions, entre veille et sommeil, arrivés à ne plus savoir ce que nous disions.
Des insanités, sans aucun doute, nous délirions tout simplement. Et il me
reste en mémoire que de guerre lasse je perdis conscience en continuant à
parler, à débiter mes horreurs. Je m’endormis, mais sans cesser de divaguer.
On voudrait en de tels moments retourner le monde sur soi et dormir et
rêver qu’on est couché au fond de soi.
Le temps qu’avait duré mon sommeil, je n’aurais su l’évaluer, étant
donné l’état où j’étais, alors que me réveillait une sensation de froid qui se
révéla aussitôt n’être qu’une sensation d’absence  : la place était vide
qu’avait occupée Roussia à mes côtés. Je m’étonnai. Roussia ne se relève
pas de nuit, une fois couchée, ce n’est guère dans ses habitudes. Il y avait
autre chose d’anormal, les lampes. Elles étaient allumées. Toutes. Allumées
dans la chambre, à la cuisine, sur le palier et, quand je me levai et allai voir
pourquoi il en était ainsi, je remarquai par l’imposte du palier qui donne au-
dessus du jardin qu’elles brûlaient en bas dans les pièces, à travers les
fenêtres desquelles des flots de lumière déferlaient sur une neige sidérée,
écume durcie d’infimes étoiles. Et la lampe de la façade brillait aussi sur la
neige brasillante.
Je contemplais, muet, cette scène d’un théâtre que rien n’occupait à
l’exception d’un embrasement cataleptique. De là où je me trouvais, le
monde, ayant sauté par-dessus un abîme ouvert devant lui, derrière ou à
côté, semblait avoir changé de place. Puis j’entrevis Roussia. Mais je ne
comprenais pas. Dans ma tête, quelque chose refusait de s’installer, de se
poser, une turbulence. Toute nue, elle allait, elle foulait la neige de marbre.
Je clignai des yeux : c’était elle, non un spectre. Le pas souple, léger, quasi
aérien, elle se promenait, offerte à la lumière électrique, une lumière saisie,
reprise et renvoyée par son corps comme par cette blancheur gelée. Bien en
chair ainsi qu’elle l’a toujours été, que je la connaissais, pas d’erreur, c’était
Roussia et ma Roussia déambulait paisiblement dans le jardin mort. Elle ne
paraissait pas redouter et encore moins ressentir les morsures mortelles du
froid de cette nuit. Qu’elle fût en proie à un accès de somnambulisme  :
impossible elle n’en donnait pas l’impression. Elle avait l’air, isolée dans un
songe de bonheur, plutôt soulevée par une joie ineffable, mais pas
endormie. Éveillée. Ni l’allure, ni l’expression d’une somnambule, la
lumière même, sur elle, semblait vivante, charnelle, qui la cernait d’un halo
de blondeur, de douceur. Spectacle néanmoins épouvantable dans sa beauté,
et combien déchirant.
Il me fallait m’y soustraire, trouver quelque chose à me mettre sur le dos
et descendre la chercher. Je vais, j’attrape un manteau, je me retourne, elle
était déjà rentrée. Il n’eût pas été déplacé, je pense, de lui demander ce qui
l’avait poussée à faire cela. Je ne lui posai aucune question. Je devinais ses
raisons  ; je croyais les deviner. Elle ne s’en sortirait pas sans dommage,
pensais-je aussi. Aller de la sorte dans la neige sans rien sur soi. Au petit
jour, pas même enrhumée, elle vaquait de chambre en chambre comme si
cette nuit n’avait pas été différente des autres.
Elle n’a pas recommencé, depuis. Mais comme une porte est restée
ouverte. Une porte ouverte peut donner sur autre chose, peut cacher la peur.
Tu la crois dehors, la peur. Et tu sens qu’elle est dedans. Tu t’es ouvert en
ouvrant la porte.
 
 
Un hiver identique aux précédents, non pas avec Lyyl, qui restait encore
à venir. Et cet hiver après. Longtemps après, et Lyyl bien là, un hiver, le
dernier, croyais-je, passé ensemble, elle, Roussia et moi.
Cependant que toutes deux m’accompagnaient à l’aéroport, le lendemain
matin, il ne vint pas à Lyyl l’idée de jouer à la voyageuse comme elle
l’avait fait la veille au soir. La température, stationnaire, toujours moins
quatorze degrés, je l’interrogeai :
– Fait-il froid aujourd’hui ?
Blottie contre moi dans le taxi qui nous emmenait, d’un mouvement de
tête, elle me répondit non. Je pouvais la croire. Elle se rendait
tranquillement à son école-garderie par des moins vingt, moins vingt-cinq,
certains jours. C’était cela, le froid pour elle.
Derrière la cloison de verre qui à l’aéroport, une fois que j’eus passé le
contrôle de police, nous séparait déjà, elle m’adressait de sa menotte des
signes comme quand, marchant à reculons jusqu’au portail, elle le fait du
jardin au moment d’aller à l’école tandis que je la surveille à travers une
fenêtre du rez-de-chaussée.
Mais elle s’interrompit bientôt, secoua le bras de Roussia pour lui
demander de se baisser et d’écouter ce qu’elle avait à lui dire. Après cela, sa
mère la souleva et, la portant, s’approcha avec elle de la glace, sur laquelle
ma Néfertiti appliqua ses lèvres. Je compris, m’approchai aussi, embrassai
la paroi de verre à la même place, de l’autre côté.
L’avion prit l’air. Je savais où elle se trouvait au même instant  : chez
l’orthophoniste qui corrigeait son incapacité à rouler les r, défaut de langue
qui nous est commun, elle et moi  ; on ne peut s’en offrir le luxe dans ce
pays. Sur l’heure, je fus un animal qui ne trouvait plus sa place sur terre, ne
comprenait pas à quelle fin il avait été créé.
LE CYGNE À LA ROSE

Vous vivez ici dans une autre lumière, qui double la lumière du jour  :
c’est la lumière du silence. Ce silence, lui, engendre l’espace autour de
vous.
Tant d’espace pour si peu de présence humaine.
Vous vivez aussi parmi des arbres filles, les bouleaux. Têtes folles qui
s’exhibent en parures cousues de paillettes d’or déjà en août trop légères.
Sur leurs membres à la blancheur d’hermine, transparentes, ces toilettes
vous font pressentir le désastre. Elles seront bientôt abandonnées, semées
en menue monnaie.
Août miné par l’automne, et ils sont là dans leur juvénile insouciance, ils
folâtrent, les bouleaux, au milieu des sapins. Guère impressionnés. Les
sévères sapins, ils les entraînent dans leurs rondes et courent ensuite, vont
s’aligner sur un seul rang dans le lointain et leur faire signe, les provoquer.
Mais n’est-ce pas plutôt vous qu’ils provoquent, invitent d’un appel muet à
les rejoindre ? Des jumeaux, à la façon dont ils se ressemblent et se serrent
l’un contre l’autre, il en est deux que je peux apercevoir, grands par-dessus
leurs voisins, de ma fenêtre et même du fond de la chambre, de l’unique
fauteuil où je me trouve souvent assis à lire, ou à écouter de la musique. À
distance, eux aussi m’envoient leurs signes, me tiennent un langage tout de
tendresse, savent que je suis à cette place. Plus qu’à aucun autre moment,
ils me parlent lorsque le crépuscule attise ses flammes et les en revêt. Un
relent de bois qui brûle afflue alors. Subreptice, l’odeur qu’exhale le pays
tout entier. Sur la peau de Roussia, je la respire, sur les murs de sa maison,
avec son matériau sylvestre, elle est dans les cheveux de Lyyl, et en chaque
chose. Elle vous ferait reconnaître cette terre les yeux fermés. La cime
ignée, les deux bouleaux veillent longtemps après que les autres sont entrés
en sommeil. Et moi j’écoute ce qui se tait si fort, se tait à tue-tête.
 
 
Ce dimanche matin, je jette un regard vers eux. Ils ne se distinguent pas
des autres, ils sont silencieux. Ils ne se prêtent pas au dialogue. Puis Lyyl
arrive, la figure impassible et qui sourit pourtant. C’est qu’elle est habillée
d’une fort jolie robe ! Ce sourire rentré, avec cette robe sur elle, lui va. Il
faut décidément que je la porte devant la glace. Il n’y en a pas à sa hauteur
dans la maison. Elle s’examine posément et s’adresse dans le miroir le
même genre de sourire à fleur de traits, juste ébauché. Je dois, la chose est à
refaire, la soulever de nouveau, la porter encore devant la glace où elle reste
à se contempler en silence, le visage auréolé de ce seul sourire
indéfinissable. Son bonheur est secret. Telle est Lyyl, son bonheur
n’appartient qu’à elle, il n’a pas à s’afficher.
Avant que je ne la dépose, elle crie sans quitter la glace des yeux :
– Mama !… Mama !…
Elle s’interrompt seulement à l’instant où Roussia se montre. Lyyl
allonge alors le bras pour l’attirer plus près, la serrer contre elle, contre moi.
Et de s’exclamer :
– Trois font un ! Kato, regarde, mama. Kato, papa. On est un !
Jouer au comptable de ma propre existence, c’est me semble-t-il ce que je
fais depuis quelque temps. Non, j’essaie de comprendre certaines choses.
Une chose grave qui est en train de survenir. Mais y a-t-il plus grave que ce
qui s’accumule entre Roussia et moi ? Des torts indignes. Pourtant, étrange,
une entente existe et dure, elle survit dans la demi-mort qu’est devenue
notre existence.
 
 
Nous sortons cet après-midi pour aller assister – qui l’aurait cru – à un
concert de musique rock. Oui, un concert de musique rock. Mais c’est
pourquoi on a mis à Lyyl cette robe neuve ! Et Lyyl elle-même me rafraîchit
la mémoire :
– Voyons papa, c’est toi qui me l’as apportée. De Paris !
Du bleu le plus tendre, pervenche, sans autre garniture qu’une rose
appliquée sur le plastron, la robe, d’être venue de Paris, lui confère un
attrait, un prestige dont n’est pas peu fière celle qui se pavane dedans.
Chacun de ses mouvements le proclame, Lyyl marche, preuve vivante de sa
propre élégance, et du charme qui se dégage de cette élégance, comme un
cygne sur l’eau glisse, vogue. Bleu, le cygne, rose la rose, peut-on voir rien
de plus beau.
Nous voici donc qui nous bousculons, pris par la fièvre du départ.
Instants de confusion, les derniers, et la même hâte nous propulse hors de la
maison. Il ne faut surtout pas manquer le bus. Alors pressons. Moitié
marchant, moitié courant, nous parvenons à l’arrêt presque à la seconde où
le nôtre arrive. L’idée est de Roussia.
Nous commençons à monter. Tout d’un coup Lyyl s’écrie :
– Où est-il ?
– Quoi ? demandons-nous simultanément, sa mère et moi.
– Kikki ! lance-t-elle d’une voix impatiente.
Elle se tourne de tous les côtés, rudoie les gens lorsqu’ils la gênent, et en
même temps jette des appels :
– Kikki ! Kikki ! Où es-tu ?
Apparemment elle ne le voit pas, ne le trouve pas.
– Il n’est pas là  ! hurle-t-elle. Il n’est pas là  ! On l’a oublié  ! Il est
enfermé dans la maison !
Elle ne veut plus prendre le bus. Nous la raisonnons, Roussia et moi.
Rien n’y fait, elle ne partira pas sans Kikki. Nous n’osons pas la gronder. Il
y a tous ces témoins, tous ces étrangers, allais-je dire, autour de nous, ils
nous observent sans discrétion. Nous parlons une langue différente, et puis
après  ? Nous nous sentons désarmés. Cette foule est là à nous tendre ses
visages, qui ne peuvent se compter, comme autant de glaces à main, mais
des glaces sans tain, où l’on ne voit rien. Et nous, nous avons si peu
l’habitude de gronder Lyyl que nous ne savons pas par où commencer.
La grand-mère entame alors la procédure de compromis dont elle est
coutumière. Cette fois, elle ne lui réussit pas ; comme les nôtres, ses efforts
et sa diplomatie restent sans effet. Lyyl qui refuse de l’entendre crie de plus
en plus fort :
– Kikki ! Kikki !
Tous les voyageurs qui devaient monter sont montés, tous sont à leur
place. Le conducteur patiente. Ici les gens naissent patients. De même,
meurent-ils, je suppose. Notre public ne comprend visiblement pas ce qui se
produit. Lyyl n’étant pas fille à céder, force nous est, avec des excuses, de
laisser partir le bus. La chipie, ce n’est pas cela qui met fin à ses
réclamations. Elle y ajoute le renfort des larmes, les jardins et les champs
autour de nous retentissent de ses pleurs et de ce refrain : « Il faut retrouver
Kikki ! »
Retourner à la maison le chercher, il n’y a pas d’autre solution. Je me
porte volontaire  : qu’on m’attende à l’arrêt du bus, je ne serai pas long.
Objection de Lyyl, qui s’oppose à ce que j’y aille seul.
– Ça prendra moins de temps, dis-je.
Qu’importe, elle tient à m’accompagner.
– Moi, je peux le retrouver, pas toi, déclare-t-elle, les yeux aussitôt secs
et le ton sûr.
Je l’emmène.
Elle le découvre en train de jouer au jardin. Trouver Kikki sans le secours
de Lyyl, c’était pure folie de m’en être cru capable. Je me demande
comment pareille idée a pu germer dans ma tête.
L’ayant appelé gentiment, elle lui a donné la main et tandis que nous
allons rejoindre les autres, elle me confie :
– Il ne nous a pas vus partir. Dis papa, il est gentil, hein ?
– Très gentil.
Inutile de nous presser maintenant, le prochain bus ne passera que dans
une heure.
 
 
Le transport, les changements de ligne nous prennent une autre heure,
peut-être davantage, je ne porte toujours pas de montre sur moi. Et le terme
de notre équipée est finalement atteint  : un parc bordant la mer, en pleine
ville toutefois, des ululements de guitares électriques qui montent de loin
nous l’ont déjà signalé. La musique ne nous a pas attendus pour aller de
l’avant, foncer à un train qu’il nous faut prendre en marche. Cahotant,
brutal, tonitruant à souhait, un train d’enfer autant qu’il se peut, nous le
découvrons assez tôt. Comme les garçons et les filles massés sur les
pelouses, des champs de crânes avec leurs oreilles, Roussia, sa mère, moi,
pas Lyyl, nous nous asseyons sagement dans l’herbe et sagement nous
écoutons.
Dans la fosse naturelle formée par un pli du terrain, l’orchestre, on
l’aperçoit entre les arbres, composé de blonds sauvages en transe. Ils jouent
encore plus des bras et des jambes. Restée debout, Lyyl se déhanche sur
place, les pieds écartés. Elle est bien dans le rythme. Cette sorte de musique
lui fait pourtant peur. Je l’ai vu le jour où j’ai passé un disque de jazz à la
maison. Elle a été prise d’affolement. C’étaient, il faut dire, Dizzie Gillespie
et Charlie Parker jouant ensemble, avec Max Roach à la batterie. Une
musique, un geyser de sons incandescents ; Max Roach lui, mitraille et tire
à vue sur tout ce qui bouge. Ça, c’est de l’art. On ne peut pas dire la même
chose de ce que nous entendons ici, mais quoi ?
– Kikki, danse-t-il aussi ?
La question m’a échappé malgré moi. J’aurais mieux fait de tenir ma
langue. Cinglante est la réponse que je m’attire :
– Tu n’as pas des yeux pour voir ? Il danse ! Mais il ne sait pas bien. Je
lui apprends.
 
 
Puis encore une demi-heure tout au plus  : et après cette demi-heure,
Roussia ne trouve pas qu’il vaille la peine de s’attarder dans ces parages.
Elle nous fait lever le camp. Je suis le mouvement à regret, je ne saurais
dire pourquoi, pas à cause de la musique…
Nous ne prendrons pas le bus, nous informe-t-elle, nous opérerons un
détour par le centre-ville, le long de la mer, à pied. Et, sous un soleil de
plâtre, nous progressons vers le mirage dont, à chaque pas, nous touchons
les franges sans que nous puissions prétendre à aucun moment y être entrés.
Ni l’un ni l’autre d’entre nous, heureusement, n’est obligé de porter Lyyl, si
peu que ce soit. Nous avons pris avec nous sa poussette pliante. Elle roule
dedans. Elle est le bébé qu’elle paraît satisfaite d’être redevenue et en
contrefait la voix, lâche des paroles bébêtes.
Interminable marche. Puis les quais du port principal sont devant nous ;
s’ouvrent les grandes artères du centre. Roussia, ai-je parié avec moi-même,
ne nous a pas fait passer par là sans une arrière-pensée. J’ai gagné : elle a
prévu une halte dans un café connu d’elle.
Nous côtoyons encore durant quelques instants la mer. Elle m’a paru tout
du long bizarre, cette mer ; de l’étain gris cendre en fusion alors que le ciel,
inchangé, est insoutenablement bleu. Non moins violente demeure la
lumière du jour, non moins monumentale. Et pourtant non moins hantée
comme par une prémonition d’ombre, toute brillante qu’elle éclate sur les
choses  : pavés, docks, immeubles, voitures, bateaux à l’ancrage, dont les
mastodontes de Siljaline.
Nous ne parvenons au café en question que pour buter contre des portes
fermées. C’est dimanche. Nous sommes en pays luthérien, nous l’avons
oublié. Roussia jure comme il lui arrive parfois de le faire, elle n’est pas
luthérienne, elle. Et moi, n’en parlons pas. Mais que suis-je en fait  ? Ce
n’est pas un moment à s’en préoccuper. Le moment est à braver la canicule,
à partir à la recherche d’un établissement similaire, café ou peu importe.
Nous en découvrirons bien un d’ouvert. Ô mânes de Luther, là où vous êtes,
voyez comme nous sommes écrasés par la chaleur : ne tenant plus sur nos
jambes, nous nous traînons sur les genoux, moralement parlant. Soyez-nous
favorables !
Tourner, errer de-ci de-là, nous l’avons fait durant un bon moment. Et
dans une capitale déserte nous dénichons l’objet, l’endroit appelé de tous
nos vœux. C’est dans une impasse où les encoignures empestent l’urine de
soûlard. Démonstrative comme elle est, Lyyl tout de suite se pince le nez
des doigts et par un bruit de gorge suggestif nous fait part de son dégoût :
– Ach ! (prononcer à l’allemande).
Devant nous, dehors, avec l’air de se morfondre à leur place : quelques
chaises de plastique indifférentes au lieu où elles se trouvent. Là ou
ailleurs ! Nous nous laissons choir sur quatre d’entre elles ; il était temps.
Nous n’aurions pas tenu debout une minute de plus. La vie est ridicule
parfois, elle vous met dans des situations grotesques et veut en même temps
que vous gardiez votre dignité !
À peine assise, Lyyl saute de sa chaise : il lui faut trouver des toilettes. Je
l’engage d’aller faire son pipi dans un coin, puisque déjà…
– Tu ne penses pas ce que tu dis, papa !
Je me relève pour l’accompagner à l’intérieur du café.
– Tu n’y penses pas  ! me lance-t-elle encore. Moi, je vais aux toilettes
des dames. Tu ne peux pas venir avec moi. Mais il y a quelqu’un qui a
envie de faire pipi aussi  : c’est Kikki. Tu l’emmèneras, toi, chez les
hommes.
Si je m’attendais à celle-là  ! Poussant Lyyl devant elle, la grand-mère
franchit déjà la porte du café. Mais Lyyl se retourne pour voir si de mon
côté je fais ce que je dois faire : y entrer avec Kikki.
Revenue des toilettes, pas plus tôt assise de nouveau, elle se penche vers
moi et, d’un regard en coin où luit une lueur tartaresque, me considère. Il y
a tout lieu de se méfier : ainsi je sens ce regard et je pense de même. Que
va-t-elle encore me sortir ? Elle cherche ses mots, forme des phrases dans
sa tête, cela se lit sur son visage. Je lui souris innocemment. M’ayant bien
jaugé de ses yeux d’innocence authentique, d’autant plus impitoyable, elle
finit par me poser une question :
– Papa, tu sais tout, n’est-ce pas ?
Elle se balance, les mains glissées sous elle, de côté et d’autre.
– Tout, c’est je crois un peu trop, dis-je.
Elle ne tient pas compte de ma remarque.
– Alors, réponds à ça : pourquoi dit-on que le jour se lève et que la nuit
tombe alors que tous les deux font pareil ? J’ai bien vu.
– C’est exact. Je n’y ai jamais réfléchi.
– Tu ferais bien d’y réfléchir et de ne pas attendre trop longtemps.
– Je vais commencer dès aujourd’hui. Pas maintenant, il fait trop chaud.
– Surtout ne viens pas me dire que le jour tombe et la nuit se lève. Je te
crois assez malin pour me raconter juste ce genre de choses. Ce serait aussi
bête que de dire comme tout le monde.
Roussia nous contemple, les yeux au ciel, l’air accablé. Probablement
n’est-ce qu’en raison du poids dont pèse sur elle la canicule. Blonde, elle, sa
figure est en feu. Tout en y étant habitué, je lutte moi-même contre
l’étouffement.
Et Lyyl encore :
– Ou me dire que le jour se lève parce que, nous, on se lève, et la nuit
tombe parce que, nous, on tombe de sommeil et qu’on doit se coucher.
– Je te dirai ce que j’en pense à la maison, dievotchka maïa.
– Quoi ?
– À la maison.
– Mais tu as encore dit quelque chose après.
– Dievotchka maïa.
– Ah.
Je ne jurerais pas ne pas avoir entendu une note narquoise dans son
exclamation. Et je pense : « Va, nous nous comprenons, fille. Nous savons,
toi et moi, ce que parler veut dire. Il ne s’agit au fond ni de ce que fait le
jour, ni de ce que fait la nuit, si l’un se lève, si l’autre tombe, ou l’inverse,
mais d’autre chose. Dievotchka, n’est-ce pas ? Maïa. »
Elle ajoute, cette fois pensive :
– À la maison. C’est ça.
Sauf à porter comme une pivoine un visage cramoisi sous sa frondaison
de cheveux noirs, ce qui donne la plus jolie tête du monde, elle ne semble
pas trop souffrir de la chaleur. Que faisons-nous dans ce septentrion
invraisemblable, fille ? Méditerranéens toi et moi nous sommes, du pays du
jasmin et de l’oranger. Resterons-nous d’éternels exilés ?
Mais notre conversation n’a pas pris fin. Elle se poursuit sous le masque,
le masque qui parle sans remuer les lèvres, les yeux absents.
Trouvant cela intolérable, je reprends tout haut avec le sentiment de
conjurer un maléfice :
– Et quand par exemple la lune et le soleil se montrent en même temps,
est-ce qu’il fait nuit, est-ce qu’il fait jour ?
Elle me jette alors un regard de ses yeux ardents en secouant la tête de
l’air de ne pas croire ce qu’elle vient d’entendre. Poser de pareilles
questions ! Elle me répond, son ton fait un sort à chaque mot :
– Cette lune n’est pas une vraie. C’est une lune brûlée.
– Et si Lyyl toute brune et Laura-Lea toute blonde jouent ensemble, est-
ce la lune qu’on voit jouer avec le soleil ?
– Mais papa, tu ne comprends rien. Je ne suis pas la lune, moi. Je suis un
soleil brûlé.
Avec ces dernières paroles, notre conversation arrive au bout d’elle-
même, un bout au-delà duquel il n’y a plus de parole. Un soulagement
devrait en résulter. Le premier souffle frais de cet après-midi nous passe une
main compatissante sur le visage. Mais là où il n’y a plus de parole, qu’y a-
t-il ? Ce n’est pas la vie qui est pleine de manques, de trous : c’est toi. Toi
que tout et tout un chacun peut traverser… Moi que tout et tout un chacun
peut traverser : faut-il porter en plus une couronne d’épines ?
Roussia tout près n’est qu’un rêve que traverserait une pierre. Et cette
pierre serait moi, dure comme un œil. Puis la regardant mieux, je vois une
mer abandonnée sur le sable. La mer, toute la mer, et le jour sur elle. Pas de
vent  ; quelque chose qui pose son doigt sur la bouche. Et j’écoute. Il y a
cela quand il n’y a plus de parole. Il y a cette ligne d’horizon où naît la mer.
Avant, elle est éternelle. Après, elle est indestructible.
CHANTE, OISEAU

Des pépiements, ou quelque chose qui y ressemble. Ils filtrent à travers


mon sommeil, un puits où je ne me suis pas senti plonger très tôt, ce matin,
après être resté un moment éveillé. Quelle heure peut-il être aux montres ?
Pas même six heures, j’en suis certain. Je cherchais une porte, me disant :
«  Il doit bien y en avoir une.  » Puis est venu ce pépiement. Je l’entends
encore. Quel oiseau est-ce ? Comment savoir, je suis en terre étrangère. Ses
cris brefs – des cris d’engoulevent ? – se succèdent, bas, tout bas, piip, piip,
piip… À la fin, je renonce à trouver la porte de sortie, je n’essaie plus. Je
me tourne sur le côté. Aussitôt je déplonge de mon sommeil. La mer quand
elle vous boute hors de ses eaux d’un seul coup de ses vagues, d’un seul. Et
je vois. C’est ma Lyyl. Les bras croisés sur la barre transversale de son lit et
la tête reposant dessus  : de son alcôve, elle me regarde dormir tandis que
ses yeux sourient noir, sourient brillant. Simplement, elle me regarde de ces
yeux-là et gazouille. Je me lève. Elle est déjà debout qui me tend les bras.
Je la prends, je reviens au lit avec elle et la couche près de moi. Elle, au lieu
de mettre sa tête sur l’oreiller, préfère la poser sur mon cou. Mais elle ne
reste pas longtemps en place. Elle change encore de position, appuie sa tête
sur mon ventre, allongée en travers du lit, les pieds calés contre le dos de sa
mère. Cette charge me procure une curieuse sensation  : celle d’avoir Lyyl
non sur moi mais au fond de moi ; j’en suis lesté. Si cela peut avoir un nom,
une sensation de bonheur.
Elle se hisse alors jusqu’à mon oreille et chuchote :
– Papa est bleu dans son pyjama rouge.
 
 
Maintenant débarrassée, après le petit déjeuner, la table de la cuisine est
convertie en terrain où Lyyl fait pousser une ville. Les matériaux, elle
commence par utiliser ses dominos et un jeu de construction, avec ses cubes
en bois coloriés. Mais ne tarde pas à leur adjoindre ce qui lui tombe sous la
main, n’importe quoi. Jusqu’à une date récente le plaisir, c’était de lancer
les dominos en vrac à travers la cuisine, de courir ensuite les ramasser à
quatre pattes et de crier :
– Mais papa ! Cherche, toi aussi !
Fini, cela. L’ère des grands travaux s’est ouverte. Aussi chaque objet,
sans discrimination, fait son affaire, entre dans ses plans, lui sert à étendre
en surface, en volume, à ramifier sa ville selon une logique à la fois sûre et
imprévisible. La ramifier jusqu’à produire ces enchevêtrements de rues,
d’esplanades, d’angles, de carrefours avec leurs édifices, à quoi elle se plaît
de plus en plus, un rêve qui trouve sa forme à mesure que, bêtes,
personnages, petits sujets, soldats de plomb, autos, bidules, le stock, y
trouvent aussi leur place. Un rêve en marche. Parce que les combinaisons
s’ajoutent, s’ajustent aux combinaisons, les matériaux aux matériaux, les
parties au tout, les ensembles aux ensembles. La ville se crée finalement
d’elle-même, de son propre mouvement. Il n’y a qu’à la suivre dans son
expansion. D’instant en instant plus complexe, elle était déjà,
potentiellement, et en même temps concrètement, la Ville. Ambition, désir,
songe, – pourquoi pas ? Et pourquoi pas aussi, esquisse de ce que Lyyl sera
plus tard, prémonition ou projection mouvante en attendant, à
l’inachèvement nécessaire ?
À noter en passant. Ce réseau de voies sinueuses, en même temps il se
déroule et en même temps il s’enroule sur soi, en même temps il engendre
cent figures étranges, de celles dont on attend toujours l’avènement sans
trop y compter, soleil près d’un autre soleil reconnaissable malgré
l’improbabilité de son apparition, de son existence, et en même temps il (ce
réseau) dérive en récit, en même temps il s’inscrit, espace urbain en
émergence, dans l’espace en extension de l’histoire que Lyyl raconte ou se
raconte en construisant sa cité, histoire qui construit la cité autant que la cité
la construit. Et quand par impossible le récit s’arrête, ce n’est pas qu’il ait
pris fin, c’est qu’il faut bien en interrompre le fil à un moment ou à un
autre, Chahriyar lui-même autorisait Schéhérazade à laisser le sien en
suspens jusqu’au lendemain. Je ne suis pas le sultan Chahriyar et Lyyl se
passe de ma permission quand elle croit le moment venu de tout lâcher
parce que c’est le moment.
Le moment par le fait d’aller à l’école.
 
 
Après avoir décidé, ce matin, de s’en tenir là où elle en était arrivée, elle
est restée à considérer la ville sortie de ses mains, – silencieusement,
rêveusement. Dieu a dû avoir le même regard pour sa Création, quand il
l’eut achevée. Moi, superstitieux comme je suis, j’étais saisi d’une
admiration un peu effrayée qui ne trouvait pas ses mots ou, quels qu’ils
eussent été, auraient été des mots incongrus. Je contemplais l’œuvre, puis je
contemplais la maîtresse d’œuvre, cette personne devant moi qui était mon
reflet et ne l’était pas et qui tout en continuant à couver sa merveille des
yeux a, comme à son habitude, poussé un soupir. Sans que je m’y sois
attendu, elle m’a ensuite pris la main, – un mouvement brusque, sans peut-
être savoir ce qu’elle faisait.
 
 
Mais peut-être le savait-elle. Et ç’a été le moment.
– Papa, tu vas m’accompagner en bas parce que je vais à l’école.
La main ainsi dans la main, elle me tire. L’escalier qui descend, tourne, le
rez-de-chaussée, que nous traversons, puis la véranda, et nous sortons sur le
perron. Du coup, elle s’inquiète de savoir si tout ce qu’elle vient de laisser
derrière elle va demeurer en place, en l’état. Je la rassure :
– Tu peux partir tranquille. J’y veillerai.
Cette promesse ne lui suffit pas. Elle me fait répéter que je n’y ajouterai
rien de mon cru en son absence et ne commence à descendre les quelques
marches du perron que nantie de ma parole.
– Je te connais, papa, allègue-t-elle d’un air entendu.
Heureusement, ma fille ; mais qu’entend-elle au juste par là ?
Il est rare pourtant qu’elle reprenne le cours de son rêve fondateur au
point où elle l’a abandonné.
– Maintenant tu vas me dire au revoir, m’enjoint-elle.
Je descends aussi la volée de marches.
– Mais papa, tu ne comprends rien. Tu vas me dire au revoir de là-haut !
Le bras tendu, elle montre d’où. Je cherche, je ne vois pas. Du premier
étage ? Elle répète, habituée à devoir faire preuve de patience avec moi :
– De là-haut. De là-haut…
Cette fois, j’y suis : du haut du perron. J’y remonte. Son visage s’éclaire
d’un sourire. Elle me lance alors :
– Dis-moi au revoir.
Ce que je fais. Roussia survenue entre-temps l’entraîne, pour ne pas dire
la traîne.
Se retournant tout de même, Lyyl me fait des petits signes de sa main
libre, poursuit son manège sans se retourner, jusqu’au portail dont j’entends
le claquement lorsqu’il se referme.
Une scène, pareille scène, qui s’est renouvelée combien de fois, je ne
saurai le dire : chaque fois pourtant le cœur me manque et s’ouvre en moi le
même désert de solitude.
Il me reste mon travail. J’irai m’y réfugier. M’y réfugier  ? Me perdre,
oui. Les promenades en forêt ne me tentent plus. La pensée même de toute
cette nature devant la porte m’excède, m’accable. Les fantômes de celle et
de celui que nous fûmes, Roussia et moi, y rôdent par trop. Je n’aimerais
pas. Quand ils oublient leurs noms d’affection, quand dépérit la tendresse
dans le désert de solitude ; quand ils ne savent plus feindre et renoncent à
feindre  ; quand d’autres lèvres sans contours continuent à dire l’amour
auquel ils survivent et que sans contours, cette même parole se tenant aux
lisières ne cesse de les hanter. Non, je n’aimerais pas buter sur eux et
encore moins remettre mes pas dans leurs pas. Mais j’aurai bientôt quitté ce
pays. Il le faut. Je ne peux pas prolonger davantage mon séjour chez
Roussia. Je n’y ai plus ma place.
 
 
Et Lyyl, je l’ai si peu : moi présent. Qu’en sera-t-il lorsque j’aurai tourné
le dos ? Je ne la reverrai plus. Confisquée. Elle est déjà confisquée. Qu’elle
vive en communion de corps et d’âme avec Roussia, c’est tout à fait naturel
à son âge. Sauf qu’il y a autre chose, sauf qu’elle ne connaît que le pays de
Roussia, qu’elle ne parle que la langue de Roussia, qu’elle ne mange que la
nourriture de Roussia, qu’elle ne célèbre que les fêtes de Roussia. Autant de
choses, de barrières élevées entre elle et moi. Ce qui est mien, mes fêtes, ma
nourriture, ma langue, ce qui m’a fait ce que je suis, ça lui reste étranger et
lui sera interdit. Je l’aime, moi, je n’agirai pas comme Roussia, je ne la lui
enlèverai pas, ne la lui volerai pas. Jamais. Je m’en garderai bien. Je me
garderai même d’y penser, ce serait porter atteinte à Lyyl, la mutiler. Mais
que faire alors  ? Obtenir un arrangement  ? Quel arrangement  : Roussia
ignore le sens de ce mot. Un arrangement ! Elle ne connaît que ceux qu’elle
décide elle-même, qui vont au mieux de ses intérêts. Les arrangements qui
l’arrangent, comme les meilleures raisons sont toujours les siennes.
 
 
Voici Lyyl de retour avec Roussia, elle aussi rentrée de sa bibliothèque.
Lyyl a eu son goûter à l’école et n’en voudra pas d’autre. Elle est déjà
occupée. Elle ne sait pas être, elle ne sait pas faire autrement qu’être
occupée. Tout lui est occupation. Vous diriez : jeu. Soit. Tout lui est jeu, tout
lui est jouet et pas forcément les jouets, pas forcément les poupées. Elle ne
manque pourtant des uns ni des autres, elle en aurait plutôt de trop, de
pleines corbeilles. Ils ne l’intéressent pas vraiment. Un peu sans doute,
depuis quelque temps. Elle commence à prendre en affection certains
d’entre eux. De tel ou tel animal en peluche, elle dit : « Mon animal doux. »
Et elle se le passe sur la joue. Sa préférence va aux plus petits. Davantage
pour les aimer, chérir, je pense, que pour jouer avec eux. Elle l’enfant
aimée, chérie. Elle s’exerce à la même tendresse, je pense aussi, mais sur
autre chose que ses parents  ; sur un objet à sa mesure. Cet objet ne fera
cependant jamais obstacle à son goût pour les jeux de construction, pour les
crayons, pour du papier sur quoi dessiner. Elle en oublierait le boire et le
manger, en oublierait tout. Une particularité de ses dessins, pour ne parler
que d’eux : ils sont tous pourvus d’un titre. Elle tient à ce qu’ils en aient un.
Elle dicte ceux qu’elle leur trouve à sa mère, qui les porte en légende dans
un coin de la feuille. Quelques exemples ?
 
Celle aux yeux étoilés.
Poisson avec un chapeau sur la tête.
Le soleil aux lunettes.
Le grand monde avec une flamme rouge, il y a aussi une petite maison
que je ne peux pas dessiner parce qu’elle est loin.
Beaucoup de fleurs avec des cris de joie.
L’élan-chameau sans yeux.
Un état rose clair aux grandes ailes.
 
Il ne reste qu’à imaginer les dessins eux-mêmes, se représenter leur
fantaisie explosive d’après ces titres.
Elle a réalisé un collage, hier. Elle n’en est pas à son premier, elle a
découvert ça toute seule. J’en lis la description donnée par elle, mais notée
de la main de Roussia :
« Ce sont deux montagnes, une blanche et une noire. Il y a un pont qui
mène par-dessus. Au milieu, c’est le trou du destin et de l’autre côté il y a
de la pulpe dure. »
Un seul regard, et vous en êtes persuadé. L’univers est là figuré.
L’univers tel que son image s’est déposée dans le cœur d’une petite fille,
comme il s’y observe. Et l’énoncé ajoute son mystère au mystère de la
figuration. Ainsi reste-t-il muet sur les six mondes, planètes, étoiles, villes –
ou simples vides, mais où existe-t-il des vides qui soient simples ? – qu’on
voit graviter autour de l’abîme du destin. Pour quelle raison  ? Le nombre
six présidait aux genèses chez les Anciens  : pensons aux six jours de la
création. Les doigts de Lyyl ont obéi, mais ont-ils voulu le surgissement de
cette métaphore de l’invisible et su qu’ils révéleraient un espace fermé à
notre perception  ? Espace ni fragmenté, ni discontinu  : total au contraire,
cohérent, où chacune des parties répond aux autres, s’intègre à elles. Image
primordiale, imagination d’enfant. Le secret en demeurera gardé, Lyyl ne le
dévoilera pas. Secret de cœur à cœur  : cœur de Lyyl, cœur insituable de
l’univers. L’insondable, il faut croire, se laisse parfois sonder. L’impulsion
obscure de l’ailleurs s’est soumise aux mouvements de la main d’une
fillette, mais sans trahir son mystère. Sans à aucun moment trahir son
mystère. Parce qu’il se reconnaît dans l’image donnée de lui ?
LES FRAMBOISES

C’est moi, ce matin, qui la conduis au jardin d’enfants. Pour y aller, il


faut prendre le bus, c’est à plusieurs kilomètres de la maison. L’arrêt se
trouve devant Elanto, le libre-service du coin. On descend exactement en
face du jardin-école. Nous ne possédons pas de voiture, ne nous en
plaignons pas trop vite. Attente à l’arrêt  : le bus arrive en se dandinant,
stoppe. Nous n’avons pas eu à lui faire signe, les portières s’ouvrent
automatiquement, Lyyl monte sans mon aide la première et seule choisit
une banquette, s’y installe. Nous sommes, à un arrêt près, en tête de ligne,
les sièges sont presque tous libres. L’usagère expérimentée, parfaitement à
son aise, tape sur la banquette du plat de la main pour m’indiquer ma place.
J’y vais. Le bus a déjà redémarré.
Nous roulons dans ce paysage de champs et de parcs trop connu mais qui
garde son charme. Entre les bouleaux qui se pressent autour d’elles, les
maisons aussi gardent leur charme. Maisons en bardeaux, obscures au-
dedans, claires au-dehors, peintes comme elles le sont, une en bleu vif.
Elles défilent non sans risquer un œil à travers la profusion de verdure. Des
belles d’un autre temps, parées d’ornements anciens. L’œil est habité par la
nostalgie.
Me secouant le bras, Lyyl me rappelle qu’elle est à mes côtés. Elle me
sourit du regard quand je me tourne vers elle. Ses yeux bien plantés dans les
miens, elle me demande alors :
– Papa, tu seras mort, un jour ?
Je l’observe. Les yeux dont elle me fixe restent impénétrables et pur le
visage avec sa question.
– Oui, ma fille. Je crois que je ne pourrai pas faire autrement.
– Et maman aussi ?
Je m’efforce de mettre le plus de tendresse possible dans mon regard. Pur
le visage, pure la question.
– Maman aussi, dis-je.
– Et moi aussi ?
– Oui.
Elle réfléchit.
– Tu mourras peut-être le premier.
– Peut-être. Mais j’ai le temps.
Dans un brusque accès d’enthousiasme, elle saute sur ses genoux, me
murmure à l’oreille :
– Ça ne fait rien, papa. On se retrouvera, tous les trois.
– Ah ?
– J’en suis certaine.
Elle se concentre encore et, le regard aussi brillant, elle reprend, toujours
dressée sur ses genoux :
– Oui  ! C’est comme la nuit. On dort  ; après, on se lève et on est tous
réunis !
L’idée qu’elle est immortelle est entrée dans sa vie et cette idée est assez
drôle pour allumer une lueur coquine dans ses yeux.
– On se quittera ensemble et on se retrouvera ensemble, papa. Tu verras.
J’ouvre à peine la porte de sa classe. Ses camarades l’accueillent d’un
grand cri :
– Lyyl ! Lyyl ! Lyyl !
Tous scandent le même cri. Une réception de leader politique. Elle,
arrêtée sur le seuil, attend mi-sérieuse mi-souriante la fin de l’ovation. Ils
viennent alors à sa rencontre, l’entourent, elle est vraiment différente d’eux.
Passant la première, Laura-Lea lui glisse le bras autour de la taille. Lyyl la
prend de la même façon. Ainsi enlacées elles vont par la salle de classe
décorée de dessins et découpages de ces mêmes enfants. Les autres leur font
cortège : avec son plumeau anthracite, Lyyl, une fauvette à tête noire dans
cette volée de canaris. En tout cas, des démonstrations qu’il faut voir pour y
croire. Des démonstrations que les éducatrices considèrent avec une mine
attendrie et qui ne semblent pas les étonner. Elles ont un faible pour Lyyl, je
l’ai déjà dit, mais elles doivent certainement voir cela chaque jour. Le
boute-en-train des Mansikat, les Framboises, nom porté par son groupe  :
c’est elle, je le sais. La meneuse de jeu et le diable doué pour toutes sortes
d’inventions.
Oublié dès cette minute, je n’ai plus qu’à disparaître. Je m’en vais sur la
pointe des pieds. Je retourne me dissimuler dans mes traductions, où elle
viendra me chercher. À la maison, nous jouons souvent à cache-cache, elle
et moi.
 
 
Elle revient avec sa mère, au cours de l’après-midi, la joue droite décorée
d’une belle égratignure encore à vif. Orgueil, crânerie, elle refuse
catégoriquement d’en parler et ne veut surtout pas dire qui lui a fait cela. Ni
Roussia ni moi n’insistons.
Puis ayant pris le temps nécessaire, estimant sans doute avoir été assez
héroïque, sa blessure la cuisant probablement moins aussi, son amour-
propre pansé, elle parle. Elle nomme la coupable  : Laura-Lea. Cette
innocente blondinette, cet agneau, sa plus chère compagne  ! Calme à en
paraître engourdie, que ne lui a-t-il pas fallu subir pour lui faire commettre
un tel acte. Beaucoup pour sûr, beaucoup.
Mais Lyyl s’empresse d’ajouter qu’elles sont redevenues à nouveau
amies.
– Oui  ! dit-elle avec les hochements de tête qui sont sa marque
personnelle d’affirmation. C’est bien vrai, et je n’ai pas pleuré.
Il ne lui semble pas pourtant, parce que Roussia l’écoute, et moi aussi,
sans formuler de commentaire, qu’elle soit parvenue à nous convaincre. Le
sourire enjôleur, elle ajoute :
– Les meilleures amies du monde.
Sa mère lui adresse quelques mots en russe. Lyyl s’éloigne en sautillant
sur un pied.
 
 
Nous avons pris le thé au jardin. Roussia est partie avec le plateau. Elle a
tout empilé, tasses, soucoupes, théière, boîte à biscuits, bouilloire, dans ce
plateau. Elle est entrée dans la maison. Elle n’en est plus ressortie. Elle a
trouvé à s’y occuper. Elle trouve toujours à quoi s’occuper. Elle ne serait
pas Roussia, sinon. On ne la verrait pas assise à ne rien faire une minute de
plus qu’il ne faut. Dans ce cas, elle se tient au bord d’une chaise, droite,
l’air résigné. Il y a de l’obsession dans son affairement. Alors pourquoi ? Ce
qu’elle paraît être, quelqu’un d’actif, d’entêté dans son acharnement, paraît
toujours être quelqu’un de distrait qui ne paraît se dépenser en gestes,
expédier une tâche après l’autre sans s’accorder un répit, que pour
repousser une lassitude, ou essayer, inébranlable, enracinée. Le pays le veut
aussi. On ne se reconnaît que dans cette image du labeur sainte loi du
monde sous son voile de tristesse. On se donne du mal et on étend le voile
sur tout. Et le fantôme. Le fantôme qui nous habite et par les yeux duquel
nous voyons les autres, voyons les choses, il habite encore plus Roussia,
elle voit plus par ses yeux les autres, les choses.
Je ne bouge pas de ma chaise longue. Moi je suis bien comme je suis.
Rien n’est plus beau qu’un jardin qui repose dans la sérénité, la
transparence d’une fin d’après-midi comme celle-ci. Le temps, en suspens,
arrêté, se fait plus léger que l’air. Une âme y exulte. N’était la part de bleu
qui entre dans la composition de la lumière du jour, dans celle de toutes les
couleurs, j’en oublierais où je suis. Je me croirais transporté sous des cieux
plus cléments. L’illusion est telle que cesse l’illusion, qu’on s’y abandonne,
on n’y résiste pas, ce qui est dépaysement se fait repaysement. Je goûte
l’air, il est un peu croustillant. Qui se souviendra de moi si ce n’est cet air
qui, avec ma respiration, me visite et revisite  ? Les arbres se taisent,
regardent, écoutent de toutes leurs feuilles. Puis tout se met à bouger
comme une photo qui prend vie. Alien je suis la plupart du temps, tel
quelqu’un qui s’aliène, et qui se libère en de pareils moments. Ô messager
que, les yeux fixés au loin, nous n’attendons plus. Les arbres, toutes leurs
feuilles remuent en même temps. La conclusion parfaite à une question sans
réponse.
Lyyl, dont je n’ai à aucun moment cessé de percevoir la présence à mes
pieds, joue avec la chatte sur le gazon parsemé d’aiguilles de pin. Ne
m’échappe pas non plus le va-et-vient industrieux de la grand-mère dans les
allées. Silencieuse, furtive, une ombre, habillée comme elle l’est, toujours
de gris, elle glisse  ; diligente au moins autant que Roussia sait l’être.
Maintenant elle est là-bas près du portail, je l’entrevois penchée sur des
fleurs, des plantes, j’ignore quoi, j’ignore lesquelles, et leur prodiguant des
soins. Roussia maintient son absence dans ce tableau et l’aggrave.
 
 
Je ne m’immisce pas à dessein dans l’ordre de marche, la tenue d’une
maison et d’un jardin que les deux femmes ont aménagés à leur
convenance. Elles sont maîtresses chez elles et je ne suis que de passage. Je
ne reste pas sourd bien entendu à leurs appels au cas où des réparations, des
menus travaux leur paraissent ne pouvoir être exécutés que par un homme.
Mais à leur demande et je ne me livre à ces bricolages que sur leurs
directives. La nuque soutenue par la barre d’appui de ma chaise longue, je
garde les yeux fixés sur la grande échancrure bleue, un lac béant tout là-
haut retourné parmi les têtes bouclées des pins. Son eau tient – grâce à
quoi : au miracle de l’altitude ? – sans s’abattre sur nos crânes, quels qu’ils
puissent être, d’enfant ou d’adulte. Un fuseau de nuage à l’instant y miroite
et s’en va roulant par le fond, diluant sa blancheur. Le vaste bac renversé
retrouve son bleu absolu. Loin d’en avoir compromis la pureté, le nuage n’a
fait même qu’en aviver la fraîcheur. Et voici  : il s’en évade à présent
comme un appel muet, comme le cri d’un regard et il vous semble que vous
n’y puissiez rien. Simultanément un coup de semonce est envoyé dans mon
corps et ses échos roulent quelque part à travers l’espace que je suis. Ma
peau se couvre d’épines. Moi je frissonne. La machine, d’où qu’elle puisse
sortir, qui broie tout, va-t-elle encore fonctionner ? Non, le jour retrouve son
calme.
Plus que les pins, ce sont les bouleaux, élancés, comme ils se détachent
sur le ciel, qui m’impressionnent. Leurs cimes, on dirait, sans raison
apparente, que les prend parfois une folle envie de danse. Alors elles
oscillent, amorcent une pavane. Mais elles reprennent leur immobilité. La
vie en elles, qui plie du dedans vers le dehors, plie à ce moment du dehors
vers le dedans. Puis, sans qu’un signe ne le laisse prévoir, elles entrent en
branle de nouveau, tournent sur elles-mêmes dans un balancement de tête
très lent, très doux, qui n’exclut pas l’allégresse. Cela, aucune brise ne
paraît l’avoir provoqué, aucun passage d’air. En bas, le jardin jaloux de sa
tranquillité. Pas une feuille n’y bronche, pas un tronc de ces bouleaux n’y
bouge. Les grands corps demeurent plongés dans la léthargie, quand les
crêtes valsent, ou se remettent à valser. Une ivresse m’envahit de voir ce
qu’ils font, moi l’étranger au cœur de brouillard et de silence.
– Papa ! Papa !
– Oui.
– Pourquoi tu ne réponds pas quand je te parle ?
– Pardon, ma fille, j’étais en train de réfléchir à quelque chose.
– Et maintenant tu as fini de réfléchir à cette chose ?
– Je viens juste de finir.
– Papa, tu es bien mon papa ?
– Je crois que personne n’osera prétendre le contraire.
– Alors tu n’es pas sot.
Elle a dit cela sans me regarder, occupée qu’elle est à renverser la chatte
sur le dos et à lui flatter le ventre de la main. La chatte retournée s’étire de
tout son long, se laissant faire.
– Comment le sais-tu ? dis-je.
Et à moi, je me dis : « Tu entres dans un jeu où les dés sont pipés. » J’en
ai en tout cas la nette impression.
– Parce que moi je ne suis pas sotte. Je le suis encore moins que toi.
– Voyez-vous ça. Si c’est une chose que je peux comprendre, comment
l’expliques-tu ?
– Tu es en arrière de moi, non ?
Si péremptoire est son affirmation qu’elle me prive de toute possibilité de
réponse, ou ne me laisse que celle de me ranger à son avis. Ce que je fais :
– Tu es en avance sur moi, c’est sûr. Mais dans le temps peut-être, pas
dans le savoir.
Elle ignore ma repartie pour me confondre :
– Tu ne sauras pas reconnaître comme moi un bon champignon d’un
mauvais, qui donne la mort. Vrai ou pas vrai ?
– Vrai.
– Alors à quoi elles te servent toutes les choses que tu as apprises ?
– Je ne me suis jamais posé la question, maintenant que j’y songe. Il
serait peut-être temps que je commence à m’en inquiéter. Mais est-ce utile
au fond de savoir pourquoi…
– Dis-moi un peu combien une clémentine a de quartiers.
– Une clémentine, combien de quartiers  ? Je reconnais… je donne ma
langue au chat.
– Aha, tu vois ! Neuf ! Neuf ! Elles ne te servent à rien, les choses que tu
sais. À rien. Où avais-tu la tête en les apprenant  ? C’est comme si tu ne
savais rien !
– J’en ai l’impression, après tout ce temps. En plus du temps passé à les
apprendre.
La chatte se remet brusquement sur ses pattes. Elle part comme une
flèche  : des moineaux se chamaillent au sol, là-bas sous les pins. Mais à
distance elle se fige et, l’échine baissée, les épie.
Lyyl s’est relevée du même coup. Les oiseaux ont pris l’air mais pour
voleter presque sur place en essayant de vider leur querelle. Lyyl regarde et
sourit. La chatte fait des bonds de plus d’un mètre de haut, la chatte qui
semble vouloir se mettre à leur école et qui espère sans doute prendre son
essor aussi. Mais c’est plus difficile qu’on ne croit. Elle retombe à terre
malgré toute sa souplesse. Lyyl se tourne vers moi.
– Encore une chose. Es-tu capable d’entendre l’herbe pousser, toi  ?
L’herbe ou les fleurs.
– Je n’en suis pas certain.
– Eh bien, moi si.
– Comment ça ?
– C’est l’été surtout, comme en ce moment, avec les fenêtres ouvertes sur
la nuit. Couchée, je les entends pendant qu’elles grandissent. C’est comme
le soupir qu’on pousse en s’étirant. J’écoute leur joli petit bruit et je leur dis
dans mon cœur  : «  Allez, les herbes, les plantes, et vous aussi les arbres,
courage ! Vous rendrez la terre plus belle ! » À la fin, je m’endors avec leur
musique dans les oreilles, et les mots deviennent sourds et muets. Mais il
faut que les fenêtres soient ouvertes et qu’il n’y ait pas de vent. Sinon,
impossible de les entendre. Tu ne sais rien de tout ça.
Cette déclaration achevée, à son tour elle se sauve, me laisse là. Elle s’en
est allée retrouver sa grand-mère, je la vois s’accroupir pour observer son
travail. Elle lui donnerait déjà des conseils que je n’en serais pas autrement
surpris.
Et toi, ton œil ouvert, tranquille, tu te prêtes à ce qui au-dehors t’invite.
Tu répares, tu es probablement en train de réparer en compagnie de Lyyl la
déchirure du temps depuis ton enfance.
LE JOUR QUI FINIT

De nouveau abandonné à ma seule compagnie. La plus fidèle compagnie


qu’on puisse jamais avoir au bout de tout compte. Je croque de l’air à
nouveau. J’observe ce qui, immobile dans le jardin, accélère son
mouvement jusqu’à en paraître immobile de nouveau. Et le jardin se fait
destin transparent. Seulement des ombres le traversent. Je cherche encore le
ciel par-dessus la futaie de bouleaux. Il est maintenant désencombré de son
nuage unique. Il est d’un bleu doré, qui a mûri. Un ciel d’Islam. Si j’ouvrais
les bras ? Sait-on si tout ce bleu ne viendrait pas comme un grand oiseau s’y
blottir. Odeur évasive de la résine. Temps qui passe sans passer. Un moment
qui veut s’arrêter et ne peut pas s’arrêter. Un leurre semble lui faire signe de
loin, de toujours plus loin à mesure qu’il avance. Mais par une sorte de
précaution, jamais trop loin. Il est lui-même le leurre  ; il l’ignore. Et ça
l’entraîne dans une marche sans fin, ça creuse un intervalle, ni moins long
ni plus long, mais que rien ne comble.
Tiens, voici Roussia qui se dresse devant moi.
Que veut ma Roussia ?
La chaise longue.
Quoi ? La chaise longue que j’occupe ?
La nuit arrive et il faut la rentrer.
La nuit arrive et il faut la rentrer ?
Je voudrais être certain d’avoir bien entendu. Plutôt de n’avoir pas
entendu ce que je viens d’entendre. Non, j’ai entendu. Elle attend, elle ne
sourit pas. Elle reste là, sans bouger, l’air plus distrait que résolu. Les autres
chaises longues ont été, il est vrai, comme tout ce qui traînait dehors,
emportées et mises à l’abri. Au garage. Je m’en aperçois subitement.
Elle ne saurait donc me laisser la mienne, il n’y a aucun mal à cela. Mais
qui parle de mal ? Cette idée ne lui vient pas. Je la lui donne, ma chaise et je
commence par sourire. Mais je n’y tiens plus. Je suis pris d’un fou rire.
Mais quand ce fou rire a-t-il commencé ? L’air devient un mur entre nous
deux. De l’autre côté du mur j’essaie, une fois calmé, de lui dire : « Il y a eu
un temps où ta vie s’est pliée sur la mienne qui à son tour s’est pliée sur la
tienne, pli selon pli.  » Mais elle ne m’a pas entendu. Je crois. À cause du
mur. Je crois.
Je vais m’asseoir sur l’une des cinq marches du perron. Avec cette nuit
d’été dont il ne faudra pas s’attendre qu’elle tombe, le jardin est de plus en
plus un destin transparent et seulement plus d’ombres, plus souvent, le
traversent.
 
 
J’ai déjà perdu un pays, plutôt le mien m’a perdu. J’en ai cherché un qui
veuille m’adopter. Je me suis dit : peut-être celui-ci, ou peut-être celui-là. Et
le hasard m’a conduit ici. Le hasard et Roussia. La main dans la main. C’est
le bout du monde, je l’ai tout de suite vu. Mais au moins, ai-je tout de suite
pensé aussi, je n’y aurai à disputer ma place à personne. Il y a tant de place
dans ce pays. Il s’en est fallu de peu qu’il en fût ainsi. Mais si déserte et si
désolée que soit une terre, quelqu’un y est avant vous, quelqu’un a déjà des
droits dessus. Je me suis dit : « Et l’amour d’une femme ? Ne vous donne-t-
il pas des droits ? Ne vous offre-t-il pas cette place que vous cherchez ? La
force de l’amour. » Je n’ai eu que des raisons de le croire, parce que je ne
m’imaginais pas pouvant vivre sans Roussia, ni elle, m’imaginais-je, sans
moi. Et elle s’est employée, en ces premiers temps, à me faire une place sur
son sol. J’ai découvert alors que plus un pays se trouve à l’écart du monde
et moins il souffre les intrus. Et ensuite on découvre que l’amour ne rime
qu’un temps avec toujours, une licence poétique dont aucun amour ne se
satisfait volontiers. Un enfant nous est né pourtant. Mais Lyyl, cette enfant,
n’est pas encore de force à s’approprier suffisamment son pays pour m’y
faire une place. Je retourne donc à mon point de départ, toujours de départ,
d’errance. Je reviens voir Roussia, voir Lyyl, et je repars. La loi sur les
étrangers ne veut pas que je reste plus longtemps. Et pas seulement la loi.
Combien de temps cela durera-t-il encore ?
 
 
S’arc-boutant des deux mains à la table, ça la prend maintenant de faire
basculer sa chaise en arrière et de la laisser retomber sur ses pieds. Un bref
instant  ; et elle recommence. La tente de lumière plantée autour de notre
dîner par la grosse lampe qui pend au plafond nous réunit, Roussia, grand-
mère, moi, et Lyyl aussi, bien sûr, et le silence en plus. Chacun de nous n’a
souci que de ses pensées. Pendant ce temps, Lyyl continue, soulève sa
chaise, la laisse retomber, ne daignant pas manger. Roussia l’a pressée
d’avaler sa soupe une fois, elle ne le lui répétera pas deux fois. Son silence
fait plus de silence parmi nous. Lyyl, récalcitrante, reste là à se balancer.
Puis elle s’incite à rire tout en me disant :
– Regarde, papa ! Regarde ce que je vais faire !
Elle s’incline, cette fois, de plus en plus en arrière avec sa chaise et, tant
elle s’incline, que c’en est fait, elle perd l’équilibre, ou du moins je le crois.
Mais sa chaise retombe sur ses quatre pieds avec elle dessus toute rouge. Et
toute contente. Vivement la grand-mère se penche de son côté, et tête contre
tête, lui tient un discours à l’oreille, j’ignore quel genre de discours, c’est en
russe. Une promesse, on peut en être certain. Lyyl va-t-elle s’en laisser
conter ? Je regarde à ce moment ailleurs et je lance tout haut :
– Comme tu manges bien ta soupe, Kikki !
Mais à peine émis, ces mots je les regrette, Lyyl a changé de figure. Il est
trop tard à présent pour les rattraper. Je fais celui qui n’a rien remarqué,
surtout pas sa mine déconfite, et plutôt que de reculer je poursuis,
apostrophant Kikki sur le ton de la plaisanterie à la place où il est censé se
trouver :
– D’ici que tu aies fini avant que Lyyl ait porté la première cuillerée à sa
bouche, il n’y a pas loin.
Et sans plus, je me remets à manger. Quel mauvais génie m’a soufflé
cette idée ? Convoquer à notre table l’enfant fantôme, je ne comprends pas.
Je n’ai pour Lyyl qu’un seul coup d’œil jeté à la dérobée. Ma Lyyl, tête
baissée, en silence, en train d’enfourner sa soupe, lape, aspire, se dépêche et
fait si bien qu’en un tournemain sa jatte est nettoyée. Elle l’exhibe,
retournée. Une jatte toute propre. Lyyl triomphe, ses yeux brûlent d’un éclat
noir :
– Alors papa, qui est-ce qui a fini le premier, moi ou Kikki ?
De l’air le plus étonné du monde, je dis :
– Hein, quoi ?
– J’ai fini ma soupe, papa ; regarde !
Je m’écrie, au comble de l’ébahissement :
– Mais c’est bien vrai !
Je me détourne et demande :
– Kikki, où en est-il, lui ? Pas même à la moitié de la sienne !
Les paroles que je viens de prononcer, Lyyl les attendait. La manière dont
elle les accueille ; elle laisse tomber simplement :
– Tu vois, papa ?
Elle nous considère tous, heureuse pour elle, pour nous, ayant cessé de se
buter, le regard allumé par l’excitation et le plaisir. Mon plaisir à moi a
plutôt un arrière-goût de purge. Je compte, un peu lâchement, qu’elle ne
m’en voudra pas d’une ruse qui ressemble à une trahison, et même cet
espoir ne me fait pas le cœur plus léger. Elle reste la bouche ouverte, les
yeux écarquillés et en eux, la bouche autant que les yeux, reste un rire qui
n’a pas commencé. Peut-être commencera-t-il bientôt. Mais quand ?
 
 
Elle est couchée à présent. Mais elle va d’un moment à l’autre appeler.
Elle voudra rendre, après l’avoir vidé, le biberon qu’elle prend toujours
avant de s’endormir. Lyyl n’est plus un bébé, elle n’oublie pourtant pas
qu’elle l’était il y a peu encore. De ce temps, la nostalgie ne doit pas l’avoir
quittée. On n’en finit pas de se conduire soi-même par la main dans la vie.
Lyyl parvenue aux portes du sommeil, il lui faut aussi, je crois, la
compagnie de ce biberon pour l’aider à les franchir.
À la cuisine, où je me trouve avec le reste de la famille, je guette le
moment, je le sens approcher. Et je n’attends plus, je me glisse dans
l’obscurité de la chambre. J’arrive juste à temps pour recevoir le biberon
vide, elle n’aura pas eu besoin d’appeler l’un de nous pour le lui remettre en
mains propres comme elle tient à le faire. C’est pour moi l’occasion de
l’embrasser, non dans la tournée générale des baisers d’avant-coucher, mais
en tête à tête.
Je me penche par-dessus la barre de son lit, mais n’entends rien, ne
distingue rien. Nous faisons le noir dans la chambre, par ces nuits d’été sans
nuit. Si nous voulons qu’elle dorme, il le faut. Et pour nous, si nous voulons
dormir, c’est pareil. Dort-elle déjà ? Possible. C’est de son âge de plonger
ainsi, plouf  ! dans le sommeil. Souvent elle en est encore à dire quelque
chose, que la voilà partie. En ça, Roussia est comme elle.
Dans l’obscurité, tel que je suis penché, mon visage est soudain cueilli
par deux petites mains. Je ne bouge pas. Elle non plus, qui garde ma tête
entre ses mains. Je ne la vois pas mais perçois sa respiration, sa chaleur.
Nous restons ainsi un moment.
Puis, de ses doigts, elle m’attrape les oreilles. Les palpant doucement
entre le pouce et l’index, ainsi qu’elle le fait avec les siennes lorsque le
sommeil se met à la gagner, elle chuchote en russe :
– Ouchki, ouchki. (Les oreilles, les oreilles.)
Et les doigts desserrent leur emprise ; maintenant elle dort.
 
 
Je cherche toujours une terre où placer ensemble mes deux pieds, ne pas
en avoir un ici et l’autre là  ; où allonger mon corps avec une pierre sur
laquelle je puisse poser ma tête. «  Sois en ce bas monde comme un
étranger », cela s’est dit. Moi je cherche une terre qui veuille de moi.
L’ÉTAT D’ABSENCE

Un an déjà, c’était l’été, c’est de nouveau l’été. Un autre été. Je ne vois


toujours pas ce qu’il faut faire. Je ne trouve rien. Cette année même, je
n’imagine pas comment elle est passée. J’essaye. Je n’y arrive pas. C’est le
chaos dans ma tête. Toujours le chaos. Si peu que j’y pense, une guerre.
Nous nous sommes quittés, Roussia et moi, de guerre lasse, la guerre qui se
poursuit, mais en moi ! Nous n’en pouvions plus, de continuer ainsi. Et j’ai
perdu Lyyl. Cette seule chose demeure, une chose sûre, une sombre tache,
un trou dans lequel mes pensées l’une après l’autre courent se jeter. Je reste
avec ce trou dans la tête. La reverrai-je un jour ? Une fois devenue grande.
Peut-être. Une fois en pouvoir de venir me chercher. Une fois libre de ses
mouvements. Elle me cherchera. Elle le fera. Mais qui retrouvera-t-elle à ce
moment  ? Quel étranger de père  ? Et il faut vivre jusque-là, si ça doit
arriver. Parce que je ne me fais aucune illusion. Roussia ne me l’enverra
pas, ne me la confiera pas, serait-ce une heure. Elle ne me la confiera
jamais. Nourrir pareil espoir, ce serait me bercer d’illusions.
Le temps, depuis, ne fait, ou que se traîner, ou que se bousculer. Je ne
sais pas pourquoi. Le temps aussi a un trou dans la tête.
 
 
L’autre été, nous l’avons passé dans un village des Ardennes  : tous
ensemble, Roussia, Lyyl, la grand-mère, moi. Et celui-ci est arrivé. Je me
retrouve seul. Dans le même village, la même maison. C’est maintenant une
maison pleine de fantômes. Celui de Lyyl est partout, de la cave au grenier,
en passant par chaque pièce, et aussi dehors, au jardin. Sa chaise, sa place à
table ; son assiette, sa serviette, son couvert ; ses livres, sa ménagerie, ses
poupées, ses boîtes de jeux, ses cassettes  ; son lit  ; ses dessins, papier,
crayons  ; ses éclats de voix, ses éclats de rire. Mais pas elle. Elle, je
m’attends d’une seconde à l’autre à la voir faire irruption dans la pièce où je
me tiens et… Non, elle est ailleurs. Elle, avec ses discours, avec le regard
tout ensemble sérieux et narquois dont elle appuie ses histoires. Si je savais
seulement où. Quoi de plus épouvantable que ces ruses de la présence qui
s’esquive, toujours ailleurs et jamais à l’endroit où on pense qu’elle devrait
se trouver, où on devrait la découvrir. Pas loin, à côté. Dans l’autre pièce,
vous y attendant. Et vous y courez  : personne, le vide. Un vide qui vous
vide. Et la même chose se répète ; personne ici, mais à côté, présence pétrie
d’absence, obstinée d’absence. L’éprouvante absence de la présence. La
dévorante absence.
 
 
Ça ne va plus. Un an, et je ne cesse de tourner en rond. Un an à regarder
derrière moi, devant et cela pour voir comment une réalité archiconnue
change de visage, se charge de masques. Mais aussi, comme entre ces
masques, elle continue à me faire des petits signes que seule sait faire une
Mélusine, à me tenir un langage qui me parle quand bien même ce langage
s’altère et mue d’un instant à l’autre. Le temps d’avant Roussia, après
toutes ces années, c’est ce que je retrouve au bout de ma course en rond. Le
temps d’avant Lyyl. Un temps de jour en jour identique à lui-même, tout de
silence. Je suis rendu à la blancheur des moments où rien n’arrive, à la
blancheur de ce que peut devenir chaque moment. Dans ma certitude de
n’être pas attendu, où que ce soit, je me retranche dans mon impossibilité
d’être entendu par qui que ce soit. L’homme est-il le même qui se pose la
question ? Quel est cet olibrius qui revient ? Assurément pas celui qui est
parti.
« Tu reviens nourri, gavé, lesté d’un nouveau passé, olibrius, quand il n’y
a plus que le présent, uniquement ce présent, et toi tout autre dans ce
présent et rien d’autre. »
Fardeau comme on peut l’être pour soi-même. Fardeau comme peut l’être
la lumière du jour tant qu’elle brille, pour devenir visage d’un abîme de
ténèbres quand, le dernier masque levé, ne reste que cet abîme, cette tombe
traversée de loin en loin par une larme. Folie, obsession. Nous fûmes
heureux l’un par l’autre, Roussia. Nous fûmes dociles l’un à l’autre, nous
échangions nos rêves, tout se cherchait en nous : mains, regards, bouches,
corps. Tu reposais en moi et je reposais en toi. Puis… rien. Il n’y a plus eu
de rêves. Les mêmes mains, les mêmes regards, les mêmes bouches, les
mêmes corps ont désappris la chaleur, le goût, la douceur de l’autre. Déliés.
Ne se sont plus cherchés ou s’ils l’ont fait, c’était sans y croire, en se
mentant. La soif, la bienheureuse submersion dans la fraîcheur renouvelée :
une source tarie. Et c’était le pire. En pleine lumière, les yeux béants, nous
n’arrivions plus à nous voir. Alors nous nous sommes cousu les yeux pour
aller plus droit sur l’obstacle, sur plus de portes qui ne s’ouvrent pas, – plus
sûrement.
 
 
Dans le sien, dans son paysage, dans cet infini de neige, mon rêve est
enterré là-bas. J’erre ici et il est là-bas sous l’aire immaculée dont la
blancheur fait tout le poids. Soi-même on s’y évanouit à la fin et ne devient
personne mais seulement le diable pour continuer d’aller là où, peu importe
la direction, délirent les boussoles, s’efface la vie, où les sons, quand ils se
produisent, ont un tranchant, un éclat d’acier, et il n’y a même plus de sons,
on ne se heurte qu’à du silence. L’empire du vide  ; vous faisant face, la
solitude dans sa blancheur arrêtée. Enchantement insoutenable de la mort :
vous faisant face, la blancheur qui relaie la même blancheur, un au-delà
déjà là.
 
 
Ce matin, j’ai soudain compris. À Reims, où nous avons passé tout un
jour, l’été dernier. Il me faut aller la chercher à Reims. Lyyl est là-bas et
c’est là-bas que je la retrouverai.
Sans attendre – pourquoi attendre : rien ne me retient ici – en avant ! 150
à l’heure sur une nationale avec une auto susceptible de les faire, et ne le
serait-elle pas, elle les ferait quand même. En proie à la fièvre de la vitesse,
je reste calme pourtant, les mains posées et non crispées sur le volant.
Calme jusqu’au fond, le cerveau froid. Ainsi je suis, ainsi je sais ce que je
dois faire, et en même temps je fonce. Un temps qui se met peu à peu au
beau et je fonce. C’est le premier jour de franc soleil en ce mois d’août,
mais du coup c’est l’explosion, la canicule, je fonce toutes vitres baissées.
S’étendant de plus en plus, comme l’an passé à pareille époque – je me
rappelle, je ne fais que me rappeler – le soleil éberlue la campagne, fait
miroiter l’asphalte de la route, remplit les creux d’un mirage d’eau tandis
que tout tremble au-dessus.
L’entrée dans Reims. Je me dirige sans traînailler vers la cathédrale
derrière laquelle, cette fois encore, je me gare. Ensuite, à pied, je m’engage
dans la rue en boyau, la même, qui se boursoufle, s’étrangle, collant au
flanc gauche de l’incroyable église, avant de déboucher sur la place, où
vous tombez dans l’incroyable marée de touristes dont les vagues battent un
parvis, une façade, à leur tour pris d’assaut dans une montée verticale par
une autre marée  : celle d’un peuple d’apôtres, d’anges, de prophètes, de
saints, corps allégés, poncés, qui ne sont presque plus de pierre avec leur
visage qui s’efface, leurs yeux tournés plus haut, regardant loin, habités par
une ombreuse lumière.
Nous sommes là-devant, Lyyl et moi, clignant des paupières face au
soleil vif du matin, face à la cathédrale toute noire de se dresser contre ce
soleil. Elle m’interroge. Elle reçoit de moi des réponses mais je ne sais pas
toujours à quelles questions. Au moment où nous passons sous les pieds des
saints absorbés dans leur lévitation, nous croyons sentir un frémissement
d’air nous toucher et leurs tuniques nous frôler les cheveux. Oui, nous frôler
les cheveux, après quoi, nous sommes cernés par la pénombre, une
pénombre murmurante, énorme et qui respire. Et tout fond, tout cède à une
grande distance. Là se lèvent des soleils très doux, des roues de paon
constellés d’yeux de couleur. Sous leur brasillement ardent et tendre, une
foule trouble piétine. Sans le savoir, nous étions déjà pris dans son
mouvement, sa circumdéambulation, son marmonnage. Le cours en était à
vouloir nous entraîner vers plus de nuit. Nous nous en arrachons et nous
nous mettons à l’écart. Nous n’irons pas vers ces ténèbres. Par ici, on
distingue encore vaguement les choses. Ces tapisseries qui pendent aux
murs, par exemple. Nous restons le regard levé sur les personnages qu’elles
représentent. Eux-mêmes, ces personnages, leurs regards convergent, du
cercle qu’ils forment autour d’elle, vers une jeune femme assise, son enfant
sur les genoux, un enfant nu. D’elle, émane le rayonnement des mères.
Mais sur elle il fait retour, le rayonnement, et l’enveloppe on ne peut dire de
quoi, d’un mystère.
Nous l’observons en silence. Le mystère nous dévisage. Lyyl ne me
questionne plus, ne dit plus rien. Puis elle me tire par la main. Nous nous
dirigeons vers la sortie, ayant vu ce qu’il y avait à voir. Le reste, des vitraux
neufs au bleu glacé, des tableaux moroses, des piliers et leur envolée vers le
croisement des ogives, n’a éveillé en nous qu’un mince intérêt. Ne parlons
pas des étalages de cartes postales, diapositives, albums dont il est tenu
commerce dans ces murs.
Le soleil rugit tant et plus dehors. Je fais le tour de la place, regarde tous
ces visages déversés par dizaines, par centaines, plus étrangers qu’étranges,
et moi seul parmi eux. M’y reconnaître, reconnaître quel quartier, quelle
ville ? Ces rues précisément qui partent en rayons devant moi, les mêmes ?
Dans cette ville, m’y retrouver. Retrouver Lyyl. Le square. Oui, le square
d’abord, à droite au sortir de la cathédrale. Un tout petit square défendu par
sa grille, mais un square coquet, adossé à un bâtiment. (Et bon à savoir, au
sous-sol, il y a des w.-c.). À l’ombre de ses arbres, nous nous réfugiâmes,
parce que nous ne surgîmes de la cathédrale que pour choir en enfer, un
enfer tous feux allumés sur la place avec ses damnés. Attendant que
Roussia et sa mère quittent aussi l’édifice religieux. À l’abri de ces arbres,
non pas dans le square même : accotés dehors à la grille, et Lyyl jouant à
grimper sur le mur d’appui, nous les attendions, Roussia, sa mère. Lyyl fait
cela partout où c’est possible, grimper sur des murets, puis en sauter. Elle
ne peut pas y tenir. Elle se cramponnait aux barreaux de la grille, remontait,
ressautait. Une fois, elle me demanda de me placer devant elle, les bras
ouverts. Je dis oui, je me plaçai devant elle. Elle se prépara, se jeta sur moi,
une chose aussi dont elle raffole, dont elle ne voudrait jamais se priver
quand c’est possible. Et elle recommença, ce jour-là, je la reçus de nouveau
dans mes bras. Que de fois !
À ce moment, et je n’en crus pas mes yeux, je remarquai à travers la
grille les mûres, violettes certaines, blanches les autres, qui mouchetaient la
pelouse du square, en faisaient un tapis d’Orient. L’enfant qui dormait en
moi se réveilla de son profond sommeil, les yeux brillants, il retrouva à
l’autre bout d’une éternité une route poudreuse et l’hystérie d’un soleil
déchaîné. Il courait dans cette fournaise, non pas seul  : en compagnie de
trois ou quatre garnements, et qui étaient-ce, allez savoir depuis ce temps-
là. Des garnements comme lui. Ils couraient, aussi comme lui, vers les seuls
arbres plantés dans la plaine tels des cœurs d’ombre. Des arbres
gigantesques quand ils arrivèrent à leur pied, mais ce n’était pas pour leur
ombre. Ça, l’ombre ils s’en moquaient. Ils purent toutefois y reprendre
haleine et leur sueur s’y transforma en douche froide sous la chemise qui ne
fut plus une chemise mais une peau d’eau, une seconde peau sur leur peau.
Pour l’ombre, non, mais pour les mûres ! Ces arbres étaient des mûriers. Ils
le savaient. Des mûriers montant jusqu’au ciel quand on se trouvait dessous,
grands comme les arbres du paradis d’Adam. Ils venaient pour ça. Lit de
poussière, la route s’étoilait de fruits sur lesquels eux, des étourneaux
véloces, fondirent. Les gens disaient, je me rappelle : « Pour les mûres, tu
mourras ; pour les cerises, tu te feras couper la tête. » Ils se répétaient aussi
ces mots et en rigolaient  ; à n’en plus pouvoir  ; ils titubaient à force de
rigoler. Trois ou quatre chenapans qu’ils étaient.
Et comme là-bas, ces mûres maintenant. Je pénétrai dans le square,
n’ayant qu’un désir : en faire goûter à Lyyl. Sinon, où en connaîtrait-elle le
goût ? Dans son pays, ce n’était pas possible, ces arbres n’y poussent pas,
ils ne résisteraient pas au froid si haut dans le Nord. J’en cueillis une à
l’arbre ; je n’allais pas ramasser celles tombées au sol, ce n’était pas digne
de Néfertiti. Je la tendis vers sa bouche, une mûre noire, elle recula, une
expression horrifiée sur le visage, et conserva son attitude méfiante. Je
portai le fruit à ma bouche.
Elle me regardait le sucer, toujours aussi peu rassurée. Après m’avoir vu
jeter l’épi central, elle parut vouloir essayer, et surtout vouloir me faire
plaisir. Avec, dans les yeux, un regard réticent, scrutateur, qui m’intimidait,
elle dégusta la mûre blanche que je lui déposai sur la langue. Je l’observai à
mon tour. Elle la trouva bonne, en réclama d’autres. Je réussis à en attraper
encore quelques-unes sur les branches, et il n’y en eut plus que j’eusse pu
atteindre. Nous n’allions pas nous mettre à glaner celles qui jonchaient
l’herbe, endommagées, foulées aux pieds comme elles l’étaient. Gamin, je
ne m’arrêtais pas à ces détails  : roulées dans la poussière, elles restaient
bonnes pour moi. Mais là-bas, c’était là-bas. Il n’empêche. En ce même
jour, deux enfances se rencontrèrent, l’une, celle de Lyyl, redescendant, ou
la mienne remontant vers elle.
 
 
Je m’y retrouverai. Je prends en face, une sorte de boulevard branché
directement sur le parvis de la cathédrale. Je suis, bientôt à l’angle, devant
le restaurant, le même, où nous déjeunâmes tous les quatre. Le Colibri. Un
nom dont je ne m’étais pas avisé alors et qui ne fait pas du tout nom de
restaurant, je l’aurais signalé à Lyyl. Elle ne sait pas ce qu’est un colibri,
j’en suis sûr. Elle aurait été ravie de l’apprendre, et aussi qu’elle avait
mangé dans la maison d’un oiseau, sans qu’on soit tenu en plus d’en avoir
l’appétit. Je jette en passant un coup d’œil à l’intérieur. Rien n’a changé
depuis un an  : identique, le long bar en perspective fuyante avec son
percolateur au bout, une grosse machine  ; identiques les chromes, les
cuivres, les glaces, leurs reflets sous les lumières tamisées, chaudes,
allumées en plein jour  ; pareillement ouverte, la porte donnant accès, au
fond, à la salle du restaurant et dans cette salle, mêmes nappes blanches,
mêmes couverts en place, des tables déjà mises, prêtes à recevoir le client.
Mais personne pour l’instant, pas de serveurs ou de serveuses en vue, il est
encore trop tôt. Une sensation d’attente tient cependant là chaque chose
suspendue à l’imminence d’un signal. Je poursuis mon chemin tout en me
promettant d’y revenir quand ce signal aura été donné. Je me promets aussi
d’obtenir la même table, la nôtre.
 
 
Les arcades de l’Opéra, ses alentours, la rue piétonnière à gauche, je
prends celle-ci avec ses magasins à la parade. Je côtoie les vitrines,
effleurant du regard leurs trésors que personne ne semble convoiter. Et ainsi
pendant un moment. Je ne suis là que pour tuer le temps, et je commence à
me demander si j’en ai assez tué, s’il suffit comme ça. Puis je me décide, je
rebrousse chemin  ; destination, Le Colibri. Je veux y être avant la grande
affluence.
La salle du restaurant est toujours aussi déserte. Que je sois le premier à y
mettre les pieds, parfait, très bien. Notre table occupe un angle, à l’entrée
justement. Je vais pour m’y installer. Un garçon en gilet noir sur une
chemise blanche surgit, se confond en excuses. Qu’y a-t-il ?
– C’est une table pour quatre personnes.
– Oui, quatre. Eh bien ?
– Vous êtes seul.
– Comment ?
Je me rends compte alors qu’il dit vrai. Je suis seul. Je ne l’étais pas tout
à l’heure, et maintenant je le suis. Je prends le temps de me pénétrer de
cette évidence, – ai-je bien fait mon compte ? Mais qui, à aucun moment,
qui d’entre nous est jamais seul ? Lui, sensible à ma perplexité redouble de
prévenance, me prie de l’accompagner à l’étage supérieur.
Comme pour me réconforter d’une peine, il ajoute :
– Vous aurez une vue sur la cathédrale, la plus belle vue. Et de
charmantes demoiselles viendront vous servir.
Partir, rester. Que vais-je faire ? Je rends finalement les armes. Je choisis
de rester. Mais le cœur n’y est plus quand nous escaladons, moi devant, des
marches de bois dont chacune fléchit et craque sous nos pieds, une espèce
d’échelle. Il me place lui-même à une petite table, où je suis effectivement
seul. Il n’a pas menti au sujet de la cathédrale et des jeunes personnes qui
me servent. J’essaie de me rappeler ce qu’avait mangé Lyyl, l’été dernier, à
cette table dont on m’a écarté. Elle est assise à ma droite  ; j’ai pris du
poisson, pour ma part. Je ne distingue pas ce qui lui est servi. Ainsi des
parties vives de moi se perdent au même moment, elle a toujours eu un
appétit modéré, un appétit de colibri.
Je quitte cet endroit sur la dernière bouchée avalée d’un repas dont je ne
sais pas de quoi il était composé.
LA FLEUR DE PISSENLIT

Je n’en ai pas fini avec Reims, l’histoire a son temps, – sinon le temps
son histoire. Je me retrouve dans les mêmes artères, jamais bien loin.
L’Opéra de nouveau à ma droite et, une fois de plus, il me semble que je
n’en finirai avec aucune chose, avec rien. Je reprends la rue piétonnière à
gauche, j’en arrive à une autre, plus petite, scion qui en part
perpendiculairement. Au fond de celle-ci une fleur de pissenlit s’arrondit,
mais en existe-t-il d’aussi pléthoriques, d’aussi brillantes  ? Diffuse
nébuleuse, elle a d’ici l’air de semer ses follicules à tous vents et bouche la
vue. Un sentiment obscur m’a guidé. Maintenant il n’est plus obscur. Je me
souviens. Nous étions venus flâner par là, Lyyl et moi. Notre
reconnaissance avait abouti à cet endroit. Nous nous approchions, nous
demandant de quoi, de quelle chose. Un hérisson, pensait Lyyl, avec ses
innombrables dards brandis, juste enroulé sur lui-même, endormi ou sur la
défensive. Mais, dis-je, où en existe-t-il d’aussi gigantesques  ? Une
sculpture moderne, objectai-je. Allons voir, dit Lyyl. Nous portâmes encore
plus près nos pas. Nous surprîmes des ouvriers en bleu de travail très
affairés autour du monstre qui, en guise d’aiguillons, portait des flûtes sur le
dos. Des flûtes, mais elles étaient muettes quand nous nous en fûmes
convaincus et elles le restèrent. Nous observions la scène, ces hommes
s’activaient avec modération. Il faisait si chaud.
Puis, subitement, l’une des flûtes revint à elle, lança non pas une mélodie
mais une giclée d’eau qui nous retomba sur la tête. Nous prîmes la petite
douche, Lyyl sauta sur place en poussant des cris de joie. J’étais de même
bien aise de recevoir cette fraîcheur. Je me sentis avoir une dette envers le
monde.
Aujourd’hui, en une fleur chatoyante, aussi légère que fragile, s’épanouit
le hérisson, gloire de reflets, d’étamines empanachées d’irisations.
Revenant sur nos pas, aspergés et heureux de l’être, nous fîmes une halte, à
l’angle de la rue, devant une carriole de marchand de glaces. Et nous
repartîmes à la recherche de Roussia et de sa mère perdues dans les
magasins, n’en sortant plus, Lyyl empoignant comme un flambeau son
cornet aux trois boules de crème glacée, une à la fraise, une à la vanille, une
à la pistache. À présent, seul je contemple la fleur de pissenlit qui miroite,
s’éblouit d’éclairs, d’arcs-en-ciel. Seul, sans Lyyl. Un spectacle si…
comment dire, qui m’enlève un peu de l’ennui dont je me sens atteint. Il
émane de cette inflorescence d’eau une sorte d’allégresse subtile,
communicative. Subtile, communicative, en même temps non moins
mystérieusement instante, libératrice. Pour que recommence la vie, la fleur
de pissenlit sème la nouvelle graine.
Je m’éloigne. Un pas après l’autre. Je marche et cette marche me porte
vers moi-même, me change dans la foulée. Je finirai, j’en aurai fini avec
moi. J’ai déjà changé. Je ne poursuis plus nos deux fantômes, celui de Lyyl
allant avec le mien. Pris d’une joie, laquelle, de se faire toute discrète, ne
peut que me convenir, je contourne la fontaine à qui je le dois. Aujourd’hui
je la dépasse pour déboucher sur une esplanade où les cafés se succèdent,
débordent en terrasses. Je me propose d’en choisir un où m’asseoir sans
perdre de vue la fleur de pissenlit. Le premier, pourquoi pas, avec sa
véranda toute de verre. Mais sitôt entré, je suis submergé d’un sirop
musical. Je m’enfuis avant d’y être englué. J’y gagne de découvrir le café
qu’il me faut : sous les arbres, des platanes, les tables en plein air et, merci
mes bons anges – allant toujours par deux, au cas où l’un ou l’autre se
tromperait – pas de musique, si ce n’est celle des voix humaines.
Pour le coup, je demande en plus d’un café une coupe de champagne,
puisque nous marchons ici sur une nappe souterraine de ce breuvage, au
beau diable en pantalon bouffant (à la mode) et chemise de soie grège qui
s’est matérialisé devant moi. Une façon de célébrer la fête que je porte en
moi depuis quelques minutes. Mais les enfants palestiniens continuent
d’être massacrés. J’entends leurs cris, de si loin qu’ils s’élèvent. La fleur de
pissenlit brille sans faiblir là-bas.
 
 
Ni elle, ni le temps qu’il fait, trop beau pour les mots, ni l’endroit, ni
l’heure. Rien. La voix est au diable mais rien ne l’empêche de sonner contre
mon oreille, tout près, de me harceler de son injonction : « Tu ferais bien de
rentrer au plus vite dans ton village, il le faut, il le faut. » À la hâte, je règle
mes consommations, ne fais qu’un saut jusqu’à la voiture. Je me lance dans
une course non moins folle que pour venir à Reims.
Et me vient la pensée qui ne devait pas manquer de venir me hanter : « Si
maintenant je provoquais ma mort en simulant un accident  ; peut-être
serais-je plus sûr de la rejoindre, plus sûr de la retrouver. Ce serait tout à fait
le moment. Tout à fait le moment, le moment, le moment… »
 
 
Le moteur pas encore arrêté, sans prendre la peine de rentrer l’auto au
garage, je me précipite dans la maison. Je n’envahis que du vide. Et ce vide
recule, se dérobe devant moi, se creuse à chaque pas. Jamais là ; nulle part
où je suppose qu’elle est, où je cours la surprendre. Sa bicyclette se trouve
bien dans la grange. Mais pas elle. C’est avec moi qu’elle a appris à monter
à vélo. Après trois ou quatre essais, guère plus, elle a su pédaler.
(Elle pouvait déjà rouler seule depuis quelque temps lorsqu’elle fit une
chute et s’écorcha le genou. Quelle affaire ce fut ! Une grosse affaire. Une
tragédie. Les murs s’émeuvent de l’émoi dont Lyyl est capable en de
pareilles circonstances, les murs pleurent. Il fallut lui appliquer des
pansements, non sans mal, et lui bander le genou. L’allonger sur un lit. Se
disait-elle qu’elle allait en mourir ? C’est possible. Elle n’ignorait pourtant
pas qu’elle est immortelle. Mais tout est possible avec Lyyl. Les
consolations que Roussia lui prodiguait y firent peu de chose. Les
marmonnements affectueux de la grand-mère n’arrêtaient que par brefs
instants les larmes et les hoquets véhéments qu’elle se tirait du fond de la
poitrine. Et ça reprenait. Nous avions une belle invalide à la maison.
Les jours suivants, elle n’alla plus que sur un pied. L’autre, elle le
suspendait en l’air. Il n’était plus question pour elle de marcher comme tout
le monde. Elle ne savait plus que sautiller en prenant appui sur tout ce qui
se présentait, murs, meubles, personnes. Le coupable, le maudit vélo, fut
proscrit dans la grange pour ne plus en sortir. Cet animal y est toujours, à la
place où il fut mis.)
Il y est, mais pas elle.
 
 
Avant cet accident, quand elle descendait du premier étage où elle
dormait, elle n’entrait dans la cuisine, pour prendre son petit déjeuner, que
les pieds jetés en avant, les talons frappant le sol dans un gopak endiablé.
N’est-elle pas à demi russe  ? Elle suit des cours de danse, mais non me
semble-t-il pour apprendre ce genre de pas. Le gopak, c’est toute seule,
l’instinct le lui a appris. Nous sommes à table. Elle fait son entrée de
cosaque. Elle n’est pas plus tôt assise et, c’est à qui, d’elle ou de moi,
posera la première devinette. Qu’importe le moment d’ailleurs, petit
déjeuner, repas de midi ou celui du soir. Nous ne pouvons simplement pas
laisser passer l’occasion de nous défier quand elle se présente, laisser passer
ce plaisir. Nous savons aussi sans nous le dire que c’est une manière de
conjurer le silence qui gèle la parole des adultes et pèse sur ces réunions, les
ronge de tous les côtés.
Elle est comme toujours prompte à donner la réponse si c’est à elle de
deviner. Une diablesse, vraiment. On voit sur sa figure travailler d’abord
son cerveau. Je le vois dans ce miroir, et dans celui de ses yeux souriants.
Elle se dépêche tant qu’elle peut de vaincre la difficulté. Et vient alors
l’explosion. Parce qu’elle tient à trouver et, à de rares exceptions près, elle
trouve, sa victoire est bruyante. Elle l’est encore plus s’il m’arrive, avant
elle, de sécher. Charitable et sardonique, à ce moment, elle m’encourage
avec des :
– Allez papa, tu y es ; ça vient ?
Oh, je ne démérite pas de ma fille ! La plupart du temps je trouve le mot
de l’énigme, non pas aussi vite qu’elle, mais assez vite. Il faut dire qu’elle a
la tournure d’esprit pour ça, elle. J’ai déjà donné des exemples de pièges
que nous nous tendons, au moyen desquels nous mettons à l’épreuve l’un la
sagacité de l’autre. Je ne résiste pas à la tentation d’en citer deux encore,
pas plus, deux qui exigent une réponse, et une seule, tous les deux :
 
I
Elle c’est moi
Moi c’est elle.
 
Elle ne sait pas
Que je suis moi.
 
Ce qu’elle est,
Moi je le sais.
 
II
Elle fait tout comme toi
Et tu ne le sais pas.
 
Elle te suit partout
Et elle n’existe pas.
 
S’il fait clair elle est là
S’il fait sombre elle n’y est pas.
 
– Quand on vit, il faut créer, dit-elle.
Dit Lyyl.
Si la difficulté doit nous mettre martel en tête, bien loin de nous rebuter,
ça nous plaît, nous la recherchons, nous aimons l’excitation qu’elle nous
procure. Une chose en plus que nous partageons.
 
 
Je me suis plusieurs fois demandé d’où me vient ce goût, qui me demeure
à mon âge, et que j’ai inoculé à Lyyl. Je me pose encore la question. Je crois
savoir. De ma grand-mère. Quand, enfant, j’allais lui rendre visite, elle me
gardait des jours et des jours de suite. Mon lit était installé dans sa chambre.
Le soir, à peine couchés, elle et moi, les lampes soufflées, un autre monde
s’éveillait pour nous, s’illuminait. Le monde du merveilleux. Il ouvrait ses
portes d’or. Portes, attention, qu’à aucun prix elle n’aurait consenti à me
faire franchir autrement que de nuit. Pourquoi ? Pas une fois, elle n’oubliait
sa recommandation : « Jamais en plein jour. Tu ne réclameras jamais qu’on
te raconte des histoires, tu n’en écouteras jamais. En plein jour. Tu
attraperas la teigne et tu finiras avec un crâne aussi nu que ton genou. »
Était-elle sérieuse, ce disant ? Moi j’y croyais, à ce mal suspendu sur ma
tête qui m’aurait mangé les cheveux. Je tenais aux miens. Je ne négligeais
pas l’avertissement. Jusqu’à ce jour, une crainte m’en reste, dirait-on. Je le
sens à la réticence que j’ai à commencer une histoire, quand Lyyl m’en
demande une : je louche malgré moi, avec un petit pincement au cœur, vers
le grand jour, s’il fait jour, puis vers la crinière qui la coiffe. Des fois que
cela arriverait.
Ma grand-mère avait justement une prédilection pour les devinettes. Elle
se faisait, si je ne me trompe, un malin plaisir à me soumettre au supplice
qui me laissait tâtonnant dans le noir de sa chambre et de mon cerveau.
Donner une bonne réponse, se disait, dans sa langue, s’affranchir. Je suis
dans l’impossibilité de me rappeler si à l’époque je m’affranchissais avec
autant d’aisance que le fait Lyyl aujourd’hui. Peut-être bien, après tout. Il
me restait certes la ressource de me libérer d’une autre manière  : par le
sommeil, dans lequel je me laissais fondre et où me parvenait encore, non
les mots, seule la voix qui les prononçait en s’éloignant de plus en plus
pour, tutélaire, me mener à bon port. Et c’était ce qu’elle voulait sûrement,
ce qu’elle recherchait.
Ayant commencé à parler d’elle, je ne peux pas ne pas trahir une sorte de
secret : la ressemblance qui par-delà le temps, et l’écart de l’âge, en aurait
fait la jumelle, la réplique, si elle vivait encore, de Roussia. Une telle
ressemblance ! Elle m’avait frappé d’emblée. Les traits, cette peau de nacre,
la taille juste moyenne, les reins qui se cambrent, l’allure décidée et surtout,
surtout, verts, les yeux qui souriaient d’eux-mêmes alors que, sérieuse, la
figure restait au repos. Ce qui se trouvait chez l’une se retrouvait chez
l’autre. Et pourquoi ne pas le dire  : se retrouvait chez l’une comme chez
l’autre la même fragilité d’esprit, d’équilibre.
Que faut-il en penser  ? Je ne veux rien en penser. A-t-on besoin
d’interpréter on ne sait quoi  ? Les ressemblances, quand elles ont dit ce
qu’elles ont à dire, que leur reste-t-il encore à dire ? Elles libèrent autant de
chemins qu’elles en barrent. Elles ne m’importent plus à présent, ces
ressemblances-là, – ni les autres, quelles qu’elles soient.
Lyyl ne tient d’aucune des deux femmes, fruit sauvage, sterne à tête
noire. Moi enfant, voilà ce qu’elle est.
– Il y a tout de même des choses que tu ignores, lui dis-je.
– Comme quoi, par exemple ?
– Que tu es pareille à l’endroit et à l’envers.
– Papa ! Tu racontes des bêtises.
– Des bêtises ? Regarde. J’écris ton nom.
Détachant une feuille de mon carnet, je trace les lettres, L, Y, Y, L, toutes
des majuscules qu’elle est plus apte à reconnaître, et qu’elle reconnaît
d’ailleurs.
– Tu vois ? Ça, c’est ton nom, Lyyl. N’est-ce pas ? Prends-le d’un côté ou
de l’autre, à l’endroit ou à l’envers, il reste le même.
Une lèvre inférieure qui se gonfle de dédain et qui s’avance :
– Tu te vantes toujours de ce que tu sais.
– Moi ? Quand m’as-tu entendu me vanter ?
– On ne t’entend pas, c’est ton air.
– Et qu’est-ce qu’il a, mon air ?
– Tu as toujours cet air, l’air de te vanter de tout ce que tu sais.
Elle, forte de sa terrible clairvoyance, de son bon droit, de son courage et
en profitant, moi au contraire déconcerté par tout et jamais sûr de rien, c’est
entre nous une lutte à armes inégales, où elle a invariablement le dessus.
Quelquefois je me dis : « Il faudrait être plus prudent. » Pourquoi ? Qu’ai-je
encore à perdre si à l’avance je suis déjà perdu ?
UN PÈRE ET MANQUE

Après le petit déjeuner, chaque matin, à peine sortons-nous de table, elle


demande :
– Papa, tu veux qu’on joue ?
Ce matin aussi, ça n’a pas manqué, elle a posé la même question. Dans
un village des Ardennes, il n’y a pas forcément une halte-garderie. Sa tête
penche de côté, avec un sourire  : c’est ce sourire qui demande, quête. Y
résister  ? Comment est-ce possible  ? Résister à ces yeux. Résister à ce
charme. Fillette, nous allons jouer. Avant de te répondre, j’ai déjà accepté.
Avant même que tu n’aies posé la question.
Les devinettes ne sont pas un jeu, ce qui s’appelle un jeu. Je sais. Jouer
c’est plus sérieux que cela. Eh bien, maintenant nous allons jouer
sérieusement. Je note aussi que tu ne donnes pas d’ordres. C’est un bon
point pour toi. Je me sens dans ces conditions d’autant plus tenu d’accéder à
l’attente exprimée de la tête aux pieds par ta personne. Qu’ai-je à faire, à
part cela, de si important que je ne sois près d’abandonner pour peu que tu
m’en pries  ? Prêt à envoyer au rebut  ! Crois-moi  : rien. Trop heureux,
ajouterais-je. Trop heureux que tu viennes me chercher, que tu viennes me
débarrasser de la corvée quotidienne de pages à traduire, encore de
nouvelles pages.
Elle s’est déjà emparée de ma main, elle me conduit vers la pièce
commune. Tout se passe là, ce n’est pas la première fois. Et elle a pris soin
de tirer la porte derrière nous, ce n’est pas la première fois non plus, chose
qui ne plaît pas beaucoup à sa mère. Mais c’est comme tous les matins. Là-
bas, dans son pays, c’était pareil et ça ne plaisait pas davantage à Roussia.
Ça lui déplaisait sans doute un peu moins. Je n’y tiens pas particulièrement,
quant à moi, qu’elle ferme cette porte. Mais Lyyl y tient. Je ne sais pour
quelle raison, elle y tient. Pour des raisons à elle. Je n’ai pas envie de le lui
demander. Roussia, c’est un sujet de discussion en plus qui s’offre à elle.
Elle se fâche même, certains jours, bêtement. Se sent-elle rejetée par cette
porte fermée ? Ça ne peut être que cela, exclue, enfermée dehors. Ce n’est
pas possible. Elle ne joue jamais avec Lyyl, elle. Et Lyyl n’écoute que la
voix qui lui dit que cette porte doit être fermée, et le rester. Telle est-elle :
pas de demi-mesure.
Nous avons notre répertoire, nous l’avons mis au point, fignolé au jour le
jour. Et chaque jour, il y passe, tout le répertoire. Il débute par un numéro de
cirque. Invariable. Le bonimenteur qui rameute le public en l’alléchant par
la promesse d’exhibitions jamais encore vues, c’est moi. Avant, nous n’en
avions pas eu l’idée. C’est comme ça que nous y avons pensé  : je me
trouvais il y a quelques jours en haut d’une échelle double, me risquant à
tailler la vigne qui pousse derrière la maison et tentant d’en fixer les
branches sur des fils de fer. Lyyl, d’en bas, me regardait en même temps
qu’elle veillait sur moi. Mais elle ne s’attarda pas longtemps à simplement
me regarder. Bientôt elle sautait, et se suspendait à la barre transversale de
l’échelle. L’entreprenante fille se mit à se balancer sous mes pieds. Elle
faisait du trapèze  ! Je l’encourageai au péril de notre sécurité à tous deux
par une harangue. Comme cela se voit dans les cirques. C’était moi qui
veillais sur elle à présent, veillais sur nous, que nous n’allions pas mordre la
poussière. C’était parti, ça lui a donné l’idée. Et à moi aussi.
Et ce matin, d’entrée, je proclame :
– Approchez, approchez, messieurs-dames ! Venez voir le plus étonnant
spectacle, le plus formidable qui ait jamais été donné dans votre ville ! Ne
manquez pas ça !
Un temps d’arrêt et, pour être sûr de mon effet, j’ajoute :
– C’est notre dernier jour ici !
Un bon truc pour attirer plus de monde. La seconde d’après, le caissier,
c’est encore moi. Je commence à délivrer les billets, parce que les gens
arrivent, se pressent en foule au guichet. Je fais savoir :
– Un mark, les adultes. Les enfants gratis !
Lyyl m’a soufflé cette dernière recommandation, ne pas faire payer les
petits, et que la monnaie de son pays ait cours à l’exclusion de toute autre.
Elle, pendant ce temps, se prépare. Elle est même prête, la séance peut
s’ouvrir. Ainsi un lion entre-t-il en scène, ondulant sur ses pattes, pas
pressé : c’est elle, et moi je suis le dompteur. Où et quand a-t-elle jamais pu
se trouver en présence de lions  ? Elle en a toute la démarche, toute cette
expression, à laquelle il ne faut pas se fier, d’un patriarche. Foi de
dompteur, je ne m’y fie pas, pour ma part. Et je décris justement au public
la férocité du roi des animaux. Malgré sa mine bonhomme, avertis-je, il ne
faut pas le prendre pour un grand-père. Je m’en vais l’affronter devant vous.
Regardez comme déjà il montre ses crocs, sort ses griffes, menace de
mordre. Un vrai four, sa gueule. Et ses rugissements, ne donnent-ils pas la
chair de poule  ? Vous pensez qu’il ne fait que bâiller, hein  ! Que non. Il
s’apprête à engloutir son dompteur. Mais je me tiens sur mes gardes, il ne
m’aura pas par surprise s’il doit me dévorer. Voyez un peu sa queue (c’est
sa main que Lyyl agite derrière elle) : elle bat, elle fouaille. Mauvais signe.
Et maintenant que fait-il ? Il grimpe d’un bond sur le fauteuil le plus proche
et, de là, sur la table, sur le dossier du divan et sur tous les meubles
accessibles à un lion. Et quel meuble ne lui est-il pas accessible ! Il médite
un mauvais coup, une attaque et je ne sais pas d’où celle-ci viendra. Que
voulez-vous qu’un fauve fasse d’autre ? Je suis rien de moins que résolu à
le tenir en respect, à lui faire entendre raison : il le saura bientôt. Mais des
passes s’engagent et je manque de peu, à chaque fois, d’être mis en pièces.
Ah, il ne ferait de moi qu’une bouchée, si je n’avais mon fouet, qui claque à
son nez. Et puis quoi… sa Seigneurie ne semble plus que douceur,
gentillesse ! Il est fatigué d’être méchant : cela se voit. Il vient, m’aborde,
me caresse les mains de sa patte velue, mais une patte légère comme une
plume. Ne va-t-il pas jusqu’à se dresser sur les pattes de derrière, énorme tel
qu’il est, et à m’entourer le cou des deux autres pattes ? Je vous prends à
témoins, spectateurs, admirez ces attentions ; messieurs-dames, observez la
tendresse de celui qu’on dit être une bête sauvage !
Je ne dois pas passer mon temps à seulement discourir, j’ai autre chose à
faire, il y a beaucoup à faire ; maintenant je suis le public qui applaudit à
tout rompre pour redevenir aussitôt le baragouineur qui bâille son boniment
au même public, une fois de plus.
Mais je n’ai pas fini de prononcer le dernier mot que voici Lyyl en
écuyère. Amazone sur son cheval qui caracole gracieusement, effectue des
tours de piste : la super-beauté, le rêve de beauté. Je vante ses prouesses à
l’avance et je n’ai pas tort. Après avoir trotté comme on valse, d’une
poussée, elle lance sa monture dans un galop échevelé qui, en pleine course,
lui fait traverser l’un après l’autre une suite de cerceaux pendus sur son
passage. On n’a presque pas le temps de s’en apercevoir alors que comme
public je pars en applaudissements frénétiques et, comme meneur de jeu,
j’en appelle à ce même public pour qu’il partage mon enthousiasme en
applaudissant aussi fort.
 
 
D’autres numéros suivent sans transition. Puis, n’ayant aucun rapport
avec les jeux du cirque, se noue un drame où nous sommes des bêtes des
bois qui nous livrons à la chasse aux chasseurs. Joyeusement, férocement.
Une histoire mise encore au point par Lyyl. Pas davantage qu’aux
chasseurs, nous ne faisons quartier à leurs chiens. Leurs armes, nous les leur
prenons et les retournons contre eux. Nous les mangeons préparés à toutes
les sauces, inutile de dire avec quel plaisir. Lorsqu’il y en a trop, nous les
mettons au réfrigérateur.
De ces menées vengeresses, sans reprendre souffle, nous sautons à un
autre sujet : la petite chatte perdue. Je suis un monsieur qui se promène dans
la forêt et n’est pas peu surpris quand il découvre, blottie dans un buisson et
miaulant à fendre l’âme, une jeune chatte. Je m’approche de la bête
apeurée. Quel amour de chatte ! Je la mets en confiance, la prends dans mes
bras. Là, comme dans un nid, bien protégée, elle se met à ronronner pour
me payer de ma gentillesse. Je décide de l’emporter chez moi et de
l’adopter. Cette chatte-lyyl est en fait de l’espèce des bons génies. Elle se
révèle habile en tout : elle chasse, elle pêche, elle cuisine pour nous deux,
elle sert à table. On n’aura jamais vu une maison aussi bien tenue que la
nôtre. Et charmante, modeste avec ça. La nuit, elle dort à même le sol, elle
ne veut pas d’un lit.
Si les jeux de scène restent inchangés d’une fois à l’autre, les dialogues
en revanche sont libres.
Exit la petite chatte. Plutôt elle se réincarne en princesse et je suis le roi,
son père. Une princesse qui règne déjà sur un État voisin du mien. Les deux
capitales, on ne peut plus différentes, sont, la mienne, des plus antiques et la
sienne des plus modernes. Je suis de même aussi vieux que ma capitale. Je
n’ai jamais quitté mon royaume, il est tout mon horizon. Je ne le sais pas
encore mais cela va changer. Tout commence par le voyage qui conduit un
beau jour la princesse, par attachement pour ma personne, sur mes
territoires. Elle arrive dans l’une de ces pièces de musée que sont les trains
circulant au pays de ses aïeux. Quel voyage  ! Une aventure. Le récit que
cela donne dans la bouche de ma princesse se résume en peu de mots  :
broum, tric, ram, pif, paf, krouf, bang, dom ! Le tout entrecoupé de rafales
de rire, de grimaces et contorsions auxquelles ma dignité ne m’empêche pas
de prendre part. Mais ma fille n’est pas venue me rendre visite uniquement
pour cela  : elle me convie à son tour dans sa ville, qu’elle veut me faire
découvrir. Qu’à cela ne tienne. Je ne demande qu’à voir du pays. Nous
partons sur l’heure, reprenons le même train hors d’âge, et de nouveau  :
broum, tric, ram, pif, paf, krouf, bang, dom  ! Croulant de rire et tout
fourbus, nous atteignons la capitale de la princesse, et là, rendu muet par la
surprise, je ne ferai plus qu’aller de surprise en surprise. Grand Dieu, tout
ce qu’il m’est donné de voir pour la première fois de ma vie ! Des édifices
dont la hauteur m’étourdit et me laisse bouche bée, des magasins, les
grands, somptueux. comme des palais, les petits, beaux comme des écrins à
bijoux. Rien qui, flamblant neuf, ne miroite, n’étincelle. Mais les ascenseurs
qui vous hissent jusqu’au ciel en un clin d’œil font, plus que le reste, mon
admiration. Je m’extasie devant eux pendant qu’ils montent ou descendent
dans les colonnes de verre accolées aux plus hauts bâtiments. Et quand moi-
même je m’y trouve, mon étonnement n’a d’égal que mon ravissement.
C’est au milieu de ce faste que l’idée me vient. Cette idée, pourquoi, je
ne sais pas. Elle me vient. Je demande :
– Et Kikki ?
Point de réponse ; je poursuis :
– Que devient-il ? Il y a un bon moment qu’on ne l’a vu.
Qu’on ne l’a vu ! Dire ça au sujet de Kikki. Et c’est moi qui le dis, qui
parle de voir. Lyyl s’immobilise. Cela dure un instant. Puis cela dure tout le
temps. Plus de jeux. Elle va plus loin, s’approche de l’une des deux grandes
fenêtres. Et moi, n’en revenant pas qui ai fait état de voir Kikki, je
continue :
– Sais-tu pourquoi…
– Ça suffit !
Ce cri. Elle ne s’est pas retournée. Elle toujours face à la fenêtre, elle
presse maintenant sa figure contre les vitres et ne voit rien, j’en suis sûr.
Moi, je ne cesse pas :
– Que lui arrive-t-il ?
Alors elle, entre ses dents :
– Il ne reviendra plus.
Ce n’est pas sa voix, la voix qui a pris ce recul et s’est prise dans ce
recul, même si c’est elle, Lyyl, qui presse encore plus sa figure, presse ses
yeux contre les vitres. Elle ne voit rien à travers ces vitres, j’en suis tout à
fait certain.
– Mais, dis-je.
Quand bien même elle ne me présente que son dos, je n’ignore pas que
son menton est en train de trembler. Le front contre la vitre et son menton
qui tremble.
Je m’écrie :
– Mais voyons, pourquoi, ma Lyyl ?
– Je ne le dirai pas.
– Mais pourquoi ?
La tête tournée de l’autre côté, ne voulant pas me voir, elle quitte la pièce
à la hâte. Du jardin, je l’entends ensuite me lancer :
– C’est mon secret et je vais l’enterrer dans le sable !
Il ne sera plus parlé de Kikki, ma conviction est faite. Je regrette, ma
Lyyl. Tu ne peux pas savoir à quel point je regrette.
MOUETTE, MOUETTE

Néfertiti-Lyyl, tu n’appartiens pas plus à ta mère qu’à moi. Tu


n’appartiens à personne, sauf à toi-même. Peu importe où se trouve ton nid
pour l’instant. Il n’est que provisoire. Il sera toujours provisoire. Vole,
mouette… Je te libère de moi ; libère-moi de toi.
Vole haut, mouette !
– Raconte, papa.
Elle n’est pas là ; mais je raconte. Elle n’est pas là ; mais je vois la faille
par laquelle l’histoire s’engouffre, où tout s’engouffre, paroles, objets, le
monde grand comme il est ; je vois son œil noir. Et les mots viennent dans
l’ordre où il faut, pas un autre, pour que l’histoire se formule. Et à partir
d’un certain moment, l’histoire prend forme d’elle-même. Parce que c’est à
elle qu’obéissent les mots à partir de ce moment. Une histoire véridique,
dis-je. Quoi, tu fais la moue ? Véridique, est-ce là ce qui te chiffonne ? Ou
simplement, tu ne sais pas ce que cela veut dire ? Tu fais non de la tête et ce
non te secoue les cheveux autour de la figure. Non, pourquoi ? Un peu de
patience  ; écoute d’abord. Le conte que tu vas entendre ne ressemble pas
aux autres contes. Un jour, voici que je me trouve sur une avenue, l’une des
plus animées de cette ville qui, si tu tiens à le savoir, a de nombreux traits
communs avec celle dont tu es la princesse. «  Mais que suis-je venu
chercher  ?  » Cette question me turlupine depuis déjà un instant. Je me
rappelle y être accouru, et il a fallu faire vite, pour une raison précise. Et
maintenant j’attends que ça me revienne, et si je vais comme quelqu’un qui
a oublié ce qu’il a à faire, je n’y mets pas moins de conviction. Cette avenue
n’est pas mon lieu favori de promenade : je marche au milieu de la foule en
m’efforçant avant tout de savoir où je vais, et pourquoi. Et je le vois qui
traverse la chaussée, un caniche si petit.
Il se moque des voitures obligées de freiner en catastrophe pour lui
laisser le passage et les pneus crient à qui mieux mieux. Lui, il lève une
patte plus haut que l’autre, n’accélérant guère son allure de sénateur. Aussi
bien, on se retourne et l’admire non moins qu’un sénateur. Les gens, tout le
monde. Et il y en a sur l’avenue. Je pense pour ma part : « Tant qu’à faire
l’idiot, il sait le faire, et avec quel plaisir il le fait  !  » Et qu’est-ce que je
constate  ? Frisé comme un agneau juste né, de quoi il a assez l’air, il se
dirige vers moi. Pas d’erreur. Il m’a repéré, il m’a choisi dans une cohue où
ne manquent pas même ces beautés auxquelles il ne convient de respirer
que l’air pur des films. Cela me fait quelque chose. L’aspect de son poil
blond brillant, comme saupoudré d’étincelles, m’enchante sans conteste. Un
poil pareil, on a peine à en dévier ses yeux. Je le regarde et je me dis  :
« Comme d’un mal peut naître un bien ! » Si de se trouver quelque part et
d’oublier pourquoi on s’y trouve est un mal.
Tu n’ignores pas comment font les toutous lorsqu’ils abordent une
personne. Ils en accomplissent le tour, ils la flairent puis lèvent le nez,
jugent de l’air qu’elle a. Je suis l’objet du même intérêt. Et celui-ci, plus son
examen se prolonge, plus il paraît satisfait. Il le prouve par de vifs
frétillements de la queue, encore que ce ne soit qu’un petit bout de queue.
Mais des bonds le font bientôt se jeter sur moi. Il faut qu’il m’empêche
d’avancer tant il est impatient de me prodiguer toutes les marques de
sympathie à la portée d’un chien. Pourtant je suis pris d’un doute. « Il doit
se tromper et me confondre avec quelqu’un d’autre. C’est un jeune animal
en fin de compte.  » Mais il ne semble pas. Je m’en sens touché jusqu’au
tréfonds de moi-même, flatté aussi. Oui, comme d’un mal peut naître un
bien : touché, flatté et consolé de mon fâcheux oubli.
Les passants, et il y en a tant, me jettent des regards d’envie. Ils ne
s’éloignent manifestement qu’à regret, après un temps d’arrêt, le regret de
n’être pas les cibles des mêmes assauts, après avoir ainsi ralenti le pas,
après avoir attendu leur tour. Ils repartent déçus et, dirait-on, plus seuls
qu’avant, plus seuls que jamais. J’en déduis que je dois ma chance à des
mérites spéciaux.
Cependant j’estime que de telles opportunités ne peuvent qu’être brèves.
Je mets un terme à ce flirt et je vais mon chemin.
Il me suit.
Des chiens inconnus, les tout petits notamment, qui vous font un bout de
conduite, c’est une chose fréquente, tu ne l’ignores pas non plus, ma Lyyl.
Je laisse le gentil animal me suivre. Pourquoi lui faire de la peine ? Il finira
bien par s’en aller de lui-même.
Il trottine encore, passé un bon moment, à mes côtés. L’air joyeux dans sa
fourrure cendrée, il trottine, attaché à mes pas. L’air joyeux autant que fier !
Ce qu’exprime en tout cas sa queue levée en l’air, remuée. Ou alors ce qui
est suggéré de la sorte, aucun mot ne saurait le rendre.
Peu après, il me prend un doigt.
Ah, oh  ! me dis-je. Il est comme ces enfants qui, au lieu de donner la
main, aiment mieux tenir un doigt de leur maman ou de leur papa et c’est ce
qu’il vient de faire. N’est-ce pas drôle ?
Je continue d’avancer. Il me serre à présent fort, fort le doigt.
Je me dis : ah, oh ! il a peur que je ne l’abandonne et qu’il ne se perde.
Allant toujours comme si de rien n’était, lui suspendu à mon doigt, moi en
train de le tirer, je ris en moi-même.
Mais jusqu’où irons-nous ainsi ? me dis-je.
Brusquement il se fait lourd, lourd.
Ah, oh, quelles façons  ! Qu’est-ce qui lui prend  ? Il ne déteste pas
plaisanter, je vois. C’est un de ses tours.
Je m’efforce malgré cela de maintenir mon allure, la même allure. Je me
sens un peu inquiet pourtant : mets-toi à ma place. Plutôt qu’un toutou, j’ai
l’impression maintenant de traîner un bœuf. Je ne souffle mot, je m’abstiens
aussi de le regarder.
Je ne crois pas l’avoir voulu, du moins consciemment, mais faisant volte-
face alors, je tourne la tête, j’abaisse les yeux sur lui. Ce que je découvre
me remplit de stupeur. Juges-en plutôt  : le petit caniche est devenu gros,
gros  ! Je jette des regards furtifs autour de moi  ; personne, je dis bien
personne, n’a l’air de remarquer qu’il se passe des choses inhabituelles.
Je fais mine de trouver cela normal, moi aussi. Que je parvienne, si je
peux, à libérer mon doigt, je n’en demande pas plus. Il n’a pas lâché prise
de tout ce temps. Mais comment l’y contraindre  ? J’ai à deux ou trois
reprises secoué ma main. Sans succès. Je n’ai réussi au contraire qu’à me
faire pincer le doigt comme dans un étau. Il semble plus que jamais décidé à
m’accompagner là où j’irai.
Je m’arrête. La peur, d’une incertaine manière, commence à s’insinuer en
moi. Cette peur, je me garde bien de lui en offrir le spectacle. Sur un ton
enjoué, comme s’il était courant de discuter avec un animal, je lui explique :
– Ça suffit, il faut me laisser à présent. J’ai à m’occuper d’affaires…
Et sur le point d’ajouter : « Va, toi aussi, à tes affaires », je me rappelle
que je parle à un chien et ravale mon conseil. Sans doute à tort.
Il m’a compris, n’empêche, je le note à son air. Cela ne laisse pas de
troubler toujours l’homme que de se voir compris par une bête quand il lui
adresse la parole. Je médite sur ce mystère non sans, en même temps,
maudire ma chance, – la chance d’avoir reçu en cadeau une aussi
encombrante amitié. D’un bien peut-il à présent sortir un mal ? Une chose
qui a l’air d’arriver.
On ne s’attend pas de la part d’un chien qu’il réponde, serait-il le plus
intelligent de sa race. Ou ce serait alors que votre bon sens vous abandonne.
Celui-ci fait mieux. Il s’arrange mieux qu’avec des mots, qu’avec des
phrases, s’en passant, doué d’une parole qui, pour ne pas s’entendre, n’en
est pas moins compréhensible à sa façon, il dit et appuie son beau discours
muet du regard d’être humain qu’ils posent sur vous, ces animaux :
primo, il n’a rien à faire ailleurs, où que ce soit, et il ne tient pas à y
aller ;
deuxio, il préfère rester avec moi et que je reste aussi avec lui  ; il me
suivra donc partout ;
tertio, je dois le porter, à partir de maintenant.
Le porter  : il n’y pense pas. Gros comme un âne qu’il est  ! C’est de
l’impudence ou je m’y connais mal. Je roule vilainement les yeux : non et
non !
Et le même regard d’être humain prisonnier dans une peau de bête se fixe
sur moi. Il n’a pas l’air d’approuver mon attitude. Je ne suis pas plus
courageux qu’un autre. Que ferais-tu, toi, face à un tel monstre ? Te mesurer
à lui ? Si encore il utilisait des mots d’homme et que nous puissions nous
expliquer sans détour. Mais non, d’un bien, un mal est décidément en train
de sortir.
Lui, pendant que je proteste, se borne à me dévisager avec ces yeux à
donner le vertige, et c’est toute l’impression que j’en reçois. Mais aussi il
montre les griffes et ce ne sont pas des griffes et moins encore des griffes de
chien. Si je ne me trompe, il s’agit de coins autant que de couteaux d’acier
aux arêtes vives tous disposés sur un seul rang.
Que va-t-il se produire, et qui sera terrible  ? Se produire, fondre si vite
que je n’aurai pas le temps de savoir ce que c’est.
« Du calme, du calme, me dis-je, tu en as besoin ; tu es sur le point de
perdre ton sang-froid. »
Et qu’est-ce qui me prend, qu’est-ce qui me tient : la grande colère !
Je ne suis plus qu’un ostrogoth déchaîné, un ostrogoth qui sans un regard
aux passants crie et tempête :
– Fiche le camp, sinon gare !
Et lui, se fait tout petit, là, sous mes yeux. Il redevient le gentil petit
caniche qu’il était quand il s’est approché de moi. Et joyeux comme avant,
son chasse-mouche frétillant. Les mêmes boucles étincellent sur lui et
semblent chacune vous décocher un sourire. Et comme il est venu vers moi,
sans demander son reste, il s’en va.
Je le regarde qui s’éloigne, fringant, levant une patte après l’autre, on
dirait sur une musique, toujours droit devant lui, ouvrant son chemin sans
dévier dans une direction qui tout d’un coup lui semble assignée et où il est
attendu. J’en oublie pour de bon l’affaire qui m’a conduit dans ce quartier,
lequel n’est assurément pas mon lieu favori de promenade.
Fil rouge, fil jaune et fil enfilé de perles. Les grosses pour moi, les petites
pour toi.
 
 
– Mais papa, que viennent faire ces perles ici ?
– Ces perles  ? C’est un signal comme ça. Le signal que l’histoire est
finie. Ma grand-mère terminait ses contes juste de cette façon. Alors je
pouvais fermer les yeux et les oreilles, et m’endormir.
– Mais encore quelle histoire de chien est-ce là ?
– Je ne sais pas, ma fille. C’est une histoire aussi, comme ça. Bêtement
une histoire. Telle elle m’est venue en tête, telle je te l’ai racontée. Pardon.
Un sourire entendu auréole la bouche de Lyyl, auréole ses yeux, auréole
son visage, une quantité d’auréoles réunies. Elle reste là avec son sourire
implicite qui fait des auréoles.
Et je lui souris aussi.
L’ENFANT NUE

Samedi 23  juillet, veille de ton anniversaire, ce rêve, Roussia  : je me


retrouve dans le même hôpital. Un rêve dont il faut que je me réveille  ?
Mais ne vaut-il pas mieux que j’y reste ? Et continue d’être ici et là-bas ?
D’être avec vous trois malgré toute cette distance entre nous. Il n’y a plus
que le rêve pour nous rapprocher. La distance était déjà devenue une affaire
de comptes de toi à moi. Combien de nuits sans et de nuits avec, combien
de baisers, combien de regards… Nous ne sommes que les jouets de cette
vie, et tu l’ignores. Quelqu’un nous rêve, ou quelque chose, et en même
temps se rit de nous. Ô illusion jusqu’à plus soif, jusqu’à plus faim, –
jusques à quand. Je voulais simplement dire ceci : la chance, si jamais une
femme et un homme l’ont rencontrée, cette femme, cet homme, c’était toi,
Roussia, et c’était moi. Que n’aurions-nous pu en faire  ! Nous en avions
bien fait une chose assez extraordinaire, mais une de ces choses dont on ne
se doute pas qu’elles sont extraordinaires pendant qu’on les fait. Telle a été
notre faillite. Une chance comme il en est rarement accordé aux êtres
humains, nous l’avions eue, cette chance, et nous l’avions laissée nous
échapper. Comment en arrive-t-on là ? Cela s’est produit… Non, je ne sais
plus. Je n’avais pas le droit de te suivre. Tu avais ce bébé dans les bras et je
t’avais suivie. Le souvenir s’arrête là, sans plus, là.
Je rêve et je sais que je rêve. C’est comme de se regarder dans un miroir :
on est devant soi et on n’y est pas  ; l’autre n’existe pas, ou soi-même on
n’existe pas. Mais on est là, soi et un autre. Je ne voudrais pas avoir à en
sortir, – plutôt mourir. Le miroir se briserait, il deviendrait mouroir. La vie
se viderait d’elle-même.
Je te vois assise sur mes genoux : ce bébé, c’est toi maintenant, Lyyl. Tes
yeux m’observent. Ils sont calmes. Ils restent calmes. Leur regard semble
fendre des espaces incommensurables pour venir me traverser et aller se
perdre ensuite plus loin que moi, dans l’infini. Et du même air calme, tu me
déposes un baiser sur la joue. Tu ne cesses pas de me considérer de ce
regard calme. Je t’entoure de mes bras et, moi aussi, je t’embrasse. Entre
nous, pas un mot, toujours pas un mot. Nous continuons à nous dévisager,
l’un l’autre. Je remarque alors la couleur de tes yeux : vert océanique. Ils ne
sont ni brun fumée, ni brun d’ambre, ni brun brûlé à en paraître noirs
comme ils devraient l’être. Je m’entends penser : n’est-ce pas signe que je
l’ai perdue ? Je romps le silence et dis là-dessus : « La vie ne nous donne
rien qu’elle nous permette de garder. Elle m’a repris ce qu’elle m’a donné,
plus vite encore qu’elle ne me l’a donné. Mais moi je suis incapable de me
déprendre.  » Un ange aveugle nous mène. Je me retourne de temps en
temps et lis ma route dans les orbites évidées du mien. Son front : lumineux
mais, en dessous, il y a ce noir d’abîme, où je déchiffre mon chemin.
Roussia, tu t’es appropriée mes rêves eux-mêmes. Que j’y retrouve Lyyl,
et cette Lyyl c’est toi. Que je poursuive plus loin et rencontre l’ange
aveugle  : cet ange, c’est toi et il prend tes yeux, on ne peut le tenir pour
aveugle. Plus loin, de plus en plus loin, là où blanchit la neige du silence, tu
es sur ma route.
 
 
Nous retrouver, oublier. Oublier que nous avons souffert l’un par l’autre
et ce que nous avons souffert. Si cela pouvait être vrai, Roussia  : que les
décombres, les saccages soient derrière nous. Nous ne finissons pas d’en
mourir, de renaître pour en mourir, et peut-être même sommes-nous morts à
l’amour, irrévocablement morts. Alors maudits soyons-nous qui portons
toutes les monstruosités dans notre sein et ne répugnons pas à les y tenir au
chaud. Que les bûchers que nous allumons et sans trêve alimentons d’un
bois de violence, sans trêve attisons pour nous coucher dessus, nous soient
la seule manière de survivre. Cela qui a pris de l’importance et cela qui en a
perdu et justifie que nous nous conduisions de la sorte, ce que tu es
devenue, ce que je suis devenu, moi qui avais cru reconnaître en toi mon
destin – vert océanique, ton regard avait tout éclairé d’un coup –, ce qu’il en
reste.
Ce qu’il en reste. Je ne parle et ne vis plus qu’avec des fantômes. En suis-
je, à présent, de ces fantômes, à force de frayer avec eux. Les apparences
ont beau crier le contraire, comment en être sûr : j’hésite parfois à tourner la
tête pour voir si mon ombre me suit. Et si c’est l’ange aveugle, malgré ces
apparences  ? On veut, on souhaite ne pas rester tous les jours soi,
désespérément soi, celui qu’on se donne pour être. L’homme qui dit, Je, le
sait.
La grand-mère de Lyyl, depuis que je la connais, ne s’habille que de gris.
Présente, elle prépare déjà le monde à son absence, elle gomme ses traces.
Grande, dans sa distinction qui en fait une dame, toujours vêtue de gris. Elle
ne rit pas, elle sourit, quand ça lui arrive, d’un sourire désolé de fantôme.
Sur Roussia aussi le temps, ou je ne sais quoi, commence à déposer ce
givre, ce quelque chose de pathétique qui fait le fantôme. Je ne la vois plus
que dans une sorte de profondeur, d’écart. Un air d’orchidée à travers la
brume qui lui ronge la figure, le regard, la ronge tout entière, de tous les
côtés. Voir loin qui on aime, n’y voir qu’un fantôme dans un recul
inévitable. L’amour nous aurait donc rapprochés d’une chimère. Il n’aurait
trouvé sa force qu’en cela. L’automne avait laissé un sillage d’or dans les
frondaisons et pendant quelque temps il y eut cette lumière. Elle eut à ce
moment, pleins de cette seule lumière, les yeux hantés d’une statue.
Détachée, étrangère, une statue, si elle n’est pas un fantôme, est-ce mieux ?
Mais parfois aussi, ce regard s’embuait de pitié. Pour nous, pour elle-
même ? Je voudrais que mon nom secret t’illumine, Roussia, et que de tes
blessures il pleuve moins de larmes de sang que de larmes de lumière. Cette
lumière justement qui dorait tes yeux.
 
 
La grâce, Roussia, l’expansion de blondeur, toi ; et Lyyl le brunoiement,
le hâle, la cannelle. Lyyl avec son inaptitude à rouler les r et ses exercices
pour y parvenir, sur la recommandation de l’orthophoniste : dar linn do, dar
linn, do. Ce qui lui a valu d’être appelée par moi Darling Dodo. Un autre
est sorti de moi, et s’est éloigné. Moi, je reste. Les paroles de l’amour. On
peut oublier de les avoir dites. Mais le souvenir ne s’en efface pas là d’où
elles ont jailli. J’ai appris ton cœur par mon corps, ton regard par mon désir.
Le souvenir gît là quelque part. Je pourrais ne plus savoir parler. Il est
pourtant là.
– Papa, tu as lu tous les livres qui existent ?
– Tous les livres qui existent : je ne me rappelle pas avoir jamais dit une
chose pareille. Un certain nombre.
– Et maintenant tu vas lire ceux qui restent.
– Je vais tâcher d’en lire quelques-uns au moins.
– Papa, tu lis tant, pourquoi ? Pour devenir intelligent.
– Je suis curieux de…
– Tu ne peux pas être intelligent tout seul ? Sans les livres.
C’est fini à présent, ma Lyyl, ils ont moins de raison d’être que les rêves.
Nous nous y rencontrons, les rêves, je t’y retrouve. Pas dans les livres. Pas
dans la vie. Alors ils sont devenus la vie. Les rêves. Les portes n’y sont pas
de fausses portes, elles s’ouvrent quand je frappe et je peux entrer, me
reposer de la fatigue des routes. Elles s’ouvrent, une maison m’accueille qui
a la profondeur de la mémoire. Ou bien ce sont des jardins, paradis avec
leurs oiseaux : les jardins de l’été. J’entre, les oiseaux chantent, et tu es là,
les scellés mis sur mes yeux sont levés, et ceux mis aussi sur mes lèvres. La
mémoire me revient. Tout me revient.
Je ne sais quels mots il faut trouver pour dire cela. J’avais la parole de la
passion et voici que la passion de la parole s’empare de moi. Cela qui
résiste à se laisser dire, cela qui refuse et s’obstine. On reçoit son mutisme
comme une coulée de plomb, on y est pris, pourquoi, qui osera vous le
dire ? Peut-être, cette cuirasse de plomb, si elle vous enterre en vous-même,
vous protège-t-elle aussi contre tout ce qui exige d’être dit. Peut-être. Si elle
ne vous dissout pas dans ses ténèbres. Ténèbres du mutisme, ténèbres de la
passion. Ô ténèbres, neige dans votre noirceur inaltérable où se tient
l’enfant nue, je vous fais face.
Dar linn do. Darling Dodo. Celle dont le nom s’écrit Lyyl et se prononce
Lûûl.
Elle se tait. Elle a l’air de vouloir montrer. Mais elle ne dit pas quoi.
– Oui, dit-elle, les lèvres retroussées.
Elle reste à l’écoute. Elle tend, non l’oreille, mais le regard. Ce regard,
l’ambre qui absorbe la clarté environnante et la retient prisonnière, l’ambre
qui porte la lumière captive à une concentration telle qu’elle en paraît noire.
– Mais papa, dit-elle à la fin. Tu sais une chose ? Tu me sembles quand
même… C’est ça, tu me sembles. Tu es comme si…
Des mots cherchant une porte de sortie, mais autre que la bouche, et ne la
trouvant pas. Vous marchez dans un paysage de neige, vous ne savez plus
où est le chemin, il n’y a plus de chemins. Une maison là-bas. N’y allez pas,
n’y entrez pas. Ne l’habitent que des fantômes.
Sombres, ses yeux éclairent le visage et autour du visage. Le tramway,
orchestre désaccordé brinqueballant, craquant, clignotant, passe, nous
sommes en ville. Un faire-part qu’on attend, où le nom, avec sa place
laissée en blanc, manque.
Le sol roux d’aiguilles de pin sèches et puis… la naissance de la mer. Je
levais le regard vers le bleu du ciel infiniment vierge, infiniment haut,
infiniment vigilant. Infiniment tout ce qu’on désire. Comme au-dessus d’un
autre continent. Un chant semblait s’élever, triste et doux. Celle qui m’avait
donné la vie et m’avait donné ma mort en même temps, chantait ainsi.
Comme au-dessus d’un autre continent.
 
Tout en haut des arbres
Dors mon bébé, dors.
 
Un souvenir pour mériter ce nom se doit d’être beau, plus beau que la
chose remémorée, que la vie.
Elle rejette la tête en arrière et rit. Il n’y a pas de risque que j’oublie, non.
Puis sa bouche se gonfle en une moue dubitative. Toujours magnifiques de
pénétration, les yeux ne reflètent que leur couleur. Elle ne dit rien, mais fait
oui de la tête et toute la masse de ses cheveux se met en mouvement. Elle
me regarde avec cette gravité que je lui envie et moi je voudrais mourir.
– Il faut être fichtrement bête.
– Oui, ma fille.
Le narrateur a disparu, mais non sa voix, ou peu importe, la voix qui dit,
Je, qui se parle seule, se parle d’elle-même. Il a fondu dans sa voix, sous le
masque de plomb déjà porté, sur lequel s’est ajouté un autre masque. De
plomb aussi. Et l’été se ruine selon un ordre qui lui est propre et qui le
venge d’avoir trop cru en soi. Il véhiculait sa mort, il ne le savait pas. Sa
lumière stagnait, il n’y prêtait pas attention. À présent, nous basculons avec
lui. La mousse sent l’iode.
De ce qui a fait notre existence jusqu’ici, rien ne sera plus comme avant.
 
 
Elle attend que je lui dise quelque chose encore. Attendant, m’observant
avec un sourire tapi au coin de l’œil. Un sourire qui reste à venir mais n’est
pas loin. Acquiescer, dire oui, accepter.
– Alors comme moi, dit-elle.
– Non pas comme. C’est toi.
– C’est ça. Tu as trouvé le mot qu’il faut.
Elle en est convaincue, elle. Et moi  ? Moi aussi. Elle est aux anges. Et
tout est là. Ô Lord, tout est là.
Celui qui dit, Je, et n’est plus qu’une voix, ne survit qu’en cette voix.
Jusqu’à présent il n’a pensé qu’à ce qu’il pense, lui, ce qu’il pense d’elle, ce
qu’il pense de cela, ce qu’il pense de tout. Mais à ce qu’elle pense, elle, y a-
t-il pensé  ? Que pense-t-elle, avec sa tiare invisible sur la tête, une tête
qu’elle porte haut avec sa masse de cheveux noirs. Instinctivement, une
attitude royale. Jamais de doutes, jamais le dos rond. Y a-t-il pensé, lui, qui
par elle est entré dans une lignée de princes ?
Tiens, qui voit-on se pointer : Kikki !
– Bonjour, Kikki. Avance.
Il est tout de même revenu. Sans doute a-t-il cru pouvoir trouver Lyyl ici.
– Non, lui dis-je. Elle est là-bas, dans son pays.
Je corrige :
– Votre pays.
Il ne prononce pas un mot. Ce qui me fait ajouter :
– Mais tu peux rester avec moi si tu veux.
Il ne me voit pas, semble-t-il, il a l’air d’écouter, non mes paroles, mais
autre chose. Puis mon invitation à rester paraît l’atteindre, lui parvenir après
y avoir mis du temps. Il se borne à secouer la tête, certainement pas à mon
adresse, plutôt comme s’il était seul, pour dire qu’il ne veut pas et il repart.
Lui aussi, il la cherche.
Après le passage de Kikki, le temps a blanchi et j’ai blanchi, nous avons
pris, le temps et moi, la plus blanche des blancheurs, celle des fantômes.
L’automne continue à découper les feuilles de chêne dans de l’or bruni. Le
facteur apporte chaque jour des lettres, sauf celle qu’on espère. La neige
elle-même donne l’impression de n’être pas loin, elle n’a jamais quitté tout
à fait l’air, toujours présente, comme certaines qu’on croit avoir oubliées
pendant qu’on pense à autre chose. Subtil, erre ce parfum de neige. Un jour,
le temps tournera la tête et montrera sa face blanche  : face de neige à
l’inaltérable blancheur, face de l’absolu. Toute la neige, toute l’étendue.
DU MÊME AUTEUR

AUX ÉDITIONS DE LA DIFFÉRENCE

L’Enfant-jazz, poèmes, 1998 (Prix Mallarmé 1998).


Le Cœur insulaire, poèmes, 2000.
Feu beau feu, poèmes, 2001.
Les Terrasses d’Orsol, roman, coll. « Minos », 2002.

Ombre gardienne, poèmes, 2003.


L. A. Trip, roman, 2003.

Neiges de marbre, roman, coll. « Minos », 2003.


Omneros, poèmes, 2006.

Le Désert sans détour, roman, coll. « Minos », 2006.


Poésies, Œuvres complètes t. 1, 2007.

Qui se souvient de la mer, roman, coll. « Minos », 2007.


Habel, roman, coll. « Lire & Relire », 2012.

CHEZ D’AUTRES ÉDITEURS

La Grande Maison, Éditions du Seuil, 1952.


L’Incendie, Éditions du Seuil, 1954.

Au café, Éditions Gallimard, 1956.


Le Métier à tisser, Éditions du Seuil, 1957.

Un été africain, Éditions du Seuil, 1959.


Baba Fekrane, Éditions de la Farandole, 1959.
Le Talisman, Éditions du Seuil, 1964.

Cours sur la rive sauvage, Éditions du Seuil, 1966.


La Danse du roi, Éditions du Seuil, 1968.

Dieu en barbarie, Éditions du Seuil, 1970.


Le Maître de chasse, Éditions du Seuil, 1973.
L’histoire du chat qui boude, Éditions de la Farandole, 1974.
Mille hourras pour une gueuse, Éditions du Seuil, 1980.

L’Infante maure, Éditions Albin Michel, 1994.


Tlemcen ou les lieux d’écriture, Éditions de la Revue noire, 1994.

La Nuit sauvage, Éditions Albin Michel, 1995.


Si diable veut, Éditions Albin Michel, 1998.

L’Arbre à dires, Éditions Albin Michel, 1998.


Comme un bruit d’abeilles, Éditions Albin Michel, 2001.
Cet ouvrage a été numérisé

avec le concours du Centre national du Livre

 
Pour l’édition originale :
© SNELA La Différence,

30 rue Ramponeau, 75020 Paris, 2003.


ISBN de l’édition originale :

978-2-7291-1493-0
 
Cet ouvrage a été publié pour la première fois

chez Sindbad en 1990.


 
Pour la présente édition numérique :
© SNELA La Différence,

30 rue Ramponeau, 75020 Paris, 2015.


ISBN de l’édition numérique :

978-2-7291-2219-5
 
En couverture :
William Degouve de Nuncques,

Le Cygne noir, 1896.


 
Cet ouvrage a été numérisé

le 13 octobre 2015 par Zebook.


 
Éditions de la Différence
30, rue Ramponeau, 75020 Paris
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