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MÉFIEZ-VOUS DES FAUX PROPHÈTES

André Wénin

S.E.R. | « Études »

2004/3 Tome 400 | pages 351 à 360


ISSN 0014-1941
DOI 10.3917/etu.003.0351
Article disponible en ligne à l'adresse :
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https://www.cairn.info/revue-etudes-2004-3-page-351.htm
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Religions et Spiritualités

Méfiez-vous des faux prophètes *

A NDRÉ W ÉNIN

L
* Evangile selon saint E CONSTAT est devenu banal : notre société occidentale
Matthieu, 7,15.
vit une époque de confusion. Privé de repères, noyé
dans un océan d’informations, l’individu croit désirer
ce que l’air du temps lui dicte, et il se plie à des modes qui lui
donnent l’illusion d’afficher son inaliénable singularité.
L’apparence est reine au monde des images, de la publicité et
du virtuel, tandis qu’un incessant tourbillon d’informations
émousse lentement et sournoisement l’esprit critique des
humains qui ne savent plus à qui, à quoi se fier. La manipula-
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tion et le mensonge sapent la crédibilité des gens de pouvoir
qui en sont les acteurs ou les objets — ou souvent, peut-être,
les deux à la fois —, tandis que les professionnels de l’infor-
mation continuent d’être crus par le grand nombre, alors
qu’ils n’en sont pas moins suspects en raison de leurs liens avec
de puissants intérêts économiques ou politiques. Même la
science et ses experts perdent peu à peu leur apparence
d’objectivité et de neutralité, instrumentalisés qu’ils sont par
les financiers, les politiques ou les médias.
Dans un tel contexte, la capacité de discernement
devient une valeur rare, et sa pratique une gageure. Tant de
voix s’élèvent, en effet, pour analyser les crises, dénoncer les
impasses, indiquer les issues. Certaines jouent les Cassandre

Bibliste. Université Catholique de Louvain-la-Neuve, Belgique.

Études - 14, rue d’Assas - 75006 Paris - Mars 2004 - N° 4003 351
ou les prophétesses de bonheur, tandis que tant d’autres pré-
tendent savoir ce qui conduit au malheur et à la mort, savoir
de quoi dépendent le bien-être, le bonheur et la vie.
Pour amplifié qu’il soit dans une société hypermédia-
tisée, le phénomène n’est pas neuf. Déjà dans le Testament de
la première alliance, prophète et faux prophète s’affrontent
sans qu’il soit aisé de distinguer l’un de l’autre : devant la
menace de Nabuchodonosor, Ananie annonce la paix immi-
nente et Jérémie le malheur prochain (Jr 28). Qui croire ? On
ne peut pas ne pas opter. Et, du choix qui sera fait dépendra la
conduite à tenir au cœur de la crise. Revisiter des vieux textes
comme celui que je viens d’évoquer pourrait-il nous aider à
prendre le recul nécessaire à un discernement devenu urgent ?
Car, si un loup rapace revêt les apparences d’un agneau sans
défense (cf. Mt 7,15), il importe de le démasquer sans retard
pour éviter la mort qu’il traîne dans son sillage.

Discerner les vrais prophètes


Dans un essai sur la question du discernement des prophètes
dans le premier Testament, Pietro Bovati écrit 1 : 1. P. Bovati, « Alla ricerca
del profeta. II. Criteri per
discernere i veri profeti »,
L’histoire d’Israël voit se déployer un paradoxe : d’une part, il y a la cer- Rivista del Clero 67 (1986),
titude de la présence active du Seigneur qui a promis de susciter les pro- p. 179.
phètes et de guider ainsi [...] tous les membres du peuple dans la voie de
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la bénédiction ; de l’autre, il y a l’incertitude totale quand il s’agit de
déterminer à qui il faut se fier. On le voit, il ne s’agit pas tant d’un pro-
blème de foi consistant à savoir accepter une voie d’obéissance, mais
plutôt d’une question de discernement complémentaire à la disponibi-
lité même à écouter. Le risque de faire crédit au mensonge, le danger de
se perdre en suivant les paroles d’un homme qui trompe, déterminent en
réalité une méfiance générale à l’égard des prophètes.

Cette méfiance est renforcée par la position du prophète en


marge de toute institution et par l’incapacité des pouvoirs en
place — le roi, les juges et les prêtres — à discerner la vraie
prophétie à partir de leur logique institutionnelle.
En l’absence d’argument d’autorité, de quels moyens
Israël dispose-t-il pour reconnaître le vrai prophète et démas-
quer le faux ? Un premier critère est le comportement. Ce cri-
tère est mis en scène dans le I er Livre des Rois, au chapitre 22.
Akhab, le roi d’Israël, veut entreprendre une campagne contre
les Araméens pour récupérer des territoires perdus. Les quatre

352
cents prophètes qu’il rassemble pour les consulter l’y encoura-
gent unanimement au nom de Dieu, lui promettant la victoire.
Mais, un roi allié à Akhab insiste pour que l’on consulte aussi
Michée Ben-Yimla, un prophète haï d’Akhab, « parce que, dit-
il, il ne prophétise pas du bien à mon sujet, mais du mal »
(verset 8). On fait néanmoins venir Michée. Il se moque
d’abord du roi, qui se plaît à écouter ceux qui disent ce qu’il
veut entendre. Puis, il lui prédit la débâcle d’Israël et de son
souverain. Alors, Akhab le fait mettre en prison, au pain et à
l’eau, tandis que Michée lui annonce sa mort imminente.
Ce récit met en scène des courtisans serviles qui, heu-
2. Voir I R 22,10-12.24. reux de se mettre en valeur devant le roi, cherchent à lui plaire 2
et flattent les puissants par des paroles qui satisfont leur ego
3. Voir Mi 3,5 et 11 ; Ez — une attitude qui va souvent de pair avec la vénalité 3. Face à
13,19. Ce défaut s’oppose à
la gratuité caractéristique eux, se dresse celui que le narrateur présente comme le vrai
de la vraie prophétie (I R prophète et dont les paroles se réaliseront effectivement. Seul
13,7-8 ; II R 5,14-15).
contre tous, il est un être libre. Intransigeant dans sa parole,
volontiers provocant dans son attitude vis-à-vis du roi qui ne
l’impressionne en rien, il a son franc-parler. Il se montre
encore désintéressé au point d’aller jusqu’au bout de ce qu’il a
à dire, dût-il pour cela risquer la réaction violente de ses
concurrents et de leur mentor, et affronter la souffrance pour
les avoir dénoncés comme prophètes mal inspirés.
En ce sens, sur la base d’une large enquête menée dans
le premier Testament, F.L. Hossfeld et I. Meyer brossent
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4. F.L. Hossfeld & I. Meyer, un portrait du vrai prophète 4. Souvent considéré dans son
Prophet gegen Prophet. Eine
Analyse der alttestament- milieu comme un être dérangeant, un fauteur de troubles, il
liche Texte zum Thema : se trouve parfois dans la position d’un marginal qui doit lut-
Wahre und falsche Prophe-
ten, Fribourg (CH), 1973 : ter contre des adversaires. Mais il ne redoute pas les conflits.
voir p. 163.
Homme libre vis-à-vis des groupes et autres lobbies, il est
la cible des institutions établies qui cherchent à le réinté-
grer ou à le contrôler. Quant aux autorités publiques et reli-
gieuses, elles sont rarement parmi les premières à reconnaître
la vérité de son message. Celui-ci, toutefois, est rarement
paralysant, car il n’enferme jamais ses destinataires dans une
impasse sans espoir.
Tels sont les traits essentiels de ce portrait-robot. Si le
vêtement est bien taillé, il faut admettre qu’il reste suffisam-
ment lâche pour permettre à des imposteurs de s’en vêtir, à
l’instar d’Ananie, l’opposant de Jérémie à qui je faisais allusion
plus haut. A l’inverse, le même costume peut se révéler peu

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seyant pour des prophètes à l’authenticité reconnue : Nathan
et Isaïe ne sont-ils pas des gens de cour ? Quant au récit de
I Rois 22, son aspect caricatural, qui lui confère sa force et le
rend éclairant, l’éloigne d’autant d’une réalité souvent bien
plus en demi-teinte.

Des critères multiples et ambigus


Puisque ce premier critère, malgré sa pertinence et son utilité,
ne peut suffire à débusquer les prophètes de mensonge, en
trouverons-nous d’autres dans le premier Testament ? Oui. Et
même plusieurs 5. Mais, en réalité, on va le voir, aucun d’entre 5. Pour l’analyse qui va
suivre, voir L. Alonso
eux ne peut, à lui seul, lever l’ambiguïté et permettre un Schökel, J.L. Sicre Diaz,
discernement sûr. C’est sans doute la raison pour laquelle on Profetas. Comentario I,
Madrid, 1980, p. 49-56 ; ou
a dû les multiplier. Grâce à cela, le lecteur de la Bible peut M. Gilbert, « Vrais et faux
prophètes », dans Il a parlé
aiguiser sa sagacité et mobiliser les ressources de son intelli- par les prophètes. Thèmes
gence pour acquérir peu à peu une réelle sagesse dans cette et figures bibliques (« Le
livre et le rouleau 2 »),
matière importante. Passons donc ces critères en revue, Bruxelles, 1998, p. 169-
189.
l’un après l’autre.
« Ne faites pas attention aux paroles des prophètes qui
prophétisent pour vous, ils vous leurrent : vision de leur ima-
gination, ce qu’ils disent ; cela ne vient pas de la bouche du
Seigneur » (Jr 23,16). Premier critère : les révélations des faux
prophètes n’ont d’autre source qu’eux-mêmes. Ils prétendent
avoir eu des visions 6, ils ont des songes qu’ils prennent pour la 6. Cf. Ez 13,6-7.
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réalité 7, ils se croient et se disent inspirés 8. Mais ce n’est pas 7. Cf. Jr 14,14 ; 23,25-28.
par des visions, des songes ou des bouffées d’inspiration que le 8. Cf. Ez 13,3 ; I R 22,19-
23.
Seigneur communique sa parole à ses envoyés, disent les vrais
prophètes. Et pourtant, Amos, Jérémie ou Zacharie ont eux-
mêmes des visions 9, tandis que Michée ou le Deutéro-Isaïe 9. Cf. Am 7-8 ; Jr 1,11-14 ;
Na 1,1 ; Za 1-6.
prétendent parler et agir sous l’emprise de l’Esprit de Dieu 10.
10. Cf. Mi 3,8 ; Is 61,1.
« Ces prophètes ont égaré mon peuple en disant
“Paix !”, alors qu’il n’y a point de paix » (Ez 13,10). Les faux
prophètes préféreraient donc annoncer la paix et le bonheur 11. 11. Cf. Jr 6,13-14 ; 14,13-
15 ; Mi 3,11.
Ils caressent ainsi le peuple et ses chefs dans le sens du poil, en
leur adressant des paroles rassurantes qui leur évitent de devoir
se mettre en question 12. Mais, ici aussi, le critère n’est pas diri- 12. Cf. Jr 28,15 ; Lm 2,14.
mant. Bien des prophètes reconnus comme authentiques pro-
clament également des messages de paix de la part de Dieu 13. 13. Cf. Is 4,9-11 ; 43,14-
21 ; Jr 31 ; Os 11,8-11 ; Am
« Le Seigneur me dit : “C’est faux ce que ces prophètes 9,11-15.
prophétisent en mon nom. Je ne les ai pas envoyés, je ne leur

354
ai rien demandé, je ne leur ai pas parlé” » (Jr 14,14). C’est du
moins ce que dit Jérémie. Ezéchiel lui fait écho pour dénier à
ceux qu’il dénigre comme faux prophètes toute mission
14. Cf. Ez 13,6. venant de Dieu 14. Mais c’est en vain que l’on cherchera chez
certains prophètes, dont les paroles sont recueillies dans un
livre de la Bible — comme Joël, Michée ou Sophonie —, le récit,
voire seulement l’évocation d’un envoi, d’une mission, d’un
mandat divins. Certes, on ne voit jamais les faux prophètes
15. Cf. Am 7,2-5 ; Jr 18,20 ; intercéder pour le peuple, à l’inverse des vrais 15, et ils ne font
27,18.
pas de miracles comme Samuel, Elie ou Elisée 16. Mais, bien
16. Cf. I S 12,16-18 ; I R
17,17-24 ; II R 4-5. des prophètes considérés comme d’authentiques envoyés de
Dieu ne prient pas pour le peuple et n’ont aucun don de thau-
maturge. Au demeurant, le Deutéronome évoque la possibilité
que se lèvent des prophètes dont la parole s’appuiera sur
des prodiges, mais qui, ensuite, entraîneront le peuple dans
17. Cf. Dt 13,2-4. les voies de l’apostasie 17.
« Si le prophète dit : “Suivons d’autres dieux et servons-
les” — des dieux que tu ne connais pas ! —, tu n’écouteras pas
les paroles de ce prophète ou les visions de ce visionnaire »
(Dt 13,4). Voilà bien un critère qui semble sûr : si quelqu’un
entraîne Israël dans l’impasse ou s’il l’invite à oublier son
18. Cf. Dt 18,20 ; Jr 2,8 ; Dieu, comment pourrait-il être son prophète 18 ? Et pourtant,
23,13.
Isaïe est envoyé pour endurcir le peuple, de sorte qu’il ne
puisse se convertir ; et c’est lui qui pousse le roi Akhaz à man-
19. Cf. Is 6,9-10 et 7,10-12. quer de foi en l’invitant à demander un signe à Dieu 19. Même
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sur un point aussi clair, les choses sont donc moins tranchées
qu’il n’y paraît à première vue...
« Quand ce que tu auras dit arrivera — et voilà que cela
arrive —, ils sauront qu’il y a un prophète parmi eux »
(Ez 33,33). Le vrai prophète — bien des textes l’illustrent —
est celui dont la parole se réalise. Ainsi, par exemple, Saül ren-
contre les gens dont Samuel lui a dit qu’ils croiseraient sa
20. Cf. I S 10,2-10. route 20 ; l’autel de Béthel se fend comme l’homme de Dieu l’a
21. Cf. I R 13,2-3. annoncé 21 ; ou encore, Ananie meurt peu de temps après que
Jérémie lui eut déclaré que ce signe démontrerait que le
22. Cf. Jr 28,15-17. Seigneur ne l’a pas envoyé 22. Ce critère semble sûr, mais il n’est
guère utilisable que lorsque la réalisation de l’annonce suit
immédiatement celle-ci, ce qui est rare dans le premier
Testament. Il fonctionne donc seulement a posteriori — ce qui
le fragilise terriblement, puisque c’est dans le présent que la
parole prophétique réclame d’être crue. Au demeurant, si l’on

355
répertoriait les oracles des « vrais » prophètes dont la réalisa-
tion n’est pas enregistrée, on verrait la faiblesse de ce critère,
sur lequel je reviendrai.
« Chez les prophètes de Jérusalem, je vois l’horreur : ils
commettent l’adultère et ils marchent dans le mensonge, ils
prêtent main forte aux méchants pour que nul ne revienne de
sa méchanceté » (Jr 23,14). Le dernier critère, on le voit, est clai-
rement ad hominem : il dénonce comme faux prophètes ceux
qui, par leur mauvaise conduite, se mettent en porte-à-faux
vis-à-vis de la Loi du Dieu dont ils sont censés proclamer les
paroles. Les prophètes de la Bible les dénoncent tour à tour
comme ivrognes 23, âpres au gain 24, adultères ou dépravés 25. Ils se 23. Cf. Is 28,7 ; Mi 2,11.
mettent ainsi du côté du méchant, dont ils devraient dénoncer 24. Cf. Ez 13,19 ; Mi 3,11.
les méfaits pour les ramener au chemin de Dieu 26. Cette charge 25. Cf. Jr 6,13-15 et 29, 23.
contre la moralité des faux prophètes pourrait cependant se 26. Cf. Jr 23,14.
retourner contre ceux qui ont pourtant reçu de la tradition
biblique un label d’authenticité. Elisée ne provoque-t-il pas la
mort de quarante-deux enfants qui se moquaient de lui 27 ? 27. Cf. II R 2,23-24.
Michée Ben-Yimla ne recourt-il pas au mensonge pour se rire
d’Akhab 28, tout comme Jérémie acceptera de mentir pour cou- 28. Cf. I R 22,15-16.
vrir le roi Sédécias et se protéger lui-même 29 ? Le même Jérémie 29. Cf. Jr 38,24-28.
ne souhaite-t-il pas voir ses adversaires mourir dans d’atroces
souffrances 30 ? Et que dire du notable Isaïe, qui se promène nu 30. Cf. Jr 17,18 ; 18,21-22.
pendant trois ans dans les rues de Jérusalem 31, ou d’Osée qui 31. Cf. Is 20,2.
épouse une prostituée, une femme adultère 32 ? En ce sens, le 32. Cf. Os 1,2-3 ; 3,1.
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critère de moralité n’est pas plus dirimant que les précédents.

Un choix risqué
Tous ces critères fournis par les prophètes eux-mêmes dans les
livres qui portent leurs noms n’ont donc finalement qu’une
valeur relative, dans la mesure où les « vrais » prophètes
n’échappent pas toujours aux critiques visant leurs concur-
rents. C’est d’ailleurs l’une des caractéristiques du prophète
que de n’avoir aucune preuve contraignante de ce que le
33. Le message de certains
Seigneur l’envoie, et de réclamer de ses auditeurs d’être cru sur faux prophètes est plus tra-
parole. Et, puisque le prophétisme n’a rien d’une institution, ditionnel que celui des
vrais. Ainsi, dans la ligne
on n’attendra pas du porte-parole de Dieu qu’il s’inscrive de d’Isaïe, Ananie annonce le
salut de Jérusalem, tandis
manière rigide dans une tradition — ce qui, le cas échéant, que Jérémie prédit sa ruine
pourrait démontrer l’authenticité de sa parole 33. Car, même si (Jr 28). Voir M. Gilbert,
« Vrais et faux prophètes »,
la fidélité à l’alliance et à l’esprit de la Torah caractérise les pro- op. cit., p. 174-175.

356
phètes authentiques, leur message est parfois moins respec-
tueux de la tradition que l’on ne l’attendrait. Ainsi, on en voit
plusieurs critiquer vigoureusement les pratiques cultuelles du
peuple (Is 1,10-20 ; Am 5,21-25), son Temple (Jr 7,1-15 ;
Ez 10,18-20) ou ses chefs institués (I R 18,18 ; Ez 34). Certes,
leurs critiques visent à dénoncer des abus, mais elles sont for-
mulées de telle manière qu’il n’est pas interdit de penser que
les institutions elles-mêmes sont susceptibles d’être disquali-
fiées par les abus auxquels elles donnent lieu.
Il n’existe donc aucun moyen infaillible de discerner
clairement entre vrai et faux prophète, aucun critère absolu.
Cela tient sans doute à la nature de la prophétie. Une parole
prophétique, en effet, est éminemment liée au moment où elle
est prononcée. Ainsi, un même oracle peut être trompeur ou
divinement inspiré — et, donc, le prophète qui le prononce
peut être faux ou vrai — selon qu’il résonne dans tel ou tel
contexte. Un exemple illustrera la chose mieux qu’une expli-
cation : lorsque, avant la consommation de la catastrophe de
l’exil, Ananie annonce le salut imminent de Juda et le retour à
Jérusalem des premiers déportés de Babylone, sa parole est
déclarée fausse par le Seigneur (Jr 28,12-15). Mais, lorsque
Jérémie proclame un message analogue — à savoir que, après
la catastrophe de l’exil, Dieu prendra son peuple en pitié et
ramènera au pays ceux qui ont été déportés au loin —, sa
parole est celle d’un vrai prophète à qui l’histoire donnera rai-
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son (30,5-31,14). Comme Ananie (28,2,10-11), Jérémie a pro-
clamé que Dieu briserait le joug pesant sur son peuple
(30,8-9). L’un l’a fait à contretemps, suscitant de faux espoirs
chez ses auditeurs, et le Seigneur l’a désavoué (28,13-14). Le
vrai prophète l’a fait en temps opportun, de manière à prépa-
rer ses auditeurs à vivre la dure réalité qui les attendait, sans
pour autant perdre tout espoir (27,16-22).
On saisit mieux, à présent, pourquoi il n’y a pas de cri-
tère absolu pour discerner les prophètes. Car, chez eux, la
parole de Dieu est pour ainsi dire « incarnée » dans l’histoire,
où rien, jamais, n’est entièrement clair et où toute certitude est
illusion. Aussi, « la décision divine d’agir dans l’histoire au
moyen de la faiblesse de la parole laisse la porte ouverte à tous
les genres de manipulation humaine : voilà ce qui donne nais-
34. L. Alonso Schökel, J.L. sance au faux prophète 34 ». Cette manipulation, du reste, peut
Sicre Diaz, Profetas, op. cit.,
p. 51. très bien être inconsciente dans le chef de qui la produit : com-

357
bien de « prophètes » ne trompent-ils pas les autres parce qu’ils
se trompent eux-mêmes ? Dès lors, qui peut trancher, si ce
n’est celui qui entend ? Vraie ou fausse, la parole prophétique
ne peut manquer de provoquer une crise chez l’auditeur qui,
en dernier ressort, est renvoyé à lui-même pour un choix qui
comporte toujours une part de risque. Peut-être, d’ailleurs,
est-ce en cela que cette parole — vraie ou fausse — est pro-
phétique : en ce qu’elle renvoie son auditeur à sa liberté, à sa
responsabilité d’homme et de croyant.

Celui dont la parole se réalise


A ce point, il n’est pas inutile de reprendre le critère men-
tionné plus haut, selon lequel le vrai prophète est celui dont
les annonces s’accomplissent, critère énoncé en Dt 18,22,
adapté par Jérémie dans le contexte de sa querelle avec Ananie
(Jr 28,8-9) et repris par Ezéchiel à l’appui de sa propre parole
(Ez 33,33). J’ai dit plus haut que ce critère n’est guère utile,
surtout pour les prédictions à long terme, qui ne constituent
d’ailleurs pas vraiment l’essentiel de la prophétie du premier
Testament. Toutefois, il peut donner à réfléchir sur ce que
signifie reconnaître une authentique parole prophétique 35. 35. La réflexion qui suit
m’est inspirée par le travail
Le cœur du message des prophètes bibliques n’est pas la éclairant de P. Bovati,
prédiction du futur ; c’est la dénonciation des fautes des « Alla ricerca del profeta.
II », art. cit., p. 185-188.
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humains — Israël et les nations — et l’annonce d’une sanc-
tion adéquate qui permettra à Dieu de renouveler son projet
de salut pour tous. Cependant, dans cette tâche, le prophète ne
se présente pas comme un garant de la Loi ou un gardien de la
moralité publique. Il est plutôt celui qui, en dénonçant le mal
qu’il constate, tente de dévoiler, de révéler ce qui s’y joue, et
que nul ne semble remarquer :
Le fait qu’il « voie » se profiler la menace de la mort avant qu’elle ne soit
réellement visible aux yeux de la chair est dû à sa pénétration dans
l’appréciation de la situation présente ; il est comme une sentinelle qui,
de l’emplacement où elle se trouve, aperçoit un danger qui est encore
loin, mais qui frappera sûrement si le cri d’alarme n’est pas entendu 36. 36. P. Bovati, « Alla ricerca
del profeta. II », art. cit.,
p. 186, qui renvoie à Is
En ce sens, la parole prophétique est celle qui soulève le 21,6-12 ; Jr 6,17 ; Ez 3,16-
21 ; 33,1-20.
voile des apparences, espérant ouvrir ses auditeurs à la vérité
cachée d’une situation dont ils ont une vision superficielle,
que cette situation soit banale — sans péril apparent qui

358
menace, sans opportunité à saisir non plus — ou qu’elle appa-
raisse désastreuse et sans espoir. Cette parole tranche dans la
confusion des situations où les êtres et les peuples sont immer-
gés. Elle fait ainsi venir au jour ce que cette confusion soustrait
à l’attention, et dont l’enjeu, pourtant, est capital : à savoir, ce
qui est en train de mourir et de naître, ce que Dieu fait mou-
rir parce que privé de toute fécondité, ce qu’il fait germer à
partir de ce qui meurt.
Le prophète est donc, à sa manière, un artisan du sens
de l’Histoire. Mais il n’a pour outil que sa parole fragile, livrée
au bon vouloir de ceux qui l’entendent, mêlée au tohu-bohu
des paroles multiples qui résonnent de partout. Mais cette
parole est forte aussi de la lumière qu’elle peut faire jaillir pour
qui, pressentant sa vérité, accepte de tendre l’oreille. Car, cette
vérité ne s’impose pas ; elle commence plutôt par questionner,
par mettre en question qui croyait voir. Seul celui à qui elle
permet de reconnaître son propre aveuglement ou sa propre
confusion est à même de la prendre au sérieux, d’éprouver sa
force de pénétration et de se risquer à la croire, alors même
qu’elle bouscule ses évidences et qu’elle l’invite à un déplace-
ment qui ne le laissera pas intact. En ce sens, un prophète sera
reconnu comme authentique dans la mesure où sa parole se
sera « réalisée » : non au sens où ses prédictions se seront
accomplies, mais parce que sa parole aura produit chez l’audi-
teur cette venue à la vérité et ce retournement de l’être vers le
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Dieu de vie. Comme le dit le Jésus de Matthieu : « C’est à leurs
fruits que vous les reconnaîtrez » (Mt 7,16).
V
Dans le premier Testament, le vrai prophète est souvent
un homme isolé dont la parole dérange au point que beau-
coup préféreraient le voir réduit au silence. Même si le carac-
tère partiel et partial des témoignages bibliques rend
l’appréciation difficile, la voix du prophète cherche à se faire
entendre au cœur de la cacophonie de voix discordantes qui
ne manquent jamais de s’élever, en particulier dans les temps
de crise. Vigoureuse, cette parole est au service d’une vérité
difficile à faire entendre, parce qu’elle questionne les évidences
avec une lucidité courageuse et sans concession, même si, au
fond, elle vise le bonheur de tous et leur épanouissement dans
une justice universelle fondée sur l’alliance.

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Aujourd’hui encore, des voix authentiquement prophé-
tiques se font entendre. Le contraire serait étonnant. Mais, est-
il possible de les reconnaître sans un travail de discernement,
qui reste soigneusement sur ses gardes face aux valeurs
qu’impose le goût du jour — l’insatiable soif de nouveauté,
l’obligation d’efficacité et de profit, les impératifs du progrès
(pour nous d’abord), etc. — et qui se met, ne serait-ce qu’un
moment, à l’écart du tourbillon qui empêche de penser autre-
ment, c’est-à-dire simplement de penser ? Pour ce discerne-
ment, les critères énoncés plus haut ont toujours de la valeur,
et le portrait-type du prophète n’est pas totalement périmé :
indépendance à l’égard des pouvoirs et liberté de parole, refus
de complaisance vis-à-vis des puissants et des autres, méfiance
profonde devant les illusions, rectitude éthique et cohérence
entre discours et actes, refus d’une parole qui rassure à bon
compte ; et, surtout, une parole qui pousse à la lucidité sans
compromission et qui, au delà des apparences, s’attache à
mettre en lumière les enjeux cachés en invitant à faire les choix
qui sont pour la vie.
Mais, autant le savoir : ces critères ne suffiront pas. Car
la parole humaine est le lieu du mensonge ; c’est à cette condi-
tion, d’ailleurs, qu’elle peut être aussi le lieu de la vérité. Un
regard exercé au discernement y verra sans doute plus clair ;
mais il ne dispensera pas de devoir prendre, ou non, le risque
de faire sienne la parole entendue. Et, si oui, de vérifier en sa
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chair quels fruits elle porte.

ANDRÉ WÉNIN

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