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Le travail en Grèce et à Rome

QUE SAIS-JE ?

Le travail en Grèce
et à Rome
CLAUDE MOSSÉ
Professeur
à l'Université de Paris VIII-Vincennes

Troisième édition mise à' our

2 2 e mille

p u f
DL-1 3 - 0 2 - 1 9 8 0 - 0 3 4 9 3

DU MÊME AUTEUR

L a fin de la démocral ie athénienne, Paris, Presses Universitaires


de France, 1962.

ISBN 2 13 036296 6
3 édition mise à jour : 1 trimestre 198
© Presses Universitaires de France, 1966
108, Bd Saint-Germain, 75006 Paris
INTRODUCTION

Le christianisme d'abord, le socialisme ensuite


ont idéalisé le travail. « Tu gagneras ton pain à la
sueur de ton front », « Travailleurs de tous les
pays, unissez-vous ». Ces deux phrases résument une
attitude de pensée qui donne au travail une valeur
absolue, rédemptrice ou justificatrice. L'homme est
condamné à travailler pour vivre, mais le travailleur
sublime cette condamnation en en tirant gloire et
fierté. Dans le monde socialiste, l'intellectuel se veut
d'abord un «travailleur », et, à l'Est comme à l'Ouest,
la femme voit dans le travail l'instrument de sa
libération. La paresse, l'oisiveté sont des vices ou
des privilèges qu'il faut détruire. Certes la réduction
du temps de travail est l'idéal auquel on aspire,
mais un idéal que notre préhistoire ignore encore, et
qui, dans le monde moderne où règne la notion de
profit, signifie surtout la récession économique, la
misère camouflée, le chômage partiel ou total.
Les hommes de l'Antiquité avaient aussi inventé
l'Age d'or. Mais au lieu de le projeter dans l'avenir,
ils le pleuraient comme un passé révolu. Et le travail
leur apparaissait comme une condamnation à la-
quelle nulle valeur rédemptrice n'était attachée.
D'où aussi le peu d'importance que lui accordaient
les écrivains et les penseurs, la place obscure qui,
dans la société, était réservée au travailleur. L'oisi-
veté n'était pas un vice, mais un idéal auquel aspi-
rait l'honnête homme et que prônait le sage.
On conçoit dans ces conditions à quelles diffi-
cultés se heurte l'historien qui prétend reconstituer
ce que fut le travail en Grèce et à Rome. D'autres
avant nous l'ont tenté, et il faut d'abord dire ici
ce que nous leur devons. L'écueil qu'il nous a fallu
éviter était de faire un résumé en cent vingt-huit pa-
ges des travaux antérieurs. Le titre qui a été retenu
dit aussi dans quelles limites chronologiques et aussi
géographiques nous avons voulu nous cantonner.
Nous laisserons de côté les immenses empires orien-
taux, et leurs problèmes spécifiques que la conquête
gréco-romaine n'a que partiellement modifiés. Nous
négligerons également le monde celtique et le monde
germanique, qui n'ont été que tardivement intégrés
à l'Empire romain.
Au centre de notre enquête, nous placerons la
cité antique, ce cadre politique original qui s'est
développé à partir du VIII siècle avant notre ère
a connu un premier apogée avec l'épanouissement
de la civilisation grecque au V siècle, un second
avec l'expansion de Rome aux I I I siècles. L'Em-
pire romain n'a d'abord été qu'une fédération de
cités et de territoires autour de la cité maîtresse, de
l'Urbs. Quand il devient à partir de Dioclétien un
véritable E t a t unitaire, c'en est presque fini de la
civilisation antique. C'est donc dans le cadre de la
cité que nous situerons le problème du travail, et,
parce que les caractères de cette cité se sont, théori-
quement au moins, peu modifiés au cours des dix
siècles de son histoire, c'est à une coupe transversale
à travers les problèmes du travail que nous allons
nous livrer, avec le souci de mettre en évidence les
traits permanents, les caractères spécifiques du
travail dans l'Antiquité classique.
PREMIÈRE PARTIE

LES CONDITIONS DU TRAVAIL

CHAPITRE PREMIER

LES CONDITIONS TECHNIQUES

Il n'est pas toujours aisé de se faire une idée pré-


cise des techniques des anciens. Les fouilles ont
bien permis la mise à jour d'ustensiles variés qui
ont pu être étudiés. Les vases peints, les reliefs
funéraires empruntent parfois leurs sujets à des
scènes de la vie quotidienne, mais leur lecture n'est
pas toujours facile. Il reste enfin les écrits des anciens
eux-mêmes ; ce que nous venons de rappeler dit
assez que les descriptions du travail n'y abondent
pas. Il faut pourtant mettre à part le travail de la
terre, qui, considéré comme plus noble, a donné
naissance à des traités d'agronomie. Mais le travail
de l'artisan n'avait pas même valeur pratique, même
s'il a parfois servi de paradigme à la pensée plato-
nicienne. Et il faut se féliciter que Polybe ou Diodore
aient consacré quelques lignes aux mineurs d'Es-
pagne ou d'Egypte.
C'est là bien peu de chose, et bien des obscurités
subsistent, qui ont permis que s'échafaudent les
hypothèses les plus variées. Mais si l'on s'en tient
aux généralités, deux évidences se révèlent aussitôt :
d'une part le caractère extrêmement primitif des
techniques dans l'Antiquité, le recours à d'autres
forces qu'humaines ou animales étant exception-
nel ; d'autre part la permanence dans le monde des
cités de ces techniques primitives, ce qui laisse l'im-
pression qu'entre le VIII siècle avant Jésus-Christ et
le IV siècle de notre ère peu de progrès ont été
réalisés dans le domaine technique, à l'exception du
milieu privilégié de la technique militaire, qui n'a
qu'exceptionnellement réagi sur les autres.
1. Les techniques agricoles. — A dire vrai, la
science agronomique a fait son apparition assez tard
dans le monde antique. Au témoignage de l'agro-
nome latin Columelle, c'est le philosophe Démo-
crite d'Abdère qui aurait, le premier, rédigé un traité
d'agriculture. Avant lui, le béotien Hésiode avait
chanté le travail de la terre dans son poème Les
Travaux et les Jours, mais on ne saurait à son propos
parler d'agronomie. La première œuvre parvenue
jusqu'à nous qui se proposait ouvertement pour but
d'enseigner l'art de l'agriculture est L'Economique
de Xénophon. Encore se présente-t-elle sous la
forme d'un dialogue socratique dans lequel la partie
proprement technique est relativement restreinte.
Ensuite vient Théophraste avec ses deux traités de
L'Origine et de L'Histoire des Plantes, puis les
nombreux compilateurs de l'époque hellénistique
dont il ne reste pratiquement rien en dehors des
médiocres Géoponica. A Rome, c'est Caton qui
inaugure la science agronomique, s'inspirant peut-
être du célèbre Traité d'agriculture du carthaginois
Magon qui, après la victoire de Rome, fut traduit
en latin. Son De Agricultura témoigne sur un mo-
ment important de l'évolution de l'agriculture
italienne. Avec lui et après lui, Varron, Columelle,
Palladius complètent le groupe des agronomes la-
tins, cependant que le retour à la terre que souhaite
Auguste fournit à la poésie officielle le thème des
Géorgiques de Virgile. Précieuses enfin sont les
Histoires naturelles de Pline, qui, pour n'avoir pas
l'agriculture pour objet, n'en sont pas moins une
mine inépuisable de renseignements.
D'un auteur à l'autre, certes, il y a des variantes.
Mais elles témoignent davantage des transforma-
tions de la structure agraire, voire des conditions
sociales et politiques de l'époque, que d'une réelle
évolution dans les techniques. Celles-ci se révèlent en
effet à peu près immuables, et la confrontation des
diverses sources permet de dresser un tableau auquel
il faudrait sans doute apporter des nuances locales,
mais qui peut être tenu pour assez fidèle des tech-
niques de l'agriculture méditerranéenne dans l'An-
tiquité.
C'est évidemment la culture des céréales qui
occupe la première place : certes, elle n'est pas
spécifique de l'agriculture méditerranéenne, mais
elle fournissait la base de l'alimentation quotidienne,
et s'il est vrai qu'Athènes à l'époque classique,
Rome dès le I I siècle avant Jésus-Christ dépendent
pour leur ravitaillement de blés importés, la
culture des céréales n'en reste pas moins fondamen-
tale. Bien plus, on sait que, dans l'Italie des derniers
siècles de l'Empire, elle tendra peu à peu à rem-
placer les cultures arbustives, et tous les gouverne-
ments antiques ont cherché à la protéger.
L'Antiquité semble bien n'avoir connu que l'asso-
lement biennal. C'est exceptionnellement, et à une
époque tardive, qu'on pratique l'assolement triennal.
E t si les anciens n'ont pas ignoré le principe de la
rotation des cultures, la jachère une année sur deux
ou sur trois reste générale jusqu'à la fin de l'An-
tiquité.
« La jachère était d'abord destinée à laisser reposer la terre
après une récolte épuisante. Mais ce qui n'était pas d'une
importance moindre, la jachère alternée permettait de mettre
de l'humidité en réserve dans le sol et compensait l'insuffisance
des pluies par un rythme suffisamment espacé des récoltes» (1).
Le premier labour se faisait au printemps. Nous
connaissons par les représentations figurées le type
de charrue qu'utilisaient les anciens : c'était un
simple araire de bois, du type araire dental, muni
ou non d'un soc de métal, et qui ne pouvait entamer
profondément le sol, ce qui convenait aux sols
superficiels et rocailleux des pays méditerranéens.
Virgile dans les Géorgiques donne de cet araire une
description poétique qui n'a pas manqué de poser
des problèmes délicats de traduction et d'inter-
prétation :
« Un orme infléchi est dompté avec une grande force pour
faire l'âge et donne à l'araire sa forme courbe ; il est prolongé
par un timon de huit pieds. Deux oreilles sont adaptées sur
le denteau au double dos. Un jeune tilleul est coupé pour
former le joug, et le sommet d'un hêtre pour former l'estero
(le manche) qui se recourbe en se fixant à l'arrière de l'ins-
trument» (2).
Dans Hésiode, l'âge est fait de chêne vert, le
timon de laurier et d'orme, le sep ou dental de chêne,
mais la forme générale de l'instrument, les éléments
qui le composent sont les mêmes à huit siècles de
distance, bien que semble avoir rapidement dis-
paru l'araire fait d'une seule pièce, l auto gy on, dont
Hésiode recommandait l'usage conjointement à celui
de l'araire composé. Un instrument aussi élémen-
taire exige de celui qui le mène un grand effort ; le
laboureur non seulement exerce de la main une
pression, mais, comme en témoignent de nombreux

(1) C h . PARRAIN c i t é p a r BRUNHES-DELAMARRE e t HAUDRICOURT,


L ' h o m m e et l a c h a r r u e , p . 9 8 .
(2) T r a d u c t i o n A . DAUZAT, c i t é d a n s BRUNHES-DELAMARRE e t
HAUDRICOURT, o p . c i t . , p . 1 0 1 .
documents figurés, son pied appuie sur la partie
débordante du sep.
L'attelage se composait généralement de deux
bêtes, bœufs ou mulets. Pline cependant (1) cite des
attelages de deux ou trois paires de bœufs. Il fallait
souvent compléter le travail de la charrue par un
travail à la main. Hésiode conseille au laboureur
d'avoir derrière lui « un petit esclave avec un hoyau
qui donne du mal aux oiseaux en cachant bien la
semence » et Aristophane cite parmi les instruments
qui ne pouvaient être donnés en gage la sphyra, sorte
de maillet avec lequel on brisait les mottes de terre.
On utilisait également la herse à cet effet.
Le premier labour avait pour objet d'enfouir les
mauvaises herbes qui se décomposeraient en formant
du fumier et de rendre le sol perméable aux pluies
bienfaisantes. Un second labour avait lieu en été. Il
était destiné à « faire rôtir la terre par le soleil » (2).
Souvent un troisième et même un quatrième labour
avaient lieu en automne, précédant immédiatement
les semailles que Théophraste fixe « au coucher des
Pléiades », c'est-à-dire au début de novembre. Ce
n'était pas là cependant une règle absolue et dans
L'Economique Ischomaque conseille de répartir les
semailles sur toute la saison afin de s'assurer une
récolte à peu près constante quelle que soit la date,
précoce ou tardive, des premières pluies.
Les semailles ne mettent pas fin aux travaux
agricoles préparatoires : pendant l'hiver il faut veiller
à arracher les mauvaises herbes qui pourraient
étouffer la plante, soulever la terre pour dégager la
jeune pousse de la terre qui la recouvre après les
pluies, la butter lorsque les racines sont mises à nu.
(1) H i s t . N a t . , X V I I I , 4 8 .
( 2 ) XÉNOPHON, E c o n o m i q u e , X V I , 1 4 ; cf. VIRGILE, G é o r g i q u e s , I I ,
259.
Capoue, Rhegium, etc. Enfin, à l'industrie de l'ar-
gile, il faut ajouter les nombreuses briqueteries,
la brique étant un matériau de construction large-
ment utilisé dans les villes italiennes.
Les métiers du bâtiment étaient également large-
ment différenciés : on trouvait des chaufourniers
(calcis coctores), des maçons (structores), des poseurs
de voûtes (arcuarii), des fabricants de cloisons (pa-
rietarii), des plâtriers (albatrii), etc.
Enfin l'industrie textile. Elle s'était à Rome,
comme dans le monde grec et pour les mêmes raisons,
séparée de l'industrie domestique. Et l'on y trouvait
une grande variété de travailleurs depuis les cardeurs
(carminatores), les tisserands (textores) jusqu'aux
teinturiers et aux foulons, ces derniers travaillant
dans des ateliers de vastes dimensions situés régu-
lièrement à proximité des aqueducs. Là encore la
spécialisation à l'intérieur des métiers se doublait
d'une spécialisation géographique. Ainsi Tarente,
Puteoli, Ancône étaient spécialisées dans la teintu-
rerie et dans la fabrication de la pourpre. Les lai-
nages de Syracuse, de Cumes, de Canusium étaient
réputés, tandis que Parme et Modène fabriquaient
des lainages courants dans de véritables manufac-
tures. On travaillait le lin à Padoue et en Etrurie,
et les broderies de Rome étaient réputées. Là, le
recours à la main-d'œuvre servile, féminine surtout,
était fréquent. Mais le petit atelier demeurait, sauf
exceptions, la forme dominante de structure indus-
trielle, et dans certaines branches, comme la confec-
tion des vêtements, l'artisanat libre supplantait
largement la main-d'œuvre servile.
Ce tableau demeure dans ses grandes lignes va-
lable pour la période du Haut-Empire. A partir du
I I siècle pourtant les choses se modifièrent quelque
peu. D'abord, on assiste à une nette régression de
l'économie italienne, qui affecte tous les domaines
de la vie agricole et industrielle. C'est peut-être
l'industrie textile des cités campaniennes, industrie
de luxe qui demeure héritière d'une antique tradi-
tion, qui se maintient le mieux. Mais toutes les
autres industries déclinent supplantées par les
industries provinciales : on sait en particulier l'im-
portance de la Gaule dont les poteries de La Graufe-
senque et de Lezoux finissent par atteindre le
marché italien, supplantant la sigillée arétine, cepen-
dant que se développent les industries du métal
qui bénéficient de la richesse en fer du sous-sol
gaulois, les industries du verre et même les textiles
de qualité courante. La qualité en effet de ces pro-
duits est souvent inférieure à celle des produits
italiens et elle ira diminuant au cours des siècles.
Mais elle répond aux besoins d'une demande locale
toujours accrue, qui apparaît comme une consé-
quence de l'urbanisation du monde romain.
Là encore, que ce soit en Gaule, en Afrique, en
Bretagne, en Espagne, l'Orient demeurant marqué
par les structures de l'époque hellénistique, c'est
le petit atelier, l'artisanat libre faisant appel à la
main-d'œuvre de quelques esclaves, qui apparaît
comme la forme dominante d'exploitation. Les
nombreuses stèles funéraires retrouvées en Gaule et
qui portent souvent un relief figuré sont des témoi-
gnages particulièrement précieux pour l'étude du
travail artisanal. Une comparaison avec des stèles
d'Ostie, avec des peintures de Pompéi, témoigne de
la permanence de ce type d'artisanat où la fabri-
cation du produit se sépare rarement de la vente,
l'atelier servant généralement de boutique.
Ces artisans, libres de naissance ou affranchis,
sont groupés dans des corporations qui ont fait
leur réapparition avec l'Empire, Dans les cités des
différentes provinces et à Rome même, les collegia
d'artisans jouent leur rôle dans l'organisation du
culte impérial. Mais de plus en plus ils tendent à
devenir ce qu'ils n'étaient pas à l'origine, des cor-
porations de métier, chargées de réglementer de
façon très stricte l'exercice de telle ou telle profes-
sion.
Et c'est peut-être en partie pour échapper à cette
réglementation que se constituent les ateliers doma-
niaux. Ils existaient déjà à l'époque républicaine.
Mais, sous l'Empire, ils se multiplient sur certains
grands domaines privés, et surtout sur les domaines
impériaux à quoi l'on peut rattacher l'exploitation
des mines et des carrières. Là sont appliquées les
plus récentes découvertes techniques comme le
moulin à eau. Là s'opère aussi une division du
travail encore qu'elle semble, nous l'avons vu, en
liaison avec la concentration géographique de la
production, pouvoir s'appliquer aussi à l'artisanat
libre. On songe à l'exemple donné par Pline des
candélabres dont la partie inférieure était faite à
Tarente et la partie supérieure à Egine. Mais dans
l'ensemble, ce sont les exemples d'ateliers doma-
niaux qui seuls témoignent de réels progrès dans
les techniques ; ainsi l'usine de meunerie avec huit
moulins à eau construite par Q. Candidus Benignus
près d'Arles, ainsi certains ateliers de verrerie ou de
textiles dans la Gaule orientale. En pays trévire en
particulier, les grands negociatores gaulois qui
contrôlent le commerce de la Moselle, et qui ont
laissé des monuments funéraires dont les plus célè-
bres sont ceux d'Igel et de Neumagen, ornés de
reliefs qui évoquent leurs différentes activités,
semblent bien avoir établi leur contrôle sur les
artisans du verre ou du textile, les transformant
en véritables salariés auxquels ils procurent les
matières premières importées par leurs soins, et
dont ils vendent les produits.
Ce type d'industrie domaniale ira se développant
au fur et à mesure que l'insécurité grandit dans
l'Empire, que les villes se replient sur elles-mêmes,
cessent d'être des centres de production, tandis que
la villa constitue un monde fermé, se suffisant à
lui-même et produisant tout ce qui était nécessaire
à la vie des habitants.
Le Bas-Empire voit s'affirmer, en même temps
que ce retour à une économie domaniale, plus sen-
sible sans doute en Occident qu'en Orient, mais
partout réel, la contrainte exercée par l'Etat sur le
monde des travailleurs. De même que le paysan est
de plus en plus soumis au statut de colon qui l'atta-
che à la terre et au maître de celle-ci, de même aussi
l'artisan se voit plus étroitement confiné dans un
métier dont l'Etat réglemente les plus petits détails,
et auquel ni lui ni ses enfants ne peuvent échapper.
L'objectif de cette coercition était clair : enrayer la
fuite des travailleurs, les astreindre aux obligations
fiscales et militaires auxquelles ils s'efforçaient
d'échapper. Dans le cas des artisans, toutefois, le
problème est un peu différent. L'Etat d'une p a r t a
pu souhaiter contrôler la production des armes
par exemple, ou la fabrication de la monnaie pour
répondre aux besoins de l'armée, pour enrayer et
dépister la fausse monnaie qui partout circulait :
la révolte des monetarii de Rome au temps d'Aure-
lien, la fermeture de certains ateliers monétaires,
la création d'ateliers nouveaux, autant de faits
révélateurs d'un malaise dont il n'est pas toujours
aisé de définir les caractères. Parmi les collegia
necessaria comme les qualifie un rescrit de Cons-
tantin, on trouvait aussi, à côté des ouvriers des
ateliers d'armes et des ateliers monétaires, ceux des
ateliers de tissage et de filature et des ateliers de
teinturerie qui utilisaient encore à l'époque du
Bas-Empire une main-d'œuvre en grande partie
féminine — d'où le terme de gynaecei qui les désigne
dans les textes législatifs.
Mais le contrôle de l'Etat sur les métiers semble
s'être d'abord exercé dans le domaine qui était le plus
sensible : celui des « industries » qui contribuaient
à assurer le ravitaillement de l'armée et des grandes
villes, et singulièrement de Rome. Et c'est à Rome
que l'on peut suivre avec plus de précision cette
mise en tutelle des métiers « alimentaires ».
L'approvisionnement de la ville en blé était la
préoccupation essentielle. Il existait certes un mar-
ché libre constitué par les surplus que les proprié-
taires italiens mettaient en vente. Mais il s'agissait
de quantités limitées et le préfet de l'annone se
contentait de surveiller les prix. C'est au contraire
le blé fourni par le fisc et destiné aux distributions
officielles dont l'importation et la transformation
étaient strictement réglementées. La quantité de
blé envoyée chaque année à Rome, le « canon » fru-
mentaire, était fixée par l'empereur. La plus grande
partie de ce blé venait d'Afrique, et dès son embar-
quement dans les ports africains, il était l'objet d'une
surveillance qui ne se relâchait pas, d'abord exercée
par le préfet de l'annone d'Afrique. Celui-ci contrô-
lait sa prise en charge par les naviculaires chargés
du transport jusqu'à Ostie. Ces naviculaires groupés
en corporations étaient soumis à une double tutelle.
Pendant la durée de la traversée, ils dépendaient
du préfet du prétoire et du préfet de l'annone d'Afri-
que. A leur arrivée à Porto ou à Ostie, ils passaient
sous le contrôle du préfet de l'annone de Rome et
du préfet urbain. Les naviculaires devaient emprun-
ter le trajet le plus court et ne s'arrêter nulle part,
sous peine de mort ou de déportation. Ils étaient
tenus pour responsables de la livraison et payaient
de leur fortune toute perte de marchandises. Un
album des naviculaires de Rome était tenu par le
préfet de la Ville, un registre contenait la liste des
propriétés de la corporation dont les soixante
membres les plus riches contribuaient chaque année
à l'entretien des thermes de Rome. Mais les navi-
culaires n'étaient pas la seule corporation concernée
par le ravitaillement de Rome. Il y avait les débar-
deurs ou saccarii qui déchargeaient les navires à
Porto ou à Ostie, les mensores qui pesaient le blé
avant que les fonctionnaires du service de l'annone
ne délivrent aux naviculaires le reçu qui les libérait
de toute responsabilité. Le blé était alors livré aux
caudicarii ou bateliers du Tibre qui le convoyaient
jusqu'à Rome où il était distribué aux pistores,
c'est-à-dire aux boulangers. La profession de bou-
langer était strictement réglementée. Le recrute-
ment était assuré essentiellement par l'hérédité :
tout nouveau pistor devait pour être inscrit à l' album
posséder des biens jugés suffisants par les patrons
de la corporation et par le préfet de la Ville. Un
registre de ces biens était tenu à jour : ils compre-
naient des domaines fonciers, des boutiques, des
animaux, des esclaves, et servaient en quelque sorte
de gage de la loyauté des boulangers qui ne pouvaient
les vendre ou les hypothéquer librement. Dans la
seconde moitié du IV siècle, on comptait à Rome
254 boulangeries. C'étaient de grandes bâtisses avec
des pétrins installés dans le sous-sol. Les esclaves
constituaient l'essentiel de la main-d'œuvre aux
côtés des travailleurs libres dont la plupart étaient,
semble-t-il, des condamnés. Le premier patron qui
dirigeait l'ensemble de la corporation avait le pri-
vilège de ne rester en fonction que cinq ans. Après
ce délai il quittait le métier, vivait de ses biens et
pouvait devenir sénateur. C'est dire l'importance
que la nécessité d'assurer le ravitaillement d'une
plèbe remuante et oisive donnait à ce métier.
Jusque vers la fin du siècle, les boulangers étaient
en même temps meuniers. Mais dans les dernières
décennies du I V siècle apparaissent les premiers
moulins à eau sur les pentes du Janicule, et à partir
de ce moment les textes distinguent les meuniers
(molendinarii) des pistores. Les boulangers n'assu-
raient pas seulement la fabrication du pain, mais
aussi semble-t-il sa distribution. Sous Aurélien la
ration quotidienne était de 654 grammes de pain
de première qualité. Sous Constantin, la quantité
fut doublée, mais la qualité diminua, et dans la
seconde moitié du siècle la gratuité disparut pour
faire place au paiement d'un prix très modique. On a
évalué à 200 000 personnes le nombre de ceux qui
bénéficiaient de ces distributions. Quand les distri-
butions étaient gratuites, l ' frumentaria, alimen-
tée par les dons de l'empereur et des riches sénateurs
remboursait les boulangers de la dépense qu'ils
avaient effectuée en prenant livraison du blé dans
les greniers publics. Quand elles devinrent payantes,
il semble que l ' frumentaria continua à servir
d'intermédiaire entre les boulangers et les consom-
mateurs. On sait qu'une organisation analogue exis-
tait pour les distributions d'huile, de vin ou de viande
de porc, et les métiers alimentaires connaissaient
tous la même stricte réglementation. On la retrou-
vait, à une échelle moindre, dans les grandes cités
de l'Empire et même dans les petites villes, et cela
contribuait à donner à l'artisanat urbain une
physionomie tout à fait particulière.
Certes il serait excessif d'étendre à l'ensemble de
l'artisanat romain des derniers temps de l'Empire
les caractères qui étaient particuliers aux « métiers »
nécessaires à la vie des grandes villes de l'Empire et
à la défense des frontières. Cependant la tendance
générale à l'hérédité des professions finissait par se
manifester partout, le but étant d'enrayer la déser-
tion des villes, l'abandon des métiers par ceux qui les
pratiquaient. Sur tous les métiers s'exerçait de plus
en plus nettement le contrôle des autorités impériales
ou des magistrats locaux. La condition juridique des
collegiati ou corporati était rigoureusement précisée :
chaque collegiatus était fixé (obnoxius) pour toujours
dans sa corporation. Il ne pouvait disposer libre-
ment de son patrimoine. Des règles très strictes
étaient établies concernant son union avec une
femme dont le père appartenait à un autre colle-
gium, et dans certains cas, par exemple pour les
monetarii, de telles unions étaient semble-t-il in-
terdites. Le statut des enfants était également
précisé. Enfin le collegiatus était astreint à un cer-
tain nombre de services (munera) qui devenaient
ainsi l'équivalent d'un service public. Il n'était
possible d'y échapper légalement que sous certaines
conditions particulières, présenter un remplaçant
ou entrer dans les ordres en abandonnant ses biens
à la corporation. D'où le fréquent recours à la fuite
et l'importance de la législation sur la répression
de ce genre de délit. Il est remarquable que le
plus souvent la peine infligée était le retour à l'ate-
lier d'origine, l'Etat se bornant à punir celui qui
avait facilité la fuite en hébergeant le fugitif. On
le voit par ces exemples, l'extension du régime corpo-
ratif au Bas-Empire ne peut en aucune manière
être considéré comme une amélioration de la condi-
tion des travailleurs des villes. Bien au contraire, au
moment où l'Empire allait succomber sous les coups
des barbares, la condition des travailleurs à la
ville comme à la campagne n'avait fait que s'aggra-
ver, et s'il ne faut pas imaginer un mouvement de
solidarité des classes opprimées avec les barbares
comme l'affirme le moine Salvien dans un texte
célèbre, si l'exemple des mineurs thraces se joignant
aux Goths révoltés en 378 demeure exceptionnel, il
n'en reste pas moins vrai que l'arrivée des barbares
a pu à beaucoup apparaître comme un moyen
d'échapper à la servitude, sinon comme le salut.
Il reste un dernier problème : dans quelle mesure
y a-t-il eu dans l'artisanat urbain à l'époque du
Bas-Empire un déclin de l'esclavage comparable à
celui qui affecte alors l'économie rurale ? Il faut
bien dire que sur ce point nos sources ne sont guère
éloquentes. E t que l'étude du vocabulaire ne sim-
plifie pas les choses, car un même terme peut à des
moments différents désigner deux catégories juri-
diques distinctes. En fait le manque d'esclaves a dû
se faire sentir là comme ailleurs, et s'il semble
bien que la main-d'œuvre féminine des ateliers de
tissage ou de filature était de condition servile, les
ouvriers des ateliers monétaires par exemple étaient
des hommes libres. Ailleurs enfin, dans les mines,
dans les boulangeries de Rome, on faisait travailler
des condamnés de droit commun. Finalement la
condition des uns et des autres tendait à se confondre
en une seule et même servitude, de fait sinon de
droit. E t les rares révoltes auxquelles nos sources
font allusion et qui eurent surtout pour théâtre la
partie orientale de l'Empire furent le plus souvent
des émeutes de la faim, inorganisées et sans lende-
main.
CONCLUSION

On a dit parfois que le Bas-Empire avait connu


une réhabilitation du travail manuel, en même temps
que les progrès du christianisme entraînaient un
recul de l'esclavage qui avait été jusqu'alors la
forme caractéristique du travail dans l'économie
des cités antiques. Or l'analyse des conditions du
travail dans le cadre de la cité antique a fait appa-
raître, dans le monde des cités grecques, comme
dans l'Italie républicaine ou impériale, la présence
constante de travailleurs de condition libre aux
côtés des esclaves, et cela aussi bien aux champs que
dans les ateliers urbains. Seules quelques activités, les
plus essentielles il est vrai, comme la métallurgie ou
l'exploitation des mines, reposent presque exclu-
sivement sur le travail de milliers d'esclaves. Ailleurs
l'esclave est un aide, un « compagnon » qui assiste
son maître et partage souvent sa vie encore frugale.
Seule peut-être l'Italie des deux derniers siècles de
la République a-t-elle vraiment connu le plein épa-
nouissement du système esclavagiste, quand les
guerres de conquête avaient jeté sur les marchés
italiens des millions d'hommes dont il était tentant
d'utiliser sur une grande échelle la force de travail.
Mais au premier siècle de l'Empire, les choses déjà
commencent à changer, et ce qui reste encore partiel-
lement vrai de l'Italie ne l'est pas des provinces où,
entre l'homme libre et l'esclave stricto sensu, existe
une infinie variété de conditions de dépendance
économique et sociale.
Dès lors ce n'est pas seulement l'esclavage qui
explique le mépris dans lequel est tenu le travail
manuel, non plus qu'il n'explique la stagnation des
techniques. En réalité, de même que le cadre de la
cité s'est maintenu comme cadre politique, même
lorsque, intégré aux vastes royaumes hellénistiques
ou à l'Empire romain, il avait perdu toute réelle
signification, de même la mentalité archaïque qui
ne valorisait l'effort que dans l ' dans le concours
et dans le jeu de la guerre, a survécu à la disparition
de la société qui lui avait donné naissance. De ce fait
le travail productif, école de perfectionnement moral,
demeure une idée étrangère à l'esprit antique.
L'homme pauvre travaille par nécessité, l'homme
riche laisse à d'autres le soin de travailler pour
l'entretenir et lui procurer le luxe qu'il apprécie,
la puissance à laquelle il aspire. E t pas plus qu'il
n'a contribué à faire reculer l'esclavage, le christia-
nisme n'a, en ses débuts du moins, revalorisé le
travail. Les Pères de l'Eglise ne pensaient pas autre-
ment que les contemporains de Platon ou d'Aristote,
et le travail pour eux demeurait une malédiction.
Quand s'achève la civilisation antique, la condition
du travailleur, loin de s'améliorer, tend au contraire
à s'aggraver. E t ce n'est pas la société féodale qui
valorisera l'idée de travail, mais paradoxalement le
capitalisme naissant qui, en renforçant l'aliénation
du travailleur, donnera au travail sa vraie valeur,
celle d'une activité génératrice de profits.
BIBLIOGRAPHIE SOMMAIRE

I. — OUVRAGES GÉNÉRAUX
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collaboration avec C. MossÉ e t P. GOUKOWSKY) : Le IVe siècle et
l'époque hellénistique, Paris, 1975.
Sur les problèmes économiques e t sociaux :
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History of the Hellenistic World, 2 éd., Oxford, 1953 ; A Social
and Economic History of the Roman Empire, 2 éd., Oxford, 1957.
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Enfin, trois livres parus depuis la 1 éd. d u p r é s e n t ouvrage :
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