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L’idée que le temps puisse appartenir à une autre est si étrange qu’elle aurait été

inconcevable dans la plupart des sociétés humaines, à toutes les époques. C’est ce que nous rappelle
le grand spécialiste de l’Antiquité Moses Finley. Face à l’étal d’un potier, un Grec ou un Romain
pouvaient envisager d’acheter ses poteries, voire d’acheter le potier lui-même – l’esclavage était
alors assez répandu – mais il vous aurait regardé avec des yeux ronds si vous leur aviez suggéré
qu’ils pouvaient acheter son temps. Finley souligne que se représenter une telle chose exigeait deux
sauts conceptuels qui déroutaient même les juristes romains les plus raffinés : il fallait en premier
lieu faire de la capacité de travail du potier (sa « force de travail ») un élément distinct de sa
personne, puis, en second lieu, imaginer un moyen de la « déverser » dans des contenants temporels
uniformisés – heures, jours, horaires en rotation – susceptibles d’être achetés avec de l’argent
liquide. A coup sûr, un Athénien ou un Romain ordinaires auraient jugé de telles idées bizarres,
exotiques, voire mystiques. Comment peut-on acheter le temps ? C’est une abstraction ! Ce qu’ils
auraient pu éventuellement concevoir, c’était de louer le potier comme esclave pour une durée
limitée – mettons une journée – pendant laquelle celui-ci se serait plié à tous les désirs de son
maître. Mais il leur aurait sans doute été impossible de trouver un potier disposé à accepter un tel
arrangement. Être asservi, forcé d’abandonner votre libre arbitre et devenir l’instrument de
quelqu’un d’autre, même à titre temporaire, était considéré comme la chose la plus dégradante qui
puisse vous arriver.
On rencontre des cas de travail salarié dans le monde antique, mais ils concernent pour une
écrasante majorité des personnes qui étaient déjà esclaves. Ainsi un esclave potier pouvait convenir
avec son maître qu’il travaillerait dans une fabrique de céramique et lui enverrait la moitié de son
salaire gardant l’autre moitié pour lui. Les esclaves pouvaient aussi à l’occasion exécuter des
travaux gratuits sous contrat – travailler comme porteurs sur les docks par exemple – ce qu’un
homme ou une femme libres n’auraient jamais fait. C’est resté vrai assez longtemps : au Moyen
Âge le travail salarié était encore typique de villes portuaires commerçantes comme Venise,
Malacca ou Zanzibar, et il s’y réduisait presque entièrement à du travail forcé.
Comment en sommes-nous arrivés à la situation actuelle où il est considéré comme
complètement naturel, dans des pays pourtant démocratiques, que des citoyens libres se louent de
cette manière, ou qu’un patron s’indigne si ses employés ne travaillent pas chaque minute de
« son » temps ?
Pour commencer il a fallu qu’un changement se produise dans la conception commune du
temps. Depuis des siècles, grâce à l’observation des cieux, les hommes sont familiers de l’idée de
temps absolu ou sidéral. Les événements célestes se produisent avec une prédictibilité infaillible, ce
qui donne le sentiment qu’ils relèvent du domaine de la perfection. Mais si les prêtres ou les moines
peuvent organiser leur vie autour du temps céleste, la vie sur terre, elle, est considérée comme plus
compliquée. Ici-bas, il n’existe aucun étalon absolu. Prenons un exemple évident : s’il y a douze
heures entre le lever et le coucher du soleil, cela n’avance pas à grand-chose de savoir qu’un lieu
donné est à trois heures de marche tant qu’on ignore à quelle saison se déroule le voyage, puisque
les heures d’hiver seront moitié moins longues que les heures d’été. A Madagascar, j’ai constaté que
les habitants des zones rurales ne faisaient guère usage de montres. Le plus souvent, ils mesuraient
les distances à la manière ancienne : marcher jusqu’à tel village prendra la cuisson de deux
marmites de riz. De même dans l’Europe médiévale, on pouvait dire qu’une tâche prenait trois
Notre Père ou deux fois la cuisson d’un œuf dur. Dans tous ces cas ce sont les actions qui
permettent de mesure le temps et non le temps qui permet de mesurer les actions.
L’anthropologue Edward Evan Evans-Pritchard a fait un constat semblable dans son livre
classique sur les Nuer, un peuple pastoral d’Afrique de l’Est : «  les Nuer n’ont aucune expression
équivalente au « temps » de nos langues à nous, et se trouvent donc incapables de parler du temps
comme de quelque chose de réel, qui passe, que l’on peut perdre, que l’on peut gagner, et ainsi de
suite. Je ne crois pas qu’ils éprouvent jamais ce sentiment de lutter contre la montre ou d’ajuster
leurs activités à un passage abstrait du temps : leurs points de repère ne sont-ils pas surtout les
activités elles-mêmes ? Or, ces activités ont en général des allures de loisir. Les événements suivent
un ordre logique, mais nul système abstrait ne les encadre, en l’absence de points de repère
autonomes auxquels ces activités devraient se conformer avec précision. Les Neur ont bien de la
chance. »
Le temps n’est pas une grille permettant de mesurer le travail ; c’est le travail lui-même qui
est la mesure.
L’historien anglais E.P Thompson, auteur en 1967 d’un texte sur les origines de la
conception moderne de temps, note que celle-ci résulte de changements moraux autant que
technologiques qui se sont entraînés les uns les autres. Au XIVème siècle, on ne trouvait presque
pas une seule ville européenne qui ne fût dotée de sa tour d’horloge dont l’édification avait en
général été encouragée et financée par la corporation de marchands locale. Ces mêmes marchands
avaient l’habitude de placer des crânes humains sur leur bureau en guise de memento mori – une
manière de se rappeler qu’ils devaient faire bon usage de leur temps, car chaque carillon de
l’horloge les rapprochait de la mort.
Il a fallu bien plus longtemps pour voir se diffuser les horloges domestiques puis les montres
à gousset. Mais une fois leur usage généralisé – ce qui a coïncidé avec le début de la révolution
industrielle, dans les dernières années du XVIIIème siècle – des attitudes similaires ont commencé à
se répandre dans les classes moyennes. Le temps céleste, c’est-à-dire le temps absolu des cieux,
descendu sur terre, s’est mis progressivement à réglementer toutes les activités quotidiennes y
compris les plus intimes. En outre, le temps était à la fois une grille fixe et une possession. Chacun
était incité à le considéré à la façon des marchands du Moyen-Âge, comme une ressource limitée
qu’il convenait de gérer et dépenser avec prudence, au même titre que l’argent. Simultanément,
grâce au progrès technique, il est devenu possible de découper le temps de vie terrestre d’un être
humain en unités homogènes susceptibles d’être achetées et vendues pour de l’argent.
Le temps étant désormais de l’argent, on a pu commencer à parler de gaspiller ou tuer le
temps, gagner ou perdre du temps, courir après le temps, etc. Les pasteurs puritains, méthodistes et
évangéliques se sont bientôt employés à inculquer à leurs ouailles la « gestion du temps »,
suggérant qu’une sage administration de son temps était à la base d’une vie morale. Les usines ont
instauré des pointeuses dans lesquelles les ouvriers inséraient des cartes à perforer à leur arrivée et à
leur départ. Les « écoles de charité » où les enfants pauvres apprenaient la discipline et la
ponctualité, ont cédé la place à des systèmes d’enseignement public qui rassemblaient des élèves de
toutes les classes sociales, obligés de se lever et changer de salle toutes les heures au son d’une
cloche – un rituel sciemment conçu pour se former à leur future vie de salariés en usine.
La discipline de travail moderne et les techniques de supervision capitaliste ont aussi leur
histoire, puisque des formes de contrôle total ont été développées sur les navires de commerce et
dans les plantations esclavagistes avant d’être imposées aux travailleurs pauvres en métropole. Mais
tout cela n’a été possible que grâce à la nouvelle conception du temps. C’est en ce sens qu’il s’agit
d’un changement à la fois technologique et moral. On en attribue souvent la responsabilité au
puritanisme, et incontestablement celui-ci n’y est pas étranger. Cependant les variantes les plus
radicales de l’ascétisme calviniste n’étaient que des versions poussées à l’extrême d’une nouvelle
notion de temps qui redéfinissait les sensibilités des classes moyennes dans l’ensemble du monde
chrétien. Ainsi, au XVIIIème siècle et au XIXème siècle, en Angleterre d’abord, l’organisation
saccadée du travail qui avait toujoiurs eu cours jusque là a commencé à être vue comme un
problème social. La bourgeoisie a décidé que les pauvres devaient prioritairement leur situation au
fait qu’ils n’avaient aucune discipline de travail ; ils dépensaient leur temps de manière irréfléchie,
de la même façon qu’ils dilapidaient leur argent au jeu.

David Graeber, Bullshit Jobs, pp. 150-156.

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