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18 : USAGE SAVANT ET USAGE POLITIQUE DU PASSÉ

Sonia Combe

in Sonia Combe Archives et histoire dans les sociétés postcommunistes

La Découverte | Recherches

2009
pages 269 à 275

Article disponible en ligne à l'adresse:


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http://www.cairn.info/archives-et-histoire-dans-les-societes-postcommuni---page-269.htm
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Pour citer cet article :
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Combe Sonia , « 18 : Usage savant et usage politique du passé » , in Sonia Combe Archives et histoire dans les
sociétés postcommunistes
La Découverte « Recherches », 2009 p. 269-275.
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18

Usage savant et usage politique du passé

Sonia Combe

Les gouvernants et, d’une façon générale, les hommes politiques,


ont de tout temps compris le parti qu’ils pouvaient tirer de l’histoire
nationale. Rappelant cette évidence, liée à la dimension civique que
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comportent l’étude et l’enseignement du passé, l’historien italien

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Giovanni Levi a tenté de comprendre ce qu’il y avait de nouveau
aujourd’hui dans l’instrumentalisation politique de l’histoire1. Il est
parti d’un exemple à première vue éloigné de notre champ géopoli-
tique, mais qui le rejoint.
Dans sa présentation des mémoires de deux Italiens, anciens com-
battants de la guerre civile espagnole, Sergio Romano, diplomate et
journaliste italien connu, justifie le soulèvement de Franco comme une
réponse au communisme et aux violences républicaines. La guerre
civile espagnole n’aurait pas été une guerre entre fascisme et antifas-
cisme, mais une guerre entre fascisme et communisme. Franco n’aurait
pas même été fasciste : « Il ne fut pas fasciste […] Il fut autoritaire,
réactionnaire, bigot, impitoyable. Mais il fut Espagnol. »
Contrairement aux Gottwald, Novotny, Rakosi, Dimitrov, Grotewohl,
Ceaucescu et l’ensemble des dirigeants communistes d’après-guerre
qui auraient été des traîtres à leur patrie. On voit naturellement com-
ment ces propos font écho aux thèses de l’historien berlinois, Ernst
Nolte, selon lequel Auschwitz aurait été une réaction au Goulag, et leur
prolongement avec Le Livre noir du communisme2. « Il n’y a là, conclut
Giovanni Levi, rien de brillant : des simplifications, des falsifications,
de la propagande ». Pourtant, le vaste débat qu’a suscité dans l’opinion
publique et dans les médias cette publication le conduit à s’interroger.

1. G. Levi, « Le passé lointain. Sur l’usage politique de l’histoire » in F. Hartog et


J. Revel (dir.), Les Usages politiques du passé, Éditions de l’EHESS, Paris, 2001, p. 27.
2. S. Courtois (dir.), Le livre noir du communisme, Robert Laffont, Paris, 1997.
270 ARCHIVES ET HISTOIRE DANS LES SOCIÉTÉS POSTCOMMUNISTES

Cet exemple montre que « la relation entre l’histoire et le lecteur a


changé, parce que la communication par les livres a perdu le quasi-
monopole qu’elle avait progressivement conquis avec la diffusion de
l’imprimé3 ». En effet, d’autres sources ont supplanté le rôle jadis
dévolu à l’historiographie savante : les médias sous toutes les formes,
y compris désormais Internet et tous les outils qui en découlent.
La production historique a perdu le poids fondamental qu’elle avait
dans la construction des idéologies identitaires. Les historiens doivent
s’y faire et, pourrait-on ajouter, s’y prendre autrement qu’en revendi-
quant leur titre pour délégitimer ceux qui en sont dépourvus car cela
s’avère plutôt contre-productif. L’usage savant qu’ils entendent faire
des sources rencontre bien moins d’écho que l’usage politique que
d’autres en font. Sans postuler que l’usage savant et l’usage politique
seraient totalement distincts, il est cependant nécessaire de dissocier les
différents enjeux (scientifiques, politiques, mémoriels) qui sont à l’œu-
vre dans ce processus pour mieux les cerner.
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LA VIE DES AUTRES

Prenons un autre exemple. On sait à quel point les dossiers de sur-


veillance des polices politiques est-européennes ont été exploités à des
fins idéologiques. Si bien que lorsqu’on parle d’ouverture des archives
à l’Est, le public entend généralement l’ouverture des archives des
polices secrètes et non celles des ministères de l’Agriculture ou de
l’Education polonais ou hongrois. Il entend même avant tout les
archives de la Stasi, celles qui ont été ouvertes le plus rapidement. La
preuve en est la réaction de nombreux archivistes français à l’occasion
des débats concernant la loi sur les archives en France au printemps
2008. Afin que l’ouverture annoncée n’omette pas de protéger la vie
privée des citoyens, ils ont cité l’exemple est-allemand où les femmes
dénonçaient leur mari et les maris leur femme. Tous connaissaient
apparemment le nom de Vera Wollenberger, cette dissidente berlinoise
dont le mari, l’agent « Donald », s’était avéré avoir été un informateur
de la Stasi. En connaissaient-ils un autre ? Rien n’est moins sûr. Il y a
certainement d’autres exemples, mais dans la plupart des cas ils n’ont
pas connu de publicité. Il fallait que la personne trahie veuille en faire
état publiquement et, contrairement à une idée fausse, tout le monde ne
pouvait pas aller mettre son nez dans le dossier de son voisin. Je n’ai
personnellement rencontré aucune délation entre époux dans les

3. Giovanni Levi, art.cit., p. 29.


USAGE SAVANT ET USAGE POLITIQUE DU PASSÉ 271

dossiers de la Stasi sur lesquels j’ai travaillé. Certes, je n’ai pas consulté
les 4 millions retrouvés… J’ai même rencontré le cas d’une personne,
plus tard appelée à de hautes fonctions dans l’université, qui refusa fer-
mement de collaborer avec la Stasi venue lui demander de surveiller,
« idéologiquement » cela s’entend, son époux, lequel la trompait ouver-
tement. C’était la raison pour laquelle la Stasi avait tenté, en vain, sa
chance. Il existe bien d’autres cas de ce genre, les refus de collaboration
n’ayant pas été chose rare. Mais qui avait intérêt à en parler ? Pour les
médias, c’était de la « non-information ». Mais pour l’historien, le
sociologue ? Le premier savoir que délivrent les dossiers de la Stasi,
avec toutes les précautions qu’il faut prendre à la lecture de l’archive
policière qui peut produire tout aussi bien de la désinformation, c’est un
savoir sur le comportement social. Bien évidemment, les cas de refus de
collaboration ne gommeront pas le phénomène massif de participation
de la société à sa propre surveillance. On ne saurait nier que la collabo-
ration – à divers degrés et à différents niveaux – avec la Stasi sur les
lieux de travail et dans tous les espaces de la vie sociale sans exception
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était une pratique bien réelle et que la délation était la clé de voûte du
dispositif de surveillance. Mais devrait-on pour autant réduire la RDA à
la vision que nous en offre La vie des autres 4 ? On conviendra que le
monde des artistes, si bien restitué dans ce film, ne concernait qu’une
infime partie de la société. Pourtant, en raison de son succès, La vie des
autres risque fort d’assurer la postérité de la RDA. L’exploitation des
dossiers de surveillance a produit une vision essentiellement policière,
réductrice de l’Allemagne de l’Est. Sans en faire une démocratie, loin de
là, d’autres travaux, réalisés à partir d’autres archives, livrent une
connaissance différente de la société est-allemande. Pourquoi privilégier
un angle de vue sur un autre ?5 À n’étudier la RDA que comme dicta-
ture, on prive de sens de vies entières qui s’étaient consacrées à
l’édification de cet État austère et autoritaire et qui ont été flouées. La
vie des autres participe pleinement de cette représentation de la RDA, à
la différence d’un Good-bye Lenin6, moins réussi au plan cinématogra-
phique, mais peut-être plus fidèle à une perception globale de la RDA.
Il est vraisemblable que le public de l’ancienne RDA s’y est retrouvé
davantage que dans la vie d’un couple bohème-artiste observé et détruit
selon le bon vouloir d’un ministre dépravé.

4. Film de Florian Henckel von Donnersmarck, 2006. L’acteur Ulrich Mühe avait,
dans une interview, laissé entendre que sa première femme l’aurait espionné. Il fut attaqué
pour diffamation et perdit, faute de preuve.
5. Voir à ce sujet S. Kott, Le Communisme au quotidien. Les entreprises d’État dans
la société est-allemande, Belin, Paris, 2001.
6. Film de Wolfgang Becker, 2003.
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Un effet de saturation

Le succès du film n’était pas garanti. (Il n’y eut cependant que
quelques fétichistes du détail historique pour bouder leur plaisir.) Il sur-
prit son réalisateur à qui il avait été proclamé, comme il le dit à maintes
occasions, que le thème « Stasi » n’était plus « porteur » et qui eut du
mal à réunir les fonds. Cet argument n’était pas étonnant. C’était
notamment celui des éditeurs. Pourtant, dans une étude menée en 2005
sur la production éditoriale allemande, j’avais noté que la part des
ouvrages consacrés à la Stasi correspondait à près de 20 % de la pro-
duction totale sur l’histoire de la RDA et qu’elle était restée stable entre
1990 et 20057. Ce pourcentage allait à l’encontre de l’idée reçue d’une
saturation du thème « Stasi » dans l’édition. Si l’effet de saturation était
bien réel, on devait donc l’attribuer au traitement médiatique du thème,
de même qu’à l’usage politique qui en a été fait. Pendant les années qui
suivirent l’ouverture des archives de la Stasi, il ne se passa pas un jour
sans que la presse quotidienne, la télévision et la radio ne fassent état
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de révélations sur qui avait collaboré avec la Stasi. Évidemment, il ne
s’agissait pas de monsieur ou madame Toulemonde, mais de person-
nages publics, les écrivains, par exemple, comme Christa Wolf,
« épinglée » pour des rapports écrits à la fin des années 1950 sans qu’il
s’agisse de dénonciation au sens propre du terme et qui s’était élevée
contre la réunification. Ou encore Heiner Müller, ce dramaturge de
génie dont l’insolence était connue et qui n’avait pas bondi de joie face
à la réunification. Mais on privilégiait surtout ceux et celles qui avaient
l’ambition d’entrer dans le jeu politique. Les découvertes sur les som-
bres méfaits de la Stasi, et ils ne manquaient pas, tendaient de plus en
plus à être comparés aux crimes de la Gestapo et des SS. Les historiens
professionnels se tenaient dans l’ensemble à l’écart. Fort heureuse-
ment, avec cette phrase forte selon laquelle la RDA avait laissé derrière
elle une montagne de dossiers et non de cadavres, à l’instar du IIIe
Reich, l’un d’entre eux était intervenu utilement dans le débat public.

7. Cette étude avait procédé d’une recherche « experte » (par opposition à la


« recherche simple » proposée par les logiciels) du catalogue électronique de la Deutsche
Nationalbibliothek. Interrogation par mot-clé (Schlagwort) « MfS » et « DDR-
Geschichte ». L’interrogation par « mot-clé » nous avait semblé plus fiable que
l’interrogation par « entrée » (Stichwort). Cf. S. Combe, « Les usages du passé dans
l’Allemagne post-communiste et leurs conséquences pour l’histoire de l’Europe »,
Expérience et mémoire (Actes du colloque de Bucarest, septembre 2006) sous la dir. de
Bogumil Jewsiewicki et Erika Nimis, L’Harmattan, Paris, 2008.
USAGE SAVANT ET USAGE POLITIQUE DU PASSÉ 273

Les stratégies de « sorties de conflits »

L’accès aux archives publiques est un facteur décisif dans les choix
qui président en matière de gestion du passé proche. Il est toujours le
produit d’une négociation entre l’État et les citoyens et leur degré d’ou-
verture peut être à coup sûr considéré comme l’un des indicateurs les
plus fiables du degré de démocratie atteint par une société. Le retard
dans ce domaine de la Russie corrobore ce constat. La question des
archives est un facteur décisif dans les différents scénarios de gestion
du passé ou de ce que l’on appelle les « sorties de conflits » :
Au nom de la préservation de la paix sociale – ou cohésion natio-
nale – est légitimé le « droit à l’oubli » qui a pour corollaire la
fermeture des archives. Ce fut le choix de la France après 1945, en
vertu d’un pacte entre gaullistes et communistes pour avaliser la thèse
d’une France largement résistante. Un autre exemple est celui du
« pacte de silence » qui a prévalu dans l’Espagne de l’après-Franco8.
On met en place des commissions « Vérité et conciliation » qui ont
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accès si nécessaire aux archives et sont censées permettre aux victimes
de continuer à vivre aux côtés de leurs agresseurs d’hier. Cette solution
novatrice, où la reconnaissance du crime l’emporte sur le châtiment et
remplace la justice, a été appliquée dans plusieurs pays d’Amérique
Latine, au Rwanda et en Afrique du Sud.
On crée des « instituts de la mémoire » qui assurent la conservation,
la communication et l’exploitation des archives « sensibles » (c’est-à-
dire celles des anciennes polices politiques). Ces dernières sont
ouvertes aux chercheurs et aux particuliers qui veulent accéder à leur
propre dossier.
Plus ou moins adapté à l’histoire de chaque société et à la demande
sociale du pays concerné, aucun de ces dispositifs n’est totalement
satisfaisant. Dans chaque cas, il y a possibilité d’instrumentalisation du
passé en fonction des enjeux du présent. Rejetée dans l’oubli ou
contrainte au silence, la mémoire d’épisodes du passé peut être réacti-
vée selon les besoins du moment. On mobilise des enjeux mémoriels à
des fins politiques. Georges Mink cite deux exemples pertinents de
cette réactivation conjoncturelle de mémoires nationales : le premier
cas concerne la reconnaissance du massacre des Arméniens en 1915 au
moment où se pose la question de l’entrée, controversée, de la Turquie
dans l’Union européenne ; le second porte sur la réactivation du souve-
nir de la grande famine en Ukraine en 1933, « un coup joué dans

8. D. Rozenberg, « Mémoire, justice et raison d’État dans la construction de l’Espagne


démocratique », Histoire@politique, n° 2, 2007.
274 ARCHIVES ET HISTOIRE DANS LES SOCIÉTÉS POSTCOMMUNISTES

l’affrontement entre les partisans de l’européanisation de l’Ukraine


autour du président Viktor Iouchtchenko et ceux réunis autour de
Viktor Ianoukovitch, fidèles à la Russie. La stratégie d’historicisation
(dénonciation) pratiquée par Kiev qui évoque cet épisode tragique est
malcommode pour Moscou, puisqu’elle mobilise les électeurs contre le
candidat prorusse9 ».
Mais ces instituts de la mémoire, créés sur le modèle de la
Gauckbehörde (devenue Birthlerbehörde) à Berlin, puis peu à peu dans
la plupart des anciens pays communistes (mais non en Russie), et qui
semblent le dispositif le plus adapté à l’usage savant des archives, ne
peuvent empêcher l’instrumentalisation de l’archive dans le jeu poli-
tique : rendue à sa fonction première de preuve, elle est devenue une
pièce juridique dans les processus de « décommunisation » et de « lus-
tration » (mise à l’écart des anciens communistes). Prisée par la droite
conservatrice revenue au pouvoir en 2005 en Pologne, la « lustration »
s’est opérée en douceur par le changement générationnel en Hongrie
pour n’avoir, ainsi que le montre Mona Foscolo dans son article,
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aucune chance d’être pratiquée en Bulgarie.
L’usage public des archives, qui mobilise les chercheurs, historiens,
sociologues de la mémoire et politistes10, renvoie à des enjeux poli-
tiques dont l’usage savant peut aussi se faire l’écho. C’est ainsi qu’on
retrouve dans l’historiographie postcommuniste des effets de censure
souterrains de l’instrumentalisation idéologique du passé, répercutée et
amplifiée par la couverture médiatique. Dans son désir de traquer les
mythes de l’ancienne historiographie communiste, il arrive qu’on en
crée des nouveaux. L’usage public du « passé Stasi » a autorisé à délé-
gitimer l’expérience est-allemande dans son ensemble au risque de
provoquer d’autres amnésies. En rejetant le concept de fascisme au pro-
fit de celui de totalitarisme, l’historiographie allemande porte atteinte à
la mémoire de l’antifascisme. Au prétexte de son instrumentalisation
par des régimes qui en firent leur religion civile, le combat antifasciste
risque de passer à la trappe de l’histoire. On voit que liberté de pensée
et accès plus grand qu’autrefois aux archives n’empêchent pas que de
nouveaux mythes soient substitués à d’anciens. En Bulgarie, à la chute
du régime communiste, l’Église orthodoxe et les monarchistes ont
revendiqué, chacun pour sa chapelle si l’on peut dire, la paternité du
sauvetage des Juifs pendant la Seconde Guerre mondiale, une paternité

9. « L’Europe et ses passés « douloureux ». Stratégies historicisantes et usages de


l’Europe », in G. Mink et L. Neumayer, L’Europe et ses passés douloureux, La
Découverte, Paris, 2007, p. 16.
10. Au point qu’en France s’est constitué un Comité de vigilance sur les usages de
l’histoire (CVUH).
USAGE SAVANT ET USAGE POLITIQUE DU PASSÉ 275

que s’était naturellement attribuée le Parti. Au point que depuis la fin du


communisme l’action des partisans n’est pratiquement plus jamais évo-
quée, quand elle n’est pas tout simplement niée, et qu’on parle sans
hésiter du « mythe » du sauvetage des Juifs – comme si les Juifs de
Bulgarie (intérieure) n’avaient pas bel et bien échappé à la déportation11.
Et cela, en dépit de l’accès possible à de nombreuses sources permettant
d’étudier un phénomène qui n’a eu aucun équivalent dans les pays occu-
pés ou alliés, comme la Bulgarie, du Troisième Reich. Le souci de
détruire les légendes élaborées par l’histoire officielle sous l’ancien
régime l’emporte sur l’étude, notamment fondée sur archives, de ce
concours de circonstances exceptionnel12. L’histoire comparée entre
l’attitude du gouvernement de Vichy et celui du roi Boris vis-à-vis des
déportations serait au demeurant fort utile pour dépasser ce qui nous
semble, cette fois, le produit d’un certain conformisme postcommuniste.
Les archives ne sont en elles-mêmes bien évidemment responsables
de rien. Si on ne peut empêcher leur instrumentalisation, les refermer
comme on l’entend parfois suggérer ne servirait qu’à permettre
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davantage encore la falsification de l’histoire. Cela freinerait leur usage
savant, dont Orgest Azizaj dans cet ouvrage souligne de façon fort
précise les enjeux épistémiques, au profit d’un usage politique plus
difficile à contrecarrer.

11. Près de 50 000 Juifs de la Bulgarie comprise dans ses frontières d’avant la Seconde
Guerre mondiale ont échappé aux déportations, tandis que 11 000 Juifs de Macédoine et
de Thrace, territoires nouvellement annexés, ont été déportés.
12. Cf. M. Ignatov, The Bulgarian Jews during WW II: Myth or reality. Diplôme
d’études approfondies, Université de Genève, 2007.

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