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Un modèle pour délier les divorcés remariés: l’« admission

provisoire » des « Lapsi » par St Cyprien de Carthage

INTRODUCTION
« Un modèle pour délier les divorcés remariés: l'“admission provisoire” des lapsi par
Cyprien de Carthage (+ 258) », Le Supplément, Revue de Théologie morale de l'Institut
Catholique de Paris, n° 165, juin 1988, Paris, pp. 94-134. Texte en ligne :
http://www.rivtsion.org/f/index.php?sujet_id=1302, et
http://enunseulesprit.org/?p=911

Rouvrir le dossier complexe du refus catholique de la communion eucharistie des


divorcés remariés à la communion eucharistique, à la lumière de l’attitude d’un
Père des premiers siècles envers des chrétiens qui avaient sacrifié aux faux dieux
sous la contrainte, peut sembler une gageure. Pourtant, une lecture attentive des
principaux passages des lettres de l’évêque africain, Cyprien (mort en 258),
consacrés aux lapsi, révèle une analogie de contenu entre les deux cas, assez
frappante et riche de perspectives pour qu’il vaille la peine d’en analyser les
éléments et de tenter d’en dégager les lignes de force d’une pastorale dont les
racines plongent dans un passé lointain, tandis que ses bourgeons tardifs sont déjà
sur le point d’éclore dans un présent d’exigences urgentes.
Dans la première Partie, nous passerons rapidement en revue les principaux aspects
de la question des lapsi, au temps de Cyprien et jusqu’au Concile de Nicée 1, et
nous examinerons la solution originale proposée par l’évêque de Carthage.
Dans la seconde Partie, nous aborderons de plain-pied la problématique actuelle de
la réadmission éventuelle des divorcés remariés aux sacrements, à la lumière des

1 Voici, dans l’ordre chronologique, les titres des principaux travaux auxquels il
sera fait référence, à plusieurs reprises, et qui seront cités en abrégé, dans la
présente contribution:
- SAINT CYPRIEN, Correspondance, éd. et trad. Bayard. T. II, Paris, 1961-1962 (ci
après: CYPRIEN).
- H. CROUZEL, L’Église primitive face au divorce. Du premier au cinquième siècle,
Paris, 1971 (ci-après: CROUZEL, Église-Divorce).
- R. SIMON, « Questions débattues en France au sujet du divorce,», dans
Recherches de science religieuse, Paris, 1. 51 (1973), pp. 491-542 (ci-après: SIMON,
Questions).
- G. CERETI, Divorzio, nuave nozze e penitenza nella Chiesa primitiva, Bologne,
1977 (ci-après: CERETI, Divorzio).
- C. MUNIER, «Divorce, remariage et pénitence dans l’Église primitive », dans
Revue des sciences religieuses, Strasbourg, n° 52 (1978), pp. 97-117 (ci-après:
MUNIER, Divorce).
- M. R. MACINA, « Pour éclairer le terme digamoi », dans Revue de sciences
religieuses, Strasbourg, 1. 61 (1987) pp. 54-73 (ci-après: MACINA, Digames).
positions antagonistes des principales tendances théologiques en cette matière, et
à celle de la pratique pastorale concrète de l’Église.
Dans la troisième Partie nous procéderons à une extrapolation analogique de la
solution cyprienne de l’admission provisoire, en tenant compte de la différence
d’objets et de situations, certes, mais sans hésiter à transposer ce qui peut l’être,
pour l’appliquer à la douloureuse problématique des divorcés remariés. Nous y
adjoindrons une brève revue des difficultés concrètes de cette éventuelle
« admission provisoire », à l’occasion de laquelle nous ouvrirons des perspectives,
et proposerons des suggestions, dans le but d’aider au mûrissement du jugement de
l’Église sur cette délicate question.
Notre conclusion s’efforcera de récapituler l’essentiel de ce qui paraît acquis, et
de tracer, à partir de cette base de départ, les grandes lignes d’un nouvel état
d’esprit. Celui-ci devra tenir compte, tant des résultats impressionnants de la
recherche philologico-historique concernant l’attitude de l’Église des premiers
siècles à l’égard des divorcés remariés, que des multiples réflexions théologiques
et existentielles des pasteurs et des théologiens sur la condition religieuse et
spirituelle de ces chrétiens marginaux, ainsi que des nécessités pastorales
urgentes, en ce domaine particulièrement douloureux. Ainsi, nous espérons limiter
les inconvénients inévitables 2 de la méthode adoptée ici, laquelle consiste à
réfléchir pastoralement et «prophétiquement» sur les exempla Patrum, avec la
rigueur de la méthode philologico-historique, sans pour autant tomber dans
l’aridité des travaux d’école; mais également avec le souci pastoral et le souffle
« prophétique », qui seuls rendent fécondes de telles entreprises, sans sacrifier à la
séduction des formules aussi brillantes que creuses, des simplifications aussi
abusives qu’éloignées de la vérité, des thèses aussi généreuses qu’aventurées et
dénuées de tout fondement solide dans la réalité des faits.

I
LA QUESTION DE LA PÉNITENCE DES LAPSI
ET DE LEUR « ADMISSION PROVISOIRE »
A. De l’intransigeance à la pénitence : l’attitude exemplaire de Cyprien.
Avant même de nous arrêter sur cette formule quelque peu insolite, rappelons que
ceux qui avaient sacrifié sous la menace, lors de la persécution de Dèce (250-251),
se divisaient en deux catégories : les sacrificati et les libellatici, c’est-à-dire,
respectivement, ceux qui avaient ouvertement sacrifié, et ceux qui avaient obtenu
un billet (libelle) de faveur, attestant qu’ils avaient sacrifié, alors qu’il n’en était
rien.

2 Dans le cadre d’un article, par nature limité, sur une question qui eût nécessité
un ouvrage important, ou, à tout le moins, une monographie. Rappelons que
chacune des questions auxquelles nous allons consacrer quelques pages, forcément
sommaires, exigerait, en stricte méthode scientifique, un article sui generis.
Pour cette dernière catégorie, les évêques et Cyprien lui-même 3 étaient enclins à
plus de miséricorde, car il semblait que, dans l’ensemble, ils avaient agi de bonne
foi. On sait que ce ne fut pas le cas de Novatien qui s’opposa à cette mansuétude
et en vint à se séparer de la communion de l’Église, sur ce point précis. Étant
donné le grand nombre des lapsi, il était urgent de trouver une solution à leur cas.
Après une première phase d’intransigeance, durant la persécution, les évêques
convinrent ensuite d’assouplir leur attitude et d’admettre les lapsi à la communion
de l’Église, sous réserve de pénitence. Deux régimes furent adoptés : l’un, plus
tolérant, concernant les libellatici, l’autre, plus rude, concernant les sacrificati ;
témoin Cyprien qui écrit à Antonianus, son collègue dans l’épiscopat :
« Pour ces raisons, frères très chers, après avoir examiné les cas
séparément, nous avons résolu à l’égard des “libellatices”, de les admettre
provisoirement (interim admitti) ; à l’égard de ceux qui ont sacrifié, de
venir à leur secours au moment de la mort, parce qu’il n’y a plus de
confession aux enfers et que nul ne peut être contraint à la pénitence, si le
fruit de la pénitence [lui] est enlevé. » 4
Dans ce passage apparaît pour la première fois l’expression « admettre
provisoirement », qui sonne si curieusement à nos oreilles. Il est bien évident
qu’elle ne signifie pas que celui qui est admis peut ensuite être exclu de l’Église.
Le mot latin interim, qui s’est d’ailleurs acclimaté dans notre langue, signifie aussi
bien « temporairement», que « en attendant ». Dans le langage d’Église, il peut
même se traduire « ici-bas » 5. Nous comprenons donc que cette « admission » dont
parle Cyprien concerne l’ici-bas, comme si le pasteur n’osait pas lier Dieu par sa
décision. Ce que semble bien renforcer cette autre attestation de l’expression,
chez l’évêque de Carthage 6 :
« Ceux qui, de tout cœur, se repentent et implorent doivent être admis à
titre provisoire (interim suscepi) dans l’Église, et en son sein 7, être réservés
au Seigneur qui doit venir vers son Église et jugera, de toute façon, ceux
qu’il trouvera en faire partie » 8.
De l’analyse de ces deux passages, il semble bien ressortir que Cyprien n’ose user
du droit de remettre les péchés, que Jésus avait expressément conféré à ses
Apôtres, comme une prérogative allant de soi 9. On ne saurait s’en étonner. Il
convient de se remémorer que les événements qui nous occupent se déroulent dans
la période de formation progressive de l’Église, alors que cette dernière n’a pas

3 CYPRIEN, Epist. LV, 14. CYPRIEN, 140.


4 Ibid. 17, 3 ; CYPRIEN, 142. Nous suivons la traduction du chanoine Bayard, en la
modifiant quelque peu.
5 Voir BLAISE, Dictionnaire latin-français des auteurs chrétiens. Brepols, 1954 ; s.

v. 1.
6 lbid. 29. CYPRIEN. 151.

7 Litt.: « en elle ».

8 « qui ad ecclesiam suam venturus de ilis utique quos in ea intus invenerit

judicabit ». Notre traduction diffère ici de celle de Bayard: il semble, en effet que
l’utilisation d’intus connote l’appartenance canonique à l’Église. Cf., du même
Cyprien, Epist. LXXIII, 9 ; et cf. BLAISE, op. cit., s. v. « intus ».
9 Jn 20, 23.
encore approfondi son propre mystère, ni mesuré les immenses ressources de son
pouvoir d’initiative, avec l’appui de l’Esprit Saint. C’est l’époque des persécutions
sanglantes, de la foi sans compromis, de la fin des temps considérée comme
imminente. L’idéal est de conserver à tout prix la pureté baptismale, quitte à la
gagner par le martyre. Les partisans de la sévérité à l’égard des lapsi sont
nombreux, et Novatien ne devait pas être le seul à refuser de transiger avec les
dures paroles de l’auteur de l’Épître aux Hébreux, qui semblaient viser par avance
les apostats de ce genre (He 6,4-6) :
« Il est impossible, en effet, pour ceux qui ont été une fois illuminés [...] et
qui néanmoins sont tombés, de les rénover une seconde fois en les amenant
à la pénitence, alors qu’ils crucifient pour leur compte le Fils de Dieu et le
bafouent publiquement ».
Il est vrai qu’à en croire un ancien synaxaire 10, les Pères du synode romain de 251
surent lui démontrer que
« l’Apôtre n’avait pas dit cela à propos de la pénitence, mais à propos de
celui qui voudrait se faire baptiser autant de fois qu’il aurait péché, parce
que le baptême ne peut avoir lieu qu’une seule fois ».
Mais on ignore ce qu’ils répondaient à l’évocation des paroles mêmes du Christ,
affirmant qu’il rougirait, devant son Père, de ceux qui auraient rougi de lui devant
les hommes 11, et qu’il renierait celui qui l’aurait renié 12.
C’est sans doute ce contexte historique exceptionnellement troublé, qui pousse
Cyprien à justifier sa mansuétude à l’égard des lapsi, avec une finesse et une
pénétration, assaisonnées de sagesse spirituelle, en ces termes 13 :
« Ce n’est pas que nous préjugions de ce que jugera le Seigneur. S’il trouve
complète et juste la pénitence du pécheur, alors il ratifiera ce que nous
avons décidé ici-bas. Si, au contraire, quelqu’un nous a trompés en simulant
la pénitence, Dieu, dont on ne se moque point et qui voit le cœur de
l’homme, jugera lui-même de ce que nous n’avons pas bien pénétré, et le
Seigneur corrigera la sentence de ses serviteurs. »

B. La réaction novatienne et l’autojustification de Cyprien.


Les textes cités nous font toucher, comme du doigt, le souci du Pasteur, qui est
aussi gardien du dépôt. Loin de se retrancher avec pusillanimité derrière un non
possumus. pourtant facile à justifier sur la base même des textes scripturaires, il
assume ses responsabilités de successeur des Apôtres, quitte à s’exposer au
scandale et aux critiques de ceux qui se prétendent les défenseurs intrépides de la
foi et des moeurs, et spécialement des partisans de Novatien. Dans la lettre 55
adressée à Antonianus, il se justifie des attaques portées contre lui sur différents
fronts. On les résumera, ci-dessous, de façon méthodique, en les rassemblant sous
plusieurs rubriques, alors que les réponses qu’il y apporte sont dispersées, voire

10 Voir les références, ci après, n. 57.


11 Mc 8, 38; Lc 9, 26.
12 Mt 10,33; Lc 12,9; et cf. 2 Ti 2, 12, etc.

13 Epist. LV, 18, 1. CYPRIEN, 142.


réitérées sans ordre, au hasard des arguments jetés çà et là, pêle-mêle, dans cette
lettre de combat.
1. On lui reproche d’avoir changé à la légère de ligne de conduite, ou, en
d’autres termes, de prôner ce qu’il a antérieurement proscrit. A cela, il
répond 14 :
« Je ne veux pas, en effet, qu’on pense que j’aie à la légère abandonné ma
ligne de conduite 15, et que, après avoir d’abord, dans un premier temps,
défendu la rigueur évangélique, je sois considéré comme ayant laisser fléchir
mon sentiment de la discipline et de la rigueur (censura) antérieures, au
point d’estimer qu’il fallait donner une paix à bon compte (laxandam pacem)
à ceux qui avaient souillé leur conscience par des libelles ou accompli des
sacrifices impies. Je ne me suis pas fait une opinion sans avoir longuement
pesé le pour et le contre. »
2. On lui reproche d’avoir agi de sa propre initiative, Il répond, en insistant de
nouveau sur la pondération de sa décision, que non seulement ce n’est pas le
cas, mais qu’il a porté l’affaire devant un synode d’évêques 16 :
« Il était nécessaire de vous écrire en ce moment, afin que vous sachiez que
je n’ai rien fait à la légère, mais que, conformément à la teneur de mes
lettres antérieures 17, j’ai remis toute chose à la décision (consilium) de
notre concile. » 18.
3. On lui reproche d’avoir fait fi de l’exigence de vérité et des commandements
du Christ, au lieu de rester ferme et de ne pas se laisser fléchir. A cette
attitude implacable, il oppose le devoir pastoral de salut et de miséricorde 19 :
« Mais ensuite, comme le réclamaient la nécessité de l’accord avec mes
collègues (collegii concordia) 20 et le devoir de réunir les frères dans l’unité
(conligendœ fraternitatis), et de guérir ces blessures, j’ai cédé à la
nécessité des temps et considéré qu’il fallait pourvoir au salut du grand
nombre. »
« Si nous repoussons la pénitence de ceux qui ont une certaine conscience
que leur faute est excusable, aussitôt, avec leurs femmes, avec leurs enfants
qu’ils avaient conservés indemnes, ils tombent dans l’hérésie ou le schisme,
auxquels le diable les invite et s’efforce de les entraîner. Et il sera écrit à
côté de nos noms, au jour du jugement, que nous n’avons pas soigné la
brebis blessée […] Il nous sera rappelé que le Seigneur a laissé quatre-vingt-
dix-neuf brebis bien portantes pour en chercher une seule qui était perdue
[…] tandis que nous, non seulement nous ne courons pas après ceux qui sont
fatigués, mais nous allons jusqu’à les repousser lorsqu’ils nous reviennent; et

14 Ibid. 3, 2. CYPRIEN, 132-133.


15 Ne me aliquis existimet a proposito meo leviter recessisse.

16 Ibid. 7, 1. CYPRIEN, 135. Voir aussi, ibid. 6,2 : CYPRIEN, 135.

17 Surtout Epist. XXXIV à XXXVI.

18 Voir aussi intertitre 3, ci-dessous.

19 Ibid. 7, 2. CYPRIEN, 135. Voir aussi. ibid. 19 ; CYPRIEN, 143.

20 Cf. ci-dessus, intertitre 2.


que, à l’heure où de faux prophètes ne cessent de ravager et de déchirer le
troupeau du Christ, nous fournissons une occasion au chiens et aux loups, et
perdons, par notre dureté et notre inhumanité, ceux que n’a point perdus la
rage des persécuteurs » 21.
4. On lui reproche d’être cause de laxisme dans l’Église. A quoi il répond :
« Après avoir invoqué longuement le témoignage des Écritures, dans l’un et
l’autre sens 22, nous avons adopté une juste mesure, avec une saine
modération (temperamentum salubri moderatione libravimus) : d’une part,
l’espérance de la communion ne serait point totalement refusée aux lapsi,
de peur que le désespoir ne les porte davantage au mal, et que, du fait que
l’Église leur serait fermée, ils ne suivent le monde et vivent à la façon des
païens ; d’autre part, la rigueur évangélique (evangelica censura) ne serait
pas abolie pour autant, au point qu’ils puissent venir à la communion sans
hésitation (temere), mais plutôt la pénitence prendrait du temps (sed
trahere diu pœnitentia), il faudrait, dans la souffrance, demander la
clémence paternelle; on examinerait les causes, les intentions et les
nécessités de chacun… » 23.
« Et n’allez pas croire, frère très cher, que la vertu des frères diminue ou
que les martyres aillent cesser, du fait que la pénitence aura été rendue plus
aisée (laxata) aux pénitents et que l’espoir de la paix leur aura été offert.
La force des fidèles reste immuable et ceux qui craignent et aiment Dieu de
tout leur cœur restent debout dans l’intégrité de leur courage. Aux
adultères aussi nous accordons un temps de pénitence, et nous leur donnons
la paix. La virginité ne cesse pas pour cela dans l’Église, ni l’engagement
glorieux à la continence n’est affaibli par le péché des autres. L’Église
rayonne, toute parée d’une couronne de vierges, la pudeur et la chasteté
gardent le niveau de leur gloire, et ce n’est pas parce que la pénitence et le
pardon (venia) sont facilités (laxatur) à l’adultère, que la vigueur de la
pénitence en est brisée. » 24.

5. On l’accuse encore de niveler le mérite des fidèles, en donnant aux pécheurs


la même récompense qu’aux martyrs. Ce à quoi Cyprien répond 25 :
« C’est une chose, en effet, d’être en attente de pardon (ad veniam stare),
une autre de parvenir à la gloire ; une chose d’être envoyé en prison et de
n’en pas sortir avant d’avoir payé jusqu’au dernier sou 26, autre chose de

21 Ibid. 15, 1. CYPRIEN, 140-141. Voir aussi Epist. LVII, 4,4 : CYPRIEN, 158.
22 C’est-à-dire, après avoir examiné, à la lumière de passages scripturaires, les
arguments en faveur de la miséricorde, ou en faveur de l’intransigeance. C’est
ainsi que nous avons cru devoir paraphraser l’expression latine extrêmement
concise: « Scripturis diu ex utraque parte prolatis ».
23 Ibid. 6,1; CYPRIEN, 134.

24 Ibid. 20, 1-2. CYPRIEN, 144. Nous reviendrons longuement, plus loin, sur la

pénitence des adultères. Voir aussi ibid. 26; CYPRIEN, 149.


25 Ibid. id. 3. CYPRIEN, 144.

26 Cf. Mt 5, 26.
recevoir immédiatement la récompense de la foi et de la vertu ; une chose
d’être émondé pour ses péchés, en étant frappé d’une longue douleur, et
purifié par un feu qui dure, autre chose de purger tous ses péchés par la
passion [= martyre] ; une chose enfin d’être dans l’attente de la sentence du
Seigneur au jour du jugement (pendere in die judicii ad sententiam Domini),
et une autre d’être immédiatement couronné par le Seigneur. »

C. Le cas de la pénitence accordée aux adultères, comme argument a


fortiori.
Par ces exemples et par d’autres - que la place et le temps ne permettent pas
d’analyser ici -, nous voyons comment s’est formé le jugement de l’Église sur une
question aussi explosive que celle de la pénitence et de l’admission des lapsi. On
comprendra aisément, dès à présent, où nous voulons en venir, lorsque nous
croyons pouvoir apprendre, de ce cas spécifique et daté, ce qu’il pourrait y avoir
lieu de faire pour celui des divorcés remariés, qui présente avec lui de nombreuses
analogies. Et ce d’autant – on l’a vu – que Cyprien lui-même s’autorise de la
jurisprudence antérieure de l’Église à propos des adultères pour justifier, par un
jugement a fortiori, son attitude libérale envers les lapsi. Et qu’on ne s’étonne pas
de l’a fortiori : de fait, à nos yeux aujourd’hui, l’adultère semble moins grave que
l’apostasie, même forcée. Le texte suivant de Cyprien montre que, pour son
temps, il n’en était rien :
« Le cas de l’adultère est beaucoup plus grave et pire que celui du
libellatice. L’un, en effet a péché contraint, l’autre, de son plein gré; l’un,
estimant suffisant de ne point sacrifier, a été le jouet d’une erreur, l’autre,
s’emparant de l’épouse d’autrui, ou allant au lupanar, a souillé
détestablement dans la fange d’un cloaque, d’un bourbier populacier, un
corps sanctifié et devenu le temple de Dieu. » 27.
La suite de ce texte, que nous allons évoquer dans un instant, nous servira de
transition pour aborder, de front, le problème des divorcés remariés. En effet, on
s’aperçoit que ce pour quoi luttent Cyprien et l’ensemble des pasteurs de l’Église
d’alors n’est ni plus ni moins que le droit imprescriptible, selon les Écritures, au
repentir et à la rémission des péchés. Voici donc comment l’évêque de Carthage
conclut ce passage sur le cas de l’adultère 28 :
« Pourtant, à ceux-là aussi on accorde la pénitence, et le droit d’espérer
réparer [litt., satisfaire] par leurs larmes, selon la parole du même apôtre:
“Je crains qu’en arrivant auprès de vous je n’aie à pleurer un bon nombre
de ceux qui ont péché antérieurement et n’ont point fait pénitence de leurs
impuretés, fornications et turpitude” » 29.

D. Le droit imprescriptible des pécheurs à la pénitence.


Mais le courageux évêque va plus loin, écartant souverainement la fausse allégation
des hérétiques (probablement partisans de Novatien) selon laquelle, en admettant

27 Ibid. 26, 1. CYPRIEN, 149.


28 Ibid. id., 2.
29 2 Co 12, 20-21.
au rang des fidèles ceux qui se sont livrés à l’idolâtrie, on rendait toute la
communauté chrétienne idolâtre 30, il répond fermement par le témoignage de
l’Écriture, en ces termes :
« Pour nous, suivant notre foi et la forme donnée à l’enseignement divin,
nous tenons pour vérité que la faute ne tient que celui-là même qui la
commet [et de citer Ez 18,20 et Dt 24,6]. Nous en tenant à ce que nous
lisons là, nous estimons qu’on ne peut interdire à personne le fruit de la
satisfaction et l’espoir de la paix (neminem putamus a fructu satisfactionis
et spe pacis arcendum), sachant, de par l’autorité même et les exhortations
de Dieu, attestées par l’Écriture divine, que les pécheurs sont invités à faire
pénitence et que le pardon et l’indulgence ne sont pas refusés à ceux qui se
repentent. » 31
Et Cyprien de s’emporter contre ceux qui ne craignent pas d’imposer la pénitence
aux lapsi, tout en leur déniant le droit correspondant d’être absous de leurs
fautes :
« Ô dérision préjudiciable aux frères que l’on dépouille, ô piège à faire
tomber des malheureux qui pleurent, ô enseignement vain et inopérant
d’institution hérétique: exhorter à la pénitence pour satisfaire, et ôter à la
satisfaction son efficacité médicinale, dire à nos frères: “Pleure, verse des
larmes, gémis jours et nuits et, pour laver et effacer ta faute, fais des
œuvres généreusement, fréquemment: après tout cela tu mourras hors de
l’Église. Tu feras tout ce qui convient pour [recevoir] la paix, mais tu
n’obtiendras pas cette paix que tu recherches”. Qui [dans ces conditions] ne
périrait immédiatement, qui ne succomberait au désespoir lui-même, qui ne
détournerait son cœur de son propos de se lamenter [sur ses fautes] ? [...]
C’est fermer d’avance et couper le chemin des regrets et la voie du
repentir ; c’est vouloir que, malgré le bon accueil que le Seigneur Dieu, dans
l’Écriture, réserve à ceux qui reviennent à lui et se repentent, notre dureté
et notre cruauté, en supprimant le fruit de la pénitence, suppriment la
pénitence elle-même. Si nous trouvons que personne ne doit être empêché
de faire pénitence, et que ceux qui prient le Seigneur de leur pardonner et
implorent sa miséricorde peuvent, en raison de sa miséricorde et de sa
bonté, être admis à la paix par les évêques, il y a lieu d’accueillir les
gémissements de ceux qui pleurent, et de ne pas refuser à ceux qui ont
regret de leurs fautes le fruit de la pénitence. » 32.
Ce point paraît tellement capital à Cyprien qu’il se lance dans une justification en
règle de la pénitence, en prouvant, par l’Écriture, qu’elle est, non seulement
possible, mais voulue et prévue par Dieu 33 :
« Je m’étonne d’ailleurs que quelques-uns soient intransigeants au point de
penser qu’on ne doive pas accorder la pénitence aux lapsi, ou qu’ils soient
d’avis de refuser le pardon aux pénitents, quand il est écrit: “Souviens-toi

30 Ibid 27, 1-2 ; CYPRIEN, 149-150.


31 Ibid. id., 3.
32 Ibid. 28, 1 à 29, 1. CYPRIEN, 150-151.

33 Ibid. 22. CYPRIEN, 144-146.


d’où tu es tombé, fais pénitence, reprends ta conduite première” 34. Cela
est dit à quelqu’un qui manifestement est tombé et que le Seigneur exhorte
à se relever par des oeuvres de miséricorde, car il est écrit: "l’aumône
délivre de la mort" 35, non, à coup sûr, de cette mort que le sang du Christ a
éteinte, de laquelle la grâce salutaire du baptême et de notre Rédempteur
nous a délivrés, mais de celle que des fautes postérieures amènent
insensiblement (sed ab ea quae per delicta postmodum serpit) [...] Dieu, à
coup sûr, n’exhorterait pas ainsi à la pénitence, si ce n’est parce qu’il
promet l’indulgence aux pénitents. Et dans l’Évangile: “Je vous le déclare,
dit-il, il y aura ainsi plus de joie dans le paradis pour un pécheur qui fait
pénitence, que pour quatre-vingt-dix-neuf justes qui n’en ont pas
besoin” 36. En effet, pour qu’il ait écrit: “Dieu n’a point fait la mort et il ne
se réjouit pas de la mort des vivants” (37), à coup sûr, celui qui veut que
personne ne périsse souhaite que les pécheurs fassent pénitence, et que, par
la pénitence, de nouveau ils reviennent à la vie. Aussi, le prophète Joël, à
son tour, élève la voix et déclare: “Mais encore à présent – oracle de
L’Éternel – revenez à moi de tout votre coeur, dans le jeûne, les pleurs et
les cris de deuil. Déchirez votre cœur et non vos vêtements, revenez à
L’Éternel votre Dieu, car il est tendresse et pitié, et prêt à changer de
dispositions au sujet des maux qu’il a envoyés” 37. Dans les Psaumes aussi
nous voyons la sévérité tout à la fois et la bonté d’un Dieu qui menace et qui
épargne, en même temps qu’il punit pour corriger, et, quand il a corrigé, qui
préserve. “Je visiterai, dit-il, avec des verges leur péché, avec des coups
leurs méfaits, mais sans retirer d’eux ma miséricorde”» 38. Ps 89, 33

E. Synthèse.
On voit donc jusqu’à quelles extrémités étaient amenés les partisans de
l’intransigeance. Au nom du respect des paroles et des commandements du
Seigneur, ils en venaient à s’opposer au dépôt même de la foi, contenu dans les
Écritures. Cette attitude vaudra finalement l’exclusion de l’Église à ceux d’entre
eux, et surtout les partisans de Novatien, qui refusèrent de céder aux décisions des
évêques. Leur parti subsista encore longtemps, sous l’appellation générique de
Novatiens 39, ou de Cathares, au grand dam de l’unité de l’Église, au point qu’un
canon du concile de Nicée (325) posera comme condition à leur réadmission dans la
Grande Église, qu’ils acceptent de communier avec les lapsi et les digames.
Nous reviendrons, en son lieu40, sur le sens du mot digame. Notons seulement, au
passage, cette attitude du concile envers des schismatiques qui, au demeurant,
étaient parfaitement orthodoxes sur le plan de !a foi et des mœurs. On retiendra

34 Ap 2, 5.
35 Tb 4, 10.
36 Le 15, 7. 37. Sg 1, 13.

37 Jl 2, 12-13.

38 Ps 89, 33-34.

39 Sur les Novatiens, voir l’étude de H.J. VOGT, Cœtus Sanctorum. Der

Kirchenbegriff des Novatian und die Geschichte seiner Sonderkirche, Bonn 1968.
40 Ci-après, en II.
ce qui apparaît, de la part de l’Église, comme une exigence absolue de
communion, au sens profond du terme: être uni à, ne faire qu’un. En effet, dans ce
canon, il n’était pas question d’article de foi, mais d’une décision disciplinaire
concernant une catégorie spécifique de fidèles; pourtant, l’Église d’alors ne
transigea pas plus sur ce point que sur une question majeure de credo, car il y
allait de l’unité d’esprit de tout l’organisme, divin et incarné à la fois, qu’est
l’Église.
Pour notre objet, on notera d’emblée l’intérêt majeur que présente l’évocation,
dans ce canon, du cas des digames. On verra, dans le chapitre suivant,
l’importance considérable de ce terme pour la compréhension de l’attitude
historique de l’Église, face aux divorcés remariés, selon le sens que l’on veut bien
conférer au mot digame et à son synonyme: adultère. Mais, d’ores et déjà, on
remarquera qu’il n’est pas indifférent que cette classe de “pécheurs publics” ait
été liée quasi automatiquement à celle des lapsi. Il semble qu’on puisse déduire,
de ce phénomène, que les deux cas avaient posé la même question d’importance
vitale pour l’Église d’alors, à savoir: en l’absence de textes scripturaires explicites
et de directives claires de Jésus ou de ses Apôtres, le collège des évêques, en tant
que détenteur du dépôt de la foi et de la tradition apostolique, avait-il le pouvoir
imprescriptible d’engager l’inerrance assurée à l’Église par l’Esprit Saint, en
prenant la responsabilité d’une décision inédite, en n’importe quelle matière,
lorsque les pasteurs estimaient indispensable une prise de position claire et
irréversible sur un point précis de la foi, de la morale ou de la discipline ?
C’est en ayant cet éclairage présent à l’esprit, tout au long de la présente
enquête, que l’on pourra procéder, avec la prudence indispensable, à une
comparaison en forme d’analogie de la foi, entre la décision difficile, mais
irréversible, courageusement prise par des évêques, en des temps troublés, et
rendue contraignante par un concile œcuménique célèbre, concernant les lapsi, et
celle que tant de pasteurs et de fidèles attendent de l’Église, concernant les
divorcés remariés, dont nous abordons maintenant le cas spécifique.

II
PROBLÉMATIQUE ACTUELLE DE
L’ADMISSION DES DIVORCÉS REMARIÉS
AUX SACREMENTS

Il n’est guère possible, dans le cadre limité qui est le nôtre ici, de faire le point
complet d’une question aussi complexe, de surcroît grevée d’une charge que l’on
peut bien qualifier d’émotionnelle, voire passionnelle, étant donné les enjeux
existentiels et dogmatiques qui pèsent sur les solutions envisagées pour la
résoudre. Les lignes qui suivent ne veulent donc être qu’une esquisse pratique,
visant à mettre en lumière les lignes de force de la problématique, à démarquer les
difficultés majeures, et à esquisser des ébauches de solution.
On procédera en deux étapes. Dans la première, on fera le point des deux
principales positions de la recherche sur la question de l’attitude historique de
l’Église des premiers siècles envers les divorcés remariés. Ayant traité ailleurs, en
détail, de cette question 41, notre exposé se limitera à présenter les principaux
éléments d’un différend qui n’épuise certes pas la problématique étudiée, mais qui
en illustre bien la nature réelle, en ce qu’il dévoile les convictions théologiques
sous-jacentes des tenants des positions antagonistes en la matière.
La seconde étape consistera en un exposé succinct des tendances actuelles de la
théologie du mariage et de la pastorale des divorcés remariés. Nous nous
efforcerons d’en distinguer et d’en apprécier les lignes de force.

A. La controverse théologique contemporaine à propos de l’attitude de


l’Église primitive envers les divorcés remariés.
Cette question a fait l’objet de maintes recherches. Toutefois, durant la dernière
décennie, elle a pris un tour militant et polémique, lui conférant un caractère
tellement exemplatif et récapitulatif de la problématique et de ses enjeux, qu’il
suffit d’en prendre connaissance pour remonter aux sources des deux attitudes
diamétralement opposées, à l’égard des divorcés remariés: les réadmettre aux
sacrements, ou les en écarter. Il s’agit de ce que l’on peut bien appeler la
« querelle herméneutique » entre les savants Crouzel et Cereti 42, à propos de la
question de l’acceptation, par l’Église primitive, du remariage des divorcés, et du
malentendu philologico-historique qui y est lié, à savoir: les digamoi sont-ils des
veufs ou des divorcés remariés ?
1. Le remariage du conjoint innocent et la portée des « incises » matthéennes
La question qui s’est toujours posée à la recherche est la suivante : y a-t-il eu,
dans les premiers siècles, une attitude permissive, au moins tacite, de l’Église à
l’égard du remariage, dans certaines conditions particulières, et surtout dans le cas
du remariage de conjoints innocents ? Il est à noter que, dans les travaux
antérieurs au maître-ouvrage de Crouzel 43, sur lequel nous allons nous attarder
dans un instant, c’est quasi uniquement du remariage d’un conjoint innocent, en

41 MACINA, Digames.
42 Outre les ouvrages cités dans notre n. 1, ci-dessus, voici, dans l’ordre

chronologique, les titres des principaux travaux relatifs à cette controverse:


– H. CROUZEL, “Divorce et remariage dans l’Église primitive. Quelques réflexions
de méthodologie historique”, dans NRT 98 (1976), pp. 891-917.
- G. CERETI. Prassi della chiesa primitivo ed assoluzione ai divoniati risposati. Una
riposta a Crouzel (Pratique de l’Église primitive et absolution des divorcés
remariés. Une réponse à Crouzel), dans Rivista di Teologia Morale, 35 (1977), pp.
461-473.
– H. CROUZEL, “Un nouvel essai pour prouver l’acceptation des secondes noces
après divorce dans l’Église primitive”, dans Augustinianum, XVII (1977), pp. 555-
566.
– H. CROUZEL, “Les digamoi visés par le Concile de Nicée dans son canon 8″, dans
Augustinianum, XVIII (1978), pp. 533-546.
43 CROUZEL, Église-Divorce.
vertu des incises matthéennes (Mt 5, 32; 19, 9), qu’il était question. Sur ce point
déjà, les divergences étaient profondes. Étudiant les auteurs chrétiens des
premiers siècles, qui avaient traité du remariage, certains spécialistes croyaient
déceler, chez l’un ou l’autre, des traces de conviction concernant l’autorisation
automatique de remariage du conjoint innocent. C’est autour de l’interprétation
des incises que tourne la résolution éventuelle du problème. Or, il faut bien
reconnaître que la forme littéraire de ces logia n’aide guère à trancher dans un
sens ou dans un autre. Certains spécialistes sont persuadés que l’incise « excepté la
prostitution » se rapporte à toute la phrase, alors que les autres excipent de sa
position dans le verset, à savoir: après l’évocation de la répudiation, et non après
l’évocation du remariage (cas de Mt 19, 9), pour y voir la preuve que, si la
répudiation est bien tolérée dans le cas d’adultère du conjoint, le remariage,
même dans ce cas, n’est permis en aucune façon. En d’autres termes, les premiers
lisent:
« Quiconque répudie sa femme et en épouse une autre est adultère, sauf
[dans le cas de] prostitution [où la chose est permise] » ;
tandis que les seconds comprennent:
« Quiconque répudie sa femme pour prostitution [ne pèche pas, tandis que
celui qui, l'ayant répudiée, avec ou sans motif] en épouse une autre,
commet un adultère ».
D’historique, la controverse devient bientôt sémantique. En effet, les partisans de
la thèse négative (= pas de divorce dans l’Église primitive, quel qu’en soit le motif)
s’appuient sur la preuve, considérée comme apodictique, qu’il existe, attestée par
une multitude de textes, une pénitence pour les digames. Ces derniers étant, à
l’évidence, estiment-ils, des veufs remariés, il eût été inconcevable d’autoriser le
remariage à ceux que le commandement du Christ taxait d’adultère, alors qu’on le
rendait difficile aux veufs auxquels, pourtant, aux dires de Paul, il n’était pas
interdit par le Seigneur 44. Nous reviendrons bientôt sur cet aspect philologique de
la question. Pour l’instant, arrêtons-nous sur la réponse des partisans de la thèse
adverse, à l’affirmation abrupte ci-dessus exprimée: quand on parle de remariage,
dans les premiers siècles, il n’est pas uniquement question de veufs mais
également de divorcés ; témoin le célèbre passage de l’Ambrosiaster (IVe s.) :
« “Et le mari ne doit pas renvoyer l’épouse.” Il est sous-entendu cependant:
hors le motif de fornication. Et c’est pourquoi il n’ajoute pas, comme pour
la femme: s’il s’éloigne, qu’il reste ainsi. Car il est permis au mari de
prendre une épouse, s’il a renvoyé l’épouse pécheresse. L’homme n’est pas
lié de la même façon par la loi que la femme; car l’homme est la tête de la
femme. » 45.
Ce dernier texte, on le constate, présente deux avantages certains pour les tenants
de la thèse de l’existence d’un remariage autorisé par l’Église des premiers siècles:

44 Sur ces mesures disciplinaires prises à l’encontre du remariage des veufs, dans
les premiers siècles de l’Église, et imputables à l’ascétisme, voire à l’encratisme
exacerbés des premiers chrétiens et surtout des hérétiques (spécialement
Novatiens et Montanistes), voir l’enquête diachronique de CROUZEL, Église-
Divorce, 73 ss., 90 ss., 148 ss., 203 ss., 266 ss., 296 ss., 354 ss., 374 ss., etc.
45 Cité ici d’après la traduction de CROUZEL. Ibid., 269. C’est nous qui soulignons.
tout d’abord, il atteste explicitement la permission de remariage; mais surtout, en
la fondant sur l’incise, il est clair qu’il interprète celle-ci dans le sens large, c’est-
à-dire, comme inférant de la possibilité de la répudiation à celle du remariage, et
non dans le sens restrictif de la seule tolérance d’une séparation sans remariage
possible.
A ce stade, une constatation s’impose : tandis que la controverse entre les parties
en présence s’avère insoluble, un double consensus se dégage, parmi les tenants du
remariage dans l’Église primitive: a) il n’est question, dans les textes envisagés,
que des secondes noces de l’époux innocent, et pour certains, de l’épouse
innocente, tandis que, dans le cas du divorce sans faute de son précédent conjoint,
il n’est absolument pas question de remariage; b) il est admis que le terme digame
désigne indistinctement, tant le veuf que le divorcé (innocent) remarié.

2. La digamie : un remariage de veufs ou de divorcés coupables ?


Avec la parution de l’ouvrage de Cereti 46, la perspective change du tout au tout.
En effet, ce savant ne se contente pas d’affirmer péremptoirement l’évidence de
l’existence du remariage du conjoint innocent, dans les premiers siècles de
l’Église, mais également celle du remariage de divorcés, coupables de leur état. La
thèse ne paraîtra osée qu’à ceux qui ignorent l’existence de textes anciens qui
rendent possible d’envisager une telle perspective. C’est le cas, par exemple, du
canon 77 de Basile :
« Celui qui abandonne la femme qui lui a été légalement unie et en épouse
une autre, selon la déclaration du Seigneur est soumis au jugement de
l’adultère. Mais il a été réglé par nos Pères que de tels hommes doivent
pleurer un an, écouter deux ans, être prosternés trois ans; la septième
année se tenir debout avec les fidèles; et ainsi se rendre dignes de
l’offrande, s’ils ont fait pénitence avec larmes. » 47
Mais le savant italien va encore plus loin. Il affirme, toujours sur la foi des textes,
que les digames dont parlent souvent les sources, et dont le remariage se voit
assorti d’un temps de pénitence, ne sont pas seulement des veufs remariés,
comme le tient la position traditionnelle, mais également des divorcés remariés. A
l’appui de ses dires, il analyse à nouveau des textes qui, selon lui, n’avaient pas
été interprétés correctement, et il en produit d’autres qui lui paraissent corroborer
sa thèse. Il n’est évidemment pas question d’évoquer ici tous les passages
d’écrivains ecclésiastiques des premiers siècles, que Cereti soumet à un examen
minutieux, sous le double éclairage de la philosophie et de l’histoire 48. Nous n’en
retiendrons que deux, pour illustrer son propos: l’un est tiré des œuvres de
l’apologiste chrétien du lIe siècle, Justin martyr, l’autre est le 8e canon du Concile
de Nicée.

46 CERETI, Divorzio.
47 Dans sa Lettre à Amphiloque. Sur Basile, canoniste en matière de remariage, voir

CROUZEL, Église-Divorce, 137 ss. Nous citons ici d’après la traduction du savant
jésuite, p. 141.
48 Voir CERETl, Divorzio, 278-286.
Justin :
« De même que ceux qui, selon une loi humaine, contractent des doubles
mariages (digamias) sont coupables devant notre Maître, ainsi sont pécheurs
ceux qui regardent une femme pour la désirer. » 49
Concile de Nicée :
« Au sujet de ceux [il s'agit des clercs] qui s’appellent eux-mêmes cathares,
c’est-à-dire purs, quand ils voudront venir à l’Église catholique, il a plu au
saint concile qu’on leur impose les mains et qu’ils demeurent dans le clergé;
mais, avant toutes choses, qu’ils promettent par écrit de recevoir et de
suivre les enseignements (dogmas) de l’Église universelle (katholikê), c’est-
à-dire d’être en communion (koinônein) tant avec ceux qui se sont mariés en
secondes noces (digamoi) qu’avec ceux qui ont failli pendant la persécution
(tois en tô diôgmô parapeptôkôsin), et auxquels on a fixé un temps et un
moment [= une période de pénitence], de sorte qu’ils [les Cathares]
obéissent (akolouthein) en toutes choses aux enseignements de l’Église
universelle (katholikê) et apostolique. » 50
Pour Cereti et les partisans du double sens du mot digame, il est clair que tant
Justin que le 8e canon du Concile de Nicée parlent de divorcés remariés. Les
partisans de la position traditionnelle, illustrée surtout par Crouzel, s’ils veulent
bien admettre la chose dans le cas de Justin, la dénient formellement, tant en ce
qui concerne le concile de Nicée, que pour l’usage général du terme digame. Nous
avons constaté ailleurs 51 le poids des présupposés théologiques, dans les
conceptions de ceux pour qui il ne fait pas le moindre doute que les seuls digames
dont le remariage était assorti d’une pénitence étaient les veufs mariés. Nous n’en
voulons pour illustration que cette profession de foi de Crouzel 52 :
« Il ne nous paraît pas concevable que l’Église puisse un jour autoriser
quelqu’un, dont le mariage est certainement valide, sacramentel et
consommé, à contracter de nouvelles noces du vivant de son conjoint. La
quasi-unanimité des cinq premiers siècles concernant le refus d’un
remariage après séparation constitue, en effet, dans le désarroi complet des
exégètes contemporains sur le sens des incises, la seule donnée solide: ainsi
l’Église dès le début a-t-elle compris, dans l’interprétation vivante que
donnent ses institutions, ces expressions difficiles. »

49 Première Apologie, XV, 3-4 : et éd. Pautigny, Textes de Documents, Paris 1904,
26 et 28. On suit la traduction de CROUZEL, Église-Divorce, 54.
50 Canon n° 8. Cité ici d’après P. J. JOANNOU, FONTI, IX Discipline Générale

Antique (IIe-IXe s.), Rome, 1962, t. I, I, pp. 30-31. Pour le texte grec de ce canon,
voir J. D. MANSI, Sacrorum conciliorum nova et amplissima collectio, Florence,
1759 ss., II, 672. Voir aussi J. HEFÉLÉ – H. LECLERCQ, Histoire des Conciles d’après
les documents originaux. Paris 1907 ss., I, 1, 576. N’étant satisfait ni de la
traduction de Joannou (la plus fautive), ni de celle d’H.-L. (qui est trop large),
nous proposons ici la nôtre, qui serre le texte au plus près. Celle de Cereti est très
satisfaisante : cf. CERETl, Divorzio, 266-267.
51 MACINA, Digames.

52 CROUZEL, Église-Divorce, 382.


3. L’évidence du 8e canon de Nicée en faveur d’une réadmission ecclésiale des
divorcés remariés
Il est temps maintenant d’examiner l’argument majeur de Cereti, concernant les
digames visés par le 8e canon du Concile de Nicée, que nous venons d’évoquer ci-
dessus. Observant que le texte de ce canon exige des hérétiques novatiens qu’ils
acceptent la communion avec deux des trois catégories de pécheurs publics, dont
les péchés vont à la mort” 53, et auxquels les rigoristes refusaient totalement la
pénitence, à savoir: les lapsi et les adultères, Cereti opère le rapprochement qui
s’impose avec des textes des IIIe et IVe siècles qui traitent de cette trilogie 54, et où
il est clair qu’il n’est jamais question des veufs remariés, mais d’adultères, aux
deux sens du terme : ceux qui ont des relations extraconjugales, et ceux qui se
remarient après divorce. Faisant mention du synode romain de 251, réuni contre
l’hérésie de Novatien, le savant italien précise que, si la notice d’Eusèbe de
Césarée, qui nous en reste, ne mentionne pas le genre de péchés auxquels les
Novatiens refusaient la rémission, nous trouvons plus de précisions dans un
document qui nous en donne une recension plus explicite, quoique tardive. Il s’agit
d’une lecture liturgique figurant dans un Synaxaire arabe jacobite 55, et dans
laquelle se trouve explicitement rapportée l’opinion de Novatien qui disait:
«Si quelqu’un a renié, au temps des poursuites et de la persécution, il ne
doit pas être accueilli s’il se repent; de même si quelqu’un tombe en
adultère, sa pénitence ne peut être acceptée. »
Or, nous savons que la question de l’admission des adultères avait provoqué, avant
la persécution de Dèce, une vive controverse entre les évêques, comme en
témoignent ces lignes de Cyprien56 :
« Parmi nos prédécesseurs, certains évêques de cette province ont pensé
qu’on ne devait pas donner la paix aux adultères, et qu’il fallait
complètement exclure de la pénitence ceux qui avaient commis ce genre de
faute (et in forum paenitentiae locum contra adulteria cluserunt). Ils ne se
sont cependant pas séparés du collège de leurs frères dans l’épiscopat, et ils
n’ont pas rompu l’unité de l’Église catholique par l’obstination dans leur
dureté ou dans leur sévérité, au point que, du fait que chez d’autres on
donnait la paix aux adultères, celui qui ne la donnait pas devait être séparé
de l’Église. Pourvu que se maintienne le lien de la concorde et que demeure
le signe (sacramentum) indivisible de l’Église catholique, chaque évêque

53 La troisième étant le meurtre.


54 Le savant italien consacre à ce canon la totalité du Chapitre V de son ouvrage,
sous le titre : « L’absolution des adultères dans l’Église primitive, et en particulier
l’absolution de ceux qui vivent en secondes noces, au concile de Nicée », CERETI,
Divorzio, 265-361.
55 Le Synaxaire arabe jacobite (rédaction copte), texte arabe publié, traduit et

annoté par R. Basset, dans Patrologia Orientalis 3, 434-435: Synaxarium


alexandrinum, interpretatus est J. Forget, Roma 1921, I (CSCO, Scriptores arabici,
III, XVIII), 210-211 (Versio). Sur la validité de ce témoignage et la question de sa
datation, voir la bibliographie citée par CERETI, Divorzio, 293, 55.
56 Epist. LV, XXI, 1-2. CYPRIEN, 144 (on suit ici, en la retouchant, la traduction de

Bayard).
dispose et dirige son action, sauf à rendre compte de sa conduite
(propositum) au Seigneur. »
Il doit être clair cependant que la tendance au pardon l’emporta finalement. C’est
même le précédent dont Cyprien se prévalut, lorsqu’il préconisa l’admission des
lapsi :
« Aux adultères aussi nous accordons un temps de pénitence et nous leur
donnons la paix. » 57
On notera, pour en finir avec la controverse concernant l’identité des digames, que
les contre-arguments de Crouzel, en réponse aux thèses de Cereti, ne sont pas
convaincants. Sans pouvoir nous attarder ici sur leur contenu 58, disons que le
savant français s’en tient aux textes qu’il estime indubitables et qui, selon lui,
parlent clairement des digames comme de veufs remariés, et récuse les
interprétations plus compréhensives du spécialiste italien. Ce qui inspire à Cereti
ce jugement dont les derniers mots masquent à peine l’ironie :
« De même qu’au niveau de l’interprétation philologique il faut considérer
comme un jugement a priori et infondé la conception, courante jusqu’à nos
jours, et qui n’a pas encore bénéficié de l’attention nécessaire, selon
laquelle les digames du Concile de Nicée seraient seulement ceux qui se sont
remariés après la mort de leur conjoint, ainsi cette conception apparaît-elle
injustifiée également, au niveau de l’interprétation historique, dans ce sens
qu’aucun des documents examinés ne laisse supposer que les novatiens
excluaient de la communion, en tant que pécheurs jusqu’à la mort, outre les
apostats, les veufs remariés, ou seulement eux. » 59

4. Synthèse
Disons, pour conclure ce premier point, que, devant l’évidence massive des textes
apportés par Cereti à l’appui de sa thèse, il semble difficile aujourd’hui de nier
l’existence, dans la pratique de l’Église des premiers siècles, d’une pénitence des
divorcés remariés non innocents de leur divorce 60. On ne dispose malheureusement
pas, comme c’est le cas pour les lapsi, de documents explicites sur le pourquoi et
le comment de cette mesure de miséricorde, mais il semble que les quelques
allusions évoquées sont de nature à convaincre que, si ce ne fut pas une affaire
facile, une décision courageuse fut prise, à propos de laquelle l’Église engagea son
autorité, au point de refuser la communion à ceux qui s’en tenaient à la rigueur
primitive.

57 CYPRIEN, Epist. LV, XX, 2.


58 Nous en avons traité dans notre article cité : MACINA, Digames. pp. 62-65.
59 CERETI, Divorzio, 309 (c’est nous qui soulignons).

60 Notre opinion s’appuie, entre autres témoignages, sur celui d’un praticien des

sources littéraires et juridiques de (‘Église primitive, aussi sérieux que C. Munier,


lequel se dit convaincu par le dossier du savant italien. Voir MUNIER, Divorce, op.
cit., ci-dessus, note 1.
B. Pratique actuelle de l’Église envers les divorcés remariés
Pour l’essentiel de ce qui va suivre, nous sommes redevable à l’importante
contribution du professeur R. Simon 61. Malgré sa relative ancienneté et le nombre
considérable de travaux qui ont vu le jour depuis sa parution, elle reste
indispensable pour la qualité de ses analyses et l’importance des matériaux qu’elle
passe en revue. Rien n’ayant changé, depuis, dans la pratique 62 de l’Église à
l’égard des divorcés remariés, les données que contient cette contribution
concernant notre problème restent tellement actuelles, que nous ne ferons que les
rapporter, sans commentaire. Nous suivrons plus ou moins le schéma adopté par
l’étude de Simon, à l’exception des points qui n’ont pas de rapport direct avec la
question du remariage des divorcés.

1. Pratiques et attitudes des catholiques


Simon signale trois traits particulièrement significatifs, dont voici l’essentiel 63 :
a) L’ampleur du phénomène « divorce » chez les croyants eux-mêmes, et la prise
de conscience de ce fait par les laïcs, pasteurs et théologiens, sous l’influence des
mass médias. Ce qu’il y a de nouveau, ce n’est pas le problème du divorce en lui-
même, c’est l’actualité et la force explosive de ce problème, du fait de la détresse
actuelle de beaucoup d’unions brisées, et par suite des lumières nouvelles que
projettent sur le mariage les connaissances anthropologiques, psychologiques et
sociales 64.
b) Le malaise profond qui existe chez les divorcés remariés, à proportion
évidemment de leurs sentiments religieux : sentiment d’être exclus de l’Église,
incompris, jugés, condamnés ; impression que l’Église méconnaît la valeur humaine
et chrétienne de leur deuxième amour; sentiment d’être marginalisés et traités
avec injustice, puisqu’ils sont exclus de la pénitence et de la communion 65.
c) Le malaise observé chez les pasteurs: absence de directives épiscopales fermes;
sentiment du fossé qui sépare la pratique telle qu’elle est définie par le droit (les
divorcés remariés sont censés être coupables de péché public, de bigamie,
d’infamie), et la vie des gens engagés dans des situations « irrégulières », avec
leurs besoins et leurs demandes. Éclosion ou diffusion de pratiques pastorales

61 SIMON, Questions, op. cit., ci-dessus, n. 1.


62 Nous précisons bien “dans la pratique”, car, Dieu merci, on assiste, de nos jours,
à un changement d’attitude réconfortant : la compréhension, la sympathie et
l’ouverture à l’égard des divorcés ne cessent de croître, tant chez certains
théologiens, que chez de nombreux évêques. C’est le cas, en particulier de Mgr
Lebourgeois.
63 SIMON, Questions, 503-505. Une grande partie des résumés qu’on lira, ci-après,

sont constitués d’extraits de la contribution de Simon, souvent cités littéralement.


Toutefois, on n’a pas cru devoir assortir systématiquement ces derniers des
guillemets habituels (sauf en cas des citations explicites), pour ne pas alourdir la
présentation, déjà extrêmement dense.
64 Ibid., 503-504.

65 Ibid., 504.
« sauvages » et « clandestines » qui tentent de faire face empiriquement aux
besoins réels d’une fraction importante de la communauté catholique 66.

2. Attitude de l’épiscopat 67

Malgré son apport positif à la question conjugale et l’accent mis sur l’amour et la
relation, la contribution de Vatican II à la théologie du mariage, n’est pas jugée
très constructive par Simon, qui la résume ainsi: « Les textes que Vatican II a
consacrés au mariage manquent de cohérence : voilée, mais présente, la théologie
classique des fins du mariage y cohabite, sans qu’une synthèse soit tentée [...]
avec la théorie anthropologique et personnaliste des valeurs de la vie conjugale. La
notion d’indissolubilité souffre de l’incohérence de l’ensemble : rattachée aux
dimensions objectives de l’institution et des fins du mariage, elle semble “faire
violence” aux dimensions plus personnelles de l’amour » 68. Simon passe ensuite en
revue l’attitude des évêques, depuis le concile. « Vis-à-vis des divorcés remariés,
l’accent est mis sur la compréhension, l’accueil fraternel, dans les limites de la
discipline canonique actuellement en vigueur. Il faut chercher un Mgr Zoghby pour
trouver une proposition d’ouverture, un cardinal Krol pour laisser entendre [...]
que la question de l’admission des divorcés remariés aux sacrements de pénitence
et d’eucharistie est à l’étude à Rome et à la Commission épiscopale nationale de la
pastorale des Etats-Unis » 69. Évoquant la position particulière de l’épiscopat
français, Simon constate que sa réponse à l’admission éventuelle des divorcés
remariés aux sacrements est négative. Pour terminer ce tour d’horizon, il évoque
la nouveauté qui consiste à accorder les funérailles religieuses, à la seule condition
que le divorcé remarié ait manifesté son attachement à l’Église 70. A propos de la
Lettre de la Sacrée Congrégation pour la doctrine de la foi, du 29 mai 1973, qui
approuve cette initiative, Simon estime qu’elle est d’autant plus intéressante
qu’elle avait été précédée par une autre, du 11 avril 1973, émanant de la même
Congrégation, qui rappelait les dangers doctrinaux menaçant aujourd’hui
l’indissolubilité du mariage, dénonçait les abus commis dans la discipline
sacramentaire relative aux divorcés remariés, et demandait aux évêques de veiller
à la fidélité doctrinale et de maintenir en ce domaine la discipline actuellement en
vigueur 71.

3. Recherches théologiques
C’est la partie la plus fouillée de l’étude de Simon 72. Elle passe en revue les
contributions des principaux théologiens dans les trois domaines suivants: sciences
humaines 73, exégèse et patristique 74, théologie dogmatique et morale, et droit

66 Ibid., 504.
67 Ibid., 505-511.
68 Ibid., 505-506.

69 Ibid., 509.

70 Ibid., 510.

71 Ibid., 511.

72 Ibid., 512-530.

73 Sont évoqués Lemaire, Chirpaz, Huizing et Gerhartz.


canonique 75 ; et elle inclut même un bref excursus sur l’aspect œcuménique du
débat, où sont évoquées les positions de l’Église orthodoxe et celles de la
Réforme 76. Son objet dépasse largement la perspective de la présente étude, c’est
pourquoi nous n’en résumerons que les lignes de force, et encore, de façon très
succincte.
a) Sciences humaines :
Simon constate d’abord leur retentissement considérable sur la théologie du
mariage, de l’indissolubilité et du divorce, et démarque les domaines où leur
contribution est particulièrement novatrice et féconde : 1) Recherches sur la
psychologie et l’affectivité (problèmes de la fidélité, de l’engagement, de leur
conditionnement social, etc.) ; 2) Études sociologiques et ethnologiques (influences
des conditionnements sociologiques et des coutumes sur le comportement sexuel,
problèmes de relations, etc.). Pour Simon, ces recherches amènent à s’interroger:
1. sur les nouvelles conditions psychologiques et socioculturelles, dans lesquelles
s’inscrit le projet d’indissolubilité du couple, et notamment du couple chrétien, du
fait que ce projet est moins soutenu par les structures, les institutions et les
mentalités des sociétés sécularisées et davantage confié à la responsabilité des
conjoints et des communautés chrétiennes ; 2. sur les innovations introduites par la
pratique séculaire de l’Église elle-même dans la notion d’indissolubilité.
b) Exégèse et patristique :
Sur ce point, Simon est bref. De son propre aveu, il se borne à évoquer les débats
les plus récents sur le sens des « incises » matthéennes et sur les interprétations
qu’elles ont pu recevoir dans les premiers siècles. Ayant traité nous-même ce point
et l’attitude de l’Église primitive envers les divorcés remariés, dans le corps de la
présente étude 77, nous nous permettons d’y renvoyer.
c) Théologie dogmatique et morale et droit canonique:
Dans ce chapitre qui est, de loin, le plus fourni de cette partie de sa contribution,
Simon expose les grandes lignes des doctrines des théologiens dont les écrits ont
marqué de leur empreinte la recherche dans ces disciplines. Il n’est évidemment
pas question de rapporter en détail ce qu’il expose. On se contentera donc ici de
résumer 78 les principaux thèmes sur lesquels portent les recherches de pointe, en
mentionnant, au passage, les tenants des thèses évoquées.
- La doctrine actuelle de l’indissolubilité du mariage n’est pas immuable
(Bernhard, Gerhartz, Huizing, de Naurois) 79. Hypothèse de J. Bernhard : Le

74 Sont évoqués Bonsirven, Baltensweiler, Dupont, Schnackenburg, Schillebeeckx,


Hoffmann, Moingt, Crouzel.
75 Sont évoqués Bernhard, de Naurois, Gerhartz, Aubert, Duquoc, Jossua, Liégé, de

Locht.
76 Ibid., 528-530.

77 Ci-dessus, A. La controverse théologique contemporaine à propos de

l’attitude de l’Église primitive envers les divorcés remariés. 1. Le remariage du


conjoint innocent et la portée des « incises » matthéennes.
78 En suivant toujours, pas à pas, son étude, et en la citant largement.
79 Ibid., 516.
mariage aurait deux formes de réalisation. La première, tout en étant
intrinsèquement indissoluble, s’étalerait dans le temps. La formation du mariage
en resterait à la première étape, tant que les époux n’auraient pas fait parvenir
leur amour conjugal à un certain achèvement humain et chrétien. Dès lors, et
conformément à la discipline mise en place par Alexandre III, le mariage instauré,
tout en étant fondamentalement (dans l’intention des contractants) intrinsèque-
ment indissoluble, pourrait être rompu par l’Église, en cas d’échec irrémédiable du
couple, du mariage 80.
- Il y a, en matière de mariage, une loi générale, mais non universelle,
d’indissolubilité, des dérogations individuelles sont possibles, par la procédure de
dispense. C’est la thèse classique, reprise de manière originale par L. de Naurois,
qui formule d’abord deux constatations. Lorsque la loi ne sert plus le bien des
personnes, elle perd sa raison d’être. Lorsque la communauté d’amour est
irréversiblement détruite, la loi d’indissolubilité enferme, dans le cadre juridique
de la contrainte, non plus la vie de l’amour, mais sa mort. Il faut alors, estime ce
spécialiste, trouver à ces cas, et par-delà la lettre de la loi, des solutions humaines
et chrétiennes. Sa conclusion est dès lors formulée en termes nuancés, mais qui
ouvrent incontestablement des perspectives intéressantes. Cela ne signifie pas pour
autant que la loi d’indissolubilité soit abolie, ni qu’une deuxième union puisse
prendre la forme de la légitimité, mais simplement qu’un éventuel remariage n’a
pas à être considéré comme adultère ; cela implique, au contraire, que le nouveau
foyer puisse trouver un statut chrétien, qui, sans nier l’échec du premier,
l’intègre, sans nier la faute éventuelle, la vive comme pardonnée et trouve dans la
communauté ecclésiale le signe de ce pardon 81.
- Il doit y avoir une raison convaincante qui explique pourquoi seul le mariage
sacramentel et consommé comme tel est juridiquement absolument indissoluble,
et cette raison, c’est le bien commun 82. Selon son auteur, J. G. Gerhartz, cette
conception laisse aux aspects théologiques du mariage toute leur importance:
l’exigence d’indissolubilité formulée par le Christ reste entière, la sacramentalité
du mariage est sauvegardée. La question concrète qui se pose dès lors aujourd’hui
est de savoir s’il est fondé dans le bien commun de l’Église catholique que la loi
d’indissolubilité absolue du mariage sacramentel et consommé soit maintenue, ou
au contraire abrogée 83.
- Le sacrement élève le mariage au statut de symbole de l’Alliance, il confirme ce
qui s’annonce dans l’amour humain. Signe de la fidélité de Dieu, il tend à être
aussi indestructible que cette fidélité 84. Tel est le point d’ancrage de la réflexion
théologique de C. Duquoc sur le mariage. Mais, constate-t-il, il arrive que ce lien
humain se détruise, illustrant ainsi « la discordance possible entre le lien vécu et
l’institution juridique ». Alors, se brise aussi « le projet du sacrement de
réconcilier le lien vécu et sa visibilité sociale » 85. Simon estime qu’avec beaucoup

80 Ibid., 517.
81 Ibid., 519-520.
82
Ibid., 520-521.
83 Ibid., 521.
84 Ibid., 523.
85 Ibid., 523.
d’autres, Duquoc entrevoit la possibilité d’instaurer une pratique ecclésiale qui
unisse le radicalisme de l’exigence évangélique d’indissolubilité et l’accueil humain
et chrétien de l’échec, non pas sous la forme de la réitération du mariage
religieux, mais dans le sens de la miséricorde (admission à la pénitence et à la
communion eucharistique) 86.
- Là où l’unité conjugale n’a pu se maintenir, faut-il continuer à faire comme si la
communauté était réelle ? 87 Cette interrogation lucide donne le ton de la réflexion
profondément humaine et pastorale de son auteur 88, P. de Locht, dont Simon
rappelle quelques-unes des idées maîtresses : l’Église devrait accueillir, plus
largement qu’elle ne le fait, l’échec et l’erreur pratique. Le divorce entre le plus
souvent dans ces catégories. La réception des sacrements de pénitence et
d’eucharistie devrait, sous conditions, être autorisée 89.

4. Synthèse
Des différents points passés en revue ci-dessus, se dégagent un certain nombre de
données importantes, dont certaines sont fort constructives, et que nous proposons
de résumer de la manière suivante. Tout d’abord, au plan des pratiques et des
attitudes des catholiques, on constate une prise de conscience, de plus en plus
lucide, par les divorcés remariés, de ce que l’attitude hostile ou passive à l’égard
de leur situation a d’inadmissible. Loin d’être une insolence ou un désir impudent
de justifier un échec, cette réaction témoigne au contraire d’un réalisme et d’une
détermination peu communs, de la part de chrétiens décidés à vivre
courageusement, devant Dieu et devant les hommes, ce qu’ils ont cru devoir
assumer, en réponse au drame conjugal qui fut le leur.
Pour ce qui est de l’attitude de l’épiscopat à l’égard de ce problème, force est de
constater qu’à l’exception de deux ou trois prélats, trop rares sont les initiatives
épiscopales en faveur d’une adaptation de la théologie sacramentaire au cas
douloureux des divorcés remariés. Il semble que les évêques soient comme retenus
d’agir par les positions pontificales encore très prudentes en la matière, et qu’ils
attendent des théologiens l’élaboration d’une doctrine novatrice, mais solidement
fondée sur l’Écriture et la Tradition, pour appuyer un assouplissement de la
discipline, que beaucoup d’entre eux souhaitent vivement, même s’ils ne
s’expriment pas toujours librement sur ce sujet.
Enfin, en ce qui concerne la recherche théologique, on a pu constater le recul des
positions rigoureusement traditionnelles, qui mettent l’accent sur le danger d’une
évolution de la discipline de l’Église en matière de remariage, et ce au profit
d’analyses réalisées avec l’apport des sciences modernes, davantage conscientes
de l’aspect personnaliste et contingent de tout engagement humain, et résolument
pastorales et généreuses dans leurs perspectives.

86 Ibid., 527.
87 Ibid., 527.
88 Précisons que nous ne retenons ici de la théologie de P. de Locht que ce qui se

rapporte au divorce. En fait, sa réflexion est beaucoup plus diversifiée et aborde


tous les aspects du mariage, sous un angle fortement existentiel et extrêmement
attentif aux valeurs humaines et socioculturelles de la vie conjugale et familiale.
89 Ibid., 528.
Sur le plan de l’attitude pastorale, on préconise la compréhension, le respect et la
miséricorde envers ceux qui ont choisi de refaire leur vie, et qui doivent être
considérés et aidés comme des gens qui se relèvent d’un échec et entreprennent
de rebâtir.
Sur le plan purement théologique, la majeure partie des solutions proposées vont
dans le sens de la reconsidération de la nature intrinsèque et des modalités
concrètes de l’indissolubilité, estimée susceptible d’aménagements, à la lumière
d’une meilleure connaissance contemporaine des conditions psychologiques,
sociales et religieuses de l’agir humain. Enfin, se dégage un consensus théologique
fort large en faveur d’une réadmission, sous conditions, des divorcés remariés aux
sacrements.

III

DE L’ADMISSION TEMPORAIRE DES LAPSI


À CELLE DES DIVORCÉS REMARIÉS

Il semble bien que le foisonnement de prises de conscience, de recherches


positives et de directives encourageantes, évoqué plus haut, témoigne de ce que
l’Esprit souffle dans le sens d’une amélioration de la situation des divorcés
remariés au regard de l’Église, et que ce soit là une question posée à cette
dernière et un véritable signe des temps. Mais on peut se demander si ces
initiatives contiennent des éléments à ce point radicaux et insoupçonnés, qu’ils
seraient susceptibles d’inciter le Magistère à procéder, sans plus tarder, à une
révision radicale de sa position en la matière. Il ne semble pas que ce soit le cas.
C’est pourquoi notre contribution personnelle à la solution éventuelle de cette
question préfère se situer résolument dans le sens d’une relecture et d’une
méditation nourricières d’un des plus beaux exemples des Pères que nous ait légués
l’histoire mouvementée de l’Église, et qui fait l’objet de la présente étude, à
savoir: une « réadmission temporaire » des lapsi, considérée comme modèle
pour une « réadmission temporaire » des divorcés remariés aux sacrements de
l’Église.
Nous avons vu, plus haut 90, le sens de cette expression, étrange à première vue.
Rappelons, à son propos, la phrase-clé de Cyprien :
« Ceux qui, de tout cœur, se repentent et implorent doivent être admis à
titre provisoire (interim suscepi) dans l’Église, et, en son sein, être réservés
au Seigneur, qui doit venir vers son Église et jugera, de toute façon, ceux
qu’il trouvera en faire partie. » 91
Les mots mis en italiques indiquent les lignes de force de la pensée de l’évêque de
Carthage. Pour lui, il importe avant tout de ne pas anticiper sur le jugement de
Dieu, que celui-ci soit favorable au pécheur, ou qu’il lui soit défavorable. Il estime

90 Voir, ci-dessus, Introduction.


91 Epist. LV, 29. CYPRIEN, 151. (C’est nous qui soulignons).
qu’il est conforme à la vocation de l’Église de ramener « en son sein », comme le
Bon Pasteur, son Maître et modèle, les brebis perdues ou dispersées, dans la
mesure où celles-ci ne demandent qu’à revenir au troupeau. Il semble que le fond
de sa pensée théologique sur cette question soit à peu près le suivant: en ne
recevant pas à la communion ceux qui sont tombés 92, l’Église paraît témoigner
contre eux que Dieu lui-même refuse de se les réconcilier. Or, l’Ancien comme le
Nouveau Testament sont jalonnés d’exemples de repentirs déchirants, suivis de
miséricordes divines et de rétablissements spectaculaires (David, la pécheresse au
parfum, le « bon larron », Pierre, etc.). Comment donc l’Église, qui se doit de
modeler son agir sur celui de Dieu, pourrait-elle se montrer plus intraitable que
lui ? De surcroît, les exhortations des Apôtres à la pénitence pour les péchés, à
l’adresse de ceux qui venaient à peine d’adhérer au Christ, telles qu’elles
s’expriment, tant dans les Actes que dans les Épîtres pauliniennes et les Épîtres
« catholiques », prouvent à l’envi que le chemin de la repentance reste encore
ouvert après le baptême, et qu’il n’existe pas de limite à la miséricorde divine. Il
faut donc prendre au sérieux le pouvoir conféré par le Christ à ses apôtres, et
remettre tous les péchés que les hommes peuvent commettre, pourvu qu’ils
acceptent d’en faire pénitence.
Nous avons vu, dans la première partie de cette étude, la manière à la fois
profondément traditionnelle et résolument novatrice dont Cyprien trancha le nœud
gordien de l’énigme, apparemment insoluble, que constituaient, d’une part,
l’exigence héroïque de fidélité, imposée aux adeptes de la foi chrétienne et les
condamnations, apparemment sans appel, qui frappaient ceux qui en déchoyaient,
et, d’autre part, le comportement miséricordieux à l’extrême de Jésus envers les
pécheurs eux-mêmes. Il est temps maintenant de tenter l’extrapolation analogique
de cette solution prophétiquement exemplaire, au cas non moins insoluble de
l’admission des divorcés remariés aux sacrements.

A. Adéquation et limites de l’analogie


Et tout d’abord, comme dans toute analogie, il importe de distinguer ce qui entre
dans le cadre de la comparaison et ce qui ne saurait raisonnablement en faire
partie. Par exemple, il semble qu’il n’y ait rien de commun entre les conditions qui
ont contraint les lapsi à l’apostasie, et celles qui sont généralement à la base des
remariages de divorcés. Pourtant, cette évidence demande à être nuancée. En
effet, seuls savent la somme de souffrances qu’implique un divorce, ceux qui sont
passés par les affres d’une telle épreuve, avec tous ses corollaires: rupture
douloureuse des liens affectifs, écartèlement, voire détérioration des relations
entre parents et enfants, réprobation de la famille et de l’entourage, difficultés
pécuniaires, et autres épreuves de ce genre. Il faut n’avoir jamais expérimenté le
vide effrayant de la solitude, pour taxer de « pulsions sexuelles ou affectives
incontrôlées » ceux et celles qui ne peuvent se résoudre à poursuivre seuls la rude
aventure de la vie. Certes, ici, point de martyre, et la mort n’y est pas brutale.
Pourtant, c’est bien de mort qu’il s’agit, et lente de surcroît, car le diagnostic est

92 Les lapsi. Il convient de noter à quel point l’acception même de ce terme ‘colle’
à la situation des divorcés remariés qui sont, eux aussi, à leur manière, des
« tombés ».
sans appel: condamné à la solitude affective à vie, à la condition d’eunuque
involontaire, sans que cela soit “donné » [par Dieu] (cf. Mt 19, 11).
Autre inadéquation apparente de l’analogie: les évêques qui décidèrent de
réadmettre les lapsi ne se trouvaient pas en face de textes scripturaires aussi
radicalement contraires à leur initiative que ceux qui traitent de l’indissolubilité
du mariage et de l’interdiction absolue du remariage. Mais est-ce tellement
évident ? On a vu, plus haut 93, que les partisans de la rigueur envers les lapsi ne
manquaient pas d’arguments néotestamentaires pour confirmer la nature,
prétendument irrémissible, de cette apostasie. Que l’on rougisse du Christ devant
les hommes (Mc 8, 38 ; Lc 9, 26), ou qu’on le renie publiquement (Mt 10, 33 ; Lc
12, 9 ss.), la sanction était la même: pas de salut éternel, puisqu’en retour de leur
lâcheté, le Christ lui-même rougirait de tels disciples et les renierait devant son
Père des cieux. Rappelons également que Novatien se prévalait, pour refuser la
pénitence aux fautes les plus graves, du texte terrible de l’Épître aux Hébreux: « Il
est impossible, en effet, pour ceux qui ont été une fois illuminés [...] et qui
néanmoins sont tombés, de les rénover une seconde fois en les amenant à la
pénitence, alors qu’ils crucifient pour leur compte le Fils de Dieu et le bafouent
publiquement. » (He 6, 4-6) 94.
Il reste qu’en vertu du dicton: « Comparaison n’est pas raison », on ne peut
inférer, de la solution du cas des lapsi par Cyprien, à l’obligation, pour l’Église
d’aujourd’hui, d’agir de même en ce qui concerne les divorcés remariés. En effet,
outre que les deux cas sont très spécifiques et n’ont de commun que la difficulté et
l’importance extrêmes de leur solution, il faut également tenir compte de la
différence radicale de problématiques spirituelles et théologiques entre les deux
situations, et de la gravité exceptionnelle des implications d’une mesure
d’"amnistie" religieuse éventuelle des divorcés remariés, analogue à celle qui fut
prise jadis à l’égard des lapsi. Nous reviendrons d’ailleurs sur ce point, lorsque
nous traiterons des difficultés des modalités concrètes d’une réadmission des
divorcés remariés à la communion de l’Église. Mais auparavant, il convient
d’aborder une question qui n’a pas reçu toute l’attention qu’elle mérite, et de
nous demander quelles peuvent bien être les raisons qui poussent les divorcés
remariés à demander instamment l’accès aux sacrements.

B. L’émouvante fidélité envers l’Église de ceux qui n’y ont plus qu’une
place symbolique
Que les « pécheurs publics » du Moyen-Âge aient pu assumer toutes les rigueurs de
la pénitence d’alors, et ce durant de longues années, ne s’explique pas seulement
par ce qu’on appelle trop volontiers la « foi naïve de l’époque ». Si l’on se souvient
de l’influence immense qu’avait l’Église sur la société médiévale, dont la
soldatesque de la dernière était si souvent le bras séculier de la première, la
pénitence publique apparaît davantage comme ayant constitué le moyen amer,
mais incontournable, d’une réhabilitation sociale dont seul le clergé détenait alors
la clé. On conviendra que ce n’est plus le cas depuis longtemps et, a fortiori, de
nos jours. Si donc, alors que le divorce et le remariage ne constituent plus
aujourd’hui une tare civile infamante, des hommes et des femmes de confession
93 Voir, ci-dessus : B. La réaction novatienne et l’autojustification de Cyprien.
94 Voir, ci-dessus, Ibid.
chrétienne demandent instamment à l’Église de les réadmettre aux sacrements, il
semble odieux et irresponsable de considérer leur démarche comme l’impudente
exigence de déchus et de déclassés religieux, qui intriguent en vue de « se refaire
une vertu », au mépris des commandements divins et de la responsabilité de
l’Église dans la sauvegarde des exigences de l’Évangile.
De fait, que demandent ces gens ? Qu’on ne considère pas leur échec conjugal
comme le seul péché irrémissible. Qu’on cesse de leur répéter qu’ils ne sont pas
exclus de l’Église, que leur situation n’implique pas automatiquement qu’ils soient
en état de péché mortel, qu’ils peuvent même mener une vie édifiante, voire
sainte, devant Dieu, tout en leur refusant ce qui découlerait naturellement de ces
belles assurances, à savoir: la rémission de leurs péchés par l’accession au
sacrement de réconciliation, et la nourriture de leur âme par la communion au
corps du Christ 95.
Dans le droit fil de la présente réflexion, on peut se demander d’où vient aux
divorcés remariés chrétiens cette certitude profonde, quoique obscure, que, si
l’Église n’a pas de voie à leur proposer, Dieu, lui, n’a pas renoncé à leur retour,
qu’il les attend à la maison paternelle, dont il saura bien leur faire retrouver le
chemin. Comment se fait-il qu’ils n’aient pas apostasié en masse et ne se soient
pas détournés d’une mère, perçue comme par trop inflexible envers ses « fils
prodigues » ? La réponse, pour étonnante qu’elle puisse paraître, s’impose d’elle-
même. L’Esprit Saint, qui ne leur a pas davantage été retiré, qu’il ne l’a été à
David, après sa lourde faute (Ps 51, 13), les a gardés de se couper du Corps visible
du Christ ici-bas. Leur dure épreuve les a initiés, sans même qu’ils le réalisent
intellectuellement, le plus souvent, au mystère de l’incarnation du dessein de Dieu
dans l’Église. Ils ont réalisé confusément que l’unité de leur couple antérieur,
aujourd’hui irrémédiablement détruite, avait été prévue, de toute éternité, pour
symboliser et, en quelque sorte, ‘sacramentaliser’ celle du couple Jésus-Église.
Aussi, ont-ils encore davantage à cœur de réussir leur nouvelle entreprise
conjugale, en la purifiant mieux des scories de l’égoïsme et du péché, qui
n’avaient pas peu contribué à la détérioration de leur union précédente. Certains
d’entre eux, dont le Seigneur a ouvert l’esprit, ont même reçu la grâce de
mesurer, à la lumière crue de leur échec, quelle catastrophe constituerait pour le
salut de l’humanité, si Dieu ne l’avait rendue impossible, une rupture éventuelle
de l’unité substantielle entre le Christ et son Église. Aussi bien, que ce soit
d’instinct ou en pleine conscience, un nombre croissant de fidèles, spirituellement
et religieusement marginalisés par leur échec humain, se tournent vers l’Église, qui
assume en elle, ici-bas, la maternité spirituelle du peuple de Dieu, et la supplient
de « ne pas les rejeter du nombre de ses enfants » (Sg 9,4). Est-ce une folle
démesure d’inférer de l’œuvre de l’Esprit dans la conception virginale du Christ
par Marie, la possibilité, pour Dieu, de réaliser, d’une manière tout aussi

95 Dans une étude intitulée « Pistes néotestamentaires pour une pastorale des
divorcés remariés », publiée dans Ad Veritatem (Revue trimestrielle de réflexion et
de théologie protestante), n° 26, juin juillet 1990, Bruxelles, pp. 23-52, nous avons
passé en revue cette attitude de paternalisme spirituel irresponsable, administrée
par des gens qui sont peut-être de bonne foi, mais bien peu éclairés, ainsi que les
réactions qu’elle suscite chez les victimes de cette doucereuse et vaine
compassion. Ce texte est en ligne sur le site Rivtsion.org
(www.rivtsion.org/f/index.php?sujet_id=1301).
transcendante et incompréhensible, par ce même Esprit, pour les divorcés
remariés, une “nouvelle naissance d’eau et d’esprit”, comme celle dont parlait
Jésus à Nicodème (Jn 3, 3-5), en les faisant “rentrer à nouveau dans le sein de leur
mère”, l’Église ?

C Les objections des adversaires d’une réadmission éventuelle des divorcés


remariés à la pleine communion de l’Église
Quiconque n’a pas “milité” (le mot n’est pas trop fort) pour cette cause, le plus
souvent considérée comme perdue d’avance, aura peine à imaginer la pauvreté -
qui n’a d’égale, dans la bouche de certains, que la virulence du ton - des
arguments défavorables à une telle mesure. Par bonheur pour notre
argumentation, là encore, là surtout, l’analogie de situations avec le cas des lapsi
joue pleinement. Ce n’est pas un hasard. L’auteur désabusé du livre de
l’Ecclésiaste avait bien raison d’énoncer son célèbre aphorisme: ici comme là-bas,
“il n’y a rien de nouveau sous le soleil” (Qo 1,9). Il nous suffira donc d’évoquer, ci-
dessous, les principaux reproches adressés, par leurs détracteurs, à ceux qui
cherchent courageusement des voies pour la pleine réintégration ecclésiale des
divorcés remariés, en suivant l’ordre même des reproches adressés à Cyprien, par
les adversaires de la miséricorde dont celui-ci témoigna à l’égard des lapsi 96. On
constatera que les réponses du saint évêque atteignent les opposants actuels à la
miséricorde, avec la même efficacité que ceux de jadis 97.
- Objection n° 1. Comment l’Église pourrait-elle admettre aujourd’hui ce qu’elle a
proscrit durant tant de siècles?
Cette attitude rappelle celle des vieux Romains intégristes qui déclaraient
cyniquement: « Le Sénat ne se trompe pas, et, s’il se trompe, il ne se corrige pas,
pour ne pas avoir l’air de s’être trompé » 98. Telle n’est pas l’attitude d’un
véritable évêque de l’Église de Dieu. Cyprien, en effet, reconnaît volontiers qu’il a,
« dans un premier temps, défendu la rigueur évangélique » 99, c’est-à-dire le refus
d’admettre les lapsi à la pénitence. Mais c’est pour proclamer courageusement
qu’il n’a changé d’avis qu’après « avoir pesé longuement le pour et le contre ».
D’où l’on apprend que, même dans les choses de Dieu, la réflexion humaine, non
seulement n’est pas abolie, mais doit, au contraire, jouer pleinement le rôle qui
est le sien, à savoir: examiner toute chose sans idée préconçue, à la lumière de la
raison, et sur la base de l’expérience et des précédents dont on dispose:

96 Voir, ci-dessus : B. La réaction novatienne et l’autojustification de Cyprien.


97 Pour bien comprendre ce qui suit, on précise que les objections énumérées ci-
après correspondent analogiquement aux « reproches » adressés jadis à Cyprien.
Elles en suivent l’ordre, mais il est bien évident que leur contenu, quoique fort
ressemblant, est différent puisqu’il concerne, cette fois, les divorcés remariés et
non plus des lapsi
98 Senatus non errat, et si errat, non corrigit ne videatur errasse. Il est à peine

besoin d’observer que, là également, “il n’y a rien de nouveau sous le soleil”, tant
nos États nous donnent l’exemple d’une application fidèle de cette antique
maxime politique.
99 On ne rappelle pas ici les références à l’œuvre de Cyprien, celles-ci ayant été

données plus haut, à plusieurs reprises.


- Objection n° 2. Si telle est la position de l’Église, nul, fût-il évêque, ne doit agir,
en cette matière, de sa propre initiative.
De fait, c’est là le genre de mise en garde que l’on administre souvent à quiconque
ose écrire, parler, conseiller, de manière non traditionnelle et plutôt consolante, à
propos de divorce et de remariage. Pourtant, qui oserait accuser les théologiens
sérieux et les évêques responsables, d’ouvrir la bouche, d’écrire ou d’agir en cette
matière sans avoir, auparavant, lu, consulté, examiné, pris conseil ? Et il va de soi
que les uns les autres peuvent affirmer, avec Cyprien: « J’ai remis toute chose à la
décision de notre concile ». En effet, ce que disent les théologiens et les évêques
(lorsqu’ils s’expriment en tant que théologiens privés), ils l’expriment, en vertu de
la liberté des enfants de Dieu, et dans la limite de leurs compétences, sans jamais
présenter leur enseignement comme la norme contraignante, qui prétendrait se
substituer à la décision finale du Magistère.
- Objection n° 3. L’interdiction du divorce et du remariage par le Christ est
radicale et sans appel. Nul n’a le droit de faire fi de la vérité des paroles et des
commandements divins.
C’est l’argument le plus redoutable, et il faut bien reconnaître que son impact est
grand. De fait, on peut considérer qu’il a littéralement paralysé, durant de
nombreux siècles, toute tentative de solution du problème qui nous occupe.
Pourtant, si nous nous référons à la manière dont Cyprien et les évêques de son
époque ont surmonté une difficulté analogue, on ne voit pas pourquoi les pasteurs
d’aujourd’hui devraient être moins inspirés que ceux de jadis, et se laisseraient
lier par la “lettre qui tue”, au lieu d’en considérer “l’esprit qui donne la vie”.
Comme l’évêque de Carthage, ils doivent avoir le courage d’admettre qu’il
convient de « réunir les frères dans l’unité, et de guérir ces blessures, de céder à
la nécessité des temps et considérer qu’il faut pourvoir au salut du grand
nombre ». Comme lui encore, ils doivent craindre de voir écrit à côté de leurs
noms, au jour du jugement: « Nous n’avons pas soigné la brebis blessée ». Ils
doivent se souvenir « que le Seigneur a laissé les quatre-vingt-dix-neuf brebis bien
portantes, pour en chercher une seule qui était perdue ».
- Objection n° 4. Une telle mesure serait cause de laxisme dans l’Église, les vertus
conjugales et l’engagement à la virginité et à la continence en seraient dépréciés.
A une telle objection, les évêques pourraient répondre, avec Cyprien, tout d’abord
qu’ils n’ont adopté une telle mesure de modération qu’« après avoir invoqué
longuement le témoignage des Écritures dans l’un ou l’autre sens ». L’ayant fait, ils
pourront annoncer que « l’espérance de la communion ne sera point totalement
refusée aux [divorcés remariés] 100, de peur que le désespoir ne les porte
davantage au mal, et que, du fait que l’Église leur serait fermée, ils ne suivent le
monde et vivent à la façon des païens ». Et encore cette mesure de clémence ne
sera-t-elle pas prise sans contrepartie ni efforts de la part des amnistiés, car « la
pénitence prendra du temps, il faudra, dans la souffrance, demander la clémence
paternelle; on examinera les causes, les intentions et les nécessités de chacun ».

100 Comme c’est évident, les termes originaux de Cyprien ont été changés, pour les
faire correspondre à la situation analysée ici. Il en est de même, ci-après, partout
où figurent des mots entre crochets carrés.
Quant aux esprits chagrins et aux prophètes de malheur, qui annoncent une baisse
générale du niveau de conscience du péché, et un délabrement encore plus grand
de la fidélité conjugale, il faudra leur répondre, à la manière de Cyprien: « Et
n’allez pas croire que la vertu diminue ou que [l'héroïsme et l'abnégation
conjugales] aillent cesser, du fait que la pénitence aura été rendue plus aisée aux
pénitents [...] En accordant aux adultères un temps de pénitence et en leur
donnant la paix, nous n’allons pas, pour autant, faire cesser dans l’Église, ni la
virginité, ni l’engagement glorieux à la continence. »
- Objection n° 5 : Une telle mesure reviendrait à donner aux pécheurs le même
statut qu’à ceux qui acceptent leur malheur avec une résignation et une
abnégation héroïques.
Répondre à cette objection requiert la même sagesse que celle de Cyprien, dont
nous rappelons ici, in extenso, les profondes paroles: « C’est une chose, en effet,
d’être en attente de pardon, une autre de parvenir à la gloire; une chose d’être
envoyé en prison et de n’en pas sortir avant d’avoir payé jusqu’au dernier sou 101,
autre chose de recevoir immédiatement la récompense de la foi et de la vertu; une
chose d’être émondé pour ses péchés en étant frappé d’une longue douleur, et
purifié par un feu qui dure, autre chose de purger tous ses péchés par la [sainteté
de sa vie], une chose enfin d’être dans l’attente de la sentence du Seigneur au jour
du jugement, et une autre d’être immédiatement couronné par le Seigneur ».
Chacun fera les transpositions nécessaires, mais il est bien clair que si l’Église
décide un jour de suivre les traces de Cyprien et des évêques de son temps, en
rendant la communion à ceux que la législation canonique classait, jusqu’à il y a
peu, dans la catégorie des « pécheurs publics » 102, cette mesure ne dépréciera pas
pour autant l’héroïcité des vertus de ceux qui ont choisi de ne pas se remarier. Ici
comme en d’autres domaines, il convient de laisser le jugement au Seigneur (cf. 1
Co 4, 5). Si certains divorcés restés seuls se sentaient pénalisés par une éventuelle
réception des divorcés remariés à la pénitence, c’est qu’ils se seraient laissés
contaminer, à leur insu, par une mentalité « pharisienne », en se considérant
comme meilleurs que leurs frères, du fait de leur choix héroïque. Aux yeux de
l’ensemble des fidèles, en tout cas, il ne risquerait pas d’y avoir la moindre
ambiguïté de situations: les divorcés remariés qui demandent la miséricorde de
l’Église seraient des « pénitents », tandis que les divorcés restés seuls seraient des
fidèles dignes de plus d’éloges encore que les « fidèles » au sens fort du terme.
D. Difficultés objectives de la mise en œuvre d’une réadmission des
divorcés remariés. Questions et réponses. Perspectives
A supposer que les considérations qui précèdent aient convaincu, ou qu’elles aient,
à tout le moins, ébranlé les objections apparemment les plus insolubles, il reste
encore un certain nombre de difficultés objectives considérables à surmonter pour
mener à bien une telle réforme. Nous laisserons ici de côté les problèmes
dogmatiques et historiques déjà évoqués, ainsi que les effets psychologiques
négatifs prévisibles d’une telle initiative sur une partie non négligeable de la
Chrétienté. Nous pensons, en effet, que quiconque aura médité attentivement
l’exemple de l’attitude de Cyprien et de ses collègues de l’épiscopat admettra

101Cf. Mt 5, 26.
102Même si l’expression a disparu du Droit Canon, la réalité qu’elle recouvre a,
hélas, subsisté.
volontiers qu’il constitue un précédent extrapolable à la situation des divorcés
remariés, et que les réactions qu’il a suscitées en son temps et les réponses que
leur a données l’Église d’alors valent, mutatis mutandis, pour le cas qui nous
occupe.
Cela étant dit, il ne paraîtra pas inutile de répondre, par avance, aux principales
difficultés sérieuses dont ne manqueront pas de faire état des pasteurs, au
demeurant bien décidés à favoriser une telle initiative, à propos de certaines
mesures préconisées par les tenants de l’urgence d’une révision radicale de
l’attitude de l’Église à l’égard des divorcés remariés. D’ores et déjà, le point le
plus délicat, à leurs yeux, est incontestablement constitué par les demandes de
plus en plus pressantes en faveur d’une réadmission de ces fidèles blessés aux
sacrements de la réconciliation et de l’eucharistie. Les raisons qui font hésiter le
Magistère à accéder à ce désir ne sont pas toujours claires. Il semble même qu’il
existe, à son égard, une véritable allergie, chez certains membres de la hiérarchie
ecclésiastique. Peut-être considèrent-ils qu’il serait plus conforme à une attitude
« réellement pénitente » de renoncer, avec une humble obéissance, à ce privilège.
C’est sans doute dans cette conception élitiste des conditions de la réception des
dons divins, que réside le malentendu. C’est oublier que l’accès à ces deux
sacrements est indispensable à une vie chrétienne normale. On n’en prive pas un
chrétien pécheur, comme on prive de liberté un repris de justice.
L’éloignement des sacrements a toujours été considéré, dans l’Église, comme la
sanction (au sens étymologique du terme, c’est-à-dire, l’entérinement concret) de
l’attitude de quiconque s’excluait lui-même de leur réception par des actes qui en
constituaient la négation. Qu’on ait cru devoir, à certaines époques, en priver
précisément les adultères et les divorcés (remariés ou non), ne change rien à
l’intention originelle de cette discipline. Et si, à en croire les thèses évoquées dans
la présente étude, l’Église des premiers siècles admettait à sa communion ces
« adultères », sous réserve de repentir, il est clair qu’à ses yeux, ce n’était pas
leur remariage qui constituait la négation des sacrements, mais leur impénitence
antécédente.
Il convient donc d’en revenir à l’esprit de telles mesures, et de cesser de les
appliquer, par routine et par tradition, à ceux qui, à y regarder de plus près, ne les
méritent guère. Et si ces considérations ne suffisaient pas, il faudrait, une fois de
plus, se demander pourquoi des chrétiens en situation irrégulière insistent tant
pour être réadmis à la réception des sacrements. Ne serait-ce pas parce qu’ils ont,
d’instinct - et pourquoi pas sous la motion de l’Esprit Saint ? - un sens de la nature
et de l’efficacité des sacrements, plus développé que ne l’ont certains de ceux
dont c’est la fonction de les administrer, ou d’en enseigner la nature et les
modalités ?
Il vaut peut-être la peine d’examiner le bien-fondé éventuel de l’affirmation
suivante, dont nous prenons la responsabilité :
En refusant aux divorcés remariés l’accès aux sacrements, on risque de les
décourager de toute vie spirituelle, et, a fortiori, d’une participation active à
l’extension du Règne de Dieu. A la lettre, on fait d’eux des membres atrophiés du
Corps du Christ. Autant admettre officiellement qu’on les déclare inaptes au
Royaume des cieux et à sa Justice. Autant reconnaître publiquement que, pour
eux, Jésus est mort en vain. Que le baptême dont le Christ a été baptisé et dont
nous avons tous été baptisés en lui, ne produit pas ses effets sur les « pécheurs
publics ». Que son sang n’a plus, en ce qui les concerne, le pouvoir de remettre les
péchés. Que son corps n’a plus la vertu de nourrir l’âme et la vie intérieure de
ceux qui ont le plus besoin de cette manne divine. Et, pour le dire en parabole:
que penserait-on d’un médecin qui, après avoir annoncé à son patient atteint d’un
cancer qu’il n’en a plus que pour quelques années de vie, refuserait désormais
systématiquement de le soigner pour d’autres affections moins malignes, sous le
prétexte que c’est inutile, puisque, de toute façon, notre homme est atteint d’une
maladie incurable ? On peut sourire, mais n’est-ce pas précisément la situation de
celui que son état spirituel, réputé sans espoir, prive définitivement du remède à
la multitude des péchés qu’il a pu commettre et commettra encore, après son
remariage ? En outre, on oublie peut-être trop vite que beaucoup de ces nouveaux
« pécheurs publics » ont été, avant leur malheur conjugal, des chrétiens
« engagés », souvent fervents, voire admirables. Sait-on ce que représente ensuite,
pour eux, la véritable « descente aux enfers » qu’on leur impose ? Amoureux de
Dieu, les voici réduits à faire semblant de ne plus être concernés par lui. Apôtres et
zélés pour la parole, les voici désormais contraints au silence sur les choses divines
dont ils faisaient auparavant leurs délices. Dociles serviteurs de l’Église, et
obéissant jadis comme des enfants à ses plus exigeantes directives, jusque dans les
domaines les plus crucifiants de son ingérence, les voici aujourd’hui assimilés à
ceux qui la méprisent et n’ont cure de son mystère. Peut-on imaginer pire sort ? Et
comment s’étonner du véritable traumatisme psychologique qui frappe beaucoup
de ces malheureux, qui n’en mériteraient pas tant, même si, comme s’empressent
de l’affirmer les mauvaises langues chrétiennes, ils étaient totalement
responsables de leur sort !
Pour en terminer avec ces difficultés, et sans prétendre en avoir épuisé la liste,
nous en envisagerons encore une qui n’est, en fait, qu’apparente, et dont la
solution pourrait s’avérer riche de conséquences positives, pour la gloire de Dieu et
la sainteté de l’Église. Certains pasteurs s’interrogent, en effet, sur les formes
concrètes d’une intégration ecclésiale éventuelle de cette catégorie de chrétiens.
Ils se demandent si de telles gens se sentiraient vraiment comme les autres, et
quel rôle ils pourraient jouer dans les paroisses, dans les groupes d’apostolat et les
autres œuvres chrétiennes. Ils craignent même de les voir atteints d’une espèce de
« schizophrénie » religieuse, en ce sens qu’ils réagiraient comme des inadaptés,
brutalement insérés dans une société de gens normaux. En effet, pensent ces
pasteurs, sur la foi d’autres expériences analogues, on ne traverse pas impunément
une telle épreuve sans en garder des séquelles, dont, entre autres, une instabilité,
une fragilité psychologiques et affectives, dont les conséquences pourraient
s’avérer dangereuses, allant même jusqu’au risque de rechutes, génératrices d’un
scandale encore plus grand que le précédent.
Ces craintes ne sont pas purement imaginaires et il convient d’affronter toute
éventualité avec autant de réalisme et d’optimisme que ceux dont témoignent les
psychiatres, psychologues, criminologues, sociologues et autres spécialistes qui
décident de rendre à une vie normale un malade ou un marginal, considérés
désormais comme récupérables et aptes à affronter les conditions objectives de la
société qu’ils réintègrent. A l’instar de la thérapeutique souvent appliquée avec
succès à ces derniers, il convient donc de confier progressivement à ces divorcés
revenus à Dieu, des responsabilités de plus en plus grandes, jusqu’au moment où il
s’avérera que leur réinsertion est un plein succès.
Pour pousser jusqu’au bout la comparaison, disons qu’il ne faudra pas inférer,
d’échecs ponctuels éventuels, à l’inutilité de telles expériences, ni en revenir au
status quo ante, en refusant l’évidence de maints autres cas, pour lesquels le
traitement aura été un succès.
En d’autres termes, on n’hésitera pas à rendre confiance à ces « fils prodigues »
revenus au bercail. On les persuadera qu’ils ne doivent pas se considérer comme
des « mercenaires », dans la maison de leur Père, puisque ce dernier les a lui-
même rétablis « au rang de fils ». Il faudra qu’ils soient convaincus que leur Mère,
l’Église, ne saurait être moins miséricordieuse et accueillante que son divin Époux.
Alors, émus de joie, réconfortés et stimulés par cette chaleur humaine et
spirituelle, ils brûleront d’un zèle d’autant plus grand pour le Royaume, qu’avait
été poignante leur déréliction antérieure. S’étant vu remettre leur « dette » envers
Dieu, et devenus ainsi des artisans de paix, ils n’auront de cesse d’avoir remis, à
leur tour, toutes les dettes de leurs débiteurs (cf. Mt 6, 12). Alors, se réalisera
pour eux cette merveilleuse prophétie de l’apôtre Paul: « Là où le péché a abondé,
la grâce a surabondé ! » (Rm 5, 20). Il est même permis d’espérer que, faisant de
leur échec conjugal antécédent un tremplin pour une vie nouvelle, non seulement
ils réussiront mieux leur union subséquente, mais même qu’ils aideront d’autres
couples à surmonter leurs difficultés, et leur éviteront le naufrage qu’ils ont eux-
mêmes vécu. Mieux encore, s’ils font preuve de la maturité humaine et spirituelle
nécessaires, l’Église envisagera peut-être de les encourager à mettre leur
expérience au service de leurs frères, en les invitant à témoigner modestement,
mais sans fausse pudeur, par le biais du mode d’expression le plus adapté à leurs
dons humains et surnaturels, du cheminement fidèle, en eux, de la grâce divine, au
travers de leur échec désormais transformé en victoire de l’amour sur la haine, et
en signe de résurrection de la mort du péché.

CONCLUSION

Il est temps de conclure le troisième volet 103 de cette réflexion sur la condition
des divorcés remariés dans l’Église. Conformément à l’ordre d’exposition suivi dans
la présente contribution, nous distinguerons trois aspects dans la solution envisagée
pour « délier » les divorcés remariés : 1. Ce qui est acquis et peut servir de base à
une attitude nouvelle. 2. Ce qui est devenu intolérable, eu égard à la lucidité et à
la maturité spirituelles de l’Église d’aujourd’hui. 3. Ce qui peut s’envisager, selon
certaines modalités, dans un avenir que l’on souhaite proche.

103Les premiers consistent, on le rappelle, en deux études successives: 1. « Pistes


néotestamentaires pour une pastorale des divorcés remariés » (voir référence dans
la note 95, ci-dessus), qui affecte la forme d’un plaidoyer ardent en faveur d’une
nouvelle attitude ecclésiale envers les divorcés remariés, sur une base plus
scripturaire et pastorale que légaliste ; 2. « Pour éclairer le terme digamoi » (voir,
ci-dessus, note 1), qui montre les faiblesses des présupposés théologiques des
tenants de la thèse d’un refus historique absolu et constant de l’Église d’admettre
à la pénitence les divorcés, et corrobore la thèse inverse, selon laquelle des
remariés étaient réadmis à la communion de l’Église, après un temps de pénitence.
1. Ce qui est acquis et peut servir de base à une attitude nouvelle
On croit avoir établi sérieusement l’adéquation analogique de l’« admission
temporaire » des lapsi, à celle des divorcés remariés. Il est évident qu’une telle
constatation ne saurait, sous peine de rester stérile, être considérée uniquement
comme une « hypothèse intéressante » à verser au dossier « technique » de la
recherche socio-religieuse et théologique concernant les divorcés remariés. Dans
une contribution précédente à laquelle nous nous permettons de renvoyer 104, nous
avons constaté, sur le vif, l’impuissance de la seule recherche technique, menée
dans le champ clos, et jalousement délimité, de la spécialité propre à chaque
chercheur. On est en droit de se demander s’il ne conviendrait pas de réapprendre
ce que nous avons trop brutalement désappris, depuis quelques décennies, à
savoir: en revenir à une méditation simple des faits, à la lumière naturelle de notre
expérience humaine, et en s’appuyant sur une réévaluation permanente des
contenus de l’Écriture et de la Tradition. Ceux à qui appartient le pouvoir de
décision en cette affaire d’importance capitale doivent examiner loyalement les
résultats de la recherche historique et théologique, corroborés par les acquis des
sciences humaines, et ne pas hésiter à prendre leurs responsabilités, comme surent
le faire, en leur temps, des évêques confrontés à un non moins complexe
problème.

2. Ce qui est devenu intolérable, eu égard à la lucidité et à la maturité


spirituelles de l’Église d’aujourd’hui
Dans notre seconde Partie, nous avons effectué un vaste tour d’horizon de la
recherche religieuse contemporaine concernant le divorce, examiné au prisme de
la pastorale et de disciplines aussi diverses que la sociologie, la psychologie,
l’histoire de l’Église, la patristique, l’exégèse, le droit canon, la théologie
dogmatique, morale et sacramentaire. Nous avons constaté l’évidence massive
d’un vœu quasi général pour une reconsidération de la mise à l’écart des
sacrements, imposée de si longue date aux divorcés remariés. Sans prétendre voir,
dans ce vaste consensus, l’illustration de l’adage: vox populi, vox Dei, disons qu’il
constitue, sans aucun doute, un signe du travail de l’Esprit, dans la pâte épaisse de
l’Église pérégrinante. Qu’une évolution soit lente à se produire, en une matière
aussi délicate, est admissible pour quiconque est au fait de la circonspection et de
la complexité extrêmes du processus de prises de décisions, dans cette vénérable
institution. Ce qui l’est moins, par contre, c’est l’acceptation, passive et
indifférente, de la stagnation indéfinie et considérée comme allant de soi, d’une
situation si douloureuse pour tant d’hommes et de femmes, sans souci du préjudice
qu’elle cause à tant d’âmes. Il est temps de reconnaître loyalement l’inanité, voire
le caractère odieux d’exhortations faussement encourageantes, trop souvent
prodiguées aux divorcés remariés, et dont voici un florilège authentique 105 :

104 MACINA, Digames.


105 Cette citation est extraite d’une longue réfutation des points majeurs du

présent article, rédigée par le R.P. D. Dideberg, S.J., ancien directeur de la NRT
(Nouvelle Revue Théologique, Namur), dans sa lettre du 16 mars 1986, par laquelle
il déclinait la publication de cette étude ; les guillemets sont de notre main et
visent à attirer l’attention du lecteur ; le soulignement du mot « exprimer », est du
« Dieu ne vous a pas rejetés, loin de là. L’Église non plus, d’ailleurs. Vous
en êtes membres à part entière. Elle vous demande seulement de vous
abstenir de communier, parce que vous êtes dans un état de “péché
objectif’. En effet, le sacrement de l’eucharistie est le sacrement de l’unité
nuptiale du Christ et de l’Église. Quiconque se trouve – peut-être sans faute
de sa part – en contradiction avec le sacrement de mariage qu’il a reçu ne
peut donc pas, sans contradiction, communier. De la même manière, le
sacrement de pénitence impliquant un aspect de réconciliation avec l’Église,
vous ne pouvez, en tant que divorcés remariés, exprimer la pleine
communion avec l’Église; de la même manière, vu votre état, vous ne
pouvez pas non plus poser l’acte de réconciliation sacramentelle. Ce qui ne
veut pas dire que vous ne pouvez pas, dans l’intime de votre cœur,
demander pardon à Dieu, en recevoir pleine miséricorde et vivre par
conséquent en état de grâce. »
On ne sait si de telles considérations sécurisent ceux qui les prodiguent, mais ce
qui est certain c’est qu’elles constituent une pierre d’achoppement pour ceux qui
s’entendent administrer d’aussi minces et dérisoires ‘explications’ et justifications
des malheurs qui les frappent, par la bouche de ces “consolateurs de pacotille” (cf.
Jb 16, 2). Qu’on ne s’étonne pas, dans ces conditions, du nombre de plus en plus
grand des divorcés remariés qui désespèrent de l’Église et de ses ministres, et
s’abstiennent définitivement de les fréquenter.

3. Ce qui peut s’envisager, selon certaines modalités


Dans notre troisième et dernière Partie, nous avons poussé jusqu’à leurs plus
extrêmes conséquences les termes de notre analogie, à savoir : l’application
possible de l’« admission temporaire » des lapsi, au cas des divorcés remariés.
Rappelons que, par « admission temporaire » (expression utilisée par Cyprien lui-
même), on entend la responsabilité assumée par l’Église, de réadmettre à sa pleine
communion, sur leur demande et sur l’assurance de leur parfait repentir, ceux qui
s’en étaient exclus par leur péché, tandis qu’elle-même s’en remet à Dieu de leur
jugement définitif, au cas où ils auraient trompé sa confiance. Rappelons la belle
formule de Cyprien, déjà évoquée:
« Ce n’est pas que nous préjugions de ce que jugera le Seigneur. S’il trouve
complète et juste la pénitence du pécheur, alors il ratifiera ce que nous avons
décidé ici-bas. Si, au contraire, quelqu’un nous a trompés en simulant la
pénitence, Dieu, dont on ne se moque point et qui voit le cœur de l’homme, jugera
lui-même de ce que nous n’avons pas bien pénétré, et le Seigneur corrigera la
sentence de ses serviteurs. »
Il ne suffit pas, aujourd’hui, d’admirer l’audace et le génie d’une telle solution, ni
d’écrire à son sujet des articles historico-théologiques, mais d’en réaliser
courageusement l’extrapolation à la situation, jusqu’ici insoluble, de l’« ex-
communion » dont sont l’objet les divorcés remariés. Les difficultés d’application
de cette mesure et les risques y afférant ne manquent certes pas - on en a

P. Dideberg. Nous l’avons déjà cité ce texte dans notre article, « Pistes
néotestamentaires pour une pastorale des divorcés remariés », Op. cit., ci-dessus,
note 95.
envisagé quelques-uns dans la présente contribution et il y en a certainement
d’autres. Mais, n’était-ce pas le cas, mutatis mutandis, à l’époque de l’évêque de
Carthage ? Et est-ce une raison suffisante pour en rester encore – et pour combien
de temps ? – au status quo invivable actuel en la matière ?
Est-il besoin de préciser qu’il ne faudrait pas confondre les mesures que nous
préconisons, avec une « amnistie » générale et sans conditions, des divorcés
remariés ? Ceux d’entre eux qui voudront « être greffés à nouveau sur leur propre
olivier » (cf. Rm 11, 24) devront cesser de « demeurer dans l’incrédulité » (v. 23).
A l’instar de ce que disait Paul du peuple juif: « ils ne sont pas rejetés par Dieu »
(v. 1) et « ce n’est pas pour une vraie chute qu’ils ont trébuché » (v. 11). Mais, il
est vrai que, comme celle des juifs, leur « plénitude » est encore à venir (v. 12) ;
aussi, ne faut-il pas en attendre passivement la réalisation « eschatologique », qui
sera l’œuvre de Dieu lui-même, mais la « signifier » déjà, par avance, dans la foi,
hic et nunc, par la médiation d’une sorte de “sacramental” 106 qu’il faudra
inventer, avec l’inspiration de l’Esprit Saint. On se permettra de proposer celui
d’un « état pénitentiel », dont les modalités restent à définir, en fonction des
temps et des mœurs actuels 107. Une telle initiative, si elle est bien vécue, n’aura
pas pour conséquence d’aider quiconque a failli, à se réhabiliter à bon compte,
mais bien plutôt elle favorisera un regain d’énergie spirituelle dans une Église
affaiblie par cette hémorragie permanente, en lui rendant, purifié et renouvelé, la
meilleure partie du sang qu’elle avait perdu, en la personne de ces âmes,
désormais toutes vouées à Dieu et à l’amour de leurs frères.
En résumé, on souhaite un changement radical de perspectives, dans la difficile
problématique du divorce et de son corollaire fréquent : le remariage. Sur le plan
théologique, il faudra tenir compte, si elle s’avère confirmée, d’une pratique
positive de l’Église des premiers siècles envers les divorcés remariés, indirectement
attestée par Cyprien, et sur laquelle ce dernier se fonde même, comme constituant
un précédent à la réadmission des lapsi, qu’il préconise.
Il faudra également cesser de poser le problème en termes de « reconnaissance »
éventuelle, par l’Église, d’un remariage des divorcés. Sur la foi du commandement
exprès de Jésus, l’Église n’a pas à admettre le remariage des divorcés, mais à
admettre à sa communion des divorcés remariés qui témoignent d’une véritable
conversion intérieure et d’une vie humaine et spirituelle digne de l’Évangile.
Comme son maître, elle a pour mission d’aimer le malade et non sa maladie qu’il
lui incombe de guérir, d’aimer le pécheur et non son péché, qu’il lui est loisible de
remettre, en vertu des pouvoirs qu’elle a reçus, à cet effet, de Dieu lui-même.
On nous permettra de terminer par une parabole, dont on voudra bien excuser le
caractère intentionnellement idyllique, comme pour conjurer, si l’on ose
s’exprimer ainsi, le sort de la situation actuelle, qui n’a été que trop funeste.

106Au sens étymologique du synonyme latin fréquent de sacramentum : signum.


107 Précisons, d’emblée, qu’il n’est évidemment pas question d’en revenir aux
pratiques rigoureuses des ordres pénitents médiévaux, mais qu’on en adoptera
volontiers ce qui peut être adapté. Il pourra également être utile de s’inspirer,
pour soutenir la vie spirituelle des plus fervents de ces « divorcés convertis », des
règles souples des Tiers Ordres des grandes familles religieuses traditionnelles, et
également des pratiques et de l’esprit, souvent admirables et bien adaptés à notre
époque, des Instituts séculiers.
Une mère de haute lignée avait une fille et un fils tendrement chéris. Parvenus à
l’âge de fonder un foyer, les deux enfants s’unirent à des conjoints considérés
comme indignes d’une telle alliance. Outrée autant que désolée, la mère ne parut
pas aux noces et brisa toute relation avec ses enfants. Après quelque temps, un
enfant naquit à chacun des deux couples. Et ce que n’avaient pu faire le poids du
fait accompli, ni la force légale des unions contractées, ce nouveau surgissement
de vie l’accomplit. Incapable de résister à son instinct maternel soudain réveillé, la
mère rappela auprès d’elle ses deux enfants, leurs conjoints et leur progéniture, et
se les réconcilia dans la joie, pour toujours.
Dieu veuille que, de manière analogue, prenne bientôt fin le trop long exil, loin de
leur mère, de tant de ses enfants dispersés, pour avoir convolé en d’« injustes
noces », considérées comme autant de mésalliances et de déshonneurs. Que le
repentir sincère du pécheur fléchisse la rigueur de la loi, et que l’excès de son
amour et de ses larmes lui mérite un pardon sans limite ! Dieu lui-même a montré
le chemin de l’accueil des « prodigues », Cyprien et les évêques de son temps l’ont
suivi, l’Église d’aujourd’hui ne saurait refuser, si ce n’est pour grave motif de
conscience, de s’y engager à son tour.

© M. R. Macina

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