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Neiges de marbre
roman
Éditions de la Différence
Un homme du Sud, une femme du Nord. Entre les deux, les forêts, les ciels, les neiges
septentrionaux. Entre eux, surtout, leur enfant, la petite Lyyl. Comment un père se fait voler sa fille,
l’affection de celle-ci, et comment il lui devient doublement étranger. Histoire d’un enracinement
puis d’un arrachement dans la vie d’un couple séparé – mixte – que l’auteur retrace d’une écriture
superbe, émouvante et pudique.
Dernier volet de la trilogie « nordique » qui comprend Les Terrasses d’Orsol et Le Sommeil d’Ève,
déjà parus dans « Minos ».
La visiteuse
Valo
Roussia
Lyyl dit et voilà
Le matin d’une tartare
Jeux pour un sommeil
L’île fortunée
La Cerisaie
La perle du bonheur
Les deux signes
La main et la mémoire
L’autre part des choses
L’exploratrice
Le cygne à la rose
Chante, oiseau
Les framboises
Le jour qui finit
L’état d’absence
La fleur de pissenlit
Un père et manque
Mouette, mouette
L’enfant nue
Du même auteur aux Éditions de la Différence
Copyright
Chez le même éditeur en version numérique
LA VISITEUSE
Elle entre. Je n’en crois pas mes yeux. Elle saute sur un pied, les mains
croisées dans le dos, continue, avance sur le même pied. Elle joue à la
marelle, ou fait comme si elle y jouait. Elle pousse un invisible palet et je
n’en crois pas mes yeux.
Une chambre quelque part, une chambre au douzième étage, quelconque,
avec ses deux Finlandais couchés, deux malades, et encore un troisième
larron, l’individu qui dit, Je. Lui, c’est moi. Je le suis autant qu’un autre,
que n’importe qui. Ma vie en rend compte ou, si on veut, en répond. Dans
ces douze étages et plus d’hôpital, je ne suis que présumé malade, moi, en
observation.
Comment est-elle arrivée jusqu’ici ? J’en suis encore à m’étonner. Je
l’accueille d’un grand bonjour :
– Païva païva !
Dans sa langue. Elle ne daigne pas me répondre, dans aucune langue.
Bon, eh bien, toi qui dis, Je, tu te contenteras de l’embrasser. Je me
baisse vers elle, elle se détourne. Juste au dernier moment. Quand je vais
l’embrasser.
Je n’insiste pas. Être suçotée ennuie Lyyl, je sais. Plus obliques sont les
voies qui nous mènent l’un vers l’autre. Ah non, je ne l’aurais pas aimée
moins brune, avec une tignasse moins noire dans ce pays de têtes blondes à
n’en plus pouvoir. Et ses yeux d’ambre, non plus, je ne les aurais pas aimés
moins chauds, moins brillants parmi tous les pétales de ciel délavé, les seuls
yeux que vous rencontrez ici. Ni d’ailleurs je n’aurais voulu sa beauté
moins éclatante. Néfertiti… Je murmure tout de même ce nom à son oreille,
Néfertiti, Néfertiti. Et je la regarde, je ne peux pas m’empêcher de
prononcer, de répéter ce nom. Je la regarde encore. Néfertiti à cet âge devait
être le même pruneau sur deux jambes. L’avenir saura en faire un chef-
d’œuvre. L’avenir a le temps. Je pense pour moi : « Néfertiti, c’est ma
visiteuse aujourd’hui. » Néfertiti au pays des barbares hyperboréennes
aveuglantes de blancheur.
Elle est suivie de sa grand-mère, non de Roussia, de la grand-mère.
Pourquoi : celui qui dit, Je, n’en sait rien et ne tiendra pas à le savoir
puisque Néfertiti est là. La vieille dame attrape celle-ci par les épaules,
l’ayant vue refuser de dire bonjour, puis se défendre d’être embrassée. Elle
veut obtenir d’elle de meilleures manières. Néfertiti secoue le joug,
ombrageuse, parle d’autre chose d’une voix qui fait trembler les vitres. Cela
suffit pour nous pousser hors de la chambre que nous abandonnons aux
deux coupables de maladie, vite abandonnons. Elle, Lyyl, continue en route,
de cette voix qui porte, à protester. Je suggère d’aller à la cafétéria.
Nous pourrions aller ailleurs, au jardin, dehors, devant l’hôpital. Dans
notre fuite, la première idée qui me soit venue à l’esprit, la cafétéria. En
tête, Lyyl va seule, elle ne veut donner la main à personne, pas à sa grand-
mère, pas à moi. La même propreté nous accompagne dans la longue,
spacieuse galerie, elle nous poursuit partout.
Et elle tombe en arrêt face au divan où nous nous sommes assis hier, elle,
Roussia, moi. Elle y court, s’y étale et attend de moi que je l’imite. Cette
répétition d’un acte : une façon d’apprivoiser les choses ? De leur inspirer
confiance ? Au fond les choses nous connaissent mal, nous ne faisons que
passer, et elles restent. Je parlemente dans ma langue, ne connaissant pas la
sienne, pour décider Néfertiti à nous suivre jusqu’à l’ascenseur. Elle me
toise, mon incompréhension la stupéfie.
Dans l’ascenseur, elle d’abord, et qui entend presser le bouton, elle et
personne d’autre. Je la soulève, dirige son doigt, il n’y a que nous dans
l’ascenseur, on peut se permettre. Elle appuie sur le bon bouton avec une
détermination qui signifie à l’objet : c’est moi, et je commande. Il faut de
l’imagination, beaucoup d’imagination, pour se représenter simplement ce
geste.
Nous y sommes, un vaste, un profond café au troisième étage. La vieille
dame habillée de gris pour l’été nous choisit une table, ce n’est pas qu’il en
manque de libres, mais elle semble savoir et en même temps ne pas se
rappeler laquelle il faut prendre, et nous installe. C’est en plein courant
d’air. Cela dira si on me soigne bien, je ne bouge pas de ma place. Lyyl
s’est hissée sur sa chaise d’une fesse, puis de l’autre, elle a refusé mon aide.
Devant elle, ballonne une pâtisserie toute rose de sucre glace venant de la
vitrine du self-service où, entre-temps, sa grand-mère est allée la chercher.
Maintenant la même grand-mère se prépare à la lui découper avec un canif
sorti de son sac. À travers la barde de sucre en sueur par le temps qu’il fait,
une épaisse crème se répand. Je ne vois pas Néfertiti aimer ça. Le silence,
l’ombre, la rosée, toute la nuit un oiseau chantera. Tralala, elle n’y goûte
que pour tout repousser. Elle n’est pas friande de ces choses, elle mange peu
de toute façon. C’est une immortelle.
Alors, dans un cabas qui repose à ses pieds, la vieille dame pêche un
flacon. Ce qu’il renferme, un liquide aux irisations violâtres de rubis. On
connaît : du jus d’airelles pressé à la maison. Elle en verse un doigt dans le
godet en carton de Lyyl et Lyyl siffle ce doigt d’un trait. Elle en redemande,
boit en renversant la tête en arrière, puis en tapotant du bord du godet contre
ses lèvres pour faire tomber la dernière goutte. Il n’y a plus de goutte, je
suppose, à faire tomber, mais elle tapote toujours et ses cadenettes ballent
contre ses oreilles. Elle a les cheveux assez longs désormais pour permettre
qu’on lui fasse des tresses. Ce n’est pas facile : ils vous glissent entre les
doigts à cause de leur finesse ; de l’eau, diriez-vous. Mais en s’appliquant
on y parvient, il faut réunir de chaque côté de la figure les cheveux de
devant et de derrière. Il m’arrive quelquefois de les lui faire, ses cadenettes,
mais Roussia s’y prend mieux que moi, bien mieux.
L’aïeule grommelle parce que Lyyl se soûle de jus d’airelles. Celui qui
dit, Je, continue d’observer l’une, l’autre, il ne dit rien. Entre cette femme et
lui, des signes passent, non les mots. Avec l’enfant assise de l’autre côté de
la table, il en est de même. Dans la robe de chambre qu’il porte il y a une
poche, et dans la poche, il y a des biscuits secs. Il les lui tend. Elle les lui
arrache de la main, les yeux d’un oiseau de proie soudain, ou quelque chose
de semblable, puis d’une fillette. Il rit ; elle lui fait une révérence de la tête,
une vraie révérence. Elle se met à concasser les biscuits dans son assiette de
papier. Le silence, l’ombre, la rosée, toute la nuit un oiseau chantera. Qui
voudra nous séparer, et pourquoi ?
Son travail de mise en pièces achevé, Lyyl porte un premier morceau à la
bouche, le croque comme pour voir. Mi-figue mi-raisin, elle en croque un
second, toujours comme pour voir. Je la regarde faire. Et voici qu’un
morceau suit l’autre. Le buste cambré, elle mange posément, non sans
distinction, l’œil allongé s’inscrivant de face dans un profil hiératique de
reine-déesse et le visage qui fait le silence autour de soi arrête le temps. Ne
manque, entre les deux doigts levés, avec un pré-sourire, que la fleur de
papyrus. Il y a le bout de biscuit, et le sourire éclora, peut-être. Elle me
paraît en effet immortelle.
Je demande :
– C’est bon ?
Elle me répond d’un oui résolu de la tête. Elle a compris. Entre elle et
moi tout de même certains mots passent, les plus brefs, qui ne sont pas loin
d’être des gestes. Ce début de conversation l’incite à prélever un fragment
sur la réserve de biscuit qu’elle s’est constituée. Elle me le présente :
– Un petit bout pour papa.
Je comprends son idiome à mon tour. La main ouverte par-dessus la
table, je dis :
– Un grand bout pour papa et un petit, tout petit, pour Lyyl.
Elle renverse, sous sa masse de cheveux noirs, la tête en arrière, rit aux
éclats. Elle a compris. Mais la tiare invisible qui aurait reposé sur cette
masse de cheveux ? Elle serait par terre toute cabossée à l’heure qu’il est.
Fille, quand tu ris ainsi, tu redeviens le bébé que tu es encore. Je retourne
avec toi au sens premier et définitif de chaque mot.
Elle proteste et rit encore :
– Non, un petit pour papa !
Elle fractionne un peu plus les morceaux restants et crie devant tous ces
Finlandais sourcilleux, qui n’ont jamais vu cela :
– Un petit pour papa !
Et elle reprend :
– Un petit pour papa !
On ne brave pas les courants d’air dans ce pays. C’est mauvais même par
trente-cinq degrés à l’ombre, température enregistrée aujourd’hui. Changer
de place, il faut s’y résoudre : ce que nous faisons et qui vaut mieux pour
nous. Cela n’y change rien. Nous en changeons une nouvelle fois et cela va
mieux. Trente-cinq degrés. Nous aurons une taxe de sécheresse à payer. Le
goûter s’achève au milieu de ces déménagements.
Du même cabas, à présent, la vieille dame extirpe trois livres, trois
albums dont Lyyl ne se sépare jamais. Impossible de garantir ce qu’on peut
voir apparaître de ce cabas : deux douzaines d’œufs, sait-on, un bouquet de
roses, sait-on, un dragon crachant des flammes, la lune peut-être ; une chose
à la suite de l’autre ou toutes ensemble à tout moment et toutes aussi
impossibles. La dame me propose les albums aux vives couleurs, son geste
et ses yeux d’un bleu laiteux avec leur sourire désolé, lui servant de parole.
Je dis :
– Spasiba.
Son regard s’anime, elle répond, confuse d’entendre sa propre voix sans
doute :
– Pojalsta.
Son visage, les ans l’ont moins hachuré, sabré de rides qu’ils n’en ont
distendu la peau pour la mettre délicatement en plis et l’étaler ensuite en
plages lisses entre deux plis. Un souffle d’air soulève sur sa tête des
cheveux gris.
Ces seuls mots de sa part et de la mienne, hormis les signes, les
mimiques, et la parole gardera le deuil. Autour de moi aussi, les
conversations ne me livrent que leur bruit sans plus. La lecture sera
néanmoins faite à Lyyl par mes soins, Lyyl qui grimpe d’elle-même sur mes
genoux, n’attendant pas d’y être priée. Elle ne veut pas le montrer mais elle
frétille de plaisir.
Je commence et, aussitôt attentive, elle m’écoute dire dans une langue
inconnue des histoires plus que connues d’elle. Je vois sa tête, de côté,
penchée sur le livre que je tiens dans les mains, je vois la frange qui lui
tombe sur les yeux et, dans le prolongement, la courbe pure de la joue mais
pas le nez derrière, il existe pourtant, je le sais, et la regardant ainsi je vois
comment une statue écoute. Lyyl en est une. Je me fie aux images :
énigmatique, le texte imprimé ne me sert à rien. Sur ces images, j’ai déjà
bâti mes histoires et je les ai apprises par cœur afin de pouvoir les répéter
aussi souvent qu’il est nécessaire. Les répéter à la lettre. Pour n’en point
connaître le sens, ma diablesse de fille ne retient pas moins chaque mot que
je prononce, ne le conserve pas moins dans l’oreille. Au plus petit écart, si
j’en commets un dans mon récit, malheur à moi : elle me reprend, me
rabroue, me fait recommencer. Il serait bon que je me surveille, me garde de
toute fantaisie, tout faux pas.
Mais peu à peu j’oublie mes craintes, et jusqu’à ce mur de la langue
dressé entre nous. De même elle, sans la moindre erreur. Peu à peu, nous
nous découvrons une parole commune à travers l’autre, la parole étrangère.
Erhalt uns, Herr, bei deinem Wort. Parole qui nous suffit, nous unit. Il
semble inconcevable en cet instant qu’une paille puisse aucunement s’y
glisser.
Et c’est arrivé, Lyyl a pris le relai. Elle raconte, elle maintenant, ou plutôt
continue à raconter la même histoire dans sa langue tandis que je tourne les
pages. Elle penche la tête comme avant, je la vois toujours de côté, sa
pommette de pharaonne blanchit, puis rosit et son œil se dilate sous
l’émotion. Elle raconte, raconte. Très légèrement, j’effleure de mes lèvres
ses cheveux qui sentent le jeune fauve. Elle se laisse faire ; sa voix remplit
tout le café. Incapable de rouler les r dans un pays qui l’exige, elle les
grasseye et ces gens placides se retournent, curieux, n’en perdent pas une.
Je sais ce qui se perd pour le moment : la vie de ma mère là-bas dans son
pays. Elle se meurt en cette minute.
La chambre des malades, nous y sommes revenus. Lyyl demande à
s’asseoir sur mon lit. Pourquoi pas ? Je la hisse, ils sont hauts, ces lits
d’hôpital et, me dis-je, étroits comme des cercueils. Sitôt installée, elle ôte
ses souliers, prend ses aises. Comment lui faire entrer dans la tête qu’il n’y
a pas place pour elle ici, qu’elle doit retourner à la maison avec sa grand-
mère. Ce ne sera pas chose facile. Tentatives d’explication de ma part. Elle
m’écoute de tous ses yeux : mais comprend-elle ce que je suis en train de
lui débiter ? La vieille dame l’attend à la porte. Je la montre à Lyyl. Et Lyyl,
miracle, Lyyl l’intraitable, soudain conciliante, accepte sans regimber, sans
résister, que je la dépose à terre et lui réenfile ses chaussures. Accroupi, je
manipule ses pieds et, pour une raison obscure, des larmes m’embuent les
yeux. La grand-mère est déjà partie dans le couloir.
Parvenue à la porte, Lyyl se retourne, me fixe d’un regard presque
alarmant par sa gravité.
– Papa, tu ne vas pas rester là.
Je t’entends, ma fille ; ce que tu dis est tout à fait clair. Et quand bien
même ce ne le serait pas, ton regard parle pour toi.
Elle ajoute :
– Il faut revenir.
Je n’aperçois plus que son dos, ne vois que le signe de la main qu’elle me
fait. Ce signe. Quelqu’un se meurt au loin. Avant une heure de temps, ou
encore moins, il ne sera plus de ce monde et on ne le saura pas. Cela
pourrait être votre mère, mais vous ne le saurez pas. Cela pourrait être vous
et peut-être le sauriez-vous.
VALO
Sept jours : sept fois vingt-quatre heures, et celui qui dit, Je, parle, ne fait
que parler parce que le courage de se taire lui manque. Il ignore pourquoi, il
ignore comment. Il n’ignore pas à qui il parle. À Roussia, Roussia absente.
Il dit : j’ai tué tout ce temps à l’hôpital et, simple constatation, pas une fois
tu n’es arrivée au début des visites pour rester jusqu’à la fin. Ou tu surgis à
la dernière minute, ou tu t’éclipses sitôt apparue. Il y a inévitablement
quelque part un rendez-vous à ne pas manquer, une affaire d’importance à
régler, toujours quelque chose. Tu es de ces personnes trop occupées,
débordées, qui pour être partout ne sont jamais là où il faut. Tu es en train
de faire passer les petites choses avant les grandes, Roussia. Je ne vais pas
me mettre à t’adresser des reproches maintenant. Quand on commence avec
les reproches, on ne sait pas où cela finit. Je t’ai voulue, je t’ai cherchée, je
t’ai prise comme tu es. Ou bien les étoiles de notre ciel deviennent-elles
mauvaises, après avoir été bonnes ? Il ne sait pas se taire, il ne sait pas
comment. Nous avons eu cet après-midi ensemble sur les rochers de
l’hôpital, il y a trois jours. Un après-midi extraordinaire, un rappel du
paradis. Je me trompe ? Il n’a pas fallu plus pour que nous nous offrions
l’un l’autre, par-delà les mots, un chant jailli du cœur ; tu t’en souviens.
Quand on parle pour parler, seulement pour parler, seulement pour se
tenir compagnie. Roussia ne s’appelle pas Roussia en fait, elle s’appelle
Maroussia. Mais je l’ai appelée ma Roussia au début et ce nom Roussia lui
est resté. Il lui est resté pour moi, l’emploi que j’en fais est personnel, Russe
et rousse qu’elle est. Et mon nom, Borhan, mon nom aussi, elle l’a abrégé
en Borh pour son usage personnel. Borh qu’elle prononce plutôt Borg, ce
qui est naturel chez les Russes puisqu’ils ont tendance à utiliser le g à la
place du h.
Samedi, elle n’est pas venue, ni en coup de vent ni autrement. Elle me l’a
elle-même appris depuis lors : elle était partie en excursion avec les
étudiants qui suivent ses cours. Et hier, elle a hâté son départ pour se rendre
à une soirée. Comment se taire, comment pouvoir se taire, comment savoir
quand. Elle ne m’amène plus Lyyl ; elle l’a fait, mais elle ne le fait plus.
Lyyl la gênerait dans ses allées et venues. Des détails il ne sait comment se
taire, n’en a plus la force auxquels je ne me serais certainement guère arrêté
si je m’étais trouvé dehors et non enfermé dans cet hôpital, – cette prison.
La force de se taire. Une grande fille, Lyyl maintenant, une demoiselle, elle
ne porte plus de change dans la journée, elle porte une culotte.
Donc j’étais aux sanitaires et j’en reviens. Il est à peu près, je ne sais
pas : une heure de l’après-midi ? Je ne suis pas encore parvenu à la chambre
où, avec moi, se trouvent ces deux malades, encore que je ne sois pas le
troisième, n’étant apparemment pas malade, et je vois. Sur un cintre
accroché à l’une des patères de la galerie, mes habits sont là, je les
reconnais. De l’air d’avoir guetté mon passage, ils semblent me demander
pourquoi j’ai mis tout ce temps à venir les retrouver, les reprendre et les
occuper de nouveau. Ils n’y étaient pas, il y a quelques instants et,
maintenant, ils y sont. La question que je me pose, qui se pose, c’est
comment ils sont arrivés. Je n’ai pu être transporté ici, évanoui, qu’en
pyjama, à l’aube d’un certain jour. Mes souvenirs cessent même avant, ils
s’arrêtent devant cette porte que je cherchais dans le noir, je me quitte au
moment où ma main se posait sur la poignée. Ensuite, rien. Et à présent
mon costume, sous une housse de cellophane, me fait face. Comment a-t-il
pu venir jusqu’à moi ? Il n’importe. Je vais sortir, il n’y a pas de doute,
sortir, et c’est l’essentiel.
J’aurai vécu huit jours là-dedans et non pas sept. C’est long comment
huit jours d’hôpital ? Il faut y être passé mais c’est déjà du passé, je n’ai
plus à me préoccuper de cela. Les médecins n’ont pas dû me trouver grand-
chose malgré toutes leurs recherches, tous leurs examens. Ils me renvoient,
je suis relaxé. Ciao ! Jusqu’au prochain faux pas.
Je décroche le cintre sans demander l’avis de personne, m’en retourne là
d’où je viens, aux sanitaires où, enfermé, je me débarrasse du pyjama des
malades. Je commence à enfiler ma chemise et déjà je me sens redevenir un
autre homme. Au même moment, non, ce n’est pas possible, une voix
retentit, roule, amplifiée par l’écho ! Je l’entends, elle retentit, roule, secoue
le silence, la paix de la vaste galerie et mon cœur bondit dans ma poitrine.
Lyyl, c’est elle ! Un bonheur n’arrive jamais seul. Retenant mon souffle,
j’écoute encore. C’est bien elle. Je lance depuis la salle de bains :
– Je suis là ! J’arrive.
M’a-t-elle entendu, et Roussia aussi, avec laquelle pour sûr elle est
venue ? Je prête l’oreille de nouveau, puis je ne résiste pas, j’entrebâille la
porte, passe la tête. Elles sont tout au fond de la galerie là-bas. Mais Lyyl
dont le fifrelet continue à porter sur cette distance me voit.
Elle accourt aussi vite que le lui permettent ses jambes.
– Papa ! Papa !
Ces cris ! Autant de cris de victoire susceptibles de réveiller non
seulement des malades mais des morts. Elle approche et sans hésiter, de
loin, se jette dans mes bras. Vient ensuite Roussia. Sous son grand chapeau
de soleil, les épaules et les bras nus dans sa robe décolletée, Roussia le teint
avivé par le flamboiement de cette journée, des étoiles plein les yeux, des
étoiles qui sourient, Roussia plus belle que jamais. Vouloir garder il ne sait
pas se taire, il ne sait pas comment : est-ce la seule leçon qu’on reçoive de
l’amour ? Garder, être prêt à se jeter dans les flammes éternelles pour cela.
À moins de choisir le royaume des ténèbres éternelles, où l’on peut se
croire à l’abri, avec ce qu’on a, où l’on peut s’enfoncer jusqu’où il n’y a
plus personne sinon la personne à aimer.
Elle et Lyyl entrent avec moi dans la salle d’eau, me regardent finir de
m’habiller. Je leur apprends la nouvelle : alors diligente, vive, Lyyl ramasse
mes effets tombés à terre sans perdre une minute.
Je vais prendre congé de la jeune femme médecin qui s’est occupée de
moi, une jolie femme, pas une de ces géantes pour une fois. Elle demeure
introuvable, aussi je dis adieu aux seules infirmières. Puis je retourne auprès
de mes voisins de chambre. Je ne tombe que sur le vieux valétudinaire,
l’autre ayant disparu dans l’intervalle. Lui, le vieil homme ne peut que
rester là où il est, je ne l’ai vu que couché, qu’abîmé dans une sorte de
torpeur. La main que je lui tends, à ma surprise, il la prend dans sa main
squelettique. Il la garde et ne la lâche plus. Il me veut beaucoup de bien :
par le truchement de Roussia, il me dit de bien me porter, de bien rentrer
chez moi. Il y met l’ardeur lasse dont est capable quelqu’un d’indifférent à
la vie. Et Roussia traduit, traduit. Je ne fais moi qu’écouter et m’étonner de
voir un corps si délabré produire, avec cette voix rêche, autant de paroles,
les produire comme exprès à l’heure de mon départ et comme il ne l’a
jamais fait avant, et nous retenir auprès de lui. La voix cherche des
événements plus loin que là où peut remonter la mémoire. En même temps
m’envahit un embarras que je ne m’explique pas. Et il me libère, me laisse
aller, sa main retombe inerte sur le lit, le long d’un corps soulevant à peine
le drap. Je conserve pourtant, une fois dehors, la sensation de cette main
agrippée à la mienne et qu’un faible, un très faible retour de sève semblait
irriguer. Me poursuit maintenant encore, une heure ou plus après, son
chuchotement, cette voix d’un bois mort qui tentait de revivre, de reverdir.
Et sans doute n’est-il plus, et ne serait-il plus jamais. Ou ce peut être votre
mère. Ou les deux au même moment. Ont-ils rencontré ensemble l’ange et
ensemble la mort leur a-t-elle blanchi le visage ? Plaise à l’ange…
Le taxi. Lyyl entre Roussia et moi. Son bonheur qu’elle enfouit dans la
chaleur unique dont à deux nous l’entourons. Avec ses vibrations, ses éclats
émis en tous sens, un bonheur qui n’est pas passé inaperçu.
Roussia n’a pas changé, elle, en ces quelques jours. Il y a peut-être le
regard, où une ombre parfois se condense, s’inscrit, figure blanche sur un
mur blanc. C’est comme un autre regard dont elle n’a pas idée. Il soupire
pour elle, ou semble le faire, dans une incurable nostalgie, après un autre
soi-même. Mais il reste la chose prompte à sourire quand vous arrêtez les
yeux sur lui.
Avant, Roussia me disait : « Tu es mon miroir, où je vois le monde. » Et
je crois ne plus l’être ; cette ombre se dresse à présent entre nous.
Certains jours, elle disait cela différemment :
« Je me vois dans tes miroirs, donc ton esprit c’est moi. »
Puis la maison, mais avant d’y être, les champs retrouvés, la vraie
campagne, des arbres, des plantes dans leur fraîcheur, leur verdeur
premières, et qui remuent, qui bruissent, reluisent. L’air, après la brume
caniculaire de la ville, se fait transparence de vitre, le carreau à travers
lequel on passerait le bras en toute sécurité. Et bientôt en vue, la maison
elle-même. À la russe, en bois, une datcha couleur vert d’eau et toutes ces
choses autour qu’on croit bien connaître, toutes ces impressions ; le jardin
de plain-pied avec la forêt et s’y prolongeant ; le bloc erratique d’où
j’apprends à Lyyl de sauter ; le bac à sable. Toutes ces choses telles qu’on
croit les connaître et attend néanmoins de reconnaître, les mêmes images, et
la vie familière qui attend pour revivre, s’animer, qu’on y entre, s’y fonde.
– Tout est pareil et tout semble avoir changé, dis-je.
Roussia :
– Les choses sont comme ça.
– Elles vous oublient. Combien ça leur est facile !
– Parce qu’elles restent.
– Elles s’attachent à ceux qui restent. Sinon elles vous oublient.
Et Roussia :
– Il y a de ça.
– Dès qu’on a le dos tourné. Mais les gens ?
– Oh, les gens !
– Oui : oh, les gens !
Lyyl endormie en cours de route, la tête posée sur mes genoux, se réveille
à l’instant où, parvenu à destination, le taxi stoppe. Frais, lavés par le
sommeil, ses yeux que l’étonnement fait s’écarquiller ne me quittent pas.
Elle frotte ses joues rosies à ma manche, une lyyl-chatte, de celles qui
pensent : « Il n’y a jamais assez de bonnes occasions pour ça. »
Nous rentrons et une lyyl-maîtresse-de-maison me prend alors en main,
et qui ne cesse pas :
– Viens, papa. Assieds-toi là… Regarde, mais regarde, papa !
Elle court chercher son « animal doux », comme elle l’appelle, le préféré,
un écureuil tout fourrure.
– Prends-le, papa.
Elle me fait refermer les bras sur lui, et encore des attentions, toutes
sortes d’attentions, avec des mines, des coquetteries.
– Fais ci, papa ; fais ça…
Les soins pleuvent comme ces perles, les rires, qu’elle sème. Et moi je ne
demande qu’à succomber sous le charme.
Elle se laisse aller jusqu’à me sauter au cou quand je m’y attends le
moins. Elle ne s’est jamais commise autant, avec personne. Ou bien elle
essaie de m’entourer les jambes de ses bras, si je suis debout, et de me
soulever.
Elle n’avait pas vu – forcément, elle dormait – l’ambulance qui était
venue m’emmener. Ce fut à son réveil, au moment où constatant ma
disparition elle s’étonnait, que Roussia la mit au courant. Et, me dit
Roussia, à moi cette fois, la journée ressembla aux autres, mais beaucoup
moins la nuit aux autres nuits. Lyyl dormit d’abord d’un sommeil tranquille.
Puis commença l’agitation, qui tourna bientôt chez elle au cauchemar. Elle
finit par se dresser en sanglots dans son lit et hurler :
– On va chercher papa ! On va chercher papa !
Elle se réveilla les nuits suivantes, même après être venue me voir à
l’hôpital, et toutes les nuits en criant : « On va chercher papa ! »
Roussia me racontait cela tout à l’heure, dans le taxi, elle ne m’en avait
pas parlé avant. Et, disait-elle, pour la consoler, elle se voyait obligée de la
prendre dans son propre lit, mais la peine de Lyyl ne s’apaisait pas, ne
passait pas. Elle se rendormait et dans son sommeil elle se remettait à
pleurer.
Pour l’heure, ma Néfertiti s’abandonne à une allégresse qui se trouve être
le reflet de la mienne. Elle m’a obéi lorsque je lui ai demandé de mettre ses
souliers avant d’aller au jardin. Ses pieds sensibles : une chose encore qui
me fait me reconnaître en elle, une chose de plus. Et incroyable, elle qui
n’est pas de loin une gloutonne, elle dévore une double ration du gâteau
confectionné par sa grand-mère, cette vieille dame qui accomplit des
miracles en silence. Elle m’avait amené Lyyl à l’hôpital, elle a préparé ce
gâteau pour fêter mon retour. Que ne fait-elle pas, avec la dignité égale, et
le sourire, le même sourire désolé, qui ne l’abandonnent jamais !
Pour le restant de la journée, Lyyl va me renvoyer l’image la moins
trouble de mon bonheur. Je suis seul à le savoir et mon plaisir n’en est que
plus complet. Pourquoi ferme-t-on les yeux à la seconde précise où les
portes du Jardin de l’Éden s’écartent ? À cause de la trop grande lumière
qui en déferle ? Il faut y entrer les yeux ouverts. Mes yeux sont grands
ouverts.
LYYL DIT ET VOILÀ
C’est la garderie qui est venue, ce matin, en visite chez nous. Non pas
toute la garderie, le groupe de Lyyl seulement, mené par trois jeunes
éducatrices, trois solides plantes. La réception a lieu au jardin, en ce
moment, autour du bac à sable. Des poussins tout juste sortis de l’œuf, aussi
blonds, aussi duveteux, ces garçons et ces filles. Et ils ont tout de suite
trouvé à s’occuper. Ils se sont approprié l’un une pelle, l’autre un seau, qui
un moule, qui l’un des jouets abandonnés là. Chacun pour soi. Chacun aussi
de son côté et dans un calme ! Un excès de calme. Ils jouent, oui mais on ne
peut pas dire qu’ils se dépensent. Je me rappelle certains enfants au même
âge ; des sacs à puces. J’étais un de ces sacs à puces.
Je regarde par ma fenêtre du premier étage l’essaim d’angelots répandu
en bas. J’admire leur tranquillité. Les fortes filles, loin d’être laides, qui leur
servent de gardiennes, elles-mêmes n’arrivent pas à se secouer, à se dégeler.
L’expression vaguement confuse, les gestes empruntés, elles voudraient
faire quelque chose, on le sent, et… ne font rien.
Mais l’heure est venue de goûter. Roussia et sa mère sortent de la maison.
Elles commencent à s’affairer au milieu d’eux tous. Roussia avec son
sourire et son aisance qui va d’un enfant, d’une monitrice à l’autre. Son
sourire est comme une lampe qu’elle tiendrait devant elle. Oublié, le
mauvais rêve de la nuit. Je suis des yeux chacun de ses mouvements et
reconnais : « Il n’y a pas trace sur elle de la scène qu’elle a faite encore hier
soir. Sans doute même n’en garde-t-elle aucun souvenir. » Je continue à
l’observer, je relève pour moi seul : « Il existe une Roussia de la nuit, avec
ses fureurs, son désespoir, sa folie, et cette Roussia du jour. Aucune d’elles
ne peut être l’autre. Elle n’est peut-être ni l’une ni l’autre. Comment cela
finira-t-il ? Mais y aura-t-il jamais une fin ? » Une sorte d’agitation se crée
autour des deux femmes. Les heures nocturnes de la veille, ces heures
terribles, il me semble maintenant les avoir rêvées.
Lyyl a imité les autres, elle s’est installée à l’écart. Cela malgré la
présence de Laura-Lea, sa meilleure camarade assise dans l’herbe à deux
pas d’elle. Et voilà qu’à présent, elle se fait nourrir à la petite cuiller par
l’une des éducatrices. La gredine, elle qui sait très bien manger sans l’aide
de personne. Un scandale ! Je comprends ce qu’il en est. La question pour
elle n’est pas de savoir ou non manger seule, si elle est ou non retombée en
enfance, ce n’est pas ce qui importe. Une princesse en train de se faire
servir, c’est ce qui importe, et le gros des enfants n’a qu’à se partager les
deux autres maîtresses. Avec elle, ça marche à tous les coups, même à
l’école, surtout à l’école, et de quelque maîtresse qu’il s’agisse. Je les ai
vues. Elles sont aux petits soins auprès d’elle.
Peu avant midi, le troupeau d’oisillons s’en va sous la houlette de ses
bergères prendre le bus et rentrer au bercail, entraînant Lyyl. Mais Lyyl se
mettra à ma recherche, elle criera dès son retour à la maison :
– Papa, papa ! Je suis là !
Elle se mettra à ma recherche, mais j’aurai d’abord entendu, après
d’impatients coups de sonnette, claquer les portes devant elle qui accourt et
se précipite impétueusement sur moi, quelquefois au milieu de l’escalier.
Ses bras noués autour de mon cou, elle me tiendra serré pendant un
moment. Elle fera des efforts inouïs pour me parler dans ma langue. Elle
n’y réussit déjà pas trop mal. Mieux que son père en tout cas pour lui parler
dans la sienne. Je ne saurais me vanter d’accomplir autant de progrès. Les
efforts qu’elle s’impose sont même, de mon point de vue, héroïques. S’en
rend-elle compte ?
Je note ceci, et le reste, contre les hasards possibles et impossibles de la
vie, j’écris, mû par l’espoir d’écarter de nous ses dangers. La vie est
sauvage, et la parole aussi. La parole comparée à l’écriture, l’écriture qui
peut servir à apprivoiser, ou au moins à tenter de le faire, la parole et la vie.
Avant de connaître les scènes qui nous dressent, Roussia contre moi, et moi
contre elle, j’avoue n’avoir pas soupçonné combien la parole est sauvage,
indomptable. Que n’écrivons-nous les horreurs que nous nous jetons à la
figure en ces moments ? Nous sommes tous deux capables d’écrire. Nul
doute que l’envie alors nous en passerait. Je veux dire, l’envie de les
proférer, peut-être même de les penser.
L’inaccompli entre deux êtres a, seul, pouvoir de les unir, l’informulé qui
le demeure et qui n’empêche jamais l’un d’entendre la confidence que
l’autre tait. Il n’y a d’intimité possible qu’à ce prix, là où la vie est partagée.
Au prix de la réserve, de la pudeur, de la mesure dont on fait preuve. Tout
ce que Roussia ignore. Tout ce qu’elle récuse et saccage à plaisir. Et d’où
tout ce mal que nous nous faisons.
Nous aurons notre sortie, nous aussi, une excursion quelque part. Roussia
y tient. Elle en avait organisé une pour ses étudiants étrangers dernièrement.
Les étudiants sont repartis chez eux et à présent c’est notre tour. Le temps
est au beau fixe, au beau le plus beau qui se puisse imaginer. Comme ce
pays sait simplement le dispenser : avec une folle prodigalité, avec une
sorte d’emportement. Le projet à peine conçu, l’autre jour, elle avait
abandonné son travail à la bibliothèque et, tôt le matin, m’avait emmené
voir depuis la côte l’île où nous irions. Le point de repérage, le meilleur
pour nous : le quai d’un port de plaisance. Mais je ne fis que deviner l’île
posée, irréelle, sur les écailles d’une mer à l’éclat insoutenable. Roussia,
elle, n’éprouvait aucune difficulté à situer et à nommer même le restaurant,
un club de navigateurs, où elle se promettait de nous conduire à l’heure du
déjeuner.
– C’est un bon restaurant, disait-elle. Mieux que bon.
L’endroit, comme elle en parlait, lui était familier, avais-je compris. Je ne
pouvais que lui faire confiance. Des bords où nous nous tenions, elle m’en
décrivait l’architecture en rotonde, exceptionnelle selon ses dires. Je n’en
discernais toujours rien à travers l’éblouissant écran de soleil. Moi, mes
yeux étaient pleins d’autre chose pendant ce temps, je revivais un souvenir.
Le souvenir d’avoir marché sur ces eaux au cours d’un hiver. Gelée
jusqu’aux îles qui émergeaient devant nous et qu’elle baignait pour le
moment, s’étendait, prise en glace, la mer. La mer devenue plaque
tectonique à perte de vue, plaque inébranlable. J’y avançais en flâneur. Je
devais, silhouette noire, me profiler sur cette blancheur comme je voyais
d’autres le faire, aussi noirs et disposés là-dessus en pièces d’échiquier en
fin de partie. Quelques-uns étaient accompagnés d’un chien : des bêtes
lâchées en toute liberté, heureuses de courir. (Les règlements sur la
circulation des chiens en ville étaient-ils encore applicables dans cet espace
provisoire et abstrait autant qu’il l’était ? Rien de moins sûr. En tout cas pas
du point de vue des maîtres de ces animaux ; et ils en profitaient ensemble.)
Et en ce qui concernait la circulation automobile, il en était de même. Des
berlines aux poids lourds, les véhicules roulaient sans entrave sur la croûte
de glace. Il fallait bien aller ravitailler les îliens, maintenir les liaisons.
J’avais cheminé assez longtemps pour me rapprocher d’une espèce de
cabanon, lequel ne pouvait qu’être scellé à du roc. Sur place, à l’angle du
refuge, un homme, cantonnier dans son genre, s’attaquait à coups de pic à la
banquise. Il était arrivé à y creuser un trou où l’eau affleurait mais pour
geler aussitôt après, mélangée comme à du verre concassé. Lui, ne se
décourageait pas, s’entêtait dans sa tâche. Et la porte de la cahute s’ouvre,
livre passage à une jeune fille, suivie d’une autre, des vénus, mais de taille,
en maillot de bain deux pièces, une serviette-éponge sur l’épaule, des
chaussettes de laine aux pieds. Succincte, une protection qui, par les vingt-
sept degrés au-dessous de zéro de cet après-midi, ne les protégeait en rien,
tout en mettant en évidence leur plastique de cariatide. Elles n’avaient pas
l’air de s’apercevoir et encore moins de souffrir de la température qu’il
faisait. Une vision de bienheureux, n’était la température justement.
Le cantonnier, s’il l’était le moins du monde, les voit : il multiplie ses
coups de pic et son ardeur, sa ténacité réussissent à maintenir ouverte et à
flot l’excavation pratiquée dans la glace, et même à l’agrandir. Les deux
statues vivantes s’avancent, et la première plonge dans le trou. Elle disparaît
complètement, un instant. Puis elle ressort. Elle fait place à la seconde qui
procède de même. Leurs chairs après l’immersion, comme cuites, ont
vivement rougi. D’un pas tranquille, l’une et l’autre regagnent ensuite le
cabanon en se frottant le corps avec leur serviette. La porte se referme sur
elles.
Le même soir, j’en parlais à Roussia. Des années d’entraînement,
m’apprit-elle, sont nécessaires pour être en mesure de s’adonner à ce petit
jeu.
Aujourd’hui, quatre jours plus tard, pour des motifs fondés sans doute
mais mal entendus et encore plus mal compris par moi quand Roussia me
les a exposés, nous nous retrouvons sur une autre île. Une île, ce serait
plutôt un parc d’attraction. Partout la fourmi humaine abonde. Elle déborde
de partout, elle sort de toutes les anfractuosités des rochers, d’heure en
heure son armée grossie de nouvelles cargaisons déchargées par le bateau
qui fait la navette avec la ville. La plage, elle, offre une vue imprenable sur
le rempart de docks et d’usines aux cheminées fumantes que, par-delà les
flots, dresse le continent et votre mère se meurt sur un autre continent plus
loin, très loin. Je me garde bien de redemander les raisons d’un tel
changement. J’en recevrais cent, toutes plus convaincantes les unes que les
autres. Pour déjeuner, nous sommes allés faire la queue dans un fast-food.
Tortues géantes endormies, les rochers nous prêtent leurs croupes après le
repas. L’après-midi, il est trois heures, nous sommes là dans notre
campement, environnés de campements semblables avec leurs monticules
d’habits, de chaussures abandonnées, un étalage de corps non moins
abandonnés. Nous sommes là, il fait trop chaud, pas un souffle, le temps
n’en finit pas de passer. Impotente, la mer pèse sur elle-même. Pourtant à
peine Lyyl s’en est-elle approchée il y a un moment, elle a reculé. En un
jour pareil, cette eau demeure impitoyablement froide. Une mer sans sel, ou
presque ! Elle ne retient pas la chaleur.
Une mer qui refuse de participer à vos ébats, de se faire complice de
votre plaisir, Lyyl est donc repartie. Elle explore à défaut la poche de sable
simulant une plage. Je la vois, grenouille aux mains et aux pieds
préhensiles, escalader les rochers qui encerclent le rivage. Se faisant
bronzer, tout près Roussia s’entretient, étendue, avec sa mère qui tricote.
Quel repos, ces conversations que je n’ai pas à comprendre, à écouter,
même d’une oreille distraite. Où que je sois d’ailleurs… Sitôt arrivé dans ce
pays, c’est la paix.
Notre aventurière n’est pas longue à réintégrer le camp et à réclamer son
jeu de cartes à la vieille dame, pour venir ensuite tous charmes dehors me
proposer de faire une partie avec elle. Ce à quoi je m’attendais, à quoi je
consens aussi. Nous nous installons à notre aise. Il faut reconstituer des
familles de personnages, père, mère, enfants, avec les cartes qui sont
distribuées. Lyyl s’y montre diablement experte. Pas un des petits détails
qui différencient ces figures, ou les rattachent entre elles, ne lui échappe. En
initiée accomplie, vivement elle mène le train, me prodigue en même temps
des conseils, lâche force rires à chacune de mes fautes, et j’ai de plus en
plus de mal à m’y reconnaître dans tout ce monde.
Et, sans se désintéresser du jeu, maintenant elle me pose la question :
– C’est vrai, papa, ce que tu as dit l’autre jour ? Que la terre est ronde.
– Je n’ai rien dit de tel, ma fille. Ce sont les savants, des gens instruits,
qui le disent.
Elle lève son menton creusé d’un sillon au milieu, me dévisage et fait la
moue.
– Alors comme ça, tu répètes ce que disent les autres.
– Que veux-tu ? Si des savants le disent, je ne vois pas ce que je pourrais
ajouter, moi.
Elle fronce les sourcils, stupéfaite.
– Et ta tête, elle te sert à quoi ? Si elle est ronde, la terre, comment est-ce
qu’on arrive à tenir dessus, nous ?
– Eh bien…
– Tu vois, tu ne peux pas répondre.
Je n’ai pas fait ci-dessus œuvre de traducteur. J’ai mis certes un peu
d’ordre dans les répliques de Lyyl, et pas dans toutes, qui sont toutes d’elle.
Il nous est possible de tenir des conversations désormais.
Elle a le dessus aux cartes entre-temps. C’était à prévoir. Nous nous
arrêtons. Non que l’intérêt du jeu se soit épuisé, c’est qu’il convient d’aller
ramasser des pommes de pin avant de quitter l’île. Elle me recommande de
la suivre. Je la suis, le mieux que j’aie à faire. Nous partons en chasse et
commençons par prospecter le voisinage.
Se redressant bientôt, elle renverse la tête en arrière, son regard cherche
le mien.
– Papa, je grandis, non ?
– Pour sûr.
– Mais est-ce que quelqu’un m’a appris comment on grandit ?
– Je ne crois pas.
– Je marche aussi et personne ne m’a appris.
– Non.
Où veut-elle en venir ; intrigué, j’attends la suite.
– Je fais tout ce qu’il faut faire, poursuit-elle, comme il faut le faire :
boire, manger, courir, parler, entendre, regarder et d’autres choses qu’on ne
peut pas dire, et personne ne me les a apprises. Alors toi, qu’est-ce que tu
vas pouvoir m’apprendre ?
– Je ne sais pas, ma fille. Tu sais tout.
– Peut-être que je vais t’apprendre, moi, quelque chose.
– C’est bien possible !
Elle part d’un éclat de rire prolongé. Je l’écoute s’esclaffer. Je pense :
« Elle ne croit pas si bien dire. C’est comme quand je la vois jouer,
j’apprends le mystère de la vie. »
Nous devenons vite riches d’un trésor constitué de minuscules pommes
de pin, le genre qu’elle aime, aussi finement ouvragées que des bijoux.
Elles ont été sélectionnées avec le soin scrupuleux que Lyyl met à
entreprendre n’importe quoi. Les poches de mon blouson en sont bourrées.
Nous revenons à notre campement en fiers conquistadores.
Un petit moment à passer encore et nous prendrons le bateau du retour.
Au bout de cette journée, qui aura été plus que longue, soudain l’envie me
prend d’aller voir à quoi ressemble l’autre versant de l’île. Je m’étonne
d’avoir mis tout ce temps pour y penser, mais nos inspirations nous
viennent toujours ainsi, avec ce retard, et notre rocher ne semble pas si
étendu qu’on n’en puisse évoquer l’intégralité à partir d’abord du peu qu’on
en découvre.
J’exprime tout haut mon intention. Roussia me jette alors un coup d’œil,
assise comme elle est. Elle veut venir aussi. Elle se lève, remet sa robe par-
dessus son maillot de bain.
– Et moi ! Et moi ! s’écrie Lyyl au même instant.
Nous laissons la grand-mère occupée à son tricot, nos affaires sous sa
garde.
Déjà, et nous ne sommes pas allés bien loin, un changement s’opère dans
le paysage. À mesure que nous avançons, il change encore, à vue. Pour
commencer, personne. Plus personne. Mis à part le battement de paupières
qu’un vol d’oiseaux fait faire au ciel, une solitude vierge, celle des lieux
sauvages, qui contraint au silence. Merveille : un endroit qui ne connaît pas
l’homme. Autre merveille, sous nos yeux éclate un rêve méditerranéen. Et
nous y sommes, nous. Nous en faisons partie. Partie de l’hallucination. Et
pourtant. Pins ébouriffés, yeuses, herbes aromatiques, fleurs aux teintes à
vif, lentisque – en est-ce vraiment ? – buissonnant, tout cela est réel. Et ces
rochers rouges avec leurs violettes et, dans une concentration de bleu, ces
eaux qui les pressent. Tous réels, toutes réelles. Et l’horizon marin, un
horizon désencombré. La Méditerranée, toutes les choses de là-bas
transposées ici. Un mirage qui m’arrache au monde proche et me plonge
dans un état de reconnaissance, me rend l’étrange familier, me restitue la
terre perdue.
La lumière. La lumière, venue aussi de là-bas. Valo. Mets la lumière dans
mon cœur ; mets la lumière dans ma vue ; mets la lumière dans mon ouïe ;
mets-la à ma droite et à ma gauche ; au-dessus de moi et au-dessous de
moi ; devant moi et derrière moi ; assigne-moi dans la lumière.
Lyyl me tire avec insistance par la manche de mon blouson. J’abaisse
mon regard sur elle : elle me montre le bouquet de fleurettes blanches
qu’elle a cueilli. Y a-t-il quelque chose dans mon expression qui lui fait
perdre la voix ? Interdite, comme elle lève les yeux vers moi, elle reste. Puis
d’un geste irréfléchi, toujours sans un mot, elle me tend son petit bouquet.
Roussia poursuit ses explications ainsi qu’elle a commencé, cite dans sa
langue des noms, qu’elle traduit ensuite, de plantes, d’arbres, d’oiseaux,
remarqués, rencontrés au passage. Sa science de la nature ne cessera pas de
m’éblouir, elle est illimitée. Sans oublier les champignons. Lyyl tient déjà
d’elle, pour ce qui est des champignons. Mais là-bas, sur le continent
lointain qui reste le mien, pour combien de temps encore : sans me
reconnaître autant de science, je suis instruit des noms aussi, de même que
je suis instruit du nom d’une qui se meurt couchée là-bas dans son lit, parée
là-bas de ses bijoux les plus beaux, de ses robes non moins belles et ce sera
son lit de mort. J’ignorerai quand, j’ignorerai comment, mais je sais. Que
quelqu’un en vienne à disparaître d’une minute à l’autre, cela ne s’imagine
pas, ne peut s’imaginer, la pensée se fait aveugle. Ah, mère… cette lumière,
cette mer éternelles.
Sur le bateau pris pour revenir, tout le temps, durant la brève traversée,
Lyyl tient bon. Mais comme nous touchons terre, elle s’endort. Par chance,
nous avons avec nous sa vieille poussette pliante. Je l’ouvre, nous plaçons
notre bébé dedans, je l’attache pour lui éviter de piquer du nez en avant. Et
je fais rouler l’engin, les deux premières roues en l’air. Elle est couchée
ainsi que dans un hamac ; et l’autre là-bas se meurt dans son lit.
Cette sortie, une expédition dont nous rentrons tout fourbus, tout
silencieux.
LA CERISAIE
Par la force des choses, vivre, par la force des personnes qui vous
entourent pendant que votre esprit et votre corps lui-même oublient qu’elles
sont là où elles sont à force d’y être, trop heureux que ces choses, ces
personnes se gardent, elles, d’oublier qu’elles sont là où elles sont, et que le
temps seul passe. Car, une supposition qu’elles aussi oublient et vous
oublient ? Je m’en vais dans ce labyrinthe. C’est un labyrinthe calme où un
jour équivaut à mille ans et où mille ans sont comme un jour, où le temps
vous démet de vos droits pour vous entraîner dans sa perte.
– Papa.
Les replis du labyrinthe à peine explorés, et mon exploration achevée, je
me retrouve à mon point de départ, d’un nouveau départ.
– Mais papa, tu m’entends ou non ?
– Oui, je t’entends, ma fille.
– Puisque tu veux bien raconter une histoire, raconte alors.
– Il était une fois une petite fille, très mignonne, qui s’appelait Lyyli…
– Presque comme moi.
– Mais avec un i en plus et un point sur le i.
– J’ai dit : presque comme moi. Même avec un i en plus et ce point sur le
i. Ça n’y change pas grand-chose. Et je ne suis pas mignonne, moi, peut-
être ?
– Mais si, tu es mignonne. Très mignonne.
La bouche comprimée dans une grimace de dédain, Lyyl souffle du nez ;
avant de pouffer de rire. Attention à l’amour-propre chatouilleux et à
l’amour, tout court, jaloux. Je connais à présent ma Lyyl. Dernièrement
chez des amis, père et mère de deux charmants enfants, un garçon et une
fille, j’ai pris pour l’amuser, celle-ci, une petite blonde, presque un bébé
encore, sous les bras et l’ai balancée un peu. Ciel, avec quelle énergie Lyyl
s’est alors interposée pour prendre sa place, cette place auprès de moi qui
n’est qu’à elle !
Elle m’interrompt ainsi, un rite convenu, dès que je commence une
histoire. Mais ça se borne là, elle n’ouvre ensuite plus la bouche avant la
fin, même pas, quelquefois, après la fin. Tous les enfants, et Lyyl aussi,
préfèrent aux autres contes ceux qu’ils connaissent déjà, – et connaissent au
point, s’il est nécessaire, de vous les resservir mot à mot. Ce que Lyyl
pourtant s’interdit de faire, trop prise qu’elle est de toute façon, chaque fois,
par le récit. Elle me laisse, suspendue à mes lèvres, à moi le soin de
dérouler le tapis volant sur lequel elle se réserve la place de passagère
émerveillée. (Je dois noter ici sa compréhension de plus en plus poussée de
ma langue, sa rapidité à l’assimiler ; c’est pour moi une source renouvelée
d’étonnement ; une langue qui lui est si étrangère, c’en est presque
effrayant.)
– Il était une fois une petite fille, très mignonne, qui s’appelait Lyyli. Une
nuit, elle voit en rêve une dame d’une grâce extrême. « La fée », pense-t-
elle aussitôt dans son rêve. Eh bien oui, c’était la fée elle-même. Sa robe
comme tissée de fils de lumière resplendissait, elle portait sur la tête un
diadème où brillaient, combien de pierreries : mille ou plus ? Impossible
d’en dire le nombre. Mais unique, une perle suspendue à son cou détrônait
toutes ces pierreries parce qu’elle avait quelque chose d’un regard caressant
qui touchait le cœur par sa vivacité et sa douceur.
Et c’est justement cela, cette perle que, tout en souriant à Lyyli ravie, la
fée décroche de son cou pour la lui déposer dans le creux de la main et
murmurer :
– Je te donne la perle du bonheur.
La perle du bonheur ! Il n’est que d’entendre le son de sa belle voix et
vous l’éprouvez, ce bonheur. Lyyli referme le poing sur le présent et, l’âme
reconnaissante, sans cesser de dormir cesse de rêver. Elle n’a pas même le
temps de se demander si les fées nous font des cadeaux pour une raison
particulière ou parce qu’il leur plaît de nous les faire et parce que c’est
nous.
Le matin venu, pas plus tôt réveillée, Lyyli veut admirer la belle perle qui
semble douée d’un regard. Elle ouvre sa main, ne voit rien dedans. Elle
ferme et ouvre la main plusieurs fois de suite : toujours pas de perle. Des
larmes commencent à lui monter aux yeux. Elle cherche sous son oreiller,
cherche entre les draps, retourne le lit. Pas trace de la perle, nulle part. Le
cœur débordant de peine, elle éclate en sanglots.
Sa maman et son papa accourent, inquiets, lui demandent ce qu’elle a.
Entre deux sanglots, Lyyli leur parle d’une perle qu’elle ne retrouve plus.
– Quelle perle, ma chérie ? s’étonne sa maman.
– La perle que la fée m’a apportée cette nuit.
Et Lyyli répète, suçant ses larmes qui coulent de plus en plus :
– Elle est perdue. C’est la perle du bonheur a dit la fée.
Tous deux, Maman et Papa, sourient et en même temps sont terriblement
ennuyés. Ils ne savent pas ce qu’il faut faire quand une perle reçue de la
main d’une fée est perdue. Puis Papa a cette idée lumineuse :
– La fée reviendra quand elle saura que tu as égaré ta perle, sois-en
certaine. Elle t’aidera à la retrouver.
Ces paroles calment le chagrin de la petite fille, mais seulement en partie.
Elle ne laisse pas de s’inquiéter : « La fée, comment saura-t-elle ? Elle
mettra peut-être du temps à se montrer de nouveau. » Or sa perle, Lyyli
aimerait la retrouver sans tarder, sinon où serait le plaisir ?
Aussi, en attendant, elle commence par interroger le chat :
– S’il te plaît, Minou, n’aurais-tu pas vu ma perle du bonheur ?
– Non, Lyyli belle, dit le chat.
Et il ajoute, ne se compromettant pas :
– Mais continue à la chercher, tu finiras sûrement par la retrouver.
Déçue par une réponse aussi évasive, Lyyli regarde à ce moment par la
fenêtre, et qui voit-elle passer ? Le chien du voisin. Elle l’interpelle :
– S’il te plaît, César, n’aurais-tu pas vu ma perle du bonheur ?
– Non, Lyyli belle, répond-il de sa grosse voix. Mais continue à chercher
et, foi de César, tu la retrouveras.
Encore un qui lui fait la même réponse. Elle descend au jardin, y
rencontre le hérisson. Toute préoccupée, d’abord elle ne lui prête pas
attention, puis elle s’arrête court.
– S’il te plaît, Porte-Aiguilles, n’aurais-tu pas vu ma perle du bonheur ?
lui demande-t-elle.
– Non, Lyyli belle, chuchote le hérisson dans sa barbe de piquants. Mais
continue à chercher, je te promets que tu la retrouveras.
Lui au moins est encourageant, pense Lyyli et elle entre dans le bois
avoisinant. Elle ne tarde pas à tomber sur le cerf.
– S’il te plaît, Grand Cerf, n’aurais-tu pas vu ma perle du bonheur ?
La regardant de côté, sans tourner la tête, le cerf grommelle :
– Non, Lyyli belle. Mais continue à chercher, tu la retrouveras, tu peux en
être sûre.
Sur ces mots, il affronte les lances de lumière du sous-bois et s’éloigne
comme un dieu invincible.
Lyyli reprend le chemin du retour, n’ayant rien appris de nouveau sur ce
qu’est devenue sa perle du bonheur. Elle n’en persévère pas moins, n’en
questionne pas moins bêtes et gens qu’elle croise sur son passage.
Tous lui répondent la même chose :
– Non, Lyyli belle. Mais continue à chercher, il n’y a pas de doute que tu
la retrouveras.
Continuer ? Où, comment, combien de temps encore ? N’est-ce pas ce
qu’elle est en train de faire sans qu’elle en soit plus avancée ?
Ne sachant à la fin qui interroger ni où chercher, elle décide de rentrer à
la maison. Elle a perdu tout espoir de retrouver sa perle du bonheur.
Soudain elle se rappelle l’existence du vieux hibou qui loge dans le creux
d’un arbre au fond du jardin. Elle se dit qu’elle ne perdrait rien d’aller
s’informer auprès de lui, ce serait peut-être sa dernière chance. Mais tant
que le soleil brille, un hibou dort profondément.
Lyyli y va néanmoins. Arrivée au pied de l’arbre susdit, elle crie très
fort :
– Hibou, mon vieux Hibou, s’il te plaît ! N’aurais-tu pas vu ma perle du
bonheur ?
L’oiseau de nuit reste sourd à ses appels. Lyyli recommence, repose sa
question sans plus de succès. « Une fois encore, se dit-elle, et ce sera la
dernière. »Voici que le hibou se réveille en sursaut ! Et comme ce n’est pas
dans ses habitudes, il bat furieusement des ailes.
– Hou ! Hou ! Comment ? halète-t-il, et on croit entendre la bise d’hiver
souffler sous une porte mal jointe. Qui ose venir me déranger dans mon
sommeil à cette heure du jour ?
– C’est moi, Lyyli, dit Lyyli, ses larmes prêtes à couler.
Le vieux hibou se radoucit en reconnaissant cette voix.
– Ah, Lyyli belle, c’est toi ? Voyons, qu’y a-t-il ? Qu’est-ce qui t’amène
si tôt ?
Elle lui pose la même question, comme elle l’a fait dix fois au moins.
Bonhomme Hibou commence par bougonner sans répondre :
– Hou ! Hou !
Après un long silence, passé à réfléchir ou à se réveiller, on ne sait trop, il
consent à poursuivre et on dirait toujours que le vent d’hiver parle par sa
voix :
– Hou, Lyyli belle, je sais où elle est.
La petite fille pense défaillir d’émotion en entendant ces mots. Quoi, le
hibou sait où se trouve sa perle du bonheur et il va le lui dire ?
– Hou ! Hou !… reprend le hibou. Ai-je dit que je sais où elle est ?
Seigneur, il semble hésiter. Dévoilera-t-il son secret ?
– Oui, tu l’as dit, confirme Lyyli timidement.
Il se tait, lui. Il paraît peser le pour et le contre. Il reprend à la fin :
– Tu la verras…
Mais il se tait de nouveau. Puis :
– Ai-je dit : tu la verras ? Où ? Ai-je dit où ?
– Je t’en prie, mon cher vieux Hibou, l’implore Lyyli, sur les braises.
– Bon, hum… Au cœur de la plus haute rose rouge qui pousse ici même,
dans ton jardin… Hou ! Le matin de bonne heure, quand elle s’ouvrira. Ai-
je dit : au cœur de la plus haute rose rouge ? Mais il faudra te contenter de
la regarder non d’y toucher, Lyyli belle.
– Promis !
– À présent, va et laisse-moi dormir en paix.
– Au revoir, mon vieux Hibou. Merci !
Lyyli part, toute sa joie retrouvée. Elle est déjà loin ou assez loin,
lorsqu’elle entend le hibou la prévenir encore de sa voix enrouée :
– Ai-je dit que tu te contenteras de la regarder seulement ? Hou ! Hou !
– Oui !
Une fois de plus la fillette promet de faire comme on le lui recommande.
Elle est disposée à tout promettre pourvu que sa perle du bonheur lui soit
rendue.
« Mais il faut attendre demain, soupire-t-elle ; ce n’est plus le moment
d’aller voir cette rose. La journée, bien avancée, ne reviendra pas
maintenant en arrière pour vous faire plaisir. »
Elle a eu assez de chance avec le hibou, à la vérité, pour espérer plus.
Dans une rose ! Et une rose de son jardin. Quelle surprise ! Sous l’effet
d’une joie inexprimable, elle arrive à cette conclusion :
– Ma perle du bonheur est une perle-fée aussi.
Les heures, quand on veut qu’elles passent vite, c’est là qu’elles se
mettent à passer plus lentement que jamais, et même avec une lenteur à
vous désespérer. Lyyli les compte l’une après l’autre. Et la nuit finit par
tomber parce qu’il faut bien ; dès lors il suffit de fermer les yeux et de les
rouvrir, il n’y a plus de nuit. Une pente enneigée qu’on descend en luge. On
se demande comment cela se fait.
Aux premiers rayons du soleil, ce matin-là, confiante en la parole du
bonhomme Hibou, Lyyli sort de la maison, commence à exercer son flair.
Elle va de-ci, de-là, elle cherche par-ci, par-là. Mais le jardin est grand,
vaste. De-ci, de-là ; par-ci, par-là. Et le miracle se produit. Elle la découvre
bientôt, la fleur mystérieuse. Suit un autre miracle : comme une goutte de
lumière, la perle repose, étincelante, au cœur de la belle rose. Muette
d’émerveillement, Lyyli n’en détache pas les yeux, demeure sur place à la
contempler et, à mesure qu’elle la contemple, son cœur fond de bonheur.
L’envie lui vient de la prendre, de la sentir entre ses doigts. Mais elle se
rappelle à temps l’avertissement du hibou, dont il lui semble de nouveau
entendre les paroles retentir à ses oreilles :
« Contente-toi de la regarder. Ai-je dit, contente-toi seulement de la
regarder ? »
– Oui, mon Hibou, prononce Lyyli toute seule.
Elle s’abstient donc d’y porter la main, et recule même d’un pas afin
d’éviter la tentation. Du coup, elle croit comprendre la raison d’une telle
mise en garde. La perle du bonheur pourrait, puisque c’est une perle-fée,
aller se mettre ailleurs si on la touchait, ou pis, disparaître complètement.
Le hibou est un vieux sage, il doit connaître bien des secrets. Elle lui doit en
tout cas d’avoir retrouvé sa perle du bonheur. Mieux vaut s’en tenir à ses
conseils.
– Quoi qu’il en soit, pense Lyyli tout haut, je sais maintenant où elle est,
je n’aurai plus peur qu’elle se perde.
Elle s’éloigne en dansant.
– Il faut reconnaître, se dit-elle encore, qu’il n’y a pas de meilleure place
pour elle que le cœur de cette rose.
Et ici finit l’histoire.
Comme si elle avait retenu son souffle tout ce temps-là, ma Néfertiti
murmure après un long silence :
– Tu racontes bien, papa.
Elle me regarde, l’âme lui est montée aux yeux, ces yeux qui renvoient la
lumière, d’autant plus énigmatiques qu’ils me sourient. Elle me considère
ainsi sans ciller. La sortie du labyrinthe, l’unique sortie, ne traverserait-elle
pas ce côté du miroir qui brille devant moi et dont le foyer me fait signe ?
Ne disant mot, Lyyl se réfugie dans mes bras, s’y love.
LES DEUX SIGNES
Nous avons juste fini de dîner. Avant d’aller se coucher, assise à même le
parquet, Lyyl prépare aussi sa poupée pour la nuit. Elle lui a passé un
pyjama et maintenant elle arrange sa poussette en osier qui lui sert
également de lit. De mon banc, à demi retourné, je la regarde faire. Roussia
est déjà en train de rincer la vaisselle. J’interroge Lyyl, c’est la première
fois que je pense à le lui demander :
– Comment s’appelle ton petit bébé ?
C’est curieux, c’est bien la première fois.
– Lyyl, me répond-elle, sans relever la tête, très absorbée.
– Lyyl ? Et toi donc ? Comment t’appelles-tu ?
Elle laisse là sa poupée, se lève, monte à sa manière décidée sur le banc.
Elle m’entoure le cou de ses bras, me diffuse alors un murmure dans
l’oreille. Que dit-elle : je ne comprends pas. Un nom sans doute. Son nom,
celui qu’elle se donne. Je fais :
– Je n’ai rien compris.
N’ayant pas relâché son étreinte, elle recommence et, cette fois, je ne
comprends pas à la seconde même, mais à la seconde qui suit. C’est
effectivement un nom. Un nom inconnu. Je l’empoigne sous les aisselles,
l’éloigne un peu de moi, la regarde en face. Elle sourit sans sourire. Elle
sourit de ce sourire indécelable qu’elle a par instants. C’est l’éblouissement
et l’aveuglement : elle vient de me dire son nom.
– Non ? dis-je, surpris.
Et elle, pour me répondre, elle secoue la tête :
– Oui.
S’entend son nom secret. Le seul apparemment qu’elle se reconnaisse.
Celui qu’elle se donne au fond d’elle-même. Elle vient de se nommer de
son nom comme si elle avait écarté un rideau pour montrer le soleil qui
l’éclaire en dedans et ne l’a fait que pour moi. Qu’est-ce qui me vaut ce
traitement de faveur ? Parce que c’est moi ?
C’est moi et c’est elle. C’est la confiance qui ose, assurée de n’être
jamais trahie. Elle a formulé, ce nom, ni inconséquence ni erreur, encore
moins un jeu, et ensuite elle a souri. Rien ne l’avait laissé prévoir. Pas son
comportement jusqu’à présent, pas ce qui s’est passé avant, pendant et après
le dîner.
Et voilà. Un autre secret nous lie. Je deviens la tombe qui garde un secret
de plus. Cette tombe du fond de laquelle je continuerai à te parler, ma Lyyl,
quand ce sera mon tour d’y descendre. Te parler, t’appeler de ce nom qu’à
mon oreille tu as murmuré. Comme celle qui attend là-bas de regagner la
sienne pour, peut-être aussi, me murmurer son nom incomparable. Berceau
de chair et de sang, ma première tombe chaude, vivante, elle m’a porté dans
son sein, elle a précédé ma seconde chance, ma seconde tombe, et
aujourd’hui couchée là-bas dans son pays, dans son lit, elle attend. Et
j’attends. Toute sa mémoire se trouve rassemblée : souvenirs d’enfant et
souvenirs de femme, passé et présent confondus, son futur lui faisant face.
J’attends. Je l’apprendrai un jour et je pousserai un cri plus grand que ma
bouche. Toi Lyyl à un bout, elle à l’autre bout, moi entre vous deux.
Est-ce bien le fils qu’elle aussi souhaitait avoir ? Suis-je ce fils-là ? Cette
question, je ne la lui ai jamais posée. Mais Lyyl me l’a posée. Est-elle la
fille que je souhaitais avoir ? Elle me l’a posée, elle, et maintenant je
m’interroge : exprimait-elle une inquiétude ? Ou simple curiosité d’enfant.
Ou simple lubie de ma part, et je me monte la tête. Et si cette question en
dissimulait une autre : « Es-tu, toi, le père qu’il me fallait, dont je
voulais ? » Alors j’en formulerai une pareille : « Es-tu, toi, la mère qu’il me
fallait, dont je voulais ? » Question que j’adresse à celle qui se meurt là-bas
dans son continent lointain et qui ne me répondra pas. Avec tout l’amour
qu’on se sente à même de donner. Mais est-ce suffisant ? Est-ce aussi facile
que cela ? Apaise-t-on ainsi une soif, une inquiétude, une curiosité, ou peu
importe la chose. Comment savoir, quand tout cela prend un même visage,
celui d’une question, d’une seule question ? Un piège ?
Je n’y étais pas. C’est Roussia qui raconte. Elles se trouvaient toutes
deux, cet hiver, à m’attendre à ma descente d’avion.
– Est-ce que papa va me porter dans ses bras ? demandait Lyyl.
Roussia me le dirait après coup mais omettrait de me dire la réponse
qu’elle lui avait faite. Et moi je ne me rappelle plus si je l’avais prise dans
mes bras. Un genre de question, et je ne sais plus si je l’avais portée dans
mes bras, auquel pourtant on a intérêt à donner une réponse. Car elle, quel
souvenir garde-t-elle de ce moment ? Pas un de ces souvenirs qui vous
poursuivent, j’espère, poursuivent l’adulte que nous sommes appelés à
devenir toute une vie.
Je n’y étais pas. C’est Roussia qui raconte. C’était au cours du même
hiver. Je venais à peine de repartir, de les quitter. Lyyl tombe malade. Une
infection intestinale attrapée par toute son école. Il y a façon et façon d’être
malade. Dans la sienne, Lyyl met un excès, une violence tenant de la fureur
et je n’avais aucun mal à croire Roussia quand elle me le racontait, contant
comme Lyyl vomissait à n’en plus finir et pour finir ne rendait plus que de
la bile. Comme aussi elle me réclamait et ne comprenait pas où j’étais
passé, pourquoi je ne me trouvais pas là, à ses côtés. C’est, je le crains, de
cela aussi qu’elle était malade, autant ou sans doute plus que de la maladie.
Elle refusait, elle n’entendait pas les explications de Roussia. Elle les
rejetait et s’obstinait à m’appeler. Il n’y avait que le sommeil pour avoir
raison d’elle, de ses cris, de ses larmes. Je ne trouve rien à me dire. Elle me
voulait à ses côtés, quand elle en avait le plus besoin, et ne m’y voyait pas.
Il m’arrive à moi aussi de la vouloir à mes côtés et elle n’y est pas.
Je n’y étais pas. Une fois, Lyyl a confié à Roussia :
– Quand papa m’embrasse, ça me donne des frissons. Quand c’est toi, ça
ne me fait rien.
C’est Roussia qui raconte. Propos qui me déconcertent, j’y reconnais plus
Roussia que Lyyl. Lyyl semble toujours étouffer sous le poids des caresses
dont on voudrait la couvrir. Aussi je n’insiste jamais, pour ma part. Ce n’est
pas le cas de Roussia. Tant s’en faut. Roussia adore être embrassée et à son
tour adore embrasser. C’est tout pour elle. Adore aussi aller nue, ou aussi
nue que possible, à la maison, dans une chambre d’hôtel, n’importe où,
pour peu que nous nous trouvions en tête à tête. Les habits, croirait-on, lui
brûlent soudain la peau. Le bonheur qu’elle éprouve, se sentant suivie,
saisie par mon regard, je le devine. Et elle le sait qui continue à déambuler
dans sa tenue d’innocence. Elle le sait et sourit. Ces sourires ne sont pas un
de ses moindres charmes. Elle ne sourit pas que des yeux ou des lèvres de
ce sourire qui ne s’exprime pas, mais de tout son corps pendant qu’elle
continue à se montrer dans l’éclat de sa nudité, de ce mystère qui la drape.
Des paroles, des moments soustraits, sans compter les pires que rien ne
vient combler, dont rien ne rend justice ; tels des membres fantômes, ces
obscurités dont vous éprouvez le poids. Ainsi allez-vous, spectre infirme,
vêtu de trous, traversé par ce vent opaque, le temps.
Mais pour Lyyl la question s’impose de manifester son indépendance, de
n’être que cela, un bloc de liberté. Ce qui ne l’empêche pas – Roussia
raconte encore – de confesser à sa mère :
– J’aime m’asseoir sur les genoux de papa.
Et elle ne s’en prive pas, la scélérate, elle n’a aucun scrupule à venir
s’insérer entre ma table de travail et moi, puis à se hisser sur mes genoux en
déclarant :
– Je veux travailler aussi.
Il lui faut alors du papier, des crayons, si possible des crayons de couleur,
mais pas nécessairement. Et avec une audace dont seul un enfant est
capable, elle exécute vingt, à la suite, de ces dessins dont on ne sait, pas moi
en tout cas, ce qu’ils représentent ni ce qu’ils suggèrent mais qui vous
laissent songeur ; moi en tout cas. Dès ce moment, à son affaire comme elle
ne l’est à aucun autre moment, elle exceptée, et la feuille de papier sur
laquelle sa tête penche, existent. Pas les objets autour, pas l’endroit où elle
se trouve, pas moi si près que je sois d’elle. Et tout haut, elle pense et ne se
préoccupe pas non plus que quelqu’un puisse ne pas être là pour l’écouter.
Il n’empêche, si ce quelqu’un manque, elle n’en explique pas moins, n’en
avoue pas moins son projet. Ou bien ses auditeurs, simplement on ne les
voit pas. Mais le chat est là, dormant, en apparence, il tique de l’oreille, il
écoute ces histoires improvisées en contrepoint à une invention qui ne
connaît pas le repentir. J’écoute, moi aussi, j’écoute et ne comprends qu’à
moitié ces propos rêvés. Mais est-il meilleure façon de comprendre quelque
chose ? Ou de comprendre quelqu’un.
En ce moment, je suis installé dans un fauteuil, à lire. J’étais plutôt
installé à lire. Nous en sommes entre-temps arrivés, le fauteuil et moi, à être
changés en un lieu où en foule des marionnettes, des animaux en peluche,
des poupons sont venus se donner rendez-vous et prendre place. Pas
n’importe quelle place : il en a été assigné une à chacun, par elle, par Lyyl,
rien qu’une après mûre réflexion et divers essais. Cela peut, et cela s’est
trouvé, être sur ma poitrine, sur mes genoux, sur mes épaules, sur ma tête,
aussi bien qu’entre mes bras. Pour l’instant, elle prend du recul, embrasse
d’un coup d’œil l’ensemble comme elle l’a disposé. Une composition. Si
elle en est satisfaite ? Elle ne le dit pas. Mais son sourire le dit. Lui non plus
sans le dire, et c’est bien d’elle ce sourire, un semblant de sourire. Il
effleure à peine ses traits. Et il y a le soupir, en complément. D’aise, il va
sans dire ; et ne peut-on dire aussi de tristesse, d’un peu de cette tristesse
qui naît de l’achèvement d’une œuvre, que laisse tout accomplissement.
Et moi, il ne faut plus que je remue un bras, une jambe, pas même un
muscle. Je mettrais en péril sinon la savante ordonnance, prix de tant de
soins. Et à présent ? À présent, il arrive ce qui est déjà arrivé, non pas une
fois, mais plusieurs. Lyyl va s’occuper d’autre chose. Elle a tant à faire. Elle
nous laisse, les jouets et moi, apprécier l’avantage et le confort des
situations perdurables. À moins que… Quelquefois elle vient elle-même
chercher une place parmi tout son monde, place qui n’est alors, croyez-moi,
pas facile à trouver.
Ce n’est pas ce qui l’intéresse pour l’heure. Elle n’y songe pas. Ce
qu’elle veut. Que je serve d’arbitre. Oui, après avoir grimpé sur une chaise
calée contre un mur, et sauté, puis couru vers le mur d’en face, et crié :
– Papa, qui va arriver le premier, moi ou Kikki ? Regarde vite !
Kikki, il apparaît toujours ainsi : au moment où nous nous y attendons le
moins, il surgit de cette dimension silencieuse que lui seul semble habiter,
un recoin de l’air d’où il fait irruption pour venir rejoindre Lyyl. Ou peut-
être est-ce elle qui va l’y chercher pendant que nous pensons à autre chose.
Il n’y a là rien dont on doive s’inquiéter, rien sinon la transparence,
l’absence envahissantes de ce garçon.
Elle touche l’autre mur et je déclare :
– C’est toi !
Contente, elle décide sans attendre :
– On va recommencer et tu vas bien regarder, cette fois encore.
– Sois tranquille.
Elle monte de nouveau sur la chaise, j’ignore au fond pourquoi,
certainement le jeu le veut ainsi. Elle saute. Elle se lance dans la course. Je
présume que son compagnon en a fait de même. Elle y met toute son
énergie, tout son cœur. Lui aussi, je présume. Je ne peux mieux faire que de
les encourager pareillement, l’un ou l’autre :
– Allez Lyyl ! Allez Kikki ! Attention, Kikki est en tête ! Il va gagner !
Non, c’est Lyyl ! Non, c’est Kikki !
– C’est moi, proclame Lyyl, qui se plaque contre le mur d’arrivée,
triomphante, essoufflée, une expression de défi dans les yeux.
Je ne lui conteste pas encore cette victoire. Elle propose une fois de plus :
– On recommence.
– En avant, dis-je, et je regrette qu’il n’existe pas de lunettes pour voir les
enfants d’air et de lumière.
Les revoilà partis. En réalité quelque chose en creux dans les gestes de
Lyyl trahit la présence de Kikki, sa position à tel ou tel endroit de la
chambre, ainsi je peux suivre ses mouvements du regard. Et si j’osais le
dire, un œil me semble parfois épier, glissé entre les objets. Son œil ? Elle
gagne encore, Lyyl, toujours elle. À l’évidence, elle est plus forte que lui.
Inlassable, elle donne le signal d’un nouveau départ et tient à ce que de
mon côté je donne de la voix pour soutenir leur effort. Mais cette course
terminée, je suis clair et net :
– C’est Kikki le vainqueur.
Elle le prend mal.
– Non, c’est moi ! proteste-t-elle.
– Je l’ai vu de mes yeux arriver le premier.
– Tu as mal vu. Tu n’as rien vu du tout.
Elle ne me fait pas changer d’avis. Cette histoire aussi, une impasse ? Ou
pis, un piège ? Ne te hâte pas de connaître la fin : de celle-ci ou d’une autre.
Fâchée, Lyyl me laisse alors et part.
– Viens, Kikki, dit-elle.
Le ton de l’invite est dédaigneux. Le dédain, je comprends qu’il est pour
moi.
L’EXPLORATRICE
Lyyl se présenta seule, sans Kikki. Elle tenait sa petite valise rouge d’une
main, et de l’autre son parapluie, – un parapluie à sa taille. Son cou
s’entourait d’un boa bleu en plume. Elle portait sur la tête un bonnet de
neige. L’ensemble, tête et bonnet, était enfoui un peu de travers dans un
passe-montagne marine qu’un morceau de fourrure ocellée recouvrait. Sur
son dos, appelant les caresses, pendait une peau de chat par-dessus l’espèce
de houppelande qui, tombant jusqu’à terre, l’emmitouflait. Ma fille changée
en sorcière. L’inconnu est toujours derrière la porte. Il suffit d’ouvrir celle-
ci. C’était l’hiver dernier, dans la soirée qui a précédé mon départ.
Je ne laisse pas paraître mon étonnement.
– Que se passe-t-il ? Où vas-tu comme ça ?
Sa réponse, non moins sérieuse :
– En voyage. Dans un pays froid.
– Dans un pays froid. Tu n’as pas besoin d’aller loin. Il fait quatorze au-
dessous de zéro dehors.
Ses yeux noirs étincellent.
– Je vais dans un pays plus froid.
L’ourson empêtré parvient à m’embrasser. Il me fait des signes des deux
bras et, adieu, il sort de la chambre.
Et moi, je retourne à mes propres préparatifs de départ, je mets, je
continue à mettre de l’ordre dans mes affaires. Je m’en vais, cette fois, sans
grand espoir de retour. J’oublie Lyyl. J’oublie le nouveau jeu qu’elle a
inventé pour se distraire par cette nuit tombée à deux heures de l’après-
midi. Je m’apprête à partir, moi aussi, dans un pays de grand froid, celui de
l’amour mort. L’amour quand il a sombré. Ce qu’il vous reste à faire devrait
être simple : rien, puisqu’il a sombré. Et partir tranquille.
Non, l’amour ne meurt pas dont, un jour, on a aimé quelqu’un. Il y a
seulement cet instant, qui ne manque jamais d’arriver, où l’on fait
davantage confiance au malheur, et veut qu’il arrive. Et il arrive. Et on
n’écoute que sa voix. Les meubles paraissent brusquement fatigués d’être
là, toujours là ; et toutes les choses. Et le monde avec elles. Le monde : il a
l’air aussi rouillé qu’un dépôt de ferrailleur sur lequel il pleut depuis des
années, mais des larmes. Il faut quitter. Vous vous dites : « Il faut quitter. »
Comment quitter ? « Tout simplement quitter. »
Roussia, moi, qui est responsable du naufrage ? À quoi servirait de le
savoir ? À supposer que nous y parvenions, la strige, à partir du moment où
sa voix s’élève, aucune force ne peut l’arrêter, aucune force. Essayer ne
ferait qu’accélérer la noyade, que vous entraîner par le fond et, dans ce
fond, elle continuerait à crier, serait-ce avec des cris muets.
Je songeais ainsi à notre misère, Roussia et moi. Après nous avoir
meurtris, elle nous détruisait. L’automne qui venait de s’écouler n’avait été
qu’un automne de flétrissure.
Perdu dans ces pensées, je prêtai à peine attention à ma Néfertiti quand,
toute rouge, toute suante, toute emberlificotée dans ses oripeaux, elle
réapparut. Un grand moment avait dû passer depuis qu’elle était partie. Ah,
ces nuits qui vous fondaient dessus au milieu de la journée ! Toute notion de
l’heure s’y estompait. Je la considérais distraitement. Puis, de la voir
étouffer sous ses hardes, tout à coup, cela me peina. Je cherchai à faire
quelque chose pour elle.
– Tu ne voudrais pas te débarrasser de tes…
– Je reviens de voyage, me rappela-t-elle fièrement. Un grand voyage et
toi tu en es toujours à remuer ce fouillis.
Au centre de la prunelle, une paillette brillante, comme il arrive souvent
aux yeux noirs, mettait dans les siens un peu d’égarement.
– Dans un pays où il fait très froid, n’est-ce pas ? Tu vois, je n’ai pas
oublié.
– On a trop chaud ici, releva-t-elle non sans à-propos.
Lorsqu’on arrivait au moins de Laponie, le fait était indéniable. Avisant
son parapluie rose ouvert et porté sur l’épaule, je lui demandai s’il lui avait
servi.
– Oui, me répondit-elle. Là-bas, il tombe beaucoup de neige, très
beaucoup.
De sa main chargée de la petite valise, elle eut un mouvement vers ce
pays lointain.
– On se mouille si on n’a pas de parapluie.
Après que je le lui eus retiré doucement du poing, que je l’en eus
débarrassée, mon exploratrice se mit en devoir de faire voler par-dessus sa
tête les nippes qui l’emmaillotaient. Ayant fermé le parapluie, je l’enroulais.
Par-dessous l’un de ses pulls à moitié enlevé, elle suivait cette délicate
opération d’un œil vigilant. Elle prend grand soin de ses objets personnels,
Lyyl, et supporte mal de voir quelqu’un d’autre les manipuler. Ce parapluie,
en plus, elle y tient particulièrement. Je le lui avais apporté en cadeau peu
de temps auparavant.
Le visage congestionné encore mais soulagée, souriante, elle me tournait
déjà le dos, dirigeait ses pas vers la cuisine. À Roussia qui s’y trouvait, elle
commençait à raconter ses aventures d’ici, depuis la chambre. Ce n’était
que sa voix naturelle ; des trompettes semblaient néanmoins la précéder,
l’annoncer. Elle s’était reposée sur moi pour ramasser les pièces de son
déguisement abandonnées sur le parquet. Ce que je fis, avant de me
remettre à mes bagages. Les mêmes pensées me rattrapèrent.
Les mêmes. Je me rappelle. Comme étaient semblables par leur longueur
ces jours, tous ces jours faits aux trois quarts d’obscurité. Et pareil aux
autres, l’hiver, par son froid inhumain. Ces autres hivers qui se
ressemblaient déjà tous. Des hivers quand ils s’installent dont on ne se
demande plus depuis combien de temps ils durent et jusqu’à quand ils vont
durer. Hivers, jours nocturnes où rien n’arrive mais où ce rien peut
s’accumuler avec la force d’un événement imminent, et tout peut arriver.
Je me souviens.
Ce fut au cours de l’un de ces hivers, mais lequel, pas le dernier, et de
l’une de ces nuits extensibles à l’infini. Quelque chose se produisit. Mais
quoi au juste ? Un rêve, aurait-on dit. Un rêve, si je n’avais gardé tout le
temps ma lucidité. Car j’ai l’absolue certitude d’avoir surpris seulement ce
que mes yeux grands ouverts me montraient, de n’avoir vu que ce qu’il y
avait à voir. Ç’avait commencé au lit, je pense. Au lit où nous avions eu,
Roussia et moi, une de ces discussions qui nous saignaient à blanc, tout
aussi impardonnable que les autres. La querelle s’était prolongée fort avant
dans la nuit, assez avant pour nous changer en déments hallucinés. Nous en
étions, entre veille et sommeil, arrivés à ne plus savoir ce que nous disions.
Des insanités, sans aucun doute, nous délirions tout simplement. Et il me
reste en mémoire que de guerre lasse je perdis conscience en continuant à
parler, à débiter mes horreurs. Je m’endormis, mais sans cesser de divaguer.
On voudrait en de tels moments retourner le monde sur soi et dormir et
rêver qu’on est couché au fond de soi.
Le temps qu’avait duré mon sommeil, je n’aurais su l’évaluer, étant
donné l’état où j’étais, alors que me réveillait une sensation de froid qui se
révéla aussitôt n’être qu’une sensation d’absence : la place était vide
qu’avait occupée Roussia à mes côtés. Je m’étonnai. Roussia ne se relève
pas de nuit, une fois couchée, ce n’est guère dans ses habitudes. Il y avait
autre chose d’anormal, les lampes. Elles étaient allumées. Toutes. Allumées
dans la chambre, à la cuisine, sur le palier et, quand je me levai et allai voir
pourquoi il en était ainsi, je remarquai par l’imposte du palier qui donne au-
dessus du jardin qu’elles brûlaient en bas dans les pièces, à travers les
fenêtres desquelles des flots de lumière déferlaient sur une neige sidérée,
écume durcie d’infimes étoiles. Et la lampe de la façade brillait aussi sur la
neige brasillante.
Je contemplais, muet, cette scène d’un théâtre que rien n’occupait à
l’exception d’un embrasement cataleptique. De là où je me trouvais, le
monde, ayant sauté par-dessus un abîme ouvert devant lui, derrière ou à
côté, semblait avoir changé de place. Puis j’entrevis Roussia. Mais je ne
comprenais pas. Dans ma tête, quelque chose refusait de s’installer, de se
poser, une turbulence. Toute nue, elle allait, elle foulait la neige de marbre.
Je clignai des yeux : c’était elle, non un spectre. Le pas souple, léger, quasi
aérien, elle se promenait, offerte à la lumière électrique, une lumière saisie,
reprise et renvoyée par son corps comme par cette blancheur gelée. Bien en
chair ainsi qu’elle l’a toujours été, que je la connaissais, pas d’erreur, c’était
Roussia et ma Roussia déambulait paisiblement dans le jardin mort. Elle ne
paraissait pas redouter et encore moins ressentir les morsures mortelles du
froid de cette nuit. Qu’elle fût en proie à un accès de somnambulisme :
impossible elle n’en donnait pas l’impression. Elle avait l’air, isolée dans un
songe de bonheur, plutôt soulevée par une joie ineffable, mais pas
endormie. Éveillée. Ni l’allure, ni l’expression d’une somnambule, la
lumière même, sur elle, semblait vivante, charnelle, qui la cernait d’un halo
de blondeur, de douceur. Spectacle néanmoins épouvantable dans sa beauté,
et combien déchirant.
Il me fallait m’y soustraire, trouver quelque chose à me mettre sur le dos
et descendre la chercher. Je vais, j’attrape un manteau, je me retourne, elle
était déjà rentrée. Il n’eût pas été déplacé, je pense, de lui demander ce qui
l’avait poussée à faire cela. Je ne lui posai aucune question. Je devinais ses
raisons ; je croyais les deviner. Elle ne s’en sortirait pas sans dommage,
pensais-je aussi. Aller de la sorte dans la neige sans rien sur soi. Au petit
jour, pas même enrhumée, elle vaquait de chambre en chambre comme si
cette nuit n’avait pas été différente des autres.
Elle n’a pas recommencé, depuis. Mais comme une porte est restée
ouverte. Une porte ouverte peut donner sur autre chose, peut cacher la peur.
Tu la crois dehors, la peur. Et tu sens qu’elle est dedans. Tu t’es ouvert en
ouvrant la porte.
Un hiver identique aux précédents, non pas avec Lyyl, qui restait encore
à venir. Et cet hiver après. Longtemps après, et Lyyl bien là, un hiver, le
dernier, croyais-je, passé ensemble, elle, Roussia et moi.
Cependant que toutes deux m’accompagnaient à l’aéroport, le lendemain
matin, il ne vint pas à Lyyl l’idée de jouer à la voyageuse comme elle
l’avait fait la veille au soir. La température, stationnaire, toujours moins
quatorze degrés, je l’interrogeai :
– Fait-il froid aujourd’hui ?
Blottie contre moi dans le taxi qui nous emmenait, d’un mouvement de
tête, elle me répondit non. Je pouvais la croire. Elle se rendait
tranquillement à son école-garderie par des moins vingt, moins vingt-cinq,
certains jours. C’était cela, le froid pour elle.
Derrière la cloison de verre qui à l’aéroport, une fois que j’eus passé le
contrôle de police, nous séparait déjà, elle m’adressait de sa menotte des
signes comme quand, marchant à reculons jusqu’au portail, elle le fait du
jardin au moment d’aller à l’école tandis que je la surveille à travers une
fenêtre du rez-de-chaussée.
Mais elle s’interrompit bientôt, secoua le bras de Roussia pour lui
demander de se baisser et d’écouter ce qu’elle avait à lui dire. Après cela, sa
mère la souleva et, la portant, s’approcha avec elle de la glace, sur laquelle
ma Néfertiti appliqua ses lèvres. Je compris, m’approchai aussi, embrassai
la paroi de verre à la même place, de l’autre côté.
L’avion prit l’air. Je savais où elle se trouvait au même instant : chez
l’orthophoniste qui corrigeait son incapacité à rouler les r, défaut de langue
qui nous est commun, elle et moi ; on ne peut s’en offrir le luxe dans ce
pays. Sur l’heure, je fus un animal qui ne trouvait plus sa place sur terre, ne
comprenait pas à quelle fin il avait été créé.
LE CYGNE À LA ROSE
Vous vivez ici dans une autre lumière, qui double la lumière du jour :
c’est la lumière du silence. Ce silence, lui, engendre l’espace autour de
vous.
Tant d’espace pour si peu de présence humaine.
Vous vivez aussi parmi des arbres filles, les bouleaux. Têtes folles qui
s’exhibent en parures cousues de paillettes d’or déjà en août trop légères.
Sur leurs membres à la blancheur d’hermine, transparentes, ces toilettes
vous font pressentir le désastre. Elles seront bientôt abandonnées, semées
en menue monnaie.
Août miné par l’automne, et ils sont là dans leur juvénile insouciance, ils
folâtrent, les bouleaux, au milieu des sapins. Guère impressionnés. Les
sévères sapins, ils les entraînent dans leurs rondes et courent ensuite, vont
s’aligner sur un seul rang dans le lointain et leur faire signe, les provoquer.
Mais n’est-ce pas plutôt vous qu’ils provoquent, invitent d’un appel muet à
les rejoindre ? Des jumeaux, à la façon dont ils se ressemblent et se serrent
l’un contre l’autre, il en est deux que je peux apercevoir, grands par-dessus
leurs voisins, de ma fenêtre et même du fond de la chambre, de l’unique
fauteuil où je me trouve souvent assis à lire, ou à écouter de la musique. À
distance, eux aussi m’envoient leurs signes, me tiennent un langage tout de
tendresse, savent que je suis à cette place. Plus qu’à aucun autre moment,
ils me parlent lorsque le crépuscule attise ses flammes et les en revêt. Un
relent de bois qui brûle afflue alors. Subreptice, l’odeur qu’exhale le pays
tout entier. Sur la peau de Roussia, je la respire, sur les murs de sa maison,
avec son matériau sylvestre, elle est dans les cheveux de Lyyl, et en chaque
chose. Elle vous ferait reconnaître cette terre les yeux fermés. La cime
ignée, les deux bouleaux veillent longtemps après que les autres sont entrés
en sommeil. Et moi j’écoute ce qui se tait si fort, se tait à tue-tête.
Ce dimanche matin, je jette un regard vers eux. Ils ne se distinguent pas
des autres, ils sont silencieux. Ils ne se prêtent pas au dialogue. Puis Lyyl
arrive, la figure impassible et qui sourit pourtant. C’est qu’elle est habillée
d’une fort jolie robe ! Ce sourire rentré, avec cette robe sur elle, lui va. Il
faut décidément que je la porte devant la glace. Il n’y en a pas à sa hauteur
dans la maison. Elle s’examine posément et s’adresse dans le miroir le
même genre de sourire à fleur de traits, juste ébauché. Je dois, la chose est à
refaire, la soulever de nouveau, la porter encore devant la glace où elle reste
à se contempler en silence, le visage auréolé de ce seul sourire
indéfinissable. Son bonheur est secret. Telle est Lyyl, son bonheur
n’appartient qu’à elle, il n’a pas à s’afficher.
Avant que je ne la dépose, elle crie sans quitter la glace des yeux :
– Mama !… Mama !…
Elle s’interrompt seulement à l’instant où Roussia se montre. Lyyl
allonge alors le bras pour l’attirer plus près, la serrer contre elle, contre moi.
Et de s’exclamer :
– Trois font un ! Kato, regarde, mama. Kato, papa. On est un !
Jouer au comptable de ma propre existence, c’est me semble-t-il ce que je
fais depuis quelque temps. Non, j’essaie de comprendre certaines choses.
Une chose grave qui est en train de survenir. Mais y a-t-il plus grave que ce
qui s’accumule entre Roussia et moi ? Des torts indignes. Pourtant, étrange,
une entente existe et dure, elle survit dans la demi-mort qu’est devenue
notre existence.
Nous sortons cet après-midi pour aller assister – qui l’aurait cru – à un
concert de musique rock. Oui, un concert de musique rock. Mais c’est
pourquoi on a mis à Lyyl cette robe neuve ! Et Lyyl elle-même me rafraîchit
la mémoire :
– Voyons papa, c’est toi qui me l’as apportée. De Paris !
Du bleu le plus tendre, pervenche, sans autre garniture qu’une rose
appliquée sur le plastron, la robe, d’être venue de Paris, lui confère un
attrait, un prestige dont n’est pas peu fière celle qui se pavane dedans.
Chacun de ses mouvements le proclame, Lyyl marche, preuve vivante de sa
propre élégance, et du charme qui se dégage de cette élégance, comme un
cygne sur l’eau glisse, vogue. Bleu, le cygne, rose la rose, peut-on voir rien
de plus beau.
Nous voici donc qui nous bousculons, pris par la fièvre du départ.
Instants de confusion, les derniers, et la même hâte nous propulse hors de la
maison. Il ne faut surtout pas manquer le bus. Alors pressons. Moitié
marchant, moitié courant, nous parvenons à l’arrêt presque à la seconde où
le nôtre arrive. L’idée est de Roussia.
Nous commençons à monter. Tout d’un coup Lyyl s’écrie :
– Où est-il ?
– Quoi ? demandons-nous simultanément, sa mère et moi.
– Kikki ! lance-t-elle d’une voix impatiente.
Elle se tourne de tous les côtés, rudoie les gens lorsqu’ils la gênent, et en
même temps jette des appels :
– Kikki ! Kikki ! Où es-tu ?
Apparemment elle ne le voit pas, ne le trouve pas.
– Il n’est pas là ! hurle-t-elle. Il n’est pas là ! On l’a oublié ! Il est
enfermé dans la maison !
Elle ne veut plus prendre le bus. Nous la raisonnons, Roussia et moi.
Rien n’y fait, elle ne partira pas sans Kikki. Nous n’osons pas la gronder. Il
y a tous ces témoins, tous ces étrangers, allais-je dire, autour de nous, ils
nous observent sans discrétion. Nous parlons une langue différente, et puis
après ? Nous nous sentons désarmés. Cette foule est là à nous tendre ses
visages, qui ne peuvent se compter, comme autant de glaces à main, mais
des glaces sans tain, où l’on ne voit rien. Et nous, nous avons si peu
l’habitude de gronder Lyyl que nous ne savons pas par où commencer.
La grand-mère entame alors la procédure de compromis dont elle est
coutumière. Cette fois, elle ne lui réussit pas ; comme les nôtres, ses efforts
et sa diplomatie restent sans effet. Lyyl qui refuse de l’entendre crie de plus
en plus fort :
– Kikki ! Kikki !
Tous les voyageurs qui devaient monter sont montés, tous sont à leur
place. Le conducteur patiente. Ici les gens naissent patients. De même,
meurent-ils, je suppose. Notre public ne comprend visiblement pas ce qui se
produit. Lyyl n’étant pas fille à céder, force nous est, avec des excuses, de
laisser partir le bus. La chipie, ce n’est pas cela qui met fin à ses
réclamations. Elle y ajoute le renfort des larmes, les jardins et les champs
autour de nous retentissent de ses pleurs et de ce refrain : « Il faut retrouver
Kikki ! »
Retourner à la maison le chercher, il n’y a pas d’autre solution. Je me
porte volontaire : qu’on m’attende à l’arrêt du bus, je ne serai pas long.
Objection de Lyyl, qui s’oppose à ce que j’y aille seul.
– Ça prendra moins de temps, dis-je.
Qu’importe, elle tient à m’accompagner.
– Moi, je peux le retrouver, pas toi, déclare-t-elle, les yeux aussitôt secs
et le ton sûr.
Je l’emmène.
Elle le découvre en train de jouer au jardin. Trouver Kikki sans le secours
de Lyyl, c’était pure folie de m’en être cru capable. Je me demande
comment pareille idée a pu germer dans ma tête.
L’ayant appelé gentiment, elle lui a donné la main et tandis que nous
allons rejoindre les autres, elle me confie :
– Il ne nous a pas vus partir. Dis papa, il est gentil, hein ?
– Très gentil.
Inutile de nous presser maintenant, le prochain bus ne passera que dans
une heure.
Le transport, les changements de ligne nous prennent une autre heure,
peut-être davantage, je ne porte toujours pas de montre sur moi. Et le terme
de notre équipée est finalement atteint : un parc bordant la mer, en pleine
ville toutefois, des ululements de guitares électriques qui montent de loin
nous l’ont déjà signalé. La musique ne nous a pas attendus pour aller de
l’avant, foncer à un train qu’il nous faut prendre en marche. Cahotant,
brutal, tonitruant à souhait, un train d’enfer autant qu’il se peut, nous le
découvrons assez tôt. Comme les garçons et les filles massés sur les
pelouses, des champs de crânes avec leurs oreilles, Roussia, sa mère, moi,
pas Lyyl, nous nous asseyons sagement dans l’herbe et sagement nous
écoutons.
Dans la fosse naturelle formée par un pli du terrain, l’orchestre, on
l’aperçoit entre les arbres, composé de blonds sauvages en transe. Ils jouent
encore plus des bras et des jambes. Restée debout, Lyyl se déhanche sur
place, les pieds écartés. Elle est bien dans le rythme. Cette sorte de musique
lui fait pourtant peur. Je l’ai vu le jour où j’ai passé un disque de jazz à la
maison. Elle a été prise d’affolement. C’étaient, il faut dire, Dizzie Gillespie
et Charlie Parker jouant ensemble, avec Max Roach à la batterie. Une
musique, un geyser de sons incandescents ; Max Roach lui, mitraille et tire
à vue sur tout ce qui bouge. Ça, c’est de l’art. On ne peut pas dire la même
chose de ce que nous entendons ici, mais quoi ?
– Kikki, danse-t-il aussi ?
La question m’a échappé malgré moi. J’aurais mieux fait de tenir ma
langue. Cinglante est la réponse que je m’attire :
– Tu n’as pas des yeux pour voir ? Il danse ! Mais il ne sait pas bien. Je
lui apprends.
Puis encore une demi-heure tout au plus : et après cette demi-heure,
Roussia ne trouve pas qu’il vaille la peine de s’attarder dans ces parages.
Elle nous fait lever le camp. Je suis le mouvement à regret, je ne saurais
dire pourquoi, pas à cause de la musique…
Nous ne prendrons pas le bus, nous informe-t-elle, nous opérerons un
détour par le centre-ville, le long de la mer, à pied. Et, sous un soleil de
plâtre, nous progressons vers le mirage dont, à chaque pas, nous touchons
les franges sans que nous puissions prétendre à aucun moment y être entrés.
Ni l’un ni l’autre d’entre nous, heureusement, n’est obligé de porter Lyyl, si
peu que ce soit. Nous avons pris avec nous sa poussette pliante. Elle roule
dedans. Elle est le bébé qu’elle paraît satisfaite d’être redevenue et en
contrefait la voix, lâche des paroles bébêtes.
Interminable marche. Puis les quais du port principal sont devant nous ;
s’ouvrent les grandes artères du centre. Roussia, ai-je parié avec moi-même,
ne nous a pas fait passer par là sans une arrière-pensée. J’ai gagné : elle a
prévu une halte dans un café connu d’elle.
Nous côtoyons encore durant quelques instants la mer. Elle m’a paru tout
du long bizarre, cette mer ; de l’étain gris cendre en fusion alors que le ciel,
inchangé, est insoutenablement bleu. Non moins violente demeure la
lumière du jour, non moins monumentale. Et pourtant non moins hantée
comme par une prémonition d’ombre, toute brillante qu’elle éclate sur les
choses : pavés, docks, immeubles, voitures, bateaux à l’ancrage, dont les
mastodontes de Siljaline.
Nous ne parvenons au café en question que pour buter contre des portes
fermées. C’est dimanche. Nous sommes en pays luthérien, nous l’avons
oublié. Roussia jure comme il lui arrive parfois de le faire, elle n’est pas
luthérienne, elle. Et moi, n’en parlons pas. Mais que suis-je en fait ? Ce
n’est pas un moment à s’en préoccuper. Le moment est à braver la canicule,
à partir à la recherche d’un établissement similaire, café ou peu importe.
Nous en découvrirons bien un d’ouvert. Ô mânes de Luther, là où vous êtes,
voyez comme nous sommes écrasés par la chaleur : ne tenant plus sur nos
jambes, nous nous traînons sur les genoux, moralement parlant. Soyez-nous
favorables !
Tourner, errer de-ci de-là, nous l’avons fait durant un bon moment. Et
dans une capitale déserte nous dénichons l’objet, l’endroit appelé de tous
nos vœux. C’est dans une impasse où les encoignures empestent l’urine de
soûlard. Démonstrative comme elle est, Lyyl tout de suite se pince le nez
des doigts et par un bruit de gorge suggestif nous fait part de son dégoût :
– Ach ! (prononcer à l’allemande).
Devant nous, dehors, avec l’air de se morfondre à leur place : quelques
chaises de plastique indifférentes au lieu où elles se trouvent. Là ou
ailleurs ! Nous nous laissons choir sur quatre d’entre elles ; il était temps.
Nous n’aurions pas tenu debout une minute de plus. La vie est ridicule
parfois, elle vous met dans des situations grotesques et veut en même temps
que vous gardiez votre dignité !
À peine assise, Lyyl saute de sa chaise : il lui faut trouver des toilettes. Je
l’engage d’aller faire son pipi dans un coin, puisque déjà…
– Tu ne penses pas ce que tu dis, papa !
Je me relève pour l’accompagner à l’intérieur du café.
– Tu n’y penses pas ! me lance-t-elle encore. Moi, je vais aux toilettes
des dames. Tu ne peux pas venir avec moi. Mais il y a quelqu’un qui a
envie de faire pipi aussi : c’est Kikki. Tu l’emmèneras, toi, chez les
hommes.
Si je m’attendais à celle-là ! Poussant Lyyl devant elle, la grand-mère
franchit déjà la porte du café. Mais Lyyl se retourne pour voir si de mon
côté je fais ce que je dois faire : y entrer avec Kikki.
Revenue des toilettes, pas plus tôt assise de nouveau, elle se penche vers
moi et, d’un regard en coin où luit une lueur tartaresque, me considère. Il y
a tout lieu de se méfier : ainsi je sens ce regard et je pense de même. Que
va-t-elle encore me sortir ? Elle cherche ses mots, forme des phrases dans
sa tête, cela se lit sur son visage. Je lui souris innocemment. M’ayant bien
jaugé de ses yeux d’innocence authentique, d’autant plus impitoyable, elle
finit par me poser une question :
– Papa, tu sais tout, n’est-ce pas ?
Elle se balance, les mains glissées sous elle, de côté et d’autre.
– Tout, c’est je crois un peu trop, dis-je.
Elle ne tient pas compte de ma remarque.
– Alors, réponds à ça : pourquoi dit-on que le jour se lève et que la nuit
tombe alors que tous les deux font pareil ? J’ai bien vu.
– C’est exact. Je n’y ai jamais réfléchi.
– Tu ferais bien d’y réfléchir et de ne pas attendre trop longtemps.
– Je vais commencer dès aujourd’hui. Pas maintenant, il fait trop chaud.
– Surtout ne viens pas me dire que le jour tombe et la nuit se lève. Je te
crois assez malin pour me raconter juste ce genre de choses. Ce serait aussi
bête que de dire comme tout le monde.
Roussia nous contemple, les yeux au ciel, l’air accablé. Probablement
n’est-ce qu’en raison du poids dont pèse sur elle la canicule. Blonde, elle, sa
figure est en feu. Tout en y étant habitué, je lutte moi-même contre
l’étouffement.
Et Lyyl encore :
– Ou me dire que le jour se lève parce que, nous, on se lève, et la nuit
tombe parce que, nous, on tombe de sommeil et qu’on doit se coucher.
– Je te dirai ce que j’en pense à la maison, dievotchka maïa.
– Quoi ?
– À la maison.
– Mais tu as encore dit quelque chose après.
– Dievotchka maïa.
– Ah.
Je ne jurerais pas ne pas avoir entendu une note narquoise dans son
exclamation. Et je pense : « Va, nous nous comprenons, fille. Nous savons,
toi et moi, ce que parler veut dire. Il ne s’agit au fond ni de ce que fait le
jour, ni de ce que fait la nuit, si l’un se lève, si l’autre tombe, ou l’inverse,
mais d’autre chose. Dievotchka, n’est-ce pas ? Maïa. »
Elle ajoute, cette fois pensive :
– À la maison. C’est ça.
Sauf à porter comme une pivoine un visage cramoisi sous sa frondaison
de cheveux noirs, ce qui donne la plus jolie tête du monde, elle ne semble
pas trop souffrir de la chaleur. Que faisons-nous dans ce septentrion
invraisemblable, fille ? Méditerranéens toi et moi nous sommes, du pays du
jasmin et de l’oranger. Resterons-nous d’éternels exilés ?
Mais notre conversation n’a pas pris fin. Elle se poursuit sous le masque,
le masque qui parle sans remuer les lèvres, les yeux absents.
Trouvant cela intolérable, je reprends tout haut avec le sentiment de
conjurer un maléfice :
– Et quand par exemple la lune et le soleil se montrent en même temps,
est-ce qu’il fait nuit, est-ce qu’il fait jour ?
Elle me jette alors un regard de ses yeux ardents en secouant la tête de
l’air de ne pas croire ce qu’elle vient d’entendre. Poser de pareilles
questions ! Elle me répond, son ton fait un sort à chaque mot :
– Cette lune n’est pas une vraie. C’est une lune brûlée.
– Et si Lyyl toute brune et Laura-Lea toute blonde jouent ensemble, est-
ce la lune qu’on voit jouer avec le soleil ?
– Mais papa, tu ne comprends rien. Je ne suis pas la lune, moi. Je suis un
soleil brûlé.
Avec ces dernières paroles, notre conversation arrive au bout d’elle-
même, un bout au-delà duquel il n’y a plus de parole. Un soulagement
devrait en résulter. Le premier souffle frais de cet après-midi nous passe une
main compatissante sur le visage. Mais là où il n’y a plus de parole, qu’y a-
t-il ? Ce n’est pas la vie qui est pleine de manques, de trous : c’est toi. Toi
que tout et tout un chacun peut traverser… Moi que tout et tout un chacun
peut traverser : faut-il porter en plus une couronne d’épines ?
Roussia tout près n’est qu’un rêve que traverserait une pierre. Et cette
pierre serait moi, dure comme un œil. Puis la regardant mieux, je vois une
mer abandonnée sur le sable. La mer, toute la mer, et le jour sur elle. Pas de
vent ; quelque chose qui pose son doigt sur la bouche. Et j’écoute. Il y a
cela quand il n’y a plus de parole. Il y a cette ligne d’horizon où naît la mer.
Avant, elle est éternelle. Après, elle est indestructible.
CHANTE, OISEAU
Je n’en ai pas fini avec Reims, l’histoire a son temps, – sinon le temps
son histoire. Je me retrouve dans les mêmes artères, jamais bien loin.
L’Opéra de nouveau à ma droite et, une fois de plus, il me semble que je
n’en finirai avec aucune chose, avec rien. Je reprends la rue piétonnière à
gauche, j’en arrive à une autre, plus petite, scion qui en part
perpendiculairement. Au fond de celle-ci une fleur de pissenlit s’arrondit,
mais en existe-t-il d’aussi pléthoriques, d’aussi brillantes ? Diffuse
nébuleuse, elle a d’ici l’air de semer ses follicules à tous vents et bouche la
vue. Un sentiment obscur m’a guidé. Maintenant il n’est plus obscur. Je me
souviens. Nous étions venus flâner par là, Lyyl et moi. Notre
reconnaissance avait abouti à cet endroit. Nous nous approchions, nous
demandant de quoi, de quelle chose. Un hérisson, pensait Lyyl, avec ses
innombrables dards brandis, juste enroulé sur lui-même, endormi ou sur la
défensive. Mais, dis-je, où en existe-t-il d’aussi gigantesques ? Une
sculpture moderne, objectai-je. Allons voir, dit Lyyl. Nous portâmes encore
plus près nos pas. Nous surprîmes des ouvriers en bleu de travail très
affairés autour du monstre qui, en guise d’aiguillons, portait des flûtes sur le
dos. Des flûtes, mais elles étaient muettes quand nous nous en fûmes
convaincus et elles le restèrent. Nous observions la scène, ces hommes
s’activaient avec modération. Il faisait si chaud.
Puis, subitement, l’une des flûtes revint à elle, lança non pas une mélodie
mais une giclée d’eau qui nous retomba sur la tête. Nous prîmes la petite
douche, Lyyl sauta sur place en poussant des cris de joie. J’étais de même
bien aise de recevoir cette fraîcheur. Je me sentis avoir une dette envers le
monde.
Aujourd’hui, en une fleur chatoyante, aussi légère que fragile, s’épanouit
le hérisson, gloire de reflets, d’étamines empanachées d’irisations.
Revenant sur nos pas, aspergés et heureux de l’être, nous fîmes une halte, à
l’angle de la rue, devant une carriole de marchand de glaces. Et nous
repartîmes à la recherche de Roussia et de sa mère perdues dans les
magasins, n’en sortant plus, Lyyl empoignant comme un flambeau son
cornet aux trois boules de crème glacée, une à la fraise, une à la vanille, une
à la pistache. À présent, seul je contemple la fleur de pissenlit qui miroite,
s’éblouit d’éclairs, d’arcs-en-ciel. Seul, sans Lyyl. Un spectacle si…
comment dire, qui m’enlève un peu de l’ennui dont je me sens atteint. Il
émane de cette inflorescence d’eau une sorte d’allégresse subtile,
communicative. Subtile, communicative, en même temps non moins
mystérieusement instante, libératrice. Pour que recommence la vie, la fleur
de pissenlit sème la nouvelle graine.
Je m’éloigne. Un pas après l’autre. Je marche et cette marche me porte
vers moi-même, me change dans la foulée. Je finirai, j’en aurai fini avec
moi. J’ai déjà changé. Je ne poursuis plus nos deux fantômes, celui de Lyyl
allant avec le mien. Pris d’une joie, laquelle, de se faire toute discrète, ne
peut que me convenir, je contourne la fontaine à qui je le dois. Aujourd’hui
je la dépasse pour déboucher sur une esplanade où les cafés se succèdent,
débordent en terrasses. Je me propose d’en choisir un où m’asseoir sans
perdre de vue la fleur de pissenlit. Le premier, pourquoi pas, avec sa
véranda toute de verre. Mais sitôt entré, je suis submergé d’un sirop
musical. Je m’enfuis avant d’y être englué. J’y gagne de découvrir le café
qu’il me faut : sous les arbres, des platanes, les tables en plein air et, merci
mes bons anges – allant toujours par deux, au cas où l’un ou l’autre se
tromperait – pas de musique, si ce n’est celle des voix humaines.
Pour le coup, je demande en plus d’un café une coupe de champagne,
puisque nous marchons ici sur une nappe souterraine de ce breuvage, au
beau diable en pantalon bouffant (à la mode) et chemise de soie grège qui
s’est matérialisé devant moi. Une façon de célébrer la fête que je porte en
moi depuis quelques minutes. Mais les enfants palestiniens continuent
d’être massacrés. J’entends leurs cris, de si loin qu’ils s’élèvent. La fleur de
pissenlit brille sans faiblir là-bas.
Ni elle, ni le temps qu’il fait, trop beau pour les mots, ni l’endroit, ni
l’heure. Rien. La voix est au diable mais rien ne l’empêche de sonner contre
mon oreille, tout près, de me harceler de son injonction : « Tu ferais bien de
rentrer au plus vite dans ton village, il le faut, il le faut. » À la hâte, je règle
mes consommations, ne fais qu’un saut jusqu’à la voiture. Je me lance dans
une course non moins folle que pour venir à Reims.
Et me vient la pensée qui ne devait pas manquer de venir me hanter : « Si
maintenant je provoquais ma mort en simulant un accident ; peut-être
serais-je plus sûr de la rejoindre, plus sûr de la retrouver. Ce serait tout à fait
le moment. Tout à fait le moment, le moment, le moment… »
Le moteur pas encore arrêté, sans prendre la peine de rentrer l’auto au
garage, je me précipite dans la maison. Je n’envahis que du vide. Et ce vide
recule, se dérobe devant moi, se creuse à chaque pas. Jamais là ; nulle part
où je suppose qu’elle est, où je cours la surprendre. Sa bicyclette se trouve
bien dans la grange. Mais pas elle. C’est avec moi qu’elle a appris à monter
à vélo. Après trois ou quatre essais, guère plus, elle a su pédaler.
(Elle pouvait déjà rouler seule depuis quelque temps lorsqu’elle fit une
chute et s’écorcha le genou. Quelle affaire ce fut ! Une grosse affaire. Une
tragédie. Les murs s’émeuvent de l’émoi dont Lyyl est capable en de
pareilles circonstances, les murs pleurent. Il fallut lui appliquer des
pansements, non sans mal, et lui bander le genou. L’allonger sur un lit. Se
disait-elle qu’elle allait en mourir ? C’est possible. Elle n’ignorait pourtant
pas qu’elle est immortelle. Mais tout est possible avec Lyyl. Les
consolations que Roussia lui prodiguait y firent peu de chose. Les
marmonnements affectueux de la grand-mère n’arrêtaient que par brefs
instants les larmes et les hoquets véhéments qu’elle se tirait du fond de la
poitrine. Et ça reprenait. Nous avions une belle invalide à la maison.
Les jours suivants, elle n’alla plus que sur un pied. L’autre, elle le
suspendait en l’air. Il n’était plus question pour elle de marcher comme tout
le monde. Elle ne savait plus que sautiller en prenant appui sur tout ce qui
se présentait, murs, meubles, personnes. Le coupable, le maudit vélo, fut
proscrit dans la grange pour ne plus en sortir. Cet animal y est toujours, à la
place où il fut mis.)
Il y est, mais pas elle.
Avant cet accident, quand elle descendait du premier étage où elle
dormait, elle n’entrait dans la cuisine, pour prendre son petit déjeuner, que
les pieds jetés en avant, les talons frappant le sol dans un gopak endiablé.
N’est-elle pas à demi russe ? Elle suit des cours de danse, mais non me
semble-t-il pour apprendre ce genre de pas. Le gopak, c’est toute seule,
l’instinct le lui a appris. Nous sommes à table. Elle fait son entrée de
cosaque. Elle n’est pas plus tôt assise et, c’est à qui, d’elle ou de moi,
posera la première devinette. Qu’importe le moment d’ailleurs, petit
déjeuner, repas de midi ou celui du soir. Nous ne pouvons simplement pas
laisser passer l’occasion de nous défier quand elle se présente, laisser passer
ce plaisir. Nous savons aussi sans nous le dire que c’est une manière de
conjurer le silence qui gèle la parole des adultes et pèse sur ces réunions, les
ronge de tous les côtés.
Elle est comme toujours prompte à donner la réponse si c’est à elle de
deviner. Une diablesse, vraiment. On voit sur sa figure travailler d’abord
son cerveau. Je le vois dans ce miroir, et dans celui de ses yeux souriants.
Elle se dépêche tant qu’elle peut de vaincre la difficulté. Et vient alors
l’explosion. Parce qu’elle tient à trouver et, à de rares exceptions près, elle
trouve, sa victoire est bruyante. Elle l’est encore plus s’il m’arrive, avant
elle, de sécher. Charitable et sardonique, à ce moment, elle m’encourage
avec des :
– Allez papa, tu y es ; ça vient ?
Oh, je ne démérite pas de ma fille ! La plupart du temps je trouve le mot
de l’énigme, non pas aussi vite qu’elle, mais assez vite. Il faut dire qu’elle a
la tournure d’esprit pour ça, elle. J’ai déjà donné des exemples de pièges
que nous nous tendons, au moyen desquels nous mettons à l’épreuve l’un la
sagacité de l’autre. Je ne résiste pas à la tentation d’en citer deux encore,
pas plus, deux qui exigent une réponse, et une seule, tous les deux :
I
Elle c’est moi
Moi c’est elle.
Elle ne sait pas
Que je suis moi.
Ce qu’elle est,
Moi je le sais.
II
Elle fait tout comme toi
Et tu ne le sais pas.
Elle te suit partout
Et elle n’existe pas.
S’il fait clair elle est là
S’il fait sombre elle n’y est pas.
– Quand on vit, il faut créer, dit-elle.
Dit Lyyl.
Si la difficulté doit nous mettre martel en tête, bien loin de nous rebuter,
ça nous plaît, nous la recherchons, nous aimons l’excitation qu’elle nous
procure. Une chose en plus que nous partageons.
Je me suis plusieurs fois demandé d’où me vient ce goût, qui me demeure
à mon âge, et que j’ai inoculé à Lyyl. Je me pose encore la question. Je crois
savoir. De ma grand-mère. Quand, enfant, j’allais lui rendre visite, elle me
gardait des jours et des jours de suite. Mon lit était installé dans sa chambre.
Le soir, à peine couchés, elle et moi, les lampes soufflées, un autre monde
s’éveillait pour nous, s’illuminait. Le monde du merveilleux. Il ouvrait ses
portes d’or. Portes, attention, qu’à aucun prix elle n’aurait consenti à me
faire franchir autrement que de nuit. Pourquoi ? Pas une fois, elle n’oubliait
sa recommandation : « Jamais en plein jour. Tu ne réclameras jamais qu’on
te raconte des histoires, tu n’en écouteras jamais. En plein jour. Tu
attraperas la teigne et tu finiras avec un crâne aussi nu que ton genou. »
Était-elle sérieuse, ce disant ? Moi j’y croyais, à ce mal suspendu sur ma
tête qui m’aurait mangé les cheveux. Je tenais aux miens. Je ne négligeais
pas l’avertissement. Jusqu’à ce jour, une crainte m’en reste, dirait-on. Je le
sens à la réticence que j’ai à commencer une histoire, quand Lyyl m’en
demande une : je louche malgré moi, avec un petit pincement au cœur, vers
le grand jour, s’il fait jour, puis vers la crinière qui la coiffe. Des fois que
cela arriverait.
Ma grand-mère avait justement une prédilection pour les devinettes. Elle
se faisait, si je ne me trompe, un malin plaisir à me soumettre au supplice
qui me laissait tâtonnant dans le noir de sa chambre et de mon cerveau.
Donner une bonne réponse, se disait, dans sa langue, s’affranchir. Je suis
dans l’impossibilité de me rappeler si à l’époque je m’affranchissais avec
autant d’aisance que le fait Lyyl aujourd’hui. Peut-être bien, après tout. Il
me restait certes la ressource de me libérer d’une autre manière : par le
sommeil, dans lequel je me laissais fondre et où me parvenait encore, non
les mots, seule la voix qui les prononçait en s’éloignant de plus en plus
pour, tutélaire, me mener à bon port. Et c’était ce qu’elle voulait sûrement,
ce qu’elle recherchait.
Ayant commencé à parler d’elle, je ne peux pas ne pas trahir une sorte de
secret : la ressemblance qui par-delà le temps, et l’écart de l’âge, en aurait
fait la jumelle, la réplique, si elle vivait encore, de Roussia. Une telle
ressemblance ! Elle m’avait frappé d’emblée. Les traits, cette peau de nacre,
la taille juste moyenne, les reins qui se cambrent, l’allure décidée et surtout,
surtout, verts, les yeux qui souriaient d’eux-mêmes alors que, sérieuse, la
figure restait au repos. Ce qui se trouvait chez l’une se retrouvait chez
l’autre. Et pourquoi ne pas le dire : se retrouvait chez l’une comme chez
l’autre la même fragilité d’esprit, d’équilibre.
Que faut-il en penser ? Je ne veux rien en penser. A-t-on besoin
d’interpréter on ne sait quoi ? Les ressemblances, quand elles ont dit ce
qu’elles ont à dire, que leur reste-t-il encore à dire ? Elles libèrent autant de
chemins qu’elles en barrent. Elles ne m’importent plus à présent, ces
ressemblances-là, – ni les autres, quelles qu’elles soient.
Lyyl ne tient d’aucune des deux femmes, fruit sauvage, sterne à tête
noire. Moi enfant, voilà ce qu’elle est.
– Il y a tout de même des choses que tu ignores, lui dis-je.
– Comme quoi, par exemple ?
– Que tu es pareille à l’endroit et à l’envers.
– Papa ! Tu racontes des bêtises.
– Des bêtises ? Regarde. J’écris ton nom.
Détachant une feuille de mon carnet, je trace les lettres, L, Y, Y, L, toutes
des majuscules qu’elle est plus apte à reconnaître, et qu’elle reconnaît
d’ailleurs.
– Tu vois ? Ça, c’est ton nom, Lyyl. N’est-ce pas ? Prends-le d’un côté ou
de l’autre, à l’endroit ou à l’envers, il reste le même.
Une lèvre inférieure qui se gonfle de dédain et qui s’avance :
– Tu te vantes toujours de ce que tu sais.
– Moi ? Quand m’as-tu entendu me vanter ?
– On ne t’entend pas, c’est ton air.
– Et qu’est-ce qu’il a, mon air ?
– Tu as toujours cet air, l’air de te vanter de tout ce que tu sais.
Elle, forte de sa terrible clairvoyance, de son bon droit, de son courage et
en profitant, moi au contraire déconcerté par tout et jamais sûr de rien, c’est
entre nous une lutte à armes inégales, où elle a invariablement le dessus.
Quelquefois je me dis : « Il faudrait être plus prudent. » Pourquoi ? Qu’ai-je
encore à perdre si à l’avance je suis déjà perdu ?
UN PÈRE ET MANQUE
Pour l’édition originale :
© SNELA La Différence,
978-2-7291-1493-0
Cet ouvrage a été publié pour la première fois
978-2-7291-2219-5
En couverture :
William Degouve de Nuncques,
EN VERSION NUMÉRIQUE
Littérature française
Mohamed Leftah, Le Dernier Combat du cap’tain Ni’mat, roman, 2011, éd. num. 2014.
Pierre Lepère, Le Ministère des ombres, roman, 2010, éd. num. 2014.
Joëlle Miquel, Au bonheur des jours - histoires de femmes, nouvelles, 2015, éd. num. 2015.
Jean-Pierre Naugrette, Pelé, Kopa, Banks et les autres - les dieux de mon enfance, récit, 2014, éd.
num. 2014.
Littérature étrangère
Sergueï Chargounov, Livre sans photographies, roman, traduit du russe par Julia Chardavoine,
illustré par Vadim Korniloff, 2015, éd. num. 2015.
Hamish Clayton, Wulf, roman, traduit de l’anglais (Nouvelle-Zélande) par Marc Sigala, 2015, éd.
num. 2015.
Mohammed Dib, Le sommeil d'Ève, roman, 2002, éd. num. 2015.
Mohammed Dib, Qui se souvient de la mer, roman, présenté par Mourad Djebel, 2007, éd. num.
2015.
Mohammed Dib, Habel, roman, préface de Habib Tengour, 2012, éd. num. 2015.
Henry James, Nouvelles françaises, nouvelles, traduites de l’anglais par Jean Pavans, 2010, éd. num.
2014.
Tom Lanoye, La Langue de ma mère, roman, traduit du néerlandais (Belgique) par
Alain van Crugten, 2011, éd. num. 2014.
Eça de Queiroz, Le Crime du Padre Amaro, roman, traduit du portugais par Jean Giraudon, 2007, éd.
num. 2014.
Eça de Queiroz, La Correspondance de Fradique Mendes, roman, traduit du portugais par Marie-
Hélène Piwnik, 2014, éd. num. 2014.
Mark Twain, Trois mille ans chez les microbes, roman, traduit de l’anglais par Michel Waldberg, 2e
éd. 2014, éd. num. 2014.
Essais
Michel Butor, Improvisations sur Flaubert, 1984, 2e éd. 2005, éd. num. 2015.
Michel Butor, Improvisations sur Rimbaud, 1989, 3e éd. 2005, éd. num. 2015.
Michel Butor, Improvisations sur Michel Butor - L'écriture en transformation, 1993, 2e éd. 2014, éd.
num. 2015.
Michel Butor, Le Marchand et le Génie, Improvisations sur Balzac I, essai, 1998, éd. num. 2015.
Michel Butor, Paris à vol d'archange, Improvisations sur Balzac II, essai, 1998, éd. num. 2015.
Michel Butor, Scènes de la vie féminine, Improvisations sur Balzac III, essai, 1998, éd. num. 2015.
Michel Butor et Carlo Ossola, Conversation sur le temps, entretien, 2012, éd. num. 2014.
Jean Clair, Le Temps des avant-gardes - chroniques d’art 1968-1978, essais, 2012, éd. num. 2015.
Jacques Derrida, Penser à ne pas voir, Écrits sur les arts du visible, 1979-2004, 2013, éd. num. 2015.
Jean-Luc Evard, Géopolitique de l’homme juif, 2014, éd. num. 2014.
Denis Langlois, Pour en finir avec l'affaire Seznec, 2015, éd. num. 2015.
Philippe Ollé-Laprune, Europe-Amérique latine, les écrivains vagabonds, 2014, éd. num. 2014.
Monique Slodzian, Les Enragés de la jeune littérature russe, 2014, éd. num. 2014.
Politique
Adonis, Printemps arabes - Religion et révolution, traduit de l'arabe par Ali Ibrahim, 2014, éd. num.
2014.
Patricia Cottron-Daubigné, Croquis-démolition, témoignage, 2012, éd. num. 2015.
Abdellatif Laâbi, Un autre Maroc, 2013, éd. num. 2014.
Claude Mineraud, La Mort de Prométhée, essai, 2015, éd. num. 2015.
Claude Mineraud, Un terrorisme planétaire, le capitalisme financier, essai, 2011, éd. num. 2015.
Noire
Pierre Lepère, Les Roses noires de la Seine-et-Marne, roman, 2015, éd. num. 2015.
Yves Tenret, Coup de chaud à la Butte-aux-Cailles, roman, 2015, éd. num. 2015.
Stéphane Guyon, Ici meurent les loups, roman, 2015, éd. num. 2015.
La Ligne bleue